Eugène Dabit
LE MAL DE VIVRE
Suivi de Contes et Voyages
1939
bibliothèque numérique romande
Table des matières
LE MAL DE VIVRE PREMIÈRE PARTIE
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE À PRAGUE
« Le Mal de vivre » est la première partie d’un roman inachevé.
Suivent quelques contes et des notes de voyage.
Vendredi 19 juillet 1935.
Ciudadelà.
Durant les quatre mois que je passerai à Menorca (tout au moins, je l’espère) je me suis proposé d’écrire « Étrangères ». Il y a trois ans que je porte en moi l’idée de ce livre. Des projets imprévus me font chaque fois reculer de l’écrire. Le moment, enfin, est venu. J’aurais pu entreprendre « La Fédération des Vieux », mais cela viendra en son temps.
Donc, depuis vingt jours que je suis ici, il m’a fallu me débarrasser de certaines tâches. C’est fait. Il n’en est pas moins vrai que je n’ai encore écrit une seule ligne d’« Étrangères », hésite à commencer. Je connais ça ! Cette crainte, ces incertitudes. Par ailleurs, si je pense à mon sujet, cela se change vite en rêveries. Je ne pense utilement que la plume en main. Hélas ! peut-être. Mais je me connais bien, et c’est ainsi.
D’avoir porté ce livre en moi trois longues années, en quoi suis-je aujourd’hui plus avancé qu’au premier jour ?
S’il s’agit de technique, de moyens à employer, je suis dans l’incertitude. C’est dans l’acte même d’écrire que je saurai choisir. Pareille méthode fait perdre du temps, fait entreprendre d’inutiles détours. C’est la mienne, je ne peux rien contre.
Je sais, comme au premier jour, lorsque m’est venu le désir d’écrire « Étrangères », de quoi il sera question dans ce livre. J’en ai vécu intimement tous les événements. Mais sur eux j’ai aujourd’hui un recul. Qui n’est pas sans richesses. Et par ailleurs rien ne s’est figé en moi ; s’est épuré, éclairé, peut-être simplifié, oui. Mon sujet, sans doute, est plus vaste.
Il s’agit de choisir les éléments, apporter des matériaux. En vrac.
Il se peut que mon titre soit définitif (bien que « pris », probablement).
Choisir toutes les figures d’étrangers et d’étrangères que j’ai rencontrées. Bien entendu se détache celle de Sari.
Plus que jamais le sujet me semble « actuel ».
Tous ceux ou celles, qui sont chassés de leur pays, ou ne peuvent y vivre (notre sort, demain ?).
Les traqués.
Et alors, comment construire sa vie ? Simplement comment vivre ?
(Il ne faudra pas que mon livre se tourne contre ceux, et celles, dont je veux conter l’histoire).
C’est donc là un des sujets. Mais le sujet principal étant l’amour. Oui, l’amour.
Mais cet amour, qui ne sera pas détaché de la vie. Et le destin de Sari, son destin d’Étrangère, sera aussi celui de son amour.
De la figure de l’homme. Le nom ? Cela est de peu d’importance. La profession ? Peintre (de nombreuses raisons me font lui donner ce métier). Son caractère, ses pensées ? Tout cela capital, parce que, en somme, c’est lui le narrateur, et les événements, les personnages, c’est à travers lui que le lecteur les connaîtra.
Avantages et inconvénients de cette technique, ou, plutôt, de cette présentation.
Mais j’en ai assez, après un « Mort Tout Neuf », l’« Île », « La Zone Verte », de livres objectifs, dans lesquels, d’une certaine manière, je suis absent.
Donc, je dirai : JE.
J’avais pensé à une sorte de journal ? Seulement, n’est-ce pas là un artifice littéraire qui engage à de si nombreux artifices ? Tout compte fait, on en rencontre moins à faire un récit direct. Ce que j’avais fait avec « Petit-Louis ». Mais, cette fois, je serai plus libre, et plus maître de mes moyens.
Je pourrai me livrer, m’engager.
Attention aux bavardages !
Et ne pas oublier un instant (impossible) qu’il s’agit de recomposer. Je prête à un personnage une part de mes pensées et de ma vie. La plus importante ? Il faut s’engager le plus possible, se livrer. Je ne veux pas écrire un livre sourd comme celui de M. Arland : La Vigie. Ayant ce genre de pureté distante, et abstraite. La pureté. Mais avec la Flamme. Et, plus encore, la passion, le désordre, la vraie tristesse. Je me répète : un amour, mais dans cette atmosphère des temps présents ; un amour avec le sens du tragique et des destinées collectives. Car, au reste, il me semble que pur roman d’analyse… en quelques années : Chardonne, Arland, Marc Bernard. Non, ce n’est point comme eux que je désire peindre les joies et les désespoirs de l’amour. Depuis longtemps, je me sens gonflé par le besoin de m’attaquer à ce sujet central. Que restera-t-il de ma soif ? de mes ambitions ? C’est le secret.
Il n’est que de tenter la chose, avec sa foi.
Après trois journées d’hésitations, de réflexions (vagues).
Toujours au même point, ou presque.
Mon héroïne se nommera Sari. Dans une scène, je dirai comment prononcer ce nom.
Son pays, et celui de ses compagnes : la Hongrie. Impossible d’y rien changer. La Hongrie, avec sa Commune, puis sa Terreur Blanche, puis cette longue dictature.
Le livre comprendra deux parties :
À Carpiagne (c’est le nom que je donnerai sans doute à Cassis).
À Paris.
Le récit s’étend sur une période d’environ 10 mois (commence vers le 15 juin, pour se terminer en avril).
À Carpiagne : l’hôtel Léautaud – la maison de la mère Fournier – le Révestel – (en changer les noms).
À Paris : l’immeuble de la rue de Vanves, qui sera la rue de l’Ouest.
Personnages :
Sari – André.
Ancsi.
Pirochka – et son ami, le Français.
Anny – et son mari.
Kertez – et sa femme (l’histoire de K !).
Détré.
Ney.
Varda.
Egger.
Un plan ? Je l’ai tout entier dans ma tête. Pas autre chose que ce qui fut.
Essayer de tout dire, avec le moins d’ombres possible. Le récit ne vaudra que par la force et la netteté des aveux. Question de ton.
La première fois où j’écrirai un récit dans lequel j’aurai à fouiller profondément le cœur de mes personnages.
Des bouffées de désir et d’émotion ; mais je n’ose écrire la première phrase.
À quel temps : présent ? passé ? Ces deux temps, selon les moments du récit.
Mais, à tout prix, commencer. Car, dans une semaine, dans un mois, cela me sera aussi difficile. Et je n’aurai plus d’élan, et j’aurai perdu un peu de ma foi. Importance du « premier jet ». Comme je voudrais, dans le premier élan, atteindre au but. Impossible. Il me faut deux, trois versions, plus souvent. C’est ainsi. Courage, et confiance. Ce que j’entreprends, je ne le lâche jamais que je n’arrive au but. Avec « La Zone Verte » n’ai-je pas connu des moments de doute, angoissants ? eu la pensée d’abandonner ce livre ? Il est terminé, il paraîtra dans deux mois. Ce sont les mêmes circonstances aujourd’hui. Je connais la suite… Je me connais.
Et, si je peux douter de mon talent, je n’ai pas à douter de la richesse et de la beauté du récit que je me propose d’écrire.
Chacun de mes livres m’a vu aussi hésitant et inquiet.
Je me répète : je ne pense bien, n’agis utilement, que sur ce qui est.
Je pense dans l’action même. C’est l’acte même d’écrire, avec ce qu’il a de lucide et d’inspiré. Puis, ensuite, le lent travail de mise au point, sur la matière brute qu’est le premier jet.
Mais que ce premier jet soit riche, tumultueux même.
Or, ici, avec les longues semaines que j’ai à vivre à Ciudadelà, je ne peux rêver de meilleures conditions pour appartenir à cette nouvelle œuvre et la créer. Il est nécessaire qu’elle soit écrite, dans sa première version, avant mon départ. Trois mois…
C’est la deuxième fois que je descends dans cet hôtel dont la façade rose donne sur le port et sur une petite place ombragée de platanes. La cuisine, méridionale, y est excellente. Aussi y trouve-t-on difficilement des chambres. Mais nous sommes le 16 juin, et la saison ne commence vraiment que le 1er juillet.
Le patron, qui voit défiler chez lui beaucoup de touristes, n’a pas reconnu en moi un de ses anciens clients. La bonne était nouvelle dans l’hôtel, jeune, gaie, bavarde. « Au premier, nous n’avons plus que le 4 ». Elle a poussé une porte, et j’ai revu la chambre où Renée et moi avions vécu les beaux mois de l’été précédent. J’ai secoué la tête, me suis reculé avec une brusquerie qui a fait rire la jeune bonne. « Alors, montons au second ». J’y ai trouvé mon affaire.
La chambre est étroite, basse de plafond, avec une seule fenêtre dont sont tirées les persiennes. Mais la lumière se glisse et les murs blanchis à la chaux m’apparaissent dorés. Un lit de fer, « pour personne seule », m’a dit la bonne, en souriant ; une chaise, une table, une petite armoire, tous ces meubles peints au ripolin blanc. Une table de toilette rudimentaire. Au pied du lit, sur les carreaux rouges, est jetée une natte de paille. Quoi encore ?
Ah ! que m’importe ! Resterai-je longtemps dans cette chambre ? Je n’y suis pas depuis une heure et voudrais m’en échapper – déjà ma pensée s’en échappe. Cependant, j’ai eu les gestes qu’il faut lorsqu’on arrive dans un lieu où l’on doit demeurer quelque temps. J’ai ouvert mes deux valises ; j’ai rangé mon linge et mes vêtements dans l’armoire, puis ai déballé mon matériel d’artiste peintre. Comme d’autres fois, comme l’an dernier… Renée m’aidait, je l’aidais, nous nous étions partagé la grande armoire à glace qui orne la chambre, au « 4 ». Mais ce souvenir, ce n’est pas lui qui m’a fait m’asseoir sur le lit, où je suis encore, les bras mous, les jambes coupées, l’angoisse au cœur. En descendant à l’Hôtel Provençal je savais que l’image de Renée m’y rejoindrait (je n’ai pas le choix, c’est le moins cher des hôtels de Carpiagne).
Ce sont mes souvenirs de l’hiver qui pèsent sur moi, mes souvenirs du printemps, troubles, cruels, et comme hier chargés d’une vie frémissante, ces souvenirs que j’ai cru pouvoir oublier en venant dans ce pays ensoleillé, joyeux (c’est ainsi que je l’ai vu au temps de mon bonheur) et qui ne m’ont pas quitté de tout le voyage. Il y a eu une époque, dès Valence, je ne lâchais plus la portière pour voir les premiers oliviers, saluer les premiers cyprès, et des yeux suivre le Rhône dans cette vaste plaine inondée de lumière. Ce matin, dans le train, je n’ai pas bougé de ma place ; cette clarté aveuglante me blessait ; ces voix dont jadis m’amusait l’accent sonore, je les entendais avec une exaspération muette. À Marseille, où je changeais, je me traînai à la buvette, puis sur le quai, enfin montai dans un wagon du train de Carpiagne ; la chaleur y était accablante, moins pénible à supporter cependant que mes pensées. Peut-être aurais-je dû marcher quelques minutes et sortir de la gare, comme je fais chaque fois que j’ai à y attendre longtemps, pour admirer ce panorama de Marseille qu’on découvre d’une large terrasse. Mais je ne m’en sentais le goût, non plus le courage. Et pas même l’arrivée à Carpiagne, la descente en autocar vers la petite ville blanche, la découverte de la mer, ne réussirent à me tirer de ce monde morne qui est devenu le mien.
Je n’en suis guère sorti que pour défendre mes valises contre des gamins criards qui prétendaient les porter à un hôtel de leur choix ; puis lorsqu’il me fallut demander ses prix au patron de l’Hôtel Provençal. Être dans l’obligation de questionner, répondre à quelqu’un, faire un geste, voilà ce qu’il me faut. Ne pas me laisser entraîner à méditer sur mon sort que j’estime malheureux, y chercher des remèdes. Ça se termine toujours en rêveries, en fumées.
Je me lève, et m’écrie : « Agir ! Me mettre dès demain au travail ! » Pour l’instant, je vais à la fenêtre, pousse les persiennes, me penche, et mon regard plonge sur cette petite place que j’ai peinte, l’an dernier, des fenêtres du « 4 ». Du second, comme dans une composition de primitif, au-dessus des verdures poudreuses des platanes, on aperçoit quelques toitures orange, une bande d’un bleu pur : la mer. Je ne vois pas ces personnages débraillés et flâneurs que j’avais campés dans ma toile. Je les entends ! Quel brouhaha monte jusqu’ici, avec des appels tapageurs, de grands rires, des coups de klaxon ! J’oubliais : j’arrive à Carpiagne un dimanche, jour où les Marseillais l’envahissent. Et je referme les persiennes, fais quelques pas, sans but. Subitement, il me semble que j’ai faim.
Mais oui, c’est depuis longtemps l’heure du déjeuner ! La salle à manger se trouve au premier étage. Renée et moi, l’an dernier, nous y précipitions, parce que le bain nous avait mis en appétit, et que toujours nous attendait un bon plat : quelque aïoli, une bouillabaisse, des pieds-paquets. Si je me hâte aujourd’hui c’est pour me fuir. « Notre » place, contre le vitrage de la véranda, notre place est occupée par un couple ; la salle est presque pleine, je dois m’asseoir dans un coin sombre. Tant pis. Au reste, la grande lumière me fatigue les yeux plus qu’autrefois, et il n’est pas bon que je retrouve trop de souvenirs. Cette odeur de safran et d’ail, que je renifle. Une servante pose sur la table une soupière ; dans le liquide doré des tranches de pain ; un plat de poissons, de la langouste. J’avale en me répétant que j’avais faim, vraiment faim. Qu’il ne me faut pas chercher une autre raison à cette faiblesse dont j’ai été victime subitement dans la chambre. Peut-être encore la fatigue d’un long voyage et une chaleur à laquelle je ne suis plus accoutumé ? En somme, il en a été ainsi à chacune de mes arrivées dans le Midi. Rien que de naturel à mon malaise. Mais ça passe, déjà. Les bouillabaisses de l’Hôtel Provençal sont à la fois onctueuses et fortes. Je me souviens que Renée s’exclamait à chaque bouchée, que son visage… Ah ! qu’ai-je besoin de me souvenir. Je ne dois vivre que dans le présent. Cette langouste, en savourer la chair. Et encore, puisque je ne peux faire que mon esprit ne soit malade, me raccrocher à de petites choses. Toutes les ruses sont bonnes, qui me distrairont de moi-même. Observer les gens, en surprendre les mouvements, n’est-ce pas un peu mon métier ? Regardons. Ces couples, sûrement des pensionnaires, anglais, ou allemands, ils semblent ébahis et amusés tout ensemble par les cris et les gesticulations des familles qui emplissent la salle. Oh ! ces Marseillais ! Aujourd’hui, je dois avouer que, moi aussi, leur joie tumultueuse m’étonne. Qu’elle me fatigue, même, à force de débraillé, de facilité, de grossièreté. Et puis soudain une pensée se fait jour en moi : « Cette joie, tu la leur envies ». Eh bien oui, elle me blesse ; maintenant que j’en suis privé, je voudrais qu’elle fasse défaut à tous. En tout cas, qu’on ne m’en éclabousse pas le visage, qu’on ne m’en perce pas les oreilles ! Cela me rejette trop vers mon état. Comme tout ce qui témoigne de force, de vie, de santé. « Imbécile, qu’es-tu venu faire alors dans le Midi ? » Chercher l’immobilité, la chaleur, le soleil. Nul pays qui me semble mieux incliner à l’oubli…
Mais cela ne me paraît plus vrai ici comme à Paris. J’en arrive à penser – ne le savais-je pas ! – que la paix ne peut naître que de nous-même, que les petites choses ni les commodités ne sauraient nous valoir la tranquillité de l’âme. Certes. Je souris. On est profond aisément lorsqu’on a l’esprit chagrin. Impatient, aussi. J’ai hâte d’en avoir fini et la servante me fait attendre longtemps entre chaque plat. De l’entrain à vivre qu’ont mes voisins, je ne retire pas une consolation, mais une irritation grandissante. Je regarde leurs faces mafflues et rougeaudes et me demande si ces gens ont jamais souffert ? Je le leur souhaite. Oui, qu’il y ait enfin une fêlure à leur joie.
Moi-même, est-ce que la souffrance ne m’a pas surpris ? Ne vivais-je pas heureux, confiant ? À présent, mon esprit est inquiet, tourmenté ; mon cœur faible et déchiré. Mais est-ce souffrir que d’être en proie aux incertitudes de l’amour ? Je sais qu’il y a, de par le monde, des souffrances plus fortes, vraies. Je ne donnerais pas le nom de souffrance au mal d’amour – on n’use plus des cris de la passion, à trente-cinq ans ! – s’il n’était chez moi, en quelque sorte, certain mal de vivre. Oui, j’ai ma peinture ; mes parents vivent encore, et sans gros soucis ; je ne suis pas malade physiquement, ni infirme ; j’ai eu ma part de réussites depuis quinze années. Alors ? Une voix me souffle : « Ne te prends pas trop au sérieux ». Bien sûr. Je ne demanderais pas mieux que de laisser là mes grands airs et oublier mon malheur. Mais voici sept mois que j’y suis plongé jusqu’au cou.
Je me dresse brusquement et dis à haute voix : « Ah ! la barbe ! » On me regarde, je quitte précipitamment la salle, regagne ma chambre. Oui, assez de ces méditations. D’abord, je ne sais penser clairement, réfléchir utilement plus de deux minutes ; ensuite, ma pensée vagabonde. Ça ne m’a pas réussi de vouloir me préparer un avenir…
Je me jette sur le lit, en criant : « Un drôle d’avenir ! Je me mettais la corde au cou ». L’image de Françoise m’apparaît. Je ricane, et presque grossièrement : « Ô, mon bel amour ! » Je ferme les yeux. On va dormir, ça vaudra mieux ; jusqu’au soir, si possible. Moi, je peux dormir des heures et des heures, c’est comme un refuge, un puits sans fond où je tombe et les souvenirs de ma vie ne viennent pas m’y rejoindre.
Lorsque je m’éveille ce n’est pourtant que 4 heures. Le soleil a tourné, une ombre immobile et fraîche emplit la chambre. Je me lève. Qu’est-ce que je vais foutre des heures qui me séparent de celle du dîner ? à quoi les user ? Faire un tour dans Carpiagne, flâner dans ses rues mal pavées, étroites, puantes, que j’aime bien ? Flâner sur le port ? Ah ! tous les gueulements que j’entends ! Carpiagne et moi, c’est demain que nous referons connaissance. Mais il est un plaisir sur lequel je compte, qui ne me causera pas de déceptions : nager. Allons, un peu de volonté, je suis venu ici pour guérir. Me débarrasser de mon uniforme. Cravate, faux-col, chemise, chaussettes, veston, au rancart ! J’enfile une cotte bleue de mécano, un maillot qui me laisse les bras nus. J’ai la peau blanche, malade comme mon esprit, me paraît-il, mais voilà une maladie que l’eau et le soleil guériront certainement. Mon caleçon de bain, une serviette. Mes espadrilles. Et en route !
C’est la cohue des dimanches sur les quais, dans les bistrots du port. Autour des barques, autour des yachts. Des Marseillais qui trimbalent épuisette et canne à pêche ; des femmes qui tiraillent des gosses geignards. Le soleil tape encore dur. On sue, on souffle, on crie, on va boire de terrasse en terrasse, on se balade de la jetée à la petite place où se groupent les joueurs de boules. À Carpiagne, la vie s’étale, simple, franche, saine, et c’est pourquoi j’ai choisi d’y revenir, certain d’y retrouver – malgré tous les détours de mon esprit – la santé.
La plage est située un peu à l’écart de la ville, presque à la hauteur du phare. Une plage de galets, qui dessine une longue courbe douce au milieu de laquelle se dressent quelques cabines et une baraque verte : « Casse-croûte et Coquillages ». Au flanc de la colline, entre les pins, deux beaux hôtels, des villas. En semaine, on fait tranquillement le lézard sur cette plage qu’on nomme, je ne sais pourquoi : des Lombards. Le dimanche, les visiteurs y grouillent ; les baigneurs aussi, mais qui ne s’aventurent pas loin en mer.
Je plonge. Cinquante mètres brasse ; je ne rencontre plus que quelques nageurs. L’eau est unie, douce, docile, elle vous porte. Là-bas, des gens barbotent, j’entends leurs cris. Encore cinquante mètres, peut-être. Cette fois, je suis seul. Je continue à nager la brasse, dans une coulée souple et lente ; je laisse l’eau pénétrer dans ma bouche sans en avaler une goutte, j’ouvre grand mes yeux sur des profondeurs mouvantes, d’un bleu sourd. Un instant, je tourne la tête. J’aperçois la plage où se déplacent des taches claires ; le port, les blanches maisons de Carpiagne, les collines plantées d’oliviers qui abritent du mistral ces maisons. Mais je ne me découvre maintenant aucun lien avec ce monde, pas plus que je n’en garde avec le monde de mes tourments. Je savais bien que je ne pourrais être déçu, cette fois ; que je me sentirais lavé, comme purifié. Je n’existe que par mon corps ; je le retrouve, après l’avoir négligé, bafoué, oublié. Je retrouve une sorte de joie, simple, pure ; peut-être mon équilibre ? Si je me questionne, c’est parce que je ne doute point de la réponse. Oui, il n’y a place dans mon esprit que pour des pensées nettes, qui préparent à une action, donnent la méthode et le sang-froid dont a besoin un nageur. Hormis cela… Je ne suis plus sensible qu’à la température de l’eau, son refroidissement avec un courant, à sa fluidité, sa densité, sa transparence ; à la puissance de mes mouvements, au glissement de mon corps ; à ma respiration, ma fatigue ; et parfois à un soudain frisson à l’idée de ces profondeurs où rôdent, me semble-t-il alors, d’informes poissons. Mais je n’ai jamais été si lucide, aussi sûr de moi. Je me surprends à souhaiter que cette volonté forte et froide ne me quitte pas lorsque je reprendrai pied.
Ce n’est point par fatigue que je regagne la plage. Je tombe sur les galets, dispos comme au départ, mais en ce qui concerne ma pensée : guéri, peut-être. Le soleil descend, se cachera bientôt derrière la colline, longtemps encore éclairera les falaises du Cap Rouge sur lesquelles je pose mes regards. L’an dernier, je nageais jusqu’au pied de ces falaises, de l’autre côté de la baie, c’était un voyage qui demandait aller-retour au moins une heure… Renée m’accompagnait, courageusement. Je manque d’entraînement pour recommencer demain, mais je veux qu’avant une semaine… Les derniers rayons du soleil font briller sur mes bras les dernières gouttes d’eau. Dans une semaine, je n’aurai plus cette peau blanche et malsaine, je…
Eh bien oui ! je n’aurai plus le cafard. La mer, la lumière, mon travail… plus de place dans ma vie pour la tristesse ! Il ne me semble pas que j’affiche en ce moment trop de confiance. Je regarde, sans irritation cette fois, toute cette foule, au milieu de laquelle je remarque quelques jolies filles brunes, d’une beauté méridionale et provocante. Je m’amuse de les voir si heureuses de s’ébattre, et, puérilement, nous faire part de leur joie. Puis une pensée, ou plus justement un désir fort précis se glisse en moi : ce serait un remède, efficace autant que la nage, que de serrer sur ma poitrine une de ces filles, de la jeter, consentante et rieuse, sur un lit. Voici combien de semaines que je n’ai couché avec une femme ? que je trompe mes sens et les nourris de chimères ? que je n’ai plus su voir entre toutes les femmes qu’une jeune fille ? Je vivais pour un pur amour. Il faut bien que je m’enfonce dans la tête que ce n’est pas mon fait. Oh ! non, et je m’en suis donné toutes les preuves. Ce genre d’amour, celui d’une vierge… Assez ! ne remuons pas les souvenirs. Une de ces filles s’approche, passe en posant avec attention ses pieds roses sur les galets, soudain lâche un cri – elle s’est tordu le pied ? Quelques pas plus loin, elle recommence devant un autre homme le même jeu. Je ne la quitte pas des yeux, mon regard s’est fixé sur ses hanches larges, ses cuisses courtes et rondes. Je la reverrai demain, peut-être ? Ou une autre ? Au fond de quel gouffre étais-je descendu pour croire que la vie ne pouvait plus me surprendre, que j’en avais épuisé toutes les richesses ? Il n’est que de tendre ses bras pour la saisir, toujours jeune ; en avoir la force. Quant au désir, comment a-t-il pu jamais me quitter ?
Un moment après je me retrouve sur le chemin du port. Beaucoup de Marseillais ne partiront que par le train de nuit, ils envahissent les terrasses des cafés. C’est naturellement que je me dirige vers une baraque où l’on vend une pâtisserie frite à l’huile dont j’ai oublié le nom, en achète un morceau que je mangerai en regardant les joueurs de boules.
Comme la vie, ici, est légère ! Dans des moments de fatigue, j’ai pu la trouver facile, grossière même, sans profondeur. Sans doute parce qu’elle ne s’embarrasse pas de conflits, que les passions y sont promptes, les désirs vite assouvis. Il me paraît que sur cette terre lumineuse il n’en peut être autrement. Mais de là à accepter tous les racontars qui courent sur les hommes du Midi… Je les retrouve, comme si je ne les avais quittés d’une année, comme si j’étais aussi des leurs – moi dont la famille, depuis deux générations, est parisienne. Je reconnais qu’ils ont le sens du réel ; qu’ils me donnent de notre condition une image consolante, la seule que je puisse actuellement recevoir. Ils me disent, ces hommes, d’une voix aimable, avec peut-être des gestes trop vifs, de ne croire qu’au présent, de vivre chaque instant pour lui-même. Et c’est bien cette leçon que je suis venu entendre à Carpiagne. Les ombres, les regrets, les drames, n’y descendent pas avec le crépuscule comme dans certaines villes du Nord, comme dans des villages perdus au milieu des terres.
Je ne quitte la petite place que pour marcher sur la jetée. Des couples sont assis au pied du phare, ils contemplent la mer, toujours semblable à elle-même, le ciel maintenant violet. Les yeux fixés sur le lointain horizon, comment mon malheur ne m’apparaîtrait-il pas inutile, faux, pourri de cet orgueil qui vous fait vous pencher sur tous les replis de votre pensée ? Je ne suis pas loin de me dire – encore que mes souffrances furent réelles et que je n’en sois pas, je le crains, délivré – que j’ai pu me jouer une sorte de comédie. Ce n’est pas la première fois que j’en découvre en moi un des pantins.
La nuit m’enveloppe, une brise légère s’élève ; autour du port, dans la grande rue qui y conduit, brillent des feux. Mon premier soir, ma première journée à Carpiagne ! Je me questionne encore et me dis que mon retour y est heureux. Certes, si je me souviens du premier jour que Renée et moi y avions passé, de la découverte que nous en faisions… Mais je ne dois pas me souvenir. Et quoi regretter ? N’ai-je pas choisi de revenir seul ? de rompre avec mon passé ?
Dès huit heures on peut dîner, à l’Hôtel Provençal. Il en est presque neuf lorsque j’y arrive. Il sera toujours temps de me coucher, la nuit est longue, et parce que je la redoute, je ruse. Si lentement que je mange, il me faut enfin quitter table. Je descends et m’assieds à la terrasse de l’hôtel. Pas de café. Une bouteille de limonade. J’écoute des bruits de moteur. Des pêcheurs rentrent, dont le poisson est attendu par un camion marseillais. Je voudrais partir sur une de ces barques et passer la nuit en mer plutôt que de regagner ma chambre. Du moins pour retarder ce moment, après la fermeture du café de l’Hôtel Provençal, je pourrai entrer à « La Réserve ». C’est le café voisin, l’endroit chic de Carpiagne, le bar, le dancing, que fréquentent des artistes et les touristes fortunés. Je n’y ai mis les pieds qu’une fois, pour faire plaisir à Renée, qui m’en priait. Il en vient une musique de jazz, des éclats de voix, une gaieté qui me semble fausse, qui me fait mal soudain.
Je me lève et marche sur la petite place, silencieuse et presque déserte. On y danse, parfois. Je me souviens du bal du Quatorze Juillet, des baraques foraines, des danseurs. Je revois Renée courant dans cette foule, un peu ivre, lançant des poignées de confettis, acceptant de danser avec quelque inconnu. Et moi ? Je me saoulais de rire et d’admirer des visages de femmes. J’étais heureux. Tous les désirs qui me venaient, que je savais ne pouvoir satisfaire, n’entamaient point mon bonheur. Ils y préparaient une fissure que de longtemps je ne saurais boucher ! Ce n’est pas que je ne sentais exister entre Renée et moi, depuis plus de trois ans que durait notre liaison, des habitudes. Que depuis un an nous nous soyions détachés l’un de l’autre me surprenait peu. Que j’éprouvasse le besoin de regarder d’autres femmes, les chercher dans la foule, cela me semblait en quelque sorte lié à ma fonction d’artiste. Car je ne prononçais pas comme maintenant le mot désir. Depuis des mois je vivais dans une sorte de demi-sommeil ; ce soir-là je commençais à m’éveiller. Lorsque je m’éveillai tout à fait ce fut pour partir sur une route qui ne pouvait en rien être la mienne, avec Françoise pour compagne. C’est en gros mon histoire au cours de l’année qui vient de s’écouler.
Eh bien, une nouvelle année commence avec cette journée. Point arbitrairement. Mon premier de l’an, c’est lorsque les beaux jours de l’été venus je quitte Paris pour entreprendre une longue saison de travail. Je m’y jette avec ces souhaits et ces espérances que certains forment au nouvel an. Et cette fois, d’autres vœux me retiennent…
Je fais claquer les persiennes contre le mur. La lumière du matin inonde la chambre et les derniers souvenirs que je garde de ma nuit disparaissent. Je suis resté peut-être deux heures les yeux grands ouverts dans les ténèbres. Moins longtemps qu’il y a quelques mois, lorsque chaque nuit me retrouvait au même carrefour, discutant avec moi-même, hésitant à prendre cette décision dont devait dépendre ma vie et que je n’ai pas encore prise. Car, en est-ce une que d’avoir quitté Paris, m’être séparé à la fois de Renée et de Françoise, afin de pouvoir, leur ai-je annoncé, mieux réfléchir ? Non, cette décision, je reculerai toujours de la prendre, je crois ; j’attendrai qu’elle vienne de Renée ou de Françoise, qu’une des deux me rejette complètement de sa vie. Un matin si clair devrait vous valoir des idées claires. Moi, sitôt que j’approche des miennes, je les devine si incertaines, si embrouillées, si lourdes, que je m’en éloigne. Plus par impossibilité de me reconnaître en elles que par ce que l’on serait tenté d’appeler : lâcheté. Je sais de quelle espèce d’abîme je sors. Ne plus avoir des idées de suicide, reprendre goût à la vie, c’est déjà beau.
Hier, je me suis promis de me mettre vite au travail. Je ne me sens pas encore cette force ; je musarderai, un carnet de croquis à la main.
Bientôt, je descends. La petite ville s’éveille doucement. Il fait bon aller dans ses rues fraîches, silencieuses ; celle que je suis finit brusquement sur la colline. Un mauvais chemin me conduit vers le cimetière. Je m’arrête. Ici même, à l’ombre de ce cyprès, je m’étais installé pour peindre une vue de Carpiagne. Quinze jours durant je devais revenir à cet endroit ; parfois le mistral soufflait et menaçait d’emporter ma toile, quel boulot ! Je m’assieds. Mes yeux font lentement un tour d’horizon, se fixent là où successivement j’ai planté mon chevalet, reconnaissent mes « motifs » : ces maisons aux lignes simples, l’église avec son clocher d’une architecture italienne ; ces oliviers poudreux, ces rares figuiers ; ces collines qui montrent leurs arêtes. Rien qui rappelle les tendres campagnes d’Île-de-France, la Normandie grasse et verte. Tout est couleur de poussière, couleur d’amande, grisâtre, usé, voilé, même le ciel, par excès de lumière, rarement une note violente – celle de la mer, selon les heures. C’est là surtout ce que j’aime peindre. Si je cherche à découvrir les raisons de ce besoin, il me faut remonter au premier séjour que je fis en Provence, en 1925, à Arles où m’attirait le souvenir de Van Gogh ; et l’année suivante, ce fut du côté d’Aix-en-Provence, cette fois c’était l’exemple de Cézanne qui me retenait. Cela peut aider à comprendre quel genre de peinture je fais. Mais, en vérité, ce n’est pas avec les yeux de ces maîtres que j’ai pu pénétrer l’esprit de ces paysages. Rien, dans mon passé, ne me préparait à aimer la Provence ; je ne m’y connais aucun ancêtre. Rien d’autre que l’amour de cette lumière fixe, fine, pure ; la construction sévère et classique du paysage, qui fait qu’un Cézanne n’est point si différent d’un Poussin ; peut-être encore tant de légendes antiques restées vivaces, les belles pierres dorées d’Orange et de Saint-Rémy ? Je devais revenir presque chaque année ; seul, puis avec Renée. Ensemble, nous avons remonté la vallée de la Durance, nous avons découvert Carpiagne, la côte entre Carpiagne et Toulon. Je peuple cette contrée de mes souvenirs, je les vois surgir du fond de l’horizon, flotter sur la mer avec les voiles latines. À chacun de mes retours en Provence, au lendemain de mon arrivée, je faisais une longue, une fervente promenade. Quelques amis ont pu me dire que dans mon amour se glissait de la littérature. Non, je le sens vivre en moi profondément.
Aujourd’hui, comme par le passé, c’est pour moi un moment de recueillement. Je pourrais marcher encore, découvrir un plus vaste horizon. Il n’importe. Partout, et depuis des siècles, sur les collines les mêmes oliviers, les noirs cyprès, les figuiers, les chemins où les pierres scintillent sous l’ardent soleil d’été. Ce pays, auquel j’ai tant donné de moi-même, saura-t-il me guérir ? Les jeux auxquels je me livre lorsque je nage, ils ne peuvent que me distraire de mes soucis. J’attends une délivrance.
Le soleil monte, ses rayons sont brûlants. Tout ce pays déjà me paraît immobile, écrasé de chaleur. C’est cette immobilité minérale que j’ai aimée. Parce que je n’ai plus la santé des années précédentes, je voudrais… oui, je voudrais que ce paysage s’anime, que la lumière qui le frappe ne soit pas si dure. Peut-être, ce que j’appelle, c’est la brume, des contours diffus ?... la fraîcheur des prairies ? l’ombre des arbres au bord d’une rivière sinueuse ?
Brusquement, je me lève. Je n’ai pas à souhaiter autre chose que ce qui est ! C’est à moi de retrouver toutes mes forces pour accepter totalement ce pays, comme j’ai pu l’accepter naguère. Alors, je renverse la tête, et, un instant, fixe des yeux le soleil. Il me semble que je chancelle. Je suis seulement ébloui, et moins blessé de cette éclatante lumière que des pensées ternes que je remuais. Je prends la résolution de ne pas me replier sur moi-même, de ne pas perdre trop mon temps à « ruminer ». Et dans la minute même je repars, le front haut, la poitrine ouverte, et peu après j’entre sous bois.
Le chemin est sablonneux, je ralentis ; j’hume cette odeur de résine qui flotte, forte, saine, exaltante, qui se mêle à l’odeur plus fine des pommes de pin, des écorces sèches, des plantes aromatiques. Un souffle de vent tiède me caresse. Je voudrais crier ma joie, et je ne retiens pas un cri ; la faire partager… je suis seul, hélas, aujourd’hui, demain… Alors je me rappelle qu’au plus fort de la chaleur, quelquefois Renée et moi montions dans ce bois, certains de n’y rencontrer personne. L’odeur des plantes et de la résine nous saoulait, comme une flamme l’air léchait nos visages, et nous tombions sur le sol, enlacés.
À quels jeux amoureux nous livrions-nous, en dépit de la chaleur – et peut-être à cause d’elle – malgré les cailloux et les épines qui nous meurtrissaient ! Cette espèce de joie sauvage, qui n’est pas le fait de l’amour, mais simplement celui de la vie, la connaîtrai-je encore ?
J’ai voulu une autre compagne que Renée. J’ai fait la connaissance de Françoise, j’ai cru qu’elle m’apporterait le bonheur que je m’imaginais n’avoir jamais connu – ou incomplètement. Je me souviens qu’un jour de mai, Françoise et moi marchions dans le jardin du Luxembourg, sous un soleil ardent qui m’emplissait de joie. « Ce n’est rien, Françoise, ici. Vous verrez ça dans le Midi… » Et elle : « Oh ! votre Midi. Moi, je ne peux pas supporter la chaleur. J’aime le Nord, la brume, la neige… » Je me répète ces paroles – entre beaucoup de paroles étranges qu’a pu avoir Françoise, dont chacune nous montrait différent l’un de l’autre. Non, je ne peux m’affliger de cette rupture… que je n’ai pas encore rendu définitive. Ma pensée se tourne vers Renée, si docile, naturellement portée à aimer ce que j’aime. De son côté non plus rien n’est fini. Je n’aurais qu’à lui envoyer une dépêche pour qu’elle accoure – malgré qu’elle ait juré de ne plus répondre à mes appels. D’ailleurs, ce geste je ne le ferai point. Parce que ce serait perdre Françoise. Que je ne peux accepter cette pensée… ni celle de perdre Renée…
Ah ! depuis plusieurs mois dure ce débat confus, il emplit mes jours, partout recommence. Et, s’il y a quelques semaines j’ai pu y mettre fin, ç’aura été pour aussitôt regretter ma décision. Choisir entre deux êtres, qui plus est : entre deux formes de vie, je ne puis. Telle est la maladie dont je dois guérir, maladie tenace, sournoise, que je retrouve dans l’instant où je crois en être délivré.
Je sors du bois, privé du plaisir que j’ai pu y goûter, le cœur plein d’angoisse. Je ne souffre pas moins ici qu’à Paris, il me paraît même que dans cette lumière mon malheur se montre à nu, sans le secours d’aucune ombre. Je pense : « Sans le secours d’une parole amie ». Je puis m’adresser aux arbres, aux pierres, si je le veux ; je puis crier au ciel, ce ciel si bleu et indifférent, ma douleur. Tout cela est vain, et fatal. Cette crise, ce n’est pas la première que je supporte, je sais que je ne puis compter sur rien. Attendre…
Me voici sur la plage des Lombards où il n’y a encore que quelques baigneurs. Je me déshabille, tire de ma poche mon maillot, l’enfile, puis m’étends à plat ventre, le front sur mes bras.
Attendre, oui…
Je ne suis pas même entré en convalescence. Je dois être plus prudent qu’un vrai malade, ne pas faire un geste maladroit. Je colle avec rage mon visage sur les galets brûlants, comme pour l’y enfouir. Je ne puis ne pas penser, ne plus me souvenir, ah ! plutôt cent fois être malade de corps, je pourrais espérer guérir dans un délai plus ou moins long, alors que cette maladie de ma volonté… Oui, je sais, il y a des médecins pour vous soigner ça, et puis les discours des amis qui n’admettent pas qu’on puisse être privé ainsi de fermeté et sauraient bien mettre fin à cette incertitude, eux ! J’ai essayé de quelques-uns des remèdes qu’on me proposait, rejeté les autres. C’est Renée qui a raison lorsqu’elle dit : « C’est à vous, à vous seul, de vous guérir ». Il me faut descendre en moi, y fouiller encore, malgré que je sache en souffrir. Ne pas m’arrêter à mi-chemin comme souvent. Reconnaître froidement ce qui peut causer mon mal, ou mon bien, sans me soucier de Renée ni de Françoise, qui m’ont rendu ma liberté, qui ne désirent rien plus ardemment que me voir reconquérir la paix. Elles ont fait pour moi le seul geste qu’il leur était encore possible d’essayer, tendres amies : me laisser aller seul, quelle amertume.
Ce n’est pas ma peinture qui me sauvera, j’ai déjà tâté de ce moyen. Les livres, pas davantage, ma pensée ne peut en suivre le cours. Peut-être la conscience que j’ai d’exister, une conscience animale du chaud, du froid, de chaque instant. Oh, que je souhaiterais être soumis à des instincts primitifs, brutaux, qui me dispenseraient de jamais choisir ; avoir la tête vide, mais les membres solides, les muscles infatigables d’un paysan, d’un manœuvre. Cela me vaudrait-il de ne plus souffrir ? Ce cœur que nous avons tous, insatisfait, sensible, déchiré ; cette masse de matière grise sous notre crâne…
Je sens que je perds pied, une fois de plus. Il n’est pas en mon pouvoir de refuser le destin qui nous est fait, d’entrer en lutte contre la vie. Il me faut plier, accepter, attendre… Patience, patience. Je renaîtrai. De cette naissance, n’ai-je pas donné le premier signe : mon départ !
Il n’y a pas une semaine ce départ m’apparaissait chose impossible ; je n’osais même en envisager l’idée, qui remonte à trois jours. Comment ai-je eu cette force ?… Car, bien que les événements ne soient pas nés de ma seule volonté, du moins n’en ai-je pas interrompu le cours.
Donc, ce vendredi, j’attendais Françoise dans notre appartement, rue du Commerce. Depuis une semaine elle venait m’y rejoindre chaque soir, vers 7 heures, après avoir quitté la grande librairie du quartier de l’École Militaire où elle est à la fois caissière et vendeuse (c’est là que je l’ai connue, en novembre dernier, lors d’une exposition d’aquarelles qu’avait organisée le directeur de cette librairie, et où j’avais envoyé). Je passais mes après-midi dans cet appartement dont les peintres venaient de poser les papiers. C’était à mon tour de m’y occuper, faire des aménagements, ranger mes toiles, les quelques meubles que j’avais amenés de mon atelier, après en avoir donné congé. Quelquefois, je m’arrêtais et collais mon visage contre la fenêtre. L’appartement était situé au quatrième, dans un immeuble neuf, avec ascenseur, chauffage, eau courante, et les locataires commençaient seulement à s’y installer. Tous ces avantages, je les aurais donnés pour avoir du soleil, plus de lumière, et cette vue que j’avais rue de Lourmel. Mon regard plongeait dans une cour, profonde et étroite comme un puits, sur des murs badigeonnés d’ocre, sur des appartements semblables au nôtre. L’idée que j’allais vivre ici m’angoissait. Et par ailleurs, comment faire un autre choix ? Je paye déjà 4.000, plus les charges, pour deux pièces, entrée, cabinet de toilette, cuisine. La plus grande de ces pièces, environ 4 m. x 4,50, devait me servir d’atelier. Ce n’était pas, il s’en faut, mon atelier de la rue de Lourmel. Mais, là-bas, je n’avais l’eau, ni le gaz, et, selon Françoise, impossible à des jeunes mariés d’y vivre. J’y avais habité deux ans avec Renée, seulement nous menions une espèce de vie de bohème qui n’aurait su convenir à Françoise. Je m’étais donc mis – après de nombreuses hésitations – à la recherche d’un appartement moderne, d’un prix abordable. Que j’avais eu la chance de trouver vite. Pour Françoise, qui jusqu’à présent avait vécu en pension, c’était un appartement « délicieux ».
Pour moi, ce soir-là, je remâchais les raisons que j’avais de ne point me plaire dans cet immeuble. Je venais de songer que j’aurais à payer un chiffre d’impôt assez élevé, que tous les trois mois il me faudrait trouver 1.000 francs, et plus. Il y a deux ans, je ne me serais pas fait de bile, la peinture se vendait, et de temps à autre je pouvais entreprendre un travail de décoration. À présent, la crise. Dans sa librairie, Françoise gagnait juste sa vie. Impossible de compter sur ses parents qui s’étaient retirés dans l’Indre avec de petites rentes et qui voyaient d’un mauvais œil ce mariage de leur fille. C’était donc à moi de gagner de l’argent. Avec ma peinture. Oui, mais à la condition de peindre pour vendre. Et même, m’y serais-je résigné, que je n’aurais guère trouvé d’acheteurs. Françoise aimait mon travail, en comprenait les exigences ; elle ne m’avait posé aucune condition. Demain ? Je devais, bien entendu, apporter régulièrement des fonds au budget commun, pour parler comme Françoise. Or, dans mon métier, si c’en est un, les « rentrées » sont incertaines. Pour rapporter chaque mois de l’argent il me fallait un emploi fixe. Dessinateur, décorateur ? En admettant que j’arrive à me caser dans quelque atelier, pourrais-je accepter d’y travailler chaque jour, d’y arriver à heure régulière, et, le plus grave, exécuter des besognes pour lesquelles je ne me sentirais aucun goût ? C’était une existence dont j’avais horreur, celle de milliers d’hommes, celle de Françoise, et à laquelle il faudrait me résigner. Car je ne me nourrissais pas d’illusions sur ce point : peindre le dimanche, de ci de là voler un jour, attendre les vacances…
Je me redisais toutes ces raisons ; elles se multipliaient et s’embrouillaient. C’était par amour pour Françoise que je renonçais à ce qui faisait mon bonheur depuis tant d’années… à ce qui faisait ma foi. Y renonçais-je le cœur léger ? Par instants, le sacrifice m’apparaissait impossible et je venais à me demander quel en était l’objet. Je ne me livrais certes pas à des calculs, à une sorte de marchandage. Je voyais d’un côté : mon art, une existence hasardeuse, parfois difficile, mais libre ; de l’autre : Françoise, son amour, une vie sûre, mais pesante, payée du don de chacun de mes jours. C’étaient deux conceptions qui s’opposaient, entre lesquelles je devais choisir, puisqu’il n’était pas possible à Françoise d’accepter une vie aventureuse. Ce débat, que je recommençais seul, il avait été le nôtre, à plusieurs reprises. Un jour, Françoise m’avait dit avec désespoir : « André, nous ne pourrons jamais nous marier si nous n’arrivons pas à gagner ensemble trois mille francs par mois ». Et comme je lui répondais que beaucoup d’ouvriers ne peuvent réunir cette somme et réussissent à vivre avec leur famille, elle : « Moi, je ne veux manquer de rien ; mes parents m’ont habituée à certain confort, je travaille pour le conserver. Il me faut chaque jour mon bifteck. D’ailleurs, André, vous savez bien que je ne suis pas dépensière, c’est la vie qui coûte horriblement ». Elle avait raison, sans nul doute, et aujourd’hui en me redisant ses paroles je ne les lui reproche pas. Mais il s’agissait d’une vie bourgeoise que je ne m’étais jamais proposée pour mienne. Il m’importait peu d’être mal vêtu, d’habiter un vieil immeuble, de manger ou non de la viande. Il m’importait seulement de continuer à peindre librement. Et ces principes qui durant presque quinze ans avaient été les miens, qui m’avaient valu des joies, des peines, auxquels je n’avais pas renoncé dans les moments les plus difficiles, j’allais définitivement les abandonner.
Avant la fin de l’été Françoise et moi serions mariés. Je posséderais l’objet de mon amour. Françoise était vierge, elle m’appartiendrait toute, sa beauté claire, son corps jeune (elle a 24 ans) oui, chacun de ses gestes, chacune de ses pensées m’appartiendrait. Ce don, je devrais le payer, parce qu’il n’est rien qui ne se paie dans ce monde. Assumer une responsabilité qui m’apparaissait lourde, celle de guider un être qui portait encore sur les hommes, sur les choses, les jugements d’une jeune fille ; avoir son entrain, ses illusions, ses espérances, moi qui me sais sur certaines questions sombre et désabusé ; revenir avec elle au point de départ, alors que j’ai déjà parcouru une partie de la route que propose la vie, que je m’en sens par instants fatigué, que je ne puis ne point rencontrer presque à chaque pas des souvenirs, avoir une impression de déjà connu. Ah ! je savais bien que je ne pourrais jamais posséder l’élan que montrait Françoise. Et chaque jour il me fallait lui cacher mes doutes. Venais-je à les lui avouer, à les lui laisser deviner, elle s’assombrissait : « Mon amour, ça me fait peur que vous ayez déjà tellement vécu. Il y a eu bien des choses dans votre vie, avant moi… » Comme dans ces instants je la rassurais, comme je rejetais mon passé ! Je la serrais sur ma poitrine, retrouvais la foi, pressais ses lèvres contre les miennes, buvais sa jeunesse, oubliais toutes mes inquiétudes ! Hélas ! dans la solitude, elles me revenaient. Jamais elles n’avaient été aussi aiguës que ce vendredi soir.
Le matin même, j’avais revu Renée à la piscine Molitor. Ce n’était point le hasard qui m’y avait conduit, je savais que Renée se trouvait là chaque vendredi. Du reste, il m’arrivait souvent d’aller frapper à la porte de son atelier, rue Campagne-Première. Et elle m’ouvrait chaque fois, en se le reprochant. Alors, je lui faisais part de mes craintes, de mes tourments. Elle me questionnait, me rudoyait, ou me consolait. « Vous guérirez de cette indécision, André, me disait-elle d’une voix douce. Il le faut. Voyez dans quel état vous me mettez. Et cette jeune fille, vous pensez à elle ? Moi, encore… nous avons eu ensemble du bonheur, nous aurions pu en avoir davantage si vous aviez voulu, quoique ce soit déjà beau que ça ait duré trois ans. Mais cette jeune fille, elle l’attend maintenant de vous, André, et vous ne semblez guère capable de le lui donner. Vous ne devez pas la rendre malheureuse. C’est pour cela, qu’il ne faut plus chercher à me revoir. Faites comme si j’étais morte ». Ah ! si j’avais pu chasser Renée de ma mémoire, comme elle m’y invitait ! mais je lui devais trop de bonheur. Et je suis affligé de ce mal qui consiste à ressasser son passé, comme si c’était une façon de l’arracher à la mort. Ce vendredi matin, au soleil, Renée me répétait les mêmes paroles. Je sentais que peu à peu elle retrouvait ce calme que maintes fois j’étais venu troubler. Elle composait des illustrations pour une grande maison d’éditions, n’avait pas d’inquiétudes matérielles. Je devinais qu’elle s’éloignait de moi. J’en souffrais et vins à lui en faire l’aveu. « André, vous avez votre amour ». Oui, mon amour. Mais de toute l’existence que j’avais connue avec Renée, de tant de joies, c’était fini. « Vous ne pouvez pas tout avoir, André. Vous devez choisir. Il faut souffrir pour ce qu’on aime, et vous avez peur de souffrir. Il faut savoir se sacrifier… » Et elle me parla durement de mon égoïsme, de ma lâcheté. Avec raison. Hélas, je ne pouvais faire que je ne sois tel. Que peut-être le seul don de moi-même, total, profond, ma peinture en fût l’objet. Je sais qu’il existe de ces monstres. Toutefois, j’avais plus l’impression de me soumettre à ma propre fatalité que de l’avoir choisie ; qu’il ne m’était pas possible d’aller contre mon destin. J’en vins à parler de l’atelier de la rue de Lourmel, combien je regrettais de ne plus y habiter. « Renée, j’étouffe dans cet appartement. Je ne pourrai jamais y vivre. La nuit, l’envie me prend de m’enfuir. Ou je me penche à la fenêtre… Renée, il me semble qu’en me suicidant je n’aurais plus à choisir… »
C’étaient les mêmes pensées qui m’obsédaient, alors que Françoise tardait toujours à venir. J’avais ouvert la fenêtre, mes yeux plongeaient dans le vide, y entraînaient ma pensée. Mon corps ? Si facile. Un léger mouvement. Plus de choix, plus de luttes, plus de soucis matériels, enfin la paix. Il m’apparaissait que c’était la seule solution qui me restât, puisque je n’avais la force… le courage… d’en choisir une autre : dire à Françoise qu’il valait mieux nous séparer, ouvrir aujourd’hui les yeux plutôt qu’au lendemain de notre mariage, que tout notre amour n’était qu’une erreur.
Une erreur qui avait été mon œuvre plus que celle de Françoise. C’était moi qui, remarquant combien je lui plaisais, l’avais séduite, grisée de mes paroles, comme je sais le faire parfois (dans le même, temps que je me détachais complètement de Renée) ; lui avais donné toutes les richesses que j’ai déjà pu amasser ; l’avais rendue plus avide à chacune de nos rencontres ; lui avais fait tous les serments dans mes lettres ; l’avais affolée par des baisers et des caresses ; et qui, chaque fois qu’elle exprimait quelque crainte, m’engageais encore plus ; et qui enfin lui avais promis le mariage, dans l’ardeur qui me brûlait de la posséder toute. Avec son corps, c’était aussi l’espérance d’un bonheur mystérieux et neuf que je caressais ; aussi quelque idée de contrainte, sinon de mortification : je n’avais jamais été capable de mener une vie régulière, eh bien j’en ferais la tentative et je me flattais de réussir. Tout ce qui m’était contraire, j’en venais à le qualifier de favorable. Car il faut se vaincre et triompher de ses penchants, aller contre eux. Singulières pensées, qui ne s’adressaient pas à moi, en vérité ; sur lesquelles je m’acharnais dès que je les sentais me fuir. Je voulais de toutes mes forces ce que je savais m’être intimement le plus néfaste, impossible… pour cette raison même… Cet étrange amour, moi seul le créais. Françoise se laissait adorer, servir, entourer, non sans humeur et coquetterie, souvent. C’était son premier vrai amour, il ne lui paraissait pas qu’il puisse être différent ; elle n’avait jamais eu à rencontrer de grosses difficultés matérielles, elle ignorait tout de l’existence, il lui semblait normal qu’un fiancé lui fît tous les présents, et pour commencer celui de sa liberté afin d’assurer l’avenir. Cela faisait partie de l’éducation bourgeoise qu’elle avait reçue. « Et puis, quand nous aurons un enfant, André… » Elle ne quittait pas terre comme moi ; sans être prosaïques, ses pensées restaient précises, ordonnées, prudentes. Je me refusais à les voir telles, je lui en prêtais d’autres. Je faisais de Françoise une sorte de statue.
Peu d’êtres ont pu souhaiter leur malheur plus que je ne l’ai fait alors, s’y préparer avec une ardeur plus sombre, plus obstinée. Cependant, en cette soirée, certaine voix intérieure qui ne m’a jamais totalement abandonné ne s’était montrée encore si pressante, n’avait été accompagnée d’une telle angoisse qui me faisait me pencher misérablement à la fenêtre. Je tremblais, la sueur mouillait mon front. C’était immédiatement que je devais tout expliquer à Françoise. La mort m’était plus possible que la vie qui nous attendait. Cette voix intérieure dénonçait une folie qui ne me laissait trouver de solution que dans la mort. Oh ! jamais les exigences qu’a la vie ne m’étaient apparues si nombreuses, si écrasantes. Je m’étais souvenu subitement que Françoise avait été chez une lingère, pour discuter de la préparation de son trousseau, et cette phrase m’avait arraché un ricanement. Une odeur de cuisine montait de la cour. Il y avait de braves gens qui acceptaient pleinement leur destin – n’en imaginaient pas un autre – et qui préparaient leur dîner, comme nous, jeunes mariés, ferions bientôt. Toutes les odeurs des vies bourgeoises, je les flairais, odeur des choux-fleurs, des eaux grasses, des fritures, celle des mille nécessités quotidiennes qu’on respire comme dans les maisons ouvrières, bien que fades, et comme honteuses dans un tel milieu. Je n’étais sorti de ce cercle que parce que je n’y étais jamais entré. J’y faisais à trente-cinq ans mon apparition, certain de n’en pouvoir échapper – ou par la folie, ou la mort – si je n’y réussissais dans l’instant.
Je fermai violemment la fenêtre ; j’échappais à une tentation, à ce moyen facile qui s’offrait pour moi d’en finir, et que d’ailleurs je pourrais toujours retrouver. Je me mis à marcher. Françoise, prise par son travail, m’avait laissé installer la chambre ; une semaine auparavant, j’avais couru les magasins. Le lit était placé dans un angle, un mur mince nous séparerait d’un autre couple (j’avais pu visiter l’appartement voisin). Chaque couple ainsi, avait sa cage. À chaque étage. Comme les autres, je serai prisonnier, et un jour viendrait, peut-être, qui ne me verrait plus en révolte contre ce genre d’existence. Cette pensée m’arracha un cri. Je passai dans « mon atelier », où mes toiles s’entassaient contre les murs. J’en avais accroché plusieurs, de celles que Françoise aimait le plus ; elles me parurent ternes, mortes, inutiles… comme le reste de mon œuvre. Non, jamais je ne pourrai peindre dans cette pièce, je courrai plutôt installer mon chevalet dans les rues, sur les quais… L’entrée ? À trois, on ne pouvait s’y remuer ; de même dans ce qui s’appelait « cabinet de toilette ». Je ne pénétrai pas dans la cuisine. Ce confort qui n’en était pas un, cette dignité toute de façade. J’avais vu la tête de quelques-uns de mes futurs voisins, messieurs bien cravatés, raides, qui voulaient « représenter ». Jamais je n’oserai faire venir ici mes camarades. Non qu’il y ait eu entre nous le préjugé de la vie d’artiste. Mais il y a la vie, et ce qui en tient lieu. J’allais devenir aussi un pantin. Gagner mon pain, recevoir ma belle-famille, rendre des visites. Faire mon devoir de mari. Je marchais de pièce en pièce, me cognant aux murs, en homme traqué ; soudain lançant des injures à mon adresse. Trop tard, trop tard ! J’avais la corde au cou ! C’était comme si l’air venait à me manquer.
Je m’arrêtai, saisis ma tête entre mes mains. Voyons, rien n’était encore définitif. Il me suffisait d’avoir un peu de courage… une minute de courage… prononcer une seule petite phrase…
J’entendis frapper, je courus ouvrir. Françoise était sur le seuil, elle me tendait ses lèvres. Je l’embrassai tendrement, avec tout ce monde de pensées sous mon crâne. Elle avait très chaud, elle soufflait, elle jeta son chapeau, pas une seconde ne prêta attention au trouble qui devait marquer mon visage. « Chéri, cette lingère n’en finissait pas ! Vous avez bien travaillé, cet après-midi ? » Tout, plutôt que le silence. « J’ai été à l’enregistrement » (j’en avais pour trois ans à vivre entre ces murs). Françoise gagna la cuisine où elle jeta sur la table des provisions pour notre dîner. Je la suivis des yeux. Elle me parut petite, un peu lourde. Dans cinq ans, dans dix, que resterait-il de cette fraîcheur, de ce teint clair que j’aimais ? De ce côté, comme du côté de mon art, l’avenir m’apparaissait bouché. « Chéri, vous ne me dites rien ? » murmura Françoise, en revenant vers moi. Je lui souris, la pris par la taille. Nous passâmes dans la chambre, Françoise chuchota : « Notre nid ». Ce mot, et quelques autres qu’elle employait, sentimentaux et tendres, que j’avais entendus dans d’autres bouches, que je ne pouvais plus entendre. « Quand je serai impure, je coucherai sur le petit divan de votre atelier ». Oui, ce langage de jeune fille, qui avait pu m’attendrir, ce langage de jeune oie blanche m’irritait. C’était la vie en vase clos qui commençait, avec ses platitudes. Nous nous assîmes sur le lit. Françoise se pencha, posa son visage contre mon épaule. « André, parle-moi… » Ma gorge était brûlante, aucun mot n’en pouvait jaillir.
Ah ! aujourd’hui que je suis à Carpiagne, le corps nu et calme sur ces galets, je souhaite, mon Dieu ! ne jamais plus connaître pareils moments, pareille souffrance desséchée, muette.
Lui parler, murmurer longtemps à son oreille ? Une seule phrase emplissait ma poitrine. Cet instant était encore semblable à d’autres instants que nous avions goûtés, cette soirée douce comme d’autres soirées. Dans une, deux minutes… Cinq minutes s’écoulèrent. Je caressais le front, les cheveux blonds de Françoise ; je posais des baisers sur ses yeux. Soudain, elle se dégagea de mes bras, me regarda fixement : « André, vous avez quelque chose ? » Il me suffisait de lâcher cette terrible petite phrase. Je répondis : « J’ai mal à la tête ». Alors, elle retrouva son sourire. « Vous êtes sujet à ces migraines, mon amour. Ça doit venir du foie. Je vous ferai suivre un régime ». De nouveau, elle s’était blottie contre ma poitrine et elle dévidait à présent des projets d’avenir. Nous ferions ceci, nous ferions cela, et elle doutait si peu de mon acceptation qu’elle ne me posait aucune question. N’était-ce pas ainsi du mariage, où tous les désirs sont communs aux époux ? Moi, j’étais loin d’elle, chacune de ses phrases creusait cet abîme davantage. Je marmonnais : oui, oui, et laissais distraitement ma main glisser sur ses cheveux. J’en vins à me rappeler les dernières semaines que j’avais vécues près de Renée, alors que nous n’avions plus l’un sur l’autre aucune illusion. Combien moins pénible cette situation que ce semblant de paix et de bonheur qui emplissait notre chambre. Jamais deux êtres si proches et si séparés l’un de l’autre… mais j’étais seul conscient de cette catastrophe qui menaçait, parce que j’en étais le seul artisan, comme je l’avais été de notre malheureux amour. Françoise y avait joué un rôle passif. Un remords atroce me venait d’avoir ainsi trompé sa confiance. Je lui donnerai un coup dont son cœur saignerait des années ; peut-être était-ce toute sa foi en la vie que j’allais détruire ? Devais-je subir jusqu’en ses limites extrêmes les conséquences de mon erreur ? c’est-à-dire me taire ? me résigner ?
Je pense que certains êtres sont capables d’un tel sacrifice. En ce qui me concerne, c’eût été, je crois, retarder la solution, aggraver notre malheur.
J’en étais à m’interroger, quand subitement Françoise se redressa. « André, vous me répondez toujours oui. Mais vous ne m’avez pas dit encore quel jour nous devons aller chez vos parents. Ce n’est quand même pas le jour de notre mariage que vous me présenterez à eux ! » Je voulus répliquer, elle me coupa la parole : « Je vais finir par penser que vous avez honte de leur amener votre fiancée ». Alors, je lui expliquai que mes parents se souciaient peu de mes actes ; non qu’ils ne me portassent de l’affection ; tout ce que je faisais était bien à leurs yeux, il suffisait que le moment venu… Françoise m’interrompit encore : « Mes parents ne ressemblent pas aux vôtres. Maman sera à Paris la semaine prochaine, je vous présente à elle le jour même de son arrivée ». J’essayai de sourire. Je sentais le cercle se resserrer, je perdais mes dernières chances de salut. Françoise poursuivit : « Cette visite ne semble pas vous causer beaucoup de plaisir. Oh ! André, il y a des moments, on croirait que notre mariage… » Je voulus la prendre dans mes bras, elle s’éloigna. « Oui, c’est à croire que vous n’y tenez pas ! » Je lui voyais un visage contracté de peur et de colère ; je balbutiai : « Françoise, vous êtes folle d’imaginer une telle chose. La vérité est que moi, les cérémonies officielles, la famille… » Je commençai un discours auquel elle mit fin brutalement : « André, je ne suis pas faite pour la vie d’artiste, je ne vous l’ai jamais caché. J’accepte l’existence comme elle est parce que c’est encore le plus simple. Vous, avec votre désir de simplicité, vous rendez tout compliqué. Si vous croyez que je ne suis pas la femme qu’il vous faut, vous devez le dire, avant que ce soit trop tard ». Je ne répondis rien. Mais quelle réponse lut-elle sur mon visage, au fond de mes yeux, car elle se rejeta brusquement en arrière et d’une voix vibrante : « Vous regrettez votre maîtresse ! je suis certaine que vous l’avez vue aujourd’hui ! André, vous devez me dire la vérité, ou sinon… »
Oui, il y a de cela trois jours, et je ne me rappelle plus quelle réponse je fis à Françoise ; quel prétexte j’inventai, qui me mettait dans l’obligation d’aller trouver Renée dans son atelier. Je me rappelle que je prononçai cette phrase : « Renée est malheureuse », et je n’avais pas achevé que Françoise s’écriait :
« Eh bien ! courez la retrouver. Moi, je ne veux pas vivre entre vous et votre maîtresse ! J’en ai assez ! Nous nous connaissions depuis deux mois à peine que j’ai voulu déjà vous quitter, c’est vous qui m’avez retenue, en me jurant que tout était fini avec cette femme… Mais ce n’est pas vrai ! C’est de son côté qu’est votre vraie vie… » Je n’avais pas eu à prononcer une parole. Et le monument de notre amour que j’avais édifié, je le laissais crouler, me contentant pour le sauver de quelques gestes, de balbutiements, de larmes. Ma gorge était sèche ; mon cœur battait à grands coups, et je ne sentais pourtant aucune douleur. Je me tenais raide au bord du lit, comme absent de moi-même. Les cris de Françoise me semblaient s’adresser à un autre. Je dus me forcer pour reprendre conscience, comprendre qu’il s’agissait de mon destin, que ce que j’avais souhaité en cette soirée arrivait, que j’étais libre… Une voix me souffla les paroles qui me feraient reprendre mes chaînes. « Françoise, mon amour… » Je tentai de saisir sa main, elle se dégagea vivement ; et, ôtant de son doigt une bague que m’avait donnée ma mère, que je lui avais prêtée sur sa prière, elle me la jeta au visage : « Tenez ! votre amour… Je m’en vais, c’est fini ! » Elle s’était levée, sans que j’eusse essayé un geste pour la retenir. J’avais devant moi un hiver, tout un printemps de ma vie, qui m’avait apporté joies et douleurs. Quelles que soient mes paroles, jamais plus je ne retrouverai le même amour… et j’y avais donné tant de ma chair, tant de mes nuits, que j’en vins à désirer le sauver. Je me levai, m’approchai de Françoise. Elle se laissa prendre le bras, et me dit : « Taisez-vous » puis : « Allons dîner ».
Nous nous assîmes dans la cuisine, autour de la table de bois blanc neuve. Tout était neuf, les casseroles, la vaisselle, choisi pour le commencement d’une longue vie, et déjà en arrivait la fin. J’arrosais de larmes mon jambon et mon pain. Françoise mangeait, les yeux secs, le front ridé, têtu. Nous ne prononcions pas une parole. Il y avait entre nous nos serments et nos espérances. Il y avait toute la vie. Et cependant nous mangions, et des bruits montaient de la cour. Malgré ma souffrance, quelque chose, une voix s’élevait du fond de mon âme. Un peu de lumière qui dispersait des ténèbres, qui tuait en moi la tentation de la mort. Je n’étais pas délivré, je n’avais dit aucune parole qui me déliât de mon serment ; toutefois j’en étais dégagé, ou presque, par un autre que moi-même, qui semblait applaudir à ses diaboliques manœuvres. Je ne jouais pas non plus un rôle. Je ne portais pas le masque de la douleur, mes larmes étaient sincères, je pleurais sur Françoise, sur notre amour.
Cette situation dura peu ; aujourd’hui que j’en examine les moindres instants, elle me semble avoir duré longtemps, éternellement ; pour rien au monde, quelle que soit la décision que je prendrai, je ne veux en revivre une pareille…
Enfin Françoise se leva ; elle essuya une larme. « Non, taisez-vous, mon ami. Ce que vous me direz ne vaudrait pas plus que vos autres paroles. Et j’ai trop mal. Nous allons nous quitter… Adieu ». Elle me tendit son front et j’y posai les lèvres. Puis sortit de l’appartement. Je ne pus y rester, j’allai coucher à l’hôtel. Le lendemain, très tôt, j’étais chez Renée, je lui racontai tout, je la suppliai de courir retrouver Françoise, de lui expliquer que j’étais fou…
Je me tourne et retiens un gémissement. Ces galets m’ont meurtri, le soleil m’a brûlé les épaules. Ah ! durant de longues minutes, j’ai pu oublier presque complètement où j’étais. J’appartenais tout entier à ces événements qui ne sont pas encore du passé. Il y a seulement deux jours, samedi, à cette même heure, Renée et Françoise discutaient à mon sujet, et je les laissais maîtresses de mon sort ; elles décidaient de me conseiller de partir en voyage. J’aurais pu rester à Paris. Je puis donc déclarer avoir pris, de mon côté, une décision. Que les suites n’en soient pas encore très claires, rien que de naturel. Ce n’est pas après une heure de réflexions que je peux choisir entre Françoise et Renée… ou les rejeter toutes deux. Pourtant, j’ose affirmer déjà que je n’ai pas un profond regret d’être ici plutôt qu’à Paris… c’est comme un temps d’arrêt dans la souffrance – bien que j’aie pu en douter à plusieurs reprises depuis hier.
Une voix retentit presque à mon oreille ; dont le son me fait sursauter, me tire de mes pensées ; je comprends enfin qu’on me dit : « Gare au coup de soleil » et je me redresse, en clignant des yeux. Mon regard se fixe sur un homme assis à côté de moi, que je n’ai pas entendu s’approcher. Il est brun, avec un visage aux traits bien marqués et fiers ; la poitrine large, les membres solides, qu’il étale au soleil.
— Si vous voulez mettre un peu d’huile…
Je prends le flacon qu’il me tend.
— Y a pas longtemps que vous êtes ici ?
— Peut-être une heure… je ne sais pas.
— Je veux dire que vous êtes à Carpiagne, reprend-il.
Je n’ai pas prononcé cinquante paroles depuis hier, lui répondre me cause une sorte de soulagement. Je m’oublie, pour écouter les histoires de cet inconnu. Un Italien ; il ne tient guère à retourner en Italie ; du reste, il a une boutique de coiffeur à Carpiagne.
— Et vos clients ? lui dis-je.
— Je ferme de 11 heures jusqu’à 4 !
Je le vois qui noue le cordon de son caleçon de bain ; il rit : « On y va » et se dresse d’un bond, s’élance. Je me lève. Les vagues viennent mourir doucement à quelques mètres ; je cours, bientôt nage à grandes brasses et rattrape mon compagnon. « Vous faites le dauphin ? » me demande-t-il. Il plonge, disparaît, réapparaît, lance l’eau par la bouche. Je crie : « J’en fais autant ! » et je pique de la tête à mon tour, et dans cette seconde il me semble entraîner sous l’eau tous les souvenirs que j’ai agités.
Plusieurs jours se sont écoulés avant que je puisse prendre mes pinceaux. J’ai fait deux tentatives inutiles ; c’est ce matin la troisième. J’ai planté mon chevalet en bordure du chemin qui monte au Cap Rouge, sous un olivier, dont le feuillage m’abrite quelque peu du soleil. Pas de vent, des conditions excellentes pour le travail. D’où vient que je m’y livre sans élan ?
Je me suis éveillé en me disant que c’était aujourd’hui vendredi ; ma pensée s’attardait déjà sur le vendredi fatal de la semaine précédente, et, pour l’en arracher, j’ai pris ma boîte, une toile blanche, et j’ai filé. Je me suis jeté sur un motif, entre beaucoup d’autres : Carpiagne, qu’on aperçoit au creux de la vallée. J’ai commencé à barbouiller, étaler des tons crus, construire à grandes lignes ce paysage. Une heure s’est écoulée sans que je sois possédé d’un autre démon que celui de la peinture. Il y avait des semaines, des mois peut-être que cela ne m’était arrivé, j’ai pu croire…
Je m’assieds au pied de l’arbre et regarde dans le vide. Non, toujours le cœur me fait mal ; toujours la même angoisse au fond de mon esprit. J’ai connu de noires périodes de découragement durant lesquelles ma peinture me semblait morte, médiocre, et surtout combien inutile. C’est ma vie qui maintenant me paraît inutile, la joie qui me paraît ne plus pouvoir renaître. Ce ne sont pas des images précises qui me poursuivent, à moins que je ne veuille les appeler ; c’est une sorte d’indisposition du corps et de l’âme, comme une impossibilité à respirer pleinement, me tenir droit, une fatigue qui me rend pénible et à l’avance vain n’importe quel geste. C’est seulement lorsque je nage que je ne connais pas cette lassitude. Mais je ne peux être toujours dans l’eau. Il me faut subir cet état si je veux en triompher. Peut-être n’est-ce, somme toute, que la solitude ?
De nouveaux touristes sont arrivés à Carpiagne. J’ai revu la bande heureuse et vivante de Marco, dont je connais tous les membres sans qu’aucun d’eux me connaisse. De belles jeunes femmes inconnues surgissent une à une des hôtels. Je suis seul. Je n’adresse la parole, de tout le jour, qu’à cet Italien que j’ai rencontré sur la plage des Lombards. Quand tombe le crépuscule, ma gorge est sèche, je crois que proférer un son me ferait mal. Ce n’est pas vrai que la solitude et le silence puissent aider à la méditation. Moi, ça me conduirait droit à la folie. Pas maintenant, au grand air, parce que devant la nature je prends en dérision mon malheur ; mais lorsque je suis enfermé entre quatre murs, dans ma chambre de l’Hôtel Provençal. Aussi, je n’y rentre que pour me coucher.
Chaque matin, en m’éveillant, je me répète : « Patience, ce jour passera comme tous les autres ». Je voudrais être très âgé, ne plus connaître la possibilité de souffrir ; avoir loin derrière moi ces années de jeunesse durant lesquelles on est trop sensible. Je sais qu’en peignant je pourrais user les heures, peut-être les oublier ; en me mêlant à la vie des hommes qui travaillent sur le port à décharger les sacs de ciment. Il y aura un temps, j’espère, où, ces gestes me redeviendront possibles. L’essentiel est que le temps coule, et que s’endorme en moi la douleur ; que je la trompe, si je ne réussis à la vaincre. Je vois des gens qui vont à leurs occupations, travaillent, rient, jouent aux boules, des gens bien portants. J’en ai aussi la mine, du reste. Qui pourrait savoir que je suis rongé par le doute ? que mon esprit semble avoir abandonné mon corps qui n’a plus de la vie que les fonctions mécaniques ?
Et, à Paris, Renée et Françoise s’imaginent que je suis sur le chemin de la guérison. Elles ont juré de ne point m’écrire. Moi, j’ai envoyé une lettre à chacune, dont je ne me rappelle plus les termes. Je les évoque : Françoise est fermée dans son silence, Renée me montre un visage mélancolique, et toutes deux attendent, inquiètes… Ah ! je ne peux ne point les faire souffrir et ne pas leur communiquer mon indécision. Je devine bien que lentement mon mal les ronge – pour Renée, j’en suis certain – qu’elles ne sont pas plus heureuses en cet instant que je ne le suis. Cette liberté qu’elles m’ont donnée, elle me pèse, m’oblige plus que jamais à un choix. Ne l’aurais-je pas obtenue, c’est d’elle que je me réclamerais pour justifier mes hésitations. Renée, Françoise, oh ! pourquoi vous ai-je rencontrées ? « Vous en eussiez rencontré une autre » dit Renée. Oh ! puis-je quelquefois m’écrier, que n’êtes-vous mortes… l’une d’entre vous ! Je descends jusqu’au fond de ma pensée, là où il y a les ténèbres et la boue. Tout le bonheur que ces deux femmes m’ont apporté, je le rejette, parce qu’il me faut le payer encore de trop de souffrances. Elle monte, me tient au pied de cet arbre, abattu comme par une sorte de fièvre, alors qu’il y a dix minutes je travaillais…
Un jour viendra, peut-être que je sourirai du personnage que je fus, que je le mépriserai pour sa faiblesse, sa grande lâcheté. C’est que j’aurai retrouvé la santé. Et à mon tour je ne comprendrai ceux dont l’âme est malade.
J’essaie le seul geste qui me soit un remède : reprendre ma palette et mes pinceaux. L’odeur de l’huile, j’ai pu la flairer comme le plus rare des parfums ; cette matière, la triturer avec l’attention qu’on accorde à une matière précieuse, car selon la façon dont je la prenais avec ma brosse, la posais sur la toile, elle s’animait ou se changeait en une pâte boueuse. J’ai derrière moi quinze ans de labeur, de réussites, d’échecs, et je garde au bout des doigts, comme un artisan, quelque chose de cette vivante expérience, si bien que je peux peindre presque par habitude. Le résultat ne vaut pas celui que j’obtiens lorsque ma pensée se mêle aussi de la besogne. Mais le temps me semble loin où elle ne se souciait d’autre chose que des problèmes de la création artistique ! Je songe à cette époque de jeunesse durant laquelle l’art me tenait à l’abri des mauvais coups du sort. La vie se venge, et depuis cinq ou six ans j’en subis les atteintes ; il est vrai que j’ai compris que la vie, elle seule, nourrissait la peinture, l’enrichissait, et que mes meilleures toiles étaient celles dont la technique se laissait oublier – parce que je m’en trouvais alors le maître, comme je l’étais aussi de ma joie et de mes pensées.
Une heure passe, puis je renonce à chercher plus longtemps cette harmonie. Du moins, déjà est-ce 10 heures ! Je plie bagages, laisse là mon matériel pour suivre un moment le chemin du Cap Rouge. Il tourne à droite, longe le jardin de la pension « Miramar », pénètre dans un bois de pins, se divise enfin au milieu d’une clairière où il y a les ruines d’une maisonnette.
L’an dernier, Renée et moi nous étions arrêtés à ce carrefour, et je n’irai pas plus loin aujourd’hui, sinon en pensée. Renée voulait monter au Cap Rouge d’où l’on a une vue grandiose, c’était une longue trotte, sous un soleil brûlant ; je proposais de suivre le chemin qui descendait vers la mer, et de nous baigner. Mais plus encore que le bain me possédait le désir de faire l’amour, désir qui m’était venu en cours de route et que j’avais soif d’apaiser. Et lorsque nous fûmes entre ces blocs énormes qui s’entassent au pied du Cap Rouge, nous nous déshabillâmes en un instant et entrâmes à l’eau. Nous étions nus, Renée éclata de rire, mais je me lançai sur elle et la couchai sur un rocher… Je me souviens. Des vagues arrivaient, qui nous éclaboussaient ; les aspérités du roc nous meurtrissaient, surtout Renée qui criait de douleur, aussi de plaisir ; et ce grand soleil, cette même odeur de résine que le vent apportait, une odeur d’algues, et encore celle de notre désir… Quand Renée se redressa, elle me dit : « S’il y a des gens sur le Cap Rouge… » et se jeta à l’eau. Il n’y avait personne, la terre et la mer restaient vides, ce sont des instants durant lesquels le monde semble vous appartenir. Oui, je me souviens que toute cette journée fut joyeuse ; aucune ombre n’effleura mon esprit. Le tantôt, sur la plage des Lombards, Renée apporta des brioches que nous mangeâmes goulûment après le bain. Bonne et docile Renée qui me savait si désireux de lui échapper, lorsque je semblais heureux, que j’avais pour elle quelque regard, quelque tendresse amoureuse, elle se réjouissait. Elle m’aimait assez pour préférer mon bonheur au sien.
Peut-être ai-je une lettre d’elle qui m’attend à la poste ?
Cette idée me jette sur le chemin. Car ce n’est pas possible que Renée tienne ce serment de ne jamais m’écrire, elle sait trop combien je ne puis supporter la solitude, que la moindre de ses attentions me sera précieuse. Je n’ai d’ailleurs pas cessé d’aimer son esprit, souvent injuste mais passionné. Lorsque je l’ai connue, ce fut chez un peintre de mes amis, un soir. Nous parlions des peintres surréalistes, et Renée les attaqua. Je les défendis ; elle me cria que je parlais ainsi par snobisme, car ma peinture… Je ne l’avais rencontrée que deux ou trois fois, dans les galeries ; j’avais vu quelques-unes de ses illustrations, gauches, curieuses, surchargées comme des rêves. Je pris prétexte de son travail pour la convaincre. Il était tard. Je proposai de la reconduire, et, en chemin, continuer notre discussion. Il ne fut plus question des surréalistes, mais d’elle. Et lorsque je fus seul, je songeai à cette fille, si vibrante et courageuse. Elle avait 27 ou 28 ans, mon ami avait été son amant, c’était fini entre eux…
Ah ! ma toile et mon barda que j’oubliais sous l’olivier !
Renée, c’est avec elle que je descends ce chemin, comme nous l’avons fait souvent au retour du Cap Rouge. Elle aimait à marcher, à respirer avidement l’odeur des pins, à découvrir des paysages. Bien qu’elle parût solide, soudain elle s’écroulait sur l’herbe, et c’était de tendres baisers, un long repos nos jambes entremêlées pour qu’elle retrouvât des forces. Tantôt violente, têtue, haineuse, tantôt enjouée et docile ; confiante dans ses travaux, et soudain les dédaignant ; extrême en toutes choses, d’un tempérament assez froid mais que mon désir réussissait quelquefois à éveiller. Plus fine, plus riche que Françoise. Elle avait déjà de la vie certaine expérience, j’étais son troisième amant ; un premier amour malheureux l’avait jetée sur ce chemin, elle craignait la solitude, ne tenait pas à retourner jamais chez ses parents ; et détestait l’amitié des femmes, ne recherchait que celle des hommes, parce que plus généreuse et nourrissante. Que lui avais-je apporté en lui offrant la mienne, sinon la douleur ?
Je pose mon matériel à l’Hôtel Provençal, prends mon maillot de bain, puis cours sur le quai. Deux cents mètres, voici la poste, j’y entre en me disant que la pensée de Renée et la mienne se sont rencontrées, que certainement… « Rien pour vous », me répond-on, et je sors, lèvres serrées.
Ainsi, Renée tient parole. Que Françoise ne m’écrive point, je n’en suis pas surpris, elle est blessée dans son amour autant que dans son orgueil, elle obéit à une pensée scrupuleuse, rigide, sans nuances. Mais Renée… Ne l’ai-je pas meurtrie déjà, déçue, et ne m’a-t-elle pas pardonné ? oublie-t-elle que mes actes et mes paroles ne correspondent pas toujours ? et qu’elle garde sa place dans mon cœur ? Oui, en dépit de l’amour de Françoise, je n’ai pu l’en chasser, encore que j’aie pu m’y efforcer au cours de l’hiver. J’imaginais qu’elle était un obstacle à ce désir qui me poussait vers d’autres femmes. Et lorsque je fis la connaissance de Françoise, je n’eus de pensée que de me débarrasser de Renée, ce qui ne me paraissait point difficile, entre nous les liens étant déjà si lâches que nous avions convenu, à notre retour de Carpiagne, de vivre chacun dans son atelier. Je racontai à Renée que je voulais choisir un mode d’existence totalement différent pour me consacrer au travail. Renée n’en crut rien. « Vous avez trouvé quelqu’un, sans ça vous ne me quitteriez pas ainsi, je vous connais ». Après plusieurs semaines, je lui fis l’aveu de mon nouvel amour et des espérances que je plaçais en lui, jusqu’à déclarer que je voulais fonder une famille. « Vous en êtes bien sûr, André ? » me demanda-t-elle. Comme elle m’interrogeait, qu’elle me paraissait douter de mon cœur, qu’elle prétendait me connaître si bien qu’elle voyait ce que je ne savais voir en moi-même, je la rembarrai, l’injuriai, en quelques phrases j’anéantis tout le bonheur qu’elle m’avait donné. Je me répète les paroles d’alors, les trouve plus folles que cruelles ; Renée aussi qui n’en prit point prétexte pour me refuser sa porte lorsque je commençai à retourner chez elle lui confier mes inquiétudes. Il lui arriva d’en tirer satisfaction, jamais longuement ; et ensuite elle s’efforçait de me consoler. C’est elle qui me poussait sur mon nouveau chemin : « Ne vous interrogez pas toujours, André. Allez de l’avant avec celle que vous avez choisie. Elle est plus jeune que moi, elle vous rendra heureux ». Je lui répondais quelquefois : « Renée, c’est vous seule qui êtes capable de me rendre heureux ». Elle branlait la tête. « André, il suffirait que je vous demande de rester près de moi pour que vous ayez aussitôt le désir de vous enfuir ». Toutes les visites que je lui faisais, je les cachais à Françoise, ou m’imaginais les lui cacher. Renée était devenue comme une sœur, ou mieux : une espèce de mère. Sans doute parce qu’il n’était plus question d’amour entre nous. Et cependant, parfois, la regardant, il m’arrivait de songer à ces années que nous venions de vivre, et le passé me montait d’un coup au visage. Ce passé, j’avais pu cracher dessus, un soir ; il m’était devenu précieux, admirable, je l’évoquais comme j’ai fait tout à l’heure sur le chemin du Cap Rouge, nos souvenirs de Carpiagne notamment m’attendrissaient. « Vous m’y avez fait pourtant assez de scènes » murmurait Renée. « Vous vous rappelez ? » Je ne revoyais que les moments heureux, j’avais le cœur lourd de regrets qui peuvent-être ceux d’un vieillard. Alors, Renée me secouait. « Vivez dans le présent ! Mettez fin à ce passé une fois pour toutes, et vous et moi nous serons libres ! » Je comprenais ses raisons. J’avais les miennes. J’ai soif de nouvelles aventures, mais chaque fois redoute de voir finir celle que je vis, comme si mourait déjà avec elle une partie de moi-même. Que je m’explique clairement cet état, en dénonce la faiblesse, cela ne m’aidait pas à en guérir. C’est pourquoi je jouais à Renée cette comédie, que je faisais entre elle et Françoise ces allées et venues…
Qui ne sont pas terminées !
Il arrive même que subitement ma pensée me souffle de prendre le train pour Paris. Par bonheur, faire mes bagages, attendre l’autocar, le train, tous ces actes me paraissent compliqués et chargés des lourdes erreurs que j’ai pu commettre. Il faut que je me tienne à cette ligne de conduite : ne plus faire aucun acte. Mes pensées peuvent m’y inviter, une souffrance plus aiguë m’y pousser, la solitude me faire désirer mon départ. Je sais qu’aucune décision ne devra répondre à ces appels. C’est chose pitoyable, sans doute. Néanmoins, je dois me défier de moi comme de mon plus redoutable ennemi. Mes rêveries ne sont pas aussi funestes que le moindre de mes actes. J’ai brisé, et consciemment, par désir d’absolu, tous les ressorts de ma vie ; j’ai pu dire quelquefois à Renée, avec une sorte d’amère moquerie, que j’avais « tué le drame »… comme j’ai pu vider les mots de tout leur contenu. Pas impunément. Et il me faut à présent redevenir un être normal, qui croit à la réalité du monde, à la valeur d’un engagement, au sens d’un mot, à la peinture, et accepte les petites servitudes de l’existence.
— Hé ! bonjour, Mourel.
C’est mon Italien, c’est Ambrosio qui me salue. Il est déjà étendu sur les galets. Nous nous serrons la main, puis je m’assieds, me déshabille, m’allonge au soleil, en écoutant Ambrosio. Car près de lui je peux retrouver de cette force qui me manque. Il a, comme moi, à sauver sa vie. Mais ses ennemis ne sont pas le fait d’une imagination insatiable et malade ; il doit triompher des difficultés journalières : gagner de quoi manger, payer les frais de son métier. Or, il est installé depuis seulement deux mois à Carpiagne, à l’écart dans une rue étroite, et les clients sont rares. J’ai été chez lui me faire tailler les cheveux : c’est petit, clair, propre. La nuit, il étend un matelas dans un coin du « salon » ; au fond d’un placard, il serre ses vêtements, sa vaisselle et ses casseroles. Il se nourrit de fruits et de légumes, ne boit jamais de vin, n’a de désir que de passer des heures au soleil, c’est là sa joie. Son espérance : rester en France (il m’a dit, au lendemain de notre rencontre, qu’il avait quitté l’Italie par haine du fascisme). Il y a deux ans, il exerçait dans un village de la région d’Aubagne, il avait une bonne clientèle d’ouvriers cimentiers ; il a vu grand, a voulu s’installer à Marseille et y a perdu son argent. Il lui en est resté juste assez pour venir à Carpiagne. Son nouveau rêve, réalisable quelque jour, croit-il : ouvrir une boutique sur le port.
— Ce matin, j’ai gagné ma journée, me dit Ambrosio, en s’étirant. Quand il y a marché, je vois entrer chez moi des gens de la campagne.
Il lui faut environ 15 francs, dont il consacre 5 ou 6 à acheter du pain et des fruits ; si la faim le tient fort il se prépare un plat de macaroni aux tomates. Moi qui dépense 30 francs à l’Hôtel Provençal…
— Ambrosio, j’ai envie de m’arranger comme vous si je reste à Carpiagne. Mais moi, je mange…
— Et moi, je mange pas !... on voit à travers moi ?… Je vais pas aussi loin que vous en mer ?
— Je voulais dire que je ne suis pas végétarien.
— Est-ce que je me soucie de l’être ? Je vis comme ça par plaisir, encore plus que par nécessité. Le reste…
— Les femmes, Ambrosio ?
— Oui, ça c’est une question. Aussi, je mange pas de viandes, jamais je bois d’alcool.
— Mais quand vous apercevez une belle fille sur la plage ?
— Ah ! je cours me lancer à l’eau, s’écrie-t-il. On est bien obligé de choisir. Mourel, je crois que vous, les femmes ça vous préoccupe…
Je me contente de hausser les épaules, tandis qu’Ambrosio m’observe en souriant. Je ne lui ai pas fait de confidences. Que pourrait-il pour moi, là où mes amis les meilleurs ne me furent pas de grand secours ? Je le devine ardent, entier et fidèle dans ses désirs comme dans ses haines. Si je l’ai bien compris (il a mon âge) il a eu sa part d’aventures, et je ne peux lui reprocher de se mettre à l’abri des sales coups du sort. Maintenant, son choix est fait. Pour longtemps ? Il s’en montre assuré. Éprouve-t-il des regrets ? Il a connu une vie plus dangereuse que la mienne, l’ennui de travailler pour presque rien chez des patrons, et avec la haine du fascisme c’est l’espoir d’une existence matérielle plus agréable qui l’a poussé à venir en France. Il ne demande rien de plus que de vivre, « vivre comme ça me plaît, et c’est beaucoup », m’explique-t-il. Moi, je jouis encore de ce bonheur et ne suis pas heureux. Ou, si. Lorsqu’il m’arrive de penser que pour une jeune fille j’ai failli perdre une liberté que j’ai toujours estimée à son prix. C’est ce que les paroles et le genre d’existence de mon compagnon me rappellent fort à propos.
— Ambrosio, alors sans femmes vous pouvez être content ?
— Dame oui, me répond-il, avec un soupir ; et un instant plus tard, se levant : « J’ai l’eau, et j’ai le soleil, plus d’un camarade en est privé ! »
Il nage, il m’appelle. Pas encore. Je me demande si cette vie que connaît Ambrosio pourrait aussi être la mienne ? N’ai-je pas sur lui l’avantage d’avoir mon art ? À moins que ce ne soit une faiblesse ? Faut-il l’envier d’être simple ? Oui, si la simplicité donne le sentiment de la force, éclaire sur vos vrais besoins. Je ne dois pas désespérer. Lorsque je nage, est-ce que je ne me débarrasse pas de mes pensées, n’oublie pas toutes ces complications qui sont autant de liens ? Et, en ce qui concerne l’existence, si je ne peux être garçon coiffeur, je puis devenir à l’occasion peintre en bâtiment, et surtout ne pas dépenser mon argent comme je l’ai fait jusqu’ici, trente et des francs chaque jour ! Je pourrais essayer de louer une chambre ? L’an dernier, il en avait été question avec Renée. Que dirait-elle en apprenant que je veux faire ma cuisine ?… Oh ! rien, elle ne me répondra rien…
— Alors, on nage pas ? me demande Ambrosio, qui arrive tout ruisselant. Ça va pas ?
Avec le désir de je ne sais quelle consolation, je murmure :
— Non, ça ne va pas. J’attends des nouvelles…
— Vous en recevrez bientôt, me répond joyeusement Ambrosio. Parions ?
Ce n’est pas la pensée de ce pari, mais mon inquiétude, mon ennui, quelque espérance, qui, le lendemain, me poussent vers la poste ; et puis je me répète que si je n’y vais pas aujourd’hui samedi il me faudra attendre jusqu’à lundi… impossible ! J’arrive, reste sur le seuil, parce que je peux encore entretenir mon esprit d’illusions, je cherche des yeux un signe favorable. « Pardon, monsieur » fait doucement une voix. Je m’efface ; une femme entre, qui porte un large chapeau de paille, une robe blanche, brodée. Vais-je entrer aussi ? Deux personnes attendent devant le guichet. Tant mieux. Ma peur d’une désillusion est plus forte que mon impatience. Il me faudrait faire preuve d’indifférence : « Que j’aie une lettre, ou non… » et sagement préparer ma pensée à une déception ; et encore, peut-être détourner mon attention… Je pose mon regard sur cette femme au chapeau de paille qui, elle aussi, semble anxieuse, si j’en crois son visage, son attitude, ses regards furtifs dont l’un rencontre mon regard. Soudain, je vois le guichet libre ; oubliant mes résolutions, je m’y jette :
— J’ai du courrier poste restante ?… André Mourel ?
Après une attente qui me paraît longue l’employée me tend une enveloppe que je saisis en m’exclamant. Ma joie tombe aussitôt : ce n’est pas une lettre de Renée.
— Il n’y a rien d’autre ?... cherchez !
D’un signe de tête indifférent on me répond non. Je me recule, mon bras frôle celui de cette femme, dont j’ai pris le tour au guichet, et je murmure : « Oh ! pardon ». Je sors, lentement. Une lumière cruelle éclaire le port ; les barques se balancent doucement contre le quai ; des appels sonores montent d’un bistrot. Ah ! que me fait à moi le spectacle de cette vie ? Je voudrais être changé en pierre. N’avoir ni mouvement, ni pensée. Être hors de ce monde. J’en suis rejeté, cela vient une fois encore de m’être signifié ; mais reste sensible à cette solitude. Qu’on m’arrache mon cœur, et que rien ne puisse désormais m’atteindre. J’ouvre d’un geste machinal mon enveloppe. Cette écriture inconnue ?… C’est celle de ma concierge de la rue du Commerce, on me réclame de l’argent pour l’installation du gaz, la pose des papiers dans mon appartement. Encore que je le souhaiterais de toutes mes forces, le passé ne me lâchera pas !
Ambrosio m’attend sur la plage des Lombards. Mais je ne saurais aujourd’hui répondre à ses questions ; accepter qu’il me console, encore moins supporter ce spectacle de force et de santé qu’il me donne. Je ne veux voir personne. Nager me semble réclamer un effort de volonté dont je ne me sens plus capable. Je ne puis que regagner ma chambre, où me guette je sais quel ennemi. Ah ! qu’importe, je m’y enferme, tire les volets, me jette sur le lit.
Oh ! Renée, oh ! Françoise, que faites-vous ? pourquoi ne m’écrivez-vous point ? Ah oui, votre serment… La solitude ne m’est pas d’un aussi grand secours qu’un signe d’amitié, la parole donnée moins précieuse que l’oubli de cette parole. Pour moi, rien n’engage à jamais ; mais aussi, rien qui puisse être rompu à jamais. Les solutions définitives ne me conviennent aucunement. Je voudrais tout concilier de ce qui est inconciliable, en vérité, et je n’ai pu ainsi qu’aggraver mon malheur. Du reste, c’était là un système qui ne s’appliquait en rien à Françoise. Il me paraît que c’est le fait de la jeunesse d’aimer les « situations nettes ». Avec un peu d’expérience – et de lassitude – les notions du bien et du mal, du devoir, toutes ces notions vous apparaissent confuses, sujettes à des interprétations nombreuses. Je me souviens que Françoise les rejetait toutes. Ses jugements, implacables, absolus, se montraient bien différents de ceux de Renée qui, elle, peut-être, avait subi mon influence. Renée, ah ! comment m’expliquer son silence ? qui l’y pousse ?
La dernière image que je garde d’elle m’apparaît. Gare de Lyon, le soir de mon départ. Je ne savais pas qu’elle s’y trouverait, et, alors que j’achetais un sandwich, je la vis qui courait à ma rencontre. « André ! j’avais peur de ne jamais vous découvrir dans cette cohue ». Je lui souris doucement. « André, ah ! nous aurions pu partir ensemble, encore une fois… » Plus elle parlait, plus je songeais à Françoise, plus mon cœur l’appelait et regrettait que ce ne fût pas elle qui eût rompu son serment de ne pas me revoir. Renée se tut, elle devinait mes pensées. Nous marchâmes en silence, enfin nous séparâmes, Renée avait le visage en larmes, et moi, mon cœur se fermait à tout ce qui n’était pas mon fatal amour. Renée, je te revois, il me semble que maintenant j’essuierais tes larmes…
Ah ! il suffirait qu’elle soit à mes côtés pour que, peut-être, je ne puisse prononcer une parole affectueuse. Ce n’est pas tant le souvenir de Renée qui m’obsède, que celui de Françoise. J’ai donné huit mois de ma vie à cet amour tumultueux, ténébreux, mais traversé de lueurs de joie. Un mot de Françoise… et j’accours ! Peut-être n’est-ce pas tant l’amour que le désir qui me pousserait ? ou ma maladie ? ou encore bien plus la jalousie ?… Oh ! Françoise, que fais-tu ? Rien que je ne sache : tu vas à ta librairie, tu vois quelques amies, tu demeures dans ta chambre et sans doute penses-tu à moi. Mais ce n’est pas tant de tes pensées que de ton corps que je me soucie. Tes gestes, tes rencontres ? Le silence dans lequel tu me tiens, que tu ne rompras pas, je le sais, j’en crève ! Il me semble que tu vas m’échapper, que ta vie va m’échapper, et, comprends-tu, je ne peux supporter l’idée que tu ne m’appartiendras pas !… Cependant, je ne sais rien tenter pour qu’il en soit autrement, me réponds-tu… Quitter Carpiagne sur un de tes appels, oui, j’en suis capable. Mais il y a les lendemains… Il y a l’appartement de la rue du Commerce, le travail dans un bureau, quoi encore… Ah ! la vie me semble plus être le fait de la lutte pour le pain que celui de l’amour. Je ne saurai trouver d’évasion que dans le renoncement et la fuite ; seulement, au bout de ce chemin, je rencontre la solitude ; et je me retrouve sans cesse, moi, et l’existence que je mène me semble ressembler à la mort.
J’entends des rires, des bruits de pas dans le couloir. Les pensionnaires descendent déjeuner, c’est l’heure. J’ai faim, moi aussi. Malgré ma tristesse, j’obéis aux petites servitudes de la vie – déjà une victoire ! Est-ce que je n’éprouve pas une espèce de plaisir à entrer dans la salle à manger claire de l’Hôtel Provençal ? Allons, on ne meurt d’amour, ni d’ennui, ni de désespoir, à moins qu’on ne fasse le geste qu’il faut pour mourir. Et j’ai les gestes de la vie ! Je me surprends à en avoir la curiosité. Durant tout le repas, est-ce que je n’observe pas deux Anglaises, souples et blondes, qui sont installées à une table voisine de la mienne ? et ne m’amuse pas de les entendre parler d’une voix rapide et animée ?
Je me lève, avec une rage soudaine. Aller pour rien à la poste, voire y renoncer, il faudra s’accoutumer à cette idée ; remuer des souvenirs douloureux, mais se dire chaque fois : « Je connais ce mal, il commence, gonfle, puis s’endort ». Est-ce sagesse, médiocrité, froideur d’âme ? Je m’en fous ! je dois vivre ! Renée, Françoise, qu’ai-je besoin de vous ? Que ne trouvais-je en vous que je ne pourrais trouver chez une de ces femmes que je rencontre dans l’hôtel, sur la plage des Lombards ? La vie que je vous demandais, ne pourrais-je pas la boire sur d’autres lèvres, et entendre les mêmes rires, les mêmes cris, avoir chaud de la même chaleur ? Que m’importe à moi votre pensée, et votre âme, dès l’instant où je n’en reçois que souffrance ? Ma seule pensée me suffit. J’y vois clair en moi, il y a de ces mouvements de haine qui vous valent d’être lucide. Ce n’est pas tant d’un amour que d’une présence, dont j’ai besoin. Que je puisse me donner pleinement dans l’instant, mais ne pas être engagé pour l’avenir, parce que j’aurais alors un tel désir de fuir. Oui, c’est cette vie que je souhaitais, que j’ai cherchée à tâtons sans la rencontrer jamais.
Je descends l’escalier. Cette vie à laquelle je songe, je ne connais pas de femme qui y puisse consentir, qui accepte de n’être qu’une fleur… Rien n’est si simple, ne suis-je pas déjà payé pour le savoir !
Je me suis assis à la terrasse du café de l’Hôtel Provençal pour prendre mon petit déjeuner. C’est un beau matin. Tous sont semblables, clairs, fidèles, chargés de promesses. L’an dernier, je m’émerveillais de chacun de ces matins ! De cette terrasse, Renée et moi regardions les pêcheurs étaler sur la place leurs filets bruns, nous surprenions la vie à son réveil, dans la rue qui mène au port ; nous-mêmes, heureux, nous mangions des figues avec gourmandise et nous laissions paresseusement caresser par le soleil. Aujourd’hui… J’étends le bras, prends sur la table voisine un journal qui date de plusieurs jours. Crimes, difficultés économiques, je parcours un article : Il faut régler la question du chômage avant l’hiver. Où en serai-je, moi, l’hiver venu ? Brusquement, j’entends crier mon nom, je relève la tête et vois s’avancer Ambrosio, la mine ouverte, riante.
— Hé bien quoi, qu’est-ce que vous devenez, Mourel ? deux jours que vous venez plus nager… C’est encore pour ces nouvelles qui n’arrivent pas ? est-ce que j’ai perdu le pari ?
Je fais un geste vague et il poursuit :
— Moi, je suis debout depuis 5 heures, je me balade le long de la côte, j’ai mangé des figues et une livre de pain. Je tenais à vous voir, parce que si vous voulez une chambre, j’en connais une, pour un peintre. On y va ?
— Allons, dis-je.
Chemin faisant, Ambrosio m’explique que nous aurons affaire à une vieille fille grincheuse et bigote, propriétaire d’une maison à deux étages, dont lui, Ambrosio, lorgne une pièce du rez-de-chaussée pour en faire sa boutique.
— Je tâte le terrain. Mais pour vous, ça marchera…
C’est à l’extrémité du port, un peu en retrait sur le quai qui forme ici une petite place d’où part la route conduisant à la plage des Lombards et vers les calanques. Ambrosio se plante devant la porte :
— Mademoiselle Bru !
Elle paraît, toute vêtue de noir, soupçonneuse et prudente. Quand elle apprend que je désire une chambre, son visage ridé se détend. Elle me fait signe de la suivre, j’entre dans une des pièces du rez-de-chaussée. Petite, pauvrement meublée, les murs peints à la chaux ; au fond d’une alcôve, un lit de campagne avec une couverture bleu lavande ; près de la fenêtre, l’évier, une étagère.
— Y a tout ce qu’il faut si vous voulez cuisiner, dit Mlle Bru. Vous êtes seul ? C’est 250 par mois. Je donne les draps, et une serviette par semaine. Faut me répondre, parce que c’est bientôt le premier juillet.
Une heure plus tard, j’arrive avec ma valise et mon matériel. Je n’ai pas hésité à louer, car la chambre donne presque de plain-pied sur le port et les reflets de l’eau viennent danser sur ses murs ; peut-être aussi cette pensée que je ne rencontrerai ici aucun souvenir ? et enfin je dépenserai moins d’argent qu’à l’Hôtel Provençal où, du reste, j’avais averti de mon prochain départ.
M’installer, c’est bien vite fait. Je sors et m’assieds sur un banc, entre deux jeunes acacias. J’aperçois l’Hôtel Provençal, la place avec ses platanes et ses pins couchés par le mistral, les falaises du Cap Rouge. La maison voisine de celle de Mlle Bru : un hôtel chic, 40 à 50 francs la pension, je ne m’y suis jamais frotté ! J’en vois sortir soudain cette femme que j’ai rencontrée samedi à la poste, et bousculée. Elle ne porte pas son grand chapeau, elle est blonde, le teint doré, les yeux clairs me paraît-il ; dans cette curieuse robe à broderies elle a une démarche ondoyante et légère qui me rappelle celle de mes deux jolies Anglaises de l’Hôtel Provençal. Aussi une étrangère ? Ce n’est que dans quelques jours que s’amèneront nos Français ! Une barque accoste, un homme saute légèrement sur le quai, noue vivement une amarre ; il est vêtu d’un pantalon de velours aux reflets roses, d’un maillot d’arlequin mi-rouge mi-bleu, et je reconnais là le fameux Marco. C’est un Grec, ai-je entendu raconter l’an dernier, qui depuis longtemps passe ses étés à Carpiagne et y a de nombreux amis. Ce que j’ai pu voir de mes yeux, c’est que ce Marco a toujours derrière lui des jeunes femmes. Peintre, qu’on dit. Je ne l’ai jamais rencontré sur le motif, il ne doit pas toucher beaucoup à ses pinceaux. Cubiste, peut-être ? Tiens, le voici qui salue mon étrangère à broderies. Je me lève. Je suis peintre, moi aussi. Qui le croirait ? J’ai l’allure d’un pêcheur avec ma cotte bleue, un maillot blanc, les bras déjà très bruns. Mais d’amis à Carpiagne, surtout des amies femmes, zéro. Baste ! Je regagne ma chambre. Je m’y plairai. Mlle Bru m’a laissé un « inventaire » ; j’apprends que je dispose d’un réchaud à pétrole. Je ferai donc dès demain ma tambouille, ça m’occupera ! Aujourd’hui, je déjeunerai à ce petit restaurant proche d’ici que fréquentent des pêcheurs et des ouvriers.
Peut-être vais-je revivre ? Alors, commençons. En route pour la plage des Lombards. J’y arrive, me déshabille. Je suis nu, autant dire, car de mon maillot je fais un « slip ». Marcher sur les galets brûlants, s’approcher de l’eau, si calme, si pure. S’y jeter. Et, en s’ébrouant, s’exclamer : « Ah ! c’est fou de ne plus nager ». Je pense que c’est une autre folie de ne pas peindre, alors que la lumière éblouit et que ne souffle pas le mistral. Combien d’heures précieuses j’ai pu gâcher en songeries ? À quelle règle de conduite aboutissais-je, après mes méditations interminables, sinon vivre la minute présente ?
Déjà, je ne suis plus le seul nageur sur la plage. Rien que des habitués, qui viennent de Carpiagne, ou des hôtels sur le chemin des calanques. On se déshabille en plein air. Les femmes n’en ressentent pas plus de gêne que les hommes ; elles sont belles, presque toutes, et dans leur façon de découvrir leur dos, étaler leurs membres au soleil, il y a même du défi. On voudrait le relever. Je passe devant certaines, étendues ; je ne vois pas leur visage que cache un chapeau de paille, mais leur corps, et c’est assez pour vous tenter… ces cuisses pleines, brunes, luisantes… ce ventre bombé qui frémit sous le maillot. Qu’est-ce qui vous retient de vous jeter sur elles ? qui vous lorgnent peut-être entre les pailles de leur chapeau, vous appellent secrètement, ou vous méprisent, n’hésiteraient point à se défendre et souhaiteraient d’être vaincues ? Impossible qu’elles aient des pensées différentes de celles qui vous poursuivent, parce que l’heure y invite, et la chaleur, et la mer.
Je m’allonge sur les galets, sans avoir osé un geste. Oui, lancer des regards. À dix mètres, immobiles, deux de ces femmes. J’en suis séparé par une distance infranchissable, les usages, la peur, et peut-être aussi la langue et l’argent. Séparé. Alors que nous avons sans doute la même faim ? Pas tellement le besoin de faire l’amour que celui d’une vie libre… païenne. Hélas, il faut se satisfaire de miettes, dont on tire cependant une espèce de plaisir. Est-ce le peintre, en moi, qui admire ces deux femmes, s’émerveille des lignes que créent certains de leurs mouvements ? Mes yeux se posent sur ces corps et longuement les caressent. Je ne peux m’empêcher de désirer que ce soient mes mains qui donnent ces caresses. Désirer, souhaiter, rêver. Ah ! je ne sais me montrer hardi auprès des femmes, leur plaire en m’habillant avec soin, trouver les mots faciles qui les amusent ou les intriguent. C’est que si je ne leur demande que d’être belles, tout au moins je les place très haut. Nobles statues que je ne vénérerai pas tant que je n’ose toutefois y porter la main, mais avec adoration, avec tendresse. Il me paraît que les femmes auxquelles je songe, ces étrangères de Carpiagne, n’appartiennent pas aux hommes de mon espèce comme à celle de ce Marco. Et d’autres femmes… quels détours pour en approcher, quelle fatigue pour les conquérir, et au lendemain de cette conquête les complications… Oui ! c’est un jeu dangereux qui se joue entre l’homme et la femme, où chacun à tour de rôle est vaincu. Fatalité terrible ! S’en sauvent ceux qui à l’avance se retirent de la lutte : Ambrosio, par sagesse et amour d’une vie solaire ; d’autres, par lassitude et vieillesse ; et d’autres encore sont casés bourgeoisement dans le mariage, et s’engraissent, et s’endorment. Mais moi, je ne suis vieux, ni sage, ni immobile. Je reste sensible, trop sensible à la beauté d’une femme ; ne connais rien qui soit plus digne d’admiration. Ferveur qui ne va pas sans passion et désirs. Je ne cesserai donc d’être atteint, déchiré, heureux et désespéré tour à tour. Si on pouvait vivre rien qu’entre hommes sur cette terre, la vie serait simple… c’est à peu près la pensée d’Ambrosio. Mais sans femmes, il n’y aurait ni joie, ni chaleur, ni parfums. Il s’agit de femmes amoureuses, point de celles dont le seul rôle est d’être mères. Il y a dans l’amour de l’enfant, ce piège ou cette consécration, cet échec ou ce prolongement. Ah ! je n’ai aujourd’hui la force que de penser à mon propre destin.
Le soleil me brûle, je retourne me jeter à l’eau. Les baigneurs sont nombreux. Cependant, je ne vais pas au large ; avec de lentes brasses je nage parallèlement à la plage, approche de plusieurs nageuses, les dépasse, arrive à la hauteur d’un nouveau groupe. Elles et moi baignons dans les mêmes eaux et nous connaissons les mêmes joies. Cela se lit au fond des yeux, sur la peau brillante, dans les cheveux scintillants, s’avoue dans chaque geste… Enfin, je ne me sens plus séparé de ces belles étrangères. Je nage le crawl, et plusieurs d’entre elles me regardent. Si j’avais de l’audace, je leur parlerais. « L’eau est bonne ? », ou quelque autre phrase insignifiante. Les mots ne comptent plus, tout cet attirail d’usages qui a cours sur terre ; ici, seul importe votre corps, et sa force, sa santé, sa jeunesse. Je tourne autour des nageuses (je ne suis pas le seul homme à faire ce manège). Ce sont toujours les mêmes mythes qui envahissent mon esprit, dont je me nourrissais sur la plage. La naissance marine de Vénus ne m’apparaît ni comme une légende, ni comme un miracle. Ces eaux si lourdes qu’elles semblent huileuses, ces eaux limpides et changeantes sont gorgées de vie. Les femmes qui y plongent me semblent avoir retrouvé leur élément. Oui, je me sens l’audace de le leur crier, à ces baigneuses, qui peut-être ne connaissent pas l’origine de leur bonheur !
Mais ce n’en est pas l’endroit car, soudain, je reçois un coup sur la tête. Je me retourne : on rit, je ris aussi, et la nageuse maladroite continue sa route. Rêvasser ne m’empêche aucunement de nager. J’ai une si ancienne habitude de la brasse coulée que j’en fais les mouvements mécaniquement et, à chaque brasse, il me reste plusieurs secondes pour chercher à percer du regard ces profondeurs bleues, glauques, mouvantes… ou accompagner des yeux une nageuse. Une seconde encore pour évoquer Françoise qui n’aimait pas la Méditerranée, la malheureuse, et Renée qui nageait à mes côtés avec tant de souplesse.
Je me suis éloigné de la plage qui se termine par une pointe rocheuse dont je me rapproche avec l’intention de plonger. M’y voici (un petit groupe s’y trouve déjà). Je m’accroche, me hisse. Dans ce groupe je reconnais mon étrangère de la poste, une Anglaise de l’Hôtel Provençal, un Anglais. Ils plongent. Je souffle, puis : hop ! un plongeon. Lorsque je reviens à la surface, je ne vois plus que mon étrangère qui s’efforce de remonter sur le rocher, tandis que ses compagnons piquent vers la plage. Je connais l’endroit, cette femme s’y prend maladroitement. « Attention ! il y a des oursins. Plus à droite !… » Mais elle s’agrippe comme si elle n’avait rien entendu ; enfin réussit à prendre pied.
— Vous ne vous êtes pas écorchée, mademoiselle ?
Elle secoue la tête en souriant, cette fois elle m’a compris. Elle porte un maillot orange, ses cheveux sont serrés dans une étoffe jaune et blanche. Elle est dressée sur ce rocher comme une statue sur son socle, pour moi qui reste dans l’eau : les jambes un peu courtes, puissantes, aux chevilles lourdes comme j’ai aimé les dessiner à une époque où m’influençaient certains dessins de Picasso ; les cuisses d’une matière dorée et unie ; le torse d’un galbe ferme et harmonieux, les seins hauts, la tête petite, bref une fille qui ne me plaît pas moins ainsi que dans sa curieuse robe paysanne à broderies. Je m’accroche au rocher, y monte, avec un vif désir de parler à cette étrangère et me faire pardonner ma grossièreté de samedi. Mais elle plonge. Je la suis du regard, en haussant les épaules. Elle aurait besoin cependant qu’on lui donne quelques leçons. Le crawl, ça ? Elle barbote ! Comme elle a piqué dans l’instant où elle m’a vu remonter ! Elle doit penser de moi que je suis une brute ? Bon, et après ?… Je plonge et vais au large.
Lorsque je reprends pied sur la plage, je vois Ambrosio. Je lui crie :
— Ça va, ce matin ! Je crois que ce tantôt je me mettrai sérieusement à peindre.
L’après-midi venu, je n’attends pas que le soleil ait baissé pour partir à la recherche d’un motif. Voilà : un coin de Carpiagne, avec les falaises du Cap Rouge et la mer. Je ne veux pas laisser tomber mon ardeur, et, ayant vite charbonné quelques indications, je me mets à peindre. Je ne me soucie pas de « composer », de « construire ». J’obéis à une espèce de rage froide, à un désir passionné d’expression. Ces oliviers tordus, ces maisons aux arêtes vives, les pentes sauvages du Cap Rouge. Il ne faut pas se satisfaire d’images. Ce n’est pas tant l’aspect extérieur des choses qu’il s’agit de fixer, mais en pénétrer l’esprit ; et, en même temps que la forme, tenter de saisir cette lumière impalpable. Ce n’est pas la leçon de Cézanne que j’entends, cette fois, mais bien celle de Van Gogh. Ou plutôt je ne me soucie que de peindre et bataille contre la matière, contre la couleur… je peins comme on pousse un cri pour se délivrer de son émotion. Ça ne donne pas un tableau ? Ah ! on s’en fout de l’œuvre d’art, elle n’est pas ailleurs que dans la vie. Et puis l’œuvre elle-même, après tout, quoi ?… Cet état de fièvre, grâce à lui j’oublie Françoise, Renée, et le reste du monde ! C’est l’acte de peindre qui m’importe… la peinture détachée de toute représentation objective. Malgré que je peigne sur le motif mon intention n’est pas moins absolue que celle d’un cubiste ; mais, moi, je me soucie plus d’expression que de plastique. On retrouvera dans mon étude un paysage ; j’y retrouverai ma ferveur d’homme et d’artiste.
C’est une bonne toile que je ramène à Carpiagne. Une fois dans ma chambre, je la pose près de la fenêtre. Un moment qui vous vaut des déceptions, celui-là ! Je n’en éprouve aucune, aujourd’hui. Une joie sourde monte en moi, comme si je venais de remporter ma première victoire. Et c’est vrai que depuis des semaines je n’avais peint avec cette vigueur. Peut-être, prochainement, dirai-je de cette toile qu’elle est bâclée ? Soit. J’en aurai peint de meilleures ! C’est un bon commencement. Comme du reste toute cette journée. Trouver cette chambre. Le bain du matin, fameux – à plusieurs reprises j’ai pensé à mon étrangère de la poste… Le déjeuner dans ce petit restaurant, où j’irai dîner car je la crève, et ce coin me plaît, familier, coloré, populaire, on y mange copieusement pour ses cent sous ! J’ai chassé mes deux fantômes de ma mémoire. Les chasser, ce n’est pas suffisant… Tout au moins, ils ne me gâcheront pas la fin de cette journée. Je m’accoude à la fenêtre et contemple le port. Des barques de pêche partent à la file ; de la place, m’arrivent les cris des joueurs de boules ; les derniers rayons du soleil glissent sur le Cap Rouge. Ah ! l’idée n’était pas mauvaise qui me poussait à venir chercher ici ma guérison. Et je m’écrie :
— C’est le premier jour que ça me semble possible !
Les jours qui suivent ne sont pas moins heureux. Le même programme : bain, peinture (deux « séances », à présent). Le hasard a voulu que je m’arrête un après-midi devant la poste ; j’y trouvai du courrier : une lettre de mon père, une lettre du Salon des Tuileries où j’ai vendu une grande toile, c’est 1.200 francs qui tombent à point dans ma poche. De Renée, aucune nouvelle ; quant à Françoise, je pourrais attendre des années… Il y a une semaine, ma figure se serait allongée ; cet après-midi-là, j’ai ressenti un serrement de cœur, puis j’ai empoigné ma toile, et en route pour le motif ! Je n’irai pas jusqu’à déclarer que je me suis détaché de Françoise et de Renée, qu’elles ne peuvent rien sur mon sort. Non. Mais la solitude dans laquelle elles me laissent ne leur est favorable ni à l’une, ni à l’autre. Je ne les oublie pas, et cependant elles me deviennent lointaines ; leur souvenir peut me faire souffrir, et toutefois je ne crois plus bien à cette souffrance. Dès que ma pensée s’arrête sur elles et se remémore les événements des derniers mois, le tourbillon des premiers jours que j’ai vécus à Carpiagne m’entraîne. Par bonheur, ces moments sont plus rares, car la vie prend dans mon cœur la place du passé ; sinon la vie, la joie physique d’exister et mon travail. Sans que ma volonté ait beaucoup à intervenir. Tout cela est normal et simple comme une convalescence. Avec des rechutes ?
Autre chose m’aide encore. Je ne suis pas venu à Carpiagne pour oublier Françoise et Renée, mais choisir entre elles deux. Et si le destin faisait que je me décide pour une troisième femme – le destin, ou plus justement ma nature ? Je ne reste pas indifférent à la présence de celles que je vois chaque jour sur la plage, ou le soir, à la terrasse des cafés du port. Entre toutes ces femmes, deux retiennent davantage mes regards, et ma pensée. Une de ces Anglaises près desquelles je déjeunais à l’Hôtel Provençal, grande, si blonde ; d’avoir été son voisin me vaut d’elle, chaque fois que nous nous rencontrons, un sourire. Et l’autre est cette étrangère de la poste. Celle-là, je n’ai pu lui adresser de nouveau la parole ; et je ne connais point son sourire, son visage a une expression silencieuse et mélancolique, une grâce triste qui peut-être m’attire ? Pourtant, un soir que je dînais à mon petit Restaurant du Commerce, je l’ai vue s’asseoir sur la colline voisine ; un type habillé de blanc l’accompagnait. Un autre jour – avant-hier matin – j’étais sur le rocher quand elle y est venue avec un homme qui lui a enseigné la façon de bien plonger. Que les hommes entourent ces deux femmes ne me surprend guère, puisque j’ai le même désir de les approcher. Cela ne me semble pas facile, car je ne parle pas anglais, n’ai pas le chic de certains, ne fais point partie de la bande à Marco.
Et puis je ne cède pas complètement à mon désir. Le souvenir de celles que j’ai quittées m’apparaît dans l’instant où j’y pense le moins ; et me retiennent aussi l’inquiétude et l’angoisse. Ah ! est-ce que je vais me rejeter dans le courant alors que j’ai eu si grande peine à regagner la rive ? connaître quelques joies qu’il me faudra payer de trop de tourments ? Du reste, j’en parle à mon aise, comme s’il ne dépendait que de moi de réussir auprès de ces femmes. Pour être distingué d’elles, que de singeries. Non, je suis las de jouer ce jeu. Je ne me sens pas l’esprit libre, l’âme légère. Je n’aspire qu’à la paix et je la trouve en m’enfonçant farouchement dans le travail.
Mais la nuit, cette paix, impossible de l’obtenir ! Il fait lourd, et, bien que je laisse ma fenêtre ouverte, pas d’air. J’étouffe. Ma pensée tourne à vide ; évoque Renée ou Françoise et soudain plonge dans un gouffre. Ma gorge se serre, un malaise me prend. J’en triomphe, je revis heure après heure ma journée, songe à ma peinture… quand des images naissent dans les ténèbres de ma chambre, mes jolies baigneuses, presque nues, offertes, et ces pensées exaltées que j’eus pour elles sur la plage se changent en un désir fébrile et obsédant. Quelquefois, du port, monte un cri ; une ombre glisse devant ma fenêtre. Alors, les membres tendus, j’appelle silencieusement l’aventure, un être de chair. Toute la solitude de ma vie présente m’accable, et Ambrosio, les ouvriers avec lesquels je bavarde au Restaurant du Commerce, rien ne m’aide à en triompher. Ces mots que j’ai retenus sur mes lèvres durant le jour, ces pensées que j’ai tues, ces désirs que j’ai détournés de leur objet, je les retrouve, et voudrais m’en délivrer, et crie qu’on y réponde. Je rejette le drap, enfonce mon corps nu dans le matelas, crispe mes mains sur l’oreiller. Je ne trouverai pas le sommeil ! Me délivrer moi-même de mon désir ?... ce sont jeux et tromperies de jeunesse. Naturellement, il y a une maison à Carpiagne, il arrive à Ambrosio d’y aller. Mais ce n’est pas une de ces femmes que j’appelle… Ce besoin d’entendre une voix tendre, de sentir la chaleur moite d’un corps, de pétrir de la vie… C’est une de mes deux étrangères que j’étends sur mon lit, et caresse en chuchotant des paroles ardentes à son oreille. Je ne sais quand nous avons lié connaissance, comment elle a pu pénétrer dans ma chambre… Il est une minute durant laquelle je crois l’étreindre vraiment… Et puis viennent d’autres minutes qui s’écoulent lentement, jusqu’à ce que je m’endorme, épuisé de fièvre…
Un matin, alors que souffle le mistral, je me suis attardé à la terrasse du Café-Tabac. De cette place, où l’on se trouve à l’abri, je pourrais faire une étude du port. On charge un cargo. Des hommes vont et viennent sur des planches, portant des sacs de ciment, enveloppés d’une poussière blanche ; un effet dont le peintre, en moi, se réjouirait, si je n’avais entendu au Restaurant du Commerce un de ces débardeurs (qui, à l’occasion, sont pêcheurs) parler de la dureté de leur besogne. Sur un carnet de croquis je prends quelques notes. Je sens une présence, me retourne avec impatience… ah ! mon Anglaise de l’Hôtel Provençal. Je réponds à son sourire, ferme mon carnet. Mais elle, subitement, hardiment, me demande de le lui montrer ; puis d’une voix doucement nasillarde :
— Connaissez-vous les tableaux qu’il y a dans ce Café ?
J’en connais même l’auteur, peintre du dimanche et maçon de son métier, dont, l’an dernier, j’ai pu déjà admirer les œuvres.
— Si vous avez le temps, mademoiselle, je puis vous conduire chez ce peintre ?
— Oh ! oui, me répond-elle vivement. Allons…
Chemin faisant, j’apprends qu’elle fait aussi de la peinture ; elle a travaillé à Paris, à l’académie de la Grande Chaumière, ce qui me suffit pour deviner quelles croûtes elle barbouille. Voir le travail ingénu, clair, précis, patient, de mon peintre du dimanche, pourra peut-être lui rafraîchir les yeux ? Nous arrivons. Marius Vidal est dans son « atelier », une chambre aux murs blancs tapissés d’aquarelles et de tableaux ; suspendus au plafond, un trois-mâts et des barques que fabrique aussi mon bonhomme. L’Anglaise s’exclame, admire, me questionne. Marius Vidal n’ouvre pas la bouche ; les éloges, depuis qu’il en entend, le laissent calme, et je sais qu’il ne souhaite qu’une chose : qu’on lui achète. C’est bien le moins, cette visite étant pour certains une espèce d’attraction ! Mon Anglaise, elle, c’est du snobisme qui la tient. Je le lui pardonne. Elle se montre si gracieuse dans cette robe de soie jaunâtre. Je l’écoute sans beaucoup l’entendre, en me rappelant la manière dont, la nuit, j’use de son image. Brusquement, son bras nu touche le mien et elle s’excuse en me jetant une œillade. Finalement, elle me demande conseil pour choisir une aquarelle. Je lui en présente une ; c’est une autre qu’elle achète ! Puis nous partons. Je me creuse la tête afin de trouver un prétexte de rendez-vous. Que pourrais-je montrer à cette femme, qu’elle ne connaît point ici ? Nous approchons de son hôtel, mon cœur bat… Ah ! proposer l’excursion du Cap Rouge. J’ouvre la bouche. Mais elle, soudainement : « Merci beaucoup, monsieur… » Je la suis des yeux, la vois rejoindre ce Marco, auquel elle exhibe son aquarelle ; puis d’un geste elle me désigne, et Marco me lance un coup d’œil. Je marmonne :
— Je ne vais pas rester planté là comme un imbécile…
Je me retrouve dans ma chambre. Qu’est-ce que je vais fabriquer ? Réfléchir devant mes toiles en cours ?… J’ai la tête ailleurs. Cette Anglaise… ah ! la garce, elle m’a bien fait marcher, avec ses sourires, ce frôlement de bras (pas un faux mouvement !) et elle pense m’avoir remercié à sa façon. « Elle t’avait fait des promesses ? » Aucune. Je ne me guérirai pas de mes folies ! fabriquer un roman parce qu’on me sourit ? me croire si séduisant ? et ce n’est pas penser grand bien d’une femme que souhaiter d’elle qu’elle vous tombe dans les bras… se montrer furieux si elle vous lâche avec l’aisance dont elle a fait preuve pour vous rencontrer ! Bon, ça va. Le flirt, c’est leur genre, à ces Anglaises. D’ailleurs, que pourrais-je lui raconter ? Parler peinture avec elle ?... merci ! D’amour ?… Je ne l’aime pas ; sa voix m’amuse, son corps me plaît. Mais, agréable, et riche probablement, elle doit être pourvue d’un amant, ou d’un mari.
Je me décide à gagner la plage des Lombards. Ici, ce n’est pas une femme que je possède, mais dix, toutes. Je n’ai pas la joie de les étreindre ; mais pas l’ennui de les écouter. Avec elles, je m’offre des aventures comme il me plaît de les avoir. La tête entre les bras, le corps contre les galets, j’entreprends avec mon Anglaise cette excursion du Cap Rouge, elle devient un personnage muet, docile, tendre. Chaque fois que j’ai rencontré la réalité, ç’aura été pour en être déçu, ou meurtri. Ne soyons pas injuste. Renée m’a donné du bonheur, Françoise aussi… non, avec Françoise, ça ne s’appelait déjà plus du bonheur. Au lendemain de mon arrivée à Carpiagne j’étais ainsi couché sur les galets, revivant notre aventure… Oh ! assez, de notre liaison. Ce ne sera pas Françoise qui m’accompagnera. Peut-être pas Renée. Ce dont je suis sûr aujourd’hui, enfin, c’est que marié à Françoise je n’aspirerais qu’à reprendre ma liberté, à connaître d’autres femmes, sinon en réalité, du moins en pensée. Les tentations que j’ai subies au cours de cette semaine m’aident, autant que les réflexions les plus graves, à y voir clair en moi. Il m’est plus simple de céder à ma nature, en en ayant reconnu les limites et les faiblesses, que de lutter contre, ou de vouloir m’en donner une différente, plus riche, plus forte. Il ne s’agit pas de m’accepter complaisamment. Mais séparer en moi le bon du mauvais… ah ! ça forme un tout, et c’est ma vie entière qui répond à Françoise : non !
Le tantôt, le mistral continue à souffler. J’aurais cependant eu profit à travailler, car impossible d’oublier ma déconvenue du matin. Je fais la sieste. Ensuite, je m’en vais traîner sur le port, sur la petite place d’où me chassent bientôt des tourbillons de poussière. Je m’arrête devant « La Réserve » : le phono marche, on danse, c’est Marco peut-être et sa bande, dont fait partie mon Anglaise. Si j’entrais ? Je ne sais pas danser ; de quoi j’aurais l’air, le cul sur une banquette ? Je pousse la porte du café de l’Hôtel Provençal. La salle est presque vide, je m’assieds, commande une limonade, prends un journal, le rejette. Je m’ennuie… Ah ! salopes de mouches… J’en tue plusieurs, mais ça ne suffit pas pour vous distraire. Je colle mon visage contre la glace de la devanture : Carpiagne me paraît vide, ce jour ; et mon bonheur semble m’avoir quitté. L’horloge sonne 5 heures. À 8 seulement, au Restaurant du Commerce, je connaîtrai un moment agréable.
Une vision me réveille soudain : mon Anglaise, qui probablement descend de sa chambre. J’affecte l’indifférence ; elle s’approche, s’arrête :
— Impossible de peindre, c’est terrible le mistral. Venez-vous à La Réserve ?
En mon for intérieur, je réponds non ; mais je me lève, et l’accompagne… À peine y sommes-nous qu’elle me lâche pour aller retrouver ses amis. Cette fois, ça me laisse froid. Je ne me raserai pas plus qu’au café de l’Hôtel Provençal ! On ne danse pas, on se contente de jouer des airs de jazz. Marco est assis à côté d’une femme au visage de jeune fille, clair et doré… quelques hommes, des peintres, je crois, que je ne rencontre non plus sur le motif. À une autre table, mon étrangère de la poste et cet homme qui lui apprenait à plonger, son amant ? Tout ce beau monde boit du thé. Derrière le bar se tient le patron, un gros type, costaud, jovial, malin, qui sait retenir ses étrangers ; sur son établissement, le genre qu’il lui a donné, on en raconte, à Carpiagne ! Bah !… Si j’avais de l’argent, si j’en avais le cœur… et la tournure élégante de ces soi-disant artistes… moi aussi, je m’amuserais ! Parce que, d’avoir mariné longtemps dans la solitude, vous n’en valez pas ensuite beaucoup mieux. Et la mienne, je la sens qui m’isole, creuse autour de moi un large fossé.
Un fossé que, naturellement, aucune de ces femmes ne se souciera de franchir. À celles-là, il faut du plaisir, et de la facilité dans la vie, si j’en crois leur manière de se comporter. De grandes glaces sont posées sur les murs de La Réserve (ainsi que des tableaux, comme à Montparnasse !) Mais je n’ose m’y regarder, de peur d’y découvrir un visage morose, les rides de mon front. N’était la solitude qui m’écrase, je ne montrerais pas moins qu’un autre homme une tête agréable. Jamais je n’ai témoigné de beaucoup d’aisance dans mon allure ; toutefois, elle n’est point celle d’un croquant ! Voilà, je dois avoir la mine romantique d’un malheureux que ronge un amour, et c’est passé de mode ! Je comprends ça. Et que les femmes ne me prêtent guère d’attention.
Il n’y avait que Renée… Lorsque je montrais mon visage renfrogné, que je ne prononçais plus une parole, par entêtement, souci de ma peinture, elle ne m’en aimait pas moins. Elle savait voir dessous ce masque. J’ai perdu une amie compréhensive… une douce maîtresse, qui avait les éclairs de joie de certaines de ces étrangères… ces mêmes cheveux blonds qui devenaient d’un or pâle, au soleil de Carpiagne. Le bonheur auquel j’aspire, je le possédais. Oh ! aveugle… Cette faim d’aventures qui m’a pris… cette soif d’inconnu… Ne recommence-t-on pas, avec chaque femme, chaque fois la même histoire ? En moins beau, souvent, et c’est bien ce que j’ai failli voir de près avec Françoise, ma pure, ma jolie fiancée… Une phrase de Renée me revient à la mémoire : « André, vous avez tué notre amour pour un autre que vous espérez plus beau. Mais peut-être resterez-vous les mains vides ». Sa phrase, exactement. Elle a vu juste. Parce qu’elle a su lire en moi. Oui, me voici les mains vides, moi qui ne suis pas l’homme de la solitude. Ah ! si peu, vraiment, que, ne serait-ce ma timidité, j’irais vers Marco et sa bande. J’aime la chaleur, la joie, la jeunesse ; ma sensibilité d’artiste est avide de beauté et ne peut supporter toujours, sans risques de s’éteindre, la tristesse et la solitude.
Je regarde mon Anglaise : elle boit son thé, ensuite jacasse. Non, personne ?… Je ne trouve pas les mots, les gestes, pour aller vers ce groupe et m’évader de ma prison. J’appelle le garçon, paie, et je sors.
Renée, elle seule, m’entendrait. Où est-elle ?... où ? Que fait-elle ? Ne serait-ce pas un homme qui la pousse à ne plus m’écrire ? qui la désire, peut-être ? Alors, perdue pour moi, à jamais ? Cette pensée m’accable, m’enlève mon seul espoir de salut, et je la repousse. Renée m’aimait encore quand nous étions sur le quai de la gare de Lyon. Il y a de ça combien ?… quinze jours ?… Je me suis montré si buté, si hostile, ce soir-là, que le découragement aura pu s’emparer d’elle, et, par une décision irréfléchie dont les femmes sont coutumières, elle se sera donnée à un autre… Ou c’est bientôt…
Je marche à grands pas et lorsque j’entre dans ma chambre :
— Je lui écris qu’elle vienne vite me rejoindre !
Ce Restaurant du Commerce est tenu par un vieux ménage dont la fille a épousé un beau gars sympathique, chasseur enragé, vantard comme il convient, un peu flémard, sauf en ce qui concerne servir au comptoir. Sa femme cuisine ; une jeune souillon vous apporte les plats. On s’énerve, on s’engueule quand il y a presse ; et c’est souvent, vu que la bouillabaisse ici est fameuse. Mais, aujourd’hui, j’ai tout mon temps. Je n’irai pas retravailler, car j’espère recevoir mon télégramme. Dix fois j’ai refait mes calculs : Renée a eu ma lettre hier matin ; je lui ai laissé la journée et la nuit pour réfléchir. Puisque je n’ai encore rien reçu ce sera pour cet après-midi, sans faute. Avant deux jours, elle déjeunera en face de moi…
Je reste longtemps attablé et bois un café, en observant le quai où peut apparaître l’homme de la poste. Je me décide enfin à aller l’attendre dans ma chambre. Je m’étends sur le lit, large pour deux, où je coucherai bientôt avec Renée. À moins qu’elle veuille prendre une chambre ? Non, elle aura compris par ma lettre qu’il s’agit de revivre ensemble ; ça demandera un apprentissage, chacun y mettra de la bonne volonté. J’en ai à revendre, moi.
Assez de la solitude ! Avec Renée, la vie est douce. Point passionnée, sans doute ? Certaines femmes restent toujours passives et gardent, malgré leurs expériences, une pudeur devant les gestes de l’amour ; et d’autres ne savent ce que veut dire le mot pudeur lorsqu’elles aiment. Ainsi se montrait Jeannette… J’ai vécu un bel été sur une plage bretonne avec cette femme qui faisait, occasionnellement, le métier de modèle. Une fille du midi, jeune, brune, la peau cuite… fille ardente, fantasque, menteuse, attachante, à d’autres moments insupportable. Ce n’est pas souvent que j’en évoque le souvenir, m’en rappelle les cris, les étreintes, les folies. Je ne crois pas avoir beaucoup peint durant ce séjour. C’était, c’est resté, mon unique aventure amoureuse où la joie sensuelle tenait toute la place, la tenait bien… Un peu plus tard, j’ai connu Renée, dont les caresses ne sont que douceur. Que je n’aie pas eu un sourd désir des caresses de Jeannette, de ce poison que me versait sa bouche… Combien de regrets ne doit-on pas se résigner à traîner, dans cette vie ?
Je vois s’allonger sur le quai l’ombre violette de la maison ; j’entends crier des gosses, et, Mlle Bru qui les reçoit chez elle comme dans un patronage, les morigène. C’est 4 heures. Toujours pas de télégramme. Je sors, m’assieds sur une caisse, regarde les pêcheurs qui s’apprêtent. Parfois, je lance un coup d’œil sur la poste d’où partira l’annonce de mon bonheur. Un soupir gonfle ma poitrine, je murmure : « La fin de mes tourments… »
Je n’attends plus que l’arrivée de Renée pour écrire à Françoise. Comment recevra-t-elle cette nouvelle ? Peut-être s’y prépare-t-elle, je lui ai donné tant de preuves de mes hésitations à son égard. Si ferme que soit son caractère, elle n’en sera pas moins blessée cruellement. Son amour était assez grand pour que sa pensée garde encore quelque espoir. Et ce reste de bonheur je le détruirai, puisque Françoise désire la netteté et la franchise. Cependant, quand elle apprendra que c’est pour revivre avec Renée que je romps, la jalousie se glissera dans son cœur. Il me faudra lui expliquer affectueusement que c’est certaine forme de vie – dont j’ai pu l’entretenir – que je choisis, encore plus que Renée ; et lui répéter que je n’étais pas homme à lutter contre ma nature. Du reste, n’ai-je pas cherché à modifier le cours de mon destin, à le modeler sur le tien, Françoise ? J’aurais renoncé tôt ou tard, et mieux vaut que ce soit tôt. J’ai remords de ces serments qui restent dans ma mémoire, de toutes ces paroles folles dont je t’ai grisée. Je me dis que tu étais heureuse de les entendre, chère Françoise. Je t’apportais sans calcul la douleur avec la joie, des richesses que je ne pensais pas te faire payer d’un tel prix. Je t’ai tirée de l’ombre où sommeillaient ta jeunesse et ta beauté, je t’ai poussée sur une route où tu as découvert presque en même temps le bonheur et le désespoir ; et tu continueras à y avancer. Sans moi, qui avais juré de t’y accompagner. Je suis assez âgé déjà pour choisir la solution la plus sage, celle qui comporte le moins de risques… « Le plus de facilité » dirais-tu. Françoise, tu apprendras que la vie est si rude qu’il semble vain d’y ajouter de notre plein gré. Si je dois tenter de gros efforts, et j’en suis capable, c’est pour ma peinture. Puis-je penser te revoir en ami ? Mariée à un autre homme ? C’est une pensée qui m’angoisse. Que je la supporte sans crier, cela m’annonce que je commence pleinement à guérir. Lorsque, au début de notre liaison, nous nous brouillâmes, cette pensée que ta vie ne m’appartiendrait pas toute, cette pensée me rendit presque fou, je courus vers toi… À présent… Je n’ai aucun droit sur ta vie, puisque je refuse de lier mon destin au tien. Un jour, tu comprendras que si j’ai troublé ta paix, du moins je t’aurai poussée en plein courant, et tu me pardonneras, Françoise, alors que tu ne peux me témoigner actuellement que mépris.
Les barques sont parties, le soleil baisse. La poste ferme à 6 heures, j’ai le temps d’y courir. Quelques pas, puis je m’arrête. On porte les télégrammes jusque tard dans la nuit. Au surplus, il est possible que Renée soit absente de Paris ? qu’y ferait-elle, en juillet ? Ah ! quelle folie de ne point m’avoir envoyé une carte, avec adresse. Il me faudra attendre demain encore. L’idée que Renée pourrait me répondre par un refus… ne pas me répondre du tout, cette idée…
— Non ! je la connais. C’est impossible…
Cependant, deux journées s’écoulent sans que je reçoive le télégramme désiré. Voici le soir de la deuxième. Qu’ai-je fait de ces heures ? Toutes ont été gâchées, empoisonnées par l’attente. Je me sens rongé de nouveau par le doute. Je ne pense pas que Renée ait un nouvel amant ; ses sens, ni le dépit, ne pouvaient l’y pousser. Qu’elle n’accepte pas de reprendre notre vie, parce que je l’ai brisée moralement, découragée par mes hésitations, lui ai enlevé toute foi en mes paroles ? Précisément, ne lui ai-je pas expliqué dans cette lettre que je redevenais celui qu’elle avait connu jadis… que j’avais choisi… Ce qui n’était pas vrai lorsque je lui ai envoyé ma lettre l’est absolument aujourd’hui. Car j’ai écrit avant-hier à Françoise… Renée, vais-je avoir à le regretter ? Vais-je rester seul ? Tu m’as dit, une fois, que je devrais payer pour mes actes. N’est-ce pas fait ? n’ai-je pas déjà assez souffert ? Tu ne voudrais jamais y ajouter par un refus…
Avec quelle hâte, le lendemain, j’attends le facteur. Il vient, ne s’arrête pas. Cinq jours, il y a cinq jours que j’ai écrit ! Quel que soit le lieu où Renée passe ses vacances, elle a eu le temps de recevoir ma lettre, d’y répondre par dépêche. Son silence, je peux y lire une réponse, plus froide, plus catégorique que celle que je redoutais dans les heures les plus sombres. Je m’en explique quelques raisons, beaucoup m’échappent encore. Renée, ne l’ai-je pas connue autant que je le croyais ? Pourquoi ne serait-elle pas capable de vengeance ? Elle avait su m’en cacher tous les signes jusqu’au moment favorable, mais n’était pas différente sur ce point de bien des femmes ! C’est son tour de me lâcher. C’est son droit. Et c’est aussi le jeu des lendemains d’amour. Ah ! cette haine et ce mépris, je puis les lui rendre. Qu’elle se réjouisse de ma lettre dans laquelle je l’appelais à l’aide, et cela, selon nos derniers accords. Qu’elle me piétine ! Soit. Jamais plus elle n’aura de mes nouvelles. Je l’effacerai de ma mémoire. Si un jour, malheureuse, elle vient vers moi…
— Je n’aurais pas dû rompre si vite avec Françoise. Quoi, déjà un regret ? Cette solitude qui me fait gémir, est-ce qu’elle ne contient pas aussi la liberté ? ne me permet-elle pas aussi tous les gestes ? Il ne faut point que l’use les heures, mais que je les emploie. Comme ce Marco. Sans que nous nous adressions la parole, celui-là me donne une leçon que je puis entendre mieux que celle d’Ambrosio. Il dispose de plus de moyens, matériels ou spirituels. J’ignore quand il peint, mais je le vois partir sur sa barque avec quelques jolies passagères ; revenir au crépuscule, léger, rieur, heureux. Ces femmes qui l’accompagnent ne doivent guère le troubler. Il est homme, il sait choisir, il sait prendre. Et moi ? Je n’ai que des velléités ; je fais toujours dépendre mon bonheur d’un autre être… hier c’était Françoise, aujourd’hui c’est Renée. Il ne s’agit nullement de vivre en brute ; mais couper les cheveux en quatre comme je fais… le jeu n’est pas digne d’un homme sain, fût-il artiste ! Que je regarde bien en face ma solitude et me dise qu’il est bon d’aller seul, disponible pour toutes les aventures, décidé à ne se laisser embarrasser par aucune. Ah ! Françoise, ah ! Renée, c’est ainsi que je me délivrerai de vous. D’avoir été si lent à choisir, du moins je n’éprouverai plus de regrets. Que ma paix m’ait coûté tant d’efforts, cela me donne l’assurance de pouvoir la conserver. Devant moi, le chemin est libre.
Toutefois, en cette matinée, je ne sais que me rendre sur la plage des Lombards. Peu de baigneurs, car le mistral a soufflé deux jours durant, l’eau est très froide. Moi-même, je ne nage pas longtemps ; je me rhabille, m’en vais. Sur le chemin, je vois s’avancer mon étrangère de la poste. Est-ce que je lui adresse la parole ? Pourquoi non ? les autres hommes se le permettent… Arrivé à sa hauteur, je dis : « Bonjour, mademoiselle » quoique d’une voix un peu faible. Mais elle paraît vouloir s’arrêter, me répondre ?
— Vous allez nager ?… Aussitôt, je trouve ma question idiote : elle tient sous son bras sa serviette de bain. J’ajoute vivement : « L’eau est glacée, c’est ce mistral…
— Oh ! alors, non, dit-elle.
Nous restons là au milieu du chemin : elle, hésitant sur ce qu’elle doit décider ; moi, cherchant le moyen de prolonger l’entretien. Je la vois de près, elle ne montre pas un visage hostile, cette femme ; et lorsque je lui ai adressé la parole il me semble que son regard s’est éclairé soudain.
— Vous rentrez ?
Nous partons. Nous marchons du même pas, toutefois avec entre nous un large intervalle. Je sens que je devrais ouvrir la bouche, raconter n’importe quoi, parce que le silence prend une signification étrange, ou plus justement laisse apparaître ma stupidité. Nous arrivons à un tournant d’où l’on découvre Carpiagne. Je dis :
— C’est un beau pays pour les peintres, n’est-ce pas ?… Vous ne peignez pas, mademoiselle ?
Elle secoue la tête ; un instant après :
— Je fais la gravure.
— C’est déjà quelque chose… Il y a un maçon qui a peint cette vue… Son tableau se trouve au Tabac, sur le port ? Ça vous intéresse de le voir ?
Elle me répond oui, peut-être par politesse. Je me mets à parler de Carpiagne, de peinture. Que je dise des bêtises, tant pis, elle ne s’en apercevra point, vu qu’elle ne semble pas connaître beaucoup notre langue. Enfin, nous arrivons au Café-Tabac et nous plaçons devant les deux tableaux de Marius Vidal… Mon étrangère ne souffle mot.
— Il y a beaucoup de peintres, ici, qui ne seraient pas fichus d’en faire autant !
Je vise ceux de la bande à Marco, avec lesquels je l’ai vue. Elle ne les défend pas ; ne me fait pas connaître son opinion. Décidément, elle ne ressemble en rien à mon Anglaise de l’Hôtel Provençal, si bavarde. Je lui dis de s’approcher et lui montre les finesses du métier de Marius Vidal. Sur son visage, tendu par l’attention, j’essaie de découvrir l’effet que produisent mes paroles.
— Oui, c’est presque aussi beau que le douanier Rousseau, dit-elle enfin. Je voudrais peindre comme lui…
— Voulez-vous voir tantôt ses autres toiles ?
— Ce tantôt, je doive aller visiter une pension chemin du Cap Rouge. J’ai assez habité en bas, parce que…
— C’est la pension Miramar ?
— On m’a dit quelque part en haut.
— Je peux vous y conduire ? Ensuite, nous irons chez Marius Vidal ?
Nous nous séparons après avoir pris rendez-vous. Je ne sais pas grand’chose de mon étrangère. Peut-être n’est-elle pas anglaise, quoique blonde. Suédoise ? Discrète, timide… par crainte de mal parler ? En tout cas, elle comprend, et même ce jargon que nous employons, nous autres peintres. J’oubliais : elle fait la gravure, comme elle dit. Le son de sa voix me reste dans l’oreille, lent et chantant. Une fille pour laquelle j’éprouve de la curiosité depuis notre rencontre de la poste. Rien d’autre ?… Je lui trouve un visage séduisant ; je me souviens d’elle lorsqu’elle se dressait sur le rocher, après que je lui eus demandé si elle ne s’était écorchée pour y monter. Subitement, je me surprends à dire :
— Renée, il n’y a pas que toi de femme sur la terre…
À 4 heures, j’arrive au rendez-vous : mon étrangère s’y tient déjà. Nous partons sur le chemin du Cap Rouge, lentement.
— Vous ne craignez pas le soleil, mademoiselle ?
— Oh ! non, répond-elle, avec un rire et un mouvement de tête joyeux.
Quelques propriétés entourées de murs ; puis des terrains plantés de vignes, d’oliviers dont le feuillage laisse apercevoir la mer ; bientôt, nous la découvrons toute, tendue comme une toile d’un bleu profond au-dessus du paysage. De temps à autre, ma compagne se retourne et jette sur ce spectacle un regard ébloui. Je lui demande si elle vient pour la première fois sur ce chemin. « Si haut, oui ». De minute en minute, nous découvrirons un plus vaste horizon ; je connais certains tournants d’où l’on jouit d’une vue inattendue. « Arrêtons-nous ici, voulez-vous ? » Elle s’arrête, regarde ; j’interroge des yeux son visage. « Oui, c’est beau » murmure-t-elle. Je voudrais lui donner tout ce que je connais de ce pays, qu’elle l’aime autant que je l’aime. Et si je m’en demande brusquement la raison, je me réponds que la lumière et toutes ces voix, où domine le chant strident des cigales, réclament de nous cette communion. Mon cœur se gonfle, je ne peux retenir une question :
— Vous êtes contente ?
Elle a ce même mouvement de joie que je lui ai vu tout à l’heure, ce rire plein d’une ivresse légère. Et soudain, elle lève ses bras nus, les agite doucement, comme si elle voulait caresser l’air. Elle est dressée sur la pointe des pieds, elle a renversé la tête, il me paraît qu’elle s’offre toute au soleil. Je murmure : « Oui, c’est une journée splendide ». Qui ne le serait pas tant si j’étais resté seul. Je voudrais marcher longtemps encore : hélas, voici la pension Miramar.
— Je vous attends au jardin.
Je la suis des yeux, elle disparaît. Son image ne me quitte pas. Cette démarche souple, ondoyante, gracieuse et un peu féline qui est sienne, et que je n’avais pas été sans remarquer lorsque je la voyais sur le quai. Cet élan qui la faisait remercier le soleil, si spontané, si total, où il n’y avait aucune affectation. Dans ses paroles, ses regards, non, je ne puis trouver de coquetterie. Combien cela me change de cette Anglaise de l’Hôtel Provençal, si flirt. Mon étrangère de la poste – ah ! que ne puis-je connaître son nom – ne m’a pas provoqué à ce jeu. Comme elle paraissait anxieuse le jour où je l’ai vue pour la première fois, quelle lettre attendait-elle ? Aujourd’hui, c’est le bonheur que je lis sur son visage. Mais je n’irai pas penser que cela est dû à ma présence. Cet homme qui lui apprenait à plonger, qui est-il, pour elle ? Je n’ose répondre. Je suis de ce genre d’hommes qui ne peuvent recevoir d’attentions d’une femme sans échafauder aussitôt un roman. J’en suis tombé bien souvent de mes échafaudages. Ne soyons pas une fois de plus ridicule !
— C’est une rencontre agréable…
Je me lève.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
Si elle s’installe ici je ne la rencontrerai plus sur le port ; j’en éprouve un ennui qui me fait souhaiter que la pension Miramar lui déplaise. Tout à coup, elle débouche d’une allée.
— Ah ! s’écrie-t-elle, j’aurais voulu que vous veniez visiter les chambres. Je retiens une, tout en haut… la plus belle vue !
— Quand y viendrez-vous ?
— Je pourrai habiter la semaine prochain seulement, parce qu’on fait le plafond et les murs. C’était qu’une grande chambre qu’on a coupée en deux. Là, je crois que je commencerai travailler.
Je marmonne un : oui. Une chance que je n’aie pas fait des rêves ! Je ne propose pas, ainsi que j’en ai eu l’intention, de poursuivre la promenade vers le Cap Rouge. Du reste, nous devons aller chez Marius Vidal, ce qui ne m’enchante guère, à présent. Le soleil baisse, une lumière plus tendre et dorée caresse le paysage. Mais j’ai épuisé tous les termes d’admiration et je me répète, en ce moment, comme une maxime, qu’il ne faut se jeter à la tête de personne, surtout d’une femme.
— Vous venez peindre de ce côté ?
Qu’est-ce qui lui fait me poser cette question ?... l’ennui de ne plus me voir quand elle sera dans sa nouvelle pension ? Va-t’en t’y reconnaître ! Souvent l’homme ne sait trouver chez une femme que ce qui le flatte et lui donne de l’espoir. Moi, ainsi que les autres. C’est s’avancer sur un terrain mouvant et dangereux ; je n’y ferai un pas plus avant qu’on ne m’y invite clairement. Et lorsque nous entrons en ville :
— C’est un peu tard pour aller chez ce peintre.
Et j’attends curieusement la réponse de mon étrangère.
— Alors, un autre jour…
Nous nous séparons poliment. Tout de même, je m’étais imaginé qu’elle insisterait ; cette seule promenade lui suffit. Nom de Dieu ! qu’est-ce que je lui ai dit de désagréable, à celle-là, pour qu’elle en ait déjà assez de ma personne ? Je n’ai pas une gueule repoussante. Alors ? Je nous revois sur le chemin, elle était heureuse, ses regards me le faisaient comprendre, ses silences aussi, et parfois certaine façon de marcher la tête basse, comme quelqu’un qui se recueille. Heureuse de vivre dans cette nature. Cette joie, une présence déplaisante la lui aurait gâchée ? Or, il n’en a rien été. Quand nous sommes redescendus de la pension Miramar je n’ai presque plus ouvert la bouche, peut-être ai-je alors montré un visage renfrogné ? Ça, c’est idiot… et même : grossier. Décidément, je n’ai pas la manière avec les femmes. Celle-ci ne me lâche point cavalièrement, mais n’insiste pas pour me revoir.
— Moi, je le voudrais…
Aussi, le lendemain, sur la plage des Lombards, je vais vers elle quand elle arrive. Elle me tend sa main, en souriant ; puis, sans gêne aucune, tire sa robe à broderies, et apparaît déjà vêtue de son maillot. Elle s’allonge, cligne des yeux devant la mer qui scintille.
— Vous avez nagé ? me demande-t-elle.
— Oui, l’eau est bonne, je vais y retourner… mais je m’assieds, et j’ajoute : « Vous appreniez à plonger, ces jours-ci ?
— Je doive apprendre aussi à nager comme vous.
J’ai envie de lui dire : « Vous me regardiez donc ? » et lui demander quelques précisions sur ce professeur, est-il parti ? Je pourrais me proposer à mon tour ? Je m’y risque : on accepte gentiment mon offre. Ambrosio me salue ; je ne vais pas le retrouver ; je m’appuie sur un bras, les yeux tournés vers la mer, incapable de penser à autre chose qu’à cette femme allongée à côté de moi, si proche que le moindre geste… Ce n’est plus comme hier tantôt sur le chemin. Alors en moi, je démêlais des sentiments complexes de sympathie. Aujourd’hui, ils se réduisent à un seul, élémentaire : que je suis un homme, ma voisine une femme, et que nous sommes bien vivants. Ce n’est plus l’appel tendre de la nature que j’entends, mais celui de cette pleine heure de midi sur la mer. Et ce n’est pas avec des paroles que je voudrais la célébrer. Je me pencherais sur ce corps… et n’en fais rien, bien sûr. Telle est cependant ma pensée. Et celle de mon étrangère ? Femme, quelle est donc ta pensée ? Souvent je me suis demandé quels rêves vous remuiez dans votre tête lorsque vous êtes étendues ainsi sur la plage, belles inconnues ; quelles images pouvaient vous apparaître ? Si j’osais poser des questions à ma voisine, y répondrait-elle ? De quoi parler, sinon de cette tentation de l’homme et de la femme, qu’on dissimule ?… Non, je ne pense pas à une conversation galante où l’homme se doit de débiter des fadaises. Je voudrais demander à mon étrangère ce qu’elle pense des gestes de l’amour, elle dont le corps est gonflé et mûr, la questionner en camarade. Mais soudain elle soupire, se lève, chancelle, me sourit de ses yeux, de ses lèvres, puis :
— C’est trop chaud le soleil, et marchant vers la mer : « Vous me montrerez nager comme vous, tête sous l’eau ? »
La leçon a été si longue que lorsque j’arrive au Restaurant du Commerce il ne reste rien, on me sert une omelette. Je mangerais n’importe quoi, tant la faim me presse, bon ou mauvais ; et puis les pensées me trottent dans la tête. J’ai fait une gaffe : mon élève n’est pas anglaise, mais hongroise (je ne suis pas le seul à me tromper ainsi, paraît-il). Que les femmes hongroises soient si blondes… en réalité, mon imagination ne descend guère le Danube au-delà de Vienne… je n’ai porté mon attention sur la Hongrie que lors de la tentative révolutionnaire de Bela Kun – en quelle année ? Comment ai-je pu croire que l’accent de mon étrangère était celui d’une Anglaise ? C’est un accent beaucoup plus lent, traînant même, avec parfois un son aigu, une façon de gonfler curieusement certaines voyelles, par exemple « o », une impossibilité, semble-t-il, à prononcer distinctement les « r » ; et ce n’est pas davantage l’accent qu’ont les Slaves en parlant notre langue. Mais peut-être est-ce tout bonnement la voix de cette femme ? Ce n’était pas dans l’eau que nous pouvions bavarder beaucoup. Cependant, je sais qu’elle habite Paris ; qu’elle a voyagé le long de la côte entre Banyuls et Marseille, avant de découvrir Carpiagne. Son professeur est reparti, c’était un ami, hongrois lui aussi. Quant à elle, elle compte rester longtemps à Carpiagne, où elle se plaît plus qu’ailleurs. J’aurais voulu lui poser d’autres questions, mais il me fallait lui apprendre la brasse coulée ; et elle a témoigné d’un tel entrain, elle a fait preuve de tant de bonne volonté malgré qu’il lui arrivât souvent de « boire la tasse », qu’elle nagera convenablement, je crois, d’ici quelques séances. Rien ne presse. Ce n’est pas un ennui, pour moi, de lui donner ces conseils. Ni de l’accompagner cet après-midi chez Marius Vidal, où, d’elle-même, elle m’a prié de la conduire.
Sur les 5 heures, Marius Vidal nous voit entrer dans son atelier. Il me lance un clin d’œil, mais ne me pose pas de questions. Nous regardons : ce sont de petites toiles, aux lignes nettes, un peu sèches, aux tons soutenus et purs, qui accusent encore la construction rocheuse des collines, donnent plus de dureté à la lumière. Une atmosphère qui paraît surprendre, décevoir ma compagne. Elle préfère les tableaux du Café-Tabac. Je lui vante les mérites de ces études, tandis que Marius Vidal hoche la tête. Soudain : « La pension Miramar » me dit-elle ; elle tourne vers moi son visage et au fond de ses yeux il me semble retrouver le souvenir de notre promenade. Marius Vidal s’est empressé. Mais nous le quitterons sans qu’il soit question de rien acheter.
Lorsque nous nous retrouvons dans la rue :
— C’est très bien sa peinture, dit ma compagne. Il n’y a pas de chiqué là-dedans. C’est un homme qui s’occupe pas des choses dites artistiques, il sait faire simplement ce qu’il aime, et assez fort. Je voudrais arriver à ça.
— Mais avec votre gravure…
— Depuis que je suis dans le Midi ça me tente, les couleurs. Je ne peux pas les exprimer, rien qu’avec des contours, comme j’ai l’habitude. Je travaille le cuivre, vous savez, au burin…
Je l’écoute me parler de ses travaux : voici plusieurs jours qu’elle fait de l’aquarelle ; puis ce sont ses projets, que sa visite à Marius Vidal modifie. Elle m’avoue qu’elle manque de force, de volonté, et avec un mouvement vif secoue sa tête. Elle accompagne ainsi d’un geste chacune de ses phrases, comme pour lui donner plus de force ou m’en faire oublier les incorrections. Combien différentes des phrases d’une banalité prétentieuse que me débitait mon Anglaise. Nous sommes devant La Réserve, où l’autre m’a lâché.
— Voulez-vous que nous entrions boire le thé ?
— Je préférerais à côté, mademoiselle.
Nous nous installons à la terrasse du café de l’Hôtel Provençal où nous ne rencontrerons pas Marco et sa bande. Un garçon nous apporte le thé. « Je servirai » lui dit mon étrangère. Parce que je n’ose regarder son visage, mes yeux se posent sur ses mains, assez longues, assez fortes, sans coquetterie, sans bijoux. De quel milieu est-elle ? Quel âge a-t-elle ? Elle ne manque pas d’argent… qui le lui donne ? Ce tantôt, elle porte une nouvelle robe, d’un tissu léger à fleurs vertes et roses, garnie de volants. Son attitude a plus d’aisance que de distinction, une grâce simple qui retient.
— Vous ne buvez pas ? me demande-t-elle.
— C’est chaud.
Après un silence, je murmure :
— Je suis heureux de ma journée.
— Vous savez, je souhaitais faire votre connaissance, et dès le premier jour que j’étais à Carpiagne. Même, vous êtes le premier homme que j’ai remarqué ici.
— Quand ?
— C’était à la poste.
Je bredouille une phrase pour m’excuser du mouvement brutal que j’y eus ; mais elle poursuit :
— Je me demandais est-ce que les pêcheurs de Carpiagne sont comme ça ? J’avais une envie folle de toucher votre bras… je ne sais pas pourquoi… et j’avais déjà la main levée pour le faire. Quand même, j’ai pensé que vous n’étiez pas un pêcheur, parce que…
— Je m’habille presque comme eux.
— J’ai regardé les poignets, et puis les mains…
Il me semble qu’elle porte dessus ses regards. Son brusque aveu me fait monter le rouge au visage. Je prends gauchement ma tasse, je bois, bien que le thé soit encore brûlant. Des pensées tourbillonnent dans ma tête. Je la revois, près du guichet : le visage mélancolique, éclairé d’étranges yeux verts… est-ce vraiment la couleur de ses yeux ? Étaient-ce des tourments amoureux qui la poussaient aussi à cette poste ? Je n’ose lui parler librement comme elle vient de le faire. Pourtant…
— Mais depuis, vous m’avez rencontré plusieurs fois ?
— Sur la plage, je regardais quand vous nagiez.
— Je n’y ai rien vu.
— Je regardais étendue, la tête sous mon bras. Un jour, j’ai été à l’eau avec un ballon, comme ça je pensais que vous seriez venu nager à côté… Mais c’est un Américain qui est venu, celui avec qui j’étais un soir sur la colline.
— Je dînais au Restaurant du Commerce. Moi aussi, j’aurais bien voulu…
— Vous aviez un visage tellement triste, que je pensais pas…
Le souvenir de Françoise et de Renée l’assombrissait. De tout ce jour je n’ai pensé à elles. Hier ?… Le soir, c’était l’image de cette femme qui m’apparaissait. Ah ! si j’avais su comme maintenant que je ne lui étais pas indifférent. Elle vient de me le déclarer. Ses lèvres ne mentent pas, et ce bonheur qui éclaire son visage… Cette fois, j’ose la regarder bien dans les yeux. Ses paupières battent ; et moi, un frisson parcourt mon corps, je me penche :
— Demain, si vous vouliez, nous pourrions sortir ensemble ?
— Non, Marco m’a invitée, je doive aller en bateau avec eux, à Bandol et Sanary, je connaisse pas.
— Oui, vous avez raison, ce sont… C’est très joli, Bandol, il y a casino, tout…
J’ai dû reprendre mon souffle. Bandol, Sanary, plages que fréquentent des snobs, ports d’opérettes pour des artistes comme ceux de la bande à Marco. Et ce Marco lui-même, qui se sert de sa barque comme certains de leur auto, pour attirer les femmes… à moins qu’elles ne lui tombent dans les bras ! Celle-ci, jamais je n’aurais cru… après les paroles qu’elle vient d’avoir. Elle m’explique : « Ça fait plusieurs jours qu’on doive aller… » Je fais un signe indifférent. Et elle : « On doive rentrer le soir », et elle me sourit. Je change de conversation, reparle de mon peintre du dimanche, bien que j’aie la gorge sèche. Ma pensée est ailleurs. Possible que ce projet d’excursion date de plusieurs jours. Mais ce Marco, pourquoi a-t-il invité cette Hongroise, les femmes ne manquent pas à ses côtés ?… L’espèce de curiosité que j’éprouve à son sujet, autant en ce qui concerne ses gestes que sa peinture – que je désirerais connaître – cette curiosité se change en irritation, peut-être en jalousie ? Je voudrais dire à mon étrangère de se méfier, lui assurer que l’an dernier j’ai vu Marco avec quelles femmes… Il me semble que le peu de bonheur que j’ai est menacé. Et puis, brusquement, une lassitude s’empare de ma pensée. Arrivera ce qui doit, cette femme ne m’a rien promis… moi non plus. C’est temps encore que je m’arrête sur la pente…
Après l’avoir quittée, je traîne. Je me rappelle chaque heure de la journée. Je ne diminue rien du plaisir que j’ai goûté, mais ne pense pas que ce soit autre chose qu’un plaisir. Qu’il se renouvelle, tant mieux. Que Marco, ou un de sa bande, m’en prive, ce sera tant pis ! Je ne veux m’affliger de rien. Je ne veux plus souffrir d’amour. Je ne veux m’engager envers aucune femme. Que je me méfie avec celle-ci… Le trouble qui m’a saisi lorsqu’elle m’a fait cette étrange confidence que jamais femme ne m’a faite… cette chaleur qui m’envahissait lorsque mon regard rencontrait le sien… Est-elle si belle ?… Moins que mon Anglaise, moins que certaines femmes qui entourent Marco. Je n’ai pu la regarder assez pour me souvenir parfaitement de ses traits. Belle, non ; jolie, pas davantage. Il n’y a presque pas d’accent dans son visage, les sourcils en sont à peine marqués, le nez petit, légèrement écrasé, les lèvres minces discrètement fardées, le menton court… dans son expression quelque chose de mobile, d’inachevé, de charmeur – toujours ce mot me revient en tête lorsque je songe à elle.
— Oh quoi ! chaque femme a son genre, et avec cette exclamation je me délivre pour quelques heures de son souvenir.
Au matin, en m’éveillant, je cours à la fenêtre. Marco amarre sa barque en face de la maison de Mlle Bru : je ne l’y vois plus. Je m’habille. Ensuite examine une toile que j’ai abandonnée depuis plusieurs jours : on va essayer de la terminer.
Sur les 11 heures, je rentre. Mon étude est achevée, bonne. Je prends mon maillot et gagne la plage des Lombards où je retrouve Ambrosio. Il me dit : « Votre élève n’est pas là ». Je le sais, parbleu, que je ne la verrai pas aujourd’hui ! Alors que j’étais sur le motif, combien de fois me suis-je surpris songeant à elle ; et je devais serrer les dents pour porter toute mon attention sur mon travail. À présent, je puis me laisser aller à rêvasser. Hier, ce n’était pas Ambrosio qui me tenait compagnie, mais mon étrangère, et je la suivais à l’eau, nageais sous ses yeux, ne la quittais plus. Que fait-elle ? quels compagnons autres que Marco a-t-elle ? Ce soir me témoignera-t-elle le même intérêt ? « J’ai déjà gagné ma journée » raconte Ambrosio, sagement. Moi, ma pensée suit la barque de Marco.
Et de tout le jour il en sera ainsi. Au fur et à mesure que passent les heures, je me sens plus confiant et aussi plus impatient. 5 heures, enfin ! Avec le crépuscule je verrai la barque rentrer au port. Pour tromper mon attente, je saisis un carnet de croquis et me mets à crayonner ; puis sur une nouvelle page, si blanche, c’est l’image de ma Hongroise qui apparaît. Le désir me prend de l’y fixer véritablement. Je risque quelques traits pour tracer le volume de sa tête. Oui, ce sont ses cheveux courts et bouclés… et l’ovale plein de son visage. Le front plat, les sourcils écartés, les yeux dont la tache est si claire, le nez aux ailes fines, le menton rond, la gorge sans plis… Je cligne des yeux… Je cherche à me rappeler son sourire, le mouvement de ses lèvres, les battements de ses paupières aux cils très légers… Si je me souviens bien, son visage a un aspect lisse, jeune et vieillot tout ensemble – vieillot comme la face d’un nouveau-né… Il me faut arrêter, ou je vais alourdir mon dessin. Impossible pour moi de faire un bon portrait de mémoire.
— Je lui demanderai si elle veut poser.
Mais j’attendrai que nous en ayons terminé avec les leçons de brasse coulée. Ainsi aurai-je un prétexte pour continuer à la revoir. Et si elle accepte je ne désespère pas qu’elle me porte plus d’attention qu’aux amis de Marco, à Marco lui-même. Qu’elle m’accorde son amitié. Est-ce de nouveau un rêve ? Je me souviens de notre conversation alors que nous prenions le thé, j’en éprouve encore de la surprise. Elle m’avait remarqué. Quelle habileté à dissimuler, même chez la femme la moins coquette ! Et moi qui avais cherché une ou deux fois à retenir ses regards ! à lui faire oublier ma maladresse de la poste dont elle ne paraît pas avoir gardé grand souvenir. Je me sens devant une femme inconnue comme devant une nouvelle toile à entreprendre ; à chaque fois il me semble avoir tout oublié de mes expériences. Au surplus, j’ai affaire cette fois à une étrangère, moi qui n’ai connu que des Françaises, même lorsque je fréquentais assidûment Montparnasse. Renée, Françoise encore moins, n’ont les manières des femmes que j’ai remarquées à Carpiagne ; ni cette voix captivante de ma Hongroise, ni pour s’exprimer ces phrases auxquelles leur incorrection prête un charme singulier.
Je me suis accoudé à la fenêtre : l’obscurité est maintenant complète, et je n’ai pas vu arriver la barque de Marco. Voilà le revers de la médaille avec ces étrangères : peut-être sont-elles plus libres que les Françaises, plus séduisantes, mais fidèles… Car enfin, ces paroles que la mienne a pu me dire à brûle-pourpoint me donnent à penser que, si elle ose se jeter, ou presque, à la tête des hommes, c’est qu’elle ne manque point d’expérience pour leur résister. Son allure n’est pas non plus celle d’une vierge, parce que si féminine. Autrement, poserais-je sur elle aussi longuement ma pensée ? Car de tout l’après-midi, si par moments j’ai pu songer à Françoise et à Renée, ç’aura été chaque fois pour leur comparer mon étrangère…
Je vais au Restaurant du Commerce ; j’expédie mon dîner et regagne vite ma chambre, et me remets à la fenêtre. En mangeant, je me suis demandé subitement si je n’étais pas tombé amoureux de cette femme ? ce qui laisserait supposer plus de désir et de curiosité que de véritable amour. Du désir ?… Est-ce cette belle nuit chaude qui me donne la fièvre, ou l’image de mon étrangère ? est-ce une sourde jalousie ?… De la curiosité, oui, pourquoi me le cacher : je souhaiterais connaître la vie de cette inconnue, qu’elle me parle de son pays, qu’elle me dise si elle vit depuis longtemps en France. Mais ce ne sont, par bonheur, des sentiments qui témoignent d’amour. Me suis-je assez enfoncé dans les ténèbres, avec le nom de Françoise sur les lèvres ! Ai-je assez attendu, ces jours-ci, le télégramme de Renée ! Je relève de maladie, pas de bêtises ! Que je cède à une attraction sensuelle c’est encore la meilleure façon que je pouvais trouver de guérir tout à fait.
Je me couche, car la barque rentrera tard dans la nuit. Il y a clair de lune, sur mer c’est poétique, ça invite aux confidences amoureuses. Sans doute la raison pour laquelle Marco n’est pas rentré au crépuscule, le vrai but de leur excursion. J’aurais tort de leur en faire grief, parce que moi-même je ne souhaite rien d’autre que le plaisir. Mais ce n’est qu’un souhait. Cette nuit plus que d’autres nuits je serre dans mes bras un fantôme, auquel maintenant je donne un visage, une voix, et reste lié par des souvenirs… ah ! déjà si étroitement qu’une douleur subite me frappe au cœur et me laisse inquiet.
Je puis me répéter que je n’ai pas rompu avec mon passé, que tout me le rappelle, qu’il y a à Paris certain appartement où je devais commencer une nouvelle existence ; me traiter d’imbécile et me mépriser pour ce manque de caractère qui fait que je m’attache à une femme alors que Renée et Françoise ont reçu de moi ces derniers jours des lettres désolées. Je voudrais dormir, et, dans le sommeil, échapper à toutes ces contradictions, fuir toutes les tentations. Aussi longtemps que je vivrai, il me semble que je serai tenté… incapable de refuser la vie au nom de certaines vertus, et ce, même si je devais en recevoir une nouvelle fois des blessures. Et parce que depuis mon arrivée à Carpiagne je me connais mieux et ne me dissimule plus mes faiblesses, je songe avec anxiété aux jours qui viendront, à cette Hongroise qui vogue en mer, insouciante, heureuse, le front posé peut-être sur l’épaule d’un homme – qui n’est pas moi.
Il n’est que 10 heures lorsque j’arrive dans ma chambre, assez mécontent de mon travail. Ça ne marchait guère, ce matin. Je sais pourquoi : en partant sur le motif j’ai vu amarrée contre le quai la barque de Marco, et je n’ai plus cessé de me poser des questions. Peut-être est-ce pour qu’on y réponde que je suis déjà revenu ? Je me colle à la fenêtre, avec l’espérance que ma Hongroise se montrera. J’attends, puis : « Elle doit dormir ». Je ne me décide cependant pas à gagner la plage. Je prends mon étude, et, saisissant un couteau à palette, commence à la gratter, de plus en plus rageusement, pour me décharger de mon humeur.
— Vous n’aimez pas ? fait une voix.
Je me retourne, me dresse : c’est elle !
— Non, c’était mauvais. Mais hier, tandis que vous étiez à Sanary, j’ai terminé une toile.
— Je serais contente voir de votre peinture. Je pourrais entrer ?
Je pose contre le mur quelques études. « Vous savez, j’ai cessé plusieurs mois de peindre, je m’y remets doucement », et je lui présente ce paysage que j’ai peint sur le chemin de la pension Miramar. Elle le regarde avec attention ; qu’elle l’aime, cela me ferait plaisir, quoique pour l’instant…
— Alors, ce voyage en mer, mademoiselle ?
— Oh ! imaginez, nous ne sommes pas rentrés hier soir.
— Seulement dans la nuit !
— Il faisait déjà jour !
Je suis encore si surpris de l’avoir vu paraître à la fenêtre, si troublé et heureux de sa présence dans ma chambre, que je veux oublier ces pensées inquiètes et jalouses que j’ai pu remuer dans ma tête.
— Et c’était beau, cette excursion ?
— Ah ! j’étais charmée parce que jamais j’ai fait une voyage comme ça. On était trois hommes et deux femmes… la jeune fille qui est fiancée de Marco et moi. On quittait Carpiagne de très bonne heure et on allait au moteur et à la voile longtemps. Puis on amarrait le bateau, on amenait les provisions, on se baignait, on jouait, tout était très charmant. Et puis on arrivait à Sanary où l’amie du Français qui était avec nous nous attendait, on se promenait et on entrait dans un bar. On dansait et alors on oubliait l’heure, on partait c’était nuit. D’abord, il faisait noir, noir. Le Français et son amie ne faisaient qu’un à l’arrière du bateau. La lune se levait, toute grande. Moi, je regardais l’eau scintiller, je regardais les étoiles. À l’aller, Marco mettait dans deux bouteilles qu’on avait bues d’abord des inscriptions de naufragés ; il faisait basculer le bateau et il disait à la jeune fille qui criait : « Une femme de marin ne doive jamais avoir peur ». Et pour rentrer on me confiait la barre. Tous étaient très gentils avec moi. Mais Marco me déconcertait parce qu’il racontait des histoires invraisemblables. J’étais heureuse, je souhaitais ça, être en voile sur la mer. Je me demandais pourquoi on m’avait invitée, c’était parce qu’on voulait pas laisser la jeune fille seule comme une femme, à l’aller. Il y avait un couple à l’avant, un à l’arrière ; moi avec un Anglais on s’occupait de la barre, j’étais contente qu’il me proposait rien de rien. C’est Marco qui est le plus intéressante.
— Je voudrais voir sa peinture.
— Il n’en parle pas, ni ceux qui sont avec lui. Je voudrais faire encore des excursions comme ça, mais pas précisément avec eux.
Je ne l’ai guère quittée des yeux durant son récit : ses gestes, le son de sa voix, ses sourires, ne me laissaient pas soupçonner une seconde qu’elle pût me mentir. Qu’elle ait été heureuse de son excursion c’est de quoi, par sympathie, je puis me réjouir. Mais je dois à sa dernière phrase de ressentir une douce joie. Je prends mon carnet de croquis : « Eh bien moi, je me suis amusé aussi. Regardez », et j’ouvre mon carnet sur la table. Je l’entends chuchoter : « C’est moi », son regard se fixe sur le mien, brille, se brouille, me paraît-il ; puis je la vois prendre un crayon et écrire au bas de mon dessin.
— S.. a.. r.. i.. C’est votre nom, mademoiselle ?
Il glisse sur ses lèvres ; je le prononce à mon tour ; mais elle, en riant, secoue la tête.
— Pas Sari, explique-t-elle… Sari, comme cher… tch, tch…
— Oh ! je saurai, je crois : Sari !
— Et vous, c’est comment ?
— André.
— Andras, en hongrois.
— Et Sari ?
— Sarah.
— Alors, si vous n’êtes pas trop fatiguée, moi je vous donnerai votre leçon de natation.
Elle sort pour aller prendre son maillot. Je range mes toiles que nous n’avons point regardées. Je suis heureux, et ce n’est pas à la peinture que je dois mon bonheur. Entre mon étrangère et Marco, il n’y a rien eu. J’ai voulu lui demander si, au cours de toute cette excursion, elle avait pensé à moi. Je le lui demanderai tout à l’heure. Que j’aie pensé à elle, elle ne peut en douter, mon dessin le lui confesse. Il lui plaît ; je le lui donnerai et la prierai de poser pour que je fasse d’elle un portrait à l’huile. Ce geste qu’elle a imaginé pour m’apprendre son nom, trouvaille exquise.
— Sari…
Au cours de notre leçon de brasse, elle me permet de l’appeler ainsi. Mais quoi que j’en aie pu dire, c’est là un son que je forme avec difficulté, je zézaye, ou appuie trop lourdement sur la première syllabe, et par association d’idées c’est une phrase faubourienne qui me vient à l’esprit : « Dis, tu charies… » De tout l’après-midi, je m’exerce à prononcer le nom de ma Hongroise. Sarah. Mais chez elle ce n’est pas un nom que portent les juifs ; les protestants choisissent de préférence des noms de la Bible. Ses parents vivent à Budapest et tiennent une boutique où l’on vend des meubles anciens. Et elle, elle a quitté son pays voici de nombreuses années, pour vivre d’abord à Vienne, puis en Allemagne, enfin à Paris où elle habite dans le quinzième, rue de l’Ouest. « Vous connaissez ? » m’a-t-elle demandé. Alors, nous nous sommes mis à parler de ce quartier de Plaisance, populaire, noir, et par endroits encore provincial. Nous avons cessé pour courir à l’eau ; je souhaite reprendre notre conversation et j’attends Sari qui a accepté mon invitation d’aller au crépuscule promener sur les collines.
Enfin, je la vois s’avancer sur le quai, lente, songeuse, tenant à la main son chapeau de paille ; elle porte cette robe à fleurs dont les volants semblent danser sur ses jambes nues, sa démarche a un balancement imperceptible et doux. Elle m’aperçoit, me sourit, va d’un pas plus rapide. Je jette un coup d’œil sur une glace, me donne un coup de peigne, suis prêt à sortir quand on frappe. J’ouvre la porte :
— Je partais.
— Si vous permettez, je m’assieds un instant, me répond Sari. Je suis un peu fatiguée. Je descends de la pension Miramar, je voulais m’assurer que j’aurais cette chambre.
— Vous êtes toujours décidée à vous installer là-haut ?
— Sur le port je rencontre toujours quelqu’un pour me faire perdre mon temps. Je doive pas me plaindre, seulement je voudrais quand même commencer à travailler.
— Est-ce qu’on pourra monter vous dire bonjour, Sari ?
— Aussi souvent que vous voulez… ce que je raconte, c’est pas en pensant à vous. J’osais pas vous demander si vous voulez venir. Je vous suis reconnaissante parce que vous m’avez éclairé un peu les idées sur la peinture… et puis la nage, je savais pas que nager la brasse coulée ça donne quand même plus de plaisir.
Moi, lui dirai-je la joie que me donne sa présence ? cette sympathie qu’elle me témoigne ? cette confiance avec laquelle elle accepte mes conseils ? Il me semble que mes paroles dépasseraient ma pensée, peut-être lui crieraient celle que je n’ose m’avouer : que je ressens pour elle plus que de la sympathie, et qu’une force chaude m’entraîne sans que je puisse y résister. Lorsque, sur la plage, nous nous sommes séparés, j’étais étourdi, ivre, et je voulais croire que c’était seulement de lumière. Mais le nom de Sari me revenait sans cesse à la bouche ; le souvenir de son visage effaçait tous mes souvenirs, voire ceux de Françoise et de Renée ! Je retrouvais une jeunesse que j’avais cru perdue ; je sentais en moi frémir la vie. Si je me disais que ce même trouble m’avait traversé l’hiver dernier, lorsque j’avais fait la connaissance de Françoise, bientôt cet avertissement cédait dans mon cœur la place à la joie. Et si je tremblais c’était de m’égarer, de mal interpréter les gestes et les paroles de Sari, de me croire privilégié alors qu’elle accordait peut-être les mêmes faveurs à d’autres hommes.
Je prête une attention plus vive à ses paroles. Non, impossible qu’elle parle à tous sur ce ton, leur confie avec une telle franchise ses souvenirs. Elle m’a choisi, moi seul, comme un ami… peut-être plus ?
— Depuis toujours j’ai dessiné, sans penser quoi que ce soit, raconte-t-elle de sa voix chantante. Mais le gymnase, ça m’ennuyait profondément. J’ai fait encore une cinquième année parce que ma mère m’a priée, que j’attende encore avant de me lancer dans une carrière dite libre. Cette année terminée, j’hésitais pas aller apprendre ça que j’appelais déjà mon métier : dessiner. Nous avons de très bonnes écoles chez nous, j’ai passé le concours, et j’ai commencé travailler. C’était la guerre, le charbon manquait, on prenait des vacances forcées pendant tout l’hiver. J’employais très bien ces vacances ; un professeur tenait cours chez lui ; il avait une façon de nous enseigner, il disait : « Il faut d’abord savoir vivre, après on sait dessiner ». Alors ça m’intéressait plus que de copier les gyps… comment s’appellent ces choses blanches ?
— Des plâtres.
— J’étais encore à l’école quand c’était en Hongrie le communisme, j’étais enthousiaste comme presque tous les jeunes que je connaissais. Je suivais les cours de lithographie et j’étais enrôlée dans la jeunesse ouvrière ; je suis allée à des réunions, ça aussi me plaisait beaucoup. J’aurais bien voulu que ça tienne comme ça, malgré qu’on avait des difficultés à se ravitailler, on devait aller loin dans la campagne chercher des salades ou quelque chose. Juste une fois quand j’étais cueillir des salades avec la cuisinière au O-Buda, près de la Danube, j’entendais des coups de canon, c’étaient des petits bateaux de guerre qui venaient commencer la contre-révolution. Après, je suis plus retournée à l’école, je restais chez mon professeur, pendant quatre ans peut-être. L’été, on allait habiter avec lui la campagne. Mais c’était pas l’art qu’il enseignait, c’était la construction du dessin décoratif et plastique, et encore pour une fin utilitaire, pour nous faire dessinateurs de métier. Entre les autres élèves, je choisissais Édith…
Sari pose sur moi un regard inquiet. Ah ! craint-elle de m’ennuyer ? Je demande :
— Qui est-ce ?
— Une jeune fille comme moi, c’est mon amie, reprend Sari. Toutes les deux nous avons eu le désir de vivre indépendantes, et moi j’avais l’idée de fonder une maison de publicité. J’ai réussi, avec Édith. On commençait même gagner quelque chose, juste assez pour nous acheter un bateau à rames sur la Danube. Je faisais mon apprentissage des clients. Mais je savais qu’il me manquait encore beaucoup, et peut-être que je voulais sortir de la maison paternelle, je demandais à mon père de me laisser suivre mes études à l’étranger. Édith le voulait aussi. Mon père me voyait décidée, il pouvait pas bien me dire non, mais il ne me permettait pas d’aller plus loin que Vienne. Je discutais pas, j’ai dit : « Allons d’abord à Vienne ». J’étais sûre aller plus loin, plus tard. Ma mère nous amenait, on se présentait à la Graphische Hochschule avec nos dessins, et le directeur était ébahi, il avait jamais vu des études comme ça !… Alors, je voulais apprendre la gravure, moi j’allais à l’école et j’ai enseigné à Édith, parce que c’était très cher les cours. En même temps on faisait la publicité. Ah ! ce que j’ai travaillé, des seize heures par jour. Mais Édith devait rentrer à Budapest soigner sa mère, c’était dans la deuxième année. Moi, ça tombait bien qu’on m’offrait une place en Allemagne.
— Sari, vous parlez allemand ?
— Oui, au fond c’est ma langue maternelle. Ma mère est viennoise, alors chez nous nous parlons allemande. À l’école à Budapest, on m’a prise pour une étrangère. Et en Allemagne on m’a prise pour une viennoise. Je travaillais dur en Allemagne et je me plaisais peu, c’est vrai que j’étais en Saxonie, je crois que c’est le coin le plus horrible.
— Vous pouviez vivre… toute seule ?
— Mais bien sûr, je gagnais assez, et mon père qui était encore riche dans ce temps-là m’envoyait autant que je gagnais. Alors je dépensais tout en voyages. Je m’échappais à Berlin… Après deux ans, j’avais tellement assez de cette vie-là !
— Vous vouliez peindre ?
— Je ne savais rien de la peinture, je savais pas ce que c’est faire l’art, j’osais pas penser que je pourrais être une artiste ! Mais enfin je voulais me replier sur moi-même, vivre pour moi, et alors j’ai dit : « Je veux aller à Paris ». Je connaissais pas non plus ce que c’était Paris. Je me rendais pas compte que je choisissais juste ce qui fallait. Mon père ne pouvait plus me promettre qu’une bien petite somme, mais j’acceptais sans hésiter. Avant de partir, je me souvenais que des amis vivaient à Paris, je leur écrivais. Parce que quand même j’avais oublié tout le français appris, à l’école. Ils venaient me recueillir à la gare, c’est chez eux que j’habitais, à l’hôtel faubourg Saint-Jacques.
— Ah ! je connais, un coin sympathique.
— Très. Du premier coup Paris me plaisait, c’était la première ville où je me sentais bien à l’aise. Un sentiment que je n’avais jamais ni à Budapest ni en Allemagne.
— À Vienne ?
— À Vienne, oui, mais je ne pensais pas que j’y vivrais longtemps.
— Et une fois à Paris ?
— Mon ami qui était artiste peintre, et sa femme danseuse, il me déconseillait toute école. D’ailleurs, j’en avais assez, je voulais chercher seule. C’est par hasard que j’ai eu cet atelier rue de l’Ouest.
— Vous alliez travailler à la Grande-Chaumière ?
— Non, je ne supportais plus rien.
— Qu’est-ce que vous faisiez ?
— Je dessinais mes chats. Je trouvais que c’est égal ce qu’on dessine, le sujet. Je voulais me délivrer de ma façon de dessin par cœur. Je prenais très peu de ce que pouvait me donner Paris.
— Pourquoi, Sari ?
— Parce que j’étais bête, j’étais comme ça ! J’allais pas assez voir les expositions, rien. Ça s’explique seulement que j’étais tellement harassée que ma vie ne pouvait plus être qu’une rêve, une explication avec moi-même. Et j’y suis arrivée me délivrer, j’ai repris la gravure, et je l’utilisais pour une fin vivante. J’ai fait une série au burin, de ces gens du quatorzième que j’allais voir chaque jour, en faisant mon marché, en passant. Je vous la montrerai, je serais curieuse savoir ce que vous en direz. Édith me l’enverra.
— Ah, parce que votre amie…
— Oui, pendant que j’étais en Allemagne, elle trouvait à Vienne une place excellente ; mais cet hiver elle devait la quitter comme étrangère, et alors je l’ai appelée. Elle, elle est restée dans la publicité, elle ne fait que ça. Nous vivons ensemble dans mon atelier.
— Les autres années, vous ne preniez pas de vacances, Sari ?
— Non, j’étais juste allée voir mes parents.
— Mais cette fois ?
— J’étais très malade avant…
— Malade ?
— Oui, d’esprit. J’étais amoureuse…
Soudain, elle se tait, je lui vois ce visage qu’elle montrait lors de notre première rencontre. Cette maladie dont je souffrais, elle-même… ah ! que ne me conte-t-elle encore ses souvenirs. Qu’elle me dise vite si elle est guérie, je n’ose le lui demander. Mais elle, après un silence :
— Je ne vous ai pas ennuyé avec mes histoires ?
Le crépuscule est tombé sans que je songe à lui rappeler notre projet de promenade sur la colline. L’ombre emplit la chambre. Sur le fond clair de la fenêtre se découpe la silhouette de Sari, je ne vois plus son visage, mais le connais assez maintenant pour me le représenter les yeux fermés. Le son de sa voix me poursuit ; j’imagine sa vie, de pays en pays, faite d’efforts, d’études… aussi d’aventures amoureuses ? Lorsque nous nous connaîtrons davantage peut-être m’en fera-t-elle le confident ?
— Sari, voulez-vous que nous allions dîner au Restaurant du Commerce, c’est plus gai que votre pension ?
Après le dîner nous nous asseyons à la terrasse d’un bistrot, sur le quai. Nous regardons l’eau noire, le port où glisse régulièrement le feu du phare. Parfois, l’un de nous prononce quelques mots. Sari, pense-t-elle à notre journée ? comme j’y pense ? En tire-t-elle le même bonheur, qui vous étourdit ? De minute en minute le silence gonfle, se fait plus lourd entre nous. Il est tard, nous devrions nous séparer, mais je ne me sens pas cette force. C’est Sari qui se lève :
— Demain, dit-elle, je doive travailler. J’en parle toujours…
Je l’accompagne jusqu’à la porte de son hôtel. Auparavant, à la hauteur de la maison de Mlle Bru, un désir fou a traversé mon esprit, bouleversé mon corps. J’ai retrouvé un peu de calme, je dis :
— Allons, bonne nuit… Sari.
Je sens une main fiévreuse frémir dans ma main.
Je me suis allongé nu sur le drap ; je garde les yeux grands ouverts, roule des pensées dans ma tête. Sari… Dort-elle ? est-ce qu’elle rêve de moi ?… Je me rappelle les signes qui font que je puis croire à son amitié, à plus qu’une amitié (au Restaurant du Commerce, assis l’un en face de l’autre, nous mangions joyeusement, et soudain nos regards se rencontraient, Sari se troublait…) Est-ce la solitude qui l’a poussée vers moi, comme je le fus vers elle ? Si je me permettais certaines paroles, un geste amoureux, peut-être me repousserait-elle ? Il y a un moment, nous étions tous deux hésitants ; mais n’était-ce pas à cause de cette lourde nuit d’été ?
Quoi que je puisse dire, cependant je retrouve en moi tous les symptômes de cette maladie qui fut mienne au cours du dernier hiver et contre laquelle je ne connais aujourd’hui qu’un remède : fuir. Je devrais quitter Carpiagne avant qu’il ne soit trop tard. Je murmure : « Si Renée était venue comme je le lui demandais… » Et soudain, mon cœur se serre : si elle arrivait ? Je n’ai pas parlé à Sari de mon passé, sans doute me croit-elle seul ; si elle apprend que je ne le suis pas, elle s’éloignera, retournera vers Marco et sa bande… Non ! je ne veux pas quitter Carpiagne. Renée, son silence obstiné me dégage de toutes mes promesses. Et j’ai rompu franchement avec Françoise. Je suis donc libre… libre ! « Tu cours reprendre de nouvelles chaînes » me souffle une voix. Si je continue à voir Sari, si notre amitié se change en amour, je ne lui promettrai rien que je ne puisse tenir. « Y a-t-il amour sans engagements, sans promesses ? ». Ah ! je ne sais que trop que l’amour ne va pas sans risques. Il faut payer pour la joie. Il faut payer aussi pour son repos, je sais de quel argent, de quels renoncements. Les hommes forts décident de leur destin, paraît-il ; moi, je suis de ceux que poussent les événements, et jamais autant qu’en amour je n’ai subi cette loi…
Je me lève avec les mêmes pensées. Or, précisément, ce matin est déjà celui d’une fête, à Carpiagne. Sur la petite place on monte une estrade pour les musiciens, de platane en platane on tend des cordes avec des ampoules, des lampions, des banderoles. Le soleil est de la partie, qui jamais n’a eu cet éclat ; et la mer, d’un bleu soutenu, royal. Mais plus encore les habitants de Carpiagne se préparent à célébrer le Quatorze Juillet. La fête commencera ce soir même par une retraite aux flambeaux.
Aussi n’ai-je pas la tête au travail. Non que cette joie populaire soit beaucoup la mienne. Je me prépare pour une autre fête dont Carpiagne sera également le cadre.
À 3 heures, bien que le soleil darde, je vais chercher Sari à son hôtel. Nous avons décidé d’entreprendre une longue promenade vers les calanques. J’en connais le chemin (pour l’avoir découvert avec Renée). Quand nous avons passé les dernières villas, Sari me dit :
— J’ai fait l’aquarelle ce matin, et je crois que ça allait… c’est parce que j’étais heureuse. Vous pensez pas que si on est heureuse le travail doive mieux marcher ? Vous avez fait la peinture, vous, André ?
Je tressaille, c’est la première fois que je l’entends prononcer mon prénom. Que je l’appelle par le sien – il me faut lui demander son nom de famille – il semble qu’elle ne voit là rien que de naturel. Et ainsi de me dire : André. Il me faut chasser ce trouble qui vient de s’emparer de mon cœur. Je réponds à Sari que je n’ai pas pris mes pinceaux et que j’ai flâné pour suivre les préparatifs de la fête.
— Ah ! s’écrie-t-elle, les gens d’où je viens n’étaient pas si gais. Je ne connaissais rien du Midi, mais la Côte d’Azur est tellement fréquentée que moi je me suis dit : « Je vais voir entre l’Espagne et Marseille ». Je faisais en autocar, par étapes. À Collioure, des gosses me jetaient des pierres, ça me chassait tout de suite. Du reste, je n’avais pas bien la tête à voyager, j’avais entrepris de quitter Paris pour me quitter un peu moi-même, mais je voyageais avec mes mauvaises pensées. J’étais contente quand je trouvais un prétexte pour partir d’un pays, et enfin je voulais être plus près de Paris, j’en attendais des nouvelles. C’est pour ça que vous m’avez vue à la poste…
Je pourrais lui demander qui elle fuyait. Mais elle reprend :
— À Marseille, je m’informais des autocars sur la côte. Je voyais par hasard l’autobus de Carpiagne, dépareillé, vieillot, en face de celui de Bandol, tout neuf. Je pensais que celui de Carpiagne ferait mieux mon affaire. Et alors, en arrivant, malgré mes idées qui tournaient en rond…
Cette fois, je lui ai coupé la parole :
— Sari, quelles idées ?
— Ah, je vous raconterai ça un autre jour, c’est fini… Oui, alors, Carpiagne me plaisait beaucoup. Les gens paraissent vivre ici, je n’ai pas vu de pauvres ; certains portent des vêtements usés, mais surtout par le soleil. On n’a pas l’impression de miséreux comme on en voit partout chez nous.
— Je croyais que c’était riche la campagne, en Hongrie ?
— Oh, les terres presque toutes appartiennent à des aristocrates, c’est la terre héréditaire qu’on peut même pas vendre, latifundium, et comme certains ne s’intéressent pas à la culture, ça reste. Une grande partie des paysans, ils se louent, s’ils peuvent. Dans un endroit que j’allais en vacances avec mon professeur, entre Budapest et Székesfervar, il n’y avait pas de grandes propriétés, mais quelques paysans étaient aisés, et les autres s’amassaient sur une colline, dans des maisons de terre. Et là, j’ai vu un enfant de cinq ans qui tétait encore, sa mère n’avait pas de quoi lui donner à manger, vous pouvez me croire. Du reste, tous ces gens de la campagne sont dégénérés. Pendant la révolution ils étaient plutôt les ennemis du communisme. Si on leur parle politique ils répondent : « Faudrait un roi » et si on leur demande pourquoi : « Parce que… »
— Il y en a eu pour être avec les communistes ?
— Peut-être les plus pauvres, moi je n’étais pas dans ce temps-là à la campagne. En tout cas, lorsque les blancs sont arrivés, bien après les Roumains, dont ils prétendaient nous délivrer, ce Horty sur un cheval blanc, comme un vainqueur qu’il n’était pas, ils ont pendu, fusillé, tiré les hommes de leur lit, avec une sauvagerie, une brutalité que vous n’imaginez pas !
— On ne nous a pas raconté l’histoire de la révolution hongroise de cette façon.
— Bien sûr, parce qu’en France vous lisez ce livre des frères Tharaud !
— Mais maintenant, en Hongrie ?
— Maintenant c’est le fascisme, déguisé… C’est pour ça que j’ai beaucoup d’amis qui ne veulent pas y retourner. Et du reste il y en a qui ne pourraient pas, on les arrêterait car ils ont été mêlés à la commune.
Sari se tait ; je ne la questionne plus. J’ai vu luire dans ses yeux des éclairs de colère, sa bouche se tordre, son visage grimacer. Vibrante, passionnée, je ne l’aime pas moins que mélancolique. Et de tels cris me font connaître les sentiments qui emplissent son cœur. Nous marchons en regardant le paysage, ces hautes falaises du Cap Rouge qu’on découvre, et nous nous exclamons d’admiration. Mais pour faire taire, je crois, l’émotion qui nous agite. Je ne veux lui céder, moi ; d’une voix que je m’efforce de rendre calme, je reprends la conversation :
— Sari, vous avez un frère ? une sœur ?
Elle secoue la tête, et puis après un silence :
— J’avais un frère, il a été tué à la guerre, à Erdely. Il avait dix-neuf ans. Dès qu’il a quitté l’école il s’est engagé pour choisir son arme. Il était dans l’artillerie lourde, ça demandait un apprentissage, presque une année dans une ville de province, mais on le retirait, on le mettait dans l’infanterie et il partait lors de l’attaque roumaine. Nous n’avons plus eu de nouvelles, et pendant toute une année. Nous, on espérait ; les autres se rendaient compte qu’il était mort. C’était un an après qu’arrivait grâce aux soins de la Croix-Rouge une carte postale écrite en français par un officier roumain, celui qui avait enterré mon frère ; il s’excusait d’écrire seulement, parce que blessé, et il racontait que mon frère avait été tué net d’une balle au front, quand il partait à la tête de ses hommes… il était cadet. Plus tard, mon père recevait la permission de le chercher. On ouvrait plusieurs tombes, c’était dans une forêt, mais on ne pouvait pas l’identifier.
— Pour votre père, Sari, ça a dû être un grand chagrin ?
— Il était toujours grave, mon père. Il l’a été encore plus, il n’est plus sorti. Il n’y a pas longtemps, un jour, ma mère lui dit : « Mais viens donc au théâtre », alors il répond : « Tu oublies ce qui nous est arrivé ». Ma mère y songe aussi, mais ça ne l’empêche pas de s’intéresser à tout. Elle est restée même très jeune… elle a un visage plus jeune que moi.
— Sari, un visage… Et ils ne s’ennuient pas après vous ?
— Peut-être pas, parce que chacun a sa vie propre, et mon père a maintenant beaucoup de soucis pour ses affaires. Ils veulent me voir contente, ils ne sont pas égoïstes, mes parents. Et chez nous je ne peux pas être contente, c’est quand même une maison très très triste… pas triste… la vie est toujours en sourdine… comment exprimer ça ?
Elle me regarde ; et brusquement :
— Ah ! je ne parle que de moi, s’écrie-t-elle. Vous savez, faut m’arrêter… C’est à vous de me raconter. André, il y a longtemps que vous faites la peinture ?
Je lui parle de mes débuts, alors que je travaillais chez un décorateur ; de la peine que j’eus, moi aussi, de passer de l’art décoratif à la vraie peinture, des maîtres que je découvris pour m’y aider : hier Van Gogh et Cézanne, aujourd’hui Matisse et Bonnard ; mes réussites, mes échecs, mes souvenirs de presque quinze années je les lui donne, parce que je lis une tendre attention sur son visage, vois briller des lueurs de plaisir au fond de ses yeux. Elle veut savoir ensuite si je suis né à Paris, si j’ai fait la guerre.
— Sari, moi j’ai eu plus de chance que votre frère. Mais il ne s’en fallait que d’une année…
J’ai pu glisser sur certaines périodes de ma vie, laisser dans l’ombre les mois qui viennent de s’écouler. Je crains que maintenant Sari ne me questionne sur les raisons qui m’ont amené à Carpiagne. Que lui répondrai-je lorsqu’elle me demandera ce que je faisais à la poste, le jour de notre première rencontre ? Je lui ai laissé entendre que j’avais eu des aventures avec des modèles et me prends à regretter déjà ces paroles banales, en partie fausses. Du plus profond de moi-même monte une autre voix. Cependant, je procède par allusions ; « Sari, c’est difficile de vivre, il n’y a pas que la peinture… » Sari ne possède pas toutes les finesses de notre langue et celle que j’emploie est obscure à dessein. J’ai peur que trop de vérité ne me desserve… peur soudain de perdre cette femme qui me reste encore par certains côtés une inconnue (combien de jours que nous nous parlons ?) Il y a des minutes durant lesquelles règne un lourd silence. Nous marchons plus lentement, à quelque distance l’un de l’autre. Et quand nous atteignons la calanque le crépuscule tombe, le calme descend sur les eaux sombres, enveloppe les collines.
— Sari, voulez-vous que nous rentrions ?
— Asseyons-nous un peu… c’est si beau.
Elle s’assied, pose son menton sur ses genoux, prend sa tête entre ses mains, et ne souffle mot, comme si elle interrogeait ce vaste paysage. Parfois, le clapotis léger d’une vague, le cri bref d’un oiseau… un silence qui m’emplit d’angoisse et que je ne puis m’empêcher de rompre :
— Sari, à quoi pensez-vous ?
— Je pensais à tout ce que vous m’avez raconté de votre travail, me répond-elle, sans tourner son visage. Tout ce qu’il faut donner de soi pour faire quelque chose de vivant.
— Sari… vous ne croyez pas qu’il en est ainsi de l’amour ?
Cette fois, elle releva la tête ; elle me dit d’une voix que j’entends à peine :
— Oh, l’amour, ça peut me manger encore plus que la peinture, c’est terrible… Mais j’ai pas peur.
— Vous avez souffert, Sari… beaucoup ?… Vous ne voulez pas me raconter maintenant ?
— Mais c’est encore parler de moi ?
— Justement.
— Ah ! cette fois-ci, ça me faisait très mal. Ça commençait il y a un an… pour moi, cette année c’est comme une vie entière, une naissance, vie, combat, douleur, mort… Lui était plus jeune, mais il se donnait l’allure d’un homme d’affaires ; sa famille était riche, et peut-être c’était là le malheur entre nous. Je sentais tout de suite qu’il me témoignait beaucoup d’attention, et moi ça venait trop vite ! Il y a eu un moment, quand je lui ai dit mon âge, je voyais combien ça le déconcertait, j’aurais dû m’en aller…
— Il était tellement jeune ?
— J’avais 28 ans, lui 23. C’était un homme pour qui les circonstances et les convenances comptaient… et je suis juste le contraire. Et voilà, je n’avais pas peur, ou peut-être que je n’avais plus le choix, j’étais prise. Et c’était beau ainsi, se donner entièrement comme je faisais. Mais je crois qu’il me reprochait d’être à lui tout à fait sans mariage, en même temps qu’il ne pouvait pas penser à m’épouser. Il prenait un bel appartement et je vivais comme madame à son côté, c’était pas une rôle que je pouvais bien jouer, à vrai dire. Et aussi, toute la journée je rentrais dans mon atelier rue de l’Ouest travailler. On a raconté la chose à son père, qui naturellement craignait Dieu sait quoi pour son fils… ah ! il n’était pas français. Quand j’apprenais que son père lui interdisait de me revoir, là je trouvais la force de m’en aller. Il me laissait pas, ça lui aurait fait trop de mal. De ce moment ça a commencé à me faire mal, à moi, et comment. Il me laissait pas, mais il ne venait que rarement dans mon atelier, pour des minutes, je pouvais pas supporter ces attentes quelquefois inutiles. À la fin, je quittais Paris, j’ai fait ce voyage en attendant ses lettres, une décision de sa part, ou de la mienne. Je voulais croire encore en lui, mais les faits se montraient contraires. J’étais folle, je pouvais pas penser à autre chose. Dans ma tristesse, je voyais presque pas Carpiagne, je passais les nuits à pleurer ou lui écrire…
— Vous l’aimiez encore ?
— Le jour que vous m’avez adressé la parole, justement ça cessait. On arrive à la limite de sa souffrance, on peut plus, on veut plus. Un matin je n’ai plus compris pourquoi j’étais triste encore la veille. C’est tombé de moi, vous imaginez ? Ce matin-là je me suis découverte rayonnante, libre. Je faisais un dessin, et c’était bon. Je voulais aller nager, et c’est là que vous m’avez accostée.
— Sari, qu’est-ce que vous avez pensé, alors ?
— Je trouvais presque naturel, vous savez, parce que dès le premier jour je vous avais remarqué, je vous ai déjà dit. Et en somme parce que depuis que je suis à Carpiagne, malgré toute ma tristesse, peut-être à cause d’elle, j’ai souhaité parler avec vous, au lieu de tous les autres qui m’ennuyaient plus ou moins.
— Sari, écoutez-moi : je faisais le même souhait. Seulement je vous ai vue avec cet ami hongrois. Et vous montriez un pauvre visage si mélancolique… Maintenant, je sais bien pourquoi. Mais c’est fini ?
— Mon ami défunt…
— Il est mort ?
— Pour moi il est mort, poursuit Sari. Mon ami défunt il m’aimait vraiment comme il pouvait, mais il était trop jeune et il croyait trop à sa richesse. Et voilà, l’amour pour moi c’est quand même autre chose encore…
— Quoi, Sari ?
Elle ne répond pas à ma question :
— Je me souviens que vous non plus, votre visage n’était pas joyeux ?
— Je souffrais, Sari… du même mal que vous. À la poste… Mais à présent je suis libre.
Elle s’est levée. M’a-t-elle entendu ?… A-t-elle compris ? Quelle réponse espérer ? « C’est vous maintenant que j’aime… » Libre, le suis-je vraiment ? Si Renée venait à m’écrire ? Françoise à me supplier ? Ah, tout ce passé que je traîne, dont je ne me suis pas débarrassé, moi, par miracle…
Nous partons, bientôt retrouvons la route qui fait entre les pins une tache grisâtre. Je dis : « C’est très tard, Sari, vous ne trouverez plus à dîner ». Elle a un geste insouciant. « Sari, êtes-vous contente de notre promenade ? ». Elle me répond par un cri aigu, une sorte de rire bref et joyeux, quand soudain le jet d’un phare déchire les ténèbres. Nous nous garons, et, dans ce mouvement, mon bras nu frôle celui de Sari, et c’est comme si un courant électrique avait parcouru mon corps. L’auto passe, nous repartons, chacun va sur un bas-côté de la route, en silence, comme dans la crainte d’un danger. Une rumeur lointaine nous parvient ; je murmure : « Sari, la fête est commencée… » Mais en moi, quelle fête, quelle rumeur, quels éclats… l’angoisse et la joie tour à tour se partagent mon cœur, je sens qu’il suffirait d’un seul mot, d’un seul geste de Sari pour que je crie dans le silence de cette nuit d’été : « Sari, je vous aime ! » et lui dise ces mots que je m’étais juré de ne plus prononcer… lui promette de mieux l’aimer que son défunt ami, de ne jamais la faire souffrir, jamais l’abandonner… Oui, je me surprends à engager l’avenir. J’oublie la leçon de ces derniers mois, les engagements que j’ai pris vis-à-vis de moi-même au cours des trois dernières semaines, mes résolutions les plus sages. J’oublie Renée, j’oublie Françoise, les promesses que je leur fis – dont elles ne m’ont pas dégagé. Il n’y a plus d’autre femme que Sari sur cette terre, elle dont la silhouette pâle et légère me fascine. Je me sens attiré, perdu, au bord d’un gouffre, et c’est le hasard, une timidité confuse qui me retient d’y tomber. Un autre que moi se serait déjà approché de Sari, l’aurait prise par la taille, aurait posé ses lèvres sur ses lèvres… Ce baiser, je le lui donne en pensée, il est vrai… comme je le lui donnai hier soir, sur le quai, avant de nous séparer. Ah ! lorsque je me retrouvai seul dans ma chambre, quels regrets d’avoir laissé échapper l’occasion… Elle s’offre en ce moment une deuxième fois. Je n’ai qu’à tendre les bras, et peut-être que Sari s’étonne de mes hésitations, se rit de mon manque d’audace, se détache d’un homme qui n’ose prendre ?… C’est l’excès même de mon amour, la violence de mon désir, sa beauté, qui me paralysent. Ma pensée, elle, vole, s’enflamme.
Nous sommes arrivés à la hauteur de la plage des Lombards, nous apercevons Carpiagne que des feux de bengale rouges et verts illuminent. Dans cinq minutes, ce sera trop tard, je n’oserai faire cet aveu que je n’ose dans la solitude. J’entends des bruits de tambour et de clairons, des cris, et je balbutie quelques paroles sur ce Carpiagne en fête, je m’accorde une minute encore. Soudain, Sari me saisit la main et m’entraîne, nous faisons ainsi quelques pas. Elle a osé ce geste que je me proposais, elle a coupé ce fil léger qui nous séparait, sans prononcer un mot elle a répondu à toutes ces questions muettes que je lui posais, chassé mes inquiétudes, les conventions, les petits calculs. Nous voici précipités dans un présent où le passé ni l’avenir ne mêlent leurs ombres.
— Sari… ah ! Sari, je vous aime.
Je la prends dans mes bras… ou c’est elle qui s’y jette. Elle renverse son visage. Je me penche ; ma bouche glisse sur ses paupières, sur ses joues, hésite puis se pose sur les petites ailes frémissantes de son nez, cherche sa bouche, la trouve enfin, s’y colle, et je ferme les yeux. Le corps de Sari se serre contre le mien, je sens son ventre tiède, la chaleur de sa vie m’envelopper, me pénétrer. Je voudrais l’emporter dans mes bras… je voudrais la caresser tendrement… je voudrais que ma bouche ne quitte plus sa bouche.
C’est elle qui met fin à notre baiser. « André, chuchote-t-elle, moi aussi je vous aime ». Elle n’a pas achevé que de nouveau mes lèvres s’unissent aux siennes, longuement, comme si j’avais une soif inextinguible à apaiser. Et bien que mes pensées tourbillonnent dans ma tête, je songe que oui, depuis des jours et des jours je n’ai bu à cette source qu’est la bouche d’une femme… que jamais je ne bus à une source aussi fraîche. Ce sont mes sens qui commandent, me font goûter au parfum de ces lèvres, me disent d’oublier tous les autres baisers. Je n’ai plus la crainte de certain geste, n’en redoute plus le ridicule ; il n’y a place en moi, maintenant, que pour le désir, et qu’il se manifeste avec violence c’est ce que je ne veux et ne puis cacher, et les cuisses de Sari collées contre mes cuisses y répondent par de brusques frissons. Ma voix murmure son nom ; la sienne répond par des soupirs, quelquefois par mon nom. Je lui répète que je l’aime, et mon désir entraîne mes paroles, il me semble que depuis toujours mon cœur est gonflé de cet amour.
— André, souffle Sari. Oh, André…
Est-ce cette lumière indécise qui emplit ses yeux de trouble ? baigne de langueur son visage ? Est-ce l’amour ?… le désir qui fait que ce même visage brille et rayonne ? Mes regards se fixent sur les siens ; pour une muette question ; la réponse, son corps entier me la donne. Ah ! se peut-il, tant de bonheur, si plein, si simple, comme jamais je ne reçus… Je m’en sens presque accablé, débordé, ne sachant quels gestes oser, quelles paroles prononcer… anxieux subitement à l’idée de certaines minutes qui peuvent voir se ternir ma joie.
— Sari ?… Sari ?
Elle me répond d’une voix faible, mais distincte :
— Chez toi…
Le quai est déjà désert, on se tient cette nuit sur la petite place où commence le bal. Chemin faisant, je m’inquiétais. Or, personne ne voit Sari se glisser dans la maison de Mlle Bru, entrer dans ma chambre dont vite je referme la porte.
— Sari, vous êtes chez moi… À moi ?
— Eh bien oui, c’est que je souhaitais, dit-elle, avec un rire clair. Tu ne m’aimes pas ?
— Sari, ça ne fait pas quinze jours que nous nous connaissons…
Ses lèvres ferment ma bouche, comme pour me montrer l’inanité de telles paroles, le peu de cas qu’elle fait des habitudes et des convenances. Je n’en suis peut-être pas affranchi, moi qui m’étonne tout autant que je m’émerveille de la simplicité de notre amour. Je n’ai pas eu coutume que des femmes se donnent aussi naturellement, ah ! qu’il me suffise de me rappeler l’amour de Françoise, pur, sincère, mais qui ne lui laissait oublier aucune des nécessités de la vie. Je n’ai connu que des Françaises… Est-ce le fait des femmes étrangères cette attitude libre devant l’amour, cette absence de calcul et de coquetterie dans le don de soi, ce mépris du risque… ou est-ce seulement le propre de Sari ?
Elle s’est détachée de moi, s’est approchée de l’alcôve. Elle se déshabille. Je m’assieds au bord du lit, et, immobile, la contemple. J’aime ces gestes gauches et hardis qu’ont les femmes, qui découvrent ce que leur toilette a d’intime. Mais sous sa robe Sari est presque nue… cette robe ôtée, Sari m’apparaît : c’est la fille que j’ai pu admirer sur ce rocher, dressée comme une statue, en ce jour où elle s’essayait à plonger… cette fille vaillante à qui je donnais des leçons de brasse. Ce corps que je devinais sous le maillot, je le vois nu, il jette dans cette demi-clarté une tache de lumière vaguement blonde. Je n’en admirerai plus les formes avec les yeux ; comme ferait un sculpteur, avec des mains amoureuses et lentes je peux en chercher les modelés, en suivre les attaches souples et puissantes…
— André, murmure Sari, en s’étendant sur le lit.
— Ah, je vous regarde. Je vous aime ainsi.
— Gyere hajtcsi, gyere…
— Comment, Sari ?
Sa main se pose sur mon épaule, descend, s’accroche, soulève mon maillot que je retire alors d’un geste rapide. Bientôt je suis nu, c’est comme si je naissais à une vie nouvelle, sans contraintes, sans souvenirs, et je m’allonge contre Sari, glisse mes bras sous son corps, respire l’odeur de ses cheveux, de sa bouche, de ses seins, de son ventre, et une odeur plus forte me grise, tandis que des chants et des bruits lointains de musique achèvent de m’étourdir. Une brusque clameur me rattache au monde, puis je sombre… ou bien Sari m’entraîne dans ce fleuve où déjà elle est plongée, je ne sais plus. Ces mouvements qui m’apparaissaient impossibles, inimaginables, sont comme ceux de la danse la plus ancienne et la plus simple, une danse que Sari recrée avec moi, en montrant peut-être plus d’audace. Un instant encore, et j’ai oublié tout mon passé, je m’anéantis dans le présent…
Je vois une clarté rougeâtre danser sur le mur, je me demande si je continue à rêver, ou si quelque incendie… mais cette lueur s’éteint en même temps qu’une rumeur. Sari repose, la tête au creux de mon épaule. Je retire de dessous son corps mon bras engourdi, pas assez doucement toutefois pour que ce mouvement ne l’éveille ; elle balbutie une phrase dans sa langue, puis : « Amour » chuchote-t-elle, et ses jambes se joignent aux miennes, se nouent, se dénouent. Enfin, elle ne bouge plus. Le sommeil me reprend aussi. Mes membres s’alourdissent, mes lèvres murmurent une dernière fois le nom de Sari, cherchent son front sans réussir à s’y poser.
Et lorsque je rouvre les yeux, cette fois c’est la pleine lumière du jour qui éclaire la chambre. Je regarde le lit en désordre, la chaise où gisent des vêtements… puis mon regard se pose sur Sari : elle dort encore et le drap qu’elle a rejeté laisse à découvert ses beaux seins, son ventre qui respire, et une envie de l’arracher au sommeil comme je fis déjà au cours de la nuit, brutalement s’empare de moi. Mes mains se tendent, mon visage se penche, quand soudain, oh ! joie, elle ouvre les paupières, fixe sur moi son regard. C’est le même vertige qui nous saisit, nous jette l’un contre l’autre. Je crie : « Sari, toi ! » J’entends monter les bruits du port, des mouches bourdonnent dans l’air déjà lourd. La sueur coule sur mon front, couvre ma poitrine. Mais je ne suis pas épuisé par ma nuit, non ; je ne suis pas rassasié, moi qui ai jeûné depuis combien de semaines ? Sari est éveillée tout à fait, elle répond à mes caresses avec une ardeur presque sauvage…
À Ferreal, le quai où accostaient le courrier et les barques était large, pittoresque, fréquenté des gens de la ville. Sur le quai Ouest, étroit, où les rochers tenaient lieu de décor, on ne voyait guère que des pêcheurs qui venaient là étendre leurs filets au soleil ; et puis on rencontrait les vieux du port qui s’assemblaient sous une espèce de grotte, peu profonde, avec une voûte basse, enfumée. Le matin, le soleil l’éclairait et on y pouvait découvrir déjà quelques vieux ; le soir, tous s’y trouvaient réunis, une quinzaine de bonshommes, chenus, mal rasés, ridés, affublés de défroques, plus ou moins tassés sur eux-mêmes, lents et avares de leurs gestes, en somme à qui serait le plus vieux ! Ils s’asseyaient sur un banc grossier, long, où il fallait se serrer cependant pour que chacun eût sa place. C’était ce banc qu’on appelait depuis des années le « Banc du Congrès ».
Une fois casés, les vieux ne pouvaient, à l’instar des jeunes, se payer le luxe de fumer cigarette sur cigarette ; ils ne savaient à quoi occuper leurs mains et ils demeuraient bras croisés, les yeux plantés sur ce quai Est où des gars se remuaient dans les barques et préparaient la soupe, où des heureux s’installaient à la terrasse du café La Marine. Seulement, regarder ce qu’on connaît depuis des années, depuis toujours, ne donne plus grand plaisir ! Plusieurs vieux ne détachaient pas leurs regards de l’eau verte. Mais, bientôt, on rabâchait ses souvenirs, on discutait des affaires du port, quelquefois même de celles de la ville ; peu à peu, tous prenaient part à la discussion, s’animaient, faisaient un bruit qui attirait l’attention amusée des pêcheurs.
— Hé ! disait-on, voilà le congrès qui s’est réuni.
Sur leur banc, les vieux n’étaient pas isolés, comme les vieux des grandes villes dans leurs hospices. Ils pouvaient, sans quitter leur place, observer les allées et venues, bref se mêler un peu à la vie, et, selon l’heure, voir s’occuper dans les barques, qui son fils, qui son neveu, qui un gaillard qu’on avait connu marchant à quatre pattes ! On les avait vus grandir, tous ; partir en mer pour la première fois ; se marier, avoir des gosses, mener l’existence qui est celle des pêcheurs de l’île. Leur histoire était la vôtre, exactement, du début à la fin. Un jour, les gars viendraient s’asseoir, sur le banc luisant et solide où avaient pris place les grands-pères.
… Le printemps revenu, ce fut un événement lorsqu’on apprit que Sabas renonçait à aller en mer. Il avait encore « fait la saison » précédente sur la barque de son neveu – qui était sienne, il y a peu d’années. Oui, car il avait arraché au neveu un sursis. Au cours de l’hiver, on l’avait vu sur le « Banc du Congrès » ; il n’y restait d’ailleurs qu’un court moment et partait en maugréant. C’est qu’on l’avait souvent entendu déclarer que lui, Sabas, on ne le trouverait jamais sur le banc tenant compagnie aux commères – ses propres paroles ! Cependant, il était aussi âgé que les camarades, si voûté qu’il en avait comme une bosse, tout craquelé, et marchant à petits pas.
Donc, les vieux virent avec surprise arriver Sabas. Justement, une place restait vide sur le « Banc du Congrès », un des leurs étant mort cet hiver. Sabas refusa de s’y asseoir et s’installa à une des extrémités du banc, afin de pouvoir filer comme bon lui semblerait. On lui céda ; et, malgré qu’on eût sur les lèvres des mots moqueurs, on se contenta d’échanger des clins d’œil. Car, de toute leur génération, Sabas qui s’était montré le plus violent, le plus enragé au travail, en avait été aussi le plus bizarre ; même avec l’âge son caractère n’avait que peu changé. Après plusieurs jours durant lesquels on lui avait fait des avances, offert des cigarettes qu’il vous refusait, on décida de le laisser s’enfoncer dans sa sauvagerie.
Comme chaque année, les vieux eurent de la besogne : rafistoler un filet, raccommoder un piège à langouste. Sabas sauta sur les occasions qui lui permettaient de se mêler aux pêcheurs et de rôder sur le quai Est. Mais, cependant, il se répétait qu’il ne faisait que du bricolage, un travail de vieux, et continuait de se ronger les sangs. Près du courrier, il pouvait voir se balancer son ancienne barque, d’un beau vert sombre, et, dedans, son neveu, un gars solide, et puis encore un garçon de quatorze ans à peine, celui-là auquel il avait dû céder la place. Entre les dents, il lui lançait des injures ; il ne voulait pas se souvenir qu’il avait peut-être chassé un vieux, autrefois. Il observait son remplaçant, costaud, mais maladroit, et ça vous pensait plus à la rigolade qu’à l’ouvrage ! Il ne pouvait s’empêcher de lui adresser des observations aigres-douces. Lorsque la barque rentrait avec une mauvaise pêche, avec un filet déchiré, il ricanait, ne se retenait plus de distribuer les conseils. Si bien qu’un matin il eut avec son neveu une fameuse prise de bec.
— Va t’asseoir sur le Banc du Congrès ! cria le neveu. T’es plus bon à rien d’autre…
Les vieux virent Sabas s’approcher en jurant, s’asseoir, et puis après un silence, pour la première fois, il leur parla. « Hein, ces jeunes, qu’est-ce qu’ils se croient, répétait-il, d’une voix encore vibrante de colère. Ça ne peut plus ramer, manier une voile. Ça ne sait que marcher au moteur, et pourtant ça ne va pas en mer aussi loin qu’on allait, nous », et d’autres reproches, des critiques que les vieux avaient pu faire quelques années auparavant. « Tu as raison cent fois, Sabas, conclut l’un. Seulement notre tour est passé ». Sabas eut envie de leur crier : « Non ! pas le mien » ; il haussa les épaules et tourna le dos à ces vieux gâteux.
Un dimanche, des bourgeois de la ville qui venaient de se payer un petit voilier engagèrent Sabas pour manœuvrer la voile. On devait gagner la côte sud. Malheureusement, le vent se mit à souffler trop fort, paraît-il, on dut rentrer au port. Plusieurs de ces marins d’eau douce dégobillèrent, on ne convint pas de recommencer de sitôt.
Sabas, bien que déçu, garda le souvenir de sa sortie en mer. Il aimait à se répéter : « Je m’en suis tiré mieux qu’un jeune. Pour un bon à rien… » Et c’est en remâchant sa rancune et ses regrets qu’il s’asseyait sur le « Banc du Congrès ». Quoi ? autant crever de suite, s’il fallait demeurer le cul sur un banc ! Ah ! coûte que coûte, il reprendrait la mer. « Au moins une fois » se disait-il. Et, à longueur de journée, il échafaudait des plans dans sa tête.
Enfin, l’occasion tant attendue se présenta. Depuis deux jours soufflait avec violence le vent du nord, personne n’osait sortir. Tard dans la nuit, Sabas s’avança sur le quai désert. « Faut que ce soit un vieux qui leur donne l’exemple » murmura-t-il, en se glissant dans son ancienne barque. Il détacha l’amarre, refit sans hâte les gestes dont il avait une vieille habitude, empoigna les rames et s’éloigna silencieusement. Il s’enfonça dans le noir, le cœur tranquille. Il avait essuyé jadis de vraies tempêtes ; il riait lorsque des gerbes d’eau l’éclaboussaient ; il buvait l’air à pleins poumons ; il crispait ses doigts sur les rames et : han ! il tirait. Quelquefois, il songeait au neveu. « Il m’en fera une comédie ! S’il ose lever la main sur son oncle, alors, on verra… »
La barque dépassa le phare. Le vent mugissait, les vagues bruissaient, c’était cette musique qu’aimait Sabas, non pas les cancans des vieux ; et cet effort de chaque instant qu’il préférait au repos sur le « Banc du Congrès », le péril au train-train de la vie. Du reste, son expérience de marin lui disait que la mer s’apaiserait bientôt ; il pourrait jeter le filet – seul, parfaitement !
À la pointe du jour, les pêcheurs descendirent au port. Le neveu de Sabas leva les bras au ciel et jura : « Nom de Dieu, ma barque !… Où est ma barque ! ». Il courut au café La Marine qui, toute la nuit, restait ouvert. Le patron lui confia qu’il avait aperçu un bonhomme dans la barque.
— J’ai pas bien vu, mais c’est possible que ce soit Sabas.
Au pas de course, le neveu alla trouver les vieux sur leur banc, il les interrogea.
— Sabas raconte jamais rien, déclara un vieux.
— C’est que je crains le pire avec ce gros temps…
— Oh ! ça, alors, faut pas vous inquiéter.
Quand ils furent seuls, les vieux parlèrent de la fugue de leur camarade, c’était un sujet de conversation tout neuf. Quel bon tour Sabas jouait là à tous ces jeunes ! quelle leçon il leur donnait ! – l’éclat en rejaillissait presque sur eux. La matinée s’écoula, puis l’après-midi. Toujours pas de Sabas. On disait que le neveu était monté jusqu’au sémaphore, qu’il se proposait de partir à la recherche de son oncle et parlait de naufrage. Sur le « Banc du Congrès », on riait. Un naufrage ? On se rappelait que dans le passé on avait pris de force deux ou trois bains, qu’on avait dû barboter – ce qu’on ne faisait plus dès qu’on atteignait l’âge d’homme.
Au matin du second jour, alors que déjà ils étaient tous casés sur leur banc, les vieux entendirent des cris, des appels ; ils virent un groupe se former sur le quai Est et le neveu et son équipage gesticuler.
— Le revoilà !
— Il ne se bile pas !
— Vive Sabas !
Mais le neveu se fâcha tout rouge :
— Arrive vite ! hurlait-il. D’où tu viens, dis…
Sabas, debout dans la barque, appuyait tranquillement sur les rames. Avec un visage malin – nullement celui d’un naufragé – il regardait toute cette foule, les vieux du « Banc du Congrès » qui s’approchaient cahin-caha.
— Si tu continues à gueuler, répondit-il, je repars. Au port, on avait été inquiet de l’absence prolongée du bonhomme ; on était heureux de son retour, on s’amusait de ses reparties.
— Tu ne m’as pas esquinté mon moteur, au moins ? demanda le neveu, qui ne décolérait pas.
— Non, moi j’aime pas sentir l’odeur de pétrole quand je vais en mer… Tu la boucles, hein, si tu veux que j’aborde ?… Je te ramène une bonne pêche.
Dès que Sabas fut sur le quai, on l’entoura, on le questionna. Il répondait à demi-mot, ricanait, secouait les épaules, lorgnait le neveu qui reprenait possession de la barque. Il lui cria :
— Il manque rien ! Tu as des poissons, en plus !
Ils s’étalaient sur le plancher de la barque, étincelants au soleil.
— Tu toucheras ta part, gronda le neveu.
— Je m’en fous de ton argent, dit Sabas.
C’était vrai. Il lui fallait peu pour vivre ; ainsi, durant sa fugue, il s’était nourri de coquillages et d’un croûton de pain dur. Mais le plus nécessaire à sa vie, c’était le large, le vent, la mer ; et garder confiance en lui ; et montrer à tous qu’il n’était pas un bon à rien. Ça, qui oserait le penser ?
— Personne, répondit-il à voix haute.
Il refusa d’entrer au café La Marine et de boire un coup « pour se remettre » ; posément, suivi du troupeau des vieux, il gagna le « Banc du Congrès ». Il s’assit au milieu du banc, tandis que ses compagnons prenaient place bruyamment, comme si on venait de leur faire fête. Sabas pensait que rien ne l’empêcherait de recommencer son escapade, si jamais lui en revenait l’envie. « C’est pas le neveu qui pourrait, celui-là je lui ai cloué le bec ! » Le soleil chauffait ses membres un peu engourdis, il oubliait la fatigue de ces deux journées, il était pleinement heureux. « La vie a encore du bon… » Une voix le tira de ses réflexions :
— Sabas, tu leur as pas dit tout, à eux…
Il vit se tendre les visages curieux de ses camarades.
— Vous voulez connaître les détails ? Voilà, j’ai été sur la côte sud… Et lorsqu’il eut terminé son long récit, comme il se sentait en train, comme son esprit était calme, son bonheur sans ombre, il entreprit de conter une autre histoire, de jeunesse celle-là. Il y mettait de l’ardeur, gesticulait, on aurait cru que son histoire datait aussi de la veille. Et, à sa droite, son voisin – le plus dégourdi de la bande, après Sabas – se mordait les lèvres pour ne pas sourire. Parce que, en vérité, leur camarade prenait définitivement place sur le « Banc du Congrès ».
Les murs étaient hauts, nus, comme tous les murs qui entourent une caserne ; mais faits de terre rose et fendillée. La porte du quartier ouvrait sur un jardin que, matin et soir, les légionnaires ne manquaient pas d’arroser. La route goudronnée s’allongeait, dont le courant bleuâtre était barré par l’ombre d’arbres transparents.
Jean salua le camarade de faction et prit la route qui conduisait à la ville indigène. C’était dimanche. Il avait, enfin, sa liberté. Peut-être gagnerait-il le quartier réservé, comme déjà plusieurs fois depuis son arrivée ? Peut-être… À la hauteur de la poste, il s’arrêta brusquement ; puis il suivit un mince ruban d’ombre. Il lui semblait voir, pour la première fois, le décor indigène de la grande place : marchands, conteurs, danseurs, mendiants, foules misérables. Jusqu’à présent, il avait vécu dans un demi-sommeil, abruti de fatigue, écrasé par son existence nouvelle. Et, ce matin, l’être qu’il était autrefois, subitement avait surgi… un être jeune, qu’il fallait sauver… réel, beaucoup plus réel que ce Régis, engagé à la Légion, affublé d’un uniforme kaki, trop ample, dépouille de quel fantôme ?
Donc, Jean gagnerait « l’Hôtel des Pyrénées », tenu par une brave grosse femme venue dix ans plus tôt au Maroc. L’hôtel avait sa façade sur une petite place grouillante ; de la terrasse, on découvrait l’Atlas dont les neiges pouvaient rappeler ses Pyrénées à la patronne – et aussi à des compatriotes – Il arriva sur cette place, à l’entrée des souks. Des femmes vendaient du pain, des hommes de l’orge, des fèves. Des êtres faméliques s’agitaient et mangeaient devant des baraques de terre ou à l’ombre de quelque tente. Une odeur de beurre rance, de figues sèches, de mouton grillé, de crasse et de pourriture flottait dans l’air, fermentait sous le grand soleil. Jean la reniflait et grimaçait. Il pénétra dans l’hôtel, monta un escalier sombre et puant. Dans ce pays infernal, odeurs et chaleur ne vous lâchaient jamais !
Cependant, la salle où il avait déjeuné quelquefois avec des camarades était fraîche ; une lumière bleue, reposante, s’y glissait. Jean salua, s’assit. À une table voisine, des hommes achevaient leur repas : jeunes et vieux, tous des mécanos conduisant des autocars qui font le service entre Marrakech et Casablanca, ou Mogador, ou Agadir. Jean les écouta discuter. Prêter attention à autre chose que lui-même, c’était déjà comme s’il entrait en convalescence. Les mécanos buvaient, riaient ; dans leur jargon, ils contaient des histoires de route ; leurs démêlés dans le bled avec les indigènes, des « Américains ! », tous nomades, traînant des bagages hétéroclites, qu’il fallait transporter, après bien des palabres. Leur conversation tomba sur le typhus qui avait éclaté dans la région de Tarroudant. Puis des histoires de soulèvement dans l’Atlas.
— C’est vrai que vous devez partir prochainement en colonne ?
Jean se retrouva soudain dans sa peau de soldat. Il marmonna une réponse. Oui, c’était un bruit qui courait le bataillon.
— Mais moi, je ne m’en ressens pas comme les anciens pour tirer sur les Marocains !
— Toi, répliqua un vieux mécano, tu n’as pas ce métier-là dans la peau.
— Ah ! non.
— Mais il fallait pas que tu t’engages, bon Dieu !
Jean serra les dents. Son aventure, toute, lui montait aux lèvres… et de la rage, du mépris contre lui-même.
— Madame Louise, de quoi écrire ! Vite !
C’était une Toulousaine. Qui haïssait les « bicots », leur odeur, leur musique ; qui chaque jour vous demandait ce que vous étiez venu fabriquer dans ce pays et se consolait de son exil avec des gars de la Légion qui lui mangeaient ses économies. Elle apporta un sous-main graisseux, une enveloppe et du papier quadrillé.
— Je vous sers quoi, mon petit ? demanda-t-elle, en souriant.
— Un rhum, répondit Jean d’une voix sèche.
Une carte d’Europe était collée sur le mur, Jean y posa les yeux. Il vivait sur un autre continent, dont il voyait une partie : l’Afrique du Nord… le Maroc, avec un point souligné en rouge : Marrakech, d’où partait une ligne tracée par quelque mécano, et qui vous conduisait à « Casa ». C’était là que Jean s’embarquerait. Il traverserait la grande bleue. Il se dressa, il eut les yeux à la hauteur de la côte française ; son regard se fixa sur un port dont il murmura le nom, en frémissant : La Ciotat. Puis il retomba sur sa chaise…
Il lui avait semblé qu’il faisait frais ici ? Non, l’air était lourd, empli d’un bourdonnement de mouches. Des souks, s’élevaient des cris rauques ou des glapissements, une rumeur monotone, sans fin. Les mécanos se levèrent, ils allaient faire leur sieste. Jean resta seul. Il prit sa tête entre ses mains. Dedans, du feu… une chaleur qui naissait du combat étrange que se livraient ses pensées. Il ouvrit sa tunique, déboutonna son col de chemise, se fit servir un deuxième verre de rhum. Il ne quittait plus des yeux la page dont la blancheur le surprenait, l’invitait… il devait se décider, alors qu’il était libre… avant qu’il ne reperdît la mémoire. Un sentiment de terreur le saisit au souvenir de son équipée ; puis la crainte d’être guetté par un mal qu’il sentait rôder dans l’air de ce pays.
Il serra son porte-plume dans sa main moite, se pencha ; dans un grand effort il rassembla ses pensées, et, lentement, comme si pour la première fois il écrivait :
« Mon cher papa,
« C’est avec une bien vive émotion que je t’écris. J’ai le cœur plein de douleur. Que s’est-il passé en moi ? pourquoi le malheur a-t-il si brutalement égaré ma raison ? Je me trouve soudain dans un milieu étranger où tout m’est inconnu et pénible. Mais comment et pourquoi y suis-je venu ?
« J’ai recouvré ce matin, tout à coup, mes facultés et j’en ai le cœur bouleversé. Avec quelle angoisse je me demande les raisons de mon séjour à Saïda, à la Légion. Il me semble sortir d’un cauchemar affreux où je ne retrouve rien que le néant terrible. J’étais naguère à La Ciotat, travaillant de toutes mes forces à mes futurs examens. Aujourd’hui, je suis en Afrique ! J’essaie de réfléchir. Je ne trouve que la douleur immense d’être séparé des miens. Comment ai-je pu vivre presque trois mois comme inconscient, dans la torpeur ? Mon cerveau surmené a-t-il cessé d’éclairer mon intelligence ? Quelle force m’a poussé et fait agir ? Je me consume à me le demander et me sens oppressé et très las. J’ai peine encore à rassembler mes idées. J’ai, pour ainsi dire, vécu au jour le jour, sur l’heure présente. Mon passé était enseveli et j’ai l’impression d’un homme enlisé qui cherche à se sortir de la vase. La lumière brutale qui vient de se faire en moi m’effraie.
« Ma première pensée a été pour toi, mon cher papa, et je me demande comment va te trouver cette lettre. Je tremble qu’on n’ait cru à ma mort. Quel tourment aura été le tien. Je pense à tes souffrances, à tes veilles. Comment ne m’a-t-on pas retrouvé ici ? Qu’a fait de moi la détresse et la solitude ? J’ose à peine me le figurer et j’espère qu’il n’est pas encore trop tard !
« J’ai l’impression d’un homme qu’on aurait transporté pendant son sommeil dans un pays bizarre et qui, à son réveil, ne reconnaîtrait pas son entourage. Je suis soldat, avec un sac, avec un fusil ; je me lève, je me couche, mange, bois, marche, je vis. J’ai fait cela trois mois, tandis qu’à la maison on pleurait. Papa, cela est terrible, cela me brûle.
« Réponds-moi de suite, fais-moi revenir. J’ai quelques renseignements ; les papiers d’engagement que j’ai signés pour cinq ans à la Légion sont résiliables, étant donné que je n’ai pas 21 ans. Je me suis engagé le 16 mars, sous le nom de Régis.
« Quelle stupeur va être la tienne. Mais je vis, cher papa, je vis, et peut-être que bientôt je pourrai être près de toi. J’ai besoin de beaucoup de repos, car ma tête est lourde et agitée par toutes ces pensées sinistres. Vite, réponds, je ne vivrai pas ces journées en attendant ta réponse, et en pleurant ma pauvre vie qui a failli se briser et aussi ta douleur.
« Rassure tout le monde. Mon cher papa, je t’embrasse de tout mon cœur ».
Jean posa son porte-plume. Soudain, il se sentait plus léger ; il lui semblait déjà ne plus avoir sur le dos cet uniforme, être loin de ce pays détesté ! Il jeta sur sa lettre un regard lucide : il avait tremblé en écrivant, des lignes chevauchaient. Il voulut se relire, mais après quelques phrases il cessa. Sa pensée frémissante l’emportait, il se voyait en compagnie de son père. Ah ! jamais plus… Il se remémora les événements de ce soir de folie, à Marseille, avec des compagnons de hasard, de café en café, de bordel en bordel, pour échouer où ? il y avait dans ses souvenirs un trou, du noir. Une femme ? Non, moins, une saoulerie ? Il passa la main sur son front et se leva. La lettre qu’il tenait enfermait sa délivrance, il aurait voulu s’y glisser. C’était elle que toucherait bientôt son père.
Il se retrouva sur la place. Le soleil avait tourné, mais ses rayons obliques brûlaient toujours. Pas un souffle d’air frais. On avait dans la bouche un goût de poussière tiède. Des indigènes pouilleux, des mendiants, des aveugles circulaient, indifférents, incompréhensibles. Jean pensa qu’il quitterait sans regrets cette ville, ses camarades de la Légion, avec lesquels, d’ailleurs, il ne faisait pas bon ménage. Adieu les aventures ! Adieu peut-être à sa jeunesse ! Il est vrai que sa jeunesse…
Il gardait sa lettre à la main. Il songeait à son avenir, comme à quelque chose de clair, de net, d’heureux, pour lequel il aurait payé. Devant la poste, il s’arrêta. Mais il regarda fixement la route où un détachement de légionnaires s’avançait, en ordre. Quoi, c’était dimanche cependant ? Où allaient-ils ? Pour quelle corvée ? Il glissa sa lettre dans la boîte, en l’accompagnant de sa main. Et il se dit : « Un jour d’auto, trois de mer… Vendredi, samedi au plus tard… » Un bruit rythmé de pas le fit se retourner : le détachement arrivait, au milieu duquel il reconnaissait des copains.
— Régis ! cria l’un, grouille-toi de rentrer au quartier. On part demain matin !
Il parut à Jean que l’air s’embrasait, que le simoun soufflait, que du sable emplissait sa gorge. Avec peine, il avala sa salive. Il étouffait. La colonne !... la soif… une fatigue atroce… Des récits abominables lui revinrent à l’esprit, y pesèrent, et dans cette minute les espoirs qu’il venait de caresser s’effacèrent. Il pensa : « Il y a des fautes… des erreurs… qui ne peuvent être réparées, qui se paient… de votre vie ? »
La route brillait, le soleil brûlait. Un appel de clairon monta.
Jean se mit en marche. Il allait, les yeux fixés sur les murs du quartier, là-bas, le visage crispé, le front en feu ; et son corps qu’il avait vendu, qu’il ne pourrait plus sauver, redevenait un corps sans âme.
En sortant de l’hôtel, Jeanne rencontra Madame Louise, la patronne.
— On va faire les courses ? c’est l’heure…
— Oui, murmura Jeanne. Elle rougit, puis élevant la voix : Patronne…
Mais un client se montra sur le seuil, Jeanne se tut et continua son chemin, en soupirant. Elle n’avait pas osé demander à madame Louise de l’argent… dix francs, pas un sou de plus, car on devait déjà un mois de chambre. Demain soir, Paul retravaillerait. Il était cuisinier de son métier, il chômait, enfin il avait eu la chance de pouvoir faire un extra dans une boîte de nuit, rue Pigalle, comme plongeur. « Il sera nourri, se disait Jeanne. Si ça pouvait durer assez pour qu’on se remette à flot… » Elle marchait tête basse, en ruminant, son cabas au bras, enveloppée dans son vieux manteau. Elle arriva à un carrefour qui était le coin le plus chic de ce quartier populeux et noir, où des femmes comme Jeanne venaient faire leurs achats, car tout s’y vendait un peu moins cher. Seulement il ne fallait pas espérer trouver du crédit chez les commerçants, c’était écrit au-dessus de leurs caisses.
— Enfin quoi, nous faut qu’on mange, dit Jeanne.
Elle traversa la chaussée et entra chez le boulanger. C’était là qu’il ferait bon passer l’hiver, point dans une chambre glaciale. « Un kilo de pain ». Il y avait des régions, dans le monde, où sévissait la famine, paraît-il. Et ici, on trouvait du pain blanc et doré, si beau, si calme, pour qui a faim. Lorsqu’elle sortit, plus confiante, Jeanne serrait encore dans sa main une pièce de vingt sous et une de dix. Pas de quoi faire des folies ! emplir son cabas ! Devant la boutique du charcutier elle s’arrêta, renifla une odeur chaude, qui soudain lui rappela un souvenir… ah ! oui, c’était l’odeur du petit-salé que Paul lui disait d’acheter le dimanche matin et qu’il dévorait dans son lit, au temps de la prospérité, ou plus justement dans un temps où un homme, une femme aussi, trouvaient sans peine du travail… Sans qu’on sache trop pourquoi tout cela avait cessé, la misère était venue… Sur les étagères des plats de charcuterie fraîche s’alignaient, l’eau vous en venait à la bouche, mais Jeanne et son mari n’y avaient pas droit. « Oui, c’est pas pour moi avec mes trente sous » se répétait Jeanne, et elle s’éloigna. Le fruitier. Oh ! avec ces gelées, les légumes étaient hors de prix. Alors ? Fallait manger ! Devant la boucherie, elle tourna la tête, parce que cette viande rouge excite trop la faim. Quelques pas plus loin, c’était la boutique d’un « Beurre et Œufs ». Jeanne s’arrêta encore. Du fromage ? Oui, il n’y a pas meilleur pour manger avec du pain.
Dans la boutique, deux clientes faisaient leurs achats, la patronne servait seule. Jeanne se serra contre un étalage fait de paniers d’œufs et attendit. « Ils ne sont pas donnés, leurs œufs, songeait-elle. Quinze sous le premier prix. Comme des œufs de pigeon ! » Une cliente sortit, l’autre entama une conversation avec la patronne. Jeanne n’était pas pressée non plus et, de nouveau, son regard se posa sur les paniers. Des œufs… Paul les aimait bien, sur le plat, à la coque… « J’achète des œufs ou du fromage ? » se demanda Jeanne. Elle allongea le bras et prit un œuf qu’elle tint serré dans sa main. La patronne et sa cliente discutaient. Jeanne baissa les yeux : c’était le panier à 90 centimes. « Je dirai que j’ai choisi dans le panier à 75 centimes » et elle glissa l’œuf dans son cabas. « Je crois que la patronne ne m’a pas vue. Si je disais rien ? » C’était comme une tentation. Son cœur battait, sa gorge était sèche. Elle étendit le bras, sans quitter du regard la patronne, mais cette pensée qui soudainement s’était emparée d’elle guidait sa main. Ses doigts s’ouvrirent, saisirent un œuf, se refermèrent, comme c’était facile !... elle achèterait pour trente sous de fromage… vivement elle ramena son bras.
Quand un cri aigu éclata :
— Voleuse !
Jeanne sursauta, ferma les paupières, et il lui parut que son cœur s’arrêtait. Une main brutale empoigna son bras. Elle se raidit, ouvrit les yeux : un homme au visage bouleversé et rouge se tenait tout contre elle.
— Voleuse ! Voleuse !
Il se tourna :
— Lucie !
La patronne s’approchait.
— Tu ne voyais rien, toi ? poursuivit l’homme. Cette garce-là nous volait !… Ouvrez votre main, vous ! Non ?… Vous voulez que j’emploie la force ?
Il secoua Jeanne, qui ouvrit la main : l’œuf retomba dans le panier. L’homme fouilla dans son cabas et ricana.
— Encore un, Lucie ! Ah ! si je n’étais pas sorti à temps de l’arrière-boutique… et, s’adressant à la cliente : Madame, vous êtes témoin ?
— Moi, fit la femme, j’ai rien vu. Et j’ai pas le temps de rester…
— Voyons, Auguste, calme-toi, murmura Lucie.
— Tu vas me la tenir bon. Que j’aille chercher un agent !
Il s’avança et, son visage touchant presque celui de Jeanne :
— Vous vous expliquerez avec ! Hein, vous ne trouvez rien à dire ? Le commissaire…
La patronne l’interrompit :
— Auguste, ne lui fais pas peur comme ça. Elle n’a volé que deux œufs. On ne fait pas venir la police… tu n’as pas le droit…
— Comment, je n’ai pas le droit !
Il se précipita et, avant de disparaître :
— Lucie, ne la laisse pas se sauver ! Je reviens vite. Alors la patronne s’approcha de Jeanne. Une cliente ?
Rien ne la distinguait des ménagères qui chaque jour venaient ici faire leurs achats. C’était le même visage pâle et comme transparent, les mêmes vêtements sans couleur, dont les plis trahissaient la fatigue, la pauvreté. Et, doucement, à cette inconnue elle demanda :
— À moi, vous voulez bien dire pourquoi…
Jeanne frissonnait. Elle serrait les lèvres, elle restait plantée là où le patron l’avait surprise, dans un décor blafard et hostile. Le cri du patron, elle l’entendait toujours. « Voleuse ! Voleuse ! » Une espèce de vertige s’emparait d’elle ; sous elle, ses genoux se dérobaient ; puis soudain la honte empourprait son visage, ses lèvres frémissaient, elle se revoyait accomplissant son geste… comme s’il s’agissait d’une étrangère.
— Vous ne voulez pas me raconter ?
— Si, balbutia Jeanne. Mais elle ne pouvait prononcer une parole ; enfin elle dit, avec effort : Je ne suis pas une voleuse.
— Je sais.
— Paul retravaillera demain. Je pourrai vous dédommager…
Elle sortait de cette espèce de somnolence ou de frayeur. Elle tourna la tête et vit les glaces étincelantes derrière lesquelles apparaissaient des autos. Et Paul qui l’attendait, qui avait faim… La patronne se tenait entre elle et la porte. Elle lui lança un regard inquiet et suppliant.
— Il va revenir avec un agent, votre mari ?
— Mais vous n’allez pas attendre son retour, j’espère !
— Vous me laissez…
— Oui, filez, commanda Lucie.
Elle entraîna Jeanne, la poussa dehors :
— Revenez plus par ici avant plusieurs jours !
— Je n’oserai pas, répondit Jeanne, avec un sourire reconnaissant.
Lucie la regarda s’enfuir, raser les murs. C’était une forme noire, une ombre légère et fragile qui se perdait dans la rue bruyante, qu’emportait impitoyablement la vie. Elle rentra, angoissée. Il lui arrivait parfois de sentir se glisser subitement dans la boutique, en même temps qu’une cliente, le malheur… ce malheur quotidien auquel on ne saurait donner le nom de drame.
La porte s’ouvrit brutalement et une voix hargneuse retentit :
— Oh ! les agents, quand on en a besoin, impossible…
Et puis un cri :
— Lucie ! où est-elle…
— Je l’ai laissée partir, déclara Lucie.
— Non, tu es folle ! Une voleuse !
— C’était pas une voleuse. Une femme sans ouvrage.
— Ah, une chômeuse. Alors tu trouves, toi, que c’est pas assez de les entretenir avec des secours ! Qui est-ce qui les paie ces secours, dis ? Nous, commerçants… Non, je ne t’approuve pas… pas du tout ! Elle avait besoin d’une leçon. Moi, je la menais au commissariat et elle y passait la nuit sur la dure !
— Auguste !
— Avec la racaille qu’il y a dans ce quartier, si on ne montre pas sa poigne… et il se gonflait, aperçut dans une glace son image, redressa la tête.
Une cliente entra. Il se tut et montra un visage souriant. Car il était commerçant dans l’âme, il savait diriger sa barque ! « Une livre de beurre… Un quart de brie. » Tout en servant, il lorgnait Lucie. Ah, celle-là… quelle idée de laisser filer cette voleuse. Si on faisait trop de sentiment dans la vie ! Lucie semblait lui reprocher un manque de cœur ? Lorsqu’un clochard entrait, ne se fendait-il pas d’une pièce de vingt sous ? Bah ! que chacun se débrouille… La colère lui remontait aux lèvres, mais il demanda d’une voix calme :
— Ce sera tout ?
Quand la cliente fut sortie, il entra dans l’arrière-boutique où se tenait Lucie. Elle préparait le dîner, une bonne odeur montait dans l’air tiède. Il la renifla, s’assit, et, avant de lire son journal du soir :
— Il y a un beau morceau de viande ? J’ai la fringale !
Lucie se penchait au-dessus de ses casseroles. Mais sa pensée était loin. Elle imaginait l’inconnue dans une chambre d’hôtel, près de son mari, tous deux mangeant leur pain sec, la femme peut-être ravalant ses larmes, l’homme écrasé par la honte, la misère, le cœur plein d’une juste révolte.
— Voyons, Lucie, je te parle !… Ça va être prêt ?
Elle mit la table, silencieusement. Auguste se servit un verre de vin qu’il vida d’un trait, puis joyeux il étendit le bras pour saisir sa femme par la taille. Lucie eut un sursaut et se recula. Il était son mari depuis six ans. Mon Dieu, leur union était pareille à beaucoup d’autres… Et, ce soir, une fêlure… quelque chose qui venait du plus profond de la vie, confus, grave, terrible… un de ces événements insignifiants qui soudain vous révèlent à vous-même votre cœur, qui éclairent cruellement ce qui semblait être le bonheur.
Elle s’assit en face d’Auguste qui mangeait déjà sa soupe.
— Tu n’as pas faim, dit-il, bonhomme.
Elle avala difficilement quelques cuillerées. L’envie la prenait de se lever, de courir se cacher dans le noir et de laisser couler ses larmes.
C’était un beau jour d’été, sur les 11 heures ; Aimé, en clochant du pied droit, regagnait lentement la ville. Il portait au bras un panier de tomates. Il s’arrêta devant l’octroi, aperçut le contrôleur au fond de sa cabane, fit une grimace, puis déposa au guichet les quelques sous qu’il gardait serrés dans sa main.
— Holà ! lança gaiement une voix.
Aimé se retourna ; il vit Pons, accoudé à la fenêtre de sa maisonnette. Aimé s’arrêtait souvent chez son ami pour le regarder coudre à la main de fines chaussures de dames ; et il arrivait que Pons lui offrît un verre de citronnade. Aimé, qui venait de travailler aux champs, sous le grand soleil, avait soif. Il s’approcha de la fenêtre.
— Regarde voir, Aimé !
Dans la petite pièce, aux murs blancs peints à la chaux, deux colombes énormes picoraient. « Pourquoi donc Pons ne les vend pas ? » se demanda Aimé. Il relevait la tête pour interroger son ami lorsqu’il aperçut, sur le sol, un tableau appuyé contre le mur.
— Tu le reconnais ? questionna Pons.
Aimé écarquillait les yeux.
— C’est le vieil Antonio. Tu ne voudrais pas que monsieur peigne aussi ton portrait ?
Debout derrière Pons, Aimé découvrit un homme qu’il n’avait pas encore vu en ville. Il fronça les sourcils ; son regard revint se poser sur cet Antonio, assis jambes croisées dans un fauteuil, une image coloriée et surprenante, comme on en voit à la porte du cinéma – où Aimé n’était jamais entré. Il se souvint qu’au jour de la Saint-Jean un forain s’installait sur la place pour tirer votre photographie. Filles, garçons, se plaçaient, devant son appareil ; on leur montrait bientôt leur portrait. Rien qu’en noir ; et pas grand ; et qui vous coûtait cher !
— Non, dit Aimé, en ricanant, je voudrais point.
— Tu sais, ça ne te coûterait rien.
Aimé demeura sans voix ; il regarda Pons, l’étranger, une fois encore, avec envie, le portrait du vieil Antonio, puis son visage s’éclaira.
— Oui, fit-il, et il eut un rire rauque.
— Bien, déclara l’étranger. Seulement, il vous faudra venir, chaque matin.
Ce fut Pons qui répondit, car Aimé baragouinait lorsqu’il ne parlait plus patois.
— Il peut. À présent, Aimé n’a plus d’ouvrage dans les champs.
— Et avec ce costume…
Aimé portait une veste rapiécée, à rayures bleuâtres, au col montant, aux manches courtes ; un pantalon de velours brun, lustré ; des espadrilles trouées, dont il avait remplacé les cordons par des ficelles. Chez lui, dans une commode, il conservait un costume noir ayant appartenu au père, un chapeau autrement joli que ce galurin de paille ! Les gens posaient devant le photographe revêtus de leurs meilleurs habits ; comme eux, Aimé aurait voulu se montrer à son avantage.
— Monsieur te trouve beau comme tu es, assura Pons. Va ! il sait que tu es notre meilleur travailleur des champs.
Le lendemain, Aimé se présenta, vêtu comme la veille, son panier au bras ; rasé de frais malgré que ce ne fut point dimanche. Pons jetait des graines à ses colombes ; l’étranger se tenait devant un chevalet sur lequel était fixée une toile blanche. Aimé, le cou tendu, la poitrine creuse, la jambe gauche raide, la jambe droite tremblante et reposant sur la pointe du pied, observa avec une anxieuse curiosité le manège de l’étranger : il mettait des petites crottes de couleur sur une planchette, caressait de longs pinceaux, et puis soudain il dressa la tête. Aimé se raidit, serra les dents, ne bougea plus.
— Il peut rester debout des heures, comme un mulet, dit Pons.
— Non, il va s’asseoir.
Aimé s’installa dans le fauteuil d’osier, contre la porte du jardin ensoleillé. Il tint sa main gauche à plat sur le genou ; sa main droite sur le ventre, et il gardait au bras son panier vide. Il planta son regard sur un calendrier suspendu au mur. Alors, il entendit l’étranger déclarer : « Parfait » et ajouter : « Pons, votre ami, c’est un type ».
L’étranger avait recommandé de ne pas remuer. Aimé regardait fixement le calendrier. Une heure s’écoula, qui lui parut bien longue ; on lui ordonna de se lever, ensuite de se rasseoir ; il s’étonna, ce n’était donc pas encore fini ! Une douleur lui tirait le cou, qu’il essayait d’oublier en s’enivrant de cette attention que lui portait l’étranger. Puis il tendit l’oreille, on ne lui défendait pas d’écouter. Pons parlait de son ami Aimé, vu qu’ils se connaissaient depuis l’enfance ! Il conta que, malgré son infirmité et ses 43 ans, Aimé n’avait pas son pareil pour manier une faux, et Aimé approuva d’un mouvement de tête, avec le désir d’ajouter qu’il ne craignait également personne pour le jardinage. Puis Pons murmura : « Aimé a une jolie maison en ville ». Oui, une maison qu’il louait à une famille ; sous les combles, il s’était aménagé une chambre où il n’avait jamais permis à personne de pénétrer. Il brûlait de compléter ces explications, dire qu’il possédait trois jardins dont il vendait lui-même au marché les produits. « Aimé, reprit Pons, sur un ton de confidence, il est riche ce garçon ! Tel que vous le voyez, il a plus d’or que beaucoup de bourgeois de la ville, n’est-ce pas, Aimé ? » C’était vrai aussi, mais Aimé garda le silence, à peine si un sourire entr’ouvrit sa bouche. Ni Pons, ni un autre, ne savait combien il avait pu ajouter au magot que lui avait laissé son père, depuis dix-huit ans que celui-ci était mort. « Aimé, poursuivit Pons, il se nourrit seulement de pain et de fromage ». Aimé corrigea. « Je mange aussi des oignons ; chaque dimanche, j’achète un plat de bouilli à mes locataires ». Enfin, Pons mit un doigt sur sa bouche et souffla : « Aimé, il a une fiancée ». Cette fois, un rire secoua Aimé, il se bougea dans le fauteuil, il eut hâte de regarder le portrait et de courir raconter à Maria son aventure. Sa fiancée était en place chez un médecin, elle ne voulait pas se marier, pas sortir au bras d’Aimé, bien qu’il lui eût promis d’écrire son nom sur son testament.
— Aimé ! cria Pons, la Maria ne va plus pouvoir te résister.
— Ah ben, je crois que non…
Cette pensée occupa Aimé. Maria dirait-elle encore qu’il ne se lavait jamais ? portait toujours des loques ? qu’il sentait l’aigre ? Peu à peu, la fatigue l’engourdissait, ses paupières battaient – c’est que, du lever du soleil jusqu’à huit heures, il avait travaillé dans un de ses jardins – et il arrondissait désespérément les yeux pour ne pas céder au sommeil et mécontenter l’étranger…
Après une semaine de pose, Aimé fut autorisé à voir son portrait. Il contempla la toile, puis interrogea du regard son ami qui répondit : « Oui, c’est toi ». Quelques jours passèrent encore. À chaque repos, Aimé ne manquait jamais de se planter devant son portrait – comme devant les glaces des vitrines en face desquelles maintenant il s’arrêtait. C’était lui ! Avec ses yeux bleus, toutes ses rides dans son visage cuivré ; ses mains et leurs taches de rousseur – mais pourquoi la gauche énorme, la droite recroquevillée ? Il disait : « Je suis un type », et était agité d’un rire haletant qui découvrait deux chicots plantés sur le devant de sa bouche. Bientôt, il retournait s’asseoir. L’immobilité le fatiguait plus que le travail. Alors, il se répétait les paroles de Pons : « Faut souffrir pour être beau ». Mais rien ne le distrayait tant de sa fatigue que les visites qu’on lui faisait. C’était pure vérité, on venait pour lui seul ! À leur arrivée en ville, à l’octroi, les paysans apprenaient la nouvelle, et, s’approchant de la fenêtre, montraient leurs visages étonnés. Des bourgeois, des femmes, demandaient la permission d’entrer. Une fois, le maire lui-même se présenta. Chacun disait, en fixant des yeux le modèle, puis le portrait : « Quel naturel ! Que c’est beau ! » Et Aimé, retenant son souffle, le visage crispé, cherchait à ressembler davantage au portrait. Il avait oublié son infirmité – du reste, une fois assis, il se tenait comme tous. Il jubilait lorsqu’on contemplait la toile, lorsqu’il entendait décerner des compliments à l’étranger. Souvent, il voyait se former un demi-cercle de curieux – des gens qui ne daignaient jamais, autrefois, arrêter sur lui leurs regards – dont plusieurs femmes, et tous parlaient avec des mots enthousiastes de ses oreilles, de son nez, de sa bouche, de ses mains. Il buvait leurs paroles et aurait voulu que Maria fût là pour entendre. À midi, quand l’étranger se levait, il devenait triste ; un moment il demeurait immobile dans son fauteuil, comme sur un trône, et les compliments bourdonnaient encore à ses oreilles, le souvenir de certains clins d’œil le troublait. « C’est fini, tu reviendras demain » répétait Pons. Aimé ne pouvait attendre si longtemps. Vers le soir, à l’improviste, seul ou avec un camarade auquel il voulait faire la surprise, il arrivait chez Pons ; il trouvait des badauds en admiration et qui prononçaient son nom.
Un jour, Pons lui annonça :
— Puisque tu as bien posé, on te fera cadeau du portrait. Mais c’est toi qui paieras le cadre.
— Oh, balbutia Aimé, dans un brusque élan, je paierai tout ce qu’on voudra.
Il suspendrait le portrait dans sa chambre. Maria viendrait. Ou une de ses nouvelles fiancées. Depuis cette histoire elles étaient quatre à lui parler mariage !
— Avant, ajouta Pons, le bijoutier de la grand’rue veut t’exposer dans sa vitrine.
Aimé soupira, déçu – cependant, il était fier à la pensée d’être vu de toute la ville. Il ne comprenait pas non plus pourquoi l’étranger mettait encore une couleur ici, une autre là, puisque tout le monde reconnaissait le modèle ; c’était peut-être une de ces manœuvres par lesquelles il essayait de revenir sur sa parole ? d’obtenir de l’argent ? Aimé l’observait, d’un air sombre ; ou il prenait une attitude suppliante. Il prêtait une attention inquiète aux paroles de chacun, comme si l’on tramait un complot. Il songeait à cet instant où il pourrait enfin s’enfermer dans sa chambre avec le portrait. Il poserait devant des pièces d’or, il dirait : « C’est à vous ». Ce serait toujours à Aimé. Il lui parlerait : « Vous êtes un type » et lui répéterait toutes les belles phrases qu’il avait entendues. La Maria pourrait le supplier, celle-là, avant de voir le portrait, car il ne manquait pas de femmes, des jeunes, qui lui souriaient et le trouvaient à leur goût ! Dans la rue, certaines l’arrêtaient, qui lui demandaient des nouvelles du portrait. Aimé ronronnait, s’asseyait au bord du trottoir et prenait sa position ; un sourire béat errait sur ses lèvres, ses oreilles se dressaient pour écouter les compliments. « Aimé, mon Dieu qu’il est beau ». Les enfants seuls ne pouvaient pas comprendre, qui criaient toujours : « Hou ! hou ! Aimé l’imbécile ». Mais il ne bougeait pas, il ne se rappelait rien du passé…
Un dimanche après-midi, Aimé arriva devant la boutique du bijoutier. Au centre de la vitrine, entre deux grands plats de faïence, des candélabres, des chaînes d’or, il vit son portrait dans un cadre doré qu’il avait payé de son argent, très cher. Il le regarda, puis ouvrit sa main qui tenait un miroir et il se sourit. La rue demeurait déserte, mais bientôt arriveraient les promeneurs. Il les attendit, bras ballants, les épaules déjetées, la jambe droite pliée, habillé comme lorsqu’il partait pour les champs ; il était dans toute sa gloire, le menton hérissé de poils, les mains crasseuses, les pieds poussiéreux dans ses espadrilles usées. Comme en extase, il contemplait Aimé dans sa vitrine, immobile sur un fond de velours écarlate. Enfin, des taches claires parurent, des cris retentirent, plusieurs jeunes filles s’avancèrent, puis une foule, et par cent bouches à la fois Aimé entendit célébrer son nom. Vite, il saisit le fauteuil de son ami Pons qu’il posa en face de la devanture. Il s’assit, passa son panier sous son bras ; et plus rigide qu’une statue il se prépara à recevoir les hommages de la ville.
Le père Mélinand s’était levé tôt, à son habitude ; mais il devait se rendre aujourd’hui à Moutiers, dans la carriole de Bourquin. Il avait déjà bu son « jus » ; il se coupa un quignon de pain, puis saisissant un jambon tailla dedans deux larges tranches. Un bon casse-croûte, qu’il mangerait en cours de route, on allait tout doux dans la carriole de son copain.
— Hé ! Mélinand.
C’était la voix de Bourquin, précisément. Le père Mélinand se précipita sur le seuil de la porte. Son copain se tenait dans la carriole.
— T’es en avance !
— Faut que je prenne la mère Jeanne, elle descend avec nous.
— T’as quand même le temps de boire une goutte ?
Ils gagnèrent la cuisine.
— Nom de Dieu ! lâcha le père Mélinand. Je venais de me couper deux tranches de jambon, quand tu m’as appelé. Je les avais laissées sur la table, ici… Il cria : Marie ! t’as pas touché à mon casse-croûte ? Je le retrouve plus…
Elle se montra, inquiète, tremblante, parce que les colères du père Mélinand étaient violentes. Il lui faisait constamment le reproche de ne pas avoir d’ordre. À son tour d’en manquer. Mais elle n’osa lui en faire la remarque.
— Bien sûr que tu as rien vu, toi, gronda le père Mélinand. Ah ! j’y suis, c’est encore un tour de ton matou. Cette fois, il va y passer.
— On va partir, proposa Bourquin.
— Une minute. Marie, cherche-moi ton matou.
Rien à faire pour que le père Mélinand lui mît le grappin dessus. Entre lui et cette bête, c’était une haine féroce, sournoise, continue. Le chat se sauvait dès qu’il apercevait le père Mélinand ; il rôdait, se glissait, attendait, n’apparaissait que lorsque Marie se trouvait seule ; ou bien s’il mijotait un mauvais coup – comme ce matin. Quelquefois, le père Mélinand le surprenait, tapi dans l’ombre ; la bête était méfiante, un sale et gros matou, mais enfin le père Mélinand réussissait de temps à autre à lui allonger un violent coup de botte dans les côtes, et le chat s’échappait avec un cri sauvage. « Tu l’as pas volé » ricanait le père Mélinand. Les larcins du chat ne se comptaient plus ; mais jamais Marie ne le battait. « Moi, je lui ferai son affaire » avait déclaré le père Mélinand, la semaine précédente, alors que la bête venait encore de chaparder un morceau de viande. Ce moment était venu.
— Tu n’as pas compris ? lança brutalement le père Mélinand. Je veux lui tordre le cou à ton matou ! Ramène-le moi !
Marie leva la tête et vit la face du père Mélinand gonflée de rage, ses yeux rouges qui luisaient. « Bon, fit-elle, j’y vais » ; il cria : « Hop ! tout de suite », alors elle partit, avec le secret espoir de ne pas trouver son chat. Hélas, si elle revenait les mains vides, le père Mélinand lui commanderait de continuer ses recherches. Il était aussi obstiné que brutal, taillé d’une seule pièce ; on devait toujours lui céder ; ses amis, ses enfants, sa femme, tous pliaient devant lui. Marie, en soupirant, poussa la porte de la grange où le chat se réfugiait à l’ordinaire. Elle hésitait à l’appeler ; mais elle entendit le père Mélinand qui jurait dans la cour, aussi elle chantonna : « Miou miou miou… miou », la voix qu’elle prenait lorsqu’elle lui apportait quelque douceur. Elle attendit. Soudain, elle vit la bête surgir du foin, sauter, s’étirer, s’approcher. C’était un chat roux, tacheté de blanc, aux vifs yeux verts ; rapide, puissant, sauvage, sauf avec Marie qui le dorlotait, lui pardonnait ses vols. « Miaou » répondit-il. Il s’approcha encore et se frotta contre les jupes de Marie. « Qu’est-ce que tu as fait ? » murmura-t-elle, en le prenant entre ses bras. Elle le tint serré sur sa poitrine. « Mon gros minet ». Le chat ronronnait, fermait les yeux, sortait, puis faisait se rétracter ses griffes. Marie se lamenta. Elle l’aimait, tout voleur qu’il était. « Le père Mélinand veut te tordre le cou, tu entends, mon minet ? ». Elle sentait contre sa poitrine ce corps souple, frémissant et tiède. « T’as le ventre bien garni, t’en peux plus, dit-elle, en palpant. Voyons, tu pouvais pas être plus sage ? Je te donnais pas assez, moi ? » Le père Mélinand avait décidé de le tuer, Marie ne discutait pas les décisions de son époux. Du reste, elle venait même de reconnaître que le père Mélinand avait raison ; qu’il était juste, à sa façon. « Mon pauvre gros minet » chuchota-t-elle. La pensée que c’était elle qui le livrait au père Mélinand l’effleura. Elle fit un pas, s’arrêta ; ce poids lui semblait lourd, brûlante cette vie contre sa poitrine. Soudain, elle entendit un bruit de pas et elle s’avança vers le seuil de la grange.
On poussa la porte, le père Mélinand parut. En une enjambée, il était sur Marie, ses grosses mains ouvertes, et il empoigna par la peau du cou le chat qui dormait, confiant. « Ah ! cette fois, je te tiens, t’y couperas pas ». La bête jeta un hurlement. Le père Mélinand la tenait suspendue dans le vide et lui criait des injures, tandis que Marie regardait, muette.
Dans un brusque sursaut, le chat se tordit, faillit s’échapper. « Ah ! tu griffes ». Le père Mélinand, le visage empourpré par la haine, colla le chat contre sa large poitrine, toute bardée de velours, ramena dessus ses bras, dans une étreinte lente, sûre, impitoyable, malgré que la bête se débattît avec désespoir. Son cri de mort avait quelque chose de si rauque, de si tragique, que Marie ne put se retenir. « Oh ! Mélinand, lâche-le, il recommencera plus » supplia-t-elle. Le père Mélinand lui répondit en ricanant. « Il vient encore de m’entrer ses griffes dans la peau ton sale matou, et tu veux que je le lâche ? Tiens… » Marie entendit comme des os qui craquaient. Les sursauts du chat se firent plus rares. Alors, le père Mélinand, de sa main droite, lui serra le cou ; ses doigts énormes se joignirent ; et il attendit, jambes écartées, pieds bien à plat sur le sol, le visage détendu par un large sourire.
— Ça y est, il est crevé.
— Mon gros, bégaya Marie. Mon pauvre gros…
Le père Mélinand l’interrompit :
— Moi, avec les bêtes, je fais comme avec les gens. Œil pour œil, dent pour dent… Il tenait le chat à bout de bras : C’est une pièce, ah ! il jeûnait pas, le cochon. T’as dans le ventre mes tranches de jambon, dis ? Ça t’as pas réussi, cette fois ?… Il se tourna, vers sa femme et, d’une voix froide : « Écoute, je veux le manger. »
Marie sursauta. Jamais le père Mélinand ne parlait pour ne rien dire ; avec lui, un ordre était un ordre, on n’avait qu’à obéir. Cependant, elle murmura :
— Moi, j’en mangerai pas.
— Je m’en charge avec Bourquin, quand on rentrera ce soir. Tu nous le prépareras en civet, ça vaudra du lapin…
Il éclata de rire, ouvrit la main, laissa tomber la bête. Du revers du pied, il la poussa, puis franchit le seuil de la grange. La carriole de Bourquin était là. Avant d’y monter, il commanda :
— Marie, je veux plus voir chez nous un seul matou !
À la tombée du crépuscule, le père Mélinand était de retour. Il avait vécu 40 ans à Paris et travaillé dur en fabrique, dans le métier de cordonnier ; sur la soixantaine, il avait décidé de rentrer au pays. Son village, c’était un trou, dans la montagne, aussi le père Mélinand se faisait une joie d’aller à Moutiers, bien que ce ne fût pas Paris ! Au cours de la journée, il avait fait des achats, bu quelques apéritifs à la terrasse des cafés, en discutant politique et religion. Il revenait, heureux, légèrement éméché, le ventre vide. Il pénétra dans la cuisine où flottait une bonne odeur.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il, en reniflant.
— Ce que tu m’as dit, soupira Marie. Le chat…
— Ah ! oui, le matou, s’écria le père Mélinand, c’est vrai que j’y pensais plus. Il renifla encore : « Ça sera fameux. » Bourquin et sa vieille viennent dîner, leur raconte rien.
Sur le coup de 8 heures, on se mit à table. Après la soupe, Marie apporta un large plat, fumant, empli jusqu’aux bords. Bourquin s’exclama, alors le père Mélinand l’invita à « taper dedans », puis la mère Bourquin ; enfin, à son tour, il se servit.
— Tu manges pas, Marie ? demanda-t-il, d’un ton bourru. Pourquoi ? Il fronça ses sourcils : « Je veux que tu manges comme nous, passe-moi ton assiette. »
Marie avait préparé un vrai civet, avec du lard, des oignons, une sauce épaisse et parfumée. Bourquin la félicita sincèrement. Le père Mélinand donna une bourrade à son copain. « Retape dedans ». Quant à lui, il se sentait une faim d’ogre. Il prit encore un morceau, les côtes, et éprouva une espèce de plaisir à faire craquer ces os, couper dans cette chair, un peu ferme, pour être franc. Marie chipotait, quelle idiote ! Bourquin et sa vieille avalaient, buvaient sec. Alors, le père Mélinand pensa à la tête que feraient ses invités, au fromage, lorsqu’il leur raconterait qu’en guise de lapin… « Sale matou, tu chiperas plus mon jambon, grommelait-il. C’est à moi de te bouffer, hein ? » La panse pleine, il repoussa son assiette. Bourquin se pourléchait les babines.
— C’était fameux, Mélinand.
— Demande à ma femme ce que c’était, répliqua le père Mélinand. Marie, dis-leur donc. Tu veux pas ?… Il marqua un temps, vida son verre, puis d’une grosse voix : Je vous ai fait bouffer le matou que j’ai tué ce matin ! Trop tard pour gueuler, Bourquin. Tu t’en es même pas aperçu, que c’était du chat !…
Le lendemain matin, en guise de casse-croûte, le père Mélinand mangea une cuisse qui restait du fameux civet. Il sourit en se rappelant la tête de Bourquin, lorsqu’il avait su. « Des simagrées, quoi, se dit-il. Pendant la guerre les poilus en ont mangé, du chat ». Il avait recommandé à Marie de garder la peau du matou, il l’aperçut qui séchait dans la cour. « Je m’en ferai une bonne blague ». Puis il se dirigea vers la grange, en ouvrit la porte, saisit une fourche, monta à une échelle pour atteindre la plateforme où était serré son foin. Il posait le pied sur l’avant-dernier échelon quand il entendit des miaulements plaintifs. Il tourna la tête, aperçut un chat qui se glissait dans la grange. « Attends, toi, on va te faire comme à ton copain » gronda le père Mélinand. Il se redressa, dans un brusque mouvement de colère, et se cogna violemment la tête contre une charpente ; il lança un cri sourd, battit l’air de ses bras, tomba à la renverse…
Un long moment après, lorsque Marie entra dans la grange, elle trouva le père Mélinand qui râlait, les jambes pliées, la face contre terre.
Nous étions six voyageurs dans ce compartiment de troisième. J’occupais un coin, près de la fenêtre ; en face de moi se tenait une vieille, toute vêtue de noir ; sur les deux banquettes s’était installée une famille : l’homme et la femme, qui paraissaient avoir dépassé la trentaine, la grand’mère qui jouait avec une fillette. Jusqu’à Vierzon, nous n’avions échangé que de rares paroles. C’était le début des vacances, un brouhaha joyeux emplissait le wagon. Après les plaines de la Beauce, le train traversait le Berry, doucement vallonné, avec ses villages écrasés sous le soleil de midi.
La vieille se leva ; elle tendit les bras vers le filet, en vain. Je me dressai, attrapai son panier à provisions. Elle me remercia d’un sourire, se rassit et se prépara à déjeuner. Ce fut comme un signal. L’homme, qui venait de quitter sa veste, s’écria : « On casse la croûte ! Grand’mère, la gosse a faim ! » Car depuis un moment la fillette trépignait.
La vieille avait étalé sur sa jupe une serviette ; elle mangeait une cuisse de poulet, lentement, en jetant parfois un coup d’œil sur la fillette qui se collait contre les jambes de sa grand’mère. « Quel petit diable ! répétait le père. Une minute… » Il avait ouvert une boîte de sardines, tiré de son panier un jambonneau, aligné deux saucissons, calé contre le pain des œufs durs, et enfin avait bu une rasade de vin rouge.
Un employé passa : « Premier service ! » La vieille, à la cantonade, déclara : « On déjeune aussi bien qu’au wagon-restaurant ». Dans ce compartiment de troisième ils se sentaient à leur aise. On pouvait « s’en mettre jusque-là », avec des mains grasses ; on pouvait parler la bouche pleine, commettre des maladresses, céder aux exigences tyranniques de la fillette, et bavarder sans méfiance avec le voisin. D’abord quelques mots sur la longueur du voyage. Et puis, le ventre garni, la tête chaude, comme on en arrivait au dessert, en échangeant des fruits on se mit à causer cordialement. Moi aussi, qui avais avalé mon sandwich. La fillette faisait l’objet de nos discours. « Elle marche sur ses trois ans, contait la mère. On lui en donnerait quatre. On va rester avec sa mama, Lulu ? » Lulu se barbouillait le visage avec une pêche, sa grand’mère répondait pour elle. Lasse de nos éloges, Lulu s’accroupit dans la poussière, et, en gazouillant, s’amusa d’un petit miroir. Nous, gens sensés, parlâmes alors de ce mauvais printemps.
— Si mauvais, reprit la vieille, que figurez-vous, chez nous, y aura point de fruits.
— À Saint-Céré, poursuivit la grand’mère, on a eu la gelée, et puis la grêle.
— Saint-Céré ? Un de mes fils y a été instituteur. Il logeait chez madame Veyrac, l’épicière.
— Oh ! je connais…
Le père de Lulu s’était assis près de moi et m’avait offert une cigarette. Comme chaque année, avec sa bourgeoise, il allait passer une quinzaine au pays ; on y laissait la gosse. Postier, de son métier ; dans le quinzième…
On avait encore beaucoup à se dire, mais la chaleur pesait. On tira les rideaux. Lulu s’endormit dans les bras de sa grand’mère ; le papa se mit à ronfler ; la maman rejeta Le Petit Parisien, posa le menton sur sa poitrine, ferma les yeux. La vieille et moi restâmes éveillés.
— Il fait trop lourd pour que je puisse dormir, soupira la vieille. Elle tira de son corsage une grosse montre d’homme : « J’en ai encore pour longtemps, on arrive à Souillac vers 6 heures. » Avec soin, elle rangeait sa montre : « Et vous ? »
— Oh ! moi, je n’arriverai que demain matin. Je vais à Barcelone.
— Mon fils aîné s’y est rendu l’année dernière. Ça aime voyager, la jeunesse !
— Vous aussi.
— Moi, je m’en passerais ! Depuis quatre ans, tantôt je suis au Havre, tantôt à Paris, tantôt à Souillac, chez mes enfants qui ne veulent pas que je reste seule. Avec mon pauvre mari, en cinquante ans, nous n’avions pas quitté notre pays cinq fois.
— Vos enfants se rattrapent ?
— Ils sont tous les trois instituteurs, comme leur père. Seulement, ils ont voulu être nommés dans des villes. Le cadet est à Souillac, il vient me voir chaque jour. Parce que nous, nous étions à huit kilomètres dans la vallée, à Gintrac, mon pays. Mon pauvre mari était aussi du département. Quand il a été nommé, c’est du côté de Gourdon ; et après à Gintrac, et on n’en a plus jamais bougé. Pensez qu’il a été instituteur quarante ans dans la commune, monsieur, qu’il a appris à lire à tout le monde ! Et puis à la mairie il faisait le secrétaire, il connaissait le cadastre comme personne !
— Quarante ans ! murmurai-je.
— Ou presque. Lorsque mon mari a débuté, il gagnait 75 francs par mois. Les enfants sont venus. Ah, l’existence ne nous a pas toujours été facile. Mais on ne se plaignait point, ensemble on était si heureux. Tenez, monsieur, on était né l’un pour l’autre ; on s’appelait Arnaudet tous les deux, sans pour ça être parents.
Un frémissement secoua ses lèvres décolorées et minces ; un long soupir lui échappa ; et il me parut qu’une douleur muette s’emparait de toute sa personne. Elle se blottit dans son coin. Ses yeux se fixaient dans le vide, là où peut-être se dévidaient ses souvenirs.
Je collai mon visage contre la vitre. Bientôt nous arriverions à Brive ; la famille, qui devait changer de train, apprêtait déjà ses bagages. Je contemplais le paysage. Entre les feuillages bleus et épais, des fermes ; çà et là, au bord d’une rivière étroite, un village ; des prés, des rangées d’arbres, parfois une forêt de châtaigniers. Le ruban se déroulait, qui faisait suite aux tendres paysages du Berry. Villages humbles, communes moyennement peuplées ! Terres modestes, graves, silencieuses, que des hommes travaillaient, caressaient, dont de mystérieux signes que je savais lire, parce que Français, me racontaient l’histoire. Et je me disais qu’en d’autres pays des êtres ressentaient aussi la douceur de ces liens qui vous attachent à la couleur d’un ciel, aux bois, aux plis du terrain, au groupement des maisons ; et encore à ces personnages que le hasard place sur votre route – comme pour moi cette vieille – et dont la voix simple vous pénètre.
À Brive, la famille du postier nous fit de chaleureux adieux.
— Moi, c’est la prochaine, annonça la vieille.
Je posai ses paquets sur la banquette : le panier à provisions, un carton des « Magasins du Louvre », un porte-parapluies de toile.
— J’ai une malle qui est aux bagages. Mon cadet sera là. Pensez, bientôt huit mois que je suis partie ! Je quitte ma maison dès la Toussaint. Mes fils ont raison, je n’ai pas le temps chez eux de m’ennuyer. Et mes brus, je dois dire qu’elles sont gentilles, à qui me gardera le plus, entre elles ça cause des jalousies. Dame ! je m’occupe aussi des enfants…
Le train roulait vite ; la vieille se pressait de me faire ses confidences. Elle disait :
— Maintenant, ça va, je peux encore voyager. Mais quand je serai infirme ? Je ne veux pas traîner comme mon pauvre mari.
Ses traits se creusaient, ses yeux se brouillaient. Je murmurai de vaines paroles de consolation.
— Quatre ans qu’il est mort, et je ne m’habitue pas à son absence. C’est pourtant presque un bien qu’il ne soit plus. Il souffrait tellement, la dernière année. Il avait quelque chose à l’estomac, ça le brûlait sitôt qu’il avait avalé un rien de nourriture. Y a longtemps que ça le tenait ; étant jeune il prenait déjà des précautions ; il me disait : « Si je dois mourir, ce sera de l’estomac ». Tout de même, il est mort à 69 ans. Il me répétait, quand je le soignais : « Ma pauvre Louise, qu’est-ce que je serais devenu sans toi ? » Je lui répondais : « Et moi, dis, qu’est-ce que je serais ? » C’était un homme, on ne pouvait faire autrement que l’aimer. Si vous l’aviez entendu faire sa classe ! Ses enfants tiennent de lui, ils aiment leur métier. Quoique, eux, ils sont moins doux. Ils ne veulent pas me voir pleurer. « À quoi ça te sert, maman ? » Mais moi, je suis sensible…
Elle s’essuya les yeux avec soin.
— On croit que les choses vous sont données pour toujours, chuchota-t-elle. Ah, la vie, ça passe, heureuse ou pas. Moi, monsieur, en perdant mon mari, j’ai tout perdu. Je suis peut-être injuste, faut me pardonner…
Elle sortit de son sac une photo qu’elle me présenta. Celle d’un homme aux sourcils bien plantés, aux grands yeux, à la forte moustache, au menton lourd ; et cependant de la douceur et du calme dans le visage.
— Il avait 46 ans, à ce moment-là. Nous avions derrière nous le plus dur, les enfants étaient élevés ; nous nous laissions vivre. Elle se pencha sur moi : « Oui, vous verrez, la vie comme ça coule… » Et après un soupir : « Ah ! j’aperçois le pont de Souillac, on arrive. Par ici, rien ne change. Je me rappelle qu’étant enfant, avec ma mère… »
Je regardais la petite ville, entre des collines vertes, pareille à combien de villes que nous venions de traverser ? où achevaient silencieusement leur vie combien de vieilles ? Le sentiment du passé m’étouffait. La voie s’engageait dans une tranchée profonde où les couches de terrain se superposaient. C’était comme une tombe, énorme. Ma gorge se serra. De nouveau, je prêtai attention aux paroles de la vieille.
— Je n’ose plus mettre les pieds dans ma maison où tout me le rappelle. Je n’ai plus qu’un désir, mourir bientôt. Une lueur brilla dans ses yeux ; puis d’une voix qui laissait percer quelque inquiétude : « Et que nous nous retrouvions », acheva-t-elle.
La vieille se leva et me tendit sa main sèche. Le dos voûté, elle s’engagea dans le couloir, tandis que le train s’arrêtait. Je la vis descendre du wagon et un homme s’avança à sa rencontre, lent, grave, solide. Il l’embrassa ; ensuite, ils s’approchèrent de la fenêtre où je me penchais, les paquets à la main. L’homme s’en saisit. Il avait renversé la tête : de gros sourcils, une forte moustache, le menton épais, c’était le visage du père ! Le train démarrait. De ses larges épaules, l’homme me cachait la vieille. Ce fut sur lui que se posa mon regard.
J’étais arrivé la veille dans ce petit port de la province de Carthagène, après avoir traversé en autocar une région coupée de collines arides, sorte de désert où se trouvaient de place en place, paraît-il, des mines de plomb et d’argent. Une région qui me rappelait certains paysages du Maroc, et c’était la seule raison de mon arrêt en ce lieu.
Je passai ma matinée au bord de la mer, à nager, ou, étendu sur le sable, à contempler l’horizon au-delà duquel, bien au-delà, commençait la côte africaine ; et je me plaisais à songer à une époque lointaine où les corsaires barbaresques infestaient ces eaux. Le soleil vint à taper si fort que je regagnai la « fonda ». Je déjeunai ; ensuite, fis la sieste.
Lorsque je m’éveillai, il me parut que la chaleur était moins lourde. Je sortis. L’ombre envahissait les rues, des habitants s’installaient sur le seuil des portes. J’arrivai sur une place plantée d’arbres, où un mulet tirait une voiture-citerne dont l’eau était bue par la poussière. Je m’assis sur un banc et attendis que parussent jeunes gens et jeunes filles, puisque c’est la coutume, en Espagne comme dans le midi de la France, de « se promener », le soir venu. Bientôt, je vis s’arrêter la voiture d’un marchand de glaces ; puis une deuxième qui, celle-là, fit halte près de moi. C’était une petite voiture peinte en blanc, avec une toiture dont les quatre supports tournés comme des barreaux de chaise étaient barbouillés d’outremer ; sur le caisson, entre deux faisceaux de drapeaux espagnols et français, en grosses lettres rouges, vrai travail d’amateur, je lus : « Polo Norte ». Soudain, cela me donna soif. Je me levai.
— Uno, a veinte céntimos.
Mon accent devait être bien mauvais, car le marchand me fixa du regard, hésita, enfin prit une gaufrette qu’il plaça dans son appareil à servir les glaces. À mon tour, je le regardai : un homme qui avait dépassé la quarantaine, le teint haut en couleur, les yeux clairs, les traits bien marqués, la moustache taillée à l’américaine ; il portait un béret, un maillot blanc largement échancré qui laissait ses bras nus, un pantalon de mécano, une ceinture de flanelle rouge. Une allure de lutteur de foire… ou de marin… pas celle, sèche et rude, d’un homme du sud de l’Espagne.
— Vous n’êtes pas d’ici, vous ? dit-il, en me tendant ma glace.
Je l’observai avec surprise : non seulement parce qu’il s’exprimait couramment dans ma langue, mais encore à cause de sa voix à l’accent marseillais.
— Vous non plus ?
— Moi, si, fit-il, en se frappant la poitrine, et il fut secoué par un gros rire. Sans doute montrais-je un visage ahuri. « Ça vous en bouche un coin ? Et à moi, de voir un Français. J’en ai pas vu dix, des touristes, depuis le début de la saison.
— Vous venez ici passer l’été ? dis-je, après un coup de langue à ma glace.
— Ah ! non, se récria-t-il, dans ce cas je choisirais mieux, j’irais à Alicante.
Il avait fourré sa main droite dans sa poche ; son bras gauche, couvert de tatouages, s’appuyait contre un des supports de sa voiture. Il me fixait des yeux et paraissait attendre mes questions. J’avais le temps d’en poser, lui d’y répondre.
— Je ne comprends plus…
— Vous vous demandez ce que je peux foutre dans ce bled ? Moi aussi. Ça va faire deux ans que j’y suis revenu.
— Avant, vous voyagiez ? et je lançai un regard sur ses tatouages.
— J’ai quitté ce patelin j’avais huit ans… Je suis pas parti seul, bien sûr, j’étais avec mes parents. Vous savez qu’il y en a beaucoup d’Espagnols qui passent en Algérie pour vivre mieux. C’est comme ça que mes vieux sont partis un jour pour Oran… » Il leva le bras vers le fond de la place : « Juste en face… Et puis après ils se sont installés en Alger, comme on dit ici. Ma mère est morte, puis mon père, moi j’avais pas quatorze ans. Vous connaissez Alger ? Ça, c’est une ville, un peu comme Marseille. J’étais encore gosse, mais fallait déjà que je me débrouille seul. Je travaillais sur les quais, un coup de main par ci, un coup de main par là. J’allais aussi à la pêche, avec une drôle d’équipe : un Français, deux Italiens, un Maltais. Et un jour, voilà que dans un bistrot du port où je cassais la croûte arrive un type qui au bout d’un moment me paie à boire. Un Breton, il commandait à bord d’un cargo qui faisait le trafic sur la côte d’Afrique, jusqu’à Mogador. Il me demande si je voudrais pas embarquer comme mousse, lui en fallait un. Moi, j’attendais qu’une occasion de naviguer. C’était un vieux vapeur, et on y transportait rien que de la camelote pour les arbis. Mais il y a eu la première guerre du Maroc, et le boulot nous a pas manqué !
— Vous parliez français ?
— Comme en Algérie, on baragouine un sabir !… Ensuite, je suis venu à Marseille où j’ai embarqué, matelot sur un quatre-mâts.
Il en était là de son récit lorsque quelques fillettes se présentèrent, qu’il servit vivement, et dont il empocha la monnaie avec indifférence.
— Vous voyez le commerce que c’est. Enfin, ajouta-t-il, on se défend…
Il parlait l’argot aussi bien que son « sabir ». J’avais hâte d’écouter la suite de son histoire, vraie ou fausse.
— Et alors, sur ce trois-mâts ?
— Un quatre-mâts, corrigea-t-il. Dessus, j’ai fait en tout trois voyages. On allait en Nouvelle-Calédonie, en passant par le Cap. On a mis une fois plus de huit mois, c’était de la navigation ! Mais j’en ai eu marre. J’ai embarqué sur un long courrier, une compagnie hollandaise qui faisait les Indes. Je me débrouillais, parce que je parle anglais. Puis la guerre a éclaté. Je suis passé à une compagnie franco-belge et j’ai été torpillé trois fois. Une dans la mer Noire ; une autre pas loin d’ici, du côté de Gibraltar ; et la troisième c’était dans la mer du Nord. J’ai eu de la veine, je m’en suis tiré sans accrocs. Mais je m’en ressentais plus pour continuer. Comme j’avais des sous, je suis resté à Rotterdam. Vous connaissez ? Aussi une chouette ville. J’y ai vécu, pas seul évidemment, avec une réfugiée belge. C’est là que j’ai eu l’idée de vendre des glaces ; quand je suis arrivé dans mon patelin, je me suis souvenu de ce truc juste à propos. Après la guerre, j’ai navigué sur un courrier qui faisait le Congo Belge, j’étais maître d’équipage. Ça pouvait aller. Seulement, peu à peu…
— La crise est venue ?
— Et puis ma femme… je dis ma femme, on était collé… elle est morte. Et j’ai commencé à chômer. C’est à ce moment-là que je me suis dit : « Tu pourrais peut-être retourner voir dans ton pays ». J’y avais de la famille, ils m’écrivaient quelquefois. Je leur répondais en quatre lignes, l’espagnol c’est ce que je parle le moins bien.
Maintenant, sur la place, se déroulait la ronde légère des promeneurs, dont certains se détachaient parfois pour venir acheter des glaces. Mon homme les servait sans interrompre son récit ; contre sa voiture s’appuyait un individu qu’il poussa brusquement vers moi :
— Mon cousin Francisco !
— Vous avez eu de la veine de trouver encore des parents.
— De la veine, j’en ai eu aussi pour rentrer en Espagne. J’étais à Anvers quand j’ai entendu qu’une compagnie hollandaise devait draguer le port de Mahon. Je suis monté à Amsterdam, et alors ils m’ont embauché, et ça a duré plus d’une année les travaux, c’est après que je suis venu au pays. Les premiers temps, ça a été dur. Ici, pour rigoler, macache… et moi, j’ai pas soixante ans. Enfin, j’ai pris ce petit commerce. On est deux, mais je crains pas la concurrence. J’ai donné le nom de Pôle Nord à mon établissement, vu que dans cette région on crève de chaud.
— Mais l’hiver ?
— Je bricole, c’est pas une existence. » Il se pencha, et à voix basse : « Avec ce qui se prépare en Abyssinie, j’ai idée que par là-bas y aura à faire. Croyez pas ? Moi, je connais bien le coin pour y être passé souvent. Ça, pour le climat, c’est terrible. La mer Rouge… »
La nuit était tombée. Depuis longtemps j’avais mangé ma glace. J’en demandai une deuxième, voulus payer ; mon homme se récria :
— Ah ! non, puisqu’on peut pas boire une tournée. Demain matin ?
— Je repars.
— Je vous comprends. Moi aussi, un de ces jours…
Nous nous serrâmes la main.
Avant de quitter la place, je me tournai pour voir mon homme une dernière fois : des jeunes filles entouraient sa voiture, et il les servait en gesticulant, en leur faisant sans doute du boniment. Parlait-il de ses voyages ? Je me rappelai son récit, les dates qu’il m’avait données, ses gestes, son accent, tout ce mélange d’aventures, de hasards, de travaux, où il fallait faire une place à une vantardise méridionale, mais plus grande place encore à une vie d’homme rude et vaillante.
* * *
Vers la fin septembre, un après-midi, je repassai dans ce pays. L’autocar faisait halte sur la place. Je cherchai des yeux mon marchand de glaces et aperçus sa voiture. Je descendis vivement… Derrière le « Polo Norte » se tenait le cousin ; je lui achetai une glace, l’interrogeai, mais des coups de klaxon retentirent. Je n’eus que le temps de regagner l’auto. Depuis quinze jours mon homme était à Barcelone, et, si j’avais bien compris, avec l’espoir de reprendre la mer. « La mer Rouge, un coin que je connais. Y aura à faire par-là, bientôt ». Je l’imaginai parti pour cette aventure… celle-là ou une autre, la première qui s’offrirait.
Il venait de passer la soirée chez un ami ; en dînant, il n’avait pas cessé de discuter politique ; puis au café la question femmes était tombée sur le tapis, et il avait dû soutenir certaines idées sur la vie et sur l’amour, s’expliquer à lui-même ses pensées, chose qui ne lui arrivait pas souvent. Il se retrouvait dans la rue, enfin il respirait. C’était tard, une heure du matin, mais les rues restaient animées. Il courait pour gagner la place du Châtelet, où il comptait prendre l’autobus de nuit qui le ramènerait à Belleville, son quartier. Les idées qu’il avait remuées s’estompaient. Tout lui apparaissait plus simple, banal, quotidien. Allons, la vie était simple, les hommes se contentaient de vivre, subir leur vie, tout comme des bêtes ! Ce soir, s’ils avaient changé quelque chose à leurs habitudes, c’est que c’était la nuit de Noël, le réveillon ! Il tira sa montre : « Une heure vingt-huit ». L’autobus démarrait à la demie, impossible de sauter dedans. Il marcha. Après tout, n’avait-il pas tout son temps, l’imbécile ?
Ces nuits de Paris, pourquoi ne jamais les vivre ? Accepter toujours d’être le prisonnier du sommeil ? Est-ce que la terre ne continuait pas sa ronde ? Est-ce que les rues, même dépeuplées, ne gardaient pas une âme, une odeur, une couleur ? Il dut fouiller loin dans son passé pour y retrouver le souvenir d’un vagabondage nocturne, auprès d’un ami, au bras d’une femme. Oui, parce que, comme les camarades, il était banal, terne, quotidien. Enfin, le souci de sauter dans son autobus, ce souci l’avait lâché, il trouvait naturel d’aller d’un pas tranquille, les mains dans les poches de son pardessus. Et des passants, tout comme lui, ne se faisaient aucune bile d’être à des deux heures du matin dans les rues !
— C’est vrai que tout est régulier, c’est la nuit de Noël !
Ah ! oui, tout était en ordre, terriblement. Ils étaient des milliers qui dormaient déjà, seuls ou à deux, mais probablement sans amour ; il y en avait des milliers, certainement, qui n’avaient pas sauté sur l’occasion que leur offrait ce Noël pour protester contre l’impitoyable suite des jours et des nuits. Des morts, quoi ! Et ces flâneurs qu’il rencontrait ? Une nuit comme celle-ci, on ne craignait pas de se trouver nez à nez avec une gouape, et les clochards et les chômeurs ne se montraient pas, enfermés qu’ils étaient sans doute dans un asile ou les baraquements d’une désolante Armée du salut. La rue appartenait aux bourgeois, aux jeunes gens. Le mot d’ordre, colporté par les journaux, transmis par la tradition, le mot d’ordre, c’était de s’amuser.
Donc, il marchait en se félicitant de ne pas être installé dans un autobus où, bêtement, il aurait attendu le départ de 2 h 30 ! Il se répétait : « J’ai des jambes. C’est bon de marcher. D’aller seul, seul… » Mais, lentement, la solitude s’engouffrait dans sa poitrine. D’un œil envieux, il se mit à regarder des couples. On riait, on se jouait la comédie de la vie, parfait ! Il lança sur les cafés des regards furtifs : on y rigolait aussi, mais en bandes, comme par devoir, tandis qu’aux terrasses, les marchands d’huîtres restaient plantés devant leurs bourriches. Hé ! hé ! hé ! la fièvre tombait, la nuit reprenait en douce son domaine.
Il fit un petit arrêt place de la République, où, dans l’immense vide de la place, tournaient encore et chantonnaient deux manèges ; puis il s’engagea dans le Faubourg du Temple. Des gens rasaient les murs, d’autres parlaient d’une voix qui sonnait faux, ils avaient tous l’impression de vivre dangereusement, c’était la nuit qui les pourchassait et, sur leur dos, pesait de plus en plus lourd. Quant à lui, il marchait d’un pas égal, car il avait pris son parti de cette aventure. Même, il ralentit. Il aurait voulu à présent que cette navigation dans la nuit durât jusqu’à l’aube. De tout son être, il aurait souhaité faire des découvertes, de celles qu’on ne fera jamais en plein jour, qui naissent seulement des ténèbres. Mais voilà, le hasard ne se montrait pas favorable, et, d’instant en instant, la nuit se refermait sur ses secrets. Du reste, ce n’étaient pas « les choses » que son esprit anxieux aurait aimé pénétrer, encore que, dans ce vieux faubourg, les façades muettes des immeubles et des boutiques, les trottoirs, les carrefours fussent marqués de signes étranges.
— Ah ! soupira-t-il, je voudrais rencontrer…
Quelqu’un de vivant, pardieu ! Quelqu’un qui ne fût pas indifférent, voire hostile à son approche, et dont le regard franchirait cette zone de solitude qui s’épaississait autour de lui ; un être qui aurait le cœur malade, et qui s’enfoncerait dans la nuit de ce Noël pour découvrir un compagnon… un compagnon dont la voix ferait un écho à sa voix, dont la chaleur se mêlerait à sa propre chaleur. Ah ! pas seulement quelqu’un de vivant, mais cette autre moitié de lui-même…
— Une femme, dit-il. Oui, une femme…
Dans l’encoignure de ces portes d’hôtels misérables, souvent il avait vu des femmes guetter les hommes solitaires. Cette nuit, elles ne se trouvaient pas à leur poste. La chance leur avait souri, faut croire ; ou elles réveillonnaient avec des amis ? Un bien, pour elles ; mais, pour lui, c’était un mal. À présent, il connaissait le remède à cette espèce de souffrance qui gonflait son cœur. Seulement, dans ce monde, chacun avait sa place. Des couples heureux le frôlaient ; un homme, une femme… un homme, une femme. Inutile de se révolter. D’ailleurs, il avait eu son tour, il l’aurait demain encore. Mais pas ce soir, alors qu’il avait soif d’apaiser sa soif. Avec la première fille venue, justement faite pour ça. Il aurait voulu saisir la vie entre ses mains, il ne saisissait que du vide. Les appels qu’il lançait demeuraient sans réponse, il était muré dans sa solitude.
Parfois, cependant, il rencontrait une femme seule. Une femme qui peut-être n’était pas belle, ni de visage, ni de corps. Une femme, tout de même. Je t’en fous, elle passait sans un signe, sans un mot. Tout, et rien, les séparait : l’instant, le froid, les préjugés, des peurs, des habitudes, des lâchetés, des angoisses, la pauvreté. Il avait connu des heures durant lesquelles toutes les aventures lui semblaient possibles. Ce soir, la solitude se dressait devant lui, plus haute qu’une haute montagne ; elle n’avait d’égal que le désir qui l’animait d’y échapper. Un corps pour faire l’amour, non, ce n’était pas un corps qu’il cherchait. Bien plus. Il souhaitait une présence, il souhaitait entendre une voix chantante, respirer l’odeur lourde du sang. Cette longue conversation qu’il avait eue avec son ami, il lui en revenait des bouffées. Il avait envie d’échapper à la vie quotidienne, de s’échapper à lui-même. La rue était noire, les maisons noires. Des puanteurs montaient du ruisseau, des boutiques. Les femmes faites pour les voyageurs de son espèce avaient quitté cette route. Il ne lui restait plus nulle chance de pouvoir étancher sa soif.
Il arrivait au boulevard du Combat, à l’entrée de la rue de Belleville. Au « Point du Jour » et à « La Vielleuse », des hommes gesticulaient devant le comptoir. Ça, la vie ? ça, pour vous apaiser ? Il reprit sa route. Après le carrefour commençait une zone de silence qu’il savait chargée de misère, une région où avortaient toutes les fêtes. Déjà, derrière lui, les derniers bruits de Paris. Cette longue montée serait épuisante et aride.
De la rue Rampal, qu’il se préparait à traverser, soudain une femme déboucha. Il ne pouvait s’écarter de son chemin, c’était trop tard, et puis le retenaient là des forces dont il n’était pas maître. La femme le frôla. Il eut le temps de voir son visage, qui faisait dans l’obscurité une tache claire ; il en entendit la voix et, le cœur battant, il se demanda si c’était à lui qu’on s’adressait. Il tourna la tête. La femme tournait aussi la tête, elle lui souriait, d’un sourire qui répondait au sien. Il n’eut qu’un pas à faire pour être à ses côtés. Durant une longue minute, il resta sans voix.
— Vous ne faites pas réveillon ? dit-il enfin.
Et il pensait :
— Est-ce qu’elle fait le trottoir ?
— Le réveillon ? Chéri, on peut le faire ensemble, si tu veux ?
Elle tendait vers lui un visage aux yeux luisants, aux lèvres trop rouges. Il se pencha, crispé et craintif, saisi de brusques frissons, sentant naître dans son cœur la lâcheté et l’angoisse. Elle lui serra le bras, et, d’une voix qui le pénétrait : « Viens donc ». Elle s’accrochait, c’était comme un poids horrible. Mais, dans un éclair, il se dit : « Je ne suis plus seul ». La libération qu’il appelait, ce besoin, cette soif inextinguible, ah ! cette femme allait répondre à tous ses désirs. Ce ne pouvait être une autre femme qu’une prostituée, ne le savait-il pas ? En ce qui le concerne, cette nuit, aucune autre aventure n’était possible.
Ils suivirent la rue Rampal.
— Il fait froid, dit-elle, il n’y a plus personne.
La nuit s’étalait, muette et pleine.
— Tu me conduis où ? répondit-il.
— Ici. Tu ne feras pas de bruit en montant…
Elle poussa la porte d’un hôtel et annonça :
— Le douze !
Il retenait son souffle. Il posa la main sur un mur poisseux, il monta du même pas que sa compagne. Le palier. Un bruit de clé dans une serrure, puis il entendit :
— Entre.
Le souvenir de sa solitude était encore trop proche de lui ; ce n’était pas assez de quelques minutes pour qu’il pût s’habituer à la pensée de voir comblés ses vœux les plus difficiles et qu’il fût prêt à pénétrer dans un nouvel univers. C’en était un, oui, cela, bien qu’il devinât étroite et pauvre la chambre au milieu de laquelle il se tenait, immobile, sa main droite sur la barre de fer du lit. Il savait que son aventure était banale, il en connaissait toutes les scènes à venir ; pas la première fois qu’il se laissait raccrocher ainsi. Le don qu’il attendait, il n’était pas le seul de la soirée à l’avoir reçu. Mais ce n’était pas pour lui le don le plus précieux… moins, certes, que celui d’une vie de laquelle il espérait se nourrir. Même lorsqu’il s’agissait d’une prostituée, merveilleuse était l’aventure qui vous livrait un être inconnu. La hâte le poussa, il dit :
— Voyons, tu n’allumes pas ? Tu n’as pas l’électricité ?
— Si… (Elle avait frotté plusieurs allumettes). Mais, passé minuit, le patron râle si on allume longtemps… (Enfin, une clarté pâle montait d’une petite lampe à pétrole). Et je tiens pas à avoir avec lui des histoires.
Il la vit s’approcher, elle se serra contre lui.
— Tu seras gentil pour mon petit cadeau ?
Il sentit ce corps se coller avec souplesse contre son corps. Quand il errait dans les rues, il n’osait espérer joie plus grande que celle qui devenait sienne. Il entoura la taille de sa compagne ; elle renversa la tête, de ses lèvres rouges monta un parfum épais. « Tout ça, pensa-t-il, parce que j’ai de l’argent. Parce qu’elle a besoin d’argent. Entre elle et moi, je sais qu’il y a de la misère sans doute, le drame, la déchéance, la honte, et cependant nous voici rapprochés, liés, et que toutes les conventions sociales sont effacées. La seule qui subsiste, celle de l’argent, je ne la subis pas moins en d’autres circonstances, je m’en délivre comme je vais faire maintenant. Si médiocre que soit le monde dans lequel je pénètre, on m’y accueille, on me l’offre, et cela ne pourra jamais être suffisamment « payé ».
Elle s’était détachée de lui. Il la contemplait, il aimait les gestes qu’ont les femmes en se dévêtant, et les gestes de sa compagne n’étaient pas autres, habituels, aisés, comme sacrés.
— Tu dis rien, chuchota-t-elle. Toi, tu n’es pas pressé.
Elle laissa glisser sa robe, ses jambes parurent dans leur gaine grise. Un morceau de chair brilla, elle y porta les mains. Avec un mouvement qui aurait déjà suffi à illuminer sa nuit, il la vit ôter un bas, puis l’autre, et ses jambes blanches naquirent, lisses et calmes. Il était près d’elle, un besoin de savoir le poussait :
— Ah ! qu’ai-je donc à lui demander ? Sa vie, son nom, son métier ? Je suis fixé… Cependant, elle n’a pas la hâte mécanique de certaines putains, leurs gestes. Si je l’interrogeais, je lui dirais : « Y a-t-il longtemps que tu fais ce métier ? »
Il ne l’interrogea pas, il posa ses vêtements sur la chaise. Il la frôlait. Il acheva de se déshabiller, sans réussir à chasser certaine gêne, une gêne qui n’était pas de circonstance. Elle aussi, peut-être, qui se tenait en chemise ? Du linge grisâtre, sans ornement. Soudain, elle se pencha au-dessus de la lampe.
— Ne souffle pas, dit-il.
Il la suivit dans le lit où elle s’était glissée en riant. Ce n’était pas Dieu possible que tout fût si simple, pour lui comme pour elle, malgré leur passé, leurs aventures, leurs expériences. Entre leurs deux corps, quels mystères ? Ce n’était pas Dieu possible, dans une seule minute, de dissiper de telles ombres. Il la sentait immobile ; son corps ne touchait pas le sien, semblait s’être replié. Il ne risquait pas le geste qu’il fallait pour s’emparer de ce corps. Il ne ressentait aucune hâte de vivre son aventure, parce que peut-être lui apparaîtrait-elle moins belle ? Et ce n’était pas seulement un désir sexuel qui le tenait, car alors, oui, tout eût été simple. Durant plusieurs minutes, ces pensées occupèrent son esprit. Le corps de sa compagne retomba dans le creux du lit, contre son corps, et il sentit ses jambes le frôler, elle avait les pieds glacés. Elle tourna la tête, il découvrit son visage. C’était comme si toute la vie affluait dans ce visage, se perdait dans ces yeux, cette bouche, coulait avec les plis des cheveux. Il lia ses jambes aux siennes, un courant de chaleur s’établit. Il agrandissait les yeux pour la contempler, autant que c’était chose possible dans cette mauvaise lumière. Jeune encore. Sous le fard, la peau restait unie et tendue ; le front lisse, les joues fermes, un menton rond. Les yeux brunâtres, lui parut-il, immobiles, presque craintifs. Alors, il se pencha… encore… et il respira l’odeur de cette bouche. Il la sentait docile, résignée, humble. Il s’étonnait de la douceur de cette fille, comme il avait pu s’étonner de quelques-uns de ses gestes et de ne pas l’avoir entendue poser certaines questions. Elle murmura :
— Tu veux ?
Il la garda contre lui. Elle se détendit, se tourna toute.
— Tu veux causer, avant ?
Puis :
— On est bien, dans le lit !
Alors, il passa un bras sous sa nuque :
— Oui, on est mieux que dans la rue.
Où elle traînait, poussée par un besoin terrible ; où il traînait, poussé par un besoin qui n’était pas moins cruel que le sien. Ah ! quelques heures de paix leur étaient assurées. Il pensa :
— Je ne veux pas songer aux heures qui suivront. Je n’ai rien désiré, au-delà de ce présent, de jour en jour je ne sais désirer autre chose. Pour elle, des pensées de ce genre restent confuses. Mais son visage est paisible, son corps s’abandonne, elle n’a de certitude dans la vie que celle du présent, et elle doit se dire : « Je suis tombée sur un type gentil… pas brutal… un peu drôle, il pense à quoi ? » Elle a pu s’étonner de mon manque d’ardeur. Ce n’est pas elle qui s’en plaindra. Elle est éreintée d’avoir marché entre le boulevard du Combat et la rue Rampal, épuisée, meurtrie par le froid.
— Tu fais toujours ce coin, rue de Belleville ?
Elle sursauta ; d’une voix précipitée, elle répondit :
— C’est pas mon métier, tu sais.
— Oui, je le sais.
— Toi non plus, tu ne vas pas souvent avec les femmes de la rue.
— Qu’est-ce que tu faisais, avant ? reprit-il.
Elle se colla plus étroitement à lui, dans un mouvement fait de lassitude et de confiance.
— Je faisais du tricot à la machine. On nous a renvoyées à dix. Moi, j’étais dans les moins anciennes de l’atelier.
— Combien de temps de ça ?
— Trois mois.
— C’est depuis…
— Ça m’est arrivé déjà plusieurs fois… quand j’étais sans travail.
— Tu es Parisienne ?
— J’habite Paris depuis 1922. Je n’ai pas pu rester dans les pays envahis, à Lille. Lorsque ma mère est morte, j’ai filé. En 1922, on trouvait du travail à pleins bras. J’ai mené la vie d’atelier. Tu sais ce que c’est, un peu comme je fais maintenant, sauf qu’on ne me donnait pas d’argent…
— Tu vivais où ?
— En hôtel. Tu comprends ; jamais je n’ai pu me mettre chez moi ; on trouvait pas de logement bon marché, à l’époque. Le soir, j’étais, comme durant le jour à l’atelier, en compagnie des hommes. Du reste, j’aimais ça, j’aurais pas voulu mener une autre existence.
— Il ne t’est pas arrivé de rencontrer un garçon sérieux… qui proposait de t’épouser ?
— Si, une fois. Finalement, tout a craqué. Évidemment, ça aurait marché, que j’en serais pas là. Quoique… Aujourd’hui, rien n’est sûr, on aurait divorcé peut-être.
— Peut-être. Tu pourrais te mettre au chômage ?
— Je ne dis pas non. Paraît que c’est compliqué. Alors, pour moi, le plus simple…
Oui, on quitte son hôtel, on descend la rue de Belleville et on guette les hommes, ceux qui vont hagards, désemparés, ou les yeux allumés de lueurs.
— Mais tu pourrais avoir de sales ennuis ?
— Jusqu’à présent, j’ai eu de la veine avec ceux que j’ai ramenés chez moi. On ne m’a pas encore remarquée, je crois pas. Naturellement qu’avec la police, faut se méfier.
— Et le patron de ton hôtel ?
— Il a beaucoup de chambres qui sont libres, ou occupées par des chômeurs. Je le paie, moi. Il ferme les yeux. À condition qu’on ne fasse pas de bruit et qu’il n’arrive rien.
— Seulement, il peut arriver quelque chose.
— Je choisis mes types… enfin, je vois à leur genre. Tiens, toi…
— Tu pourrais te tromper, un jour. Ou bien ne rencontrer personne ?
Elle soupira.
— Oui, ce soir, je croyais que je ne dérouillerais pas. Un jour de fête, il y a beaucoup de types qui restent chez eux, et ceux qui sont dehors ne vont pas seuls. Toi, tu vis seul ?…
Comme il hésitait à répondre, elle poursuivit :
— Quoi, tu avais le cafard ? C’est comme moi, demain je dois payer ma chambre, et je suis sans un. Mais c’est à cause du réveillon, surtout, que j’étais triste. Je me rappelais les autres années.
— C’était mieux ?
— Naturellement. J’ai passé deux années dans un cirque, un grand, qui faisait la province, rien que des villes importantes. J’étais ouvreuse. Un ami, qui m’avait trouvé cet engagement. Ça me plaisait rudement plus que l’atelier quoique, là-dedans, tu avais du travail ! Le soir, je me mettais en uniforme, avec des bottes vernies, comme des dompteuses, on était. Mais, dans le jour, on ne se roulait pas les pouces, tu peux me croire, les déplacements, s’installer, une existence de romanichels ! Mieux que des romanis, tout de même, parce que je me faisais de belles journées avec les pourboires. Je n’y regardais pas pour me payer des indéfrisables. Et puis, des camarades, il y en avait des vrais. Sauf le sous-directeur, celui-là, quel chameau ! toujours à gueuler, toujours à nous bousculer !… Bien que, s’il n’avait pas gueulé quand on débarquait dans un nouveau patelin, quelle pagaille, jamais le cirque n’aurait été monté pour la représentation du soir. Moi, il avait fini par me foutre la paix… tu dois penser que j’avais dû coucher avec lui, mais, de ce côté-là aussi, il ne m’embêtait plus, on avait de nouvelles ouvreuses, à leur tour d’y passer. Les autres hommes, pour moi, ils n’étaient pas plus collants que ceux des ateliers où j’avais travaillé. Oh ! j’aurais voulu que ça dure. Vois-tu, des cirques ambulants, y en a trop, comme du reste. On a passé un hiver à Miramas, tu connais ? Je m’y plaisais. J’aime mieux le Midi que le Nord, pas toi ? J’ignore ce qu’il y a eu, paraît que le grand patron a perdu une partie de sa fortune au casino de Nice, et, au lieu de se remettre en route au printemps, il a dû licencier de son personnel. Je ne crois pas qu’il a pu continuer, avec son cirque.
— C’est depuis que tu es rentrée à Paris ?
— Oui. J’avais quelques sous. Mais je ne sais pas comment je m’arrange, l’argent me glisse entre les doigts. Heureusement, j’ai pu retravailler. Ça n’a pas duré non plus.
— C’était pas de chance.
— On en est toutes là.
— Plus ou moins, ma petite… Tu t’appelles comment ?
— Je me fais appeler Lola, ça te plaît ? Évidemment, il y a des femmes qui ont plus de veine. Tiens, quelquefois, je fais un tour aux Champs-Élysées, rien que pour voir les boutiques et les beaux cinés. J’y vois de ces femmes… qui font le bisness, tout comme moi… de belles filles, et qui sont lancées, et nippées… J’aurais pu travailler six mois à l’atelier que jamais je n’aurais réussi à m’habiller comme elles. Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie…
— Crois-tu, Lola ? dit-il, et il l’attira contre lui.
Dans les rues, il y a un moment, de toutes ses forces il souhaitait s’évader de la vie. Cette femme lui contait la sienne, banale, pesante. Avec elle, il retombait dans sa vie, qui n’était pas moins banale et pesante. Il se pencha, colla ses lèvres sur ces lèvres gluantes qui s’offraient.
— Lola, tais-toi. Ne dis plus rien, je sais. Moi aussi, je pourrais te raconter mes ennuis. Pourquoi ne t’ai-je pas fait taire plus tôt ? Ne savais-je pas que ton histoire serait ainsi ? Tu la dévides, tu remues les souvenirs. C’est comme de la boue qui va nous enliser. Lola, tais-toi. Serre-toi plus fort contre moi. C’est la vie que j’appelle, c’est la vie qui te réchauffera. Ne serait-ce que pour une nuit. Ne serait-ce que pour une heure… du moins, qu’elle soit pure, simple, riche seulement de ton haleine, de la chaleur qui naît de ton ventre et de tes seins. Qu’il n’y ait pas entre nous le passé, les hommes, le froid, la faim, la maladie, la guerre. Ne me demande pas qui je suis, ce que je fais.
Il regardait Lola : les souvenirs qu’elle lui avait confiés, ces souvenirs n’avaient pas laissé sur son visage leurs traces grises. La lumière sourde faisait qu’il ne pouvait voir le cerne des paupières, la fatigue précoce qui marquait les traits. Plus simple que lui, ignorante, insoucieuse de son avenir, mieux que lui elle savait se laisser couler sur le fleuve de chaleur qui les emportait. Il sentait des frémissements secouer le corps de Lola, son ventre se coller contre son ventre. Elle ferma les yeux, et il lui parut que ce visage soudain très pur, très beau, exprimait un sentiment réel de bonheur. Il n’avait pas, lui, cette immense possibilité d’oubli. Sa pensée roulait encore des souvenirs, des images étrangères, il se disait : « Tout à l’heure, je souhaitais me dépouiller de mon passé. Oh ! vite, que j’oublie. Je ne détacherai plus mon regard de ce visage de femme ; je dois être terriblement attentif pour tout saisir de cette joie. Ce corps de Lola collé contre le mien est vierge dans le plaisir. Mieux qu’une vierge, sans retenue, sans calcul, Lola me fait don de sa vie. Avant moi, plus totalement, plus simplement, elle sait retrouver d’anciens secrets. C’est sur elle que je dois me guider, suivre le rythme de ses gestes, répondre au balancement de son ventre. » Enfin, il n’eut plus aucune pensée, son corps commença à naviguer, il n’y avait place en lui que pour une sensation chaude et saignante. Le seul présent, comme il l’avait souhaité ! Sa volonté de saisir, arracher des lambeaux de vie se faisait plus ardente. Il entr’ouvrit les cuisses de Lola, il s’approcha encore de ce ventre qui consentait. Tant de chaleur, de fraîcheur secrète le pénétra, qu’il crut alors posséder réellement la vie. Bien qu’une sorte de fureur le poussât à vouloir la posséder plus totalement encore. C’était comme une volonté de viol, d’assassinat. Rien de plus naturel, et rien de plus meurtrier, que cette union. Cette vie de Lola, il aurait voulu la lui voler toute pour qu’elle s’ajoute à la sienne, pour s’enrichir, se multiplier.
Il contemplait le visage de Lola si proche du sien, il s’émerveillait de lui découvrir ces paupières transparentes, cette bouche écumante, ces joues qui frémissaient sous les ondes légères du plaisir ; et ces cheveux noirs sur l’oreiller, qui se dépliaient et se repliaient comme des serpents en colère. Il respirait une odeur lourde, épaisse, inoubliable. Avec Lola, il ne formait plus qu’un seul foyer de chaleur. Il se tendait, chaque seconde renouvelait sa joie, sa soif, son désir.
Puis il retomba à sa place ; en balbutiant, Lola se blottit contre sa hanche. Ils restèrent immobiles, vaincus dans ce combat où il est impossible de vaincre. Ils retrouvaient lentement leur passé, le monde qu’ils avaient cru quitter. Ils rouvrirent les yeux, mais cette naissance ressemblait bien plus à une mort.
— Ah ! chéri, c’était bon…
Il regardait les murs nus, ce vide morne de la chambre, lourd d’ombres ; sur la chaise, leurs vêtements mêlés, au milieu desquels une ceinture de soie rose faisait une tache de chair.
— Chéri… chéri.
Le sommeil s’emparait de Lola, ses lèvres ne savaient dire que des mots usés, simples. Il lui demanda :
— Tu veux dormir ?
Et il attendit sa réponse. Elle dormait. Peut-être que le sommeil, comme leurs étreintes, serait pour elle une deuxième délivrance ? Il chuchota :
— Lola, moi aussi, je vais dormir.
Dormir ?
— Il faut que je le veuille, comme j’ai voulu oublier mes soucis. Je suis retombé sur la terre, j’y retrouve les pensées qui me poursuivaient. C’est ma vie, à laquelle je dois finalement consentir.
Lola avait posé le front sur son épaule, il n’osait bouger, mais le poids de cette tête l’engourdissait. Doucement, il déplaça son bras. Lola ne s’était pas éveillée ; dans le sommeil comme dans l’amour, elle s’était abandonnée.
Oh ! se dit-il, comme les femmes peuvent être plus simples que les hommes, plus réellement vivantes. Tout au moins les meilleures d’entre elles, qui ne sont pas des poupées, qui ne cherchent pas à se caser ou se faire des rentes. Une Lola…
Lola, pour lui, ce serait son seul nom. Une heure avait suffi pour qu’il la connaisse, qu’elle se livre à lui comme à un ami. Certes, il n’avait pas eu toujours la chance de courir une aussi heureuse aventure. Lorsqu’il avait suivi Lola, n’avait-il pas éprouvé quelque méfiance ? N’était-ce pas le désespoir qui le poussait ?
— Ah ! que m’importe maintenant ! Ce n’est pas moi qui vais rien conclure de cette rencontre. Que chacun suive sa voie, que chacun prenne la vie là où il croit qu’elle niche, les uns dans les livres, les autres dans l’argent. Que chacun se perde, se sauve comme il lui convient. Moi, les moyens que j’emploie sont impurs peut-être ? Allons, ce n’est plus vivre qu’accepter d’autres valeurs que les siennes, croire à une autre morale que la sienne. Dans ce lit, je n’ai pas à laisser se glisser les hommes et leur cortège de lois, le sens qu’ils ont du bien et du mal, leur sens du péché. Je suis ici pour fuir les hommes, oublier cette vie qu’ils m’imposent et qui n’est pas la vie. Je n’ignore pas que ces instants de vraie paix seront aussi courts que ceux qui me virent soudé à Lola. Ils fuient. Une lumière blême va paraître. Quel spectacle désolé découvrirai-je ? Hélas, je ne peux pas plus arrêter la fuite de ces minutes que, tout à l’heure, je n’ai pu retenir pour toujours notre ivresse. Combien de fois en ai-je fait le vœu, plus que mes autres vœux impossible !
Lorsqu’il rouvrit les yeux, une lumière bleutée éclairait la chambre. Le décor minable qu’il avait imaginé, c’était celui-là qu’il découvrait… à travers les rideaux blanchâtres de la fenêtre, des murs. C’était le cadre ordinaire de tant de vies – leurs vies. Il fallait quelques minutes pour se résigner une fois encore à l’accepter. D’autres minutes pour se dire qu’on se lèverait dans ce froid, qu’on aurait les gestes de chaque matin.
Il entendit soupirer, Lola s’éveillait aussi.
— Quelle heure ?
Il lui aurait fallu allonger le bras. Mais Lola repoussa leurs soucis :
— Oh ! c’est vrai, c’est fête aujourd’hui.
Il pensa :
— Un jour plus écrasant à porter que les autres.
Il regardait Lola, il se disait qu’il allait quitter cette femme. Qu’il allait se rejeter dans le courant, marcher, sourire ; qu’il lui faudrait de nouveau jouer la comédie, se la jouer à soi-même, et consentir à reprendre son masque. Les minutes s’écoulaient, le même destin l’attendait. Lola avait fui le sien ; elle s’était rendormie, très légèrement, car, à chacun des mouvements qu’il faisait, ses paupières battaient. Elle restait suspendue au bord de ce matin d’hiver, alors que déjà il lui appartenait. Il se souleva.
— Ce n’est pas du courage qu’il me faut, mais de la résignation. Je ne suis pas guéri. Lorsque j’ai pénétré dans cette chambre, en vérité, je n’ai pas pensé guérir de ce qui est inguérissable.
Il se leva ; il était un être vivant, qui ressentait le froid, dont les membres se trouvaient liés par une étrange fatigue. Un être vivant qui nourrissait sa mort, et qui n’en éprouvait nul effroi. Dans ces vêtements de femme jetés sur la chaise, dans ces linges froissés, à certains plis, certaines taches, il voyait ce que hier avait été pour Lola, il pressentait de quoi demain serait fait pour sa compagne d’une nuit, une lente, une impitoyable usure. Il la regarda. Il n’apercevait que son visage. Il avait caressé ce corps tiède, jeune, qui revêtirait bientôt son uniforme, lui aussi ; ce doux corps qu’il faut nourrir et qui pèse à jamais sur votre destin.
— Lola, dit-il, en se penchant au-dessus du lit.
Elle ouvrit les yeux.
— Ah ! tu t’en vas ?
— Oui, tu sais, il est dix heures.
— Déjà ! Tu as bien dormi ?
Il l’écouta dire encore quelques phrases qu’elle faisait quelconques, comme si elle obéissait à une volonté secrète. Quelle pudeur, quelle honte, la poussait à s’éloigner, s’envelopper dans cette banalité ?
— Après tout, peut-être n’a-t-elle jamais été différente ? se répétait-il. Peut-être que celle que j’ai serrée dans mes bras c’était une autre femme ?
Sur la table de nuit, il posa un billet.
— Ton petit cadeau, Lola.
— Oh ! tu es chic, dit-elle avec un sourire heureux. Tu as été content de moi ?… Tu ne m’embrasses pas ?
Il se pencha, ses lèvres touchèrent les lèvres sèches de Lola ; il aspira l’air que soufflait cette bouche, brûlant, mortel, qui lui rappelait leur amour, un air qui le suffoquait, si bien qu’il recula la tête.
— Je te reverrai ? demanda-t-elle, d’une voix absente.
— Peut-être.
Il aurait voulu lui dire : « Aie confiance », lui souhaiter plus de chance. Elle lui évita cette lâcheté et cette sottise :
— Je vais redormir. J’ai bien le temps d’être debout, moi.
Il ouvrit la porte, une dernière fois, il vit le visage de Lola qui lui souriait, une dernière fois il l’entendit :
— Au revoir, chéri.
Il se retrouva dans la rue, au coin de la rue Rampal. Il reprenait le chemin qu’il avait quitté avec l’espérance d’échapper à son destin.
— Peut-être y ai-je réussi, ne serait-ce que pour quelques minutes ? Ah ! que je ne sois pas ingrat, que je garde à Lola une secrète reconnaissance.
Lola ? Se souviendrait-il de son nom ? Il ne la reverrait jamais, afin de ne pas prendre une habitude de plus. Tant d’habitudes pesaient sur ses épaules, qui le rendaient lourd. Aussi lourd que ces gens endimanchés qui s’imaginaient vivre parce que, deux à deux, ils allaient à des rendez-vous, gagnaient les marchés, reprenaient leurs cheminements d’insectes. Il ricana : « Toi aussi… » Il approchait de son domicile. Mais l’espoir ne l’abandonnait pas. De nouveau, il se sentait angoissé et avide, homme vivant parce qu’il nourrissait en lui un perpétuel désir.
Il avait marché au hasard, sans but, comme lorsqu’il voulait se fuir ; et il arrivait parfois que des vitrines étincelantes ou le mouvement des rues lui fissent tout oublier. Mais ce soir, s’il traînait depuis des heures, peut-être était-ce pour vaincre une solitude et un ennui plus profonds ?
C’était un jour brumeux et glacé de décembre. Une à une se fermaient les boutiques. Les passants se hâtaient, quelquefois une femme montrait une face terne. Il savait que ce soir moins que d’autres soirs – par les belles soirées d’été seulement ces joies-là sont possibles – la rue ne lui apporterait aucune aventure. Regagner sa chambre, déjà ? Il hésita. Son regard se posa sur la façade d’un ciné. Les lumières, les affiches, rien ne pouvait le tenter, c’était là un monde de fantômes, se disait-il. Pas pour tous. Devant le guichet, des hommes se pressaient. Une sonnerie tintait. Cela, ou autre chose, le bistrot, un lit, bah ! D’un pas machinal il s’approcha, bientôt il fut dans la foule. Il découvrait des visages heureux. Il se perdrait parmi ces gens, c’était encore un moment de répit avant de se retrouver, soi. Il prit un billet : fauteuil d’orchestre.
C’était une salle retapée en « style moderne », comme on en voit dans les faubourgs. Il se laissait conduire, une bonne chaleur l’enveloppait, celle qu’on aime trouver l’hiver dans le métro, une chaleur molle et humaine qui vous fait fondre. Il s’assit, la placeuse dit :
— Non, pas là, ce sont deux fauteuils réservés. Ici, le dernier de la rangée, on ne vous embêtera pas.
À présent qu’il se tenait dans cette foule (quel jour était-ce donc ?) il ne demandait pas mieux que d’être dérangé. Qu’on le bouscule, l’oblige à se remuer. Qu’il ne reste pas plus longtemps seul au milieu de tous, car c’est une épreuve trop lourde pour un homme. Il porta ses regards autour de lui. Des familles confortablement installées, l’homme lisait « Paris-Soir » en attendant que ça commence. Des jeunes gens. Des amoureux. Il sentit son cœur se serrer, une espèce d’angoisse lui séchait la gorge. C’était le signe même de sa solitude, le plus aigu, le plus cruel. Il ferma les yeux sans réussir à chasser de son souvenir les images qu’il venait de surprendre. Ses promenades interminables dans un Paris qu’il connaissait trop n’avaient qu’un but : faire une rencontre… une jeune femme, libre, gaie… une femme, quelle qu’elle fût ! Mais, à cause de sa timidité plus encore que de sa laideur, toutes s’écartaient de lui. Lorsqu’il rouvrit les yeux un faisceau de lumière peignait l’écran. Actualités. Il fut pris d’un malaise. Ces vies par milliers, toutes ces vies. En Asie, en Amérique. Il se souvint subitement d’un film du temps du muet : « Solitude », dont l’action se passait aux États-Unis, un pauvre type comme lui en crevait de sa solitude, et ne voilà-t-il pas qu’un jour… Il tourna la tête. Les lueurs de l’écran caressaient des visages. Une femme posait tendrement son front sur l’épaule d’un homme, une autre offrait sa bouche. Tous, indifférents au spectacle, ils étaient venus là chercher un refuge, abriter leur bonheur, dans l’ombre tiède leurs mains se prêtaient à des caresses.
— Pardon, monsieur, vous permettez ?
Une femme se faufila. Elle s’assit à un des fauteuils réservés, le deuxième. Jeune ? Il souhaita en voir le visage. Elle se tourna. Oui, jeune, charmante même. Comment se faisait-il qu’elle fût seule, son compagnon s’était attardé au guichet, d’un instant à l’autre il allait paraître. Quelques minutes s’écoulèrent : personne. Il lorgna avec plus d’attention sa voisine – que n’était-elle vraiment sa voisine ? – puis il haussa les épaules. Qu’il fût placé à côté de cette femme, cela le mènerait à quoi ? Il n’oserait pas lui adresser la parole, il n’aurait pas la grossièreté, ou l’audace ! de risquer un geste. « Non, je ne peux pas ». Mais il ne la quitta plus des yeux. Le film ? Il pouvait en suivre les péripéties sur ce visage, si mobile, tendu par l’angoisse, ou épanoui. Subitement, elle se tourna, leurs regards se rencontrèrent. Il en ressentit comme une brûlure. Ce soir il avait marché longtemps, et voilà, l’aventure qu’il appelait venait vers lui. Il n’osait croire à ce bonheur. En vérité, rien ne l’y autorisait, absolument rien.
La lumière se fit. Il regarda franchement sa voisine : elle se poudrait, allait-elle sortir durant l’entr’acte ? Dans ce cas, il la suivrait ! Des spectateurs bougeaient, il dut se lever ; il se rasseyait quand à terre il aperçut un gant, et il se baissa.
— Mademoiselle, c’est à vous ?
Elle s’était penchée aussi, surprise de son manège ; en se redressant elle le frôla.
— Ah oui, c’est un de mes gants, dit-elle. C’est tout à l’heure, quand mes voisins sont passés…
— On n’a pas assez de recul entre les rangées.
— C’est pas ça le plus moche, dans ce ciné. C’est qu’on y voit mal. J’ai un gros bonhomme devant moi.
— Changez de place, dit-il. Bien que la placeuse lui eût annoncé que le fauteuil voisin du sien se trouvait loué il ajouta : C’est libre.
Il la vit s’asseoir à côté de lui. Que lui raconter, maintenant ? « Vous êtes jolie, mademoiselle ». Elle était jolie, certes, mais elle penserait qu’il voulait lui faire du boniment, ainsi que tous les hommes. Heureusement, elle parla :
— Le deuxième film, je crois que c’est un film de gangsters, dites ?
— Je n’ai pas lu le programme. Vous n’aimez pas quand on se donne des coups de revolver ?
Il la trouvait très enfant, simple, et prenait confiance. Il l’interrogea sur ses goûts, il s’enhardissait, lorsque la salle fut plongée dans le noir. Elle n’avait pas répondu à certaines questions, peut-être s’était-il montré trop libre. Peut-être ? Allons, il avait passé l’âge de se conduire comme un adolescent ! Il posa son coude sur l’appui du fauteuil, contre le coude de sa voisine. Retirerait-elle son bras ? Il en sentit la chaleur, il lui parut que le bras frémissait. Il ne voyait rien, les images du film se brouillaient devant ses yeux, il déclara :
— C’est un bon film. Puis : vous vivez avec vos parents, mademoiselle ? Comme elle riait il poursuivit vivement : Vous vivez seule ? Vous devez avoir de la peine pour…
Elle lui prenait soudain la main en s’écriant avec effroi : « Ah ! regardez, ils vont l’assassiner ». Mais lui, il n’avait d’attention que pour elle. Cette petite main qui se crispait sur sa main… le souffle de cette voix presque contre sa joue… le parfum qu’il respirait. Il suffoqua. Un sourire, une voix, c’est assez pour reprendre foi dans la vie, espérer encore. Il remercia le hasard. Et puis il frémit à la pensée que le même hasard pouvait lui enlever son bonheur. Les minutes s’écoulaient, il ne savait rien d’elle, pas même son nom.
— Mademoiselle, vous vous appelez comment ?
— Mon petit nom c’est Marinette, il vous plaît ?
— Puisque vous êtes seule, sortiriez-vous avec moi dimanche ?
Elle lui montra des yeux inquiets, elle éloigna son bras. Il l’avait effarouchée, blessée ? Il vit une lueur briller dans ses yeux, et il crut à de la colère. Mais elle pencha brusquement vers lui son beau visage et elle confia d’une voix fiévreuse :
— Je veux bien sortir avec vous, tous les soirs si vous voulez.
— Tous les soirs, tous ? Oui… Un instant.
Un homme cherchait à passer, alors il se leva, s’effaça, tandis que Marinette se levait, elle aussi. Il vit l’homme s’asseoir entre lui et Marinette, les séparer. « Ah ! Lucien, te voilà ». Il tendit l’oreille pour surprendre leurs paroles, surtout celles de Marinette. L’homme disait : « Oui, me voilà. Tu m’en veux plus si je t’ai fait une scène au restaurant ? ». Et elle, de cette voix qui l’enchantait quelques minutes avant, de sa voix mensongère elle répondait : « Je t’attendais, Lucien. Je le savais que tu reviendrais ». Il se leva. Il ne put se retenir de jeter un regard furtif sur le couple, sur cette femme qui dans ce même instant tendait ses lèvres, cette femme dont il emportait le nom et qui semblait l’avoir déjà oublié, comme si elle ne lui avait pas adressé une seule parole, comme si elle n’avait pas frotté son bras contre le sien, sa jambe contre sa jambe. Il marmonna : « Petite garce, elle m’a fait marcher, elle voulait se venger de son amant, je n’étais pour elle qu’un prétexte ». Il n’osa pas se dire que la vie l’avait volé une fois encore. Il se retrouvait dans la rue. C’était assez d’avoir à lutter contre la solitude, contre la nuit qui n’en finirait plus.
À pied, je regagnais Belleville, où j’habite. J’avais vu fermer un à un les derniers cafés, se hâter les derniers passants, aux fenêtres s’éteindre les dernières lumières. Je montais seul la rue de Belleville et sur le trottoir sonnait le bruit de mes pas. Je portais mes regards sur les façades des immeubles, en songeant à ceux qui y vivent, qui étaient soumis à la grande loi du sommeil. Tous l’avaient acceptée, cette loi, probablement sans révolte, par fatigue ou par habitude, pour se fuir ou rêver, quelques-uns, je l’espère, pour aimer, vivre de leur chaleur et de celle d’un autre corps. J’interrogeais des yeux ces façades pour en percer les secrets. Mais elles n’avaient pas de secrets à me livrer, je le savais. De même que, à heure fixe, tous les hommes acceptaient de dormir, avec les premières lueurs du jour ils se lèveraient et reprendraient leurs occupations quotidiennes, tatillonnes et nécessaires.
— Toi aussi !
Mais je me tenais pour le moment hors de la loi commune. Je traînais, afin de reculer la minute où j’entrerais dans ma case, m’étendrais et connaîtrais une espèce de mort. Aux alentours du vieux cimetière de Belleville, tout était désert. Çà et là, des murs se détachaient ; d’autres murs étaient engloutis par les ténèbres. Sur une palissade qu’éclairait un réverbère des affiches lançaient des messages dont la langue ne me semblait plus compréhensible.
Je m’arrêtai.
Je n’éprouvais pas de crainte, je savais que je ne ferais aucune rencontre. Rôdeurs, agents, clochards, amants, tous avaient disparu, tous avaient renoncé. J’étais seul, je n’avais nul complice avec lequel partager ce domaine de la nuit.
Je repartis. Et soudain je ressentis un choc, comme si une balle venait de m’atteindre en plein cœur. Ce n’était rien cependant… peu de chose… la lumière d’une lampe à une fenêtre.
Elle brillait au premier étage d’une maison qu’on abattrait sans doute, parce que si vétuste, comme avaient été abattues déjà tant de vieilles maisons de la rue de Belleville. Ce soir, la fenêtre était fermée. Cette même fenêtre qui par des nuits chaudes restait entr’ouverte, si bien qu’il m’avait été possible d’apercevoir une lampe. C’était cette même lampe qui projetait une lueur rougeâtre sur les rideaux à fleurs, dont les dessins prenaient un sens mystérieux qui pourtant ne me fit pas rêver cette nuit plus que d’autres nuits. Il y avait de longs mois que, lorsque je rentrais tardivement, dans cette rue de Romainville abandonnée, dans cette façade noire, à cette fenêtre je voyais une lumière. C’était dans cette maison, cette rue, ce quartier, l’unique lumière. Au reste, si fragile, qui toujours semblait menacée de mourir, et qui demeurait toutefois comme un phare, sensible, triomphante, dernier signe de vie dans un monde en proie à un lourd sommeil. Je m’arrêtais chaque fois devant elle, je la fixais des yeux, je bâtissais des histoires, je me laissais entraîner par des songeries. Parfois aussi je poursuivais mon chemin, mais avant que j’atteigne mon domicile je cherchais à imaginer ceux qui habitaient ce logement, cette chambre, celui, ou celle, qui y pouvait vivre. Je me demandais quel monde vivant cette flamme arrachait aux ténèbres, à la peur, à la mort ? Quelle espérance ou quel désespoir elle éclairait ? quel amour, quelle haine ?
Cette nuit, je m’arrêtai encore.
* * *
Des semaines passèrent. Le printemps vint, précoce et tiède. Il m’arrivait souvent de suivre la rue de Romainville, à toute heure du jour, et je vis s’entr’ouvrir cette fenêtre où brillait chaque nuit la flamme d’une lampe. Je la vis s’ouvrir à deux battants, cette fenêtre, mais sans que jamais y paraisse une forme vivante, homme ou femme ; sans que jamais je puisse y saisir ces preuves sensibles que la vie étale à une fenêtre : drap, tapis, linges, oiseaux en cage, dans ce quartier-ci, dès que se montre le soleil du printemps. Il fallut que mon regard, lentement, difficilement, avidement, pénétrât à l’intérieur de cette chambre.
De quoi, enfin, s’empara-t-il ?
D’un coin de meuble, qui sans doute était un buffet, un de ces meubles de style dit « Henri II », à colonnettes, et sur ce buffet il y avait un calendrier-réclame à fleurs vertes et rouges, un vase vide, des objets dont je ne pouvais distinguer les contours. Puis un autre matin, la table étant poussée contre la fenêtre, au milieu d’un désordre de vaisselle, de boîtes et de papiers, je vis la lampe. Elle avait perdu son aspect mystérieux et symbolique, cet esprit pur qui me retenait la nuit devant elle. Ce n’était qu’une petite lampe avec un petit verre enfumé, son réservoir à pétrole en forme de panse verte, un instrument démodé, presque archaïque. Je pensai que, les ténèbres venues, elle retrouverait sa beauté, qu’elle rayonnerait doucement, qu’elle me ferait me poser les mêmes questions auxquelles je ne trouverais pas de réponse – qui, du moins, pût me satisfaire.
Au-delà de cette table et de ce buffet c’était, selon les heures, une ombre légère ou épaisse qui commençait, et qui cachait quelle vie secrète ?
* * *
La maison portait le numéro « 9 ». Au « 1 », à l’angle de la rue de Romainville et de la rue de Belleville, il y avait le café-tabac où chaque matin je buvais mon café. Tout en mordillant un croissant, j’écoutais la conversation du patron et des clients. Depuis qu’avait été instituée la « Loterie Nationale », le café-tabac retrouvait la prospérité des belles années d’après-guerre. C’est que le patron, bavard et actif comme pas un, proposait à chacun des billets, à part entière, des dixièmes, des vingtièmes, sous le contrôle des « Gueules Cassées », ou le sien propre, et tandis qu’on buvait les discussions n’en finissaient plus, surtout à la veille d’un tirage, ou au lendemain. J’avais projeté d’interroger le patron sur les locataires du « 9 », car il faisait le plus vieux commerçant du coin. Mais j’eus le sentiment que lui, sa femme, son fils, sa bonne, ne s’intéressaient qu’à la loterie, ne connaissaient plus d’autres personnages que ceux qui « prenaient » des billets.
Et les jours s’écoulèrent.
Un après-midi, en passant devant le « 9 », dans la chambre il me parut voir bouger une ombre. Peut-être celle d’une femme ? J’éprouvai la tentation de m’avancer dans le couloir étroit et ténébreux de l’immeuble, de frapper à la porte de la loge et interroger la concierge. Quelle question poser, qui ne la mît pas en défiance ? Ce projet me sembla d’une réalisation à la fois facile et redoutable. Je n’entrai pas.
Mais, le soir venu, j’allai au « 11 », chez le bougnat, acheter mon vin. Ce n’était pas un homme loquace, lui, il faisait tranquillement son métier entre une grosse femme grognon et une fillette joufflue. Peu de clients à son comptoir. Les locataires du « 9 » y venaient-ils ? et, entre eux…
Après quelques visites, je compris que le bougnat, pas plus que le patron du café-tabac, ne me donnerait de renseignements. Au reste, l’été commençait, je partis.
* * *
Je revins à Paris à la fin de septembre.
Le lendemain de mon arrivée, je rentrai tard. Au « 9 » de la rue de Romainville, comme par le passé, je vis une lumière briller à la fenêtre. La curiosité, l’inquiétude, de nouveau se glissèrent en moi. Je pensai, avec une force neuve : « Il y a là une vie qui ne ressemble à aucune autre. Une vie que j’avais oubliée durant les vacances, mais qui continue, pareille… » Je pouvais me laisser emporter par les pensées les plus audacieuses ou les plus fantaisistes ; je retombais dans mes réflexions. Le plus humble détail sur le mystère dont cette lampe était comme la respiration silencieuse, un mot peut-être eût suffi à calmer mon inquiétude.
Un matin, je donnai enfin à ma curiosité une nourriture.
Je sortais du café-tabac. Une femme marchait devant moi, une femme aux cheveux grisonnants ; grande, mais voûtée légèrement, vêtue d’un manteau noir fripé, d’une robe noire effilochée qui tombait sur ses bottines. Je la regardais distraitement, tant son allure était celle des femmes qui habitent le quartier. Soudain, j’eus un sursaut : elle tenait à bout de bras un bidon de pétrole. Je pressai le pas. Je ne pus voir son visage, car elle pénétrait dans le couloir du « 9 ». Je voulus la suivre. Je me contentai de regarder disparaître son ombre noire, qui ressemblait à cette ombre que j’avais vue, un jour, remuer dans la chambre. Malgré ma déception, il se fit en moi une sorte de paix. Une femme vivait dans cette chambre. Seule ? pauvre ?
J’entrai boire un verre chez le bougnat, avec l’espoir de poursuivre mon enquête. En guise de précision, j’appris qu’au « 9 » on n’avait pas l’électricité.
À quelques jours de là, faisant des achats chez le marchand de couleurs, je demandai :
— Vous vendez beaucoup de pétrole ?
Le marchand secoua la tête.
— Beaucoup, non… un peu tout de même, parce qu’il y a des gens qui s’éclairent au pétrole, ceux des maisons de la rue de Romainville.
— Ça revient cependant plus cher que l’électricité, ou que le gaz.
— Oui, mais ce sont des vieux qui vivent dans ces maisons, on se demande comment. Allez donc leur faire comprendre…
Je lui coupai la parole :
— Peut-être que si leurs propriétaires installaient l’électricité…
— Ils l’auraient, ce serait du pareil au même. Faut que ce soit des gens d’un autre siècle pour accepter de vivre toujours dans ces masures.
C’était un homme solide, à mine réjouie, dont les affaires marchaient bien. Encore un qui ne saurait me renseigner sur ce que j’avais tant à cœur de connaître. Toutefois, j’ajoutai :
— Ils doivent en consommer, du pétrole ?
— Non, je vous dis, parce qu’ils ont de petites lampes. Un bidon leur dure peut-être leur mois. Ça ne fait pas une fameuse clientèle, voyez-vous…
Je ne l’écoutais plus, j’avais franchi le seuil de la boutique ; je me disais que cette femme, dans sa chambre, devait user davantage de pétrole, elle dont la lampe restait allumée toute la nuit. Était-ce la même femme ? Il fallait qu’il en soit ainsi. Oui, autant que ma pensée se fixe sur cette femme. Je décidai de me trouver dans la rue, d’ici une quinzaine, à l’heure où je l’y avais rencontrée avec son bidon.
J’y fus, plusieurs jours durant. Pour rien.
* * *
Un mois passa, puis un autre, l’hiver s’installait.
Un matin, je me rendais au café-tabac quand j’aperçus la femme au manteau noir qui tournait le coin de la rue de Belleville. Je courus, la rejoignis : oui, c’était elle, elle portait son bidon de pétrole. Elle entra chez le marchand de couleurs, j’y entrai aussi.
Le marchand s’avança :
— Qu’est-ce que ce sera, monsieur ?
Je montrai du doigt un produit quelconque.
— Servez donc madame, elle est avant moi.
La femme se retourna. Elle me regarda une seconde, surprise peut-être du « madame » que je lui donnais, puis sans une parole elle tendit au marchand son bidon. Je me déplaçai pour me trouver en face d’elle, la voir plus longuement, observer ses gestes, comme s’il s’agissait de la femme à la lampe. Le désir me saisit de lui demander : « C’est vous ? est-ce bien vous ? » Pourquoi elle ? Car elle n’avait pas seulement l’allure des femmes qui vivent à Belleville, elle en montrait aussi le visage aux traits marqués et usés tout ensemble, au teint sans éclat, et sans doute n’était-ce pas le fait de la lumière poudreuse de décembre ; elle en avait les mains, ravagées et puissantes, entre lesquelles elle serrait comme un trésor un objet noir qui était son porte-monnaie. Je me sentis proche d’elle, si proche, qu’elle fût ou non cette femme que je cherchais, celle que j’avais inventée. Le marchand nous avait servis. La femme payait, elle compta sou à sou sa monnaie. Je fis en sorte de partir en même temps qu’elle, je lui ouvris la porte.
— Merci monsieur, me dit-elle, sans lever les yeux.
Il me sembla qu’elle ne trouverait pas singulier que je lui adresse la parole. Et du reste, je n’aurais pu résister à ce désir :
— Vous devez user du pétrole ? commençai-je.
Elle fit entendre un petit grognement, agita légèrement son bidon. Je poursuivis, en détachant bien mes mots :
— Oui, à laisser comme vous faites votre lampe allumée toutes les nuits.
Je la fixais des yeux pour lire sur son visage de l’étonnement, ou de la colère peut-être. Ses traits ne marquèrent aucune surprise. D’une voix calme, elle me répondit :
— Bien sûr que j’en brûle. Mais j’y peux rien, je peux pas faire autrement.
— C’est parce que vous travaillez tard, c’est…
Elle m’interrompit :
— On vous a dit que je travaillais chez moi ? Qui ça, la mercière ?… Je fabrique des boîtes… Elle s’arrêta un instant de marcher pour faire passer son bidon de sa main droite dans sa main gauche. Nous étions déjà rue de Romainville… « Oh, soupira-t-elle, actuellement ça ne va pas fort dans le cartonnage, pour joindre les deux bouts, c’est dur. »
Qu’elle menât une existence difficile, presque misérable, ne le savais-je pas ? Mais cette autre vie, que la lueur de sa lampe trahissait ? Nous approchions, je n’avais plus que quelques instants pour connaître cette vie. Comme un joueur qui jette sa mise au hasard, très vite je déclarai :
— Si vous aviez à ramener de gros paquets, c’est une chance pour vous d’habiter au premier étage ?
Elle renversa la tête, d’un mouvement de menton elle désigna une fenêtre.
— Ah ! m’écriai-je, le cœur battant, c’est votre fenêtre. Quand je passe, la nuit, j’y vois toujours de la lumière.
Cette fois, elle me regarda dans les yeux, les traits de son visage se crispèrent. Elle hésita, puis :
— Je pourrais plus dormir sans lumière, dit-elle.
— Vous vivez seule ? c’est des cambrioleurs que vous avez peur ?
Nous arrivions devant la porte du « 9 ».
— Vous n’êtes pas malade ?
— C’est pas pour moi que j’ai peur, ma vie, je l’ai vécue. C’est tout ce noir…
J’étais entré avec elle dans le couloir, je me tenais contre elle, avec anxiété je surveillais le mouvement de ses lèvres. Elle s’enferma dans un silence qui me parut interminable.
— Tout ce noir ?
— Oui, vous savez pas ce que c’est que de dormir dans une chambre où est mort quelqu’un que vous avez aimé.
— Votre mari ?
Elle butta contre la première marche de l’escalier.
— Je me suis réveillée c’était encore nuit, il se levait à six heures pour aller à son travail, mais moi je me levais la première afin de lui préparer son café. J’ai allumé ma petite lampe. D’habitude, il sautait du lit à ce moment-là…
Elle monta lentement plusieurs marches, en chuchotant. Je me penchai sur la rampe, tendant l’oreille : elle chuchotait plus faiblement et je ne pus rien comprendre à ses paroles.
La mère Amélie ouvrit sa porte et demeura plantée sur le seuil de sa bicoque. C’était une femme qui avait dépassé la soixantaine, petite, sèche de visage, les épaules et les mains osseuses. Vêtue d’une blouse, d’une jupe de drap noir, d’un tablier bleu, la mère Amélie regardait la vallée des Huit-Pommiers où le printemps s’annonçait. Elle était venue se fixer dans ce coin solitaire voilà douze ans déjà, avec son frère, grand mutilé, qui grâce à sa pension avait pu acheter cette bicoque. C’était lui qui avait poussé la mère Amélie à quitter la ferme où trente années durant, sans se soucier de la gaudriole, avec acharnement, elle avait travaillé comme première fille de ferme. Il était mort ça faisait quatre ans, et depuis la mère Amélie vivait seule.
Un chat au poil roux vint se frotter contre la jupe de la mère Amélie. « Ah, dit-elle, te v’là rôdeur ». Elle le caressa ; puis se secoua, il lui fallait distribuer le grain aux poules, balayer sa cuisine, couper du petit bois.
À sept heures, ayant terminé ses travaux, la mère Amélie ferma sa porte et donna deux tours de clé à la serrure. Devant le hangar elle allongea le bras, et comme elle en avait coutume elle glissa avec précaution sa grosse clé derrière des bouteilles poussiéreuses rangées sur une planchette. Puis elle prit le chemin de Noyelles, où elle devait travailler. La mère Amélie cachait dans un coin de son armoire à linge la somme de 8.000 francs, dont une partie était constituée par l’argent que lui avait laissé son frère, et l’autre par des économies amassées sou à sou. Une jolie somme ! Mais la mère Amélie voulait y ajouter encore, toujours plus. C’est pourquoi elle allait en journée dans les fermes de la commune.
… Le crépuscule tombait quand la mère Amélie regagna les Huit-Pommiers. Elle passa devant le hangar, en poussa la porte, allongea le bras ; sa main s’ouvrit, mais ses doigts ne rencontrèrent pas la clé. La mère Amélie chercha, se baissa, toucha une bouteille.
— Ce brigand ed’chat, i’m’a fait’core les quatre cents coups, gronda-t-elle. Faut que j’allume une chandelle si j’veux trouver ma clé.
Elle sortit du hangar, fit quelques pas, jeta un grand cri : vingt Dieu, la porte de sa bicoque qui était ouverte ! Elle entra, butta contre une chaise, vit tout sens dessus dessous. On avait pénétré chez elle ! Un voleur !… Elle se précipita dans sa chambre : l’armoire montrait son ventre, sur le carrelage du linge s’éparpillait.
— Ma cassette ! elle y est pus !… Misère ed’moi…
La mère Amélie songea à aller à Noyelles quérir les gendarmes. Ses jambes ne la portaient plus, elle tomba sur son lit et fondit en larmes.
* * *
Le surlendemain, sur les 10 heures, le père Beuvelet se tenait à l’affût au pied d’un arbre qui servait de refuge à des pigeons ramiers. Sur les midi, ils quittaient le bois Chenu pour cet arbre. 11 heures… 12.
— Les carnes, i’ viendront pas, dit le père Beuvelet.
Il posa son fusil contre le talus, tourna son regard vers la vallée des Huit-Pommiers, qui s’étendait en contre-bas. Il connaissait chaque coin, presque chaque arbre, les bois où de temps à autre il braconnait. Il pouvait mettre un nom sur chaque visage. Aussi fut-il bien surpris en découvrant soudain à trois cents mètres peut-être un gaillard qui lui était inconnu… qui plus est n’avait point l’allure d’un paysan. Le père Beuvelet se mordit les lèvres, puis un sourire détendit son vieux visage tanné par l’air. La route de Paris passait non loin de là, il arrivait que des chemineaux descendissent dans la vallée pour s’y mettre au frais, ou, le temps venu, chaparder des pommes. Quoique ça n’était pas encore la saison pour la sieste, ni pour les pommes.
— Qué qui fabrique celui-là, marmonna le père Beuvelet, et risquant quelques pas il se dissimula derrière un taillis. « Le v’là qu’en fait un manège, i’ creuse un trou ?… Qué qu’il y plante ? »
Le père Beuvelet entendit voler ses ramiers, mais il ne lâcha pas du regard cet inconnu. Il le vit s’éloigner avec des mouvements de tête, à droite, à gauche ; enfin il disparut. Le père Beuvelet attendit un long quart d’heure avant de quitter son taillis. Il inspecta encore du regard l’horizon, puis il partit à grandes enjambées, et bientôt il arriva devant le pommier où l’inconnu avait bricolé. Quoi ? Le père Beuvelet s’agenouilla, tira son couteau, à son tour il se mit à creuser. Sa main rencontra une boîte de fer-blanc. Il la prit : c’était une vieille boîte à biscuits.
— Ce serait-i’ la boîte à la mère Amélie ?
Il l’ouvrit : oui, c’était bien ça ! Les billets de banque s’entassaient dans la cassette. Il les compta, en roulant des yeux : coupures de cinquante, de cent, trois de mille, 7.500 francs ! Il se releva, regarda autour de lui, avec les mêmes mouvements furtifs qu’avait eus l’inconnu.
— S’il arrive, c’ t’ bandit…
Le père Beuvelet le recevrait à coups de fusil, comme un voleur méritait d’être reçu. Il s’éloigna, en surveillant les taillis, se retournant à chaque minute. Sous son bras, il serrait la boîte à biscuits. « Sept mille et cinq cents francs » se répétait-il. Ça faisait une vraie fortune. Hé, cette mère Amélie, elle ne finirait pas sur la paille. Et ça courait travailler à la journée !
— Qué qu’elle va m’ donner pour c’te trouvaille ?
Il se répondit : « Elle te donnera rien ». Il s’engageait sur le chemin des Huit-Pommiers. « Si tu te la donnais, ta récompense ? » Il marcha un moment, la même pensée lui tarabustait le crâne. Sûr que non, la mère Amélie ne lui lâcherait rien, c’était une de ces vieilles grippe-sous qui n’avait vécu que pour l’argent, on ne lui avait pas même connu un galant, jadis ! Il s’arrêta. « Je te forcerai, moi, à me donner ». Il hésita encore, et puis il ouvrit la boîte à biscuits, et sans regarder il prit des billets qu’il fourra vivement dans sa poche.
Bientôt il arrivait devant la bicoque de la mère Amélie. Dans la cuisine, la vieille épluchait des légumes. Il entra :
— Eh ben me v’là, mère Amélie, Hé hé hé, me v’là… J’aurais p’têt ben une bounne nouvelle…
— C’est-i’ que vous auriez rencontré el’ gendarme ? demanda la mère Amélie, en cessant sa besogne.
Le père Beuvelet ricana, toussota, hésita encore, et enfin tout d’une haleine il débita son histoire. Il glissa sa main sous sa veste, en tira la boîte à biscuits.
— Ah ! doux Jésus, ma cassette, s’écria la mère Amélie, en l’arrachant des mains du père Beuvelet. Elle la tint contre sa poitrine, les larmes dans les yeux, les lèvres tremblantes. Et brusquement l’angoisse la saisit : « Elle est point vide ?
— Je sais rien, répliqua le père Beuvelet, j’y ai pas regardé. J’étais trop pressé ed’ vous rapporter votre bien.
D’une main fiévreuse la mère Amélie compta les billets.
— Mais i’ m’en manque ! lança-t-elle. I’ me laisse 6.950 sur 8.000, c’ t’ voleur, c’ t’ bandit ! Vous pouviez pas lui courir après, cré bon Dieu ?
— Je savais t’i, mère Amélie. Si j’avais point vu, i’ revenait un de ces jours-ci, quand el’ gendarme battait pus la région, et i’ vous laissait ren du tout… La mère, c’est-i’ votre cassette, ou ça l’est-i’ pas ?
La mère Amélie le regarda, méfiante. Il attendait une récompense en argent, un quelque chose, ce propre-à-rien de père Beuvelet, ce vieux trousseur de jupons, ce vieux saoulot. Elle renifla, ferma sa cassette, la serra sur sa poitrine, se dirigea vers son buffet, et d’une voix futée :
— Père Beuvelet, vous boirez ben la goutte ?
Du fond d’un puits qui atteindrait bientôt quatre mètres, Bauche apercevait le ciel bleu, c’était une vision qui lui inspirait des idées de flânerie. En soupirant, il empoigna sa pelle et il recommença de jeter des pelletées de terre dans une benne. Il avait pris ce métier en attendant de retrouver de l’ouvrage dans le sien : la charpente. Un travail de force que celui de terrassier, mais Bauche était costaud, âgé de vingt-cinq ans, et il aurait pu travailler des heures sans lâcher pied.
Toutefois, la benne étant pleine, il posa sa pelle contre la paroi, et formant de ses mains un porte-voix :
— Remontez les gars ! cria-t-il, puis il se tourna : « Dis donc, vieux, on a le temps d’en fumer une ».
— Moi, faut que je renforce le coffrage.
— Oui, mais tu as le temps que je te dis, ça ne s’écroulera pas.
Ils étaient deux au fond de ce puits qui faisait dans les deux mètres de diamètre. Un des dix puits nécessaires aux fondations d’un grand immeuble, parce que le terrain n’était pas sûr du tout, une espèce de glaise. On se sentait au frais dans ce trou, alors qu’en haut le soleil d’été rôtissait les copains. Bauche sortit de sa poche un paquet de cigarettes, en offrit une au camarade, se servit, puis s’assit sur le sol.
— Encore deux heures à tirer, soupira-t-il.
— Toi, aujourd’hui, tu es bien pressé de les mettre.
— J’ai rendez-vous à neuf heures du soir, sortie du métro Pasteur. C’est la fête, sur le boulevard.
— Avec une femme que tu as rendez-vous ?
— Avec qui voudrais-tu que ça soye, eh ballot ! Mais je dois passer aux douches, et après faudra que je change de frusques.
Bauche ralluma sa cigarette. Il renversa la tête : sur le chantier on entendait le bruit d’un camion. Il reprit :
— C’est la première fois que je sortirai avec elle, ce qui s’appelle sortir.
— Quoi, c’est une femme mariée ?
— Non, les femmes mariées, je ne donne pas là-dedans. C’est une jeune fille, elle a au plus vingt-quatre ans, le bel âge, et joliment bien balancée, tu sais. Paulette, qu’elle s’appelle. Elle travaille dans la couture, c’est te dire qu’elle ne manque pas de chic !
— Enfin quoi, c’est une perfection. Tu as le béguin ?
Lentement la benne descendait ; Bauche se leva et reprit sa pelle. Il n’en raconterait pas davantage au camarade, ce n’était pas ses oignons ! Le béguin ? Il ne connaissait pas Paulette depuis huit jours et déjà c’était plus qu’un béguin. Oui, de l’amour, du vrai, comme il ne se souvenait pas d’en avoir éprouvé jamais. Il avait rencontré Paulette dans le métro, dimanche dernier, alors qu’il revenait d’assister à un match de football et que la grande foule s’entassait dans les wagons. Il se trouvait collé contre cette femme, qui était donc Paulette. Pas désagréable, du reste. Il se tenait correctement, mais enfin il sentait contre son corps ce corps tiède, il fixait des yeux ce visage, joli, bien joli. Quand soudain, à une station, le mécano bloquait brutalement ses freins, une bousculade s’ensuivait, et lui, Bauche, recevait sur sa poitrine cette belle fille. « C’est rien, Mademoiselle ». Elle lui répondait : « Rien ? J’ai laissé glisser mon sac ». Pour le ramasser, quel boulot ! Bauche y réussissait, un sourire le récompensait, on liait conversation. Il laissait passer sa station et comme par hasard il descendit à la même station que la belle fille. Il obtenait d’elle un rendez-vous pour le mardi ; le jeudi, ils allaient au cinéma ; et vendredi, pour la première fois, Paulette lui donnait sa bouche.
Bauche tira sa montre : encore une petite heure. Il pensa avec souci qu’il y aurait peut-être queue aux douches et que le temps pourrait lui manquer pour aller chez lui s’habiller. Car il n’avait pas raconté à Paulette qu’il faisait le métier de terrassier, il ne lui avait pas donné encore l’adresse de son hôtel – où il espérait l’emmener, cette nuit.
— Bauche, je monte chercher du bois, je renforce le coffrage.
Le camarade disparut sans que Bauche y prêtât attention. Hier, lorsque Paulette lui avait demandé : « Quel est votre métier ? », il lui avait répondu avec un clin d’œil, quelques mots mystérieux. Est-ce qu’elle l’aimait assez pour accepter la vérité ? Lui, il l’aimait, de ça maintenant il était certain. Et un amour pareil peut faire oublier que vous n’êtes qu’un terrassier.
— C’est un sale métier, mais je gagne bien ma vie. Je le plaque…
Un craquement se fit entendre, puis un bruit sourd. Bauche jeta un cri terrible, il leva ses bras pour repousser la terre qui s’écroulait, qui couvrait déjà sa poitrine…
Sur le chantier les secours s’organisèrent ; bien vite une voiture de pompiers arriva. Tous se mirent fiévreusement à l’ouvrage, tandis que des agents faisaient circuler les curieux. Le crépuscule tombait qu’on avait encore des mètres et des mètres cubes de terre à déblayer. On alluma des lampes à acétylène. On ne ralentissait pas une minute de creuser. Cependant, on ne gardait plus grand espoir de retrouver vivant le camarade Bauche.
* * *
Lorsque Paulette sortit du métro, à 9 heures 30, elle fut surprise de ne pas rencontrer Maurice sur le trottoir. À son tour, elle pourrait donc lui faire un petit reproche. Elle s’adossa à la rampe du métro et ses regards se fixèrent sur une loterie dont la roue étincelait sous les feux des lampes à acétylène. Elle sourit. « On va s’amuser », et de nouveau elle posa sa pensée sur Maurice. Maurice comment ? Il ne lui avait pas encore dit son nom de famille, il ne lui avait rien raconté de son travail ; il ne lui parlait que d’elle, ce qui n’était pas pour lui déplaire, certes. « Il est pincé ». Et elle ? Quand elle s’interrogeait, Paulette se répondait que Maurice n’était pas très élégant, mais qu’il faisait un gaillard qui saurait vous serrer bien fort dans ses bras, et à cette pensée un frisson la traversa.
— Il ne va pas me poser un lapin, murmura-t-elle.
Elle marcha un peu, s’arrêta devant la loterie. Plus haut, sur une place, se dressait une de ces attractions américaines avec des autos mues électriquement, construites pour entrer en collision ! Paulette entendait des rires, bientôt ce serait son tour de faire la folle. Elle tourna la tête vers la bouche de métro, revint vite sur ses pas : encore personne ! Elle en ressentit une amère déception. Elle voyait des couples se balader, elle respirait une odeur de gaufres ; des jeunes gens lui lançaient parfois des œillades. Mais elle pensait à Maurice.
— Je n’aurais pas dû lui permettre de tant m’embrasser, hier soir. Les hommes sont tous les mêmes, une fois qu’on leur a cédé…
Elle retourna se planter devant la loterie. De temps à autre, elle observait la bouche de métro. Elle prit une résolution : si dans cinq minutes Maurice n’était pas là, elle filait ! Les cinq minutes s’écoulèrent. Alors, froidement, Paulette se perdit dans la foule. Elle s’arrêta devant l’attraction américaine et, ainsi que les badauds, elle admira. Mais elle n’avait pas comme eux envie de rire. Elle était mortifiée et furieuse. Maurice lui avait bel et bien posé un lapin ; ses promesses n’étaient pas sérieuses, ah ! comment croire à celles qu’il vous faisait pour l’avenir ? Après tout, elle s’en foutait. Il ne lui avait pas donné son adresse ; mais elle ne lui avait pas donné la sienne, il pourrait toujours courir pour la revoir !
— Mademoiselle, puis-je vous inviter à faire un tour ? Paulette haussa les épaules, elle continua à regarder le plateau où les automobiles s’entrechoquaient. « Non » ? reprit la voix. Paulette tourna la tête, sourit. Pourquoi pas ? Maurice, ou ce jeune homme ? Il y a huit jours, elle ne savait même pas que Maurice existait. Et puis quoi, elle était libre, elle n’allait pas perdre sa soirée du samedi, à cause d’un sale type.
— Si vous voulez, répondit-elle subitement. Vite, ça s’arrête !
Elle sauta dans une auto dont elle saisit le volant ; un coup de sifflet, puis l’auto démarra, et Paulette serra ses mains sur le volant. Son compagnon lui faisait du pied, il glissa un bras derrière elle. Bah ! si ça l’amusait. Quant à elle, emportée par ce tourbillon, étourdie par les cris, les rires, la musique, elle lançait hardiment sa machine contre les autres machines, toute au bonheur de vivre.
Le père Brandon, qui tenait une boutique de brocanteur à l’angle du quai de Valmy et de la rue de l’Écluse, prit une chaise et s’assit derrière sa vitrine. C’était là son poste d’observation, où il s’installait sur le coup de deux heures, après avoir déjeuné et remis de l’ordre dans son petit ménage. Il apercevait, entre deux piles de livres, le quai étroit où roulaient sans fin les camions, un coin du canal avec les péniches de Poliet et Chausson, chaux et ciment. Une belle vue, mais un peu triste en janvier, lorsque le ciel sombre vous promet la nuit pour avant quatre heures ! Une saison pas favorable au commerce, et rares étaient les badauds qui flânaient devant la vitrine sur laquelle, cependant, on pouvait lire en grosses lettres : Occasions. Mais ces gens, eux, n’avaient pas le goût de la brocante. Chez le père Brandon c’était une passion qui le tenait depuis toujours. Il ne connaissait de grande fête que celle de la Foire à la Ferraille ; et de dimanches ceux qu’on passait au Marché-aux-Puces, où il se rendait avec sa marchandise dans une poussette. Avant la mort de sa femme. Depuis que Jeanne n’était plus, finis les étalages à Saint-Ouen ! Finies les promenades dans les rues populeuses du quartier où le père Brandon lançait avec entrain son cri : « Marchand d’habits ! chiffons ! ferraille à vendre ! » Mais, en vérité, il n’achetait guère que des bibelots ou des meubles. Et, depuis la mort de Jeanne, il se contentait de vendre. L’hiver, les clients étaient peu nombreux. Dès les beaux jours, les gens qui musardaient le long du quai s’arrêtaient devant la boutique d’un vert grisâtre et usé comme les eaux du canal ; ils avaient un regard pour le paysage, un autre pour la boutique où ils entraient parfois marchander un objet. Et le père Brandon, quittant sa chaise, retrouvait aussitôt le feu sacré.
Aujourd’hui, il n’avait pas vu encore le nez d’un seul client. Comment s’expliquer tant d’indifférence ? La crise ?… Le père Brandon posa avec tendresse les yeux sur son étalage. On y trouvait de tout ! Potiches, poignards, pipes sculptées, coffrets, miroirs, bijoux, candélabres, bougeoirs, pistolets, décorations, vaisselle, livres reliés. Tout ce qui rend la vie agréable, des bricoles que chacun achète dans les moments de prospérité, des fouillis chargés de souvenirs tendres et qu’on se transmettra de père en fils. À condition qu’il n’y ait pas de catastrophes dans la famille. Là-dessus, le père Brandon savait à quoi s’en tenir, lui qui survenait au lendemain de ces catastrophes et dont la boutique était pleine de ces débris des temps heureux. Des épaves. Hé ! qui feraient peut-être encore le bonheur de quelqu’un, qui pourraient connaître un nouvel avenir. Les hommes, eux, ne pouvaient en espérer autant. Le père Brandon, qu’est-ce qu’il attendait maintenant de la vie ? Il ne lui arrivait jamais rien, et lui fallait toujours se tourner vers son passé.
Il rêvassait ainsi quand un homme se planta devant la vitrine. « En voilà déjà un » fit le père Brandon. Des clochards, qui attendaient l’ouverture de l’asile Benoit-Malon, se postaient chaque jour devant la boutique. Avec tout leur barda… comme des hommes-sandwichs, mais ça vous faisait une mauvaise publicité ! Donc, il regarda le premier arrivant. L’homme baissa les yeux, fourra les mains dans ses poches. Il ne portait pas la barbe ; ses yeux lancèrent une lueur. « Un client ? » se demanda le père Brandon.
Mais l’homme s’éloigna, traversa le quai, s’arrêta au bord du canal. Sur le banc d’un petit square entourant l’écluse deux individus minables étaient assis. L’homme tourna la tête et laissa errer sur l’eau un regard désolé. En finir ?… tout de suite ?… Est-ce que ça ne valait pas mieux que de traîner, aller d’asile en asile ? Le vent fit frissonner l’eau. L’homme se recula. De la rue de l’Écluse il vit déboucher un clochard, deux, trois, un sac sur le dos, comme les soldats d’une armée de vagabonds. Ils traversèrent et s’assirent au bord du quai. Puis d’autres. Qui venaient d’où ? L’homme sursauta. S’enrôler dans leurs rangs ? Un besoin de vivre s’empara de lui avec violence. Vivre ! Échapper à ce misérable destin ! Être fort, rusé, libre, sans scrupules ! Le hasard le ramenait devant la boutique du brocanteur. Un vieillard immobile et jaunâtre, aussi bizarre que sa marchandise. Il l’observa, tout en faisant mine de regarder l’étalage. Une tentation obscure se glissait en lui. La voix qu’il venait d’entendre lui murmurait des offres singulières : « Tu veux être fort, libre ?… C’est le moment. Montre-toi… »
L’homme poussa la porte et entra.
— Attention ! cria le père Brandon – car les meubles, les piles de livres, ne laissaient au client qu’un étroit couloir – Vous voulez ?
— C’est pour savoir le prix de l’album de timbres ?
— Trente-cinq francs, répondit le père Brandon, et il se demandait quel désir poussait cet homme. Un collectionneur, lui ? Plutôt un crève-la-faim. Il se leva, parce que le jour baissait et que l’homme, tout de même, paraissait décidé à acheter.
— Et cet encrier ?
— Ah, grogna le père Brandon, l’encrier je le vends pas. Non, je le vends pas… Faut savoir ce que vous voulez !
Quelquefois, des clochards entraient dans sa boutique avec l’intention d’acheter ; mais, en réalité, parce qu’il y faisait moins froid que sur le quai. Soit. C’est ainsi que le père Brandon connaissait leurs histoires – pas plus jolies que celles que lui racontaient ses bibelots et ses vieux meubles. Des épaves. On était tous des épaves, lui-même ne se laissait-il pas aller depuis la mort de Jeanne ? Il dit, finement :
— Vous croyez pas que je vois clair dans votre manège ?… Si, si !… Vous attendez que ça ouvre, l’asile ? C’est la première fois ?
— La première fois, répéta l’homme, d’une voix machinale. Avec brusquerie, il ajouta : Ça me fait peur.
— Bien sûr que vous n’y trouverez pas une compagnie choisie. C’est comme moi… ici… toutes mes bricoles… le beau et le pas beau, le bon et le mauvais, le vieux, je mets tout pêle-mêle.
L’homme lançait autour de lui des regards furtifs. Au fond de la boutique se dressaient un paravent et une armoire qui faisaient un abri où le vieux devait se tenir souvent.
— Ce serait pour une vente, avança-t-il.
— Depuis que ma femme est morte, j’achète plus.
— Une montre.
— Une montre, encore moins. C’est pas mon affaire. Moi, c’est la brocante, vous voyez ma boutique est pleine.
— Je vous en demanderais cinquante francs. C’est tout argent.
L’homme avait fait un pas de plus dans ce couloir. De la rue, personne ne pouvait le voir. À portée de sa main se trouvait un porte-canne, empli de cannes dont brillaient les pommeaux d’os ou de métal. Un camion passa, dont le bruit emplit la boutique. Et l’homme était cloué au sol par la force d’une idée obsédante et terrible.
— Faites-moi la voir tout de même, cette montre, dit le père Brandon. Le métier le reprenait, il ajouta, en riant : Faut sauter sur l’occasion quand elle se présente. N’est-ce pas ?
— Oui, faut sauter dessus, répéta l’homme, qui sortit une montre de sa poche. Voilà… Elle ne me sert plus, maintenant. Dans le temps, oui. J’étais comptable et fallait que j’arrive à l’heure au bureau.
Le père Brandon, qui ne s’en laissait conter par personne, répliqua :
— C’est pas un vol, au moins ?
L’homme n’entendait plus. Le sang lui montait au visage ; ses mains tremblaient nerveusement. Il se tenait devant le brocanteur, dont il se redisait la phrase : « Faut sauter sur l’occasion » et c’était en lui comme une tentation. Il tendit ses forces et s’avança.
Le père Brandon recula :
— Cinquante francs !… D’abord, c’est pas de l’argent, votre montre. Pour une occasion, c’est pas une belle occasion. Je vous offre la moitié. Ça vous va ?
— Oui, balbutia l’homme, la gorge sèche.
— Je vous vole pas. C’est plutôt pour vous rendre service.
L’homme sourit. Ce sourire lui fit affreusement mal. Oui, sa montre, un clou… Vingt-cinq francs, c’était payé bon prix, fallait sauter sur l’occasion… Cette phrase… Il frémit, tourna la tête : le soir venait, le canal bleuissait et des ombres défilaient, rapides… encore un camion passa. Il regarda le vieux, le fond de la boutique. C’était le noir. Personne ne verrait rien… personne n’entendrait. Les circonstances se montraient propices, toutes. Il serra les poings. Vieux grippe-sou, un service que tu dis… Attends !… Non, il prendra cette canne, et le vieux ne dira pas ouf !
— Je vous donne votre argent, déclara le père Brandon. Bougez pas d’ici.
L’homme saisit une canne et garda la main près du pommeau. Il fit un pas, encore un, derrière le vieux, retenant son souffle. Il le dominait de toute sa taille et son regard se posait sur ce dos rond, indifférent comme un objet, sur ce crâne poli comme un vieil os. Si bien qu’il ne pensait plus avoir affaire à un être vivant. Qu’il pouvait fermer les yeux sur cette impasse noire au fond de laquelle aboutissait sa vie. Allons, un geste… un seul. « Tant d’occasions manquées dans ta vie, soufflait la voix. Celle-ci, la dernière. Ou l’asile ?… » Il leva le bras. Mais il eut un brusque recul, qui le jeta contre une pile de livres : le vieux s’était retourné, puis avait montré son visage malicieux.
— J’y pensais plus, disait-il, j’avais sur moi mon porte-monnaie. Vingt-cinq francs… Voilà… Ah, tiens, vous voulez une canne ?
L’homme frissonnait. Il ne pouvait détacher son regard de ce visage où un reste de vie lui avait jeté, il y a un instant, un victorieux défi.
— Oui, je la garde, articula-t-il enfin. Combien ?
— Heu… dix francs… Merci. Vous êtes mon premier client de la journée.
L’homme retrouvait son sang-froid. Il avait le sentiment d’avoir échappé à un immense désastre. Ou d’avoir été victime d’une illusion, de mystérieux sortilèges… ou de sa fatigue, du froid ? Le vieux se doutait-il de quelque chose ? « Vous êtes mon premier client ». L’homme ricana. Il jeta un coup d’œil sur cet amas de fouillis qu’un reste de lumière éclairait, sur ces objets morts, vestiges de temps heureux. Dans ses souvenirs il retrouvait les mêmes ruines. Une sorte de vertige le saisit ; puis la haine, une rage froide, du désespoir. L’idée qu’il avait été vaincu une fois encore s’empara de son esprit. « Lâche, répéta la voix. Imbécile !… » Il eut peur. Il se jeta sur la porte, il sortit.
En passant devant la vitrine, il aperçut le père Brandon qui s’asseyait entre ses livres. Le soir tombait, un vent glacé soufflait du canal. Des clochards se dirigeaient vers l’asile Benoit-Malon. L’homme les suivit, d’un pas lent, les épaules courbées, sa canne sous le bras. « Un souvenir », se dit-il. Avec un geste violent, il lança la canne dans l’eau épaisse du canal… Ce même geste qu’il avait eu pour assommer le vieux. Il claquait des dents, il balbutia :
— Non, de face, c’est pas possible qu’un homme tue un autre homme… un homme qu’on voit dans les yeux. Tout, plutôt que ça…
Il avait traversé le quai, il pénétra dans l’asile.
Elles avaient sauté sur la plate-forme alors que le tramway démarrait, c’était de la veine. Une vraie brouette que ce tramway, il mettait quarante minutes pour parcourir 14 kilomètres, mais elles ne se plaignaient pas du voyage. Aujourd’hui, elles sortaient enfin sans famille sur le dos ; et à vingt-deux ans, est-ce qu’on écoute sa fatigue ? Et puis on avait dépassé le village du Boulou, on approchait.
— Y en aura du monde sur la plage, dit Georgette.
— Je te crois, dit Yvonne. Regarde-moi toutes ces voitures…
Elles auraient aimé faire le trajet en auto, plutôt que de se tenir debout sur une plate-forme pleine de voyageurs qui vous froissaient votre robe.
— On arrive quand même, soupira Yvonne.
Elle n’attendit pas pour descendre que le tramway s’arrêtât, elle sauta gaiement.
— Yvonne, attention ! lança Georgette, qui était restée sur le marchepied.
Yvonne poussa un cri, elle se rejeta en arrière, une torpédo de sport la frôla, dans laquelle elle eut juste le temps d’apercevoir deux messieurs… ils rigolaient, les idiots ! Georgette lui saisit le bras. « Ma petite, c’était moins une ». Elle ne répondit rien à son amie, son cœur battait. Alors, elles partirent. Là où finissait la route goudronnée s’élevaient des baraques : friterie, tir, loterie, la tente d’un fakir, puis une rangée de cabines. On enfonçait dans le sable, la plage s’étendait, magnifique, sauvage, mais la foule choisissait de se tenir autour d’une construction ornée d’oriflammes.
— On y entre au dancing, Yvonne ?
— Quand il y aura plus de monde.
Elles ne venaient pas au Boulou pour se baigner, mais danser. Aussi avaient-elles mis leur robe la plus jolie, de soie bleu ciel pour Yvonne, noire, avec un col blanc et des garnitures de dentelle pour Georgette. Et elles s’étaient coiffées, maquillées, préparées avec tant de coquetterie qu’elles avaient failli rater le tramway de 3 heures. Elles marchèrent le long de la plage, regardèrent la mer, ressentirent de l’ennui de ce spectacle. Soudain, elles entendirent un air de jazz, une musique endiablée.
— Allons-y ! proposa Georgette.
Il y avait maintenant beaucoup de danseurs. Elles s’assirent à une table et commandèrent de la limonade. C’était un jazz fameux, celui de ce dancing. Bientôt Georgette et Yvonne se levèrent, les jambes leur démangeaient. Elles faisaient deux vieilles copines, qui avaient fréquenté ensemble l’école, et à présent manutentionnaires dans la même fabrique. Elles n’avaient pas besoin de parler, du reste ça n’était pas un lieu pour se livrer aux confidences. Elles étaient venues au Boulou avec l’espoir de rencontrer chacune un beau cavalier. Mais il n’y avait encore que des jeunes du quartier Saint-Jean, le plus pauvre de leur ville, qui affectaient de prendre un air gigolo, aussi elles préféraient danser ensemble.
Une danse venait de finir, elles se rasseyaient lorsqu’un jeune homme s’approcha, salua avec de bonnes manières, et s’adressant à Yvonne :
— Vous voulez danser avec moi la prochaine ?
Elle ne lui répondit pas immédiatement, bien qu’elle le trouvât chic, tout à fait son genre.
— Vous me gardez rancune ?
— Quoi ? fit-elle, surprise.
— C’est nous, tout à l’heure, à la descente du tram, qui avons failli vous écraser. Il se reprit : « Ce n’est pas moi qui tenais le volant. Hé ! André, viens présenter tes excuses.
Comme son ami, André portait un élégant costume de flanelle gris. Il invita Georgette. Le jazz tardait à jouer, on parla joyeusement de l’accident, on commençait même à se réjouir de ses suites.
— Je suis un bleu dans le métier, avoua André. C’est Paul qui me surveille, lui il est un as de la vitesse.
— Mais tu guinches mieux que moi, André.
Après une danse ils s’assirent à la table. André commanda du mousseux, ils trinquèrent. Pour la deuxième danse, on changea, Yvonne se trouva collée contre André, Georgette contre Paul. Elles avaient eu le temps de se demander : « Comment les trouves-tu ? ». Elles les trouvaient « bien ». Ils possédaient une voiture, c’étaient des garçons d’un milieu aisé, qui dansaient parfaitement, qui avaient de la conversation ; et puis corrects, ils vous tenaient à peine, pourtant à rester ainsi dans leurs bras ça faisait comme une caresse. Était-ce à cause du mousseux dont André avait commandé deux nouvelles bouteilles, toutes ces danses, les œillades qu’on vous glissait, les galanteries qu’on vous chuchotait à l’oreille, le moment vint où Yvonne et Georgette, la tête et les jambes lourdes, déclarèrent qu’elles ne pouvaient plus danser.
— C’est la cohue dans ce dancing…
Mais sur la plage c’était aussi le désordre des dimanches d’été, des gosses couraient, des gens vous lorgnaient. Jamais Yvonne et Georgette n’avaient ressenti une telle impatience de se trouver prisonnières de cette foule, elles auraient voulu être allongées dans l’herbe, avec pour seuls compagnons leurs cavaliers. Elles se laissèrent prendre par la taille, parce que c’est bien difficile de marcher dans le sable avec des talons hauts.
— On aurait le temps de faire un tour en voiture, proposa Paul, brusquement.
— Oui, c’est seulement six heures, ajouta André.
Ils insistaient ; leurs regards se faisaient plus doux, plus brillants. Yvonne sentit un oui monter sur ses lèvres. Elle allait céder, quand Georgette la tira par la manche. Aujourd’hui, il leur fallait rentrer tôt dans leur famille, expliquait Georgette. Finalement, elles acceptèrent un rendez-vous pour le dimanche suivant, sans faute, dans un coin tranquille. Devant le tramway on se sépara, en se donnant des poignées de main tendres, et Georgette et Yvonne montèrent dans la baladeuse.
— Pourquoi n’as-tu pas voulu, Georgette ? demanda Yvonne, d’une voix irritée.
— C’est le mousseux qui te chauffait la tête ? Faut les faire attendre, ma petite. Tu ne peux pas patienter une semaine ?
— Ils me plaisent, André surtout.
— Et moi, c’est Paul. Mais on doit pas se jeter à leur cou. Tu vois pas qu’ils tombent amoureux de nous sérieusement, dimanche prochain ? On aurait pas perdu notre journée…
Le tramway traversait une campagne où les vignes s’étendaient à perte de vue. Peut-être étaient-ils les fils de riches propriétaires ? Tout à coup, Yvonne serra le bras de son amie : « C’est eux ! ». Une torpédo arrivait, qui ralentit soudain à la hauteur du tramway ; elles y voyaient leurs nouveaux amis Paul et André en bras de chemise, la cigarette aux lèvres ; Paul conduisait cette fois, sa cravate flottait au vent. Pendant quelques minutes ils roulèrent lentement, puis avec un geste joyeux André cria :
— À dimanche !
Des yeux, elles répondirent oui. Elles regardaient Paul, qui riait ; il se pencha, et le moteur ronfla plus fort ; l’auto parut bondir, elle s’éloigna, disparut.
— Ils sont fous, le mousseux leur monte aussi à la tête, murmura Georgette.
Elles ne prononcèrent plus une parole, elles remuaient de douces pensées, elles se rappelaient certains mots, des regards, et sur la plage des frôlements dont le souvenir leur faisait monter au visage une bouffée de chaleur. Dimanche prochain… Brusquement, le tramway s’arrêta, elles furent précipitées l’une sur l’autre, elles entendirent crier : « Il y a eu un accident ». Elles se penchèrent : on se trouvait à un tournant, contre le talus on voyait un lourd camion dont l’avant écrasait une auto.
— Yvonne ! c’est la leur…
Elles sautèrent sur la route, elles coururent. Des curieux discutaient, tandis que plusieurs hommes se penchaient sur la torpédo renversée, et subitement une voix annonça :
— Y en a un de mort… Et l’autre…
Yvonne poussa un gémissement.
— Oh ! Georgette…
— Non ! restons pas là !
Bientôt, le tramway repartait. Les voyageurs racontaient à voix haute ce qu’ils connaissaient de l’accident. C’était un camion qui conduisait toute une bande à la plage du Boulou, et à ce tournant avait débouché à folle allure une torpédo, en prenant court son virage, il paraît. Le conducteur du camion s’en était tiré. Mais ceux de la torpédo…
— Vous les connaissez ?
— J’ai lu la plaque sur leur voiture, ce sont deux jeunes gens du cours Wilson…
Yvonne fermait les yeux, des frissons secouaient son corps ; Georgette regardait fixement devant elle. On entrait dans les faubourgs de la ville, Yvonne entr’ouvrit enfin les lèvres :
— C’est terrible, dis ?
— On a eu de la chance nous, répliqua Georgette, et elle respira avec force, et un soupir profond lui échappa.
Vers onze heures et demie les nageurs commençaient à quitter le bassin, moi c’était le moment que je choisissais pour y venir, après un passage dans la salle de douches, où je prenais une bonne douche froide. Je fréquentais la piscine régulièrement, trois fois la semaine : lundi, jeudi, samedi, le jour le plus agréable c’était aujourd’hui, le lundi, à croire que les gens tous sont esquintés de leur dimanche.
J’arrivai au bord du bassin, je m’y tins les pieds joints, les bras tendus en arrière, le torse en avant, les yeux fixés sur ma ligne d’eau, tout comme un nageur qui va prendre le départ dans une course. Je voulais faire un cent mètres nage libre, aussi vite que je pourrais. J’allais plonger. Là-bas, dans le petit bassin, un type s’arrêta juste sur ma ligne, un jeune qui barbotait, un de ces gêneurs ! Je marmonnai : « Tu vas foutre le camp ». Soudain, je vis ma route libre, je plongeai.
Sur quelques mètres mon corps glissa, je fus en action, bras, jambes… pan pan pan… Je sentis que ça rendait, oui j’avançais en souplesse, bientôt je pris mon virage… 33 mètres… puis 66, mais j’avais faibli dans cette seconde partie… ayant fait mon second virage, je « sprintai », avec une seule pensée, une volonté farouche, presque désespérée. Ma tête bourdonnait, mes yeux voyaient trouble, je respirais en tordant la bouche, dans une sorte d’effort brutal. Enfin, ma main rencontra la paroi de faïence du bassin : ça y est, 100 mètres !
Je me redressai. Durant quelques secondes il me fut impossible de respirer, je suffoquais, mon cœur battait follement. Puis j’ouvris la bouche, ma poitrine se souleva.
— C’est crevant, fit une voix.
— Ah ! oui ! soupirai-je.
— Vous avez mis combien de temps ? Je vous regardais, ça filait.
Je me tournai, curieux, un peu flatté. C’était un jeune qui me questionnait, aux cheveux blonds, celui qui tout à l’heure se tenait sur ma ligne d’eau ; il pouvait avoir dix-huit ans, au plus. De froid, ou de plaisir, ses lèvres frémissaient.
— Je ne peux pas descendre en dessous d’une minute trente, expliquai-je.
— Quand même, c’est bien. Moi, je nage comme un chien de plomb. Vous m’avez vu ?
— Faut apprendre. Venir régulièrement à la piscine.
— Régulièrement…
— Vous ne pouvez pas ?
Son visage parut s’assombrir, il coupa court à notre conversation, il joignit les mains, piqua dans l’eau ; il s’agita, coula, reparut à la surface, enfin se redressa, soufflant et crachant.
— Vous faites trop vite les mouvements. Et puis vous fermez la bouche, ouvrez-la, au contraire. Respirez bien à fond. C’est une question de respiration, la nage.
Je l’abandonnai à son sort. De temps à autre ça m’arrivait de donner des conseils à un débutant. Comme ça, sans prétention aucune, et parce que, en piscine, on trouve une atmosphère de camaraderie, même quand il s’agit d’une piscine « mixte ». Je connais des gens, j’ai des amis, ils font une grimace lorsque je leur parle des piscines, on y attrape des otites, conjonctivites, et des maladies encore plus sournoises, il paraît. Moi qui les fréquente depuis vingt ans, je n’y ai connu que des joies, je peux le dire. Et sur ce sujet, je souhaiterais que pour une fois on me fasse confiance. Bien sûr que je préférerais nager en mer, ou en rivière, dans une eau « pas javellisée », à l’air libre. Mais l’hiver, c’est impossible, vraiment. Je fréquente les piscines parce que non, je ne veux pas « prendre de ventre », je ne veux pas m’engourdir, être gagné par les maladies d’esprit qui sont le fait des intellectuels. Je dois avouer aussi que c’est le peintre – que je fus – qui aime à se trouver là. À voir des corps nus, ou presque. Des femmes ou des hommes nus, j’en pourrais voir dans les académies, comme jadis. Mais en piscine, ils sont en mouvement, je dirais : en liberté. Oh ! ce n’est pas que je découvre souvent des corps splendides. Les uns sont trop lourds, les autres trop maigres, faits d’une matière molle, sans éclat, sans vie, on croirait. Délivrés des vêtements, ces corps ils ont l’air d’être étonnés d’eux-mêmes, de leur blancheur, de leurs formes. Ils ne sortent de la sale gaine qui les couvre que le soir, pour trouver le pyjama à rayures et à brandebourgs, ou les jours de canicule. Ils sont comprimés, étouffés, quelle misérable matière humaine, que je souhaiterais plus animale, et ma joie c’est précisément quand j’aperçois un corps qui trahit un instinct, un tempérament, à défaut d’une beauté réelle.
Plus attentivement, je regardai ce jeune garçon qui barbotait. Il se releva. Je ressentis ce choc léger que donne la beauté… cette joie ailée, qui fait que le monde ensuite peut nous apparaître plus lumineux, les hommes moins cruels. C’était un torse d’adolescent, les épaules, la poitrine, les bras encore grêles ; mais de proportions parfaites, d’un dessin précis, nerveux et gracieux à la fois. Des pectoraux qui naissaient, les muscles abdominaux doucement renflés, comme dans une sculpture grecque, et en pensée, de ma main j’en suivis les formes. Il surprit mon regard, il me sourit. Je répondis à son sourire. Peut-être pour l’encourager à poursuivre son effort je me jetai à l’eau et me remis à nager, longtemps.
* * *
Le lundi suivant, dans le petit bassin, je retrouvai ce jeune homme. Il me salua d’un geste, puis me cria :
— Ça va mieux. Regardez-moi, voulez-vous ?
Je le vis faire une dizaine de brasses, ses mouvements se précipitèrent, ses bras battirent l’eau à grands coups, et soudain il se redressa :
— Je viens de boire la tasse, me dit-il. C’est mauvais… Je m’étais mis à l’eau.
— Oui, mais ça marche beaucoup mieux.
— Oh ! c’est que je me suis entraîné, fit-il, d’une voix confidentielle.
— Pas ici, je vous aurais vu. Vous êtes du quartier ?
— Non, j’habite le treizième.
— Vous pouvez nager à la Butte-aux-Cailles.
Il fronça les sourcils, secoua la tête d’un air buté. Je l’observais. À quel milieu pouvait-il appartenir ? (question que je me pose devant chacun lorsque je me trouve en piscine). Bourgeois, ou ouvrier, c’était bien difficile à dire. Il avait une grâce, une aisance qui aurait pu être celle d’un jeune bourgeois. Mais, dans la voix, un ton confiant ; et des gestes sans affectation, un sourire simple et naturel qu’on ne rencontre que sur certains visages, visages d’ouvriers. J’essayai de voir ses mains, voilà quelque chose qui ne trompe pas, des mains aux ongles noirs et cassés, aux doigts courts, ou effilés… mais il les tenait dans l’eau et s’amusait à ramer. Je lui dis :
— Vous allez continuer, je vous corrigerai…
Quand je sortis du bassin, après avoir nagé moi-même, mon élève avait fait des progrès, il traversait la piscine dans sa largeur, sur quinze mètres.
— Je reste encore, me déclara-t-il. Et merci !
En regagnant ma cabine je me rappelais mes débuts. J’étais un enragé, moi aussi, je restais dans l’eau plus d’une heure, jusqu’à l’épuisement, pressé de faire des progrès, de voir arriver le jour où j’entrerais dans le « grand bain » et traverserais toute la piscine. Ce jour était venu, si lointain, déjà. Ce garçon m’en faisait souvenir ; je me mis à penser à lui comme à moi-même.
* * *
Le mercredi, j’eus la surprise, le plaisir de le retrouver. Ça se passait dans l’eau. Il me tendit sa main, maigre, nerveuse, vivante, ce n’était pas une main d’ouvrier, tout au moins pas la main d’un garçon accoutumé à de rudes travaux, je n’y avais pas senti ces rugosités, les durillons dont on se montre fier lorsqu’on est apprenti, je me souviens.
— On ne voit plus que vous, dis-je.
— Vous aussi, vous venez souvent, vous vous entraînez sérieusement. Vous aimez les sports ?
— Non, mais ça m’amuse de nager. Avec style. Ça m’aide à sentir mon corps, le jeu des muscles. Je ne cherche pas à battre des records, je suis trop âgé. C’est pour me rendre compte que je vis, que tout ça fonctionne, et je me frappai la poitrine.
Je le vis rire.
— Ah ! moi, s’exclama-t-il, je pense pas à tout ça. Mais c’est vous qui avez raison, ce qu’on fait, faut le faire bien.
Il se pencha, comme s’il voulait mieux m’entendre… comprendre… comme si j’étais un de ses camarades, un aîné qu’on écouterait avec confiance, déférence, quoique simplement. Je lui parlai de la Méditerranée, des joies que je prenais à nager, et puis rester au soleil. Il roulait des yeux, et, la bouche ouverte, répétait : « Ça, c’est bath. Vous avez de la veine ». C’est vrai. Je me tus. Je posai la main sur son épaule :
— On nage, mon…
Il termina :
— Je m’appelle Paul… Paul Moisant.
— Dabit.
Nous nageâmes, chacun de notre côté, parce que Paul m’avait dit de ne pas m’occuper de lui, fallait que la « forme » vienne. Je nageai le crawl, en observant la cadence, en m’efforçant de corriger certain mouvement du bras droit, une « attaque » de l’eau que je prenais mal. Tout cela ne m’empêchait pas de penser à Paul. Je savais maintenant à qui j’avais affaire. Son étonnement, certaines intonations, exclamations, des « clichés » ; et puis sa façon de m’apprendre son nom. Mon élève était fils d’ouvriers, de petits commerçants, à la rigueur. Bon. Je n’en ressentais pour lui que plus de sympathie, je n’avais pas à me forcer pour lui témoigner de l’intérêt… l’aider, s’il le souhaitait, je ne demandais pas mieux. Quand j’eus nagé sans arrêt 200 mètres, je me reposai. Paul continuait. Je le voyais s’avancer courageusement dans le grand bain, il me lança un regard malicieux, puis il vira, à brasses régulières il s’approcha de moi.
À midi, avant de sortir de l’eau, je lui dis :
— La prochaine fois, il faut que vous traversiez la piscine dans sa longueur.
— Je le ferai. Il ajouta : « Ce sera un peu grâce à vous, si je réussis déjà… »
* * *
Nous étions convenus de nous retrouver le lundi. Je me mis à l’eau : Paul n’était pas encore là. Ça m’est une joie, je l’ai dit, de regarder des corps, et dans le petit bain quelques jeunes femmes apprenaient les mouvements. Regarder les femmes, c’est encore autre chose ! Mais qu’on n’aille pas me prêter des pensées troubles. Non, pas plus qu’il ne faut. Du reste, ces femmes, oh ! là là… C’est rare qu’on rencontre une nageuse qui soit belle, vraiment belle… ou qui, simplement, par le grain, l’éclat de sa peau, puisse inspirer un bonheur où n’entre du reste aucun désir. Les femmes, bien plus que les hommes, il semble que les vêtements, les modes, les coquetteries imbéciles, meurtrissent, flétrissent leur chair, compriment leurs formes ; il semble que la paresse dont elles font preuve pour se livrer à un effort physique harmonieux, la nage par exemple, fait que, nues, elles sont gauches, presque ridicules, pitoyables. Et penser à ce qu’elles peuvent représenter dans un lit n’est véritablement pas une consolation, non. Pauvres corps prisonniers, pauvres chairs mortes. Ces quelques femmes qui nageaient de façon grotesque, prenaient peur et poussaient des cris d’enfants, je ne les regardai pas plus longtemps. Je fis un cent mètres brasse. Quand je repris pied, Paul était là.
— Je suis en retard, vieux. Tu nages la brasse ?
Ah ! j’étais heureux de le voir, à peine surpris de son tutoiement, de sa franche poignée de main. J’étais devenu un copain. Et c’est vrai que rien ne pouvait nous séparer. Des usages, le costume ? Nous étions nus ! Une manière de penser, parler ? Ce n’était pas le lieu de tenir des discours, il n’y avait place que pour des gestes naturels, des actes : Paul, traverser la piscine, moi, gagner une seconde ou deux aux 100 mètres, un rude travail !
— Si tu veux je pourrais te chronométrer, proposa Paul.
Il n’avait pas de montre, moi non plus, l’horloge posée sur la galerie du premier ne faisait pas un instrument de précision. Je ris. Tout de même, j’étais touché. Je lui répondis, le tutoyant à mon tour :
— Il ne s’agit pas de moi, mais de toi, Paul. Tu te souviens…
— Je me dégonfle pas.
Il n’avait plus besoin de mes conseils. Il faisait avec calme les mouvements, avec force donnait le « coup de ciseaux », il glissait, son jeune corps tendu, à l’aise, épanoui. Il avait parcouru la moitié de la piscine, il ralentissait, mais son allure restait aussi harmonieuse. Il tourna la tête, nos regards se rencontrèrent ; je fis un geste d’encouragement, son visage brilla. Il approchait du but, sans hâte, dans un bon style. Toucha le bord, se redressa, les cheveux en désordre, rayonnant de confiance et de plaisir. Je courus à l’eau. Il m’expliqua :
— Je ne me sens pas fatigué, pas du tout. Et puis j’ai pas eu peur de flancher, je me suis dit : « Mon vieux Paul, t’as plus pied ». Rien. Il y a six mois, j’aurais pas cru…
— Tu ne t’y donnais pas assez.
— Je pouvais plus… Mais parlons pas de ça… Tu as promis de m’apprendre la brasse coulée, pour le crawl on verra plus tard. Ça t’ennuie peut-être ?… Non, vrai ?… Toi, t’es un chic type, j’ai des copains, ils se paieraient ma figure…
Il me parla un moment sur ce ton, librement. Des camarades avec lesquels il allait voir des matches de football, les courses cyclistes ; mais ce qu’il aimait le plus c’était la boxe, à la salle Wagram, au Central, de ça alors il était fou. Quoique maintenant la nage l’attirât, il aurait voulu voir s’entraîner Taris, et puis le champion du monde Weissmuller, un « maous » qu’il avait admiré dans un film. Je retrouvais peu à peu ce gars qu’on voit monté sur un vélo, porteur de journaux, celui qu’on rencontre à un carrefour près d’un jazz, chantant la romance, le Parisien qu’on appelle le gavroche, le titi, mais que moi je nomme l’homme des faubourgs, blagueur, râleur, féroce à l’occasion, dégourdi, dévoué, agile, franc comme l’or. Il parlait, parlait, je dus l’interrompre, on n’était pas au comptoir d’un bistrot.
Il fit plusieurs traversées en s’essayant à mettre la tête sous l’eau, respirer régulièrement ; à deux ou trois reprises il but la goutte, et puis il trouva le rythme ; avec une souplesse qui m’étonna, sur dix mètres, trente, il commença à faire la brasse coulée. Je le félicitai :
— La prochaine fois, ça marchera tout à fait, on s’entraînera ensemble.
— Tu te sauves ?… Dabit, tu veux bien qu’on sorte ensemble ? On causera, dis ?
Nous arrivâmes sur la galerie, nous entrâmes chacun dans notre cabine. Lorsque je sortis de la mienne, Paul m’attendait. Pour la première fois je le voyais en tenue de ville. Un costume confection déformé, défraîchi ; un chandail brun, un col mou froissé, la cravate mal nouée ; tête nue, les cheveux embroussaillés encore luisants d’eau.
— Tu es bien fringué, me dit-il. Ça vient pas de chez Alba, les mecs qui ont les épaules en porte-manteau, tu parles si ça me fait rigoler. Qu’est-ce qu’il en reste, quand ils sont à poil, en piscine ?
— Ça ne te trompe pas, toi.
— Ah ! non… Je voulais te demander. Qu’est-ce que tu fais comme boulot ?
— Moi… ah !… Journaliste.
— Je m’en serais douté. Tu sais, j’en vends des journaux. L’Intran, Paris-Soir, dernières nouvelles ! T’aurais pas cru ?… Blague à part, c’est pas mon métier, je finissais mon apprentissage. Monteur-électricien, c’est sérieux. Seulement ma boîte a fermé.
Nous étions dans la rue, nous allions d’un bon pas.
— Je fais aussi des livres, murmurai-je.
— J’en lis, des bouquins. Lire, ça me tire de mon milieu. C’est pas drôle actuellement. Mon vieux Dabit, tu devrais bien en parler, pas de moi, des copains, de nous tous, oui. Parce que des fois il nous prend un de ces cafards, on est prêt à n’importe quoi… on dégringole… Moi, si je te disais tout…
— Raconte.
Il secoua la tête, et puis joyeusement :
— On se sent rudement bien, après le bain. Pas toi ? Je t’assure, ça me fait reprendre confiance. Je sais que je ferai pas de blagues, que je me saoulerai pas. Je… je… J’ai plus rien à me reprocher, ma vieille, elle est contente de me voir revenir comme ça, à table j’engloutis. Je vis avec elle, mon père est mort.
Il parlait d’une voix vibrante et rapide. Inquiète. À plusieurs reprises il y avait eu dans ses confidences une hésitation dont j’aurais aimé connaître la raison. Avait-il assez de sympathie… d’amitié… pour se confier pleinement ? Sans que je lui fasse aucune demande… que je lui dise de croire à mon amitié ? Nous marchâmes en silence. Paul tenait la tête baissée, ses talons frappaient durement le trottoir.
— Alors quoi, ça ne va plus, Paul ?
Il se redressa.
— Écoute, une fois, je me suis conduit comme un dégueulasse.
— Toi ?
— Oui, fit-il, se frappant la poitrine. Dans une piscine, à la Butte-aux-Cailles. Je vais te raconter, parce que… et puis je m’en fous si tu ne veux plus me revoir. Il y a plus de six mois, quand je commençais à apprendre à nager. La deuxième fois. Je remontais m’habiller, j’ai donné au garçon un mauvais numéro, je l’ai pas fait exprès, je te le jure. Il a ouvert la porte d’une cabine, j’y suis entré, tandis que lui on l’appelait à l’autre bout de la galerie, il est parti sans faire attention à moi. Je me suis vu dans cette cabine. J’allais ressortir, en me tournant j’ai frôlé une veste au porte-manteau, elle s’est décrochée, mais je l’ai retenue juste à temps. Alors j’ai remarqué un portefeuille qui dépassait d’une poche. J’avais pas un rond, ma boîte venait de boucler, et ce soir-là Marcel Thil combattait au Palais des Sports. Tu saisis ?
— Tu as pris le portefeuille ?
— J’ai fouillé dedans, y avait plusieurs billets, j’en ai volé un, cent francs. Tu vois… Tout ça en une minute, à peine. Je suis sorti, personne sur la galerie, le garçon revenait, je lui ai donné mon vrai numéro, je m’en rappelais tout à coup. Il n’a rien demandé, il faisait pas sérieusement son ouvrage… heureusement. Si je me suis habillé en vitesse, tu parles ! Quand le type a dû s’apercevoir qu’on lui avait fauché cent balles, j’étais loin. Tout de même, je croyais l’avoir à mes trousses, je tremblais sur mes jambes. Qu’est-ce que tu en penses, Dabit ?
— Le soir, tu as été au Palais des Sports ?
— Non, j’en avais plus envie. Je me suis saoulé, j’ai bouffé le pognon avec des copains. Ça m’a dégoûté de moi pour des semaines.
— C’est alors que tu as cessé de fréquenter la piscine ?
— J’osais plus y remettre les pieds, à la Butte-aux-Cailles ou ailleurs, je pensais aux pancartes : « Déposez votre portefeuille à la caisse », comme si on se méfiait de moi. Je suis bête. Finalement, j’ai osé y retourner, loin de mon quartier, dans le tien… C’est pas maintenant que je volerais pour aller voir se bagarrer deux boxeurs, je suis guéri… Dabit, tu me crois ?
Il s’était arrêté, il me regardait de ses yeux clairs, encore embués d’eau, de larmes peut-être ? de tout son visage qu’une vie dure avait marqué déjà, je savais y lire les traces des privations, des efforts, des angoisses, des remords aussi. Mais je me souvenais de son corps. Je me disais que ce corps, net, assoupli, fortifié par la nage, que ce corps était riche d’une santé qui ne pouvait pas ne pas devenir également celle de Paul, de sa pensée. Je lui pris la main :
— Je te crois, Paul.
Nous repartîmes. Après un moment, il me dit :
— Je commence à la comprendre un peu, la vie… surtout en sortant du bain, j’ai la tête plus solide. C’est peut-être aussi ce que tu m’as dit depuis qu’on se voit… sans que tu y fasses attention. Après, j’y pense. Tiens, j’ai une amie, elle a dix-sept ans, cet été on ira chaque samedi dans un champ près de la Marne. On y couchera, on se lèvera tôt, et on fera de la marche, et on s’en payera de la natation, en rivière, à ce moment-là, je nagerai bien… La vie est belle ! Malgré tout, tu trouves pas ? Ça peut pas durer, la crise. Quand elle finira, je serai costaud pour prendre ma place, avec les autres.
Il marqua un temps, et son visage levé vers moi :
— Je pourrai ?
— Oui, tu pourras.
Nous étions à un carrefour, je repris :
— Je te quitte ici. Mais, Paul, on se reverra ?
Il me serra fortement la main :
— Lundi prochain, entendu. Je viendrai nager avec Jacqueline, je veux que tu la connaisses.
Me revoici à Paris, après avoir passé un mois à Londres. Là-bas, vainement, j’ai essayé de m’expliquer à moi-même mes surprises, mes étonnements, mes découvertes. On sourira de ma hâte, je ne manque pas de le faire aussi. Cependant ce n’est pas là, je crois, la vraie raison de mon échec. Aujourd’hui, je me sens presque mûr pour tenter de nouveau d’écrire, avec peut-être quelque chance de réussite. J’ai une sorte de recul pour juger de cette capitale ; je n’en subis plus l’attraction. Les souvenirs que j’en rapporte, je les situe à côté de ceux que me laisse Paris. Depuis mon retour, je flâne dans ma ville natale. Pour la retrouver, me retrouver. Je peux maintenant mettre de l’ordre dans cet amas d’images que m’offre Londres, et ne pas risquer de les brouiller.
Sans doute, je ne dirai presque rien qu’on ne sache déjà. Je ne vais pas parler des mystères de Londres, ou de sa vie économique, ou des mœurs anglaises. Je ne cherche qu’à recueillir les mille pensées contradictoires qui s’élèvent en moi, ces sensations confuses qui me traversent encore, et me pencher sur ces bruits et ces odeurs que je souhaiterais ne pas perdre. Je ne voudrais pas que Paris me reprît tout entier (est-ce possible, désormais ?) avant que j’aie pu fixer quelques-uns de mes souvenirs.
* * *
Par un matin glacé et brumeux de mars, je débarquai à Southampton. De l’argent en poche, mon passeport en règle, fort des renseignements qu’on m’avait donnés à Paris, au bureau anglais de tourisme. Un train attendait près du quai, qui m’amènerait à Londres pour 9 heures. Mon tour vint de passer devant l’employé préposé aux passeports. Il lut le mien. Il n’en finissait pas, voulut voir mon billet. Enfin : « Vous venez faire quoi, à Londres ? » – « Visiter la ville. Je pense rester un mois ». Il parut réfléchir. « Pourquoi n’avez-vous pas un aller-retour ? » – « Je reviendrai par Dieppe ». C’était clair. Point pour mon homme. « Vous êtes écrivain ? ». Il me commanda d’ouvrir ma valise, y fouilla, feuilleta le manuscrit d’un roman auquel je travaille, en lut le titre : Les Paradis Perdus. Alors, relevant la tête, gravement : « Byron ! » me lança-t-il. Je souris « Non, Milton. Et lui, c’était Un Paradis Perdu ». Son français, mes quelques mots d’anglais, ne nous permettaient pas d’avoir une conversation brillante ; suffisante pour éviter un malentendu. Je montrai mon argent ; une lettre pour Denis Saurat, directeur de l’institut Français à Londres, que m’avait donnée André Maurois. Hélas, les connaissances littéraires de mon employé n’allaient que jusqu’à lord Byron. Un policeman nous regardait ; maintenant, le bureau était vide. Je tirai ma montre : dans 5 minutes, mon train partirait (à Londres, des amis m’attendaient). Je posai des questions auxquelles on ne me répondait plus. Enfin, un agent de la compagnie maritime m’annonça qu’on ne m’autorisait pas à débarquer. Le policeman me conduisit dans une petite cellule, et, sans un mot, m’y enferma. La fenêtre, grillée, donnait sur le port dont je regardai le mouvement ; puis je marchai dans ma cellule, lus sur les murs des inscriptions anglaises, chinoises allemandes. L’aventure m’amusait. Un peu d’inquiétude, cependant ; n’allait-on pas m’obliger à rentrer en France ? Le policeman m’apporta du thé. Je bus, ouvris un livre, 9 heures (mon train arrivait à Londres !) Les minutes commencèrent à me sembler longues. Enfin, à 10 heures, on vint me chercher et on me conduisit au bureau de l’immigration où le chef me fit subir un nouvel interrogatoire. « Vous ne venez pas travailler ? » – « Je suis écrivain, je ne parle pas anglais. Comment voulez-vous… » Bref, on m’accorda l’autorisation de rester un mois en Angleterre. Poliment, mais sans qu’on m’eût témoigné aucun regret de m’avoir retenu quatre heures dans une cellule (cette phrase de l’agent de la compagnie maritime, peut-être pour me consoler : « Avant vous, on avait retenu un pasteur »), après que j’eus payé mon thé, on me laissa gagner la gare.
* * *
À 1 heure de l’après-midi, j’arrivai à Londres et oubliai aussitôt ma mésaventure. J’avais pris un de ces taxis démodés et silencieux qui font, paraît-il, l’ahurissement des Français. De la gare de Waterloo on descend vers la Tamise. Ce fut le fleuve, le Parlement, Westminster, que j’aperçus, comme dans les toiles vaporeuses de Claude Monet. Il faisait un temps gris, la lumière était grise, mais les bus et les trams jetaient dans cette grisaille une belle note rouge. À Paris, on ne connaît point de ces notes si hautes et si parfaitement tenues. Non, ce n’est pas le peintre qui renaît en moi. Cette question de la couleur, ici, se pose pour des raisons de matière, de climat, d’atmosphère, je m’expliquerai. Mon taxi s’engagea bientôt dans des quartiers comme on en voit tant à Londres. Terrains à bâtisses, rues à n’en plus finir, bordées de maisons de briques, à un ou deux étages. Interminable suite de lignes horizontales, lentes, qui font que la ville semble s’étaler, s’écraser, reposer placidement sur le sol. À Paris, ce sont les verticales qui dominent, même sans les immeubles de six étages, des verticales qui donnent de l’imprévu, de l’élan. Et les blancs, les gris légers et si clairs de Paris, la blondeur ou les tons argentés des vieilles façades recrépies. Dans les rues de Londres, devant les murs de briques d’un rouge foncé, violâtre, brunâtre, ocre ou terreux, je ne retrouvais rien de ce décor de pierre auquel mes yeux s’étaient de toujours accoutumés. C’est aujourd’hui que je sens combien le décor de Londres est rude, fermé, solide, encrassé malgré les nettoyages fréquents des équipes de laveurs. J’écarquillai les yeux quand je le vis pour la première fois. Quelques jours plus tard, surpris, émerveillé du poids de ces couleurs, je souhaitais qu’existât un Utrillo anglais. Et ce n’est pas le hasard qui me fait prononcer le nom d’Utrillo.
* * *
Ces longues rues, elles vous réservent des surprises que gardent toutes les villes, mais à Londres, plus imprévues, plus nombreuses. Devantures garnies à éclater où les couleurs sont plus criardes qu’à Paris ; trottoirs vides, sans terrasses, sans étalages, c’est ça qui crée pour le Français un dépaysement ; maisons étroites, aux cheminées discrètes, d’une architecture pure et traditionnelle, ou mornes, laides. Pas de concierges, pas de commères sur le seuil des portes. Et puis, pas de bistrots, même à Poplar. Enfin, quoi, pas ceux de Paris, où l’on rêve, où l’on s’abrite des courants de la ville, où l’on se saoule en discutant. Et c’est singulier, cette ville immense où l’on ne trouvera d’autres refuges que ces établissements de thé, standardisés, « Lyons », « ABC », innombrables.
Les bars eurent pour moi, aussitôt, quelque chose de clandestin, d’incompréhensible. Pourtant, on y entre comme on veut, le jour tout au moins. On y voit des hommes debout dans une petite salle, devant un comptoir, et qui boivent silencieusement une bière épaisse, forte en alcool. À Belleville ou à Ménilmontant, les bistrots sont crasseux, ou bien le patron a cherché à en jeter plein la vue aux clients avec une installation moderne. À Londres, on ne cherche pas à séduire le client, à le pousser à la consommation ; c’est propre, c’est secret, c’est morne, et s’il y a de la crasse, c’est dans l’air qu’elle flotte, ça s’appelle de l’ennui.
Donc, puisqu’on n’a pas les cafés ni les restaurants qui puent la friture et le vin, il faut errer dans les rues. Les distances sont énormes. Mais les bus sont là pour les flâneurs de mon espèce. Moi, je m’installais à l’impériale, tout à l’avant ; je prenais un billet pour le terminus, n’importe quelle ligne, n’importe quelle direction, et en route ! J’ai dit que cette capitale vous réservait de continuelles surprises. À Paris aussi, de quartier en quartier, c’est aller d’un village à un autre village. Précisément, on reconnaît encore les anciens villages qu’a engloutis Paris. Ce n’est pas parce que j’ignore l’histoire de Londres (il me suffirait d’ouvrir un livre). Ces maisons me semblaient avoir toutes poussé vers le siècle dernier, hormis les vieilles maisons de bois d’Holborn Street et celles qui entourent quelques places aristocratiques. Ce n’était pas ennuyeux, ces voyages. Je traversais des quartiers avec églises, banques, boutiques, police, tout ce qu’il faut pour la vie. Des parcs déjà fleuris. Des canaux. Des carrefours. Un œil sur les façades des boutiques, un autre sur les piétons qui me semblaient toujours devoir rouler sous la voiture – une illusion qu’on a, du haut de ces impériales. Mon bus filait, et, silencieusement, se glissait entre d’autres bus, aussi rouges, aussi silencieux.
* * *
Je n’ai pas parlé de ces monuments d’un ridicule inimaginable qu’on découvre, nombreux, et dont le plus cocasse est celui du prince Albert, assis sous une espèce de châsse gothique qui s’élève sur une plate-forme où sont sculptées les grandes figures de l’humanité. Mais je suis fatigué de ma promenade, peut-être le lecteur de sa lecture.
J’habitais Highgate, un coin tranquille, près d’un grand parc qui fait songer à la campagne anglaise, verte, doucement vallonnée, créée uniquement pour les joies de la promenade, croirait-on. Ces Anglais, ils ont un sens de la nature qui n’est qu’à eux, peignée, domestiquée, où l’on ne découvre pas le paysan. J’étais quand même bien heureux de me balader dans ce parc. Surtout qu’il y avait là plusieurs lacs : pour les canards, les chiens, les hommes, ça composait une suite de piscines.
C’est dans ce parc que venait, sans doute, méditer Karl Marx. On voit sa tombe dans le cimetière de Highgate, qui s’étage au flanc d’une colline dont le sommet est aussi élevé, paraît-il, que la croix de la cathédrale de Saint-Paul. Un joli paysage ; blanc et vert, et la tombe simple de Karl Marx perdue parmi toutes ces tombes. On ne pouvait la trouver, naguère, m’a-t-on raconté. Car le gardien n’avait pas inscrit Karl Marx sur sa liste des célébrités. Il ne savait pas, cet homme. Jusqu’au jour où vint de Russie une délégation, puis tant de visiteurs inconnus qui déposent des fleurs, des vers…
* * *
Je n’ai encore rien dit de l’intérieur des maisons, si j’ai beaucoup parlé de leurs façades. Durant deux semaines j’ai pris pension dans une famille anglaise. Le logement seulement. Ma chambre était au deuxième. Confortable, propre, à fuir tout le jour ! Je vis les pièces du premier et du rez-de-chaussée, encore plus confortables : T.S.F. et piano, livres et gravures, fleurs, fauteuils. Le matin, l’odeur du jambon, des œufs, du savon, et l’air fumeux qui pénétrait par les fenêtres grandes ouvertes. Dans les rues, j’ai pu risquer aussi des regards curieux sur bien des villas. Intérieurs en série, il a y d’immenses magasins pour vous les agencer. Mêmes vies en séries. Comme à Paris. Un peu plus qu’à Paris. Existences bourgeoises que le roman anglais, avec ses 500 pages compactes, vous fera connaître mieux que je ne saurai jamais le faire.
* * *
Un soir, je pris le « tube ». On resterait des heures dans ce métro de Londres, tant ça fait plaisir à voir, les stations, les escaliers mécaniques gigantesques et lumineux, les trains qui jaillissent du tube comme un projectile. Je descendis à la Tour de Londres. C’est encore un lieu que les cartes postales et les guides ont rendu populaire, je ne le décrirai point. D’autant plus qu’il faisait nuit, qu’une sorte de brume enveloppait les murailles de la forteresse. Les lueurs des réverbères clignotaient. Du crachin tombait. Un temps de circonstance ! Je ne me faisais pas de bile, j’avais un bon plan dans ma poche. Dans cette nuit commençait le pont, flanqué de deux tours, ce pont qui s’ouvre au passage des grands paquebots et que les cartes postales ont célébré autant que la Tour de Londres. Je fis dessous une station, dans un endroit vraiment sinistre qu’éclairait faiblement une lampe, et regardai couler une eau épaisse qui chantonnait un refrain triste. Je tentais de voir des bateaux, des lueurs dans cette nuit. J’ouvrais les oreilles, j’écoutais le roulement des bus, le clapotis de l’eau, c’était la marée haute pour ce fleuve vivant qu’est la Tamise. Je filai, après avoir consulté mon plan, suivis une rue que bordaient les murs énormes des entrepôts. Des passants rasaient les murs et soudain disparaissaient. Le sol gras semblait coller à vos souliers, étouffer le bruit de vos pas. J’arrivai à un pont-tournant lancé sur un canal large et profond, qui menait vers des docks dont j’apercevais les cubes noirs.
Bien sûr que de jour, ici, j’aurais entendu la fiévreuse chanson du travail, grincer les grues, siffler les sirènes. Après un moment de cette marche entre des entrepôts aux fenêtres et aux lourdes portes closes, j’arrivai dans un quartier peuplé : Wapping Street. Des maisons de deux, trois étages, habitées par des ouvriers du port, sans doute. On en voyait quelques-uns devant un bar, une pauvre boutique ; et des gosses minables qui jouaient encore.
Puis, de nouveau, les murs de prisons à marchandises, ou des coffres-forts à marchandises, si on veut. Ils s’ouvraient de place en place, et un passage étroit, moite, poisseux, vous conduisait à la Tamise. Chaque fois, je m’y engageais. Et, chaque fois, le même spectacle : un escalier de bois qui descendait dans le fleuve ; l’eau noire, solide à couper, faite pour porter les cadavres aussi bien que les bateaux ; une rive lointaine, piquée de feux troubles ; et le clapotis de l’eau, une brume glacée qui montait de ces ténèbres. J’aurais voulu rester là jusqu’à l’aurore. Attendre qu’un corps vînt échouer contre l’escalier de bois. Le silence et la solitude me chassaient. J’emportais le souvenir de ce fleuve, me penchais sur ce secret qui est le sien, essayais de le déchiffrer. Non, c’est fait de choses trop mystérieuses pour un passant comme moi, de choses sordides ou grandioses, glissantes ou brutales, trop anciennes ou trop neuves. Je continuais. Je songeais à la Seine, qui coule à Paris entre un monde de vieilles pierres douces ; à ce canal Saint-Martin ou de la Villette, que je connais mètre par mètre, et qui m’a livré, lui, ses légendes, ses secrets, pas trop sanglants, pas méchants ; que je suis retourné voir, depuis mon arrivée, et qui m’est apparu un peu comme ces canaux de Venise, eaux mortes. Mais bref, il y a de ça une vingtaine de jours, j’étais perdu tout entier, englouti par la nuit. Je portais mon « cuir », une casquette. J’avais l’allure de n’importe quel habitant de Wapping, une allure peut-être plus furtive, des regards peut-être plus vifs. Pas trop sûr, quand même. Incapable de dire correctement un mot d’anglais. Sur les murs, maintenant, je lisais des inscriptions sauvages où revenait ce mot : Socialistes ! J’approchais de Poplar, du quartier chinois. Une usine électrique, énorme, jeta soudain l’éclat de ses feux. Puis ce fut de nouveau la nuit. Mon chemin s’était écarté de la Tamise. Je devinais le fleuve, toujours lui, derrière les entrepôts et les fabriques. Et, au pied de ces forteresses modernes, s’étalaient des pâtés de maisons basses, terreuses, d’un aspect indigène, où de place en place tremblotaient des lueurs. C’était cela, des quartiers « slums », les quartiers pauvres, où la misère est plus morne et plus définitive que dans les faubourgs de Paris. Dans Limehouse Causeway, ça avait cependant une certaine couleur, parce qu’à l’entrée du quartier chinois.
J’entrai dans un restaurant chinois (pas du genre de ceux qu’on trouve à Paris, au quartier latin). Dans la salle, des appareils automatiques et des estampes, une affiche de cinéma et un portrait de Sun-Yat-Sen ; des glaces dépolies, des tables de marbre graisseuses. Pas un coupe-gorge, pas un coin « genre Mystères de New-York ». Un restaurant pour des hommes vivants, et pauvres. Le drame, c’était dans l’air qu’il flottait ; le drame quotidien de vivre ; celui des émigrants, des hommes parqués sur des terres hostiles, des hommes qui rusent, végètent, plient l’échine, gardent en eux une force secrète. Je devais connaître le même drame, les mêmes impressions, un dimanche matin, à Whitechapel.
On m’avait conseillé d’aller chez Charlie Brown, un bar où se réunissaient les marins anglais, dont ils parlaient sur toutes les mers du globe. C’est situé dans ce quartier de l’East India Docks, où commencent des kilomètres de quais. Des rues étroites s’ouvraient sur le quartier chinois. L’air plus poisseux, les maisons plus sordides. J’hésitai : il y avait deux bars, avec l’enseigne en question. Je choisis le bon. Dans son livre sur Londres, Paul Morand parle de Charlie Brown. J’y ajouterai quelques lignes : Charlie Brown n’est plus ; et, au lendemain de sa mort, il y eut des histoires dans la famille, on se sépara, on ouvrit un deuxième bar, qui s’appelle aussi chez Charlie Brown. Faut pas se tromper. Le vrai, c’est à droite, quand on regarde vers les docks.
Je fus accueilli par le son d’un piano mécanique comme on n’en voit plus qu’à Londres, dans ces quartiers, je crois. Petit, terne, sans ornements. Qui vous moulait des airs acides et tremblants (je garde cette musique-là dans l’oreille). La salle était ornée des trophées que Charlie Brown avait ramassés au cours d’une longue vie : fétiches nègres, fœtus, bouées, cordages, animaux phénomènes, souvenirs de la grande guerre, tout un bric-à-brac qui a sa place au Caledonian-Market, la foire aux puces de Londres. Ça faisait comme un poussiéreux musée de province. Un peu moins funèbre. À cause des clients. On ne dansait pas, ce soir-là, car un mois auparavant il y avait eu de la bagarre. Les consommateurs, assis sur des bancs, parlaient à voix basse ou regardaient dans le vide. Pas un seul marin, mais des gaillards à grande casquette, au pantalon large, comme j’en avais vu dans les bals-musettes de la Chapelle et de la rue de Lappe.
Quelques femmes, ni belles, ni laides. Le garçon, qui ouvrait l’œil…
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Je m’arrêtai sur le pont : London Bridge. Le soleil brillait, du vent soufflait, des vagues gonflaient la Tamise. Tous les entrepôts dressaient vers le ciel leurs grands murs et enfonçaient dans le fleuve leurs bases solides, renforcées d’énormes pilotis. Il m’arrivait de penser au spectacle qu’on a à Paris, du pont des Arts, quand on regarde cette pointe de la Cité, les tours de Notre-Dame, et de rêver de ce paysage tendre, frémissant, qui enferme aussi ses secrets. Cette vue de la Tamise et des quais bordés de buildings, de fabriques, c’était comme le paysage des temps nouveaux, celui qu’on peut voir tout aussi bien à New-York, mais pas plus formidable, j’imagine. Car c’est devant la Tamise qu’on peut penser, avec les Anglais, à l’Empire. Se répéter que tous les vaisseaux du monde viennent un jour déverser ici leurs marchandises : fruits, étoffes, coton, café, thé, les richesses de l’Inde ou de l’Afrique, ou de l’Amérique, voire celles de notre vieille Europe, qui s’entassent dans ces entrepôts immenses que j’ai décrits.
Les ponts-tournants s’ouvraient, se fermaient, des cargos passaient ; des paquebots se balançaient sur le fleuve ; les rues, des fleuves elles aussi, laissaient couler leurs flots humains, ou mécaniques, courant continu et silencieux. Qu’est-ce que ça pouvait être, bon Dieu, au temps de la prospérité ! Les hommes travaillaient à pleins bras, Hindous ou Chinois compris. Aujourd’hui, il n’y avait plus que des Anglais, qui, s’aidant des poulies, des treuils, des grues, chargeaient, déchargeaient, avec des mouvements lents et dignes. Ça m’avait déjà frappé sur des chantiers, çà et là, cette façon de travailler de l’ouvrier anglais. Sans cris, sans mouvements inutiles, sans qu’on puisse lire sur son visage la fatigue ou la révolte. J’en vis toute une armée de ces travailleurs, le long des quais, sans compter ceux qu’enfermaient les entrepôts ou les usines du voisinage. Tout vous disait de penser à eux – et à leurs prédécesseurs. Cette entreprise monstrueuse qu’est Londres, son port, avec ses chantiers et ses fabriques qui annoncent les temps futurs, ce paysage formidable, c’est eux qui l’ont créé de leurs mains. Ça représente des millions et des millions d’ouvriers. Muets, dociles, comme ceux d’à présent. Qui tiennent leur rôle, consciemment ou non. Moi, au bord de ces quais, comme dans les rues de la City ou dans les quartiers interminables du sud, c’était à eux que je pensais, plus qu’aux grands hommes de guerre, de politique, de finance ; et puis encore à ceux du nord de l’Angleterre, moins passifs, que je n’aurai pu approcher durant ce premier séjour.
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Ce jour-là, j’avais été à Greenwich. Du parc, où poussent de chers vieux arbres, on a une vue sur une partie du port et cette Tamise qui dessine des méandres comme notre Seine. Les spécialistes qui se tiennent en observation dans le fameux observatoire, s’ils ne braquaient vers le ciel leurs télescopes, ce sont les hommes, ces termites, ces rongeurs, ces malheureux, qu’ils pourraient voir grouiller dans la plaine basse où poussent des forêts de mâts et de cheminées. Au retour, après avoir traversé un quartier slum, des étendues libres qui semblaient enfin marquer les limites de Londres, je pris le bus qui passe sous la Tamise en suivant le Blackwel Tunnel.
Ce tunnel a été creusé sous le règne de la reine Victoria, si j’ai bonne mémoire. Il commence dans un décor de gazomètres, s’enfonce sous terre, étroit, sombre, laissant passage à deux files de voitures. Il n’en finit plus. Les bus vont si lentement qu’on a le temps d’écouter chanter la Tamise quand on passe sous son ventre. Ça a un aspect banal tout autant qu’infernal. Lorsque le tunnel débouche à la lumière c’est dans ce quartier de Poplar, et il semble qu’on a fait tout ce chemin dans des profondeurs pour aboutir à l’enfer. Une façon de s’exprimer ! Ce n’est, après tout, que le coin le plus misérable de Londres. Et la misère, ce n’est pas anglais, français, ça ne porte pas la marque d’un pays ; dans le nord, elle est plus lourde, plus dénuée d’espoir. C’est peut-être pour cela que, traînant dans ces rues aussi laides, aussi noires que celles des corons, je pouvais penser à une espèce d’enfer. On y découvrait des paradis illusoires : dispensaires, églises et asiles de l’Armée du Salut. Des clochards et des chômeurs y entraient. Quant aux habitants de Poplar, ils se cachaient, faut croire. Des gosses dans les rues. Suffisait de voir leurs pauvres petites jambes grisâtres et nues, leurs faces hâves, pour se représenter les parents, imaginer le drame du pain quotidien dans chaque famille, tout Anglais qu’on est et soldat de l’Empire !
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Toujours, j’ai eu un faible pour ces foires qu’entretiennent les capitales, qu’on nomme chez nous : foire aux puces ; c’est un goût qui me vient de mon enfance, lorsque j’allais musarder à Saint-Ouen. Si je m’attendais, à Londres, à faire semblable découverte ! Il est vrai que le Caledonian-Market n’est pas connu des intellectuels et des touristes – pas encore. C’est un vaste espace, dans un quartier populaire, où se tient le marché aux bestiaux ; mais, deux fois la semaine, ce sont les hommes qui y traitent leurs petites affaires.
Une rue voisine du Caledonian-Market s’appelle « route de la faim ». Un indice. Ce sont de pauvres hères, en général, ceux qui le fréquentent. Ils viennent se remplir le ventre, si possible, pour quelques pence, acheter des légumes et des fruits à bas prix, se vêtir en choisissant dans ces déballages de friperies, se meubler, fouiner, bricoler. Et comme chez nous, à Saint-Ouen, c’est aussi un moment de liesse ; au Caledonian-Market, on ne porte pas le masque d’un gentleman, on crie, on rit, on gesticule, on se dégèle enfin !
Mais je devais voir encore mieux, un dimanche matin, à Whitechapel. Dans des rues noires, bordées parfois de murailles nues comme celles des prisons, j’assistai à un fameux déballage de nippes, chaussures, vaisselle, ferblanterie, verroterie, épicerie, boustifaille. Ça vous avait davantage de couleur qu’au Caledonian-Market, à cause du public, bien plus nécessiteux. Des juifs, des Chinois, des Hindous, des Anglais minables, tout ce monde soucieux, affamé, criard, remuant, sous un ciel gris s’écoulait par les canaux étroits des rues. Des camelots faisaient la retape, pleins d’entrain, maigres ou bedonnants ; ils s’égosillaient pour gagner en un jour leur vie d’une semaine, les malins ; et remportaient plus de succès que les chanteurs ambulants : boiteux, aveugles, misérables de l’Opéra de Quatre Sous, dont les complaintes évoquaient toutes les crises, présentes ou futures.
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À l’Holborn-Empire, un music-hall comme on n’en trouve plus rue de la Gaieté ou dans les faubourgs, je passai deux bonnes soirées. La salle est de l’époque victorienne, probablement, avec balcons, dorures, sculptures, lampadaires. Les numéros, dans la pure tradition anglaise du music-hall : clowns, danseurs, acrobates, prestidigitateurs, se succèdent, rapides, légers, simples, parfaits. Le public rit, comme je n’avais encore entendu rire des Anglais. Pour des calembours que je ne comprenais pas, pour un regard, pour un geste. Une joie pleine et presque enfantine, faite pour rafraîchir l’âme. Je sortis de là, ravi. Les soirs suivants, je tentai d’aller au Palladium, autre music-hall, plus chic. Impossible, tant il y avait foule, et une foule houleuse, gaie, qui me rappelait les plus beaux moments de la « prospérité », qui ne se repliait pas sur elle-même, ne cherchait pas à économiser âprement comme font nos Français, la crise venue. Je flânais alors dans Soho, dans Regent Street, autour de Piccadilly Circus, cette charmante place vieillotte où la vie ne cesse de tourbillonner. Ce tourbillon m’entraînait, moi, vers Leicester Square où, sur le trottoir, on peut voir des femmes fardées et assez élégantes faire leur métier, plus discrètement qu’à Paris, sans une parole, quelquefois en vous offrant un visage désespéré.
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Je manquais d’argent pour fréquenter des dancings, des restaurants mondains. Je ne sais ce qu’est « la noce », à Londres, en quoi elle diffère de celle de Montparnasse ou de Montmartre. Bah ! ce n’est pas là que je vais chercher la vie, mais dans la rue, toujours. J’y vais comme un soldat envoyé en avant-garde dans un pays inconnu, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, reniflant l’air.
Je n’ai pas eu le temps de prendre des habitudes. Toutefois, il y a des coins de Londres où j’ai pu me relâcher de mon attention, me laisser pénétrer doucement par l’atmosphère. À un carrefour qui s’appelle Tottenham Road Station. Les premiers jours, j’allais là parce que s’y trouvait un établissement Lyons où je n’avais pas à prononcer dix paroles pour manger ou boire le thé. Mes pérégrinations commençaient ou se terminaient au dit carrefour où je pouvais enfin reprendre un bus qui me ramènerait à Highgate. C’était 6 heures, les employés sortaient de ces bureaux innombrables, de ces cellules à commerce qui s’ouvrent tout au long d’Oxford Street. Des milliers d’employés qui ne semblaient pas avoir connu le chômage – à Londres seulement, on voit ça ! – tous correctement vêtus, lisant leurs journaux massifs, ne regardant pas les femmes, et les femmes sans regards pour les hommes. Ils se retrouvaient là, avant que les bus les reprennent. C’est un coin quelconque comme le carrefour Lafayette-Chaussée-d’Antin, et cependant fiévreux, tumultueux, barbouillé par les feux des enseignes. Je sens encore les pulsations de ce cœur qui, par les artères de rues interminables, envoyait du sang dans les faubourgs.
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Londres, c’est une sorte de monstre, avec dix, vingt centres nerveux comme Tottenham Road. Durant un mois, je n’ai eu d’autres pensées que de découvrir ces carrefours, puis d’y revenir, d’y passer de longs moments. J’avais fait mon deuil des terrasses de café, si pratiques pour qui veut observer la vie d’une grande ville. Je restais immobile, contre une boutique, et me laissant frôler, submerger par tous ces courants.
Il y a eu un temps, j’aurais vécu les longues heures de la journée dans les musées. C’est fini. Dans ceux de Londres, cependant nombreux et parfois magnifiques (et je ne compte pas celui de « Madame Tussaud », ce musée Grévin réussi) je n’ai fait qu’une seule visite. J’ai vu à la National Gallery des tableaux de primitifs comme on n’en voit que rarement en Italie, autant que je me souvienne ; au British Museum, des marbres grecs comme on ne peut en admirer en Grèce, simplement parce que les frises du Parthénon sont prisonnières dans ce musée. Frises si lumineuses, si pures, personnages méditerranéens qui végètent dans des salles aux murailles rougeâtres, sous un ciel brumeux du nord. Je ne pus, malgré une joie profonde, demeurer longtemps dans ce cimetière.
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Je ne dirai pas que j’ai réussi à pénétrer profondément cette vie de Londres, surprenante. Comment y serais-je parvenu, moi qui ne parle pas anglais, qui ne peux vivre qu’à Paris, ou dans le Sud ; qui n’aime guère le thé, mais le vin ; qui déteste ces vies en séries, ces quartiers en séries qui me firent parfois trop souvenir de certaines villes hollandaises, mornes. On sait également que je n’ai point fréquenté les milieux bourgeois, aristocratiques. Ce n’est pas que je ne pourrais parler de la politique anglaise, de la finance anglaise, de l’économie anglaise. Moi aussi, j’ai été dans la City aux heures de bourse ; moi aussi, j’ai pu comprendre que partaient de Londres tous les fils qui couvrent la terre, cette trame, qui est autant un mal qu’un bien. Çà et là, j’ai pu entendre assez parler du roi, des traditions, des conservateurs, des travaillistes, des universités et des préjugés et des avantages qui s’y rattachent ; et certaines conversations ont pu m’expliquer cette attitude qu’ont les Anglais devant l’Europe et devant la guerre, qui leur fait nous répondre justement : oui-non. Ça me fait un poids de pensées qui prêteraient à de longs débats. J’ai décidé de m’en tenir à ce que j’avais vécu, éprouvé par mes propres moyens.
Plusieurs jours se sont écoulés depuis que j’ai commencé d’écrire. À présent, le souvenir de Londres s’installe en moi. Cette capitale, qui par sa diversité et son étendue m’échappait, il me semble que j’en saisis enfin quelque chose. Peut-être pas le meilleur, le plus significatif. La couleur d’une rue, une nuit près du fleuve, des sensations, des odeurs. Bien peu, oui, mais ce peu est à moi.
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La dernière journée de mon séjour je la passai à Chelsea, au bord de la Tamise. Chelsea, c’est un quartier où vivent des écrivains, des peintres, et la rive est bordée de vieilles maisons d’une architecture sobre, percées çà et là du vitrage d’un « studio ». Sur l’autre rive, on aperçoit des usines, dont l’une, colossale, évoque l’aspect de quelque nouveau temple égyptien. Ici, la Tamise est moins large qu’en aval de la Tour de Londres ; des péniches la remontent, poissons ventrus capables de traverser la mer du Nord. J’allais lentement le long du fleuve. Les maisons harmonieuses de Chelsea firent place à celles de Pimlico, qui est un quartier slum d’une belle tenue (si l’on songe à Poplar), le quartier de l’Anglais moyen peut-être, des hommes de série. Mon regard, toujours, revenait se poser sur le fleuve. Le soleil disparaissait dans une brume jaunâtre, ses rayons venaient mourir sur les eaux qu’ils peignaient d’un or sale, comme dans une toile de Turner. Le vent souffla et souleva ces couches de suie couvrant le trottoir. Une suie épaisse, qui se colle au visage, comme elle se colle aux façades de brique, les imprègne comme elle doit imprégner vos poumons, j’imagine. J’aperçus un trois-mâts, noir, sans voiles, aussi immobile que ceux des anciennes estampes. Et m’arrêtai bientôt pour contempler ces immenses bâtiments gothiques du Parlement, cette antique cathédrale de Westminster. Mais, plus encore que ces monuments qui racontent l’histoire de l’Angleterre, il y avait le fleuve en ce moment gonflé par la mer, ce fleuve qui n’en finissait plus, dont les vaisseaux ancrés sur ses bords porteraient le nom de Londres jusqu’aux mers les plus lointaines.
Par éclairs, il m’arrivait de songer à Paris. Lutèce, la Cité, le Louvre, toute une histoire continentale, terriblement terrienne, quoi que dise et tente le Français. Ces souvenirs m’emplissaient de tendresse, celle qu’on porte à une beauté à son terme, à un monde finissant. Je pouvais bien appeler à moi l’image de la Seine qui se gonfle, elle aussi, des eaux de la mer, me répéter que Rouen, Le Havre, par où j’avais gagné l’Angleterre… Aucune illusion n’était possible. La vie coulait avec ce vaste fleuve, comme elle coulait sur ces larges ponts qui le traversent, dans les avenues qui y conduisent. Je ne me disais plus que chaque homme, pris isolément, n’offrait de l’homme qu’une plate image, désolante. Ils étaient huit millions assemblés sur les rives basses de la Tamise, huit millions qui avaient créé au cours des siècles une capitale monstrueuse, la plus secrète et la plus vivace de notre monde, qui lui avaient donné son centre.
Un peu avant Fismes le ciel s’éclaire, le soleil se montre enfin. C’est 10 heures lorsque je débarque dans cette petite ville, pas plus ni moins animée qu’une autre ville de province. Mais toute neuve, des toits de tuiles rouges, des façades blanches, et quelques villas prétentieuses, architecture dite des « pays envahis ». J’ai pu connaître, moi et ceux qui ont vécu en 1917 dans ce patelin, gîte d’étapes, P.C. de division, une ville bien différente. Dans ces rues mornes où je passe aujourd’hui à bicyclette, j’ai vu un foutu désordre, et de l’animation, du va-et-vient à la sortie de Fismes. La matinée est avancée, on ne sait pas si la ville va sommeiller tout le jour, ou si elle se trouve en pleine activité, on ne sait pas si la crise l’a frappée, si dans les rêves de ses futurs mercantis la guerre lui sourit comme la plus prospère de ses époques passées. À un tournant, soudain, je la vois disparaître. Je vais seul sur une route très blanche, celle que nous suivîmes un matin d’automne 17, tout le groupe, douzième du cent vingtième d’artillerie, c’est-à-dire trois batteries, douze pièces de 155 court, espèces d’obusiers énormes et trappus, qui roulaient avec un bruit d’enfer. J’étais téléphoniste, j’allais en queue de la colonne, dans un chariot. Sur cette même route où doucement je pédale.
Chaque année je me paye ainsi un ou deux voyages en vélo. Cyclo-tourisme, comme on dit dans les canards sportifs. Mais je pars seul. Je n’essaie pas de faire une forte moyenne, du 15 à l’heure, et encore, si je ne rencontre pas de longues montées. Car bien que j’aie un changement de vitesse, lorsque la côte est trop raide je mets pied à terre, et en avant !
Alors, c’était cette route-là ? Il y avait encore des champs qu’on cultivait ; et des paysans, des civils, dans ces fermes, des hommes que l’intérêt, peut-être l’amour, tenaient attachés à ce coin de terre. C’était une région où l’on pouvait vivre. Une espèce de paradis ça nous semblait à nous, à quinze, vingt kilomètres des lignes, et fallait de gros obus, ou des bombes d’avions, pour nous atteindre. Je regarde en tous sens, ainsi qu’un capitaine à son poste, en pleine mer. Et c’est vrai que je songe à la mer, le ciel est bleuâtre ; la brume enveloppe des collines lointaines, efface les couleurs.
Mais ce paysage de rêve je le recompose, je le reconstruis tel qu’il pouvait être, il y a de ça presque vingt ans. On découvrait, tout au long de cette route, des bicoques, des cagnas, des officielles baraques Adrian. On y rencontrait des poilus en tenue kaki, parce que nous montions prendre position dans un secteur tenu par un corps d’armée coloniale. Si je ferme les yeux, j’en revois qui défilent, ils descendaient des lignes, les veinards, ils allaient au repos dans un village pouilleux, et nous, nous montions. On se croisait sans échanger un mot le plus souvent, pas toujours un coup d’œil, on connaissait trop bien son avenir. Il n’y avait que des jeunots comme moi pour lancer sur ces poilus déguenillés presque, boueux, muets, un regard plein d’avidité et de peur.
Est-ce que je vais me retrouver ?
Je me souviens maintenant, c’est à droite, entre Maizy et Beaurieux que nous traversâmes l’Aisne. Ces noms, ces beaux noms sur des plaques émaillées don de Michelin ou du Touring-Club, quand on les lisait ça nous faisait râler, on approchait, toujours plus, bientôt on entrerait dans la zone dangereuse, déjà du camouflage était tendu au-dessus des routes, quant aux villages ce n’étaient plus que ruines par endroits. Et pourtant, un filon de vivre parmi ces ruines, à l’abri dans des caves !
Cette joie de vivre qui en 17 m’était, nous était interdite, je l’éprouve. À Œuilly, j’ai posé mon vélo contre le mur d’un bistrot, je suis entré dans une petite salle déserte, une femme m’a apporté du cidre, du pain, une boîte de sardines. On cassait aussi la croûte le long des routes, repas froid même lorsqu’il vous était servi par la roulante. Je suis installé dans un bistrot comme on en rencontre en Île-de-France. On y vend de l’épicerie, il y a un billard recouvert d’une housse, comptoir et bouteille d’apéros, c’est ici que les jeunes et les vieux viennent le dimanche, rien n’a changé, rien ne s’est passé.
C’est pourtant dans ce même bistrot que peut-être, un an ou deux, des gens ont dû tenir malgré les bombardements. Des héros, dans leur genre, qui remportaient chaque jour une victoire sur eux-mêmes, afin que les gros sous tombent dans leur caisse. Je regarde ces murs défraîchis, les calendriers anciens, la patronne qui derrière son comptoir rumine quoi ? ses souvenirs des années de guerre ? Au revoir ! j’ai les miens.
Mains serrées sur mon guidon, torse en avant, j’appuie sur les pédales. La route reste déserte. J’approche du Chemin des Dames, est-ce croyable ? Des terres bien travaillées, des arbres. C’est une belle journée de printemps, de quoi vous combler de bonheur.
Je sais que mon voyage ne ressemblera à aucun autre ; que je ne vais plus cesser de rencontrer des souvenirs. En 1918, quand j’ai quitté ces terres maudites de l’est, je me suis juré de n’y refoutre les pieds, au grand jamais. J’ai tenu bon, sauf une fois, où je fis un pèlerinage entre Reims et Verzy, près du fort de la Pompelle. Maintenant je dois continuer ma route, quelque chose me pousse, le passé, le désespoir, ou simplement la haine. Oui, je sais que je ne retrouverai rien, absolument rien de ce temps pourri. Me voilà dans Vassognes, ça fait un village de jouets, maisons claires, angles nets, toits tendus.
À Vassognes, de mon temps, on mettait les pieds le moins souvent possible, le patelin était repéré, les obus y descendaient. J’enfile une route où le cantonnier récemment a travaillé. Cette route, on la quittait pour un chemin qui conduisait à la Vallée Foulon.
Le voici, ce chemin, tracé depuis cinquante ou cent ans, il traversait un bois calme et feuillu, puis mutilé, haché, et qui est aujourd’hui redevenu tranquille, plein du chant d’un rossignol. Oui, c’est bien ce même chemin. Les ornières en étaient plus profondes ; des trous d’obus l’encadraient, le coupaient souvent. C’était l’hiver, on barbotait dans la boue quand il fallait regagner la sape. Le jour, passe encore. Mais de nuit, lorsqu’on rentrait de réparer une ligne ?
Je laisse tomber mon vélo sur l’herbe. Un paysage comme depuis ce matin j’en ai vu : fond de vallée, pentes boisées, ruisseau, sur la crête le village de Vassognes. J’ai donc vécu ici trois ou quatre mois de l’hiver 1917. Dans un décor bien différent, sous le même ciel pourtant, sous la même lumière. Mais ce paysage ne connaissait jamais le silence, l’air n’y était pas respirable. Je vois des lilas, un champ fraîchement labouré. Il n’y avait pas de fleurs de mon temps, les hommes ne remuaient la terre que pour s’y cacher, ainsi que des taupes. Il n’y avait plus que des arbres calcinés, aux branches nues qui dessinaient des signes de mort ; ces mêmes pentes étaient ravinées, trouées, couvertes par endroits d’une herbe jaune. De ce paysage-là ne reste rien. Rien. Ce n’était rien d’autre qu’une sale lèpre humide sur cette terre, une maladie que les hommes entretenaient depuis des mois, et dont ils crevaient. Est-ce fini, de leur mal ?
Je n’ai pas beaucoup plus confiance en l’homme qu’au temps où je le voyais, vêtu de bleu horizon, en pleine action. J’avais juste dix-neuf ans, j’ai commencé à vivre au milieu d’un beau gâchis. Qui faisait le bonheur de quelques jeunes, si j’en crois les récits de Drieu la Rochelle et de Henry de Montherlant. Ce n’est que bien plus tard, toutefois, qu’ils ont soufflé dans leurs trompettes. Quant à moi, je ne pensais pas faire jamais un écrivain. À peine si j’osais espérer faire simplement un vivant. Ce secteur, où je tombais, n’était ni plus ni moins terrible que d’autres. Pour moi, ça faisait un secteur abominable, et je n’écoutais pas les camarades qui racontaient entre deux accalmies qu’on avait le filon. Nous nous tenions quatre téléphonistes dans un gourbi étroit et humide. Au-dessus de nos têtes s’entassaient deux mètres de terre environ, dans cette terre un corps était enfoui, un zouave disait la croix de bois plantée au sommet du gourbi. De quoi rêver. Je rêvais. Quand soudain le brigadier surgissait, fallait encore partir sur une ligne.
Ce gourbi, je ne le retrouve pas, effacé, affaissé qu’il est. Ni la sape du commandant, que nous dûmes creuser durant un long mois, ça occupait nos loisirs. Elle, c’était au revers de cette pente, les deux ouvertures donnaient sur ce même chemin, nous venions y prendre l’air lorsque nous en avions marre de creuser. Et tout à coup des miaulements, nous nous engouffrions dans la sape, tandis que des obus éclataient au fond du marécage, dans ce creux aujourd’hui fleurissant où un ruisseau serpente.
Je voudrais remuer de grandes, de fortes pensées. Mais elles sont quotidiennes, mes pensées. J’ai dans les cuisses le poids de quarante kilomètres, c’est beaucoup si on se trouve à court d’entraînement, je sens la fatigue. Et puis, à dix-neuf ans de distance, quelle affaire d’évoquer le passé ! Cependant, je ne suis pas venu pour autre chose. Méditations sur la guerre et sur la mort, ça n’est pas mon rayon, comme on dit. Je me remets dans la peau de celui que je fus. Je l’ai avoué : je manquais de confiance dans l’homme, je ne croyais pas à mon destin, je ne me fiais pas à mon étoile. Je ne connaissais aucun des grands livres qui eussent pu me faire prendre mon mal en patience ; qui eussent pu, peut-être, me faire accepter l’idée de la mort. En guise de littérature chaque semaine, j’expédiais une ou deux lettres à ma mère, à mon père. Je ne savais que sentir, vibrer, avec violence. Avais-je peur ? Oui, souvent. Pas seulement dans ma peau, tout comme une bête. J’étais sensible autant qu’une fille, et mille petites choses pouvaient me faire frémir. Je n’étais pas endurci encore à cette vie impossible, je ne le fus jamais. Après six mois de front, le droit de porter une brisque ! je connaissais les mêmes désespoirs, les abattements interminables, et puis de brusques poussées de haine.
J’ai pleuré dans cette vallée, bien des fois. Jamais comme le jour de ma première sortie sur une ligne, au lendemain de notre arrivée dans le secteur. Le brigadier m’avait pris avec lui, parce qu’il fallait me dresser, et vite, à chacun sa part de corvées. C’était un grand gaillard du midi, qui s’appelait Horigou. Il avait fait la Somme, le Chemin des Dames déjà, étant de la classe 14. Il allait à longues enjambées, si sûrement il trouvait sa route entre les barbelés, les trous d’obus et la mouscaille, et moi je le suivais, un appareil téléphonique sur le dos, le front en nage, le cœur battant, les mains moites, en jetant des regards fous sur le paysage.
Je vais la quitter cette Vallée Foulon où je ne retrouverai rien de moi-même, ni des camarades. L’abandonner cette vallée tranquille, qui fut une vallée infernale, pour suivre Horigou, mon brigadier.
Je ramasse mon vélo, je le traîne, je vais doucement sur le chemin. Il y avait… il y avait de vagues abris de tôles que des éclats avaient percées comme une écumoire. Des barbelés dans lesquels il fallait prendre garde de ne pas s’empêtrer. Partout des croix. Des tranchées de repli avec toute une vermine, un bric-à-brac, et d’où montait une odeur de merde. Puis enfin c’était le débouché sur la route conduisant à Oulches, putain de route où il ne faisait pas bon de flâner comme maintenant, où sur leurs vélos les agents de liaison tricotaient. Les lignes étaient posées au petit bonheur contre le talus, étiquetées de place en place. Nous nous arrêtions pour « faire un appel ». « Allô, disait Horigou d’une voix brève, le Central ? Ici, équipe de réparations ». Le Central répondait, mais la batterie se taisait. Et nous repartions, Horigou en jurant, moi en serrant les fesses. Des obus éclatèrent, une rafale. Durant quelques minutes nous nous tînmes écrasés à plat ventre au fond d’un trou. J’entendis miauler des éclats. J’avais de la terre plein la bouche, j’aurais voulu m’y enfoncer dans cette terre pourrie, que tout fût fini et qu’on n’en parle plus. Horigou me donna une bourrade : « Lève-toi, viens ». Mes yeux s’emplissaient de larmes, il poursuivit : « Allons, démerde-toi ».
Je ne me suivrai pas sur la route d’Oulches, je ne raconterai pas cette fois-ci tout mon apprentissage.
Je suis arrivé sur une crête où il faisait mauvais jadis de se montrer, d’où je découvre un paysage qui est resté gravé dans ma mémoire. À ma gauche, ce sont les hauteurs de la Vallée Foulon, j’y aperçois des taches blanches, peut-être les ouvertures des sapes nombreuses qui abritaient les centrales téléphoniques. À ma droite, c’est Oulches, flambant neuf, méconnaissable, l’Oulches véritable c’est celui que je conserve précieusement dans mon souvenir, monceau de ruines. Une large vallée s’étend, avec des espaces verts ou nouvellement travaillés, des boqueteaux, des pentes douces, puis raides, qui viennent finir au Chemin des Dames. C’est cette crête qui se dessine finement sur le ciel, le Chemin des Dames. Je ne l’ai jamais vu comme aujourd’hui, parce que jamais je ne me suis tenu debout là où je suis, immobile, nous passions en vitesse, prêts à nous allonger contre terre. Je vois la ferme Hurtebise. Ses bâtiments s’étendent sur la crête, on comprend qu’elle ait pu faire une espèce de forteresse, quelque temps du moins, car lorsque j’arrivai dans ce secteur ce n’était plus qu’un nom, planté sur un coin de terre lunaire.
C’est donc ici, où je ne découvre pas en cette minute un être vivant, que des milliers, des milliers d’hommes vivaient, Français, Allemands. Ils surgissaient du sol, et puis s’y terraient, ils se glissaient entre les murailles mouvantes des tranchées. Derrière chaque talus aujourd’hui désert, partout, accrochées, camouflées, serrées les unes contre les autres, des batteries avaient pris position. Il y avait la quatorzième batterie de notre groupe. Des batteries de 105 ou de 75. Repérées par l’aviation ennemie, marmitées, mais coûte que coûte fallait qu’elles tiennent, ripostent aux bombardements, exécutent des tirs de barrage au premier signal, et quand elles n’en pouvaient plus, que leurs servants étaient morts, des batteries nouvelles arrivaient, promues au même travail, menacées du même destin.
Je remonterai bientôt la pente pour arriver au Chemin des Dames. Pas de mensonge, ce sera la première fois que j’y mettrai les pieds. À ma façon, je fus un veinard, un embusqué, moi et les copains du groupe. Ce n’est pas que je veuille me justifier devant vous, vieillards ou profiteurs de guerre, patriotards de l’arrière, nationaux et fascistes d’aujourd’hui, non vous êtes pas nos juges. Je pense aux biffins qui tenaient les lignes. Ce que fut leur existence, je le sais un peu, j’en ai goûté lorsque je montais à l’observatoire, sur les hauteurs de la Vallée Foulon.
Cette vallée que je traverse, qui n’est pas la Vallée Foulon, sur les plans directeurs elle devait avoir un nom. Ce pays sillonné de tranchées était couvert de mille noms, qui évoquaient des combats, des souffrances, rappelaient le séjour « héroïque » de certaines unités. J’ai oublié ces noms, et passablement l’argot de notre métier. La nature a oublié, elle aussi. Plus de tranchées de repli, de boyaux, de lignes de soutien, de parallèles d’attaque, de sapes, de petits postes. Près de vingt ans se sont écoulés, ça suffit amplement pour que cette vallée infernale soit redevenue une vallée véritable, silencieuse, et connaisse son vrai destin, si les hommes ne se mêlent encore de la fréquenter.
Est-ce possible qu’il ne reste aucune trace de notre passage, du séjour, du piétinement de centaines de mille hommes sur ces terres ? Je fouille du regard le paysage. Où je suis, à cinq cents mètres d’Hurtebise, je n’ai jamais traîné ma peau. Mais, pourtant, je n’ai pas un gros effort d’imagination à faire pour reconstruire le décor de 1917. Justement, jaillissant de terre, voici des ronces, ces barbelés faits pour retenir leurs proies, pièges où se prenaient les hommes, où les blessés connaissaient de lents supplices, où les corps pourrissaient. On a nivelé, à la hâte on a bouché des trous, des pieux et de la ferraille émergent encore, trahissent un paysage inhumain, le véritable. Il suffirait de gratter un peu, pour retrouver quoi ? Des ossements. Le laboureur a fouillé ce sol, et de temps à autre il en tire des obus, des morceaux de fonte qu’il entasse au bord du chemin, comme une moisson. Je me penche sur un tas. Ce sont des éclats, ces éclats qui déchiraient l’air, rageusement, pour venir se planter dans un crâne, pour déchirer des chairs ; rouillés, terreux qu’ils sont, mais ils n’en gardent pas moins des arêtes meurtrières, des formes bizarres telles qu’on les imagine au milieu d’un délire. J’en ramasse plusieurs, les tiens dans le creux de ma main. Matière pesante, froide, indifférente. Ah, songer qu’un seul grain de plomb dans une cervelle ça suffit… et tenir là quelque cent grammes d’un dur métal… Je ne pense pas que ces éclats tous ont fait le travail meurtrier auquel on les destinait. Il faut bien le dire, il y avait de la perte, chaque éclat ne tuait pas son homme, et cela explique les bombardements interminables, les « pilonnages » quotidiens, les tirs de barrage durant lesquels « pleuvaient » les obus.
Dans quelques minutes j’atteindrai le Chemin des Dames, la ferme Hurtebise. Il est plus de midi, le soleil brille. C’est un temps un peu lourd. L’air est silencieux. Tant de silence là où jadis tant de bruit ! Ces bruits dont il ne m’est pas possible de retrouver le son, grondements, roulements, miaulements, murmures, sifflements, c’était une confusion de sons, et des cris, des appels, des râles, des injures, des soupirs. Et à présent ce large silence qu’emplit le chant passionné d’une alouette.
Une carrière s’ouvre, est-ce une vraie carrière, les restes d’un entonnoir monstrueux ? Ailleurs, le terrain est doucement raviné, les tranchées usées par le temps font des espèces de montagnes russes. Monceaux de barbelés. Obus rouillés, entassés sur les bas-côtés de la route. Une route. Aller tête nue, à l’air libre, dans ce pays où les hommes n’avançaient qu’en rampant.
Ah ! c’est dangereux de venir ici, car rien d’assez grand, rien de suffisamment tragique ne rappelle la guerre et tant de mois de souffrances. Vieilles tranchées envahies par les herbes ainsi que de vieux monuments, barbelés qui ressemblent étrangement aux ronces, terrains lépreux, qu’est-ce que c’est ? Terrains pauvres et nus, mais bien d’autres terrains restent incultes. Alors, on peut se dire que ça n’était pas si terrible… que ça a eu quand même une fin, cet enfer… et que devant la nature, devant l’éternité… On peut s’en donner des bonnes raisons. Ajouter que les paroles des combattants sont presque des légendes, récits de vieillards au cours d’une soirée ; que les écrits, quelques-uns réussissent à trouver des justifications à ce crime, et d’autres sont incomplets, maladroits, je ne le sais que trop.
Il y a la vie qui reprend, qui continue ici. Il y a la lumière, un ciel libre (en 17 aussi, brillait le soleil). Il y a ce mouvement éternel de la vie, que ne nient pas les cimetières où dorment quatre mille hommes. Oui, on peut penser que tout ça n’était pas vrai. Pas moi. Mais vous, les jeunes, les hommes de demain, soldats et martyrs de demain. Parce qu’on manque d’imagination et qu’on croit trop à l’instant. Parce qu’on se laisse endormir, peut-être aussi parce que ceux qui furent des témoins manquent de génie. Parce que les témoins, les anciens combattants disparaissent, dans vingt ans on parlera d’eux comme des « anciens de Reichshoffen ».
Moi, tourné vers ce paysage du Chemin des Dames que nous avons été des milliers à voir alors qu’il était paysage infernal, maudit, je répète que ce fut terrible, atroce, interminable ; que ce fut sans beauté, sans héroïsme, et pitoyablement quotidien. Je répète que si dans nos cœurs il y avait la résignation, il en naissait aussi le refus, la révolte, de celle qui jaillit sur ce même Chemin des Dames, en avril 17. Je répète que nous faisions le serment de ne plus accepter jamais l’idée d’une autre guerre. Que la seule espérance que nous avions était celle que cette guerre serait la dernière de toutes.
Mais aujourd’hui, je sais que nous sommes de nouveau menacés, je sais que la guerre est là, et jamais ce paysage ne m’aura semblé plus funeste et tragique. Jamais le sacrifice de milliers d’hommes ne m’aura paru plus vain ; jamais je n’aurai pensé avec autant de force que leur jeunesse, leur vie, ignoblement leur fut volée.
Et jamais ne m’aura paru plus pitoyable la comédie que des hommes font jouer à d’autres hommes que devant le monument qui s’élève en face de la ferme Hurtebise, près de laquelle je suis arrivé enfin. Jamais monument plus stupide, symbole plus dangereux, plus trompeur, disons plus ignoble, que celui-là, qui montre un jeune « Marie-Louise » donnant la main au « Bleuet » de 1918. 1814-1918. À deux reprises, sur ce coin de terre, Français et Allemands se sont affrontés. Quel lieu historique, quel centre de pèlerinage, autel à discours, à cérémonies, à défilés. Avec, pour déesse, cette victoire de bronze qu’entourent le soldat des aventures napoléoniennes et celui de la grande guerre, les seuls soldats vivants, d’une vie de métal inhumaine, dans ce paysage qui rappelle l’horreur, la monstruosité de l’esprit militaire, de l’esprit de guerre. Mais ce n’est pas cet esprit qui a été tué, le monument le célèbre, c’est l’homme qui a été tué, l’homme, dont je reconnais le cadavre allongé sur cette terre, un immense cadavre.
Puis-je espérer encore, ou désespérer à jamais ?
Espérer, mais ce n’est pas moi, ni mes compagnons, qui verrons se lever l’aube de la vraie victoire. Ce n’est pas nous qui irons sur le Chemin des Dames pour un nouveau pèlerinage, qui consistera à abattre le monument d’Hurtebise. Celui-là, les autres, égrenés sur la ligne du front. Dans tous les pays visités par la grande guerre. À bas !
La ferme est là, avec ses murs lisses, ses toits bien rouges, comme pour nier le passé, dire que nous avons rêvé, pour nous souffler que la guerre n’est pas si destructrice que ça puisqu’elle, ferme Hurtebise, se trouve à sa place, reconstruite exactement sur ses fondations (à ce que me raconte un gaillard qui fait, sur ce Chemin des Dames, fonction de guide) « Plus belle qu’avant » ajoute-t-il. La guerre a des vertus purificatrices, à en croire certaines voix. Ce sont voix trompeuses, et si j’étais sensible à ces mensonges, le paysage que je contemple à présent me répondrait : non !
C’est encore le « no man’s land », du moins un terrain interdit aux hommes, clôturé, où quelques panneaux annoncent : Terrains d’explosions. C’est une terre qui pour toujours semble maudite, malade, creusée, ravinée, étrange, où l’on aperçoit de la ferraille, des obus énormes, des torpilles aériennes, un casque çà et là. Je m’arrête, me baisse, je ramasse un ossement : un tibia qui dans ma main s’effrite. Je vais sur ce Chemin des Dames, entre la ferme Hurtebise et Craonne, là où des hommes combattaient, mouraient pour quelques mètres carrés de terre, comme s’il s’agissait d’un symbole. Ce que fut leur lutte ? Allons, pas de grandes phrases, l’histoire, hélas, en est pleine. Du silence. C’est le seul hommage qu’on puisse rendre à ceux qui tombèrent ici.
Sous un abri de planches et de tôles ondulées quelques hommes travaillent. Ce sont les nouveaux et pacifiques « nettoyeurs de tranchées », des types qui récupèrent les obus, grenades et autres artifices. J’en interroge un. « C’est dangereux, votre boulot ? » Dangereux, et comment ! il est arrivé à plusieurs reprises qu’un type saute avec un obus, ces engins conservent longtemps leur pouvoir maléfique. Ce sont des polaks, des sidis, des mangeurs de macaroni, qu’on a employés pour cette sale besogne, qui commence à manquer, en 1936. Mon bonhomme conclut : « C’est tout de même mieux que de chômer, dites ? » Je remonte sur ma bécane, en songeant : « La guerre aussi tuerait le chômage… » Je me sens le cœur empli de dégoût, de haine, de rage. C’est ainsi que j’arrive à Craonne. Il n’en reste rien. Un monument : « Craonne, à ses enfants tombés pour la France ». Et, sur la pierre, les noms des enfants du patelin. Quant aux milliers de types morts en défendant ce carrefour (la route, d’un côté, descend sur la Ville-aux-Bois, de l’autre sur Corbény) leurs noms se sont envolés, évanouis, ils couvriraient tout ce paysage si on se mettait à les aligner, Allemands ou Français. Pas même une croix de bois alentour. Les vivants ont fait soigneusement la toilette de Craonne, ça n’est plus qu’un nom, un lieu historique, un de plus ! En prévision des beaux jours et des cars de touristes qui ne tarderont plus à rappliquer, trois cantonniers arrachent de mauvaises herbes et grattent la route. Il s’en est trouvé un, un artiste, pour aligner contre un pan de muraille des carreaux hexagonaux. Ça vous fait penser soudain au carrelage d’une ville antique, quelque coin d’une maison de Pompéi, en moins beau, vu qu’ici tout reste pourri.
Est-ce que j’y reviendrai au Chemin des Dames, en flâneur bien entendu ? Je crois que oui. J’ai tenu dix-huit ans, mais à présent j’ai le sentiment d’un souvenir qui ne va plus me lâcher, pas plus que ne m’ont lâché jamais les cauchemars des années de guerre. De temps en temps, si ma haine s’endort, faudra que je retourne ici, ce sera comme si je buvais un alcool.
La route traverse un bois, s’éloigne du plateau de Craonne et de la tranchée de Californie.
« Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes,
C’est à Craonne, sur le plateau, qu’on y laissera sa peau ».
Je pousse sur les pédales, le vent emporte ce refrain qu’on chantait en 17. Oui, adieu, adieu. Impossible que je retrouve ce désert à Corbény ? J’y casserai la croûte, c’est l’heure. M’y voici. Le village est reconstruit à neuf, ses habitants doivent ça au travail sérieux de l’artillerie française. Un café-hôtel, restaurant, où j’entre.
Lorsque je sors de table et reprends mon vélo, c’est 3 heures au clocher de Corbény. Il fait chaud, le village sommeille, comme en mai 1914, comme il y a cinquante ans. Il y a eu un arrêt de quatre années, et puis le courant a repris, aussi silencieux et profond, un courant de vie calme, discrète, mais forte, naturelle, disons simplement humaine, que je reconnais dans d’autres régions, sud, ouest, centre, et c’est peut-être ça, la France, alors que dans des pays voisins s’étale le délire fasciste, cette poussée de fièvre, qui n’est pas signe de jeunesse.
Il me faudra repasser par la ferme Hurtebise, traverser des bois. C’étaient les « Fritz » qui y vadrouillaient, patrouillaient, vivaient dans ces bois, y cachaient leurs batteries, y dissimulaient leurs échelons et leurs troupes. Ils sont encore des milliers, en Allemagne, qui doivent chercher parfois à se souvenir du paysage que je contemple – car on le voit bien, ce sacré Chemin des Dames – qui doivent s’efforcer de retrouver le nom du village que je traverse : Bouconville, puis bientôt, Vauclerc. Mais tous ces anciens combattants ne sont probablement pas plus brillants que les nôtres, gazés, rhumatisants, vieillis, aigris, pauvres, et qui pis est hitlériens, comme nous avons nos briscards et croix-de-feu. C’est ici qu’ils vivaient, que nos batteries leur expédiaient sans arrêt des obus de 155, et d’autres batteries d’autres obus, il y en avait pour tous les goûts. C’était ce coin qui faisait pendant à notre Vallée Foulon, au marais en bas de Vassognes, les pentes que je traversais en courant à bride abattue. Il y avait bien, ici même, un jeunot qui faisait son métier de téléphoniste, et qui en bavait, qui pleurait. Je te salue, vieux frère…
À deux cents mètres de la ferme Hurtebise je retrouve ce guide que j’avais rencontré au carrefour. Planté devant un large écriteau : « C’est ici que les troupes du colonel X… s’emparèrent de la grotte du Dragon… » Il me fait signe. Derrière lui, à l’entrée d’une espèce de cagna, se tiennent deux bonshommes hirsutes, genre mercanti du front, qui vendent des cartes postales, du vin et de la limonade. Je ne vais pas leur répondre que j’ai été figurant dans la tragédie du Chemin des Dames, ils n’en croiraient rien, vu que je « fais jeune ». Si j’avais de la légèreté, de la fantaisie, je pourrais m’offrir cette visite. Mais j’ai de la haine, et qui me brûle.
Maintenant c’est une route comme sont toutes les routes. À peine si, de place en place, sur les bas-côtés, s’entassent des obus, des éclats, des barbelés. La terre est lisse, verte, brune, des attelages y vont lentement ; c’est un pays de grande culture, çà et là se dressent des fermes énormes comme celle d’Hurtebise. Souvent, je me retourne. Sur ce paysage je tente de fixer le décor du passé, y mettre des convois, des colonnes d’infanterie, batteries d’artillerie. Non, c’est purement imaginaire, le paysage se refuse tout entier. Il y a seulement le présent, il y a la vie, et ce n’est pas même ce vaste cimetière de Braye-en-Laonnois qui peut la nier.
Alors, je lui cède, à la vie, je lui appartiens. C’en est fini de cette promenade, qui s’est transformée malgré moi en pèlerinage, au cours duquel ma pensée s’est égarée souvent. Il me faut savoir à présent si cette vie vaut d’être vécue. En ce qui me concerne, je réponds oui, malgré tout j’ai mes joies, j’ai des raisons de vivre. Mais les paysans qui travaillent sur ces terres, dans ces fermes qui ressemblent à des usines ?
À Ostel, alors que j’ai quitté le Chemin des Dames pour descendre vers l’Aisne, dans un café où j’entre vider une canette, des hommes répondent à la question que je me suis posée. Ils y répondent sans même que je les interroge, il me suffit d’écouter leur conversation. Ils sont trois : un de trente ans, un de soixante, un autre de soixante-dix environ, et c’est celui-là qui parle, il raconte qu’il est le doyen d’Ostel, et que dans leur village il n’y a pas encore l’électricité, rien, que leur maire ne sait pas se débrouiller comme celui de Soupir. « Fallait faire comme nous, changer de conseillers », interrompt le jeune. Un regard vers moi. « Nous, on a une municipalité c’est socialistes et communistes, on fait quelque chose pour nos chômeurs, on va faire reconstruire l’école, ça donnera de l’ouvrage à nos maçons, et ça coûtera presque rien à la commune, vu qu’on a des bois ». Je lui souris, il m’adresse directement la parole : « On s’est remué au cours des élections, Georges Monnet il est passé au premier tour. Par ici y a pourtant des fermes, les patrons voulaient que leurs ouvriers votent pour le candidat national, mais les types ont pas marché, pas un. Vous pensez, avec ce qu’ils gagnent, 360 à 400 au mois, logés, mais pas nourris, ils voient bien enfin ceux qui sont pour eux ». Nous discutons. Politique ? Nous parlons de la vie, simplement, trop dure, du travail, qui vous tient sur les champs de l’aube au crépuscule. Être sorti de la guerre pour mener une vie de chien dans un bled, manger et dormir presque aussi mal qu’à la caserne ; accepter toutes les conditions d’un propriétaire qui possède 2.000 ou 3.000 hectares plutôt que de faire un chômeur, qu’on ait cinquante ou trente ans, c’est la même misère qui vous guette, et cette vie-là, non, ne valait pas d’être vécue.
— Faut que le front populaire change tout ça, me dit cet homme.
— Oui, ça changera, je réponds, la main tendue.
C’est presque le crépuscule lorsque je traverse Vailly. À la fraîche, en bécane comme pour les autos la carburation est bonne. Je ne ressens plus aucune fatigue. Mieux, je ne suis plus hanté par les souvenirs, je ne suis plus visité par le fantôme de celui que je fus à vingt ans. J’arrive dans un patelin, Missy-sur-Aisne, et devant un petit bistrot qui fait hôtel je décide de m’arrêter…
Le lendemain matin, je repars sur le coup de huit heures. Je n’en ai pas fini encore avec les villages aux maisons trop neuves, ou anciennes, avec des balafres ou l’espèce de petite vérole causée sur leur façade par les éclats d’obus. Je pédalerai longtemps avant de quitter ce qu’on nommait la « zone des armées ». De mai à août 1918 on s’est battu ferme, par ici. Flux et reflux, français, allemand. Cette région d’Oulchy-le-Château, de la Ferté-Milon, la forêt de Villers-Cotterets que je traverse, la petite ville de Longpont où je m’arrête cinq minutes, c’était par ici qu’on refaisait comme aux beaux jours d’août 1914 la guerre de mouvement. Mangin le colonial, le boucher du Chemin des Dames, à la tête de je ne sais plus quelle armée, dirigeait la contre-offensive, la fameuse, qui devait déclencher la grande victoire. Un peu avant Faverolles, à un carrefour, s’élève une pyramide à la gloire de la division des Loups qui, en ce point, arrêta définitivement l’envahisseur. Le paysage est doux, calme, indifférent. Des milliers d’hommes qui ont piétiné et fouillé le sol reste ce souvenir. C’est maigre. Peut-être aussi des corps enfouis hâtivement dans la terre. J’imagine bien que de temps à autre les anciens de la division doivent venir devant cette pyramide évoquer leurs exploits, de même que dans la Somme et à Verdun, les anciens d’autres divisions de fer, devant d’autres pyramides, plus hautes, plus sanglantes (voir le phare et l’ossuaire de Douaumont) viennent aussi commémorer, et de même chaque jour à l’Arc de Triomphe. N’empêche que les années s’écoulent, et avec elles se fanent les souvenirs les plus glorieux. Les anciens combattants se fatigueront de célébrer ces anniversaires, se fatigueront et puis mourront. Moi, qui ne fais pas partie d’associations d’anciens combattants, ma façon de porter témoignage c’est d’écrire de telles pages, et sans employer je l’espère des phrases officielles. Je pense que s’il faut entretenir une flamme ce ne doit pas être celle du souvenir, mais de la révolte et de la haine.
Je déjeune à Faverolles, dans un bistrot tranquille.
Lorsque je remonte en selle, c’est près de 2 heures. Je tourne le dos à toutes ces terres blessées pour traverser une campagne heureuse, régions du Valois miraculeusement préservées de la guerre. Mais cette paix que goûte mon esprit, ne durera pas. Étrepilly, Barcy, Chambly, quelques-uns des villages où l’on se battit en septembre 14, lors de la bataille de la Marne, la première. Et ce n’est pas moi cette fois que je retrouve, mais mon père qui, parti dès le 5 août, dans un régiment du génie, traînait de ces longs bateaux de tôle grâce auxquels nos troupes triomphantes devaient franchir le Rhin. Il traînait, lui et ses copains, avec six précieuses cartouches dans le barillet de son gros revolver d’ordonnance, mort de sommeil et de fatigue pour avoir été de Versailles en Belgique, être redescendu dare-dare de la frontière belge à la Marne sur un canasson mal nourri et comme les hommes mal préparé à la grande aventure. Plus tard, il me fit le récit de cette débandade qualifiée de « recul stratégique ». J’imagine aussi les autres, gars de l’active ou réservistes, éparpillés dans ces champs, malheureux biffins en pantalon rouge qui faisaient des cibles vivantes sur lesquelles les Allemands tiraient comme à la fête.
À un carrefour où je dois prendre la route d’Esbly, je vois une statue. Celle d’un général, le regard fier, l’allure martiale, la capote gonflée par le vent, c’est le héros des expéditions coloniales, le vainqueur glorieux de la Marne. Il est planté droit comme un arbre, c’est la statue de la mort plutôt que celle de la gloire ; de tous les acteurs du drame de 1914 il reste le seul à avoir la position verticale, les autres étendus dans des cimetières ou des lieux inconnus bouffent les pissenlits par la racine. Aux automobilistes qui défilent par centaines sur la route de Meaux, les beaux jours d’été, il rappelle par sa présence que la paix c’est comme la santé, un état provisoire, précaire, et qu’on ne doit pas s’y fier, que les Galliéni et les Mangin sont là, toujours là, vrais maîtres de votre destin. Eux, pour les hommes des classes 1892 à 1918, leurs successeurs pour les hommes des classes 1919 à…
Je fixe des yeux ce vaste paysage que le crépuscule commence à noyer. Avec le regard que j’avais sur le Chemin des Dames, un regard qui plonge dans le passé, y reconnaît les fantômes, par milliers, des combattants. Et je ne vois pas, comme Galliéni, à l’horizon, des troupes en marche, fantassins, cavaliers, artilleurs, mais des hommes. Je n’y vois pas surgir des héros, mais je le répète des hommes, poussés, cernés sur une route qui n’était pas la leur, enfermés dans un paysage qui n’était en rien celui de leur naissance, promus à un destin meurtrier, néfaste, cruel, qui n’est pas celui de l’homme. Je retrouve des hommes auxquels ce Galliéni, et d’autres personnages de bronze, au cœur de bronze, arrachèrent la vie, volèrent l’amour et le bonheur. Pauvres martyrs, parce qu’ils furent des dupes, ainsi que moi-même et tant d’autres avons failli l’être. Et je me retourne vers la statue qui est celle de tous les généraux, des maîtres, et je crie sans prononcer une parole, avec mon sang, mes sens, ma fatigue et mes larmes : « À bas la guerre ! Jamais plus ! » Il reste immobile, muet, comme il le fut jadis devant ces hommes qui par milliers mouraient. Il se dresse comme une menace qui pèsera sur nous tant que nous ne l’aurons pas descendu de son socle, lui et ses semblables, ses ancêtres et ses successeurs qui sont ceux des aventures fascistes.
« Ce sera pour demain, la tâche des hommes de demain, je me dis, en enfourchant mon vélo pour une dernière étape. Dans cent ou cinq cents ans, je ne doute pas qu’ils ne réussissent à remporter la victoire, la vraie victoire. Et nous, hommes d’aujourd’hui, écrivons si c’est là notre moyen de combattre, dénonçons, luttons, chacun avec ses armes, soldats pour la seule cause qui vaille d’être défendue, la seule victoire dont pourront s’enorgueillir les hommes ».
(Voyage en Tchécoslovaquie)
Pendant des années, au cours de nombreux voyages, je n’ai connu qu’une fringale : visiter les musées, les monuments, les églises. Peut-être pas par amour du passé, mais simplement à cause de la profession que j’exerçais : peintre, profession qui me faisait m’attacher à toutes les manifestations artistiques d’autrefois. En abandonnant, il y a huit ans, la peinture pour la littérature, je ne suis pas devenu indifférent aux arts plastiques. C’est ailleurs, toutefois, que je vais chercher ma nourriture. Et si j’ai eu, à Prague, du plaisir à visiter quelques musées, à connaître ces primitifs tchèques au style si particulier et aigu, je n’en garde pas moins des souvenirs plus vifs.
Ces souvenirs, quels sont-ils ? Que valent-ils ? et en quoi expriment-ils l’esprit et la culture tchécoslovaques ? Je répondrai d’abord que je ne me suis pas soucié que de questions artistiques et littéraires.
À chacun sa façon de voyager, à chacun ses amours et ses joies. Pour moi, en voyage, il ne s’agit pas d’emmagasiner une foule d’images, de voir ce qu’il est bien de voir, connaître ce qu’il est bon de connaître, paraît-il, et rencontrer des personnages considérables. On en a la tête farcie des reportages, des interviews, des enquêtes qui prétendent être impartiales et documentées. Après tout, comme bien d’autres, je serais capable d’une telle besogne. Si je ne m’y refusais. Car je ne crois pas à son utilité. Qu’un journaliste, en quelques jours – voire en quelques semaines – puisse comprendre et pénétrer l’esprit d’un pays, voilà de quoi je doute. Je parle par expérience. Il m’a fallu vivre des mois et des mois en Espagne, depuis cinq années, pour pouvoir me risquer enfin à écrire sur ce sujet – à en écrire en romancier.
Que de précautions pour en arriver à déclarer tout bonnement que je ne saurais parler de la Tchécoslovaquie qu’en fonction de moi-même, un peu comme si je tenais mon journal, et que ce qu’on lira de mon voyage, ce ne sont que des notes.
* * *
Donc, plus que des œuvres d’art, je me soucie des hommes. Peut-être pas tant de leurs pensées que de leur manière de vivre. Et lorsque je dis : les hommes, il ne s’agit pas de grands personnages, mais des gens du peuple.
À Paris, je sais me débrouiller dans les faubourgs, je ne les quitte guère. J’eus bien du mal à me faire conduire dans les faubourgs de Prague. Puis j’y traînai seul, abandonné à moi-même. Mais j’ai, comme certains, des antennes, et sensibles, qui font que je vibrais. C’était devant une femme arrêtée à la devanture d’une charcuterie, une femme dont le visage frémissait de désir, peut-être de faim. Dans les rues mornes où je rencontrais des hommes aux vêtements lustrés, aux chaussures usées, des hommes que j’aurais voulu suivre, accompagner dans un bistrot. Pour en apprendre quoi ? Pardieu ! que la vie était dure, que le chômage et la maladie vous guettaient. Entreprendre un si long voyage et faire ces découvertes ? Précisément. La découverte que dans notre Europe tous les hommes, un peu plus, un peu moins, mènent une vie de chien.
* * *
Si l’on est mal informé, si l’on ne peut que baragouiner, en revanche les sensations sont vives, et vous, romancier, vous vous nourrissez d’elles. Lors d’un premier contact avec une ville, vous avez la chair à nu. Ces facultés s’émoussent, se transforment de jour en jour. À présent que je suis de retour à Paris mes souvenirs déposent en moi, se simplifient. Peut-être vais-je en garder le meilleur ? Une odeur, des formes, des couleurs, des sens, des espèces de fragments grâce auxquels hasardeusement je recomposerai mon voyage.
Je fouille dans ces souvenirs.
Non, je n’oublierai pas certaine soirée dans le « théâtre de bois » d’un lointain faubourg. Le titre de l’opérette qu’on y donnait ?… Mais je revois avec précision ce boui-boui comme on n’en trouve plus à Paris, de style 1900, fragile, gracieux, touchant avec ses velours rouges pas trop défraîchis, ses dorures, ses ornements de quatre sous ! Et quel public l’emplissait ! Un public en or, qui riait, criait, s’épanouissait. Ça faisait une atmosphère chaude et vibrante qui m’enveloppait, qui m’aidait à comprendre, mieux que des discours, l’âme populaire praguoise. Sur la scène, dans des décors simplifiés et peinturlurés brutalement on dansait, on débitait des blagues, on revoyait défiler des fantoches de l’ancien régime. C’était la tradition, dans ce qu’elle a de nécessaire, de profond et de vivace.
Que je retrouvai, une fois encore, lors d’une soirée dans une « cave ». Ce n’est pas moi qui en ferai la description à des Praguois, de la dite cave. Je leur confierai quel fut mon étonnement.
Il y avait là un orchestre morave, et, tandis qu’avec quelques compagnons nous buvions à lentes gorgées un vin blanc léger, les musiciens jouaient des airs populaires. Sur les 10 heures, des voix commencèrent à s’élever, bientôt la salle entière fut pleine de cette musique, c’était comme une âme qu’elle se donnait. J’écoutais. Je me disais que cela n’avait aucun pittoresque ; que ce décor ne rappelait en rien celui de nos boîtes montmartroises. Chez ces gens, on devinait un obscur besoin de poésie – la leur, celle de l’Europe Centrale, précisons – un désir de rêve et d’affranchissement, et encore (tous avaient quelques proches ancêtres paysans) un retour vers un cher passé. Je cherchais dans mes souvenirs, je n’y trouvais rien qui rappelât pareil spectacle.
Comme on voit, je ne donne là que des notes rapides. Mais que puis-je livrer de moi qui soit plus pur ?
* * *
Il m’arriva une fois de ne visiter une ville que de nuit. J’y débarquai au crépuscule et en repartis le surlendemain, très tôt (après une longue journée d’excursion dans la campagne slovaque).
Cette ville, c’était Kosice. J’y étais attendu. À peine m’y trouvai-je qu’un homme vint à ma rencontre et me demanda ce que je désirais connaître de sa ville. « Ses faubourgs, répondis-je. Et puisque c’est samedi, les plaisirs du samedi dans les faubourgs ».
Vers 11 heures nous quittâmes les rues où brillaient les feux d’un « Hôtel de l’Europe » et de plusieurs grands cafés. Bientôt, ce fut l’ombre et ce silence qu’on rencontre aussi dans nos villes de province. Une rue s’ouvrait, nous nous y engageâmes. Elle était bordée de maisons basses, mal éclairées. À l’intérieur de chaque maison, dans sa chambre, une femme se tenait immobile, parée, comme un mannequin dans sa vitrine elle s’offrait aux regards. Puis soudain elle prenait vie, bougeait la tête, souriait aux ombres qui glissaient dans la rue. Et autour d’elle le décor semblait changer, un grand lit apparaissait, des images lascives luisaient, des fleurs s’inclinaient. C’était une rue comme on en voit à Marseille, dans le vieux port. Mais silencieuse, presque tragique. J’aurais voulu pénétrer dans chacune de ces chambres. Pas pour ce qu’on croit. Non. Parce qu’il m’eût été plus possible qu’ailleurs peut-être, de savoir ce qu’était la vie, ce qu’on en faisait, ce qu’elle devenait avec les années.
Nous partîmes. Loin, il y avait un bal, dans un café quelconque, à l’enseigne de « la Souris Bleue ». Nous entrâmes dans une salle enfumée et puante, où clignotaient les feux de quelques lampes. Des soldats s’y trouvaient, fagotés comme les nôtres, en France, et des bonnes slovaques, petites et solides. On tournait, on sautait, on chantait. La joie ! C’est-à-dire se coller contre un corps et s’étourdir. Un spectacle qui n’était pas différent de celui que j’observais le samedi soir, à Belleville. Deux mille kilomètres pour retrouver les mêmes formes de vie, tout au moins le même désir de vie. Je confiai ces pensées à mon guide. Il me dit : « Nous allons aller dans un bal avec un orchestre tzigane ».
Longtemps, nous marchâmes. Nous nous éloignions du centre de la ville dont j’apercevais l’horloge, avec un cadran lumineux qui trouait la nuit. Il y avait des bâtiments neufs : écoles, hôpitaux, et puis des quartiers tassés, écrasés, noirs, et puis ce fut le quartier tzigane. J’allai dans ces rues où jamais plus je ne repasserais, entre ces maisons où vivaient des êtres pour lesquels Kosice c’était probablement le monde et toute la vie. Comme à Prague, comme à Bratislava, j’étais un voyageur, un étranger, plus encore. Enfin nous arrivâmes. C’était une auberge à la sortie même de la ville, près des bâtiments d’une brasserie. Il s’en élevait le son d’une musique sauvage.
Ici, des paysans et des paysannes dansaient. Dans un angle de la salle, sur une estrade, se tenait l’orchestre tzigane, mais pas composé de tziganes en tenue d’opérette. Des vrais, de ceux que j’avais rencontrés dans les Tatras, parqués dans des masures, à l’écart d’un village. Petits, nerveux, bruns, maladifs, et qui jouaient du violon avec un mélange de passion et de lassitude infinie. Nous nous assîmes. Mon guide, qui connaissait le coin, me souffla : « Ce n’est pas encore l’heure ». Ce fut l’heure, enfin. La bière, la chaleur, la nuit, montaient à la tête des couples. Tout à coup, il y eut du fracas, on renversait des verres ; des femmes glapirent, des danseurs s’injurièrent et s’empoignèrent, tandis que les tziganes continuaient à râcler leurs romances. Des hommes s’interposèrent entre les combattants, la bataille cessa. Pour recommencer cinq minutes plus tard, dans un autre coin de la salle. C’est qu’on avait le sang vif, ici ; pour relever un affront ou une injure, on ne sortait pas un couteau de sa poche, mais c’était tout comme. J’avais affaire à des hommes aux instincts primitifs, paysans depuis peu citadins, nomades depuis peu d’années fixés sur ce coin de terre. Je plongeais dans ce courant de vie comme je l’avais souhaité. Oui, mon désir eût été de me perdre dans cette vie, de la vivre ainsi que ces hommes, et sans doute de cette façon connaîtrais-je leurs secrets ?
Fort avant dans la nuit nous partîmes. La ville dormait, elle m’appartenait toute, confuse, immense et mystérieuse, j’emporterais d’elle une image qui ne serait qu’à moi seul.
Le surlendemain, à Hidasnemeti, je franchissais la frontière hongroise. Je me proposais d’aller à Budapest, puis à Vienne. Un autre voyage commençait, qui me vaudrait de nouvelles découvertes, angoissantes…
Des reportages peuvent parfois nous entretenir des problèmes économiques et politiques tchécoslovaques, nous parler plus directement de la vie dans ce pays. Mais pour ce qui est de la vie intellectuelle et artistique, nous en ignorons presque tout. Nos journalistes se montrent gens pressés, soucieux seulement des questions d’actualité ; nos éditeurs ne se hâtent point de faire traduire des auteurs, les galeries d’inviter les peintres tchécoslovaques – dont certains, il est vrai, comme Kars et Coubine, vivent à Paris. Si l’on vient à parler de la littérature de l’Europe Centrale, ce sera naturellement de la littérature allemande qu’il s’agira, c’est à ce titre qu’on citera Rainer Maria Rilke et Kafka, qui longtemps habitèrent Prague. Nos connaissances sur la littérature moderne tchécoslovaque sont pauvres, avouons-le ; à peine nous en est-il parvenu quelques noms, par exemple ceux de Jaroslav Hasek, avec son savoureux et fameux Brave Soldat Chvejk, de Karel Capek, dont on joua à Paris R.U.R. et traduisit L’Année du jardinier, et dans ces dernières semaines Les Entretiens avec le Président Masaryk.
Je ne me chargerai pas ici de faire connaître mieux cette littérature, son riche et lointain passé, alors qu’il existe en français une Histoire de la Littérature Tchèque par H. Jelinek (Edition Kra). Je parlerai simplement du mouvement littéraire actuel, comme j’ai pu le suivre au cours d’un séjour à Prague. Et encore, ne pourrai-je qu’en indiquer les grandes lignes, évoquer l’atmosphère qui enveloppe ce mouvement, le voit grandir. C’est, je crois, la seule attitude honnête qu’on puisse adopter tant que des œuvres plus nombreuses n’auront pas été traduites.
Ce mouvement littéraire est plus particulier et divers que ne l’est le mouvement pictural, j’en fournirai plus loin les raisons. Malgré l’apport de quelques grands auteurs, la langue en est encore à une époque de transformations et d’enrichissements, époque heureuse, particulièrement favorable à la poésie. Peut-être les recherches les plus audacieuses, les plus sûres, de la jeune littérature sont-elles aujourd’hui le fait des poètes (Nezval, Seifert, Halas, entre autres), encore que leur poésie ait pu être directement influencée par le surréalisme. Pour ces œuvres, il existe un public attentif qu’on ne rencontrerait sans doute pas en France. J’ajouterai aussi qu’il existe un autre « climat ».
Ce n’est pas en France, à Paris du moins, qu’on voit dans des cafés des écrivains se réunir pour discuter de littérature ; pas davantage on ne trouvera beaucoup de petites revues pour servir de tribune à de jeunes groupes littéraires. Depuis plusieurs années, les écrivains se sont séparés sur des questions autres que celles ayant trait à l’esthétique ; devant l’urgence des problèmes sociaux, ils ont formé des groupes violemment opposés, on me dispensera de dire lesquels. À Prague, il n’en est pas de même. Certes, on s’y montre sensible aux drames de notre temps. Mais, est-ce le fait de vivre en Europe Centrale où les cafés sont si accueillants, confortables, riches de toutes les revues, de tous les journaux, on aime à s’y réunir, y passer de longues heures à disputer, voire à écrire. Donc, chaque groupe littéraire choisit son café, qui sera aussi en quelque sorte le siège de la revue que publiera le groupe. Dans chaque revue de façon plus serrée, durable, se poursuivront les discussions sur une question littéraire, philosophique, sociale. À première vue cela peut nous paraître, à nous autres, coutumes démodées, faciles, qui prêtent à sourire. Mais il n’y a rien d’étroit ni de provincial dans ces habitudes. Parce que, par des traductions choisies et nombreuses, les écrivains se tiennent au courant des littératures anglaise, américaine, russe, française ; et puis parce que toutes ces discussions sont passionnées, pleines de foi, de jeunesse, d’espérance. Elles sont le fait des aînés eux-mêmes, et c’est ainsi que depuis des années, chez Karel Capek, le vendredi, se réunit un groupe qui se nomme naturellement « Vendredi » et aux réunions duquel assistèrent souvent T.G. Masaryk et Ed. Benès. En Tchécoslovaquie, on croit avec ferveur à l’esprit et à sa mission, à l’art et à ses richesses, dans les milieux les plus ordinaires, et c’est ainsi que quotidiennement les journaux consacrent une page aux événements artistiques et intellectuels. Les conditions présentes de la vie assez rudes, angoissantes après une époque fiévreuse de construction et de prospérité, font aussi qu’on ne s’amuse pas non plus à des recherches gratuites et que les problèmes sociaux trouvent leur place dans les poèmes comme dans les romans.
On peut déplorer l’ignorance dans laquelle nous sommes de la littérature tchécoslovaque contemporaine et des revues pourraient s’employer à nous la faire connaître. Sans doute n’est-elle pas dominée présentement par une figure d’importance mondiale, on n’y découvre pas un Lawrence, un Joyce, un Thomas Mann, un André Gide. Mais elle est riche d’œuvres jeunes et sensibles qui expriment, mieux que des discours et des reportages, ce qu’est devenue la vie en Tchécoslovaquie depuis 1914.
Il est plus facile d’être informé du mouvement artistique.
Directement lié au mouvement littéraire, il y a, à Prague, un théâtre d’avant-garde, qui s’inspire parfois de la technique russe, mais qui cherche, qui crée, et qui trouve un public fidèle.
Quant au mouvement pictural on ne peut le séparer de ce qu’il est convenu de nommer l’École de Paris. Ce sont les mêmes recherches, les mêmes tentatives : impressionnisme, cubisme, surréalisme, avec des peintres dont les meilleurs seront E. Filla, Benès, Spala. En ce qui me concerne, cela n’est pas fait pour me surprendre, la peinture ne se souciant que peu des traditions, du folklore, et possédant un langage qui – heureusement – n’est pas que national. Comme les littérateurs, les peintres forment des groupes qui éditent leurs revues (Manès, entre plusieurs). Et on y apporte autant de passion à défendre ses points de vue, à faire triompher l’art moderne. C’est ainsi que, avec des manifestations musicales importantes, tout concourt pour donner de la vie intellectuelle et artistique en Tchécoslovaquie une impression jeune, franche, riche d’un avenir.
De toutes les capitales de l’Europe Centrale, Prague est sans doute aujourd’hui la plus vivante, la plus curieuse aussi. Prague est riche d’un passé qui fait presque totalement défaut à Budapest ; et c’est une ville traversée par un fleuve large comme plusieurs fois notre Seine, avec des barrages, des îles, alors que, à Vienne, le Danube coule dans les faubourgs. Des collines, enfin, des jardins plantés d’arbres fruitiers, des parcs, ajoutent à la beauté de ce décor.
Un décor que les hommes, à travers les siècles, n’ont pas gâté. Une promenade dans certains quartiers de Prague, c’est un retour vers un passé moyenâgeux, un peu romantique, un monde que le vieux Rouen, seul, pourrait nous rappeler. Ruelles, rues grossièrement pavées et tortueuses ; maisons ornées d’écussons, de balcons aux ferronneries ouvragées, de cariatides, de sculptures d’un style baroque. Et avec la nuit, ce spectacle change, prend un aspect mystérieux. Dans les rues désertes, parfois se glisse une ombre, qui disparaît bientôt dans son passage, sous un porche. C’est l’atmosphère même de certains films allemands d’autrefois, avant les temps maudits de l’hitlérisme.
J’aurais passé des jours et des jours dans cette ville, si le temps n’avait commencé à me manquer. Et puis, surtout, si ne m’était venu le désir d’entreprendre un voyage en Slovaquie.
À Prague, j’eus l’occasion de visiter un curieux musée où étaient réunis les robes et les broderies, les faïences, les ustensiles et les mille objets utiles à la vie paysanne.
Quel souvenir en garder, sinon celui que laisse tout musée, un souvenir mélancolique parce que chargé de trop de passé ? Du moins est-ce le souvenir que je garde de mes visites aux musées de province, en France, et qui font que je retrouve ensuite la vie avec peine.
Mais, pour une fois, je ne devais pas connaître cette impression décourageante. Dans la campagne slovaque, je devais revoir ce qu’il m’avait été donné de contempler catalogué, rangé sous des vitrines. Moins précieux, moins rare ? Soit. C’était plus, et mieux que du « folklore ». La vie même !
Découvrir la campagne slovaque fut sans doute la plus belle de mes découvertes au cours de mon voyage. Combien de paysages resteront « gravés dans ma mémoire » ? Peut-être s’y confondront-ils bientôt avec d’autres images ? Mais les hommes qui animaient ces paysages je ne pourrai jamais les mêler à d’autres hommes. Les paysans slovaques sont si simplement, si pleinement des paysans installés depuis des siècles sur ces terres.
* * *
Bratislava, l’ancienne Presbourg, est la capitale de la Slovaquie. C’en est le centre politique ; géographiquement, c’en est la porte. La ville, pittoresque et ancienne, est située au bord du Danube, non loin du confluent du Danube et de la Morava. À quelques kilomètres des faubourgs, sur la rive droite du Danube, on rencontre les bornes frontières de trois états : Tchécoslovaque, Autrichien, Hongrois. C’est dire que nous sommes aussi près de l’un des points névralgiques de l’Europe Centrale. Voudrait-on l’oublier que, dans Bratislava même, mille signes vous en feraient souvenir et plus particulièrement en cette époque où l’Autriche décrète le service civil – lisez militaire – obligatoire, où la Hongrie s’apprête à faire de même. Ce n’est pas l’angoisse qui flotte sur cette ville (au sommet de laquelle un château en ruines, tourné vers la plaine hongroise, rappelle les luttes d’autrefois) pas plus qu’on ne la sent peser sur Prague. Mais les menaces sont présentes, soutenues par des campagnes qui exaltent le révisionnisme et le nationalisme dans ce qu’ils ont d’inutile et de plus étroit.
À vingt kilomètres de la ville commencent des régions dont l’atmosphère me parut – moi qui n’avais jamais été si loin dans l’Est – être déjà celle de Russie. Que je me souvienne ! On traverse des villages. Pas le village français avec ses maisons le plus souvent groupées en désordre autour d’une église. Ici, les villages sont faits d’une rue, unique, si longue soit-elle (jamais on ne trouvera, ainsi qu’en France, des rues parallèles). Cette grande rue peut aussi se transformer en grande place, avec une mare pour ornement au centre du village. Quant aux habitations elles donnent sur cette rue par leur façade la plus étroite. Dans leur prolongement se suivent les dépendances : étables, hangars, remises, porcheries, bûcher ; puis jardins, et au fond de ceux-ci les granges, éloignées pour raisons de sécurité. Et encore, ces puits primitifs, faits d’une longue perche, comme on les voit en Orient.
Toutes ces maisons sont peintes à la chaux : blanches, roses, bleues avec des toits de chaume très souvent, simples et claires. Le désir vous vient d’y pénétrer. C’est facile. Le paysan slovaque est d’humeur accueillante et joviale. L’intérieur de ces habitations, fût-il pauvre, est propre, curieux. C’est ainsi qu’on retrouve ce que vous présentait le musée de Prague. Les faïences, les broderies, les meubles servent toujours à la vie, naissent de la vie même et en sont les ornements. Ces murs décorés de fleurs, de papillons, d’arabesques multicolores, des vieilles femmes les repeignent lorsqu’il est besoin, durant les longues soirées d’hiver, dans les écoles, au reste, on continue d’enseigner les éléments de cette décoration libre et quelque peu byzantine. Décoration ingénue, complétée de façon plus ingénue encore par des rangées d’assiettes aux tons crus, des poteries sur des étagères, des piles d’édredons et des oreillers qui constituent autant de signes de richesses. Comment ne pas songer alors à ce qu’est, en France, un intérieur paysan ? Moins curieux, moins agréable ? Ce n’est pas assez que de souligner les différences extérieures, il faut en chercher les raisons profondes.
Sans doute, chez le paysan français, on trouvera un sens de l’homme plus aigu, plus particulier, qui fait que ce paysan n’éprouve plus le besoin de s’en tenir à des coutumes, à cultiver des traditions et en conserver le décor – si ce n’est encore faiblement en Bretagne. Mais aussi, avec ce sens de l’homme, cette notion de l’individu apparaissent quelques tares : certaine ruse, un goût de la chicane, des petitesses qui sont souvent l’avarice et l’acharnement au gain. Ces intérieurs slovaques, n’en aurais-je pu observer les habitants, témoignent d’une autre race. Hommes frustes, primitifs même. Bien que je ne puisse comprendre en rien leur langue, si proche du russe, ce besoin qu’ils ont d’un décor vif, frais, presque oriental, trahit un désir de clarté et d’unité, de santé et de stabilité. J’ai pu, seul ou accompagné, mais toujours selon le hasard ou mon choix, pénétrer dans ces maisons. Jamais je n’y ai trouvé de ces pièces sombres comme il nous arrive d’en découvrir en France. Ces êtres simples connaissent la joie simple des yeux et des sens ; comme des enfants, ils sont heureux de montrer leurs richesses ; ces broderies, ces robes que portent, aux jours de fête, femmes et jeunes filles.
Cependant, ce ne serait là qu’un spectacle séduisant s’il n’y avait la vie elle-même pour donner une raison à ce décor. On ne demeure pas sur une impression de pittoresque, on ne se croit pas transporté dans le passé. Sans doute, de par leur situation, ces régions restèrent-elles toujours en dehors des très grands mouvements de l’histoire, les routes furent plus au nord, à travers la Pologne, ou au sud, dans les plaines du Danube. Sans doute aussi les Slovaques ne furent-ils pas toujours à l’abri des dévastations et des guerres. Durant de longues années les Turcs menacèrent ou envahirent leurs terres ; durant de plus longues années encore, les nobles Hongrois firent peser sur eux des coutumes et des exigences féodales dont certaines ne prirent fin qu’en 1918. Mais, malgré les épreuves et l’oppression, malgré tout, cette race s’est conservée forte. C’est que, en Slovaquie, plus qu’en Moravie, bien plus qu’en Bohême, la vie paysanne enfonce profondément dans le sol ses racines. On y sent vivre la terre, avec ses richesses naturelles qui sont d’immenses forêts de sapins, avec le décor grandiose que lui font les Tatras, ces Carpathes étranges, sauvages, aussi belles que les montagnes du Tyrol, mais plus désertes, plus pures. C’est cette même terre qui, au-delà des Carpathes, avec les plaines de Pologne et l’Ukraine n’en finira plus de s’étendre, sera une vaste mer dans ce pays si continental où rien ne vient faire souvenir de la mer et de ses horizons : la terre, elle seule, qui s’impose à votre esprit comme elle s’est imposée à ceux qui vivent sur elle. Et c’est pourquoi on trouve le paysan slovaque lié à elle profondément, comme ne l’est pas toujours le paysan français à la sienne, des villages qui restent comme écrasés sur ce sol, enfin des costumes et des couleurs pour animer le paysage aux tons sourds.
Un voyage en Slovaquie, c’est tout à coup une plongée dans un monde ferme, durable, inchangé, grave, où les mots : paysan, campagne, terre, ont un sens que les siècles n’ont pu altérer. C’est comme une immense province restée à l’abri des grands bouleversements de la technique et de l’industrie, où les problèmes sociaux qui se posent aujourd’hui aux habitants, quelquefois avec acuité, sont problèmes essentiellement paysans. C’est une île dans cette mer de l’Europe Centrale, une île qui a un avenir heureux, à condition que la paix soit sauvée.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en mai 2023.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Marie Joëlle, Anne C., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Dabit, Eugène, Le Mal de vivre, Paris, Gallimard (nrf), 1939. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Voilier au couchant sous les nuages, a été prise par Jean-Louis Glaussel.
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