Rousseau Jean-Jacques – Essai sur l’origine des langues: Contrairement à ce que son titre pourrait laisser supposer, l’Essai sur l’origine des langues n’est pas un ouvrage de linguistique comparée, mais une réflexion philosophique, esthétique et politique sur l’origine d’une langue « première », une langue dont le surgissement serait non point situé dans le temps, mais consubstantiel à cet «état de nature» que Rousseau définit dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. Prenant le contre-pied des théories dominantes sur la parole humaine, Rousseau affirme dès le deuxième chapitre «Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions». Or, cette langue originelle est douée d’une éloquence aussi bien affective que morale.
À ce titre elle comporte une double dimension: politique, car c’est la langue des peuples libres; et esthétique, car elle est proche de la poésie et de la musique, tout particulièrement du chant : «[L] a passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole ont une origine commune… il n’y eut point d’abord d’autre Musique que la mélodie, ni d’autre mélodie que le son varié de la parole…».
Une fois établie cette proche parenté de la voix et de la parole, Rousseau entre de plain-pied dans une polémique qui lui tient à cœur: la célèbre «querelle des bouffons» qui avait éclaté en 1752 à la suite de la représentation de La Serva Padronna de Pergolèse au Palais Royal. Cette controverse qui dura deux ans divisa la cour et toute l’intelligentsia des Lumières en deux camps où s’opposaient les tenants de la tragédie lyrique française, dont Jean-Philippe Rameau était alors le représentant incontesté, et les partisans de la comédie dramatique italienne, dont Rousseau était un fervent admirateur. Mais derrière cette guérilla de salons dans laquelle Rousseau était impliqué en tant que philosophe, compositeur et théoricien de la musique se profilaient déjà des enjeux de société annonciateurs d’une mise en question plus profonde de l’ordre établi. Aussi Rousseau consacre-t-il une bonne partie de la deuxième moitié de son Essai à attaquer la musique française de cour associée à la monarchie absolue. Sans jamais nommer Rameau, il se plaît également à démolir les importantes thèses de son rival sur l’harmonie et défend avec ardeur la supériorité de la mélodie, plus spontanée et plus vraie à ses yeux, car plus proche du peuple et de la nature humaine.
On peut se demander pourquoi l’Essai sur l’origine des langues ne fut jamais publié du vivant de Rousseau et ne parut qu’à titre posthume à Genève dans un volume réunissant ses Traités sur la musique (1781). «Tout porte […] à croire que l’Essai, ébauché lors de la rédaction du second Discours, puis retranché (et conservé à l’état de brouillon) en raison de sa longueur excessive, aurait été repris en 1756, peut-être comme un Essai sur le principe de la mélodie, quand les pamphlets de Rameau lui en fournirent le prétexte. Mais décidé de ne pas faire à Rameau “l’honneur d’une réponse directe” et ne pouvant cependant se résigner à laisser ses attaques sans réponse, Rousseau aurait alors songé à faire de son texte un ouvrage véritablement délivré de ses circonstances et où la défense de la mélodie aurait trouvé son fondement dans la philosophie du langage. Il est probable toutefois que ces circonstances n’ont pas cessé de gêner Rousseau, même quand le texte fut achevé et qu’il fut question de la publier. On s’expliquerait peut-être mieux ainsi qu’en 1761 encore, il parle volontiers de “faire passer” l’Essai à la faveur d’autres ouvrages. Cet embarras n’est peut-être que l’écho de la polémique avec Rameau et il ne disparaîtra que plus tard lorsque, achevant les Confessions, Rousseau reconnaîtra implicitement qu’il a renoncé à publier l’Essai.» [Charles Porset, «Avertissement», in Essai sur l’origine des langues (Nizet 1976), p. 15].
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