Félix Vallotton

LA VIE MEURTRIÈRE

Avec sept dessins de l’auteur

1927

 

 

édité par les Bourlapapey,
bibliothèque numérique romande
www.ebooks-bnr.com

 

 


Table des matières

 

AVANT-PROPOS. 3

CHAPITRE PREMIER.. 11

CHAPITRE II 35

Ce livre numérique. 215

 

AVANT-PROPOS

Le 28 juin 18…, à neuf heures du matin, le commissaire de police du quartier de la Muette posait en arrivant à son bureau la question habituelle :

– Quoi de neuf, Boulot ?

À quoi le secrétaire répondit, comme toujours :

– Rien de particulier.

– Des lettres ?

– Sur la table.

Quel temps !… dit encore le commissaire en retirant son pardessus.

Ces deux mots, additionnels à ceux qu’ordonnaient les stricts rapports de service, marquaient, dans l’esprit de l’honorable fonctionnaire, la dose de familiarité due par le supérieur au collègue obscur. Qu’il plût à torrents, d’ailleurs, ou que, comme ce jour-là, le soleil fut radieux, les termes restaient identiques. À l’inférieur la charge d’en préciser le sens.

Cela dit, M. le commissaire passa dans son cabinet.

Les trois premiers des plis classés par rang de taille sur son pupitre ne contenaient, on veut l’espérer, rien d’urgent, car M. le commissaire se contenta, dès lecture, de les jeter au panier. Au quatrième, par contre, il héla Boulot dont aussitôt la tignasse apparut.

– Boulot, un suicide.

– Homme ?

– Oui, rue des Vignes. Il faut y aller.

– C’est peut-être une blague, insinua le secrétaire, qui n’aimait pas le mouvement.

– Possible, mais il faut y aller tout de même. Bah ! le quartier est joli, ça nous fera une promenade… Prévenez Poirot et Râblé, je descends.

Le secrétaire disparut, et M. le commissaire acheva son courrier, je veux dire qu’il prit la peine d’ouvrir ce qui en restait avant de l’envoyer au tas ; sur quoi, son pardessus renfilé, il mit son chapeau et descendit au poste où les deux agents l’attendaient.

Sur ses talons, la pièce rentra dans le silence administratif ; au mur, une éphéméride tremblota ; dans le panier, la correspondance du jour agonisait sur celle de la veille avec d’imperceptibles craquements de papier mal froissé.

Les papiers des pauvres, mous et résignés, moururent presque tout de suite, les papiers élégants y mirent un peu plus de temps, mais à peine.

111, rue des Vignes, la concierge ne fut pas peu surprise de voir cet appareil. Effarée d’abord par l’appel d’un timbre impérieux plus que de raison, elle se calma devant les uniformes, invoqua sa sciatique et feu son mari, et se disposait à entrer dans des histoires, quand le commissaire lui coupa la parole :

– Monsieur Jacques Verdier ?

– Au troisième, la porte à gauche.

– Est-il chez lui ?

– Je ne l’ai pas vu descendre.

– Avez-vous la clé de son appartement ?

– Oui, monsieur le commissaire, c’est moi qui fais son service.

– Parfait ! Montrez-moi le chemin.

– Un homme qui était si tranquille !… Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ? murmurait la digne femme en prenant la tête de la colonne.

Gémissante, et tant bien que mal, elle se hissa jusqu’à l’étage. Arrivée devant la porte, ses jambes flageolaient.

– C’est ici, monsieur le commissaire.

– Frappez un peu, pour voir.

Pas de réponse.

– Ouvrez, alors.

La clé finit par trouver la serrure et tourna deux fois ; dans l’escalier, des galons luisaient aux képis de l’ordre, quelqu’un se moucha.

Monsieur le commissaire entra le premier. La chambre était obscure, les rideaux clos.

– Voilà mon affaire, dit-il en apercevant dans un fauteuil la forme sombre d’un corps affalé ; mais, d’abord, de la lumière.

On tira les rideaux, et l’homme apparut.

– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu ! se mit aussitôt à glapir la concierge, ce pauvre monsieur Verdier !

– Du calme ! dit le secrétaire avec autorité.

Puis, comme il ne manquait pas d’esprit, il ajouta, paterne :

– Vous ne le réveillerez tout de même pas, hein ?

Vu les circonstances, personne n’osa rire, pas même les deux gardiens de la paix, qui cependant étaient bon public. D’ailleurs le commissaire précipitait les choses.

– C’est bien le nommé Jacques Verdier ? dit-il à la concierge. Vous le reconnaissez ?

– Oui, monsieur le commissaire, c’est bien ce pauvre monsieur ! Dans quel état le voilà mis !

– Vous pouvez retourner à votre loge, on n’a plus besoin de vous.

– Vous êtes bien honnête, monsieur le commissaire !… Une histoire pareille… au 111 ! J’en ai la chair de poule.

– Allez !… allez !…

La préposée revint donc à ses fonctions, bouleversée, mais non sans tout d’abord porter la nouvelle aux voisins du carré – à ceux d’en haut, à ceux d’en bas, à ceux d’à côté, et à ceux d’en face. Pendant une demi-heure, toutes les portes battirent dans l’immeuble.

– Nous disons : « Jacques Verdier, vingt-huit ans », continuait le magistrat, qui tenait en main la lettre du défunt.

 

« Je me tue volontairement, et pour des motifs personnels. Je n’ai ni parents, ni enfants, ni amis ; je ne dois rien à personne, et personne ne me doit rien. Je laisse dans le tiroir de mon secrétaire quinze cents francs en or et cinq mille en billets, plus une liasse de titres et d’obligations, que je donne à l’Assistance publique ; je réclame la fosse commune, et prie monsieur le commissaire de police qui fera la constatation de vouloir bien accepter, pour lui personnellement, le pli cacheté qui se trouve sur ma table : il fera de son contenu l’usage qu’il voudra. »

 

– Procédons régulièrement, dit le commissaire, qui se sentait troublé.

Il ouvrit le meuble : les choses étaient bien en ordre, les billets, les quinze cents francs et les titres. Sur la table, à côté du revolver, le pli cacheté portant pour toute suscription :

 

« À monsieur le commissaire de police. »

 

– Allons ! puisque c’est pour moi !…

Et il rompit le cachet.

Une deuxième enveloppe apparut, avec ces mots en grosses capitales :

 

UN AMOUR

 

M. le commissaire supporta très bien le coup, et de ses sentiments rien ne transpira.

– Ah bon ! dit-il, je vois ce que c’est.

Puis il fourra le paquet dans sa poche, et tout de suite revint aux affaires sérieuses.

– Boulot, vous rédigerez le procès-verbal ; Poirot, vous préviendrez la mairie et l’état civil… L’histoire est simple comme bonjour !

Et jetant un coup d’œil au mort dont la tempe saignait :

– Ah ! le bougre ! il ne s’est pas raté !

– Ça, non, risqua Râblé, qui ne manquait pas une occasion de se montrer dans le service.

– Vous, restez de piquet en attendant le médecin… Nous autres, en route !

L’instant d’après, Râblé, demeuré seul auprès du cadavre, tâchait de se livrer à des réflexions, mais il était peu doué, et n’y parvint pas plus qu’à son ordinaire ; aussi, pour suppléer à cette disgrâce, se mit-il à admirer, sans les comprendre, les images qui pendaient au mur. Pour ce faire, il marchait prudemment, gêné par le bruit de ses bottes, et faisait de grands cercles autour des sièges.

À déjeuner, M. le commissaire, pour décharger son veston, jeta le manuscrit dans l’assiette de son épouse ; elle le trouva sous sa serviette, en lut distraitement quelques pages et n’y prit aucun plaisir. Sa femme de chambre le recueillit plus tard, gisant dans quelque coin, et, ne sachant qu’en faire, elle le passa à son amant, élève architecte à l’École des Beaux-Arts.

Celui-ci en parla à divers amis chevelus, qui, le soir, au café, rêvaient de fonder une revue. Séduits par sa gratuité, la publication d’Un amour fut par eux, en principe, décidée.

Malheureusement l’idée ne germa point, la jeune revue ne vit jamais le jour ; ses fondateurs firent couper leurs cheveux, et Un amour sombra dans les poussières bien connues de l’oubli.

C’est de là que nous le tirâmes, pour le donner ci-après, intégralement et dans sa fleur.

NOTA. – Nous nous sommes crus en droit de substituer au titre un peu désuet, donné par l’auteur défunt, celui, plus épicé, d’Un meurtre[1].

La différence n’est pas si grande qu’on pourrait croire, d’ailleurs, et chacun verra bien, après lecture, et selon ses expériences personnelles, combien les deux sens se juxtaposent : ils sont quasi synonymes.

CHAPITRE PREMIER

Je n’ai, bien entendu, de ma naissance et des circonstances qui l’accompagnèrent, aucun souvenir, et ma mémoire n’a rien gardé des phases d’un événement qui dut se passer sans gloire, et, comme on pense, dans la plus stricte intimité.

Le seul témoin qui me resta de cette époque fut une photographie de mes parents, représentés tous deux en costumes surannés, la main dans la main, avec, aux yeux, un regard naïf de bonheur rengorgé ; elle avait été faite, en signe d’orgueil, peu de jours après ma venue, et le cliché en était détruit. Je l’avais moi-même décrochée du mur paternel, déjà jaunie, et je lui vouais un respect et des soins tout particuliers.

Qu’est-elle devenue ?

Je l’aimais sans doute avec exagération, car je l’ai si bien cachée un jour, que jamais plus je ne l’ai retrouvée.

De ma toute première enfance, je ne sus rien que par des ouï-dire. Ma mère prétendait que j’étais beau, et mon père que j’étais intelligent. J’étais, au dire de chacun, le portrait vivant de l’autre, et même une certaine tante Florence dont la forme rabougrie et le masque jaune me reviennent parfois, affirmait non seulement que je ressemblais à tous les deux, mais encore à mon grand-père Aubert qu’elle avait connu dans sa jeunesse, et, de plus, à sa propre sœur à elle, une vieille fille un peu simple, qui n’avait vraiment rien à voir dans cette affaire.

Bref, je ressemblais à tout le monde. J’espère pour le monde n’avoir pas continué.

Seule, l’histoire de ma diphtérie plane sur ce petit passé vieillot et lui donne quelque relief. Comment l’attrapai-je, on ne le sut jamais, malgré d’innombrables discussions auxquelles la parenté tout entière se mêla ; en tout cas ce dut être affreux, car lorsque ma mère, rappelant quelque fait d’autrefois, disait : « C’était pendant la maladie de Jacques », tous devenaient graves et personne ne parlait plus. Enfin, bien que le sérum guérisseur ne fût pas inventé, je m’en tirai. Le nom du médecin qui fit le miracle fut révéré par les miens à l’égal des plus grands, mais je serais bien en peine de le dire.

Hormis « ma maladie », rien ne m’est donc parvenu de ces temps primitifs. Je dus être un bébé comme tous les autres, faire ce qu’ils font, pleurer, crier, salir mon linge ; pas plus qu’un autre je n’évitai la rougeole, et les dents me poussèrent dans les mêmes délais. Il faut en venir aux environs de mes cinq ans pour qu’une image vraiment réfléchie m’apparaisse.

C’était un soir. Assis près de ma mère, je découpais des images, que je collais ensuite dans un cahier ; non sans dommage pour mes doigts, lorsque survint mon père qui dit ces mots :

– La guerre est déclarée !

Je devinai qu’il s’agissait d’une chose considérable. Nous étions sous la lampe, et, dans le cercle de lumière tracé par l’abat-jour, je ne voyais à hauteur des yeux que le gilet de mon père, barré par sa chaîne en or. De ma mère, les seules mains apparaissaient dans la lumière, agiles sur un tricot blanc. Elles s’interrompirent soudain, et j’entendis une voix toute changée : « Est-ce possible !… mon Dieu !… », et d’autres choses dont je ne me souviens plus ; d’ailleurs il était l’heure et on me coucha. Puis des semaines passèrent. Au tricotage avait succédé un travail dont je ne saisissais pas l’opportunité, mais qui m’amusait ; ma mère, comme tant d’autres, faisait de la charpie. Je voulus l’aider ; elle me confia un morceau de linge, et je m’escrimai de mon mieux à tirer les fils.

Dès lors, chaque entrée de mon père fut accueillie par un « Eh bien ? » de jour en jour plus douloureux ; mes parents parlaient à voix basse « afin de ne pas impressionner le petit », et je n’entendais que le son amorti de leurs paroles, coupé de « Quelle horreur !… », de « Pauvres gens !… », parfois de sanglots ; puis l’un retournait aux nouvelles, l’autre à sa tâche, et moi à rien ou à quelque chose d’équivalent.

Vers la fin de l’hiver, une grande agitation se manifesta dans le pays. Des bruits alarmants se précisaient ; on parlait d’une armée battue, poursuivie et traquée par les Prussiens, finalement obligée de passer la frontière en déposant ses armes. Je n’y comprenais pas grand-chose, et mon jeune esprit n’était pas de taille à donner forme à des propos aussi extraordinaires ; mais ces allées et venues perpétuelles d’amis venant voir ma famille, ces causeries interminables roulant sur le même sujet, une atmosphère toujours chargée d’inquiétude, enfin et de toutes parts des préparatifs singuliers, la ville en remue-ménage, les bourgeois sur leurs portes et des soldats partout me mettaient en ébullition.

Tout cela demeure bien confus, et je fais effort pour préciser des souvenirs à ce point endormis, mais de ces événements date l’aurore de ma sensibilité, et je me dois d’en donner acte. Pareil à tous les enfants, la curiosité chez moi primait le reste, et, si le sens profond des choses et leur raison m’échappaient ou restaient vagues, les faits alors marquaient. Il s’en produisit de tels, et tant, et si palpables, que j’aurais du mal à vouloir les suivre et les énumérer.

Un beau jour, vers les quatre heures de l’après-midi, le tambour annonça que le soir même un fort détachement de troupes internées arriverait en ville et serait logé chez l’habitant.

– On va voir des soldats de la guerre ? disais-je à ma mère, des vrais ?

Mais elle avait mieux à faire que de répondre. Déjà la maison était en branle-bas, la bonne affolée transportant d’un étage à l’autre paillasses et matelas, cependant que mon père, en bras de chemise, démontait des lits.

Il faisait nuit quand la colonne fit son entrée sur la place. J’étais tremblant d’émotion, et lorsque du fond d’ombre où grouillait un piétinement mou surgirent les premières figures, toutes jaunes dans l’éclat du gaz, j’eus peur et me collai aux jambes paternelles.

Mais aussi quel spectacle !

Je les vois encore, haillonneux, mornes, aplatis ; brutalement éclairés pendant une seconde inoubliable, et rentrant aussitôt dans le noir où se hâtait leur panique. J’entends le bruit de leurs pas pressés et peureux, et le brouhaha de plaintes et de jurons d’où fusaient parfois de si pauvres plaisanteries ! Sans ordre, par paquets ou à la débandade, il en passait, mêlés, confondus, interminablement. Une puanteur les environnait ; plusieurs avaient des vêtements civils et mordaient à même des miches de pain, certains portaient un camarade sur leur dos, aucun n’avait d’uniforme reconnaissable ; beaucoup étaient blessés, tous étaient hâves, barbus et crasseux.

Au jour, ce fut pis encore ; il en arrivait à toute heure et le flot ne cessait plus. Des petits « moblots » exsangues, blottis dans des peaux de mouton, des cavaliers à pied, des fantassins juchés à deux sur de misérables chevaux à la queue rongée, aux flancs vidés, des turcos en braies de toile que la dysenterie leur collait aux cuisses, des nègres, des volontaires de toutes langues et de tout poil, des aventuriers, des bandits, des femmes, et jusqu’à des prisonniers allemands qui traînaient leurs loques dans cette déroute.

Quelques officiers suivaient la cohue, mais la plupart arrivaient en voiture, trop élégants, et parlant haut.

J’étais partout, dans le petit rayon que m’accordait la tolérance paternelle, et mon jeune cerveau s’imprima là de scènes d’horreur.

Je vis un malheureux, amputé des deux jambes, ballotter dans une hotte sur les épaules d’un ami ; je vis panser et débrider des plaies, j’entendis craquer des os, je vis du sang, de l’ordure et du pus couler à filets le long du trottoir.

Chez nous, tous se multipliaient ; on faisait la soupe dans une chaudière, et plusieurs fois j’accompagnai la bonne portant des arrosoirs de vin chaud dans les églises où campaient des bataillons. Le linge de la maison parti dès le premier jour, mon père n’avait plus ni vêtements ni chaussures ; on découpa des couvertures de lit pour faire des bandes, et des hommes couchèrent, enveloppés dans nos beaux tapis, sur le parquet du salon.

Pour que je pusse aussi me rendre utile, mon père m’avait confié une boîte pleine de sucreries et de réglisse ; je la portais pendue au cou par une ficelle, et lorsque la bonne criait : « Qui est-ce qui tousse ? », des voix sans timbre râlaient : « Moi, moi » dans tous les coins, si bien que je me sauvais avec ma marchandise, épouvanté.

Ce cauchemar dura des semaines, après quoi le beau temps vint. Au soleil d’avril, ces images de meurtre mollirent, et peu à peu s’atténuèrent jusqu’à me devenir indifférentes ; les pantalons rouges ne me firent plus peur, et je n’eus bientôt pas de meilleur ami qu’un grand diable de zouave recueilli par mon père et qui nous servit jusqu’à l’été.

Ensuite, de longues années durent s’écouler, que rien ne date ; je grandis dans l’affection des miens, normalement, et sans qu’aucun présage permît de me distinguer des autres enfants.

– Tu étais bien gentil quand tu étais petit, disait ma mère.

J’étais bien gentil, et voilà tout.

Nous habitions une maison fort ancienne, située dans le quartier bas de la ville ; on y accédait par une sorte de voûte sombre qui se fermait, le soir, au moyen d’une énorme porte bardée de fer et dont le fracas me faisait sursauter dans mon lit. Nous en occupions deux étages, le troisième et dernier étant loué par un graveur de lettres nommé Hubertin, sa femme et sa belle-sœur.

Ces braves gens m’avaient pris en amitié et m’attiraient chez eux ; je ne me faisais pas prier, l’établi du graveur, la boule de verre remplie d’eau colorée et les outils rangés le long du mur me remplissaient d’admiration. Je restais parfois des heures à suivre la main conduisant le burin dans le cuivre, et, de temps à autre, lorsqu’il s’interrompait, Hubertin, se tournant vers moi, disait de sa bonne grosse voix :

– Tu voudrais bien être graveur, pas vrai, Jacques ?

– Oh oui ! répondais-je.

– Alors dépêche-toi de grandir, et je t’apprendrai.

Nos fenêtres donnaient en grande partie sur une petite place raboteuse, ornée en son milieu d’une fontaine croulante de vétusté et d’un kiosque, où, l’été, un vieil homme vendait des fruits, et, l’hiver, des marrons. De là, je voyais se répéter les actes toujours pareils des boutiquiers et des voisins ; j’y passai bien des heures, assis à lire ou à ne rien faire.

Quant à la ville, assez montueuse à l’origine, elle avait en se développant conquis les coteaux d’alentour, dévalé le long des pentes et gagné la plaine. Elle y ruisselait de toutes parts, et ses dernières maisons, celles qui confinaient à la campagne, semblaient dans le vert des prés d’innombrables éclaboussures d’écume.

Au nord, elles atteignaient presque la grande forêt du Verdon. Au sud, elles s’arrêtaient à la Mouline, tassées les unes sur les autres devant cet obstacle comme pour y prendre leur élan. Quelques-unes l’avaient franchi, deux ou trois cahutes de mauvaise renommée, du côté desquelles les gens bien n’aimaient pas à être vus. À l’est et à l’ouest, où leur course était plus facile, elles s’en allaient à l’aventure, un peu canalisées cependant par la grande route de Bolle à Ermeu, qui en menait bon nombre presque aux confins de ces villages.

Par-delà les bois du Verdon on apercevait le cône bleuâtre de la Drèche, et, sur la droite, dans un court fléchissement de l’horizon, un tout petit morceau de la Dent Noire, qui le matin luisait au soleil.

De l’autre côté de la Mouline l’horizon, par contre, s’élevait brusquement, comme un mur. Une petite côte pelée, galeuse et pleine de tessons, du matin au soir remplie de claquements de fouet et d’injures. Toutes les déjections de la ville affluaient là, en tas où les gueux fouillaient, le soir, avec des crochets. Quatre tombereaux rangés en bataille se silhouettaient à son faîte.

Pour voir plus loin il fallait grimper là-haut ; je le faisais souvent. On découvrait alors un amas de champs, de forêts et de villages, s’étageant jusqu’au pied de l’immense et morne Jura, dont la découpure barrait le ciel tellement, que, pour l’embrasser en son entier, il fallait faire un tour sur soi-même. Des routes éblouissantes de blancheur s’entrecroisaient partout ; très loin, vers l’extrême sud, le lac étendait sa nappe vaporeuse, soudain nette et couleur d’ardoise lorsque soufflait le vent d’ouest.

Dans ce cadre s’écoulèrent mes premières années ; j’en parcourus tout ce qui était accessible à des jambes inlassables : avec mes parents d’abord, le dimanche, promenades revêches où je devais courir sans cesse pour rattraper les miens, seul, plus tard, alors que j’usais ma fièvre dans les halliers et sur les routes, de l’aube à la nuit.

 

J’avais un petit camarade, fils d’un faïencier du voisinage nommé Vincent ; nous étions du même âge et passions ensemble le meilleur de nos journées. À quoi faire, je me le demande ; mais ce qui reste clair dans mon esprit, c’est une certaine après-midi de juin. Je nous vois encore, lui marchant sur le petit mur qui bordait la Mouline, et moi derrière. Ignorant ma présence, il s’en allait sifflant, les mains dans les poches, quand soudain mon ombre, que le soleil couchant poussait de son côté, l’atteignit. Comme il se retournait pour voir, son pied glissa, il fit un effort pour se rattraper, n’y parvint pas et tomba la tête la première. L’eau était basse malheureusement, son front porta sur un des rochers qui servaient de soubassement au mur, et, deux minutes plus tard, on le tirait de là évanoui et le crâne fendu.

Longtemps il délira, mais des soins entendus le sauvèrent. J’allais le voir chaque jour, mais quelle ne fut pas ma stupeur, la première fois qu’il put parler, de l’entendre m’accuser de l’avoir poussé, moi !…

– Tu m’as poussé ! oui, tu m’as poussé !… Et volontairement !

Et comme je m’indignais :

– Ne nie pas, c’est inutile, puisque j’ai senti ta main là !

J’eus beau protester, l’adjurer, rien n’y fit ; la légende s’accrédita. Je fus et restai « celui qui avait poussé le petit Vincent dans la rivière ». Ses parents mêmes, qui jusqu’alors m’avaient choyé à l’égal de leur fils, ne m’invitèrent plus que de loin en loin, pour finalement ne plus m’inviter du tout. Quant à lui, il guérit, mais l’ébranlement causé par la chute arrêta son développement et lui oblitéra l’intelligence. Nous nous perdîmes tôt de vue ; j’appris plus tard qu’il était mort à vingt-quatre ans, alcoolique et misérable.

À cette heure, après tant d’années et malgré de plus lourds remords, je ne puis sans trembler songer à cette scène.

« J’ai senti ta main là ! », disait-il, et ses yeux véhéments témoignaient d’une irréfutable certitude.

Jamais je ne parvins à comprendre les raisons qui avaient pu l’amener à émettre une aussi monstrueuse affirmation ; j’en fus longtemps troublé, puis les jours s’écoulèrent et j’oubliai : la vie n’était-elle pas là !

Sur ces entrefaites, on me mit au collège. J’y vécus sans que ma présence ajoutât à la classe d’autre élément qu’un nom ; je n’ai, durant les sept années que je végétai dans ce lieu néfaste, conquis ni un ami ni un savoir véritables, et je n’y pense qu’avec déplaisir. Les professeurs s’accordaient à me reconnaître des moyens, mais le difficile était de les préciser. Pour l’un, j’étais intelligent, compréhensif et paresseux ; pour l’autre, mon intelligence ne saillait pas, ou peu, mais j’avais en revanche des trésors d’application et de volonté.

Autant qu’il me semble, j’étais un garçon plutôt agréable et même gai, qui ne manifesta d’aptitudes particulières pour rien, sinon l’histoire et la géographie ; dans les autres branches, je n’obtins jamais que des notes moyennes, sans d’ailleurs que j’en souffrisse aucunement. Mais à quoi bon s’attarder au souvenir de ces temps moroses ! D’interminables séances, perdues à entendre ânonner des professeurs irascibles ; des après-midi d’été, lourdes, pleines de mouches et de torpeur, d’autres, en hiver, sous le gaz, la classe entière sommeillant dans la pestilence des latrines et du charbon !

Les seules minutes heureuses étaient celles de liberté. Oh ! les cris d’apaches à chaque sortie, et quelle joie forcenée à dilater ses poumons dans le grand air !

De tous mes camarades, le seul avec lequel je me liai particulièrement fut un petit Niçois, fils d’une veuve qui habitait la Ville haute et s’appelait Musso. Nous avions des sympathies et des goûts communs ; je revois encore grâce à lui, hors l’épaisse monotonie de ces temps, quelques journées délicieuses et dont la fraîcheur me durerait, si…

Promenades en forêt où nous faisions la guerre à la façon des Peaux-Rouges, chasses aux moineaux, pêches aux écrevisses, escalades des rochers de Grand-Lieu qui me coûtèrent tant de fonds de culotte, que tout cela est loin !

Un matin, retirant son courrier de la boîte aux lettres, mon père y trouva une enveloppe à l’adresse d’Hubertin et glissée là par erreur ; il m’envoya la remettre au destinataire. C’était une fête pour moi d’aller chez le graveur, et j’en guettais les occasions. Je trouvai la porte de l’appartement ouverte ; il n’y avait personne dans le vestibule, et seuls le balancier de la grande horloge et son geste lent lui donnaient apparence de vie. Par la baie entrouverte du fond je vis l’atelier mangé de soleil, et, courbé sur sa tâche, le masque barbu d’Hubertin. Je fus une fois de plus frappé du contraste qu’offraient ses traits rudes, sa taille et ses mains puissantes avec la minutie de son travail. Il me semble encore le voir, trapu, massif, l’outil menu bougeant à peine entre ses doigts. De temps à autre, il soufflait sur les esquilles de métal soulevées par le burin, passait sa manche sur le cuivre et reprenait son trait, le sourcil tout gonflé d’attention. Je résolus de le surprendre, et, retenant mon souffle, j’entrai sur la pointe des pieds. Lui, tout à sa tâche, ne voyait rien ; il sifflotait du bout des lèvres, en s’interrompant parfois aux endroits difficiles. En trois pas, je fus à sa portée. Alors, brusquement, de toute la violence de mes poumons, je lui criai dans l’oreille :

– Le facteur !…

Et comme je m’étais un peu reculé pour jouir de l’effet, je le vis se dresser tout debout, cependant que de sa gorge s’échappait un cri terrible ; puis il se retourna.

J’entrevis une seconde la boule de ses yeux désorbités et les traits tordus de sa face ; de ses deux mains il battit l’air, et s’écroula sur le plancher.

Je demeurai pétrifié, tandis qu’à ma lèvre le rire prévu se changeait en grimace d’épouvante, puis j’osai regarder et je compris.

Dans son pouce gauche, sous l’ongle, le burin disparaissait à demi, fiché dans l’os.

À mon tour je criai, mais je crois bien que la voix ne sortit pas, ensuite je me précipitai dehors, appelant au secours ; on vint de toutes parts. Hubertin, raide dans sa blouse noire, ne bronchait pas ; il avait la peau couleur de cire, les yeux grands ouverts, avec, aux lèvres, un imperceptible tremblement. En vain sa femme se multiplia, lui fit respirer des sels et lui baigna les tempes d’eau vinaigrée, rien n’y fit ; il demeurait inerte, mais l’œil immense continuait à vivre, et me fixait.

Affolé, je courus me cacher chez les miens. Là, je dus préciser tous les détails. Par prudence, je les décrivis à ma façon. Je racontai qu’au moment où je déposais la lettre sur la table et qu’Hubertin à demi tourné me remerciait, il avait soudain poussé un grand cri, et presque aussitôt était tombé comme une masse. La chose n’ayant pas eu de témoins, rien n’autorisait à douter de ma parole ; on me crut donc, et ma mère, me voyant tout pâle, me prodigua ses soins.

Le soir nous apprîmes que le docteur, bien qu’ayant retiré l’outil de la blessure, manifestait des inquiétudes. Hubertin n’avait pas repris connaissance, et toute la nuit sa fenêtre fut éclairée.

Le lendemain, même état, plutôt pire. Il avait, paraît-il, prononcé quelques mots incohérents, parmi lesquels revenait mon nom ; je ne vivais plus. Ensuite, des accidents tétaniques se produisirent – sans doute quelque parcelle de cuivre avait-elle pénétré dans l’os –, puis la gangrène vint. On essaya de lutter, il fallut couper le doigt ; trop tard, le bras était atteint. Une deuxième opération ne fit qu’aggraver les choses, le mal empira, le malheureux Hubertin fut condamné.

Cinq jours encore il hurla de douleur, en continuant à m’appeler dans son délire, et mourut le samedi d’après sur la fin du jour.

Mon chagrin fut immense, et je ne le cachai point, mais j’étais bien trop jeune (j’avais dix ans à peine) pour que l’horrible chose me pût pénétrer comme elle le fit depuis. Je sentais bien et je me reprochais le rôle que j’avais eu dans ce drame, mais je me consolais d’enfantines raisons :

« Je ne l’ai pas fait exprès… je ne l’ai pas fait exprès… »

Hélas !… je ne l’ai jamais fait exprès.

Ensuite les semaines passèrent, puis les mois, et l’empreinte s’effaça. La veuve elle-même, après un deuil intransigeant, finit par taire ses soupirs. Un beau jour elle risqua un peu de mauve à son chapeau, et, timidement, avec la saison nouvelle, se reprit à vouloir vivre. Bientôt ses chansons recommencèrent à accompagner le ronron de la machine à coudre, et l’année n’était pas écoulée qu’on ne pouvait entrer chez elle sans y croiser sur la porte un grand monsieur blond, qui arrivait toujours, à moins qu’il ne sortît. Je n’étais pas plus héroïque qu’elle, et, bien que d’un ordre différent, les sollicitations ne me manquaient pas : j’y cédai.

 

J’adorais la campagne, je ne sais si je l’ai dit. Aucune distance ne me rebutait. Qu’il plût ou ventât, j’étais infatigable, et, le soir, mettais une sorte d’orgueil à rentrer au logis, poussiéreux et traînant des lambeaux de semelle.

Outre le petit Musso, mon compagnon ordinaire, j’avais pour camarade Antoine Vidal, un être un peu pâlot, blond, et qui avait des langueurs. Lui, marchait par hygiène et sur ordonnance ; il n’en marchait d’ailleurs pas plus mal, et tenait vaillamment sa partie, mais nos propos ne l’amusaient pas. Il avait par contre des aspirations littéraires, vagues d’abord, mais qui dès la quatrième se précisèrent en un poème bâti suivant les bons modèles. Nous en subîmes fréquemment la lecture, et M. Sully Prudhomme à qui il en avait fait tenir copie négligea toujours de donner un avis pourtant bien escompté. Je sus plus tard qu’à ce poème succédèrent nombre d’autres, et plus longs. Il se résolut, étant sans moyens, à briguer sur la foi des annonces un poste de précepteur, qu’il obtint. Nous étions séparés depuis longtemps quand il mourut phtisique en Silésie.

Nous partions généralement au matin, sur les neuf heures, les poches bourrées de chocolat, avec, dans un coin, quelques sous pour les imprévus. Musso prenait une gourde remplie de café noir, et chacun avait de la ficelle et son couteau.

Nous escaladions d’une traite la rampe du Mollard, et ne soufflions qu’arrivés au sommet, à la petite esplanade circulaire d’où bifurquaient les deux grandes routes, à droite celle qui par Vuidoux s’en allait sur Saille et Ermeu, à gauche celle de Verne. Nous remontions cette dernière jusqu’à l’orée de la forêt du Verdon, pour la quitter dès le premier arbre, heureux de galoper sous bois librement.

Alors commençaient les opérations de guerre. Moi, j’étais toujours le sauvage, c’était acquis ; les deux autres me donnaient la chasse, Musso avec frénésie, Vidal plus mollement, par acquit de conscience et pour ne pas enfreindre les ordres de sa mère, une toute petite personne desséchée que nous aimions tous.

La poursuite durait parfois des heures, car nous faisions les choses au naturel, moi surtout, qui, en ma qualité de sauvage, usais de tous les stratagèmes. J’avais l’art de me confondre avec le terrain, je me déguisais en buisson, en rocher ; je mouillais mon doigt pour saisir d’où venait le vent, afin de mieux celer mes fumées, et j’écoutais à même le sol, l’oreille dans le terreau, pour percevoir l’ennemi de plus loin. Un jour, l’ennemi, Musso en l’espèce, me cueillit dans cette posture et me fit prisonnier, ce dont je fus mortifié grandement.

Pas un coin de l’antique forêt qui ne nous fût connu ; nous poussions à fond, sans souci des ronces ni de l’heure. On finissait toujours par trouver une ferme, où, moyennant quelques centimes, on nous servait sur le pouce un bol de lait, un quignon de pain et du fromage.

On repartait la bouche pleine, et ça durait jusqu’à la nuit. Un soir je revins avec une entorse et fis cinq kilomètres à cloche-pied ; je faillis m’évanouir, mais je portais beau, et, tout éclopé que je fusse, j’avais entre mes deux copains la belle allure du vainqueur.

L’hiver, les choses se passaient de façon identique, à cela près que Vidal, trop frileux, n’en était pas, mais l’épaisseur de la neige nous interdisant parfois la forêt, il fallait y suppléer. Les jours de beau froid sec, nous nous « lugions », et, pour ce faire, avions le courage de grimper, attelés comme des mules à nos luges, jusqu’à Villy, gros village situé à quatre cents mètres au-dessus de la ville. De là, juchés sur ces mécaniques, nous dévalions la pente en manière de projectiles. Chaque année se soldait dans le pays par quelques jambes, bras ou têtes cassés, mais ni Musso ni moi n’atteignîmes jamais à cet honneur.

Lorsque le temps était par trop mauvais, nous organisions quelque partie à domicile, et les choses n’en tournaient pas plus mal. Fils unique comme moi, Musso habitait à deux pas de la cathédrale une maison extraordinaire. J’imagine qu’elle faisait autrefois partie de quelque dépendance ecclésiastique. Quelle étrange bâtisse, pleine de hauts et de bas, de trous noirs, et de recoins où le pied butait, mais qui fournissaient de si merveilleuses cachettes !

L’aspect extérieur, hormis les fenêtres soulignées d’entrelacs sculptés, n’avait rien de très caractéristique, tant le pic et le badigeon des restaurateurs s’y étaient évertués. On entrait par une grande porte dont l’ogive montrait encore à son cintre un reste d’écusson, mais un propriétaire parcimonieux l’avait bouchée aux trois quarts, ne laissant subsister à l’usage des locataires qu’un trou misérable et bas, fermé à la nuit tombante par un vantail de sapin. Franchi le seuil, on manquait au premier pas de s’étaler sur une marche ; par bonheur la main trouvait bientôt une rampe et s’y cramponnait. De la suivre conduisait à l’étage, et là un filet de jour tombant d’une imposte permettait de s’y reconnaître.

L’appartement qu’occupait Musso, avec sa mère, comprenait quatre ou cinq pièces assez spacieuses et séparées l’une de l’autre par des murs de forteresse ; on n’y voyait guère, toutes prenant jour sur une sorte de galerie couverte, à massifs piliers de bois, et d’où, par contre, la vue était admirable, tant sur les bas quartiers dont les ruelles s’enchevêtraient trente mètres au-dessous, que plus loin, sur les pentes herbeuses qui conduisaient à la forêt du Verdon. On y voyait aussi dans son plein la Dent Noire et son prolongement, l’échine arrondie et neigeuse de la Lisse.

Dans ce milieu pittoresque, les éléments d’intérêt ne se comptaient plus, surtout pour nous, gamins de quinze ans à la cervelle pétrie de lectures héroïques et moyenâgeuses, et, pour y ajouter encore, M. Musso, dont la veuve gardait la mémoire avec une dignité recueillie, avait laissé des souvenirs : ses sabres d’abord (il avait pris part aux guerres d’Algérie), ses épaulettes, un képi plein de mites, deux pistolets, une paire d’éperons, et quelques loques arabes sans valeur, mais dont l’éploi faisait flamboyer à nos yeux l’Afrique tout entière. Ne pouvant dans un cadre aussi réduit nous livrer à la « chasse à l’homme », nous nous fatiguions à des jeux plus strictement militaires, rééditant assauts, tournois et passes d’armes. Mme Musso, à la fois inquiète et souriante, y présidait du haut de son tricot.

Chez moi, les distractions revêtaient un tour moins belliqueux. Mon père tenait commerce de droguerie et couleurs, et sa boutique donnait sur la place par trois vitrines contenant chacune les produits les plus susceptibles de tirer l’œil.

Dans la première : deux grands bocaux, pleins, l’un de sulfate de cuivre, l’autre de sulfate de fer, et reliés par un chapelet de bouchons artistement enfilés. Au-dessous, un bloc de camphre sur un lit de peaux de chamois ; à gauche de ce camphre un caisson de boules de naphtaline, à droite six paquets d’une lessive incomparable.

Dans la deuxième, la plus belle : douze tubes de verre, alignés en bataille sur une tablette, et remplis à pleins bords de couleurs dont le nom seul me rendait fier. Il y avait, dans l’ordre : jaune de chrome clair, jaune de chrome foncé, cadmium, bleu de cobalt, bleu d’outremer, bleu de Prusse, vert milori, vert anglais, garance rose, cinabre d’Autriche, rouge d’Andrinople, et carmin fin. Ce dernier, vu son prix, était, les jours de soleil, préservé par un journal, que, par faveur, je disposais moi-même.

Dans la troisième : les produits ménagers, poudre à polir, cirage, soude, mine de plomb, etc.

Un deuxième corps de bâtiment situé sur le derrière, un peu en contrebas, se reliait à la boutique par une sorte de couloir-passage qui nous servit souvent de champ de tir. Il recélait les réserves, grandes pièces carrelées où s’amoncelaient des marchandises de tout ordre. Nous faisions de ce lieu le centre principal de nos opérations.

Peut-être un père avisé eût-il interdit de tels exercices ; cela eût évité de fâcheuses histoires, celle, par exemple, de Vidal passé au violet pourpre pour avoir chu dans un tonneau d’orseille, ou la mienne à moi, qui fus trois jours au lit d’une indigestion de « manne en larmes » ; mais c’étaient là de petits malheurs, et dont on riait.

Eût-on évité la chose terrible ?

Un jour que nous procédions tous deux à des fouilles dans ce capharnaüm, Musso, avisant un tonneau plein de poudre verte, me demanda de lui en donner un peu, juste de quoi repeindre une cage qu’il avait et dans quoi s’étiolait un épervier. D’une telle masse, quelques pincées ne se connaîtraient pas ; aussi lui remplis-je une petite boîte en fer-blanc, qu’il mit dans sa poche, bourrée, comme on pense, d’un nombre fabuleux d’autres objets.

Au bout d’un instant, Musso, tirant son mouchoir, s’aperçut que de la boîte, insuffisamment fermée sans doute, un peu de couleur s’était répandue, saupoudrant le tout ; il voulut remettre les choses en l’état, mais, pressé par je ne sais quelle sotte idée, je l’en dissuadai, affirmant que cela n’avait aucune espèce d’importance, et qu’il ferait tout aussi bien ce nettoyage une fois chez lui.

– Si c’était du poison ? me dit-il.

– Es-tu fou ? répondis-je… Papa a enfermé les poisons. D’ailleurs, ajoutai-je par une sorte de jactance que j’affectais volontiers quand je parlais du commerce paternel, je m’y connais, tu le sais bien.

Musso n’insista plus.

Le lendemain, en classe, je fus fort étonné de le voir faire à plusieurs reprises au professeur ce geste symbolique, qui, dans tous les collèges, exprime le désir de s’absenter un instant. Comme il semblait abuser, on lui demanda des explications ; vu ses réponses et son air, on le renvoya chez lui.

L’après-midi il ne parut pas, le lendemain non plus ; j’étais surpris, vaguement inquiet même ; le retour à la maison devait et au-delà justifier mes appréhensions.

Je trouvai ma mère assise en tête à tête avec le docteur Paulin, vieil ami de la famille, et dès l’entrée je devinai qu’il s’agissait de Musso. On ne me laissa pas le temps de réfléchir, et je n’avais pas retiré ma casquette que ma mère furibonde me clouait au seuil :

– Alors, il paraît que tu as empoisonné le petit Musso ?

– Musso ?

– Il est peut-être même déjà mort… Assassin !

– Musso ?

– Fais bien l’étonné, va !…

Étonné, c’est trop peu dire – j’étais abasourdi, tué.

– Vas-tu parler, oui ou non ?… Mais réponds au moins, monstre !

– Ah ! tu en fais de belles, dit à son tour le docteur.

– T’expliqueras-tu, à la fin ? cria ma mère qui se précipitait, la main haute.

Heureusement, le docteur s’interposa :

– Allons, gamin… comment ça s’est-il passé ?

– Quoi ?

– Tu as donné du poison à ton ami ?

– Jamais !

– Tu ne lui as pas donné de la couleur verte, dans une boîte ?

– La couleur verte !… ah bon !… Hé oui, parbleu, je lui en ai donné pour repeindre sa cage !… Et puis après ?

– Tu prends sans permission !… Tu voles tes parents ! clamait ma mère… Voleur et assassin !… Mon fils est voleur et assassin !

– Voyons, ma bonne dame, fit le docteur, calmez-vous, ou nous ne nous y retrouverons jamais !

Et revenant à moi :

– Écoute, petit… tu as donné à ton ami de la couleur verte, dans une boîte ?

– Oui.

– Eh bien, un peu de cette couleur verte, qui est un poison violent, a dû glisser dans le fond de sa poche, et comme dans sa poche ton ami trimbalait du pain, du chocolat, un mouchoir, que sais-je, moi !… ton ami s’est empoisonné !

Quelque chose d’effroyable m’apparut, toutefois j’écartai l’image et voulus lutter.

– Je ne lui ai pas donné la couleur pour qu’il la mange !

– Vraiment !

– C’était pour sa cage !

– Quand tu me l’auras répété dix fois…

Mais, buté, je n’entendais rien ; pareil au naufragé roulé par le flot, j’avais trouvé cette cage et je m’y cramponnais désespérément.

– Je lui ai donné la couleur pour repeindre sa cage. Je le jure. D’abord c’est lui qui me l’a demandée.

– Si on te demandait de te jeter à la Mouline, le ferais-tu ? dit ma mère, à qui la situation faisait perdre un peu le sentiment des nuances.

– Mais puisque c’était pour repeindre sa cage !

– En voilà assez ! reprit le docteur. Tu as donné à ton ami Musso, en lui disant qu’elle était sans danger, de la couleur… pour repeindre sa cage, c’est entendu ! Cette couleur est du vert de Schweinfurth, acéto-arsénite de cuivre, poison des plus dangereux.

– Est-ce que je savais, moi !

– Je l’espère bien !… Ton ami, qui entre nous est un fameux maladroit, a avalé quelques parcelles de ce poison et si bien fait son compte, que je n’ai plus grand espoir de le sauver, là !

Je reçus un coup de fouet dans les jointures, les objets s’effacèrent devant mes yeux, et je m’écroulais, quand le brave homme me poussa sur une chaise :

– Allons, allons… Après tout, il n’y a pas que de sa faute, à cet enfant.

– C’était pour repeindre sa cage… balbutiai-je encore, et je perdis connaissance.

Je me retrouvai dans mon lit, et le premier objet que je perçus fut une tasse dans laquelle ma mère remuait quelque chose avec une cuillère. Au-dessus, deux yeux secs dont l’aspect me terrifia.

– Bois, me dit-elle.

C’était très mauvais, mais je crus opportun de n’en rien dire et m’exécutai.

– As-tu mal ?

– Oui.

– Où ?

– Là.

– Où là ?

– Là.

Je ne précisai rien, n’ayant en réalité mal nulle part, mais, après une telle catastrophe, une douleur me semblait si indispensable, si légitime, que j’eusse cru faillir en m’y soustrayant. Vu l’énormité de mon crime, elle me semblait aussi d’élémentaire prudence ; on ne frappe pas l’ennemi désarmé.

– Veux-tu te lever ?

– Non, j’ai mal.

– Eh bien, reste !

Glaciale, elle se dirigea vers la porte ; je la suivis de l’œil ; à l’instant de sortir elle se retourna, nos regards se croisèrent, et je vis le sien si douloureux, si gonflé de larmes, que j’éclatai :

– Maman ! criai-je, maman !

Alors, vaincue, elle se précipita, me couvrant toute de ses bras, et moi si heureux de m’abandonner !

– Mon pauvre petit, disait-elle… mon pauvre petit, mon pauvre petit !

Je ne savais que pleurer, elle aussi ; nous restâmes longtemps mêlant nos sanglots. À la fin elle se ressaisit :

– Mon Dieu !… et papa !…

Mon père était en tournée d’affaires, je frémis à l’évocation de ce retour.

– Ne lui dis pas, maman… ne lui dis pas…

Mais elle reprenait déjà sa plainte, doucement :

– Mon pauvre petit, mon pauvre petit…

Enfin, l’heure étant venue d’aller aux nouvelles, ma mère sortit, et je restai seul.

C’était donc possible !… J’avais fait cela… J’avais empoisonné Musso, moi !…

« Em-poi-son-né !… »

J’épelais et retournais le mot dans ma tête, sans cesse, comme pour mieux me pénétrer de son sens atroce, et aussi forcer un remords que je trouvais lent. « Empoisonné !… » Le malheureux, alors que je prélassais mon inconscience dans des draps bien chauds, agonisait peut-être dans les siens, lui, ma troisième victime !…

J’étais brisé. La honte, le désespoir, et, faut-il le dire, aussi la crainte, battaient ma faiblesse à grands coups. Je ne savais plus, je ne percevais plus, je n’existais plus. Dans le désordre de mes idées, de niaises raisons s’entrechoquaient sans que j’arrivasse à les lier, et toutes les excuses mendiées à ma conscience étaient, au jour brutal du fait, comme des loques au soleil.

J’avais empoisonné Musso…

Trois grands jours durèrent ; le docteur ayant supprimé toute visite, on attendait sa venue dans un halètement. Chaque coup de sonnette était un coup de poignard ; ma mère pleurait dans les coins, et j’entendais soupirer mon père à son bureau.

Le pauvre homme !… Devant ma face bourrelée, sa colère n’avait pas tenu longtemps, et ses éclats de voix s’étaient vite apaisés.

Un soir le docteur Paulin vint très tard, si tard, qu’on ne l’attendait plus. Je le reconnus de loin et compris tout, à son air, mais je n’eus pas la force d’apprendre la nouvelle et me sauvai.

On enterra Musso le surlendemain. Je suivis le convoi, raide comme un automate ; au retour mes dents claquaient, il fallut me coucher et les miens s’inquiétèrent. Ensuite, courageusement, j’allai voir Mme Musso, prêt à toutes les expiations ; je faillis m’évanouir au bruit du timbre, mais elle me reçut doucement et parla de son ton tranquille.

Une odeur de fleurs emplissait la pièce, et quelques roses finissaient de mourir dans un vase que Georges affectionnait. J’en voulus emporter une, Mme Musso retint mon bras comme on arrête un sacrilège. Après, elle me reconduisit ; son « Au revoir » tomba de haut sur ma douleur, j’en sentis le poids et je devinai que nous ne nous reverrions plus.

J’entendis sur mes talons se fermer une porte qu’elle n’ouvrit plus pour personne ; recluse, elle végéta dans ses reliques, et mourut inconsolée, l’an d’après.

J’arrête ici ce sommaire d’une enfance désormais close. À dater de ce jour, l’être expansif et batailleur que j’étais devint un adolescent vieillot, à l’âme fripée et solitaire. Assombri, je me confinai dans le silence, et s’il m’arriva parfois encore d’errer sous les ombrages, du moins la forêt du Verdon n’entendit plus mes cris.

J’achevai les deux ou trois années d’études qui me restaient à faire ; puis, le temps venu de songer à l’avenir, je choisis, sans autre raison, une carrière qui m’éloignerait à tout jamais de ces lieux où par trois fois j’avais donné la mort.

Je manifestai le désir de venir à Paris y poursuivre mon droit, et mes parents acquiescèrent.

CHAPITRE II

Me voici donc à Paris. J’ai dix-huit ans, un passé dont le temps finira bien par effacer la hantise, du courage, peu de besoins et de l’estomac : pourquoi l’avenir ne m’appartiendrait-il pas ?

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Muni d’une vingtaine de volumes et de quelques centaines de francs, j’avais dirigé mes pas vers les hauteurs du Panthéon et promptement déniché le logis propre à recevoir mes espérances et ma garde-robe. J’occupais en plein Quartier latin la chambre banale de l’étudiant pauvre, dix mètres d’un carrelage râpé dont une carpette vagabonde masquait parfois les lacunes et la poussière. Un lit, trois chaises au capiton las, une toilette sévère, et une commode dont le marbre fendu servait de bibliothèque, en constituaient à la fois le luxe et l’indispensable. Devant la fenêtre, dont un océan de toits bleus remplissait l’ouverture, une table en bois blanc, vêtue d’un lambeau de vieux reps, fut érigée en cabinet de travail, et vit à ce titre germer et se flétrir bien des projets.

À droite, à gauche et de tous les côtés, des pièces pareilles étaient habitées par des êtres pareils à moi. J’entendais à travers les cloisons le bruit répété de leurs existences identiques ; le soir, sous ma porte mal close, de grands rais de lumière filtraient au passage des bougeoirs.

Nul commerce entre nous, chacun vivait sa vie à soi ; à peine de-ci de-là un « Bonjour » sur la porte, un « Pardon » dans l’escalier. Quelquefois, à l’heure des rentrées tardives, des frous-frous se mêlaient au bruit des pas dans le couloir. J’écoutais alors, ma curiosité suivait le couple, et lorsque la clé grinçait à côté, si près que je croyais l’entendre chez moi, j’avais d’irrésistibles distractions, et le travail ou le sommeil me devenaient également difficiles.

Le matin, je marchais une demi-heure sous les arbres du Luxembourg – cela me permettait de digérer à l’aise un chocolat pris dans une crémerie du voisinage –, puis j’allais à mes cours, où je piochais courageusement. À midi, je retournais à ma crémerie ; pour quelques sous on m’y donnait une côtelette passable et un dessert. Après, re-promenade au Luxembourg, et travail en chambre jusqu’à la nuit.

Le soir, la bibliothèque Sainte-Geneviève était mon refuge d’élection ; j’en goûtais le silence, la lumière, et cette bonne chaleur administrative dont mes tibias ont gardé l’attendrissement – du feu pour moi tout seul est un luxe dont je n’ai tâté qu’assez tard. J’y trouvais aussi de bonnes chaises au cuir patiné, et des lectures à l’infini. À la fermeture, je vaguais une heure le long des trottoirs, flânant aux terrasses, et, selon mon humeur ou mes ressources, procédais à l’expédition de mes affaires de cœur.

Je n’avais bien entendu pas de maîtresse ; toutes les raisons, y compris la raison même, me l’interdisaient. D’abord, sans être naïf, j’avais trop peu d’expérience pour être à mon aise avec les filles ; leur hardiesse m’effrayait, puis aussi la crainte salutaire de quelques possibles accidents. Enfin, promener des créatures voyantes sur le boulevard et amonceler des soucoupes en leur compagnie ne me procuraient aucune joie. Je n’étais certes pas un ermite, mais les paroles d’amour émises par des lèvres qui fleuraient la cigarette du baiser d’autrui n’étaient pas des excitants décisifs à mes flammes ; à les ouïr mon bonheur se traînait, et j’avais des lendemains pleins d’amertume à comparer l’actif de mes félicités au déchet de mes illusions.

Je préférais, si mes aspirations devenaient impérieuses, les confier aux soins de personnes stylées, qui avaient les ongles nets et le sourire permanent. Là, dans des maisons discrètes, où il faisait clair et moelleux, j’évitais les déshabillages et les ablutions malséantes. D’un geste sûr de ma canne, je désignais toujours la personne la plus propice ; elle-même s’en montrait ravie, et le prouvait par une exceptionnelle diligence ; mon délire était bref, mais hygiénique et soigné ; en plus, on me disait merci et je partais encadré de politesses.

À dire vrai, la femme ne me préoccupait guère. J’y pensais le moins possible et ne lui consacrais que les heures où vraiment je n’avais pas mieux. Or chaque minute de mon temps avait un emploi dont j’étais jaloux.

Je vivais de la sorte une petite existence à mon image, un peu grise, mais ordonnée et sans place pour l’imprévu. Je la vivais quotidiennement, aussi à l’aise dans mes habitudes que le bras dans sa manche. D’ailleurs j’eus dès l’enfance – et je l’ai encore – une répulsion pour tout ce qui sent la bohème et le débraillé. Jamais je ne pus arborer un béret, ni me donner ces airs crâneurs et véhéments qui sont, paraît-il, un attribut de la vingtième année. Je portais un melon, comme tout le monde, et ma cravate n’avait rien d’offensif. Quel que fut mon dénuement à certains jours, j’avais la satisfaction de penser qu’il n’y paraissait pas.

La « vertu », non plus que le spectacle de ses adeptes, n’eut jamais rien qui me séduisît ; je la trouve illusoire, et eux sans beauté, puis je conçois mal les morales qui veulent à toute force réglementer l’individu, dont valent toutes les manifestations ; mais, et ceci n’est pas hypocrisie, je tiens à ce que les formes extérieures soient sauvegardées, et que rien au-dehors ne transparaisse de ce qui se passe au-dedans. Le plaisir est chose strictement personnelle, sensible en profondeur, pour qui le tête-à-tête est un maximum ; l’étaler aux regards d’autrui en abolit vite le mirage – et que devient un transport à quoi participent des tiers !

À ce titre, et plus encore que la « vertu », j’exécrais la bagatelle. Les niaiseries sentimentales, roucoulades, couples penchés, promenades à Robinson et le reste, ont toujours eu le don de me porter sur les nerfs. Donner le spectacle de ses transes amoureuses ou raconter au café des aventures m’a toujours semblé chose particulièrement inharmonieuse et haïssable. Jeune, je fis l’amour, beaucoup ; plus tard, j’aimai. Quelles que fussent leurs violences, mes folies furent toujours internes, et je n’en étalai jamais le désordre. Mais ce thème est prématuré.

Je me liai peu, non que je ne trouvasse dans le voisinage d’excellents camarades susceptibles de devenir des amis, mais mon passé, cuisant encore, m’imposait une réserve dont je ne me départis que très tard. Une excessive timidité, jointe à la gêne enfantine que me causait un accent de province, faisait le reste. Jamais je ne refusai ma main, non plus qu’un service, mais quelque chose de mon air coupait les élans, et les sympathies se lassaient vite au contact de ma froideur. Je fus ainsi bientôt le contraire de ce qu’on appelle un causeur, et, sitôt finies les prolixités de la première adolescence, je me renfermai dans le mutisme, et pris l’habitude d’écouter beaucoup et de m’aventurer le moins possible, surtout quand le sujet m’était cher. Si le hasard voulait qu’un tel sujet se trouvât sur le terrain, je me sentais pris d’un trouble extrême ; je cédais aux moindres raisons, et, pour donner le change, alors, et garder quelque figure, je me lançais dans de faciles plaisanteries sur les thèmes les plus divers et les moins opportuns. On en riait parfois, j’insistais, et, caché sous ce voile ténu, j’arrivais tant bien que mal à sauver ma pudeur.

Au fond je n’eus de passion réelle que pour les arts. Théoriquement j’en étais assez averti – j’avais beaucoup de lecture –, mais ne connaissais de chefs-d’œuvre que par ouï-dire. Le Louvre me fut un éblouissement, et les jours que j’y passai furent des meilleurs et des plus nourris de mon existence. Bien que n’ayant aucune disposition pour le dessin (je ne fus jamais capable de donner un sens à un trait), je goûtais l’œuvre d’art et la percevais avec justesse, quelle que fut son époque ou son origine. Je n’y arrivai, bien sûr, pas du premier coup, mais mes progrès furent rapides, et je pus, je le constatai plus tard, m’en entretenir avec agrément, même dans les milieux d’artistes, qui sont, quoi qu’on prétende, ceux où l’on en parle le mieux.

D’instinct, mes préférences allaient aux écoles sévères et de grand goût, mais j’avais pour la sculpture une prédilection particulière. Voir s’accrocher la lumière et tourner l’ombre sur un bloc de marbre est une jouissance dont mes yeux ne se lassèrent jamais, et que mes mains achevaient avec volupté. Je raffinai très vite ; certains fragments, n’offrissent-ils qu’un vestige de surface, avaient pour moi pleine signification, et cela à tel point, qu’il m’arriva, étant en vacances, de ramasser des cailloux sur les plages et de les garder des heures dans ma poche où mes doigts en caressaient les contours.

En peinture, Holbein et Léonard furent mes premières idoles ; le côté volontaire et pénétrant de leur art concordait trop avec mes tendances personnelles pour qu’il en pût être autrement. Je fus plus rebelle aux grands coloristes ; Véronèse et le Titien gênaient en moi une sensibilité qu’avaient déformée trop de principes. Je ne désarmai que plus tard, mais leur cédai pleinement alors, tout heureux d’être conquis. Rubens, lui, m’épouvanta toujours ; jamais je ne pus déterminer les dimensions de ce génie qui déborde sur vous comme un drap trop grand, et vous empêtre. Van Dyck me déplut ; Rembrandt me prit le dernier, alors que je fus mieux averti des choses et plus conscient aussi des ressources d’un métier que j’ignorais.

Aux modernes je trouvais moins d’attraits ; cela tint sans doute à quelque infirmité de mon jugement, mais je goûtais peu le décousu de leurs tendances, et mon besoin de clarté se rebella souvent à la vue d’œuvres où la multiplicité des recherches m’apparaissait comme un désordre calculé. Depuis, j’ai mieux senti l’efficacité de tant d’efforts. Le beau métier de Delacroix, son ardeur à la fois maladive et puissante, les probes et douloureux paysages de Rousseau, les merveilleuses harmonies de Corot, si naïvement subtiles, me valurent des émotions délicieuses et d’essence toute nouvelle. Je dégustai la matière de certains Courbet, et rien, plus que la façon dont Ingres enserre la forme de son trait, ne m’a fait subir la tiédeur d’un corps de femme et le poids d’un sein.

Je mis à ces ferveurs tout l’enthousiasme de mon âge ; malheureusement je ne pouvais guère y consacrer que le dimanche, et encore la matinée seulement, car les après-midi furent bientôt requises par les concerts, à quoi je m’adonnai avec une passion non moindre. Là encore mes goûts me portèrent au style ; je pénétrai Gluck de plain-pied, et pris au tracé de sa mélodie un plaisir qui ne s’est jamais démenti.

Ainsi passèrent cinq ou six années desquelles aucun souvenir déplaisant ne demeure ; elles furent courtes et ne devaient pas connaître de suivantes. Je dois toutefois convenir que, durant les jours sombres qui m’advinrent, l’art fut mon unique et plus sûre consolation.

À pratiquer ainsi les œuvres, la curiosité me vint un beau jour de connaître aussi les artistes. J’ignorais tout de leur existence et de leurs méthodes, et, l’imagination aidant, je m’en faisais une idée à la fois excessive et incomplète ; en joindre n’était pas difficile – j’avais, à ma porte même, un petit café que plusieurs fréquentaient. Je pris l’habitude de m’y rendre, mais fus tout d’abord interloqué par la bande de Toulousains sur quoi je tombai. Ils étaient là une demi-douzaine de gaillards poilus et débraillés, dont les allures et les propos n’étaient guère tentants. Je ne voulus pas rester sur une impression aussi superficielle, et je m’insinuai dans leur conversation. Ils m’y reçurent avec une bonne familiarité d’ouvriers qui ont en poche leur quinzaine, et j’y répondis de mon mieux ; je perçus bientôt l’écart qui séparait nos natures, la leur, toute d’expansion et de vaillance, la mienne, étriquée, timide, et honteuse vaguement.

Quatre étaient sculpteurs, deux, peintres, et le dernier, architecte ; l’aîné n’avait pas plus de vingt-cinq ans.

Nous n’échangeâmes tout d’abord que des propos vagues, mais entre jeunes gens les thèmes à discussion ne manquent jamais ; aussi, gagné par la chaleur du milieu, me laissai-je aller à leur exposer quelques-unes des théories qui m’étaient le plus chères.

À d’imperceptibles sourires, je devinai qu’elles n’avaient point l’heur de plaire ; évidemment je retardais, mais on ne me le fit pas trop sentir, et je fus, moi, sensible à la délicatesse. La discrétion et le tact avec lequel on fit des objections me rassurèrent tout à fait sur l’éducation et la qualité d’esprit de mes contradicteurs. J’avais, malgré leur apparence, affaire à des raffinés, qui, dès qu’une pensée généreuse était dans l’air, savaient se tenir et faisaient montre de gentilhommerie.

Je ne voulus pas demeurer en reste, et je mis toute la modestie possible à mes propos ; je n’avais d’ailleurs pas à émettre de prétentions, et sus m’en garder.

La conversation tomba sur une exposition alors ouverte, à laquelle tous ou presque avaient participé. J’y étais allé quelques jours auparavant et n’en avais pas ressenti grande impression, quels que fussent mon bon vouloir et mes efforts ; aussi abordai-je le sujet avec une prudence qui se devine. J’usai de tous les euphémismes, mais ne déguisai point la gêne que ces œuvres m’avaient causée. Je ne leur reconnaissais ni agrément de couleur, ni sens de la ligne, ni signification plastique ; or, étant donné l’intransigeance de mes conceptions, l’absence d’une seule de ces qualités suffisait à retirer à l’œuvre toute valeur.

Nous discutâmes longuement, et point n’est nécessaire de relater ici nos arguties. Je me défendis de mon mieux, mais ces messieurs avaient beau jeu à me confondre, et n’y manquèrent pas. Un, particulièrement, un sculpteur nommé Mingrel, qui parlait d’abondance et soulignait chacun de ses mots d’un geste identique du pouce, comme s’il le voulait modeler, m’écrasa du bruit de ses raisons et me réduisit au silence sans me convaincre. Il parlait des droits imprescriptibles de l’artiste, des conventions, de l’institut et de la « Boté » sur un ton qui me le rendit presque aussi antipathique que ses idées. Je le jugeai sans talent, ce qui ne l’empêcha pas de faire une brillante carrière, et de rafler chaque année tous les honneurs et commandes disponibles tant en province qu’à Paris.

Un autre, sculpteur aussi, mais de race plus fine, mêla quelques propos au tohu-bohu de nos paroles, et j’en notai l’élégance au passage. C’était un grand garçon assez maigre et d’aspect délicat ; la pointe fine d’une barbiche noire allongeait l’ovale de son masque que dorait le regard de deux beaux yeux doux. Il se nommait Darnac, et ses façons révélaient un homme policé ; je vis à son doigt briller l’écu d’une chevalière, et, bien qu’un tuyau de pipe émergeât de son veston, il avait de la tenue, du linge et des ongles soignés.

Malgré certaines réserves, je compris qu’il n’était pas hostile à mes vues et qu’il appréciait comme moi la belle discipline des grandes époques. À son confrère qui invoquait les « principes » et parlait de liberté comme un fonctionnaire à des comices, il opposa que, selon lui, la liberté, liberté d’expression s’entend, était peut-être une bonne condition de travail pour l’artiste, mais pas une condition essentielle du tout. Le prouver n’était pas difficile, mais au premier mot l’autre haussa la voix, tonnant contre l’École des Beaux-Arts, Rome et les « pompiers », si bien que, du geste, et non sans hauteur, Darnac l’invita au silence, lui jetant pour pâture un « Vous avez raison » qui remplit d’aise ce fâcheux et me plut à moi infiniment.

J’affectai dès lors de le prendre pour interlocuteur, et je sentis que nous nous reverrions avec plaisir. La conversation n’avait rien de général, en sorte que je ne risquais de blesser personne ; c’était plutôt un échange d’aperçus lancés au petit bonheur, entre deux bouffées, et sans réflexion.

Cependant, pour ne rien presser, et obéissant aux lois qui me firent toujours agir de même, j’évitai de venir de toute une semaine au petit café, puis un jour j’y rentrai, feignant une grande surprise à voir Darnac assis devant un bock. Après quelques banalités de forme, il me questionna sur mes études et sur l’intérêt que j’y pouvais prendre ; je saisis l’occasion, et lui fis du droit romain un panégyrique qui le stupéfia. Je craignais en effet que, sur le chapitre beaux-arts, mon infériorité ne s’accusât, et j’avais la coquetterie de me faire valoir. C’était pur enfantillage, et j’ai gardé ce travers de me mettre en frais pour conquérir les hommes, alors qu’auprès des femmes j’étais très vite sans moyens.

Nous effleurâmes ainsi divers sujets, et je fis en sorte qu’il n’eût pas de moi trop mauvaise opinion. Emporté par ma sympathie, j’aurais volontiers prolongé la soirée, d’autant que par bonheur aucun de ses camarades n’était venu, lorsque, toujours possédé par l’esprit singulier que j’ai dit, je saisis l’instant qu’il me parlait avec une gentillesse particulière pour briser la conversation et prendre mon chapeau. Il en parut surpris, nous nous serrâmes la main, et je partis.

Dehors je me trouvai tout décontenancé dans le froid, et, n’ayant rien de mieux à faire après ma sottise, je gagnai mon lit d’assez méchante humeur.

De nouveau je restai plusieurs jours sans le voir. Lorsque je passais devant la porte du café, j’affectais d’y jeter un coup d’œil, et, sitôt certain de la présence de Darnac, qu’il fut seul ou accompagné, un mouvement invincible m’emportait ailleurs.

Je me sentais pris pour ce garçon d’un goût très vif, et rien ne m’eût plus comblé que sa compagnie ; c’est précisément ce qui fit que je l’évitai. Un jour, même, son œil surprit le mien alors que je regardais à travers les vitres de l’établissement, et je le vis manifester un étonnement si heureux, que je me sauvai comme si j’eusse été pris en flagrant délit de mauvaise action.

Je retournai visiter la petite exposition et y cherchai son envoi. C’était un bas-relief, représentant, grandeur nature, une tête de femme, vue de trois quarts et assez fort inclinée. Le haut du crâne, faisant saillie, couvrait la joue d’une ombre dont je ressentis la mesure ; en dessous, l’épaule mettait un accent de lumière souligné par quelques indications de linge, assez sommaires, mais dont l’inachevé faisait valoir la grâce plus assouplie des chairs. La vague d’un sein fuyait en se mourant dans le fond, sans que, à l’encontre de tant de ses collègues, l’auteur y eût insisté. Je lui en fus reconnaissant, et aussi d’avoir conçu son travail d’un bloc, de façon que les plans et les dimensions fussent d’abord perceptibles et expressifs par le jeu simple des lumières. J’étais vraiment en présence d’une œuvre de plastique pure, et qui n’agissait sur l’esprit que par sa forme, ses volumes et son calibre.

Je constatai tout cela avec un plaisir absolu, et du même coup combien nos sentiments dominent vite notre raison. J’avais, quinze jours plus tôt, tourné autour de ce plâtre sans en être ému plus que par un quelconque de ses voisins ; depuis, le hasard m’avait fait rencontrer l’auteur, et, le charme de sa personne agissant, je découvrais à ses moindres intentions des buts et un sens qui me ravissaient. Toutefois une inquiétude me vint ; je voulus connaître le titre et cherchai au catalogue. J’appréhendais quelque sensiblerie – Rêverie… Extase… ou autre banalité ; je fus vite rassuré par la simple dénomination : Étude. J’étais fixé.

J’achevai ma visite et jetai un coup d’œil au reste des sculptures et toiles exposées ; aucune n’accrocha mon désir, et je me dirigeais vers la porte, lorsqu’une main s’abattit sur mon épaule :

– Eh bien !… on vous y prend !

C’était Darnac lui-même, accompagné de deux amis, Mingrel et un autre.

Je me sentis rougir et balbutiai de vagues choses qui ressemblaient à des excuses.

– Je vous garde, me dit-il… Allons, vous allez nous dire ce que vous pensez de nos produits.

Et, passant son bras sous le mien, il fit le geste de me ramener dans la salle. Son contact augmenta mon trouble, je me vis tout près d’être ridicule. Pour y parer, je me dégageai doucement et prétextai un rendez-vous.

Il insista, j’en fis autant.

– Dommage ! fit-il.

Je m’excusai encore, et nous nous quittâmes. Je n’avais pas le dos tourné que je regrettais ma sottise. Je songeai même à rebrousser chemin, à courir à Darnac, à lui dire tout haut combien j’aimais et sentais son œuvre, sa personne et son talent, mais n’en fis rien, bien entendu ; au contraire je partis à l’opposé, et pressai même le pas, comme si j’eusse craint que l’on me poursuivît.

À réfléchir, mon cas était assez analogue à celui des amoureux timides qui errent sous les fenêtres, ramassent des bouquets, collectionnent les vieux gants, mais s’effondrent à la pensée que l’objet de leurs vœux pourrait le savoir.

 

À quelques mois de là, je fus rappelé brusquement dans ma famille. Le ton de la dépêche ne laissait guère d’illusions ; je devinai qu’il s’agissait de ma mère dont la santé perdue ne se maintenait depuis fort longtemps qu’à force de soins. Je bouclai ma valise et n’arrivai que trop juste, hélas pour être témoin d’une agonie.

Par bonheur elle fut courte, et de tant de douleurs j’évitai au moins celle d’assister à ses souffrances. Je passai dix jours funèbres dans cette ville élue par la mort, et les rares sorties que j’y fis n’éveillèrent en moi que d’amers souvenirs.

Je revis les trois fenêtres d’Hubertin, mais elles étaient emplies par le chant d’une voix étrangère. Je revis la Mouline, le petit mur et la place exacte… Je revis la galerie de Musso, toujours aussi noire et délabrée ; parmi des linges qui séchaient je vis luire les cheveux blonds d’une jeune fille.

La petite place me parut rétrécie ; le kiosque avait disparu, le vieil homme aussi. J’allai au Verdon, et fus étonné de le trouver si près ; deux belles maisons blanches à quatre étages se carraient à l’endroit où jadis nous tirions nos plans de campagne ; des êtres inconnus circulaient, parlant haut, comme s’ils eussent été chez eux !

Mon père avait cédé son commerce l’année d’avant, je ne reconnus plus la boutique. Les trois antiques arcades avaient fondu en une seule, où, derrière une glace de cinq mètres, un amas de produits allemands aux noms barbares remplaçait les si belles couleurs d’autrefois. La devanture était repeinte ; par la porte entrouverte je jetai un regard à l’intérieur. D’un comptoir chargé de fioles un monsieur se détacha et vint au jour ; sa face ne m’évoqua rien, nous nous regardâmes sans nous comprendre. Le voisinage était bouleversé ; un grand café plein de bruit remplaçait à lui seul le pharmacien, le bottier et le confiseur chez qui je plaçais mes économies. À l’angle de la rue Meunière, j’hésitai, perdu devant des démolitions.

Mon père avait beaucoup vieilli, je le remis aux soins d’une sœur qu’il avait ; elle vint prendre la place de ma mère, et lui maintint de la sorte une apparence de foyer. Je le quittai néanmoins dans d’assez tristes dispositions, mais il ne tenta pas de me retenir. Sans doute, comme beaucoup de gens âgés, préférait-il vivre de ses souvenirs et les garder intacts dans leur cache – la présence d’un autre les eût altérés ; or six années d’éloignement m’avaient rendu presque étranger à ses yeux. Je sentis la nuance ; d’ailleurs j’avais ma tâche et ses obligations.

 

Je revins donc à Paris après ce lamentable entracte. Un peu de bien que m’avait laissé ma mère me permit de prendre un logement moins exigu ; je le choisis rue de Verneuil dans l’aile d’un ancien hôtel ; j’eus ainsi deux pièces et un cabinet dont les fenêtres donnaient sur les restes splendides d’un jardin. Au printemps, un tilleul centenaire s’y balançait à frôler mes persiennes, et les oiseaux venaient jusqu’à ma table de travail.

Ce changement m’éloigna de mon ancien quartier et fit que les occasions de rencontrer Darnac deviendraient plus rares. Je l’avais revu presque dès mon retour, et son accueil m’avait touché. Je le mis au courant de mes projets et le conduisis voir mon logis avant de conclure. Il en fut enthousiasmé et m’engagea vivement à ne point surseoir ; nous passâmes une heure ensemble et ce fut assez pour qu’il achevât de me conquérir. Il me fit promettre d’aller à son atelier, et je m’y engageai. J’en brûlais d’envie, mais pour rien au monde ne l’eusse osé faire de mon chef. Ainsi je me trouvais obligé, et tout de suite voulus prendre jour. Nous convînmes du mardi d’après.

 

Mes études proprement dites étaient terminées. Je les avais fait durer plus que le temps légitime et m’étais en les poursuivant un peu meublé l’esprit ; il fallait néanmoins prévoir l’avenir et chercher à mon activité des directions précises.

Le droit strict et ses applications avaient cessé de me plaire ; je ne me sentais aucune aptitude à devenir juriste, et les incursions que je fis dans le domaine des arts portèrent à ce goût chancelant le coup définitif. Malheureusement, bien que ma nouvelle situation m’eût donné quelque indépendance, l’appoint n’en était pas tel, qu’il me fût permis de négliger les questions pratiques. Je dus donc me mettre en quête d’un emploi.

J’avais toujours envisagé qu’il me deviendrait nécessaire de gagner ma vie, mais n’avais jamais mis à l’examen de cette idée qu’une sorte d’attention vague, et les générosités que je devais aux miens n’y étaient pas un stimulant bien vif. Je vis donc avec un esprit plutôt maussade surgir cette obligation ; à tout hasard, je résolus de demander conseil à Darnac.

Donc, au jour dit, je gagnai son atelier. Je le trouvai tel qu’on pouvait l’attendre de cet artiste et de son goût, c’est-à-dire fort simple. Malheureusement, dès l’entrée je vis que je n’y serais pas seul, et j’en ressentis un gros désappointement. Deux personnes étaient là, paraissant intimes avec Darnac qui leur faisait les honneurs ; cela suffit pour que mes dispositions se modifiassent tellement, que je répondis à peine à son salut. Il me présenta, mais c’est tout juste si je dévisageai les gens, un monsieur et une dame qui du reste partirent peu d’instants après mon entrée.

Je n’en cachai point ma satisfaction et peut-être l’exprimai-je trop, mais, par un travers naturel, je me sentais, vis-à-vis de Darnac, porté à d’autant plus de familiarité que j’avais mis de sauvagerie aux premiers contacts. Je me livrai à lui d’abondance et sans percevoir ce que de tels écarts pouvaient faire supposer ; il fut exquis néanmoins et me reçut avec une grâce parfaite. Je vis divers morceaux qui augmentèrent encore l’estime que j’avais pour son talent, je le lui dis, mais, afin de bien noter le sens que je comptais donner à nos relations, j’aventurai quelques critiques, et les fis porter sur les questions d’esthétique générale plus encore que sur celles de métier ; ce fut un sujet qui nous entraîna promptement ; au cours de la discussion, Darnac, un peu échauffé, me mit en présence d’une terre qu’il tenait cachée dans ses langes, à l’abri d’un rideau.

J’exultai à la pensée qu’il la découvrait pour moi seul et que ses visiteurs ne l’avaient pas vue, d’autant que par son importance elle dépassait tout ce que je connaissais de lui. Je sentis aussi qu’il ne conviendrait pas d’en parler hâtivement ; après donc avoir bien tourné tout autour, j’exprimai le désir de la revoir une autre fois, afin, dis-je, de bien affirmer l’impression que j’en avais et sur laquelle je voulais réfléchir.

La vérité est que j’avais été saisi du premier coup, et de la façon qui ne trompe pas, mais pour que mes avis prissent poids, je croyais habile de les faire désirer.

Voilà du moins comment j’interprète les faits à distance. Peut-être n’est-ce pas tout à fait exact et faudrait-il voir dans ma conduite une manifestation de cette réserve peureuse dont j’ai parlé, et qui me décontenança toujours lorsque j’avais à m’exprimer sur une question qui me tenait aux entrailles.

De fil en aiguille, j’exposai mes soucis à Darnac.

– Pourquoi n’écrivez-vous pas ? me dit-il.

Rien n’eût pu m’être plus agréable que sa suggestion ; non que je l’attendisse, mais très au fond je crois bien que je l’espérais ; cependant, et non pas seulement pour la forme, je me récusai, protestant de mon indignité.

– Bah ! me dit-il, tout le monde écrit, et tout le monde n’a pas des idées comme les vôtres.

Je lui fis valoir que ce qu’il nommait « mes idées » constituait un faible capital, sans intérêt pour personne, et bien incapable en tout cas de me fournir des revenus.

– Qui sait ? dit-il.

Et brusquement :

– Pourquoi diable avez-vous fait cette tête lorsque je vous ai présenté à Montessac ? Il est directeur d’une revue où vous pourriez facilement caser de la copie. Ça vous dégrossirait toujours, en attendant mieux.

– Quelle revue ?

– Le Parthénon. Vous connaissez ?

– Je crois bien.

– Ça peut s’arranger ; d’ailleurs tout s’arrange. Je m’en occuperai. Comment trouvez-vous sa femme ?

Des épaules je fis signe que je n’en savais rien.

– Bien jolie et bien intelligente.

Je dus avouer que je ne l’avais pas regardée.

– Au fond c’est elle qui mène les affaires de son mari… Dites donc, reprit-il, fabriquez-moi quelque chose sur l’art, quelque chose de pas trop long… je le lui remettrai.

De nouveau j’esquissai de timides réserves.

– Oh ! ça ne vous rapportera pas lourd, rassurez-vous, mais c’est une excellente entrée en matière. J’appuierai ; si je dis à Montessac de marcher, il marchera. Entendu ?

Le brave garçon y mit tant de chaleur, que j’acquiesçai. Je m’engageai à lui livrer le manuscrit la quinzaine suivante. Nous causâmes encore quelque peu, puis je le quittai, la cervelle en travail d’un sujet.

Après beaucoup d’indécisions, je choisis celui de la Sensualité exprimée par le trait. J’avais observé, au cours de maintes discussions, que les peintres et même les sculpteurs semblaient dénier à la ligne toute valeur autre qu’évocatrice de silhouettes, architecturale par conséquent. Selon eux, la couleur, en donnant aux objets ou êtres représentés leur qualité de substance et leur pulpe, avait seule pouvoir d’éveiller le désir des sens. Comme si le fléchissement d’une hanche ou d’un sein n’était pas aussi suggestif en son strict contour que les nuances, fussent-elles infinies, de la peau !

J’entrepris d’exposer la chose, et l’appuyai d’exemples définitifs, ce qui me conduisit à pondre une trentaine de pages dont je ne fus pas trop mécontent. Je les polis, lus et relus un nombre invraisemblable de fois, puis, un peu ému tout de même, je m’acheminai chez Darnac, mon rouleau sous le bras.

Je frappai à sa porte ; au lieu d’ouvrir directement, je l’entendis demander qui j’étais. Je dis mon nom, il me fit entrer, et je compris sa précaution. Le modèle posait, une jolie fille aux formes graciles, dont la blancheur illuminait la pièce. Je fis mine de battre en retraite, Darnac me rassura :

– Ça ne fait rien, dit-il.

Et au modèle :

– Monsieur est artiste.

Ce qui n’alla pas sans me flatter un peu.

– Vous avez l’affaire ?

Je montrai mon paquet.

– Content ?

– Peuh !…

– Nous allons voir ça.

– Travaillez, travaillez, lui dis-je. Je ne voudrais pour rien au monde vous déranger.

Et j’allai m’asseoir à l’écart.

Darnac continua quelques minutes, puis, satisfait sans doute, suspendit la séance.

Le modèle était juché sur une table assez élevée. Pour en descendre il fallait une aide, je vis qu’elle la cherchait de l’œil. J’étais à portée. Par un mouvement bien compréhensible, je lui tendis la main.

Ses jolis yeux d’animal doux me remercièrent d’un clin charmant, mais, par inadvertance, elle manqua l’appui ; je tentai de la rattraper et la manquai à mon tour ; bref, elle tomba, et si affreusement, que son pauvre corps nu s’en vint donner en plein sur le poêle rougi. Elle poussa un horrible cri ; sa chair grésilla, tandis qu’en l’air montait une fumée nauséeuse.

Un instant elle parut comme soudée au fer, puis, cédant au poids, elle s’en détacha et roula inanimée sur le sol.

Je restai stupide. La soudaineté, la folie d’une telle chose, m’ôtaient tous moyens… Darnac se précipitant fit que je me ressaisis ; à nous deux nous ramassâmes la malheureuse et l’étendîmes sur un canapé.

Je ne sais trop de quel secours je pus être, et dans ce désarroi fus au-dessous de moi-même ; j’errais de-ci de-là, encombrant Darnac de ma maladresse et de ma personne. Il y coupa court un peu sèchement :

– Cherchez une voiture, voulez-vous… Je vois qu’elle ne reprend pas connaissance. Nous allons la conduire à Necker où j’ai des amis.

Je saisis l’occasion, heureux d’échapper au moins par la vue à ce cauchemar. Quelques instants après, nous sonnions à la porte de l’hôpital. Vu l’urgence, la pauvre enfant fut admise sans formalités ; nous l’avions tant bien que mal roulée dans des couvertures, et tout le long du trajet sa tête ballotta sur mes genoux. Nous la remîmes aux soins d’un interne, et, notre présence n’ayant plus d’objet, regagnâmes l’atelier.

Je restai muet durant le parcours, et mon silence concordait trop avec la situation pour qu’il pût être pris à mal. À Darnac la hantise de ce drame pesait aussi ; nous cheminâmes tous deux le cœur serré.

Je comptais donc une victime de plus – car pas une seconde je ne doutai que ce malheur ne fût dû à mon fatal pouvoir, et ce constat m’enlevait la raison. La funèbre liste s’allongeait ; inconsciemment j’évoquai ce martyrologe, et, des limbes où dormait leur souvenir, resurgirent de pâles figures.

« Vincent !… “J’ai senti ta main là !…” Hubertin !… Le cercueil de Musso… sa mère ! »

– Comment s’appelle-t-elle ? dis-je pour parler.

– Jeanne Bargueil, répondit Darnac, comme si lui aussi sortait d’un songe.

– Elle a des parents ?

– Une mère… Je l’aviserai.

– Elle est honnête ?

– Très.

Je ne sais par quelle étourderie je fis une aussi sotte question. Le ton de Darnac m’en souligna l’inconvenance ; je tentai de me rattraper, gauchement :

– Il y a des jours calamiteux, lui dis-je… c’est à pleurer !

– Que voulez-vous !…

– À bientôt.

Il me tendit deux doigts, et nous nous quittâmes.

La nuit d’après j’eus peine à trouver le sommeil, et jusqu’à l’aube je m’agitai sur l’oreiller ; à peine debout, je courus à l’hôpital, aux nouvelles, mais personne ne sut m’en donner, et l’entrée – ce jour-là n’était pas jour d’admission – me fut refusée. Je revins chez moi tourmenté des pires inquiétudes.

On m’y remit un mot assez bref de Darnac, disant qu’après lecture de mon manuscrit, trouvé sur une chaise, il l’avait remis à Montessac, et que j’aurais réponse incessamment. Pas de commentaire, sauf, en post-scriptum, l’avis qu’il comptait se rendre à l’hôpital le lendemain et serait heureux de m’y rencontrer.

Je fis provision de fleurs et de gâteaux et fus exact au rendez-vous ; Darnac n’y était pas. La petite, immobile sur sa couche, les yeux clos, les lèvres entrouvertes et comme vernies par la fièvre, haletait sans rien voir. À son chevet, une forme noire, en qui je devinai la mère, se leva ; nous échangeâmes quelques mots de circonstance, tous deux malhabiles et fort embarrassés. Une infirmière survint aussitôt, qui nous pria d’éviter toute conversation et d’écourter notre visite.

La mère se rassit, et sa maigre silhouette se fixa de nouveau sur le carré blanc de la fenêtre. Son visage était un trou d’ombre où de temps à autre montait, gantée de filoselle, une main crispée sur un mouchoir. Je m’installai de l’autre côté, après avoir disposé mon offrande ; puis, gêné par l’étrangeté du cadre, je m’immobilisai à mon tour, et nous demeurâmes en présence, étrangers, et sans plus mot dire.

Dans la longue salle mangée de lumière, les couchettes s’alignaient avec une rectitude glaciale et militaire ; aucune n’était vide, et presque toutes avaient, penchés à leur creux, les dos sombres de parents ou d’amis. De certaines jaillissaient parfois des rires qu’un « Chut ! » énergique faisait sitôt taire ; d’autres étaient mornes, sans personne autour. Vers une, dans laquelle râlait une phtisique, le père sanglotant poussa de force deux galopins qui ne voulaient pas ; on dut expulser un ivrogne, qui menaçait sa femme et lui réclamait de l’argent.

Je compris l’effroi traditionnel que l’hôpital inspire aux pauvres, et me disposais à partir, quand Darnac survint.

Il s’excusa de son retard, puis salua la mère, lui exprima sa sympathie, et se mit à son entière disposition pour tout ce qu’il faudrait. Je devinai plutôt que je n’entendis, tant il mit de discrétion à ses offres, et j’admirai la façon dont il se tira d’un pas si difficultueux.

La petite dormait toujours, et de ce sommeil étrange la surveillante nous donna la raison. On l’avait littéralement bourrée d’opium, seul moyen de calmer un peu des douleurs insoutenables. En deux mots elle nous mit au courant.

Le haut du bras gauche, à partir du coude brûlé au deuxième degré, n’était plus qu’une ampoule ; le derme de la hanche, d’une partie du ventre et de la cuisse, plus sérieusement atteint, avait par endroits disparu, et les marques seraient indélébiles. Quant au sein, qui, portant le premier, avait le plus souffert, l’aspect en était effroyable ; de la douce fleur rose et des chairs si tendres ne subsistait qu’une masse informe et boursouflée, une sorte de magma visqueux, à peine maintenu par les gazes du pansement.

Des suites, on ne pouvait rien dire encore, et le docteur ne s’était pas prononcé.

Nous joignîmes nos prières pour que les soins ne fussent pas marchandés, et Darnac se réclama de l’interne son ami, ce qui fit grand effet. De mon côté j’avisai la fille de salle, et, pour aider à mes recommandations, lui glissai dix francs dans la main. Sur quoi, n’ayant plus que faire, nous nous en allâmes, et plus émus que nous ne le voulions paraître.

Le dimanche d’après, je revins à l’hôpital envahi cette fois par la foule des petites gens. La salle avait un vague air de fête, et les fleurs abondaient ; je déposai les miennes, et la blessée, tournant vers moi sa maigre figure où battait la fièvre, fit l’effort d’un sourire ; elle tenta même de parler, je l’en retins, elle céda vite. Je m’efforçai de l’encourager ; les mots tremblaient à mes lèvres, et prenaient tous, quoi que j’y fisse, la forme implorante d’un pardon ; bientôt ses yeux se fermèrent, j’interrompis ma phrase et me rassis, inutile, à son chevet.

Au bout d’un temps, la surveillante vint me dire que déjà la mère et M. Darnac étaient venus, et, respectueux du sommeil de la malade, de suite repartis. Je ne pouvais mieux faire que de les imiter, et m’en allai après avoir obtenu quelques renseignements, moins bons, hélas ! que je l’eusse voulu.

Les brûlures du bras étaient en voie de guérison, celles de la hanche aussi, mais des parties en restaient ouvertes, dont la suppuration ne cessait pas. On craignait toujours l’infection, et la fièvre demeurait inquiétante. Quant au sein, il était perdu sans espoir. En tout cas la vie de la malade ne semblait pas en danger.

– À moins que… ajouta la surveillante, d’un ton qui raviva mes craintes.

Je rentrai quelque peu rassuré, et pris l’habitude de venir tous les jours ouvrables. Entre-temps, je vivais dans l’appréhension si bien que la vue de Jeanne, de ses plaies et de ses douleurs devint une rémittence et presque un soulagement.

J’étais d’heure en heure plus pénétré de cette foi, qu’en moi résidait un principe de mort, que je portais la mort dans mes yeux et la répandais aux alentours. Les faits ne justifiant que trop de tels égarements, aucun effort de volonté ne pouvait m’en distraire, et le spectacle de la malheureuse y apportait une espèce de certitude, que j’estimais, en l’état, préférable à tant d’angoisses solitaires.

Je ne m’abandonnai pas sans lutte, et toutes les raisons auxquelles put s’accrocher ma faiblesse furent invoquées. Une fois de plus, j’essayai de ne voir en ce drame que la fatalité des coïncidences ; j’en reconstituai les phases, je me cherchai des justifications et finis à force par m’en trouver. Au fond je plaidais coupable et mendiais les circonstances atténuantes.

Par ailleurs ma vie n’était pas changée, je vaquais à mes habitudes, et rien n’eût trahi mon secret, si ce n’est une propension de plus en plus marquée à la retraite et au silence. On se méprit sur la cause, et j’y aidai. Les interprétations les plus ridicules furent imaginées, et je n’en démentis aucune ; je fus bientôt qualifié d’« ours », et on me délaissa.

Dans cet esprit, j’avais cessé de voir Darnac, et le mal que j’en ressentis me fut doux comme une mortification nécessaire. J’avais une peine de plus ; je pris un plaisir morbide à la joindre aux autres, à les conjuguer et à m’en repaître. Je me considérais comme l’élu du malheur et son représentant sur terre ; d’excès en excès, même, j’en vins à être jaloux des misères d’autrui. Cet état dura plusieurs semaines, et je n’envisageais pas qu’il dût prendre fin, quand un soir je reçus ce mot :

 

« Mon cher,

« Puisqu’on ne vous voit plus, voici : Montessac prend l’article, et le fera passer au prochain numéro. Allez le voir, et tâchez de vous entendre. Il m’a paru bien disposé, profitez-en.

« Votre,

« Darnac »

 

J’avais presque oublié cet écrit ; le rappel de Darnac, et sa forme concrète, en un papier que je tenais, changea le cours de mes divagations ; j’échafaudai les plus sottes billevesées. Je me figurai Montessac enthousiasmé ; je vis ma prose en tête du Parthénon, mon nom illustre, l’opinion remuée, que sais-je enfin !… Bien plus, j’imaginai des contradicteurs, des jaloux ; je pressentis même une correspondance aigre-douce, à l’usage de quoi j’accumulai par avance les traits les plus acérés. De grands journaux mendiaient ma collaboration ; je me faisais désirer, c’était la gloire !…

À ce train, les papillons noirs eurent tôt fait de s’envoler. Remonté sur ma bête, j’envisageai l’avenir avec audace et résolus de parler haut à Montessac, de lui poser mes conditions et de ne pas souffrir une seconde qu’elles fussent discutées.

Je répondis à Darnac et le remerciai, tout en promettant de l’aller voir, puis, deux ou trois jours après, me présentai au Parthénon, de l’air le plus nonchalant que je pus. Malgré que j’eusse fait en sorte d’arriver tôt, je posai une demi-heure parmi les garçons et l’emballage ; j’en fus outré, mais Montessac, et dès le début, me coupa ma doléance aux lèvres, d’un bref : « Asseyez-vous, monsieur, j’ai peu de temps » qui me replongea du coup dans les abîmes du malheur.

– Monsieur, continua-t-il, j’ai lu votre article, et, pour être agréable tant à mon ami Darnac qu’à vous-même, je consens à le publier.

Je balbutiai quelques mots vagues qui se perdirent dans le bruit haussé de sa phrase.

– L’usage de la maison veut qu’un premier article ne se paye pas ; c’est une manière d’essai dont le public reste juge. Si son verdict est favorable, je serai enchanté, monsieur, de continuer nos relations. Sommes-nous d’accord ?

Le sang me gicla aux tempes ; je me levai, et cherchant le mot qui d’un seul coup vengerait le désastre de mes illusions, je n’en trouvai qu’un, d’ailleurs il m’échappa :

– Parfaitement.

– Alors, monsieur, je vous enverrai sous peu les épreuves. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

L’audience était finie.

Je me retrouvai sur le pavé, tout déconfit, et plein de pensées contradictoires. Montessac m’avait roulé – je me l’imaginais –, mais je ne lui en voulais pas tant qu’à moi-même. Furieux, je ne digérais pas l’idée de mon effondrement, et résolus de prendre une revanche éclatante. Pour n’y point tarder, je reconstituai la scène, la fis mentalement ce qu’elle aurait dû être, et, faute de contradicteur, la conduisis vite à mon avantage. Montessac n’en mena pas large durant un quart d’heure, et je m’offris sur son dos un petit triomphe, qui, s’il n’en souffrit guère, du moins me soulagea.

Cette exécution faite, mon aigreur s’atténua ; bientôt, par une pente naturelle, et quelque désir aidant, j’envisageai de plus gracieuses interprétations. J’étais roulé, soit, mais on ne roule pas tout le monde, et qu’un Montessac, directeur de revue, et homme important, en eût pris la peine, prouvait beaucoup en ma faveur. Ainsi parti, je n’avais qu’à suivre. Ces conclusions étaient trop flatteuses pour que je ne m’y complusse ; je m’y cramponnai, grâce à quoi l’affaire prit un tour des plus avantageux. J’affirmai ce sens, si bien que peu de minutes après ma sortie je muais l’accueil de Montessac en rondeur bonhomme.

Ainsi restauré, je voulus passer chez Darnac. Je le trouvai rentrant juste de l’hôpital, et vis que j’avais oublié d’y aller moi-même. Je lui manifestai le plus d’amitié que je pus, et lui contai ma version de l’entrevue ; il me félicita, et me promit des suites argentées, ce dont j’acceptai l’assurance avec modestie. Après quoi seulement je lui demandai des nouvelles de Jeanne.

Elle se portait assez bien, et certaines complications graves semblaient définitivement écartées, mais Monbrun, l’interne, redoutait encore une fluxion de poitrine. Très anémiée par le lit, il lui faudrait, une fois rentrée chez elle, des soins assidus, et Darnac ne m’en cacha pas la difficulté.

J’étais trop à mon succès pour n’être pas optimiste ; j’affirmai que tout irait au mieux, et poussai même jusqu’à railler Darnac et le plaisanter de ses peurs.

Il me laissa dire, se contentant de hocher la tête.

Grisé par ma nouvelle importance, j’étais devenu verbeux et ne mesurais plus mes paroles. Brusquement, à l’occasion de je ne sais quelle maladresse, il m’arrêta :

– Vous en parlez à votre aise, mon cher. Eh bien, je ne suis pas rassuré du tout, moi !

Darnac mit-il à ce « moi » quelque intention de reproche, je ne sais ; toujours est-il que je crus l’y percevoir, et ma faconde s’éteignit. Je tombai de ma suffisance avec aussi peu de retenue que j’en avais mis à m’y hausser, et fus même si pauvre en cette attitude, que, par pitié sans doute, Darnac m’offrit de dîner avec lui ; j’acceptai, nous finîmes la journée de compagnie, si bien qu’au dessert je redevenais de sens normal.

Je m’entretins dans cet état du mieux que je pus, mais lorsque trois jours plus tard je revins à l’hôpital, l’aspect de Jeanne me stupéfia. Sa figure était émaciée, ses traits tirés, et dans le mince visage où saillaient en rouge les pommettes, les yeux, si doux jadis, luisaient d’un feu singulier.

Ma surprise ne lui échappa pas, elle m’interpella la première :

– Je suis fichue, hein ?

Et comme je protestais, risquant un vague badinage :

– Allons donc !… je me sens, et je me vois.

Je tentai de l’amener à d’autres sujets, ce fut en vain, mon vouloir ne l’atteignit pas, et sa pensée en délire suivit son cours.

– Sûr que je suis fichue !

Elle disait cela d’un ton à la fois fiévreux et affirmatif qui m’étonnait d’elle, si réservée, et tous ses mouvements marquaient l’agitation la plus vive. Je fis, sans y parvenir, l’impossible pour la calmer.

– Voyons, Jeanne, vous êtes guérie. Dans quelques jours vous sortirez, et…

– Les pieds devant…

– Jeanne, vous vous faites du mal, je vous assure.

– Au trou, Jeanne, au trou !

– Soyez raisonnable, voyons.

– Ah ! et puis flûte !… D’abord on me l’avait prédit, que je mourrais tuée par un brun !

Je reçus un coup d’assommoir sur les yeux. Un instant je restai sans pensée, puis niaisement bégayai je ne sais quelle inadmissible défense, mêlant à de sottes explications l’espoir de lui arracher l’affreuse idée.

Ce fut encore elle qui me secourut :

– Ne vous frappez pas !… Si ça n’était pas vous, c’en aurait été un autre !

Je luttai néanmoins, mais mes arguments, et je le sentis, dénotaient un souci plus personnel que je ne l’eusse voulu laisser voir. Je m’oubliai même jusqu’à tenter des justifications ; je repris l’accident, j’en reportai la cause à sa maladresse, bref j’abondai et fis de tels éclats, que la surveillante vint et me pria de les modérer.

Ce rappel me consterna ; j’eus honte, je m’excusai, et fis à Jeanne mille protestations chaleureuses ; je l’engageai à venir me trouver à sa sortie de l’hôpital, et lui promis mon appui pour tout ce qui serait nécessaire. Ensuite, comme elle était fatiguée, je jugeai qu’il serait mieux de la laisser ; aussi bien avais-je hâte de changer d’air. Je partis donc, et passai le reste du jour à m’apitoyer sur ma destinée. Il y avait matière ; paisiblement donc mes lamentations changèrent d’objet ; le soir je me mis au lit réconcilié avec moi-même, et plein de tendresse pour ma personne.

 

Mon article parut vers ce temps, et je le lus avec complaisance. Il était en bonne place, et je vis là un pronostic agréable que Montessac ne tarda pas à confirmer en me proposant une collaboration régulière. Je l’acceptai, les conditions n’étaient pas dédaignables ; si tout marchait sans accroc, je pouvais compter sur un fixe mensuel de quinze à vingt louis.

Joint à mes ressources personnelles, ce supplément m’assurait le bien-être, et mes façons s’en ressentirent. Je taillai ma barbe que je portais un peu longue, et fis quelques frais dans mon logis ; je me pourvus d’une bibliothèque en palissandre, et exigeai de ma femme de ménage une tenue et des attentions plus en rapport avec cette opulence.

Ces soins, et d’autres plus urgents, m’occupèrent au point que le dimanche vint plus tôt que je ne l’attendais. Dans mon agitation, j’avais une fois de plus oublié Jeanne ; je courus à l’hôpital, mais quel ne fut pas mon effroi à voir son lit occupé par une autre !… Par bonheur on me rassura :

– Elle est partie hier. Vous comprenez, avec ce qu’elle a, on ne pouvait pas la garder… Il y en a tant qui attendent !

Je demandai quelques explications, elles ne me satisfirent qu’à demi.

De ses blessures proprement dites, Jeanne était guérie, au prix de cicatrices dont on se doute, mais la fièvre et les semaines de lit avaient déterminé ce qu’on craignait, une congestion pulmonaire. Le docteur, parant au plus pressé, lui avait donné les soins immédiats, puis, ce genre d’affection ne pouvant être traité à l’hôpital dont il immobilisait un lit aux dépens de quelque cas plus grave, on lui avait remis son exeat.

L’émotion de la nouvelle une fois calmée, j’examinai le fait, et m’efforçai d’en tirer les conclusions les moins désavantageuses. Du moment que la malade était sortie, c’est que son état le permettait ; sans cela, jamais on ne l’y eût autorisée. Je n’avais pas à me montrer plus difficile que le docteur, et conclus, pour le bien de chacun, que tout irait au mieux ; puis j’attendis, pour penser de plus près à cette affaire, que le hasard m’y obligeât.

Peu après, je reçus de Montessac une invitation que j’acceptai avec empressement. Je commençais à sentir le besoin de me répandre un peu ; non que je fusse sans relations, seulement j’étais plus propre à conserver les anciennes qu’à m’en créer de nouvelles. J’étais curieux aussi de connaître ce milieu dont Darnac m’avait dit grand bien, et j’espérais y rencontrer quelques figures intéressantes.

Je pensais l’y trouver lui-même, et comme je l’avais un peu négligé, je fus ravi de cette occasion qui nous mettrait en présence sans qu’il y eût volonté apparente de ma part. En attendant, je passai le plus clair de mes journées à la Bibliothèque nationale où j’amassais des notes pour une série d’articles sur la Sculpture française au XIIe siècle, que je comptais publier dans Le Parthénon.

Rentrant un soir, je trouvai ma concierge dans l’escalier ; elle me dit qu’une jeune fille montait précisément chez moi, bien qu’elle l’en eût dissuadée. À la description, je reconnus Jeanne ; je galopai quatre à quatre mes étages, et la trouvai devant ma porte, où, me dit-elle, elle était bien résolue à m’attendre le temps qu’il faudrait.

Je la fis entrer et l’installai dans mon fauteuil.

Elle était fort simplement vêtue, mais non sans goût, d’une robe de drap noir, et coiffée d’un chapeau de velours maintenu par quatre épingles. Je vis avec satisfaction que ses bottines étaient neuves, et ses gants immaculés ; j’en jugeai ses affaires matérielles en bonne posture.

Dans le jour tombant, ses yeux luisaient d’une joie enfantine, encore qu’effarés par les barbares effigies qui décoraient mon mur ; un air d’élégance correcte émanait de sa personne, et ses moindres gestes sentaient bon. Je n’en revenais pas. La lamentable mutilée de l’hôpital, c’était elle !… Elle, cette jolie demoiselle enviable ! Je le lui dis, et le plus galamment que je pus, ce qui la fit vite rire aux larmes, et moi par contrecoup.

Les choses ainsi posées, je ne pouvais qu’insister ; j’appuyai donc, avec autant d’esprit qu’il m’était donné. Je me sentais léger, du poids aboli de toutes mes angoisses, et cette bonne humeur, que des mots suffisaient à déchaîner, me coûtait si peu, que j’en abusai. Je renchéris donc, et mes facéties devinrent telles, que, alors que sa joie éclatait le plus haut, je la vis porter brusquement un mouchoir à ses lèvres, et se lever en me faisant de l’autre main un signe pressant. Sans trop savoir, je la menai à ma toilette ; elle s’y pencha, retira le mouchoir, et un flot de sang jaillit, éclaboussant le marbre, son corsage, et jusqu’à mes mains.

Prise de faiblesse, elle s’abandonna, et je la sentis choir dans mes bras. Affolé, je précipitai mes soins et mes paroles ; je l’étendis sur mon divan, je lui baignai les tempes, et lui fis prendre un doigt de liqueur ; puis, multipliant mon zèle avec un peu d’incohérence, j’offris de la reconduire chez elle, de chercher le docteur, et de la coucher dans mon propre lit.

Un bon vouloir si diffus ne pouvait que lui causer une fatigue supplémentaire ; doucement, elle me pria de la laisser en repos, et j’y souscrivis d’autant plus volontiers que j’évitais ainsi des responsabilités dont je n’avais cure. J’allai m’asseoir dans la pièce voisine, et j’y restai, l’oreille tendue, jusqu’à ce que je l’entendisse m’appeler. Il était tard alors, et la nuit remplissait la chambre.

Nous primes le thé ensemble, et je m’efforçai de la remonter. J’y eus peu de mal ; la pauvrette ne se doutait pas de la gravité de son cas, et pour un peu se fût excusée. J’étais très ému, et le marquai par une exceptionnelle diligence ; je l’entourai, je lui passai un foulard, et lui demandai l’adresse de son docteur, afin de l’aller voir le lendemain et de la recommander moi-même.

Elle ne se défendait de rien, souriante déjà, mais comme l’heure avançait, elle voulut se lever. Je proposai de la ramener, elle s’y opposa formellement ; de même au désir que je manifestai d’aller prendre des nouvelles à son domicile.

– Non, non… je reviendrai.

– Je vous en prie, lui dis-je, et souvent… très souvent… c’est promis ?

– C’est promis.

Je l’accompagnai cependant jusqu’à la rue, et ne la quittai que dûment en voiture, et le cocher réglé.

Le lendemain, je courus chez son docteur. Il ne me cacha pas ses appréhensions, surtout après le récit que je lui fis de la scène. Je le priai de voir Jeanne chaque semaine, à mon compte, bien entendu ; il s’y engagea, et comme il avait l’air brave homme, je rentrai chez moi l’esprit un peu réconforté.

Deux ou trois jours après, je reçus un mot me disant qu’une parente lui offrant asile en Bourgogne, elle y partait pour deux mois, et passerait me dire bonjour le surlendemain vers les cinq heures.

Je fus enchanté, car je voyais à ce départ de multiples bénéfices ; pour elle d’abord, à qui je comptais bien que le grand air serait salutaire, et pour moi, que son éloignement priverait d’une source permanente de remords. Je n’étais pas, en effet, sans avoir réfléchi sur ce dernier accident, et, malgré toutes les arguties, la conviction de mon triste pouvoir s’était une fois de plus, et plus profonde, incrustée dans mon cerveau. J’étais trop faible pour lutter ; l’absence de Jeanne m’aiderait peut-être, et je m’en félicitai comme d’un réconfort.

Je préparai quelques friandises ; à l’heure dite, elle sonnait à ma porte. Son premier souci fut de déposer sur ma table un bouquet ; pâle encore, ses prunelles, dans l’ombre douce du chapeau, brillaient d’une lueur plus chaude que de coutume ; j’admirai son aisance, et surtout cette réserve de bon ton qui m’étonnait chaque fois que je songeais au métier bizarre qu’elle avait choisi.

Je lui parlai d’elle, de son séjour, du plaisir qu’elle aurait là-bas, et du bien qu’elle en retirerait, avec chaleur. Penser aux souffrances de cet être délicieux me causait une telle émotion que ma tendresse n’eut pas à feindre ; l’expression en fut profondément sincère et spontanée. Des rougeurs passaient sur ses joues aux mots les plus caressants, et sa main que j’avais prise et tenais dans les miennes y palpitait comme si j’y eusse serré son propre cœur.

Elle répondit à tout sur le ton convenable, et, voyant l’heure, voulut s’en aller. Je la reconduisis, le bras à la taille, en lui faisant les plus minutieuses recommandations. Comme on se quittait, je me penchai vers elle, et, pour écarter toute méprise, lui dis, du ton le plus détaché :

– On s’embrasse, hein ?

Et j’achevai le geste.

Mais elle, haussant le front, fit qu’à sa place je trouvai sous les miennes deux lèvres brûlantes, qui s’y collèrent, s’y tordirent, cependant qu’à mon corps le sien se rivait d’une étreinte.

À demi renversé, je cherchai l’équilibre, et fis, sans qu’elle me quittât, un pas qui nous remit dans la pièce. Crut-elle que je voulais l’y entraîner, je ne sais ; toujours est-il qu’alors seulement elle se détacha. Je n’avais pas encore trouvé d’attitude qu’elle me saisissait de nouveau les mains, plongeait dans les miens ses yeux sombres, puis soudain s’arrachait et partait, criant un adieu qui se perdit dans l’escalier.

Je rentrai, les jambes molles, et bouleversé de cette aventure ; j’y réfléchis la soirée et le jour suivant, et, bien entendu, versai dans les hypothèses les plus déraisonnables, sans parvenir à mettre les choses à leur point.

Je m’arrêtai à ceci, toutefois, qu’une telle scène ne pouvait se renouveler. Il était évident qu’entraîné par la meilleure intention j’avais donné à mes propos une allure blâmable ; peut-être aussi Jeanne, agitée par la fièvre, avait-elle interprété faussement un geste amical, je ne sais ; en tout cas, permettre la récidive eût été criminel.

J’avais pour cette petite une affection profonde, et l’idée de la contrister m’eût fait horreur ; cependant, je ne me mépris pas sur mes sentiments. Il est certain que le plaisir de la sentir chez moi, si gracieuse et désirable, avait pu forcer le ton de ma galanterie ; pas une seconde je n’envisageai qu’il fût possible d’abuser. Je résolus donc de clore l’incident. Le départ de Jeanne facilitait le programme ; je n’avais, pour le bien remplir, qu’à me laisser vivre. Bientôt, requis par mes travaux, je trouvai des soucis plus immédiats. La soirée des Montessac fut un second dérivatif, et non le moindre. À l’heure dite, je m’y rendis, bien décidé à me conduire avec adresse et pour le mieux de mes intérêts.

Montessac occupait, avenue de l’Observatoire, un superbe entresol, donnant, par sept fenêtres, sur les jardins du Luxembourg. Largement éclairées, elles luisaient ce soir-là comme des phares, et la file de voitures barrant la porte remplissait le quartier de claquements de portières et d’éclats. Je tombai dès le vestibule dans une telle animation, que je m’y vis perdu. Je fis effort néanmoins, et tentai de franchir le sextuple rang d’habits derrière lesquels je pressentais les maîtres de la maison ; dans ce bloc, quelques épaules lumineuses se mouvaient avec une lenteur calculée.

Enfin j’arrivai.

Montessac me fit mille protestations, colorées d’accent toulousain ; puis, avisant à sa droite Mme Montessac que je n’avais pas encore eu le temps de voir, me présenta :

– Chérie, M. Jacques Verdier, tu sais bien ?

Je fis mon salut et levai les yeux, mais, émerveillé d’un tel visage, le compliment me resta sur les lèvres.

– Je vous connais, monsieur, entendis-je. J’ai beaucoup aimé votre article, et notre ami Darnac m’a souvent parlé de vous. Je suis heureuse que vous ayez bien voulu nous donner votre soirée.

Je bredouillai je ne sais quoi, et, pressé par le flot, me retrouvai dans son remous. Un instant j’errai, cahoté, puis je découvris une embrasure d’où je pourrais voir. Jouant des coudes, j’y cinglai, et m’accrochai au rideau ; haussé sur mes pointes, alors, et le col tendu, je pus, par-delà le moutonnement des têtes, apercevoir Mme Montessac, et tout le reste me fut indifférent.

Je la voyais autant dire pour la première fois, mais sa forme me pénétra d’un coup. De la nuque pâle, sous les nœuds de la lourde tresse, jusqu’aux fins talons, je devinai son corps, le parcourus, et m’en délectai comme d’une offrande personnelle. Je compris et goûtai le grand front large et les beaux yeux pleins de douceur, j’aimai le nez, la bouche aux fins coins d’ombre, et le dessin du cou, et l’équilibre superbe des épaules. Mon désir volait cet ensemble merveilleux, je ne me reconnaissais plus, j’étais évadé de moi-même.

Quelque chose de considérable venait de se produire, que j’acceptais dévotement. Le jet bref d’un regard avait mis bas tous mes calculs. Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. Une magie insoupçonnée dénaturait mes réflexions. Je voyais choir mes fameux plans et mes risibles stratégies, et je me laissais faire, heureux, et subissais ce cher martyre, voluptueusement. Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué.

Toute à ses devoirs, je l’observais, et le geste menu de sa tête charmante. Elle avait les épaules découvertes, sans un bijou ; parfois, dans de subites éclaircies, j’entrevoyais le haut de son corsage noir pailleté de jais, où se mourait une glycine. Je dévorais des yeux ce fin profil, et souriais à son sourire comme si nos destins fussent engagés ; j’aurais crié de joie.

Un éclair de conscience déchira brusquement ce beau rêve et me remit sur terre ; j’eus la sensation brève du réel. Une glace rendit l’impudeur de mon regard ; je devinai que l’heure était de feindre, et je rentrai dans la cohue, tendu pour le mensonge. Là, tout en promenant un visage impassible, je m’efforçai de réfléchir au cas et d’y voir clair.

Que Mme Montessac fût jolie et me plût, cela n’avait rien d’extraordinaire, j’avais, de par le monde, rencontré suffisamment d’agréables personnes pour être averti. Je savais ce que vaut le fameux mystère, et mes rares aventures avaient jusqu’ici passé dans le temps qu’elles avaient mis à naître. Comment expliquer alors ce désordre soudain, comment prêter au timbre d’une voix, à l’éclair d’un coup d’œil, un tel pouvoir magnifique et désolant ? Il y avait là quelque chose d’anormal et de monstrueux, dont le constat m’outrait, mais contre lequel aussi j’étais sans force et démuni.

« Aimerais-je sérieusement, par hasard ? » Aimer… Je ne pus m’empêcher de sourire au passage de ce mot illustre et littéraire. Aimer… « Le coup de foudre, alors !… comme dans les romans ! »

Pourquoi pas ?

Je fis appel à mes auteurs et cherchai des précédents. Le plus glorieux surgit, Roméo chez les Capulet… parbleu, oui !… Ah ! que voilà bien mon affaire, et la belle figure de jocrisse que j’avais à déambuler ainsi dans un bal !

Je crois bien que je fus sur le point de rire. Soudain, ma gorge se serra.

Mme Montessac et un monsieur, assis sur la même banquette, me barraient le passage. J’allai droit sur eux ; je perçus que la partie était sérieuse, et sentis le frisson de la petite mort.

 

– Vous errez comme une âme en peine, monsieur Verdier. Serait-ce votre ami Darnac que vous cherchez ? dit-elle.

– Précisément, madame, fis-je avec une facilité de bon augure.

– J’espère qu’il ne m’a pas fait faux bond. Voulez-vous me permettre ? ajouta-t-elle – et présentant : monsieur Jacques Verdier… monsieur Hermann Jessen.

Nous nous saluâmes.

– Monsieur Hermann Jessen est un artiste.

– Oh ! amateur… dit le monsieur avec un fort accent.

– Artiste et amateur.

– Vous me gênez, madame.

– Mais non.

– Mais si !

– Et homme de goût.

– Madame… madame… que va penser monsieur Verdier qui est un critique distingué.

– Je penserai que vous avez de la chance, monsieur.

– Là ! dit Mme Montessac, voyez-vous !… Je vous laisse faire connaissance, messieurs… d’ailleurs voilà mon mari qui s’agite, il faut que j’aille à son secours.

Elle se leva. Son corps sinueux ondula sous les paillettes, et des soies frissonnèrent. Je suivis quelques secondes la fuite de ses hanches, et revins à l’homme qui se carrait dans les coussins, l’air avantageux. À voir ces gros yeux clairs et ce masque béat, je le jugeai médiocre ; d’ailleurs, sourdement, je le détestais. J’arrondis néanmoins un sourire :

– Eh bien, monsieur, voici l’art et la critique en présence.

– Balançoires, tout ça ! Mme Montessac m’a traité d’artiste parce que j’achète de la peinture, et parce qu’elle voulait nous coller ensemble… ça ne tire pas à conséquence… Épatante, hein ?

– Oui… oui… Alors, vous êtes collectionneur ?

– J’ai soixante-quatre tableaux.

– Mâtin !

– Peuh !… ça n’est pas toujours drôle.

– Et quel genre ?… quelle école ?

– Genre, genre.

– Ah, ah !…

– On a souvent des déboires là-dedans. Il y en a qui montent, c’est vrai, mais combien sur lesquels on ne retrouve pas son argent. Ainsi, tenez, il y a cinq ans, je me suis payé, au Salon, le Cornière… vous savez bien ?… l’Intérieur provençal… la médaille d’honneur. Trente-deux mille, monsieur. Je croyais avoir fait un coup… Savez-vous ce qu’il vaut aujourd’hui ?

– Douze cents.

– Vous en avez de bonnes, vous !… Douze cents !…

– Dame !

– Six mille !

– On vous les offre ?

– On n’aurait pas le toupet !

– Dommage, je vous aurais dit de profiter…

– Dites donc… dites donc… c’est un bateau ?

– Hé, hé !… six mille francs… Mettez-le un peu à Drouot, pour voir.

– Je préfère attendre. Un jour ou l’autre il refera son prix.

– Je vous le souhaite.

– Douze cents !… J’aimerais mieux le brûler ! Une toile que j’ai payée le prix d’une automobile… Faites-vous de l’automobile, monsieur Verdier ?

– Non.

– Vous avez bien raison. J’en avais une, monsieur, tout au début : douze chevaux, carrosserie superbe… Je m’en suis défait.

– Ah !

– À cause de mon malheur.

– Ah !

– Vous comprenez, je n’aurais plus pu…

« Cet homme est stupide, pensai-je, et ne lui est rien, je serais bien sot d’en être jaloux… »

– Ce sont des choses qui n’arrivent pas deux fois dans la vie. Ah non ! par exemple !

« Et d’abord, s’il fallait suspecter tous ceux qui lui adressent la parole… »

– Rien que d’y penser j’en ai la chair de poule.

« Et puis, et puis, je ne veux pas, là ! Je ne veux pas me laisser faire. Je me débarrasserai de cette obsession, je la vaincrai… »

– Il y a pourtant deux années de cela ! Comme le temps passe !… Qu’avez-vous ?

– Rien, rien.

J’avais cru voir sa nuque entre des habits, et m’étais levé.

– C’est une chose dont le souvenir me hante, monsieur. Mais je n’en parle jamais, jamais ! Figurez-vous que j’ai écrasé une femme, monsieur, une femme toute jeune, et jolie !

« Au fait, quel âge peut-elle avoir, elle ? Vingt-huit ans au plus. Son mari en porte quarante… »

– La roue d’arrière lui a brisé la colonne vertébrale. Il a fallu un cric pour la dégager. Quel spectacle, monsieur ! Ces gens qui m’injuriaient ! Et du sang, du sang, partout !

« Je donne dix minutes à cet imbécile, pensai-je, et je vais à sa recherche. Il faut que je la revoie et que je lui parle, absolument ! »

– Une femme élégante, pourtant ! Une femme du monde, avec des dessous, et d’un chic ! Et une peau ! Vous comprenez, il a fallu la déshabiller, son costume était en lambeaux, j’ai tout vu, mais tout, tout !

– Quel homme est-ce, Montessac ? fis-je pour couper court.

– Montessac ? Bon garçon, pas bête ; un peu fêtard.

– Tiens, tiens !

– Et noceur endiablé. Vous ne le connaissiez donc pas ?

– Si, mais pas sous ce jour-là.

– J’ai soixante mille francs dans son affaire. En voilà un dont le divan pourrait raconter des histoires ! Tenez, cette grande blonde, là, qui parle à sa femme…

– Sa femme !… monsieur, je dois précisément lui dire deux mots. Voulez-vous me permettre ?

– Comment donc !

 

Libéré, je m’élançai, fendant les groupes, aimable quand même et la bouche en cœur.

– Madame, fis-je en l’abordant, souffrez que je vous remercie de m’avoir fait connaître M. Jessen.

– Il est charmant, n’est-ce pas ?

– Tout ce qu’il y a de plus.

Elle pouffa de rire :

– Je gage que vous m’en voulez !

– Ma sympathie lui est tout acquise, madame, s’il est de vos amis.

– Vous êtes taquin ?

– Je suis très sérieux.

– Et que vous a-t-il raconté, ce cher homme ?

– Une histoire de femme écrasée, je crois.

– Comment, vous croyez… Vous n’écoutiez donc pas ?

– Faiblement.

– C’est très mal.

– Je pensais à autre chose.

– Jessen est un commanditaire de mon mari, nous le voyons à ce titre dans certaines occasions, comme ce soir.

– À la bonne heure !

– Comment cela ?

– Je craignais qu’il ne fut de vos intimes, oui. Pardonnez-moi cette hardiesse, madame, mais le ton de M. Jessen et ce que je sais de vous concordent si peu…

– On vous a parlé de moi ?

– Un ami commun, oui.

– Darnac ?

– Précisément.

– Peut-on savoir ?

– Madame Montessac, m’a-t-il dit, est la plus exquise et la plus délicieuse des femmes.

Je prononçai ces mots avec lenteur, et les ajustai, mes yeux dans les siens, pour faire balle. Une rougeur passa sur son front.

– Darnac est un serin, je vais le gronder.

– Vous me permettrez de le défendre.

– Vous aurez du mal.

– Pour commencer je le mets hors de cause, et reprends son opinion à mon compte.

– Ça, c’est de la galanterie ! N’importe, du moment que c’est pour sauver un ami…

– Alors, vous acceptez ?

– Je pardonne.

– Et si j’insiste ?

– Oh, oh !… On m’avait dit, à moi, que vous étiez un homme timide.

– C’est être bien timide, en effet, de ne point oser dire sa pensée, et bien lâche d’en être réduit à la cacher sous celle d’autrui… Madame, fis-je avec précipitation, car je sentais l’importance de l’heure, madame, je ne suis point si insensible au ridicule que vous pourriez croire, et j’ai conscience des sévérités que mériteraient mes propos.

– Comment ça ?… pourquoi donc ?… Je trouve que vous vous exprimez très bien.

– Vous n’y voyez qu’un badinage de salon et vous en riez, mais il y a plus…

– Ah !…

Au ton de ce « Ah ! » je sentis qu’il serait sage de mettre le frein ; hypocritement, j’obliquai :

– J’ai un remords, madame, un gros remords.

– À mon endroit ?

– Oui, madame… J’ai eu l’honneur de vous être présenté, chez Darnac, et par lui. Je ne sais si vous vous rappelez…

– Parfaitement.

– J’étais très préoccupé, un peu souffrant même, et j’ai si grossièrement manqué de tact.

– Envers moi ?

– Oui, c’est tout juste si j’ai salué.

– Je n’ai pas souvenir.

– Ah ! tant mieux ! Figurez-vous, madame, que depuis ce jour je vivais dans l’angoisse, rien qu’à l’idée de vous voir… Vous ne sauriez croire à quel point j’appréhendais cette soirée… j’avais peur… peur…

– Peur… Que vous êtes enfant !

Ce mot « enfant », et l’accent qu’elle y mit, marquaient une détente, je repris espoir.

– Et vous, comme vous êtes bonne !

– Oh ! voilà un mot bien gros !

– Je le pense en toute humilité, je vous jure.

– Ne jugez pas vite, monsieur Verdier, et ne jurez pas… Attendez.

– Point n’est besoin de temps, madame. La bonté, cela se sent.

Il y eut un court silence, puis j’osai lever les yeux vers elle, et mon regard chargé croisa le sien ; ses paupières mollirent, elle ajouta :

– Vous êtes un véritable petit enfant…

Puis dans un sourire un peu contraint :

– Un tout petit, petit enfant…

 

Le thème était bon, et je l’eusse pu continuer avec fruit ; la conscience de son trouble me fit en rester là. Insister pouvait tout compromettre, et l’essentiel d’ailleurs était dit. Je me levai. Une sorte de gloire m’emplissait, j’étendis vers elle une âme reconnaissante, asservie et protectrice.

– Je vous accapare sottement, madame, alors que vous avez tant d’obligations.

– Mais non, c’est moi qui m’oublie !… Si vous n’avez pas mieux, venez un de ces mercredis, vous rencontrerez vos amis et nous causerons.

– Tôt, ou tard ?

– Tard si vous aimez le monde.

– J’irai tôt.

Une fois encore et pour une seconde nos regards se joignirent, puis, sans rien d’autre, nous nous séparâmes, et je refermai mon cœur, en avare, sur son pesant trésor. Je rentrai dans la foule, où l’instant d’après je croisai Darnac dont à ma vue le fin visage rayonna.

– Eh bien, homme mystérieux, on vous trouve enfin !

– Mon cher, lui dis-je, je vous ai beaucoup négligé ; aussi, pour éviter tout reproche qui me serait pénible, je prends les devants. Du fond du cœur, je m’accuse, et m’excuse.

– N’en parlons plus. Que devenez-vous ?

– Vous voyez.

– Je vous ai entrevu tout à l’heure. Vous parliez à Mme Montessac. Avez-vous fait un peu connaissance ?

– Quelques propos indifférents.

– Dommage, elle vaut mieux. Avez-vous remarqué la beauté de son front ?

– Non.

– Et l’attache du cou ? C’est d’une pureté merveilleuse.

– Ma foi, non !

– Vous n’êtes pas amateur ?

– Mais si ! seulement, dans tout ce monde, on est bousculé…

– Faisons quelques pas.

– Volontiers.

– Et lui, Montessac… comment le trouvez-vous ?

– Jusqu’à présent, quelconque…

– C’est un sauteur, mais pas mauvais homme.

– Ils ne font pas très bon ménage, je crois ?

– Si.

– Mais il la trompe outrageusement.

– Ah ! la pauvre femme…

– Et… elle ?

– Elle, c’est une femme admirable !

– Quel enthousiasme !

– Enthousiasme justifié.

Je rassemblai mes forces, et d’un ton que je fis banal :

– Alors… elle n’a pas d’amant ?

– Vous êtes fou, mon cher !

– Et puis, ça la regarde !… Dites-moi, et la sculpture ?

– Je patauge horriblement.

– Comme moi.

La conversation continua sur ce ton, sans que nous y fissions d’autres frais. Seule, du reste, la façade de mon être participait aux choses extérieures, et les glaces, au passage, m’en renvoyaient l’image quiète ; au-dedans, mon rêve couvait sa flamme. Je fis beaucoup d’amabilités à Darnac, et fus même prolixe, ce qui l’enchanta. À Mingrel qui pérorait dans un groupe j’adressai un « bonjour » il faut croire bien inattendu ou charmeur, car il en resta médusé, son éternel pouce en suspens.

Nous fîmes ainsi plusieurs fois le tour des salons, devisant, et serrant les mains au passage ; je parlais intarissablement, sur tout ; deux fois je me surpris à rire, et fus même léger avec une dame à qui Darnac me présenta. Pour Jessen sur qui je butai, je trouvai des mots d’excuse spirituels, qui le congestionnèrent. Il se pendit à mes basques et voulut nous traîner au buffet ; j’eusse cédé, Darnac évita.

– Je ne vous savais pas si mondain, me dit-il. Vous papillonnez, ma parole !… c’est une révélation !

– Le plaisir de vous voir.

Il daigna sourire.

J’étais transfiguré ! Les mots les plus vains me sautaient aux lèvres, et je m’en étourdissais. De temps à autre cependant, et pareil à l’enfant, qui, pressé de voir son cadeau, entrouvre en chemin le papier et jette un regard furtif, je plongeais dans mon cœur où dormait la merveille.

Au bout d’une heure, Darnac, qui avait modèle le lendemain et n’aimait pas veiller, s’en alla. Je ne tardai pas à le suivre, j’avais hâte d’être chez moi, seul, et dans le silence de mes murs.

Porté par un tel élan, j’y fus bientôt, et, sous l’orbe adouci de la lampe, je retrouvai le lieu d’une existence dont la médiocrité m’apparut, brutale, et d’un coup. Rien n’avait changé cependant, et, dans ce sommeil qu’ont les choses la nuit, mes objets familiers demeuraient à leur place, silencieux et prêts à l’usage.

Un reste de feu mourait sous la cendre ; sa lueur dorait le flanc d’un vase, et, çà et là, quelques reliures. Je vis sur ma table le travail commencé, les feuillets noirs, et la plume, et les notes innombrables. Je vis tous ces témoins de mon labeur et de ma foi ; leur inutilité navrante m’apparut, et celle même de ma vie, et son ordre pauvre. Je perçus combien grande était ma faiblesse, et je m’épeurai.

Le lendemain, sous l’influence d’un clair soleil, ces pensers durs s’atténuèrent. La soirée de la veille n’était pas un rêve, et ces minutes je les avais bien vécues ; j’en évoquai la grâce et l’enchantement ; les blanches épaules, les hanches souples repassèrent, et l’œil profond, et le sourire attendri…

« Vous êtes un tout petit enfant… »

À ce souvenir, mon ardeur prit bientôt force et rebondit. Je résolus de vouloir. L’énergie avec laquelle j’assurai ma cravate fut l’immédiate manifestation de cette neuve volonté.

Pour parer néanmoins à des défaillances que je savais prochaines, je vérifiai l’emploi de mon temps et pris soin que pas une minute n’en demeurât inoccupée ; j’étais payé pour en savoir le prix, et ne craignais rien tant que le tête-à-tête avec moi-même. J’établis donc un horaire, et le fis rigoureux. Quelques instants étaient chaque jour réservés à ma culture physique, et je fis à cet effet l’achat d’un appareil extensible et d’haltères. Les premières semaines, j’en usai avec furie, puis mon zèle se relâcha ; je finis par me défaire de ce matériel qui m’encombrait.

Tant d’ardeurs ne pouvaient être stériles, et mon travail sur la Sculpture française au XIIe siècle en porta les fruits ; j’abattis en peu de jours une besogne considérable, et pris un tel goût à ce travail, que le cadre forcément restreint dans lequel j’évoluais éclata bientôt. J’envisageai d’écrire un volume plutôt que de simples articles, et l’idée me vint d’agrémenter ce volume de reproductions. La chasse aux documents me fut alors un but et par là même une source de distractions qui ne contribuèrent pas peu à me maintenir en équilibre.

Je courus les musées, le Trocadéro, le Louvre, je voyageai, je correspondis, j’amassai des photographies, et, bien que je ne fusse guère dupe d’un tel stimulant, je conquis une humeur reposée et pu converser sans épouvante avec mon cœur.

Je continuais néanmoins à fréquenter le jardin du Luxembourg ; dans un coin je découvris un banc, d’où, par un angle calculé, je commandais les fenêtres des Montessac. Je pris l’habitude d’y porter mon travail, mais sans grand fruit, je dois le dire. De cet observatoire, je voyais passer les bonnes, se baisser les persiennes, se mouvoir les rideaux, parfois même glisser une ombre à quoi mon imagination surchauffée ne savait donner qu’un nom.

De si minces aubaines me suffisaient, et les journées qui m’en valaient quelqu’une comptaient parmi les bonnes. J’aimais solitairement, avec respect et timidité, mais mes ardeurs n’en étaient que plus vives. Rien n’autorisant à croire qu’elles dussent être couronnées, je me donnais beaucoup de fièvre sans autre effet.

 

Au premier mercredi, et bien avant le temps, j’étais prêt à me rendre chez Mme Montessac et randonnais dans les environs. La chose, en soi toute simple, avorta, bien que je n’eusse qu’à monter ; mon éternelle irrésolution fit que, ballotté par un tas d’incohérences dont je sentis le ridicule, j’en restai au désir, sous prétexte qu’il était trop tard, et je revins à mon troisième, où j’accusai la destinée et chargeai le sort de mes maux.

La crise passée, je considérai que mon absence ne saurait être prise à mal, au contraire. Peut-être même y verrait-on quelque délicatesse, et je finis par m’en convaincre. La semaine d’après, j’osai jusqu’au bout.

Le cœur battant à rompre, j’effectuai mon entrée dans ce salon redouté, sans le moindre éclat, je dois le dire. Trois dames et un monsieur l’encombraient de leur présence, et les objurgations muettes que je ne cessai de leur adresser, du coin où j’avais terré mes élans, restèrent à ce point vaines, que je crus un instant que ce serait à moi, dernier venu, de leur céder la place. Les choses, par bonheur, n’allèrent pas jusque-là.

J’admirai l’aisance avec laquelle Mme Montessac tenait tête à leurs fadeurs, et sa grâce à mener la conversation, comme j’eusse admiré le contraire, ou toute autre chose qui eût émané d’elle. Je me tins le plus modestement possible et n’aventurai que de rares propos, émasculés et ternes à souhait. On parlait théâtre, par hasard, mais, à la mollesse des reparties, je jugeai que la palabre tirait à sa fin ; évidemment le monsieur avait épuisé son stock, et les deux dames, après de courageuses tentatives d’éreintement collectif, se voyaient réduites au silence. Une diversion traîtresse sur Mme Z., qui précisément quittait la pièce, et son horreur de chapeau, rata. Il y eut un temps, un peu long – je le dégustai –, puis, sur un geste du monsieur qui semblait réclamer l’attention, de nouveau les péronnelles se tendirent, mais rien ne vint.

Enfin tout ce monde partit et je pus m’approcher.

J’avais, la quinzaine écoulée, tant songé à cette visite, j’en avais si bien prévu l’ordonnance, qu’au premier contact tout faillit se gâter. Rempli de passion, à ce point de n’agir qu’en état de demi-conscience, je ne pouvais croire qu’il existât de sentiments comparables aux miens. Seule, à celle qui en était l’objet, pouvais-je en prêter d’analogues – mais sur ce chapitre il ne suffit pas de décider. Je dus tout de suite rabattre mes prétentions, car, bien qu’issues du plus profond, les paroles que j’aventurai demeurèrent sans écho.

Sottement, je m’étais imaginé que de nos dix minutes de causerie Mme Montessac aurait conservé un souvenir intense ; grande fut ma déconvenue, quand, au rappel que je lui fis, j’obtins pour toute réponse un « Ah oui ! » distrait, qui sur-le-champ me la fit prendre en horreur, elle, et toutes les créatures de son sexe.

Un sourire remit tout au point. Prudent néanmoins, je louvoyai, tournant autour des sujets avant de les entreprendre ; je parlai de littérature, de la soirée, de Darnac, puis par d’insensibles retours j’en revins à elle, et par le choix des mots, le ton, et certaines inflexions de voix que je savais caressantes, m’efforçai de lui plaire, et crois bien que je réussis.

Toutefois, bien que je fisse le possible pour me contraindre, mes yeux durent être plus expressifs encore que mes phrases, car, à chaque fois qu’ils croisèrent les siens, je la vis se détourner, battre des paupières et manifester un émoi flatteur peut-être, mais gênant, et dont je n’étais pas indemne davantage. L’exacte signification de cette entrevue et la portée de ce que nous y échangeâmes ne m’apparurent d’ailleurs que plus tard ; sur l’heure, j’aurais été bien embarrassé de la définir.

Je n’en constatai pas moins – et dans un tête-à-tête aussi chargé le fait est bizarre – que pas une seconde la raison ne m’abandonna. Je restai lucide, et mes désirs, pour sincères et violents qu’ils fussent, ne se manifestèrent que dans les limites où les inscrivit ma volonté.

Nous effleurâmes mille choses dont la plupart eussent, en autre lieu, passé pour insipides, et l’étaient ; mais les intentions dont je les nuançai rendirent leur sens assez clair pour que Mme Montessac n’y demeurât point indifférente ; de nombreux symptômes le marquèrent. Je n’eus garde d’abuser, et veillai, tout en conduisant la barque selon mes intérêts, à ce qu’elle seule parût la diriger ; je lui abandonnai sans peine ce mince honneur. Au total, gravement ou sous le couvert du badinage, mais sans prononcer un seul mot douteux, je parvins à dire à peu près ce que je voulais.

Rien n’était moins préparé que mon attitude ; j’étais ardemment épris, voilà tout, et, seule, une sorte de divination lui donna ce tour qui ressemblait à une tactique. Sitôt dehors, je me le reprochai, mais pas à ce point cependant de n’en pas savourer les avantages.

Je ne fis durer ma visite que l’indispensable. Mme Montessac ne fit rien pour me contraindre, mais son au revoir m’enchanta.

– À mercredi, me dit-elle – et elle ajouta : Je compte absolument sur vous.

Je ne fus pas mécontent de cette première escarmouche, et le reste de ma journée s’en ressentit. Contre toute attente, je la terminai gaiement, et les sombres humeurs, pour une fois, m’épargnèrent. Je repris mon travail, et collationnai mes documents avec une fougue dont quinze pages d’affilée furent le très appréciable profit.

 

Un soir, je trouvai dans mon courrier une lettre dont le timbre portait mention d’un village de la Côte-d’Or. Je devinai qu’il s’agissait de Jeanne, et je l’ouvris avec un sentiment de curiosité bien naturel, mais sans la moindre appréhension. La voici :

 

« Cher Monsieur,

« Je me permets de vous écrire quelques mots ; d’abord je vous avais promis mon adresse, et si j’ai tardé à vous l’envoyer, c’est que je me suis de nouveau trouvée pas bien. Maintenant c’est fini, mais le docteur d’ici prétend qu’il faut que je reste le plus possible à la campagne, et je me décide à lui obéir.

« Il n’a presque pas plu, et je passe toutes mes journées dehors ; le pays est magnifique, je bois du lait et suis sûre que je vais engraisser. Je serai bien contente d’avoir de vos nouvelles, je pense souvent à vous qui avez été si bon, et également à M. Darnac ; faites-lui mes amitiés si vous le voyez.

« Votre bien dévouée,

« Jeanne Bargueil »

« Mon adresse : Chez Mme Moutte, à Venarey (Côte-d’Or) »

 

Mes dispositions étaient trop favorables pour que je pusse trouver à la lecture de ces lignes puériles autre chose que des motifs de contentement. La petite allait bien, et la distance, tempérant ce qui pouvait subsister de mes inquiétudes, me donnait toutes aises. Je tins à répondre de suite, et le fis sous ces impressions.

De la même plume donc que j’eusse écrit à Mme Montessac, et si fort troublé d’elle, je fis une réponse où se mêlaient, aux gentillesses de saison, certains termes plus émus qu’il n’était séant. Emporté par mon allégresse, je confondis les choses et les personnes, et, de la meilleure foi du monde, fis presque à l’une l’aveu qui revenait à l’autre. Sur quoi, l’esprit bien en repos, et satisfait, j’allai dîner, puis au théâtre, où j’achevai bonnement la soirée.

Plusieurs jours passèrent sans que le moindre nuage vînt obscurcir une si belle quiétude, et mes suivantes visites à Mme Montessac ne firent que confirmer cet heureux état. Nous étions arrivés au point d’aborder les sujets sentimentaux sans contrainte ; je m’observais néanmoins et tâchais, non pas de briller, ce qui eût été médiocre, mais d’intéresser ; j’usai de certains moyens que j’avais toutes raisons de croire efficaces. Dès la première minute m’étaient apparues chez cette adorable femme une droiture et une honnêteté si scrupuleuses, que toute tentative de séduction directe eût échoué piteusement ; je m’en fusse au surplus montré bien incapable. Par contre, je ne sais quelle douceur dans le regard m’avait vite renseigné sur le côté accessible de son cœur, la bonté.

Bonne, elle l’était foncièrement, et j’en fus dès l’abord saisi. De plus, n’ayant pas d’enfants et vivant aux côtés d’un homme agréable, mais léger et tout extérieur, ses immenses réserves de tendresse demeuraient quasi sans emploi. Je le vis bientôt, lorsque, touchant certains points de ma vie, je me laissai aller à des confidences ; son attention charitable et mutine devançait mes paroles et les encourageait. Aussi fus-je très vite pour elle sans secrets, car tant de délicatesse m’était chose si neuve, et j’avais d’autre part vécu si fort sevré de toute affection désintéressée, que je ne sus me retenir, et m’abandonnai plus qu’il n’était séant. Je perdis même un peu la tête, si bien que, grisé par mes histoires, j’y ajoutai beaucoup de mon cru.

Cependant, bien que toutes ces douceurs me missent dans un état d’excitation facile à comprendre, je n’entrevoyais pas d’autre résultat. Moitié force, moitié bon gré, je prenais le mal en patience – j’avais moralement de si délicates compensations ! – mais les retours chez moi, et les soirées, manquaient d’agrément ; trop d’images alléchantes y venaient hanter ma solitude et changer mes lis en fleurs de moindre pureté.

Au dehors, la vie suivait son cours ; l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle aussi. Montessac s’était emballé sur l’idée, en sorte que ma prose s’égouttait périodiquement dans Le Parthénon en attendant la consécration définitive du volume. Je reçus à ce propos quelques lettres de tons divers, la plupart réfutant des erreurs que je fus bien contraint de reconnaître, mais je le fis en dernière page, brièvement, et du plus haut que je pus. La riposte n’en vint pas moins, définitive, si bien que je dédaignai d’y répondre. Ce n’était pas précisément la gloire, mais on s’occupait de moi.

Je continuais à voir Darnac, mais notre amitié pâtit quelque peu des circonstances. Certes, nous nous rencontrions avec le même plaisir, mais la conversation parfois devenait languissante ; j’avais si peur de trahir mon secret, que je pesais chaque mot et me défendais de tout abandon. À ce commerce nous étions impropres, de sorte qu’il était bien rare qu’au bout de cinq minutes on ne se séparât, chacun ayant affaire de son côté.

 

On était au printemps, et la saison s’annonçait merveilleuse. J’en profitai pour explorer les environs de Paris, que je connaissais assez mal, et visitai Rouen, Compiègne, Chantilly, Chartres et Fontainebleau. Je rentrais ordinairement le soir, mais il m’arriva de passer la nuit, et rien ne m’était meilleur que d’ouvrir ainsi ma fenêtre, au petit jour, sur des paysages inaccoutumés, et d’en respirer la senteur à pleine gorge.

Un soir, je me trouvais à Saint-Germain, errant sur la terrasse, et si fort pénétré de ce lieu splendide, que je n’en pouvais distraire mes yeux. Déjà le jour tombant massait en grandes ombres toutes ces formes aux ordonnances merveilleuses, et j’en subissais le charme dissolvant.

Bientôt le crépuscule vint, et la nuit grise. L’horizon disparut d’abord, submergé, puis Paris, où luisaient des dômes, et, du côté de Marly, la Seine, dont l’étain se plomba. De-ci de-là des bois noircirent, Le Vésinet, le Pecq, et la forêt, brusquement dense, où tout chant cessa d’un coup.

Un frisson courut, et je sentis le froid de la pierre ; je me levai, car j’avais projeté de dîner à Paris, mais, toujours irrésolu, les raisons que je m’étais données s’en allaient une à une. Je fis quelques pas du côté de la ville ; des gens passaient, désœuvrés et bâillant de fatigue, d’autres couraient à leur train. Que faire ?… Flasque, j’hésitais toujours, quand, derrière moi, le sable grinça. Machinalement, je regardai. Accompagnée d’une autre personne, je reconnus Mme Montessac, et mon sang ne fit qu’un tour.

– Comment, dit-elle, c’est vous ! En voilà une bonne surprise !… Ah çà ! Que faites-vous ici, tout seul, à pareille heure ?

– Seul, je le suis toujours ; quant à ce que je fais ici, j’étais précisément en train de me le demander.

– Vous rentrez à Paris ?

– Si vous voulez.

– Comment, si je veux…

– Je ne puis me décider à rien. Aidez-moi.

– Impossible, je pars.

– Alors, moi aussi.

– C’est votre droit.

– Voyons, madame, puisque j’ai cette chance invraisemblable de vous trouver là, laissez-moi l’épuiser jusqu’au bout, et vous accompagner !

– Voilà ce qui s’appelle n’y pas aller par quatre chemins ! dit la dame qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

De quoi se mêlait-elle, celle-là ? Méchamment, je la dévisageai, flairant la gêneuse. C’était une assez forte femme qui pouvait avoir quarante ans et débordait de partout. Sa robe de foulard bleu lui collait aux seins et aux cuisses, et, sous les bras, de larges croissants sombres y témoignaient de la chaleur avec exagération. Un chapeau représentant un perroquet crevé sur un lit de cerises vertes – emblème sans doute – ornait sa tête poupine et souriante. Déjà je préparais quelque riposte, quand Mme Montessac intervint :

– Monsieur Jacques Verdier… Ma sœur.

Mes aigreurs se muèrent en un coup de chapeau grand style.

– Monsieur Jacques Verdier dont tu m’as si souvent parlé ? Je suis bien contente, monsieur, de faire votre connaissance.

Ah ! l’exquise et franche créature ! Et que je l’eusse embrassée avec plaisir !

« Monsieur Jacques Verdier dont tu m’as si souvent parlé… »

Comme elle l’avait bien dit ! Et quelle heureuse simplicité ! Mon cœur sauta de joie, je voulus récompenser toute chaude cette bonne parole ; malheureusement mon zèle s’égara, et je n’arrivai qu’à mêler, dans un confus dithyrambe, la nature, le ciel, la terre, le chapeau, les cerises et le perroquet. Néanmoins, pour affirmer ma gratitude, je me précipitai sur un petit sac qu’elle tenait, et par force m’en fis confier le soin ; ce furent deux ou trois minutes de protestations et d’excuses, pendant lesquelles nous avançâmes de compagnie. Je fus verbeux et frétillant.

À la gare, cette excellente dame, qui était à deux pas de chez elle, nous quitta, et j’assistai, déférent, aux embrassades – un peu à l’écart, par discrétion, mais l’oreille tendue, ce qui me permit d’entendre ce compliment, sans nul doute à mon adresse :

– Tu sais que je le trouve tout à fait bien…

Puis elle partit, et nous restâmes seuls.

– Madame votre sœur est une personne exquise, dis-je pour m’engager sur un bon terrain.

– Voyez un peu l’heure, fit-elle. J’ai peur de me mettre en retard.

– Sept heures dix. Le train est à vingt et une, nous avons le temps. Vous avez votre billet ?

– Oui… Alors, vous rentrez, décidément ?

– Avec joie.

– Descendons, voulez-vous.

Des gens se pressaient, nous les suivîmes ; arrivés au quai, j’ouvris un coupé au hasard, il était vide.

– Ça vous va-t-il ?

– Comment donc !

– D’ailleurs, il n’est qu’à moitié crasseux ; une erreur, sans doute.

– Le fait est que cette compagnie…

– Une véritable dégoûtation !

– Le public est d’une tolérance !…

– Il est idiot, le public !

– Enfin !… puisqu’il n’y a pas le choix, contentons-nous de ce qu’on nous donne.

– Il faut bien.

De tels propos sans malice nous permirent de nous installer heureusement ; nous leur en adjoignîmes quelques autres, mais l’énergie que nous mîmes à cet échange ne nous leurra ni l’un ni l’autre ; nous fûmes tous deux conscients de notre trouble, et parvînmes mal à le cacher.

J’étais profondément ému, si ridicule que cela puisse paraître d’un homme de mon âge, et ce tête-à-tête, à la possibilité duquel je n’eusse même pas osé croire la minute d’avant, prenait, à l’heure de sa réalisation, une gravité qui bouleversait tout mon courage. Quel en serait le résultat ? Vers quel sort orienterait-il ma destinée, et que serions-nous l’un pour l’autre, au débarquer ? Toutes ces pensées me traversèrent l’esprit, séchant au passage ce qui pouvait y rester de bonne humeur. Pris de je ne sais quel sombre pressentiment, je m’angoissai.

Le train, d’un brusque effort, se mit en marche, nous jetant presque l’un sur l’autre. C’était une occasion de rire, je la saisis, et la prolongeai même au-delà du raisonnable ; à ce rire Mme Montessac fit un faible écho, puis le silence retomba. Nous tanguâmes ensuite sur des ferrailles, et le train s’engouffra dans le tunnel. Une atroce fumée noire envahit le compartiment ; d’un même jet, nous nous précipitâmes à la portière, tirant ensemble sur la courroie. Il fallut insister ; toutes quatre nos mains se touchaient, cramponnées, et, sous mon souffle, très près, je sentais osciller les boucles de sa nuque.

– Ça y est ! dit-elle encore.

– Pas malheureux, ajoutai-je en me penchant pour constater la fermeture.

Mais un cahot plus violent précipita ma chute, et je ne sus me retenir. Mes lèvres vinrent heurter le beau cou tiède un peu en dessous de l’oreille ; perdant toute retenue, j’appuyai par deux fois, goulûment.

Un long regard attristé coula sur moi de ses yeux ; je tentai je ne sais quelle ébauche nouvelle de geste, elle l’interrompit :

– Asseyez-vous.

Et comme je demeurais, elle appuya de sa main sur mon bras :

– Là… et ne bougez plus.

Honteux, j’offris un visage de victime. Mes yeux quêtaient aux siens le bas prétexte d’un sourire.

– Votre présence me grise, pardonnez !

– Comme c’est dommage ! dit-elle. Pourquoi ne pas vouloir que nous restions heureux ?

– Pourquoi, plutôt, la nature veut-elle que, nous autres hommes, nous ne puissions aimer que par la violence ?

– La nature a bon dos.

Suppliant, je tentai de me rapprocher ; le petit doigt ganté de blanc m’arrêta, mais, attendrie peut-être de tant de peine que je montrais, elle ajouta :

– Moi qui vous croyais un homme raisonnable…

Au ton, je la sentis désarmée ; du plus drôlement que je pus, j’appuyai :

– Mais moi aussi je me croyais un homme raisonnable !

Le comique dut être intense et dépassa ma pensée. Elle éclata de rire :

– Êtes-vous drôle, quand vous voulez !…

Je ne le voulais peut-être pas à ce point-là, mais fis néanmoins bonne contenance. Profitant même de l’accalmie, je trouvai moyen d’attirer à mes lèvres une main qui traînait et ne se défendit pas trop.

– Eh bien !… eh bien !… ça recommence ?

– Ça, lui dis-je, c’est dans le domaine public.

– Vous êtes stupide !

J’avais toujours observé que lorsqu’une femme dit à l’homme qui la courtise : « Vous êtes stupide ! », elle est à moitié consentante. Fort de cette notion, je crus pouvoir oser, du moins je me l’imagine, car j’étais si ardemment épris et troublé, que bien plutôt les mots jaillirent-ils d’eux-mêmes :

– Vous êtes si merveilleusement belle !…

Son beau visage rosit d’un coup, pudique. Elle me toisa :

– Littéralement stupide !

Mais c’était dit de tout autre manière. Je compris et me tins coi.

Le train roulait en plaine à grand fracas ; nous avions, sans que j’y prisse garde, passé plusieurs stations, et devions approcher de Paris. Pour couvrir ma défaite, je me collai le nez à la vitre, feignant de m’intéresser à ce qui se passait au dehors.

– Vous avez l’heure ? dit-elle.

– Sept heures quarante-cinq.

– J’aurais dû prendre le train précédent, celui-ci n’arrivera jamais.

Ces mots tombèrent sur mon pauvre cœur, chacun faisant sa meurtrissure ; je sentis une larme à mes cils.

– Où sommes-nous ?

– Près d’Asnières, je crois.

– Merci.

Le sang aux tempes, j’attendis quelque chose de plus qui ne vint pas, et m’enfermai dans le silence ; des minutes passèrent, interminables.

Notre wagon sautait sur les rails ; de ses ais disjoints, des roues, des essieux grinçants, sortait un vacarme infernal, qui m’étourdit tout d’abord, mais à quoi je finis par m’abandonner. Bientôt le bruit se mua en une sorte de rythme égal et persistant, dont mes oreilles eurent tôt fait de noter l’ironie :

« Tu as gaffé !… tu as gaffé !… tu as gaffé !… »

En vain cherchai-je à me distraire de cet écho fâcheux, toujours il insistait, tenace. Insidieusement, alors, je lui voulus imprimer de plus douces significations ; je n’y parvins pas davantage, les voix hurlaient plus haut toujours :

« Tu as gaffé !… tu as gaffé !… tu as gaffé… ! »

La situation se tendait.

Immobile, le coude sur l’appui-bras, l’index au menton, elle songeait, sans colère, me parut-il ; même un commencement – ou une fin – de sourire errait à sa lèvre. Une seconde, je me repus de sa forme admirable ; cela suffit pour modifier le ton du concert :

« Oui, je l’aime !… oui, je l’aime !… oui, je l’aime !… »

 

***  ***  ***

 

– Avez-vous fini de bouder, là-bas ?

– Je ne boude pas, répondis-je, bête.

– Venez là.

Je m’avançai.

– Soyez bonne, dis-je, regardez-moi… et dites vous-même s’il ne faut pas avoir pitié…

– Je ne vous en veux pas.

– Laissez-moi vous aimer.

Les paupières basses, elle hocha doucement la tête :

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ne faut pas.

– Mais pourquoi ?… Dites.

– Parce que.

– Alors ?

– Alors voilà.

– Jamais ?

– Jamais.

– Quelle tristesse !

– Mais non.

– Et comme vous êtes sûre de vous !

– Il le faut bien. Où irions-nous sans cela ?

– Vous me désespérez.

– Soyez raisonnable, mon ami. Voyons, ne faites pas cette vilaine figure, et causons… gentiment.

– Et que pourrais-je bien vous dire à présent ?

– Soyez spirituel – je sais que ça vous arrive.

Je levai les yeux, et sans doute y lut-elle le muet reproche, car elle corrigea :

– Soyez vous.

– Moi !… Je viens de l’être… en toute sincérité, je vous le jure.

– Ah !…

– Et si j’étais quoi que ce soit d’autre cette heure, je mentirais.

Gênée, elle se tut… Mais nous entrions en gare, ce fut une diversion dont elle profita pour ses apprêts.

– Tâchez de m’avoir une voiture, dit-elle en débarquant, je suis horriblement en retard.

– Volontiers.

– Et quittons-nous bons amis.

La petite main s’avança, je la pris et la baisai.

– Et à mercredi, sans faute.

– À mercredi.

Un fiacre errait, je lui fis signe, et Mme Montessac y sauta, cependant qu’elle m’adressait un dernier et amical salut. Déjà le cocher, ramassant les rênes, fouettait son cheval, quand je me précipitai, tournant vers elle une figure ravagée :

– J’ai bien… bien… bien de la peine !

Comme dans une buée, je vis ses traits retournés, et ses beaux yeux infiniment tristes, puis le cheval partit, et je restai tout seul.

Voilà donc où j’en étais !

Dans le tohu-bohu des départs et des arrivées, je vaguais, débile et bousculé, ne pouvant croire à cette débâcle… Un si beau rêve !… Tant d’allégresses éteintes, d’un mot !… « Jamais !… » Était-ce bien possible, et n’exagérais-je pas ? Peut-être avais-je mal compris, mal vu !… Défaillant, je tentai de reprendre les faits, je les rassemblai, je les coordonnai et les conduisis selon mes désirs, rien n’y fit ; le fatidique « Jamais » tombait toujours, inexorablement.

– Hé là ! bougre d’empoté ! fit une voix.

Un camion me frôlait, je m’en garai tout juste, d’un retrait.

– On regarde où on marche, animal ! vociféra dans sa moustache un vieux monsieur à nez rouge, dont mon talon froissait les orteils.

Je marmonnai quelque semblant d’excuse. En face, au café, une table était libre, je m’y réfugiai.

– Monsieur ne dîne pas ? insinua le garçon.

« Dîner… c’est juste… » Mais rien n’aurait passé, à quoi bon ?

– Donnez-moi un bock.

Dans cet asile, je repris le cours interrompu de mes méditations, mais j’eus beau scruter cette heure, en fouiller le détail et la revivre, je ne parvins à m’accrocher qu’à des apparences aussitôt évanouies.

« Jamais… » « Cependant elle a dit : “Je ne vous en veux pas…” Par pitié… Et pourtant… »

Une façon de sourire dut errer sur ma face, car, à trois pas, une fille s’y méprit, ripostant par des manières. Je me détournai, mais elle s’avança :

– Tu payes quelque chose ? dit-elle, les seins ballants, les cuisses proches à me frôler.

– Hein ?

– Un petit bock.

– Non.

– T’es pas gentil !

J’allais la chasser, une sale idée me retint : « Après tout !… puisqu’on ne veut pas de moi ! »

– Assieds-toi.

Le garçon rôdait dans les alentours, il accourut.

– Un amer-picon-curaçao-grenadine, commanda la belle ; rapport à mon estomac, daigna-t-elle m’expliquer, la bière me fait mal.

La consommation, servie, disparut d’une lampée.

– Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc, mon petit, dit-elle en reposant son verre, t’as l’air tout retourné… C’est-il que tu as des embêtements ?

Je haussai les épaules.

– T’es pas en train ?

– Non.

– Faut pas se frapper, va, ça n’avance à rien.

– Bien sûr !

– Et puis, ça se passera.

– Évidemment.

– Bois un coup.

– Non.

– Viens chez moi…

– Non.

– Viens donc, on s’arrangera.

– Non… non…

– Alors… t’es malade ?

– Je m’ennuie.

– Toi, mon petit, tu m’as l’air d’être amoureux.

Je ne répondis pas.

– Gage que c’est ça !… Elle ne veut pas, hein ?

– Mais non !… laisse !…

– T’es pourtant joli garçon… T’as essayé ?

– Non, là !

– Alors, comment que tu sais qu’elle ne veut pas ? Elle te l’a dit ?

– Non.

J’émis là, sans m’en douter, quelque chose d’énorme, car la fille pouffa :

– T’as pas essayé… tu n’y as pas demandé… et tu sais qu’elle ne veut pas…

– Assez ! fis-je, impatienté, honteux aussi de choir dans un pareil dialogue.

– Moi, tu sais, je m’en fous !… Ce que je t’en dis, c’est parce qu’il faut toujours être poli avec les personnes.

– En voilà assez, hein ?

– Bon, bon !… ne te fâche pas !… Je vas tout de même te donner un conseil, t’en feras ce que tu voudras… et puis, ces machines-là, ça nous connaît, pas vrai !… Au lieu de pleurnicher et de lui raconter des boniments, fiche-lui la main au cul, à ta bonne femme, et tu m’en diras des nouvelles !…

– Salope ! criai-je.

Je mis deux francs sur la table et me sauvai.

– Va donc, Joseph ! hurla-t-elle sur mes talons.

Ce que fut le reste de la soirée, on le devine. Trois mortelles heures j’errai par la ville et sans but, enfin rentrai mort de fatigue, mais, couché, le sommeil ne vint pas, et je ne m’assoupis qu’au jour. J’avais, en peu de minutes, passé de la plus douce espérance au dégoût total, et subi de tels ravages, que je gardai de cette journée une rancœur que rien n’effaça. Je pris même une sorte de plaisir à lui chercher des aliments lorsque je la sentais faiblir. Néanmoins, je repris mes travaux avec un feu dont ils bénéficièrent, mais qui ne provenait point d’eux, m’enfermant dans les bibliothèques comme l’ivrogne au cabaret, pour oublier, tuer même, si possible, cet amour, avant que les fibres en fussent trop tenaces. Puis je voyageai, j’allai à Londres, mais n’y restai que cinq jours, interminables, à Dijon, à Lille, à Rennes, à Bruxelles, à Amsterdam, où la crise atteignit son paroxysme. Je voulus revoir aussi Darnac et d’autres connaissances un peu abandonnées, mais sans grande conviction, par devoir, pour tout essayer ; l’âpreté de mes propos fatigua vite tous les bons vouloirs.

Je m’étais juré de ne plus retourner chez Mme Montessac, et c’est avec une joie sauvage que je fis coïncider une de mes sorties avec son jour. C’était à Lille ; j’y traînai six heures, et fus rarement plus malheureux. Le mercredi d’après je partis pour Londres ; l’argent me tremblait aux doigts lorsque je payai le coupon. À Calais je fus sur le point de rebrousser chemin, mais l’orgueil me soutint, et je m’embarquai.

 

J’avais reçu de Jeanne une deuxième lettre à laquelle, trop absorbé par ailleurs, je ne compris d’abord rien ; je dus y réfléchir, et la relire plusieurs fois pour que le sens vrai m’en apparût.

La pauvre petite, enflammée par la réponse que je lui avais faite, et dont elle ne pouvait soupçonner la déraison, ripostait par quatre pages d’aveux. Je fus stupéfait, puis froissé ; la malheureuse tombait sur un mauvais jour – je n’en connaissais plus guère d’autres, hélas ! –, et le billet très bref que je lui adressai porta la trace de mon humeur.

J’eus cette assurance, trois jours plus tard, au reçu de quelques lignes désolées, dans lesquelles elle parlait, sur un ton qui me fit froid, de ses peines, de ses maux et de sa mort.

Trop de douleurs immédiates me tenaillaient, cependant, pour que je ressentisse ce surcroît ; j’avais du plus pressant. Déjà cette histoire s’estompait : pourquoi aurais-je ravivé de tels souvenirs ? Je soulageai donc ma conscience par l’envoi de bonbons et de colifichets, le tout appuyé d’un mot, chaleureux autant que je pus. Je l’engageai vivement à prolonger son séjour à la campagne, affirmant que Paris ne lui vaudrait rien et que ce serait folie d’y rentrer. Ce passage ne fut pas celui où je montrai le moins d’éloquence. Toutefois, la hantise de tant d’émotions que je lui devais finit par me reprendre. Je revécus les heures sinistres de l’hôpital, je revis le maigre visage, les yeux de fièvre, la toux brusque, et le flot de sang. Soudain, l’affreux cri me perça : « On me l’avait prédit, que je mourrais tuée par un brun !… » Mes jambes fléchirent… Si pourtant c’était vrai ?

J’essayai de me remémorer les termes de ma lettre, mais, sous l’empire de telles affres, j’y parvins mal, les mots dansaient. J’eus peur d’avoir forcé le ton, et, vite, pris une feuille de papier et écrivis de nouveau, au hasard et sans contrôle, tout ce que je pus trouver d’affectueux et de tendre, puis je fermai l’enveloppe et courus la jeter à la poste.

Le lendemain, j’eus une bien autre surprise : un petit pli mauve et parfumé que je trouvai chez ma concierge. Je l’ouvris, le cœur battant :

 

« Ami,

« Pourquoi me faire de la peine et ne plus venir ? J’avais pourtant votre promesse. Vous savez que je n’ai plus que trois mercredis.

« Affectueusement votre amie,

« M. Montessac. »

 

J’escaladai mes étages, courus à ma table, et là, bien enfermé, relus le billet :

 

« Ami,

« Pourquoi me faire de la peine et ne plus venir… »

 

Elle avait eu de la peine !… « Alors, serait-ce que… » Je n’osai m’arrêter à l’idée, et poursuivis :

 

« J’avais pourtant votre promesse. Vous savez que je n’ai plus que trois mercredis… »

 

Stupide, je tirai ma montre, comme pour voir…

 

« Affectueusement votre amie… »

 

« Votre amie… » Les mots délicieux, et que j’en savourai longuement la douceur !

 

Je ne sais comment je passai les jours qui suivirent. Je bouillais, je ne pouvais tenir en place, et fis si bien, qu’il me sortit au beau milieu du visage un bouton de fièvre qui manqua me faire perdre l’esprit. Je l’oignis de pommade, et, las de le voir grossir, ne tâchai plus qu’à le masquer. Si grande était ma faiblesse, que je croyais mon sort suspendu à ce bobo.

Enfin le moment arriva.

J’avais fait quelques frais de toilette et m’étais chargé de roses superbes – que n’eussé-je tenté ! À cinq heures je sonnais à sa porte, on m’introduisit, et je tombai dans un salon où dix personnes péroraient. Je faillis en lâcher ma gerbe !

– Vous voilà, cher monsieur ! Oh ! les belles roses ! Pour moi ?

– Pour vous-même, madame, fis-je, acéré.

– Comme c’est gentil ! Vous me gâtez. Et qu’êtes-vous devenu, depuis des semaines ?

– Rien.

– Je suis très contente de vous voir.

– Moi aussi, madame.

– Vous connaissez du monde, ici, pas la peine que je vous présente. Tenez, voilà justement M. Jessen qui vous fait des signes.

Je l’eusse volontiers battue !… Mais j’étais bien forcé d’avaler ma rage ; j’allai donc m’asseoir près de ce niais, dont la large face riait d’aise, et qui tapotait un siège à mon intention.

– Vous savez, dit-il avant même que je fusse installé, je l’ai vendu.

– Quoi donc ?

– Le Cornière – quarante mille !

– Et quel est l’idiot, pardon, l’amateur ?

– Un Américain.

– Ah ! tant mieux, on ne le verra plus.

– Au contraire, c’est pour reproduire… On va le tirer à des centaines de mille… Hein ! vous qui me blaguiez !

– Ça prouve que je n’y connais rien.

– Je voulais cinquante, mais j’ai réfléchi. Un véritable collectionneur ne doit pas garder ses tableaux, il faut renouveler, toujours, sans ça on s’attache… J’ai ainsi échangé mon grand Henner contre deux petits Roybets, une glace Louis XVI, une tabatière en écaille et un dessin de Corot… Seulement le dessin de Corot était faux, alors je l’ai redonné à un autre amateur avec trois mille, et j’ai eu un Henner aussi beau que le premier, plus deux flambeaux Empire, en malachite… Ah ! monsieur !… l’art… c’est tout dans la vie, tout !

Rongeant mon frein, je dus subir les prétentions de ce fâcheux, qui me traitait en vieille connaissance, et m’empestait de son haleine. Inattentif, je le laissais dire ; il en profita pour m’étaler d’autres combinaisons. Je crus, pour le monde, le moment venu de lui dire un mot aimable :

– Et vous n’avez tué personne, depuis la fameuse dame ?

Ses gros traits crispés du contentement de soi se détendirent comme si on eût coupé le fil, et ses lèvres pendirent soudain, en signe d’affliction et de reproche.

– Oh ! monsieur !… oh ! monsieur !… si on peut dire !

Une forte personne entra ; je la reconnus, et, à son faîte, certain perroquet plus gisant que jamais. Je saluai le tout d’un sourire choisi, offrant mon pouf, mais la dame, sans voir, courut à des gens, les mains ouvertes au bout de ses gros bras tendus.

« Chère madame !… Chère madame !… »

Installée, elle m’aperçut ; j’obtins alors, en échange de mon salut, de cordiales et silencieuses effusions, comiques, à distance, sous le chapeau dont les cerises bambillaient.

– Une femme si jeune, monsieur !… et si jolie !… Et une peau !… reprit Jessen, prêt à recommencer son histoire.

– Quel est donc ce monsieur ? lui dis-je, désignant un jeune homme qui me semblait assis bien près de Mme Montessac.

– Le petit Lambel. Vous ne connaissez pas ?

– Lambel qui écrit sur la céramique ?

– Mais oui.

– Et que fait-il ici ?

– C’est un intime.

– Ah !

Quelque chose me piqua au cœur ; je sentis que mes yeux noircissaient à dévisager le personnage.

– On dit même qu’il lui fait la cour… qu’il essaye de lui faire la cour, mais, tout ça, c’est des histoires… Les gens ont si mauvaise langue… C’est comme pour Mme Arbelier, là… la petite blonde avec une plume bleue…

Je m’occupais bien de Mme Arbelier, de sa plume et du reste !… Mon attention rivée à deux seuls êtres n’en connaissait plus d’autres. Je suivais le jeu de leurs lèvres, m’efforçant d’y lire des paroles dont le son ne me parvenait pas, mais à quoi je prêtais les significations les plus redoutables.

– Ça ne serait pas une mauvaise affaire ! me coula dans l’oreille le gros Jessen avec des clins de paupières pleins de sous-entendus. Il ne s’embêterait pas, le petit Lambel !

Il en fut quitte pour s’applaudir lui-même, et tout seul, d’un rire épais et soutenu.

– On s’amuse dans votre coin, fit Mme Montessac.

Bien plus encore qu’elle ne se figurait !…

À ce moment, une dame en robe cannelle, flanquée de quatre filles assorties, se leva pour prendre congé. Je supputai le vide et augurai quelque espérance, mais trois autres entrèrent, plus un monsieur, et ce fut l’occasion d’un petit tumulte, qui mit la pièce en branle-bas. Je résolus d’en profiter et me dirigeai du côté de Mme Montessac.

– Permettez-moi de vous dire adieu, madame.

– Comment !… Mais vous arrivez à peine…

– Je suis attendu, madame. Un rendez-vous tout à fait pressant.

– Quel dommage !… Pas même une toute petite minute ?… Je suis sûre que votre ami Darnac va venir.

– Impossible, madame !… Et puis, vous êtes si fort occupée, et entourée… que vraiment je craindrais d’abuser.

– Ah !… Au revoir, alors.

Cérémonieusement, je m’inclinai, et gagnai la porte. Au passage, la dame au perroquet me gratifia d’une poignée de main fort amitieuse, qui mit en mouvement l’appareil considérable de ses seins. Ensuite Jessen, qui me souffla son adresse, avec des invites :

– 23 bis, rue François-Premier… n’importe quel jour, vers une heure… la côtelette de l’amitié !…

– Comptez là-dessus, fis-je pour être lâché.

J’étais encore sur le paillasson qu’il riait encore.

Sitôt rentré, j’écrivis ce poulet :

 

« Madame,

« Vous êtes tout ce qu’il y a de plus aimable de me convier à vous voir chez vous, et je vous en remercie, mais c’est une grâce dont je n’abuserai plus, étant donné que je vous y vois très mal. Quant à vos amis, qui sont décidément nombreux, je les verrais aussi bien, et avec plus de plaisir, ailleurs…

« Souffrez, madame, que je vous présente l’hommage de mes sentiments les plus respectueux.

« Jacques Verdier »

 

Je relus et fus enchanté. J’étais prêt à voler à la poste, quand un scrupule me retint. Je craignis l’erreur d’un premier mouvement, et, par prudence, décidai de surseoir à l’envoi ; il serait toujours temps le lendemain. Je laissai donc le pli sur ma table, mais n’en brossai pas moins mon chapeau avec un intense contentement. Ensuite je descendis humer l’air et flâner sur le boulevard. J’y divaguai promptement, et versai vite et tout entier dans les idées basses de rancune et de haine. Un apéritif et un dîner très arrosé aggravèrent un état qui ne fit que croître au cours de la soirée. L’une après l’autre, les plus sales pensées m’envahirent, et je m’en délectai, je les savourai, et n’eus plus de force que pour elles. Tordu de jalousie, et persuadé que ce Lambel était son amant, je voulus qu’elle payât toute chaude sa trahison, et je refis ma lettre, au café, sur du papier de fournisseur.

Je ne changeai rien du commencement que je savais par cœur et trouvais bien.

 

« Madame,

« Vous êtes tout ce qu’il y a de plus aimable de me convier à vous voir chez vous, et je vous en remercie, mais c’est une grâce dont je n’abuserai plus, étant donné que je vous y vois très mal. Quant à vos amis, qui sont décidément nombreux, je les verrais avec plus de plaisir, ailleurs.

« Monsieur Lambel est tout à fait bien, et je suis heureux que sa personne ait de quoi vous plaire.

« Agréez, madame, l’expression de mes sentiments respectueux.

« Jacques Verdier »

 

C’était plat et grossier, j’exultai.

Par surcroît, et pour n’en pas retarder l’effet, je fis porter ce mot par le chasseur.

Cette malpropreté me soulagea. Pendant quelques heures je fus ivre, ivre d’une ivresse méchante, qui m’interdisait tout contrôle, et que j’exaspérais à petits coups, quelque souffrance que j’en ressentisse. Je ne savais plus que subir mes impulsions, et mes impulsions voulaient que je me vengeasse, que je rendisse les blessures au double, et fisse le mal pour le mal. J’attisai ces dispositions jusque très tard. En rentrant, à minuit, je trouvai sous ma porte un petit bleu dont voici le texte :

 

« Cher ami,

« Vous m’avez fait beaucoup de chagrin tantôt, et comme à plaisir. Pourquoi ?… Mais ce qui me peine le plus, c’est de penser que vous vous en faites autant à vous-même… Attendez-moi demain jeudi, à trois heures, sous les galeries de l’Odéon ; j’ai quelques courses, nous les ferons ensemble et nous causerons…

« Votre amie,

« M. M. »

 

Je relus, puis m’assis et relus encore.

Le papier, zébré de la haute et aristocratique écriture, tremblait au bout de mes doigts, et ces mots, si clairs pourtant, s’enchevêtraient, prenant tour à tour les sens les plus opposés. Que croire ?… Je cherchais, sans y parvenir, à tasser un peu de raison.

Et voilà que, doucement, la tristesse de ces lignes m’apparut. J’en sentis la plainte mal résignée, le reproche, tant de peine enfin ; même je ne sais quel appel navrant d’amitié blessée qui crie au secours… et se défend !

Les deux coudes dans le fatras de mes paperasses, je m’hypnotisais sur ce billet, si mince et si formidable, et si neuf de couleur au milieu de mes pauvretés grisâtres. La douleur s’en exhalait, si forte, et tant d’émotions avaient guidé la plume, que j’en pouvais compter les soubresauts. Et de cette douleur j’étais responsable, moi !… Quel sort diabolique me condamnait donc à faire le mal, toujours !…

Je restais là, dans mon fauteuil, affalé, incapable de concevoir le comment de ces fatalités, quand, dans leur égarement, mes yeux perçurent un pli resté sur la table. C’était ma lettre !… Je revis aussitôt l’autre, celle dont, à la même minute peut-être, elle souillait ses regards !…

Une heure, je tournai dans ma chambre, cognant aux meubles une inconscience de brute, puis je voulus me coucher, lâchement. Je retirai mon veston, mon gilet, mais la crainte d’une nuit sans sommeil me retint ; je résolus de sortir, et me rhabillai. Chapeau sur la tête, j’hésitai de nouveau ; enfin, violemment, je partis, et la porte chassée tonna dans la nuit comme une explosion.

Sans trop savoir, je gagnai le boulevard Saint-Germain et je descendis jusqu’à la Concorde. Sur le pavé séchait un reste d’averse, et des flaques luisaient. Il faisait doux. Bercé par le bruit sec de ma canne piquant le bitume, je fus bientôt à la Seine et m’engageai sur le pont. Il n’y avait plus de voitures, et les lourdes arches se doublaient en oves dans l’eau sommeillante et lassée.

Une seconde, je m’arrêtai, les coudes sur l’appui. Je plongeai mes yeux dans ce velours où quelques lumières ondulaient ; je notai la plongée d’un poisson, deux ou trois rides qui scintillèrent et moururent aussitôt. J’avais la tête en feu.

« Un autre s’y jetterait ! »

Mais je n’étais que moi, la décision farouche avorta dans un soupir de veulerie ; je repris mon chemin. À l’obélisque, je dus choisir : les Champs-Élysées, trou noir, ou la rue Royale, incandescente comme un four. Ce fut là que j’allai, par soif de la vie.

Peu de passants, mais des filles sous les réverbères ; je n’avais pas fait dix pas que j’étais accosté. Je me dégageai, d’autres vinrent ; il fallut traverser et ce fut pis. Agacé, je m’assis devant une brasserie ; déjà les garçons retiraient les chaises et les empilaient dans un coin, on m’en laissa une ; je commandai une chartreuse, et la bus, seul et désemparé, dans le vieux sable et les crachats du jour.

Sur le trottoir couvert de détritus passaient d’étranges figures ; des chiffonniers, couleur d’ombre et poilus, qui filaient, le nez sur la piste, le croc à l’affut, la lanterne au ras du sol, et, pareils à de gros sangliers mous, des gueux blafards, des miséreux atones et de race incertaine, dont l’œil flambait devant les glaces étincelantes du café ; puis de pauvres soireux en habit, courant sur leurs pointes et navrés d’avoir raté le dernier omnibus, des voyous insolents, des gamins suspects, et parfois, dans les accalmies, des rats en chasse parmi les pelures et les prospectus.

Impeccables dans cette pouillerie, des agents déambulaient, monotones et lents ; le patron bâillait sur la porte, et la caissière racontait tout haut ses petites affaires au dernier buveur. Quelques gouttes tombèrent, une petite fille vint, avec des airs, m’offrir un bouquet fané, et, de l’œil, une antique guimbarde dont le cocher urinait, paisible, contre la roue ; je la congédiai, puis ce fut le garçon qui par deux fois toussa dans mes alentours. Je finis par comprendre et me levai.

Il était deux heures ; où aller ?

Machinalement, je redescendis à la Concorde et pris le Cours-la-Reine, plus silencieux et désert ; le vent soufflait, et les flammes du gaz répandaient sur le sol humide une lueur mouvante et secouée. Non loin, sous un massif, je connaissais un banc, mais ne pus m’y asseoir, une double forme y remuait doucement en laissant voir un peu de linge ; plus loin, j’en vis d’autres, des couples soudés, ou bien las et distants ; je devinais, dans les ténèbres, leurs yeux me suivre, inquiets, mais sans méchanceté.

Ils étaient deux, ceux-là !… Je me sentais, moi, si infiniment seul et rebuté, que, par horreur du présent, je voulus fuir et me blottir au creux secourable du passé. Effort naïf et combien vain, car, si haut que je le remontasse, il n’en sortit que de la peine. J’évoquai ma toute première enfance, espérant un souffle de fraîcheur, mais ma mémoire opaque se refusa ; je n’en sus tirer que des bribes sans cohésion, des fragments neutres et décousus, qui joignaient mal, comme les pièces d’un jeu dépareillé. Un gros sanglot vint à mes lèvres où il creva. La lune apparut toute blanche dans les arbres. J’étais au rond-point de l’Alma.

« À trois heures, avait-elle dit, sous les galeries de l’Odéon. »

Comment paraître devant elle, et que lui dire ?… Je conclus par une lâcheté : « Après tout, quoi ! un mouvement de contrariété, elle comprendra… Quatre lignes sont si vite écrites. Je m’excuserai… je… »

Mais je ne pus poursuivre. Trop ouvertement, je me dupais, et des clameurs hurlaient en moi plus haut que cette appréhension tiède. J’étais le malfaisant, le maudit, celui qui sème la douleur par fonction naturelle, celui de qui la sympathie est une offense, l’amitié, une insulte, et le contact, presque un arrêt de mort.

Ainsi fouettée, mon allure s’accéléra ; je fis kilomètres sur kilomètres, au hasard, malgré les rafales, pendant des heures. Bien plus tard, je me revis aux Champs-Élysées ; je les descendais, inerte et boueux, dans le petit jour aigre du matin.

Soudain, car il faut que le grotesque se mêle à tout, je me heurtai contre un individu qui zigzaguait sur la chaussée.

– Opéra, sir ?… Opéra ? bégaya-t-il.

Je reconnus un Anglais de bonne compagnie, car il était correct et puait le whisky.

– Par là, lui dis-je, tout droit et à gauche.

Il voulut faire demi-tour, mais, trop ivre, ne put s’arrêter et fit la conversion complète ; de nouveau je l’eus sous le nez. Je le pris par les épaules et tentai de l’orienter, il me tomba dans les bras. Tant bien que mal, je le remis d’aplomb, et, sans plus insister, le plantai là, et continuai ma route, tandis qu’il reprenait la sienne, par bordées, et à contresens.

L’intérêt de cette diversion s’émoussa vite et tomba de lui-même ; harassé, je demandais à six heures le cordon, et subissais le regard sévère de ma concierge.

Je me jetai sur mon lit, mais ne pus fermer l’œil, à cause aussi des oiseaux, du soleil, et du serrurier qui commençait en bas sa journée.

 

Depuis un quart d’heure, je lisais, sans la comprendre, la même phrase d’un livre non coupé, quand, par l’avenue de Médicis, je vis s’avancer Mme Montessac. Je fermai le volume et attendis mon sort.

– Bonjour, dit-elle, la main tendue.

De ses doigts, je sentis un papier glisser dans les miens.

– Je l’ai apporté pour que vous le détruisiez vous-même.

– Oh !… si vous saviez !… commençai-je, enflammé.

– N’en parlons plus, n’est-ce pas. Je vais boulevard Malesherbes. Est-ce votre côté ?

– Je n’ai pas de côté.

– Alors, parfait.

Nous quittâmes les galeries et descendîmes vers la rue de l’Odéon. Des travaux encombraient la place, de sorte qu’il fallut, pour en sortir, louvoyer dans des gravats et des tranchées, ce qui nous obligea pour un instant au silence. Si pénible fut-il, je ne l’eusse voulu jamais rompre ; j’étais au martyre, et n’appréhendais rien tant que ce trottoir vers quoi tendaient tous nos efforts. Enfin nous y fûmes. Ne sachant que dire, je crus séant d’esquisser une nouvelle prière ; de nouveau Mme Montessac la coupa :

– Puisqu’il est entendu qu’on n’en parlera plus, là !

– Je suis si malheureux !

– Mon cher ami, je le crois sans peine ; mais, au fait, puisque nous voilà seuls, voulez-vous que nous en profitions pour mettre les choses au clair et les régler définitivement ?

Elle parlait sans gêne, et d’un ton précis, qui m’inquiéta. Je ne pouvais qu’acquiescer, déjà subalterne :

– Je veux bien.

– J’ai beaucoup d’affection pour vous, et suis toute prête à vous compter au nombre de mes amis, de mes meilleurs amis ; mais, à l’allure que prennent nos relations, et dans leur intérêt même, il me paraît urgent d’en préciser exactement et le sens et la limite.

– Je…

– Vous m’aimez beaucoup, je le sais, ou du moins vous me l’avez dit…

– Je vous aime follement, je vous le jure.

– Entendu ! Mais, à part ce qu’un tel aveu peut avoir de flatteur, avouez que vous vous y prenez bien mal. Vous me compromettez horriblement.

– Moi !

– Hé ! sans doute. Comment ! vous arrivez dans mon salon, chargé de fleurs comme un fiancé – je ne vous les reproche pas, elles m’ont ravie –, mais, parce que je n’y suis pas seule, vous prenez un air outragé, et vous lancez des yeux furibonds à tous mes amis !

– Permettez…

– Vous m’avez mise très mal à l’aise !

Le reproche était net, je fus un peu piqué.

– Vous exagérez, madame, les choses n’ont point été ce que vous dites.

– Ah ! vous trouvez ?

– Qu’à rencontrer là si nombreuse compagnie, j’aie pris de l’humeur, je n’en disconviens pas. Ce ne sont point vos amis que j’espérais.

– Je ne vous reproche pas votre humeur, je vous reproche de ne la pas savoir maîtriser.

– Je n’ai pas honte de mes sentiments.

– Sapristi, la belle réponse !… Mais je ne vous reproche pas davantage vos sentiments !

– Quoi alors ?

– Tenez-vous !

– Cela vous est facile.

– Je suis une femme mariée, cher ami, et qui plus est une honnête femme, et j’aime mon mari qui me le rend ; nous n’allons pas comparer.

– Merci.

– Pour rare qu’il soit, le cas existe ; il oblige à quelques égards. J’espère que vous vous en souviendrez.

La mercuriale tomba sur ma peine comme une grêle fine, et la glaça. J’en eus un petit redressement d’orgueil :

– On tâchera, madame !

– Ne faites pas la tête !… Ce que j’en dis est plus encore pour vous que pour moi… car, tenez, puisque nous sommes en train de tout dire, ce qui dans vos façons d’hier m’a le plus peinée, c’est moins la gêne que je ne sais quelle appréhension… la peur, là !… de vous voir gâter sans remède une affection qui pouvait être bonne… très bonne !… Enfin, que diriez-vous si je vous déclarais que je ne puis plus vous recevoir ?

– Oh ! alors…

– Alors, aidez-moi, au lieu de vous mettre perpétuellement en travers… Où me menez-vous ?

Entraînés par le feu de ce dialogue, nous nous égarions dans le lacis des rues qui entourent Saint-Sulpice. Je rectifiai, nous gagnâmes la rue Bonaparte.

– Si vous croyez que c’est drôle, aussi, d’arriver chez vous le cœur battant, pour se voir collé à M. Jessen !

Elle éclata de rire :

– Pauvre garçon ! il est de fait…

Elle me tendit deux doigts, je profitai de ce que nous étions couverts par un fourgon pour les porter à mes lèvres.

– Maintenant, dit-elle, que je vous ai bien secoué, sachez que je connais un thé, rue de l’Échelle, où l’on n’est pas trop mal. Je vous autorise à m’y conduire. Et le papier ?

– Quel papier ?

– Le bleu… la fameuse épître…

– Ah !… le voilà…

Je lui fis voir une boulette informe, que je n’avais cessé de rouler durant l’algarade.

– Jetez-le.

– Dans la Seine, pas avant.

Nous y fumes bientôt. Au milieu du pont, j’avisai un torchon de paille au fil de l’eau.

– Regardez bien, lui dis-je, et, visant longuement, je lançai la boulette, mais manquai le but de beaucoup. Le papier disparut dans un remous. Elle rit très fort et se moqua de ma maladresse.

Cette exécution faite, nous quittâmes le sujet d’un commun et tacite accord, elle parce qu’elle en avait dit tout ce qu’elle avait à dire, moi parce que je m’y sentais, et pour cause, mal à l’aise ; nous fîmes donc assaut de bon vouloir et échangeâmes d’aimables lieux communs qui nous mirent vite rue de l’Échelle. Nous y primes le thé parmi des misses affamées, et dans la fraîcheur, et là ce qui restait de gêne s’évapora. Puis Mme Montessac, voyant l’heure, se souvint qu’elle avait des courses. Elle fit chercher une voiture et me renvoya le plus gentiment du monde, si bien que je reçus son congé comme une faveur.

Je vis tourner et disparaître son cheval au coin de l’avenue de l’Opéra. Demeuré seul sur mon trottoir, je conclus, d’un rapide bilan, que mes affaires n’étaient pas en si mauvaise posture. Tout au charme de la découverte, je pris à mon tour le même chemin qu’elle, lentement, recensant des mots, et flairant mes gants où traînait un peu de son odeur. La joie de cette fin de jour si mal augurée me montait au cerveau ; d’allégresse, je fis quelques achats, des cravates, et un amour de petit revolver à crosse d’ébène, et si tentant dans son neuf, que je n’avais pu y résister.

Ensuite je flânai sur le boulevard, désœuvré, mais dispos, et bayant aux étalages. J’étais heureux et fredonnant, et mes prunelles rallumées témoignèrent à l’excès mon allégresse ; plusieurs femmes me sourirent. Peut-être répondis-je à quelqu’une, je ne sais.

Enfin, un peu las, je m’assis à la terrasse d’un café. Sous mes yeux coulait le flot sombre des passants ; une robe éclatait parfois là-dedans, un chapeau vif, un rire haut. Têtes d’inconnus, têtes lasses, par-ci par-là une carrure étrangère, des épaulettes. Je sirotais une menthe, béat et vague.

Deux filles surgirent, bras dessus bras dessous. Je reconnus en l’une la fille du fameux soir… le soir de Saint-Germain. Elle passait à ma hauteur, elle me vit, et je sentis qu’elle me reconnaissait aussi. Peu soucieux de l’aubaine, je plongeai le nez dans mon verre, mais, poussant du coude sa compagne, elle me désignait, criant :

– Tiens ! v’là Joseph !… Comment qu’ça va, Joseph ?… Hé ! Joseph !…

J’avais un journal sous la main, je m’y dissimulai. Déjà quelques consommateurs cherchaient à savoir. Heureusement le flot les poussa, elles quittèrent la place.

L’incident fut bref, et peu s’en doutèrent. Personne ne comprit, hormis moi, mais c’était juste trop.

« Joseph !… »

L’émoi passé, je ne pus me défendre de certains retours, et le deuxième examen que je fis de la situation me la fit voir tout autre, et bien moins avantageuse que je ne l’imaginais. Ces deux dernières heures, dont j’étais si fier, prenaient, à les considérer de près, une signification plutôt propre à conseiller la modestie. Il est vrai que je m’attendais à de telles catastrophes !… À part les gentillesses faciles de la fin, venues là un peu comme un coup d’éponge, je n’avais guère récolté qu’une leçon, mais si nette et carrée, que mon rôle se dut borner tout juste à des interjections.

Je méditai là-dessus, mais n’aboutis à rien qui pût exalter mon amour-propre. Six mois de passion – et j’avais donné mon meilleur – me laissaient exactement au point du départ ; plus amer et désabusé, voilà tout.

Que penser ?… Que croire ?

« Joseph !… »

Pour un rien j’eusse versé dans la mélancolie. La peur d’une deuxième nuit blanche me fit réagir ; je pris un stupéfiant. Tout de même, l’aube fut longue à venir.

« Joseph !… »

 

Depuis des semaines je n’avais vu Darnac ; je crus bon de passer un matin à son atelier, mais trouvai porte close. Sa concierge m’apprit qu’il était à Toulouse, vraisemblablement pour toute la saison.

Je fus mi-déçu mi-satisfait, car à l’affection sincère qui m’attachait à ce très galant homme se mêlait, je crois l’avoir dit, une sorte de gêne qui m’en rendait la fréquentation difficile ; je déposai ma carte et me promis de lui écrire, ce que je fis dès mon retour au logis. Par lettre l’expansion m’était plus aisée, et les mots ne risquaient pas de me coller aux lèvres ; je lui adressai donc deux longues pages, en lesquelles j’insistai sur le chagrin que me causait son absence, et je le fis en termes qui durent le ravir, autant qu’ils me coûtèrent peu.

J’avais l’habitude de passer chaque année quelques semaines à la mer. Par exception, cette fois-ci, je décidai de rester à Paris, et me donnai pour motif l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle, qui continuait dans Le Parthénon son petit bonhomme de chemin. Il y en avait un autre, qui se devine ; pour rien au monde je n’eusse voulu quitter Paris Mme Montessac y étant ; or je n’avais pas connaissance que son départ fût prochain.

J’ai tenu sous silence ces périodes secondaires de ma vie, toutes d’intérêt médiocre, comme je l’ai fait pour d’autres qui ne touchaient pas au fond même de ce récit. De même que chacun, j’eus, à côté du grand drame, mille petits drames journaliers. J’eus des semaines inégales, des heures tour à tour enthousiastes ou désabusées, je connus et fréquentai des gens, je voyageai, j’eus des aventures. Le mentionner en deux lignes suffit, insister serait hors du sujet.

J’ai dit aussi que l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle suivait sa carrière ; mais plus j’avançais dans cette tâche, plus la vastitude m’en apparaissait ; certains jours, je fus bien découragé. Depuis la petite leçon que m’avaient donnée de bons anonymes, j’inclinais aussi à plus de prudence et surveillais mes affirmations ; on ne voyait que moi dans les bibliothèques et au Trocadéro ; ce travail fut ma meilleure sauvegarde.

Une après-midi, je compilais divers documents relatifs au tympan de la porte centrale d’Autun où j’avais fait l’avant-veille une course rapide, lorsque ma sonnette tinta. Je crus qu’on m’apportait du Parthénon des épreuves attendues, et ouvris.

Quelle ne fut pas ma surprise de voir, dans l’encadrement de ma porte, Jeanne, les bras chargés d’un gros bouquet.

Je n’en eus aucun contentement, mais l’air de joie épandu sur sa personne commanda mon attitude, et c’est de la meilleure grâce que je l’introduisis.

Passant au jour, ses traits, que j’avais assez mal vus dans l’ombre du vestibule, se précisèrent, et, ainsi éclairés, prirent une rigueur et un accent qui me donna le frisson. Jeanne était littéralement méconnaissable, creusée, décharnée, livide ; sauf l’éclat de ses prunelles, j’eusse cru voir remuer un cadavre. Une indicible angoisse me serra la gorge, mais tant de bonheur flottait sur sa pauvre face, que, de peur de la voir s’altérer, je me dominai et souris à mon tour.

– Eh bien ! Jeanne, lui dis-je… en voilà une bonne surprise !

Elle ne répondit pas, et, son bouquet posé, vint à moi les bras tendus. Je fis un pas au-devant, pensant lui prendre les mains, mais elle me devança, les noua sur ma nuque, et colla sa bouche à la mienne. Avant que j’eusse pu la retenir, je sentais sa langue me pénétrer, et le goût de sa salive. Une impression odieuse me fit reculer ; presque de force, je me dégageai.

Nous restâmes ainsi quelques secondes, elle immobile, mais les mains prêtes à l’étreinte et ses yeux semblant chercher le désir dans les miens, moi sur la défensive. Tout cela fut si prompt, que je n’eus pas le temps de me composer.

J’étais stupéfait, mais plein surtout d’une répulsion affreuse ; j’essuyai mes lèvres où persistait la saveur de son baiser, et sans doute exprimai-je à l’extrême cette répugnance, car je vis l’exaltation de ses traits tomber brusquement. Ses yeux se ternirent, puis, ramenant ses mains à son visage, elle l’y plongea et se mit à sangloter.

Alors je compris, courus à elle et la pris dans mes bras.

Mes doigts frissonnèrent à palper ce dos misérable ; elle voulut m’écarter, mais n’en eut pas le pouvoir. Je la serrai, je la consolai, je lui dis les plus douces choses ; sa poitrine touchait la mienne, et j’eusse pu compter les coups de son cœur.

– Chère petite Jeanne… je vous ai fait du chagrin, pardonnez-moi… C’était si brusque… ma parole, j’ai eu peur !… Voyons, petite amie, calmez-vous… là… c’est fini… c’est fini…

– Je voudrais mourir.

– Voulez-vous bien vous taire !

– Oh oui !… Et mourir tout de suite !

– Folle, va !

La nuque si blanche s’offrait, j’y mis un baiser, puis un deuxième, puis encore ; je sentis tout son être répondre et se donner.

– Dire de pareilles choses !… alors que vous voilà guérie !… et belle !… Montrez un peu comme vous êtes belle, petite Jeanne.

Je pris sa tête et la tournai de mon côté.

Ah ! l’abominable chose !… Je dus me contraindre pour ne pas éclater.

– Vrai !… vous me trouvez bien ? mendia-t-elle.

Une expression si hors la vie irradiait de ses yeux dans cette minute, qu’elle en fut transfigurée. Son regard se haussa jusqu’à la pure beauté.

– Oui, Jeanne, jolie !… jolie !… plus jolie que jamais !… merveilleusement jolie !

Et, à mon tour, je pris ses lèvres. Elle fléchit et s’abandonna.

Dès lors, je tombai dans une sorte d’inconscience ; les plus diffuses volontés battaient sous mon front, mais une les primait toutes, sécher ces larmes qu’une fois de plus, criminel imbécile, j’avais causées, les sécher à tout prix !… Oh ! voir refleurir un peu de rosé sur ces joues, que n’eussé-je tenté !… Lourdement, je cédai aux lois de l’instinct et fis mon métier d’homme.

– Chère, chère Jeanne !… disais-je, couvrant son front de baisers, ne pleurez plus, je vous en supplie ! Je vous aime tant, chère Jeanne !… et j’ai tant de chagrin !… Jeanne, voyez ma peine… par pitié !…

Et comme le grand chapeau gênait mes effusions, j’en fis sauter les épingles et le lançai sur un fauteuil. Sans contrainte, alors, j’eus tout à moi le navrant visage ; rivé au mien, je ne le voyais plus, j’y étais mêlé, je le respirais, je le mangeais de caresses !… Soupirante, elle se laissait aller, les yeux perdus.

– Oh ! Jacques !… murmurait-elle… Jacques… Jacques !…

Mais de nouveau ma bouche couvrait la sienne. Déjà, par la fente du corsage, ma main fouillait, brisant les défenses, quand un cri m’échappa, un cri de dégoût et d’horreur.

Au lieu de la douce chose espérée, mes doigts avaient senti je ne sais quel déchet grumeleux et desséché !… D’un bond, je fus sur pied, loin d’elle.

La pauvrette, presque jetée à terre, eut peine à retrouver son équilibre. Dans le mouvement, une sorte de petit coussin – ridicule et touchant postiche – tomba de sa blouse entrouverte et roula jusqu’à moi. Je le repoussai comme on chasse un animal visqueux, je sentis que mon regard flambait de haine. Jeanne, interloquée d’abord, ne comprit pas, puis ses grands yeux dilatés s’élargirent encore, sa pâleur devint mortuaire. Elle allait s’abattre sur le plancher, je me précipitai pour la soutenir.

Mais, comme si mon toucher l’eût galvanisée, presque violemment elle m’écarta. Elle prit d’une main son chapeau, ramassa de l’autre l’immonde objet, et gagna la porte. Soudé au sol, je regardais sans voir. Au moment qu’elle passait le seuil, je pus articuler :

– Jeanne… que faites-vous ?

Sans répondre, elle continua. Je courus et voulus la saisir.

– Jeanne !… par grâce… un mot !… Ma chère Jeanne, je vous en supplie !

Mais en vain tentai-je de la ramener ; muette, elle poursuivait son chemin. Je vis dans le couloir hoqueter son dos lamentable, puis, cramponnée à la rampe, elle disparut dans l’escalier.

Je rentrai chez moi, dans le décor tout chaud où plus rien d’elle ne subsistait, m’assis à ma table, et, sur le dernier feuillet de l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle, pleurai comme un enfant.

 

Cette effroyable scène me plongea durant plusieurs jours dans un état d’accablement indescriptible. Tout travail me fut d’abord interdit, et de longtemps je ne pus lire, écrire, ni m’attacher à quoi que ce soit. En vain essayai-je de me contraindre, ma volonté liquéfiée coulait comme l’eau d’un panier. Les textes eux-mêmes s’évadaient, et les longues vierges des cathédrales prirent avec la triste Jeanne de telles ressemblances, que j’en dus ôter l’image de mes murs.

Bien entendu, je lui avais écrit le soir même ; je n’obtins aucune réponse. J’écrivis encore, j’implorai, puis, en désespoir de cause, me risquai, malgré sa défense, à l’aller prier chez elle ; on ne me reçut pas. À la façon dont le concierge me barra la porte, je sentis qu’il avait des ordres, et je dus remonter en voiture sans le réconfort d’une explication.

Toutes ces tortures, car vraiment je souffris beaucoup, m’accablèrent. Je tentai néanmoins de me forcer, et voulus reprendre mes travaux, mais je le fis mollement ; et d’un cœur si las, qu’ils s’en ressentirent. Ma personne physique elle-même subit l’empreinte de ce choc, et je me négligeai. Oubliant tout respect, je supportai d’offrir aux autres le contact d’un être sale et mal tenu.

Dans mon intérieur, les choses avaient repris leur rôle et leur emploi. Rien de tangible n’eût évoqué l’affreuse scène, si l’amertume dont mon cœur débordait n’avait déteint sur elles. Des bibelots, souvenirs à quoi mon œil s’était complu durant des années, me devinrent insupportables – ils avaient vu ! Je les dissimulai, me débarrassai même de plusieurs, ceux par quoi je les remplaçai me restèrent étrangers.

Sur la table, cependant, les notes s’amoncelaient, et aussi la poussière et le désordre ; je n’en avais cure. Seul, le petit revolver qui servait de presse-papier luisait dans ce fouillis, d’un éclat neuf et provocant.

Je n’avais eu garde d’instruire de cela Mme Montessac – qui, pourtant, eût été plus digne d’y compatir ? – mais elle connaissait l’histoire de Jeanne dans ses grandes lignes ; je la lui avais dite maintes fois, bien que prudemment déformée à mon avantage. Ainsi présenté, mon rôle m’apportait de petits profits ; je devins une manière de personnage sympathique, et, si délabré d’autre part que je fusse, je ne sus m’empêcher d’user du thème, voire d’abuser ; bientôt je tapai sur la corde sans l’ombre de pudeur.

Je passai donc sous silence la journée tragique, il y avait marge dans le reste. À force de parler à mon amie de Jeanne et de ses malheurs sur un ton mouillé, je finis par confondre, et par beaucoup moins songer aux siens qu’aux miens propres. On s’attendrit donc, et le long supplice de la pauvrette, ainsi travesti, fit que je grandis considérablement dans l’estime de Mme Montessac, et peut-être aussi, sans qu’elle s’en doutât, dans son cœur. Certaines minutes furent où je crus presque sentir des encouragements.

Certes, je ne mettais à tout cela aucune astuce, mais l’inéluctable me poussait. N’est-ce pas précisément la leçon de la vie, que les faibles souffrent et meurent, afin que soit exaltée la force des forts ?

Tout allait donc, car à de pareils instants s’envole le sens de la sévère réalité, mais le soir, chez moi, dans l’enclos de ma solitude, le jeu changeait, et le douloureux visage hantait mes nuits, sinistrement.

Ma déchéance physique concordait avec mes propos, dont elle soulignait le ton pleurard. Mme Montessac s’en émut, elle me fit de douces gronderies et me reprocha ce laisser-aller de tenue. De ses lèvres, les mots tombaient comme des caresses ; ainsi l’agonie de la pauvre Jeanne servait encore ma volupté.

Je poussai les choses si loin, que, me croyant au point de tomber malade, elle insista pour que je l’allasse voir en dehors de son jour ; puis, sous prétexte que, mangeant au restaurant, je me nourrissais mal, elle prit l’habitude de me retenir à dîner. Bientôt j’eus mon couvert, et Montessac, que ma présence auprès de sa femme mettait à l’aise, put chaque soir courir à d’urgentes besognes qui lui faisaient précipiter les bouchées dès le potage.

Ces heures-là furent les plus douces de ma vie, elles en marquèrent le sommet, et je m’émeus d’y repenser. À nous voir ainsi sous l’intimité de la lampe, nous nous connûmes davantage, et bien que nos rapports fussent et restassent purement amicaux, une sorte de tiédeur s’y mit qui nous rapprocha tout à fait. Amoureux, je l’étais plus que jamais, mais ma flamme brûlait sans éclat, et ce ne fut point par des ardeurs que j’avançai mes affaires. Par tempérament j’étais plus propre aux manifestations silencieuses, et la moindre déclaration m’eût fait tout gâter ; j’eus la sagesse d’éviter ce péril.

De son côté, menée par l’invincible instinct qui pousse les femmes de sa sorte à la pitié et les rend maternelles, Mme Montessac s’ouvrit tout entière, et fit siennes mes douleurs ; aussi pris-je l’habitude de ne lui en celer aucune, allant – comme si la réalité n’eût pas suffi – jusqu’à m’en créer d’imaginaires. D’ami que j’étais, je devins bientôt « pauvre ami ». L’on sait si cette appellation rend friables les plus fermes volontés, et si l’atmosphère qu’elle implique est dangereuse à la sagesse !… Nous l’éprouvâmes bientôt, et j’en profitai pour glaner mes premières faveurs – oh ! bien modestes !…

Jeanne et son lent martyre présidaient ainsi nos tête-à-tête, et, bien qu’atténué par la magie du moment, ce remords m’oppressait toujours ; mais, par un phénomène singulier, c’est peut-être sous sa poussée, en pensant à elle, que je trouvai les mots persuasifs et les accents les plus chauds. À quelle aberration tombai-je de profaner un tel souvenir, et quel goût pus-je prendre au vol de pareils baisers ? Ces baisers furent d’ailleurs chastes et pris sur les doigts, un peu souvent, voilà tout.

 

Des semaines passèrent. On était avant dans la saison, de sorte que la question du départ vint gâter assez aigrement nos entretiens. J’appréhendais ce moment, et pour cause ; que deviendrais-je seul à Paris ? Les Montessac partaient à la mer, et rien ne faisait supposer qu’ils me proposassent de les accompagner ; d’ailleurs j’étais tenu par mes travaux. Aussi ne cachai-je pas mon humeur, et comme je ne savais rien faire avec mesure, je l’étalai bruyamment. Mme Montessac y mit un frein par de sages paroles ; elle argua que la séparation serait courte, et m’invita à la patience.

– Six semaines au plus, dit-elle.

Je trouvais cela terriblement long.

– Vous travaillerez… Qui sait ? peut-être finirez-vous votre ouvrage. C’est ça qui serait une bonne surprise pour mon retour !

– J’ai peur, vous partie, de ne plus rien faire du tout.

– Allons donc !… Et puis vous m’écrirez… Et qui vous empêcherait de faire un saut à Plan-les-Dunes ? Il y a des express excellents. Vous viendriez le samedi…

– Comme les maris.

– Précisément… Ça vous désoblige ?

– Au contraire.

– On trouvera moyen de vous caser à la maison, bien qu’on y soit pas mal serrés. Vous rentreriez le dimanche soir.

– Quel débarras !

– Pour revenir le samedi d’après… Suis-je assez gentille, hein ?

– Adorable.

– À la bonne heure !… D’abord Fortuné sera ravi.

– Qui ça, Fortuné ?

– Mon mari.

– Il s’appelle Fortuné… J’aurais dû m’en douter.

– Vous êtes bête !

– Si ça n’était que ça…

– Il y a pis ?

– Je suis amoureux, vous le savez bien.

– Bah !… ça se confond.

– Ne plaisantez pas, je vous en supplie.

– Je ne puis pourtant pas me désoler… ce serait manquer de tact.

– Vous n’avez pas l’ombre de cœur.

– Nous y voilà.

– Dites ?

– Quoi ?

– Puisque nous nous séparons… finalement, quand partez-vous ?

– Jeudi soir.

– Laissez-moi vous embrasser.

– Voilà.

– Non, pas la main.

– Oh !… oh !…

– Ne plus vous voir me fera tant de chagrin !

– Je ne m’en vais pas dans la lune.

– Soyez compatissante !… Allons, je sens que vous voulez bien.

– Faites vite, alors.

Elle pencha sa tête, dont les pesantes nattes effleurèrent mon front ; malhabile et troublé, j’embrassai, au hasard, un peu de cheveux près de la tempe. Je voulus redoubler, elle m’écarta du doigt :

– Ça suffit.

Tous deux nous nous levâmes, très émus, et nos deux cœurs sautant à l’unisson. Elle crut donner le change, mais ses lèvres chevrotèrent :

– Vous me faites perdre mon temps.

– Quel mot !…

– J’ai mille choses à préparer… Allons, sauvez-vous.

– Je vous aime.

L’aveu sortit mal, presque sans que je le voulusse, et d’un son que je ne reconnus pas… Où trouvai-je la force d’insister ?

– Je vous aime éperdument !… pour la vie !…

L’air de gaieté qui rayonnait sur sa personne fondit soudain, son regard devint pitoyable.

– Par grâce ! dit-elle.

Mais cette plainte, où transparaissait toute sa faiblesse et l’imminence de sa chute, fit qu’au contraire je marchai sur elle d’un pas raffermi.

– Je vous aime ! dis-je, je vous aime… je vous aime !…

À mon approche, elle tressaillit, et recula jusqu’au mur, tandis que ses mains affolées traçaient en l’air le signe d’incertaines défenses. J’avançais toujours. Blottie dans un angle, elle s’y rétrécit, déjà victime. Sur la table, la lampe éclairait doucement. On n’entendait plus que le bruit désordonné de nos deux souffles.

– Oh ! c’est mal !… soupira-t-elle, alors que mes lèvres parcouraient sa nuque.

D’un effort, elle se dégagea, son doux visage au jour ; j’y vis scintiller une larme.

– Ah, ce n’est pas cela que je voulais !… criai-je, vaincu à mon tour.

– Allez-vous-en !… allez-vous-en !

– Je ne suis qu’une brute !… pardonnez !…

– Oui… allez !… allez vite !…

Au bout de ses doigts tremblait un mouchoir. Elle montra la porte. Je m’enfuis comme un malfaiteur.

 

Parmi les pensées confuses qui m’assaillirent au sortir de cette journée, et dans lesquelles je me débattis aussi mal qu’à l’ordinaire, une – toute à ma louange, bien entendu – finit par prédominer, et j’acceptai ce réconfort.

J’avais osé !

Je dus reconnaître qu’à cette audace dont je m’enorgueillissais je n’avais pas eu grand mérite, le geste avait été bien moins voulu que spontané ; mais enfin, le résultat sanctionnant la chose, mes lauriers, pour discrets qu’ils fussent, semblaient acquis. Les seuls éclats de la victoire me sonnaient donc aux oreilles, et je fis, jusqu’avant dans la nuit, retentir l’asphalte sous un talon triomphateur.

J’étais même si fort glorieux, que les sottises ne pouvaient manquer, et je brassai deux heures durant les imaginations les plus saugrenues. À mes yeux, nulle supériorité ne balançait la mienne, et cette évidence, à laquelle j’étais peu fait, me donna de ma personne et de mes devoirs une notion jusqu’alors insoupçonnée. La terre et le monde m’apparaissant mesquins, et les gens – hormis moi – si totalement dépourvus, je ne pus supporter l’idée de tant d’injustice, et j’entrepris de faire en sorte qu’un peu de ce bonheur dont je regorgeais se pût aussi répandre chez les autres ; mentalement c’était facile et bien dans mes moyens, je m’offris ce luxe, et déversai ma bienveillance à flots sur l’univers qui ne s’en douta pas. L’image de Jeanne s’interposa fatalement, mais j’étais si bien lancé, qu’à peine put-elle ternir l’éclat du tableau. Je l’écartai promptement – tout cela n’était-il pas le passé !

Je revis Mme Montessac le surlendemain, juste le temps de lui remettre quelques fleurs et de lui souhaiter bon voyage. La maison sens dessus dessous empestait le camphre, et le personnel y courait éperdu ; je n’eus garde d’insister, et partis sur un adieu donné de la meilleure grâce. Après quoi je réempoignai mes travaux, et écrivis sur le portail de Laon cinq pages non dénuées de lyrisme.

Ici se place un trait sans grande importance pour le récit, mais que je note à titre d’indication.

J’ai dit le bel élan qui, dans mon allégresse, me portait à reprendre l’œuvre de la Providence et à la rectifier ; mais, très belles en théorie, mes idées furent plus modestes à l’usage ; néanmoins, je parvins à rendre quelques services dans mes alentours, en sorte que tout ne fut pas perdu. Grâce à de faibles générosités, je fis des heureux, et j’aiguisai ce plaisir par l’anonymat. Tout ceci ne vaudrait pas d’être conté, si je n’y avais trouvé l’occasion d’un terrible rappel.

J’avais pour concierge une excellente femme, âgée déjà, et passablement infirme. Mal logée dans une sorte de taudis, elle y dépérissait de jour en jour, et c’était pitié de la voir se traîner aux étages ; avec cela, obligeante et bonne, elle ne marchandait jamais sa peine. Je la réconfortais de mon mieux à chaque occasion.

Un jour, étonné de ne pas la voir sur sa porte, j’entrai dans la loge et la trouvai couchée. Je m’enquis, et appris qu’usée jusqu’à la corde le docteur l’obligeait, suivant la tradition de ces messieurs, à bien vivre et à ne rien se refuser.

Sans autre monnaie que cette phrase, la brave concierge s’en allait tout doucement vers son cercueil. Je lui achetai six bouteilles d’excellent bordeaux ; j’y fis joindre un poulet froid et quelques friandises, et commandai qu’on lui remît le tout, note acquittée. Puis, désireux de jouir de son étonnement, je passai la voir le lendemain, comme si de rien n’était.

Au lieu du bonheur escompté, je trouvai ma malade en furie ; avant que je lui en eusse demandé la raison, elle m’interpellait :

– Croyez-vous, monsieur !… on m’a envoyé un paquet anonyme !…

– Bah !… Et qu’y avait-il dans ce paquet ?

– Un poulet et six bouteilles de vin.

– Mâtin !… Vous allez vous régaler.

– Pensez-vous !… Il ne manquerait plus que ça soit empoisonné !

Par quel déclenchement se fit-il qu’au lieu de rire d’une énormité pareille mes lèvres se fanèrent et que je me tus ?… Désarçonné, je ne sus ni la contredire ni m’expliquer ; même bégayai-je je ne sais trop quoi, qui fut pris pour une approbation. Fut-ce la sonorité de ce mot « empoisonné » et son escorte de rappels, ou vis-je plutôt en cet incident une confirmation de ma nuisance, je ne sais ; toujours est-il que je ne désabusai pas la pauvre femme, et remontai chez moi fort attristé. Cette impression fut d’ailleurs passagère ; de plus graves événements allaient survenir.

 

J’avais reçu de Mme Montessac, dès son arrivée à Plan-les-Dunes, une de ces cartes postales illustrées dont la mode commençait, mais que deux lignes de sa longue écriture agrémentaient autrement que la plate image. J’y répondis par le même moyen, puis nous primes goût à cet échange et le poursuivîmes tout le long de l’été. Je sus ainsi comment passaient ses journées, et pus, de loin, prendre ma part de sa peine et de son plaisir. Grâce à ce jeu, les semaines se suivirent sans trop de mécomptes, et j’envisageais l’avenir sous de favorables auspices, d’autant que l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle marchait allègrement à sa fin, quand un coup de tonnerre éclata dans mon ciel.

On me remit un jour une enveloppe timbrée de Lormeau, ma ville natale ; mais, l’écriture de la suscription ne m’évoquant rien, je l’ouvris avec assez d’indifférence. La lettre était de la vieille parente aux soins de qui j’avais confié mon père, et m’apprenait que ce dernier, sans que rien en eût pu faire prévoir la soudaineté, venait d’être frappé d’une congestion cérébrale ensuite de quoi son transfert dans une maison de santé avait été résolu. Ma tante, désorbitée par l’événement, me priait de venir d’urgence ; elle ne donnait pas d’autres détails, mais, si brève que fût la missive, je ne crus pas qu’il y eût lieu à de plus amples informations, et partis le même soir.

Je trouvai Lormeau sous la pluie, et personne à la gare, de sorte que je m’en fus, tout seul et trempé, sonner au domicile paternel. Ma vieille tante me reçut dans les larmes, et du peu que je tirai de ses gémissements ne ressortit qu’un fait. Mon père, au cours d’une de ses promenades quotidiennes, s’était abattu sans connaissance sur le sol ; ramassé par des passants et transporté chez lui, il n’y avait, malgré tous les soins, repris ses sens que fort avant dans la nuit. Les premiers jours, on avait pu croire que l’affaire n’aurait pas de suites, mais des troubles mentaux significatifs n’avaient pas tardé à se produire, puis, presque d’heure en heure, la déchéance intellectuelle et l’obscurcissement absolu. Enfin, après des scènes sur le détail desquelles ma tante ne s’expliqua que par des pleurs nouveaux, on avait dû l’interner à l’asile de Mériolles, où il était depuis cinq jours.

Je m’étonnai de n’avoir point été plus tôt avisé, mais, vu l’impossibilité de toute explication, je me fis conduire à Mériolles où je demandai d’urgence le docteur.

Introduit, je lui posai la question qui me pesait aux lèvres ; la réponse fut immédiate et catégorique. Mon père avait définitivement perdu la raison.

Je ne sus tout d’abord donner à cet aveu sa pleine signification, il fallut, pour que je m’en pénétrasse, plusieurs minutes pendant quoi les mots se vidèrent de tout sens. J’étais atterré, mais les affirmations répétées du docteur ne permettaient aucun doute. Je lui demandai donc de me conduire auprès du malade ; il s’y résolut après s’être fait prier quelque peu.

Par de longs couloirs blanchis à la chaux, nous arrivâmes à une sorte de carrefour où sommeillait un gardien que notre approche fit se lever.

– Le 114, dit le docteur.

Le gardien se joignit à nous ; nous tournâmes et prîmes un deuxième corridor. À droite et à gauche, des portes identiques se succédaient ; machinalement, je notais les chiffres inscrits en noir sur le mur.

« 110… 111… 112… »

– Comment va-t-il, ce matin ? dit encore le docteur.

– Peuh !… fit l’homme, comme ci comme ça.

Nous étions arrivés. La clé tourna, le carrelage rose de la cellule et le trou lumineux de la fenêtre emplirent brusquement mes yeux ; mon cœur ne battait plus. D’un coin plus sombre, une forme se détacha qui vint à nous.

– Je vous amène un visiteur, fit le médecin. Le reconnaissez-vous ?

Il me démasqua, mes tibias se dérobèrent.

– Papa… dis-je.

– Messieurs… messieurs… procédons par ordre… et les dames d’abord… bredouilla le malheureux, dont le regard passa sur moi sans s’arrêter.

– C’est moi… Jacques…

– Chut !… chut !…

– Jacques !… ton petit Jacques !… ton fils !… Tu me reconnais, cependant ?

Les mains tendues, je m’avançai vers la douloureuse silhouette, mais c’est en vain que j’implorai, les chers yeux restèrent insensibles, et le masque fermé.

– Ne nous pressons pas… ne nous pressons pas… il y en aura pour tout le monde… L’un après l’autre, messieurs… et les dames d’abord…

– C’est trop horrible, mon Dieu !… Papa !…

– Inutile, me coula le docteur dans l’oreille… laissons-le, croyez-moi.

– Je veux l’embrasser, au moins.

– Faites vite, alors.

J’atteignis le pauvre être et mis mes lèvres sur son front brûlant.

– Oh ! papa !… papa !… est-ce possible !…

Et de nouveau j’embrassai le front, et les joues, et le fouillis de barbe rude ; lui ne bougeait pas, il semblait même recevoir mes caresses avec plaisir, et s’y prêtait ; croyant quelque réveil de sa conscience, je les prodiguais, quand le docteur m’arracha, violemment :

– Assez !… assez !…

Surpris, je cédai. À peine dégagé, le docteur et le gardien me poussaient dehors ; ils ne purent le faire assez promptement, toutefois, que je ne visse mon père découvert. Je m’enfuis, presque fou moi-même. Derrière la porte chassée sur mes talons, je perçus le bruit d’une courte lutte, et la voix haussée du gardien, puis le silence se fit.

– Du courage, mon pauvre monsieur, du courage !… C’est terrible, mais si comme moi vous deviez passer votre vie… Et puis, à son âge, c’est une forme fréquente…

Je n’avais que faire de ces plates raisons, et, sans souci du docteur qui s’époumonait à me suivre, je continuais ma route, tête basse et n’osant même lever les yeux, de peur de joindre de nouveau l’effroyable image.

Oh ! ce coin de figure entrevu !… cet œil !… cette lèvre !…

– Ici !… ici !… fit le docteur en me poussant dans son cabinet, car je passais sans voir. J’obéis et m’affalai sur le divan.

 

Un coup si rude m’enlevait toute clairvoyance ; je sentais si bien aussi l’impossibilité d’extérioriser quoi que ce fut de mes sentiments, que je finis par ne plus répondre aux dissertations psycho-médicales du docteur. Mais ce mutisme – sans doute le prit-il pour un encouragement – déchaîna de telles avalanches d’exemples et de citations, qu’excédé j’y coupai court :

– Docteur, en toute sincérité, voyez-vous quelque espoir de guérison ?

– Aucun.

– La folie est selon vous définitive ?… absolue ?

– Tout ce qu’il y a de plus.

– Et ça peut durer ?

Il haussa les épaules en signe de doute :

– Mon Dieu !… j’en ai vu traîner ainsi des années… mais, dans le cas actuel, je ne crois pas à plus de quelques mois… et encore… Cependant, en 1877, si j’ai bon souvenir…

Peu disposé à subir de nouvelles histoires, je pris mon chapeau. L’endroit, d’ailleurs, m’horrifiait ; ce tapis vert, ces meubles bêtes, ces pancartes restrictives à tous les murs, et surtout cette espèce de fonctionnaire, dévidant d’une voix blanche ses éternelles monstruosités, me poussaient à l’air, invinciblement. Je n’étais pas entré là depuis une heure qu’il me semblait y avoir vécu des années.

La question matérielle fut résolue en peu de mots. Je pris tous les engagements nécessaires, payai d’avance, puis, certain que tous soins lui seraient assurés, passai enfin ce seuil redoutable et me vis libre sous le ciel.

La pluie avait cessé. Déjà quelques trouées d’un bleu profond perçaient la voûte épaisse des nuages ; du zénith, une lumière qui serait plus tard du soleil tombait donnant aux choses un éclat vif, et leur relief. L’air était doux. J’en remplis ma poitrine, et, grisé par ces fortes senteurs de terre humide, de noyers verts et de foin chaud, m’engageai dans le sentier qui menait à la ville.

L’averse et le charroi l’avaient défoncé, la double ornière, remplie à pleins bords, débordait d’une eau jaunâtre dans quoi je m’embourbai au premier pas ; mais ce fut presque un bonheur, car le souci pressant de m’en tirer fit que j’échappai – au moins pour la minute – à mon terrible cauchemar. Tant bien que mal, en visant les endroits secs, je franchis ces deux kilomètres. Je ne pensais à rien ; même, dans mon cœur si durement frappé, grandissait une sorte de paix étrange, qui m’inquiétait ; je respirais librement, et la poitrine soulagée, comme après quelque acte définitif, et qui engage. Ce pauvre vieil homme, en qui se concrétait tout mon passé, m’était brusquement devenu indifférent ; le destin avait tranché d’un coup le nœud qui liait nos existences, et je m’en sentais détaché pour toujours.

De tels pensers me firent honte, mais je dus bientôt reconnaître combien peu j’en étais le maître. J’eus beau me les reprocher, tenter même, par de tendres artifices, de lier à ce présent les plus doux souvenirs de mon enfance, rien n’y fit ; la porte du 114 nous séparait plus irrémédiablement que la dalle des morts.

La brusquerie de l’événement, dont nulle angoisse ne m’avait averti, fit seule, je crois, que je le pus supporter ; j’étais en cela semblable à ces gens de qui l’estomac rejette un poison pris à dose massive, et qui s’en tirent, alors qu’intoxiqués plus modérément ils eussent succombé. Je ressentais tout au plus un peu de lassitude, la courbature morale qui accompagne les grands chocs ; au fond plus de surprise que de tristesse, bientôt presque un soulagement.

Peut-être la splendeur des horizons, le grand ciel désordonné, la plaine aux moires violentes, les moissons, les forêts lourdes, et je ne sais aussi quels effluves jaillis de partout, contribuèrent-ils à me mettre en cet état ; le vrai est que je n’eus pour le conquérir ni à m’aider ni à me défendre. Cela étant, rien ne me retenait plus à Lormeau. Sans la crainte d’une deuxième nuit de chemin de fer, je serais reparti le même soir. Je décidai donc de coucher, et courus en aviser ma tante ; peu soucieux de lui être un embarras, je la laissai s’affairer à ses poêles et à son rôti. J’employai le reste du jour à me promener dans la ville.

J’en eus bien vite fait le tour. De-ci de-là ma mémoire s’accrochait à de vieux souvenirs. L’enseigne du Chat botté, que j’avais vu peindre – avec quelle respectueuse admiration –, aujourd’hui craquelée, noircie, presque indéchiffrable ; puis la Fontaine Centrale et ses trois statues, que, dans le feu de nos enthousiasmes patriotiques, nous égalions aux plus célèbres monuments. Je la revis mesquine et sans caractère ; de même la Tour Bleue, le pont Martet, la place Bavier… Des bourgeois erraient là-dedans, le pas lourd, en habitués. Au coin de la rue du Nord, je me heurtai à un gros homme qui tenait tout le trottoir ; il se retourna, sa face m’évoqua quelque chose d’indistinct et de très ancien.

– Tiens ! Verdier !… Comment ça va ?… Tu ne me remets pas ? dit-il.

– Mais si…

– Tu n’as pas l’air… Magnin…

– Parfaitement.

– Il y a du temps qu’on ne s’est vus !… Toujours à Paris ?

– Toujours !

Je considérais cette large figure coupée d’une brosse de moustache rouge, et qui riait d’aise… C’était ça, Magnin !… le petit Magnin du collège !… Quel changement !… Il souleva son chapeau pour s’éponger, et j’entrevis un front chenu ; le mouchoir en revint humide.

– Sacré Verdier, va !

« Quelle chute ! pensais-je… Voilà donc où vous mène la vie de province !… Ce Magnin qui n’était ni laid ni sot, le voici devenu balourd et sale ! »

– Tu as bougrement changé, fit-il, comme s’il eût deviné la pente de mes réflexions.

– Tant que ça ?

– Dame !… on ne rajeunit pas !… Marié ?

– Non. Et toi ?

– Deux enfants. Tu es ici pour quelques jours ?

– Je pars demain.

– Tant pis !… Alors, au revoir. Et bien content de t’avoir vu.

– Au revoir.

Il me tendit une forte paume. J’y insérai la mienne, et nous effectuâmes sans plaisir cet échange de moiteurs ; ensuite je vis dans le soleil fuir ce gros dos sur quoi ballait un veston d’alpaga. Je continuai ma route, à peine distrait par l’incident, un peu chagrin tout de même à l’idée d’avoir vieilli comme les autres.

Je traversai l’avenue du Péroy qu’un tramway neuf remplissait de son bruit, et, par l’escalier centenaire qui conduisait à la Ville haute, me dirigeai vers la Cité. Jadis, je le grimpais d’une haleine ; je dus, ce jour, m’arrêter à deux reprises pour souffler, et mon œil profita de ces haltes pour constater de pitoyables changements. Les vieilles maisons d’autrefois, si pittoresques et amusantes, s’en allaient une à une, au fur remplacées par de copieuses bâtisses « en ciment véritable ». Leurs façades exagérément claires saillaient avec une insolence brutale de parvenus ; on eût dit, dans quelque mâchoire en proie aux caries, l’émail d’incisives fraîchement posées ; ce n’étaient partout que balustres, faux bronzes et « simili ». Je sentis à leur vue s’effriter les restes du charme ancien.

Toutefois, poussé moins par le désir que par quelque souvenir, je passai devant la maison de Musso. Je la retrouvai telle quelle, mais cette exhumation n’éveilla rien en moi ; j’avais subi depuis d’autres coups. Deux heures encore j’errai dans les ruelles, puis, l’interminable journée n’en finissant pas, je pris le parti de rentrer, et m’enfermai dans ma chambre, où, sitôt dîné, je me couchai.

Le lendemain, à l’aube, je filais sur Paris ; Lormeau ne devait plus jamais me revoir.

 

Je trouvai quelques lettres chez ma concierge, une carte de Mme Montessac entre autres, et, ce qui me ravit, un mot de Danval l’éditeur, m’offrant de publier l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle. Tout cela venait à point pour tempérer une humeur qu’un choc si rude n’avait pas peu démolie. Je commençai par répondre à Mme Montessac, et lui fis part des tristes raisons qui m’avaient obligé à ce silence de trois jours ; j’en reçus par retour d’affectueuses protestations. Ensuite j’allai chez Danval, qui me complimenta fort, et m’exposa ses conditions ; elles étaient des plus convenables, en sorte que j’y souscrivis séance tenante. Je promis le manuscrit pour le mois d’après ; il me remettrait quinze cents francs à la livraison, et j’aurais en plus un pourcentage appréciable sur la vente.

Je mis donc à l’achèvement de ce travail un enthousiasme décuplé, et m’y absorbai si fort, que l’empreinte du drame de Mériolles s’effaça petit à petit de mon cerveau. Je pensais à mon père journellement, cela va sans dire, mais n’en évoquais l’image que dans un passé très lointain, et d’un charme dont jamais l’effigie du vieillard déchu ne put altérer la douceur.

 

Ainsi passèrent plusieurs semaines assez remplies. Tous les trois jours, d’ailleurs, une carte de Plan-les-Dunes m’amenait le réconfort et la joie ; j’en baisais la signature, car j’adorais Mme Montessac plus encore à distance, peut-être, qu’à la voir. Et puis, il faut dire aussi que le caractère de ma passion s’était, depuis le jour de notre dernière entrevue, grandement modifié ; il avait revêtu des formes apaisées. Je ne rugissais plus, j’étais confiant, certain même, non pas que je pusse m’autoriser d’aucun gage, mais parce que ma personne entière avait soif de cette femme et la voulait ; j’attendais donc mon heure avec patience, et dans une relative tranquillité.

Le souvenir de Jeanne ternissait bien le mirage et me donnait des soubresauts, – qu’était-elle devenue ? – mais, dans l’incertitude, je me plaisais aux plus favorables suppositions. Malhabile toutefois à ce jeu de duperie, j’avais beau multiplier les arguments et les forcer, je n’évitais pas toujours le remords, et l’angoisse me taraudait comme un mal sourd. Pourtant, les satisfactions, que j’ai dites, et le travail à quoi je m’acharnais, firent que je pris assez vite le dessus. Fût-ce sécheresse aussi, ou force naturelle des choses, promptement les souvenirs durs s’estompèrent, et le doux visage lui-même et les jolis yeux se noyèrent peu à peu dans l’indistinct.

De Darnac, toujours en province, je ne savais rien, mais j’aurais eu bien mauvaise grâce à me plaindre, car c’était à mon tour de lui écrire. Je le fis donc – trop de liens nous attachaient pour que je le pusse tenir plus longtemps à l’écart –, et sur quatre pages lui narrai mon voyage à Lormeau. Grâce à des périphrases, je parvins à tout lui dire ; emporté même par le sujet et les émotions qu’il raviva, je ne sus assez maîtriser ma plume, et versai plus qu’il n’eût convenu dans la littérature. Je m’en rendis compte la lettre expédiée, naturellement.

Voici la réponse qu’il m’adressa presque au reçu :

 

« Mon cher ami,

« Votre lettre me stupéfie, et j’en suis atterré… Rien cependant, dans l’état de santé de monsieur votre père, ne laissait prévoir une pareille catastrophe. Comment ça s’est-il passé ? Vous avez dû beaucoup souffrir, et je vous plains infiniment. Certes, la mort eût mieux valu qu’une telle déchéance, et je me demande si ce n’est pas être deux fois votre ami de la lui souhaiter prompte. Je suis avec vous en toute sympathie, vous n’en doutez pas, et votre lettre me navre tant, que l’absence me pèse, et qu’il me tarde d’être à Paris pour vous serrer les mains.

« Qu’avez-vous dit de la mort de la pauvre Jeanne ? Est-ce assez lamentable aussi, et quelle triste fin ! Je n’ai pas à vous faire son éloge, vous connaissiez la gentillesse de son cœur, et je sais qu’elle avait toute votre amitié. Nulle ne la méritait plus, et je sais aussi combien fort elle vous la rendait. La navrante histoire que la sienne ! J’ai bien regretté de ne pouvoir la conduire au cimetière ; au moins y étiez-vous. La malheureuse ne connaissait pas grand monde, peut-être même y étiez-vous seul ! Enfin ! il faut se raidir.

« Je devine que vous travaillez ferme ; moi aussi. Je sculpte deux cariatides pour un balcon d’hôtel ; besogne de manœuvre, mais dont j’avais grand besoin. J’en ai pour un bon mois encore, après quoi retour à Paris.

« Toujours votre,

« Darnac »

 

Jeanne morte !… J’avais bien lu… et mes yeux ne me trompaient pas !… Morte !… Il était bien là, l’affreux mot, en toutes lettres, au milieu de la page, et si net, si formel et définitif, qu’à côté tout le reste semblait une buée !… Morte !… la douce Jeanne au rire clair était morte !… Mort son sourire !… morts ses cheveux !… mort son parfum !… Morte toute !… Jamais plus je ne verrais rien d’elle ! Il n’y avait plus de Jeanne !…

On imagine dans quels abîmes je sombrai. Dix fois je relus la phrase fatale, hébété, tâtant les syllabes, avec je ne sais quel espoir fou d’en rompre le sens. Je ne voulais pas, je m’insurgeais contre l’évidence. « Qu’avez-vous dit de la mort de la pauvre Jeanne ? » C’était bien écrit noir sur blanc, et malgré qu’à les nier mon cœur se torturât, les redoutables minuscules le perçaient chaque fois plus avant. Jeanne était morte !… Et, comme si l’horreur de la nouvelle n’eût pas suffi, il fallait encore que je l’apprisse incidemment, par une lettre de hasard, presque en post-scriptum !

Pris dans une telle tourmente, je précipitai mes résolutions, et affirmai successivement les plus hagardes volontés, mais ni le travail, expédient sûr à l’ordinaire, ni les diverses contentions d’esprit, ni même le profil évoqué de Mme Montessac, ne me furent d’aucun secours. Je connus de nouveau les pires états.

Je trouvai cependant le courage d’aller un jour chez son concierge m’enquérir de l’endroit où elle reposait. On m’indiqua le cimetière Montparnasse, et je m’y fis conduire ; mais, pris d’un accès de pudeur singulier, je n’osai demander au gardien la place exacte, ce qui fit que, durant trois quarts d’heure, j’errai parmi les sépulcres, à la fois cherchant cette fosse et la redoutant.

La température était excessive ; déjà de sourds grondements annonçaient l’orage, et les piailleries d’oiseaux avaient dans les tilleuls d’encolérées et batailleuses significations. J’allais, oppressé d’une double lassitude, heurtant les tombes, tandis qu’au passage mes yeux percevaient de plates épitaphes, des attributs niais, des bronzes ridicules.

De temps à autre, quelque forme noire de mère ou d’épouse surgissait, affairée à de menus jardinages, strictement limités à la surface de son mort. Ailleurs, des voisines s’entraidaient, se passant des conseils ou l’arrosoir ; je vis deux vieilles, dont le deuil balayait la poussière, unir ce qui leur restait de forces branlantes pour dépoter un laurier sec.

Si aigus qu’ils fussent, de tels détails ne pouvaient suffire à fausser mes pensées, et je déambulais toujours, au hasard, quand un détour me mit au bord d’une clairière. C’était le terrain des inhumations fraîches ; saisi, je m’arrêtai.

Jeanne gisait là, un déclic de mon cœur m’en donnait l’assurance ; mais quelle était la sienne parmi ces tombes ?… Les petits monticules gris s’alignaient, tous identiques ; des fleurs du jour, des couronnes d’immortelles éclatantes, des vases ceints de papier blanc, donnaient aux plus récents un faux air d’éventaire ; sur le terreau des autres perçaient déjà les pousses vertes, promesse des parterres futurs. Je fis quelques pas, cherchant des traces, et dus contourner une forte personne, qui, bien plantée sur de lourdes chevilles, la jupe relevée entre les genoux, arrosait économiquement ses semis. Ox tongue, lus-je sur le flanc de la boîte à conserves qui lui servait d’ustensile. Elle éleva vers moi un masque suant, à la fois comique, incompréhensif et douloureux.

De vieilles carcasses en fil de fer m’empêtraient, je trébuchai sur un éclat de pot. À mon époux, portait, en caractères ornementés, une couronne en zinc d’un jaune outrecuidant… Où pouvait-ce bien être ?… Je scrutai les alentours ; rien à droite, rien à gauche. Découragé, je fis une brusque volte-face, mais, perdant pour une seconde la notion de ces lieux, je partis d’un trop grand élan, qu’en vain et trop tard voulus-je retenir. Déjà j’écrasais un plant de marguerites ; je tentai de limiter le dommage, mais n’arrivai qu’à gâcher en plus une bordure de pensées et une cinéraire dont la tige craqua. Le pied pris, je chus en avant ; mes mains, heureusement portées, me soutinrent, et ce fut ainsi, presque agenouillé, que je lus, brodés en perles noires sur fond blanc, ces mots :

 

JEANNE BARGUEIL
dix-neuf ans

 

Je commençai par le plus urgent qui était de me remettre d’aplomb, mais le fis si maladroitement, que j’achevai le massacre, et que plus rien ne subsista du maigre jardinet. Ensuite je ramassai mon chapeau, et, dans l’attente d’une plus juste notion des choses, me mis à l’essuyer d’un geste rond, indéfiniment. Mais, et quoi que je fisse, l’inscription subsistait, ne permettant aucun doute. La pauvre Jeanne dormait bien là, sous ce tertre ravagé, et cet outrage de la tombe, le dernier, il avait fallu que je le lui infligeasse.

Plein d’hébétude, je restais là, dans l’air massif, et, planté tout debout sur ce cadavre que j’avais fait, j’épelais ces cinq mots comme si l’erreur était possible, espérant contre l’évidence, allant jusqu’à croire à je ne sais quelles chimériques et divines interventions ! Par bonheur le profil entrevu d’un gardien me fut un rappel ; je craignis un éclat, un scandale peut-être, et vite m’efforçai de rétablir les choses. De mes ongles, je grattai le sol, j’effaçai l’empreinte violente de mes talons, je relevai les fleurettes foulées, voulus même rajuster en son beau le cinéraire lamentable, mais, n’y parvenant pas, coupai la branche et la posai toute droite à côté du tronc meurtri.

Cela fait, je ramassai deux ou trois des fleurs arrachées et les glissai dans mon portefeuille, puis, m’étant ainsi manifesté et n’ayant plus que faire, je pris le chemin de la sortie. Mes réflexions, durant ce retour, furent ce qu’elles devaient être, et ces quelques minutes me suffirent pour revivre en entier la douloureuse histoire et repasser les stades du calvaire. Je revis, entrant chez Darnac, mon manuscrit sous le bras, la forme lumineuse de Jeanne, et, se détachant sur le carré de ciel, la valeur forte de ses cheveux. Je revis, la séance achevée, son geste prompt, le merci souriant de ses yeux… Puis, brusquement, à mon intervention, la chute, le cri, la chair fumante, et, dans l’ombre du fond, le corps tout blanc sur le canapé rouge !… Ensuite l’hôpital, les nuits d’angoisse, et les terreurs et les visites meurtrières !…

« On me l’avait prédit, que je mourrais tuée par un brun ! »

Délabré, je levai les yeux, quêtant à la nature un réconfort. Le ciel était intensément bleu, la chaleur immobile ; au loin, par-dessus les toits et les murs, un long tuyau d’usine envoyait, régulier comme un fumeur, ses petits jets de vapeur sitôt dissous ; sur le boulevard, un tramway cornait son désespoir. J’allais quitter le cimetière, quand une soudaine vision me rejeta dans l’ombre d’un cyprès.

Hésitante entre les trottoirs, et garant de son mieux le pot de cyclamen qu’elle enserrait de ses deux bras, je reconnus la mère de Jeanne, et, telle que je l’avais vue jadis au chevet de la blessée, dans le même deuil étriqué de veuve pauvre, elle passa sans se douter de ma présence. Je suivis, jusqu’à ce qu’il disparût au contour, ce maigre dos où les omoplates saillaient ; son profil, à l’instant qu’il m’apparut, érigea celui de Jeanne, malgré la flétrissure. Je discernai ses yeux attentifs aux cahots du chemin, luisants quand même d’un plaisir de maman qui va faire une bonne surprise à sa petite fille. Pauvre mère et pauvre petite moitié de sourire, hélas ! je vous avais devancées…

La soirée finit au plus mal, car, bien que tout l’eût fait supposer prochain, aucun orage ne vint soulager l’atmosphère. Jusque tard dans la nuit, j’errai de taverne en taverne, et les piètres ratiocinations que je tentai en cet état m’achevèrent bientôt. Et cela non pas que je luttasse, oh non ! J’étais bien trop conscient d’un tel cercle de fatalités, mais j’aurais voulu comprendre et savoir le pourquoi ! Oui, pourquoi ?… pourquoi ? Quelles féroces destinées commandaient donc ma vie, et d’où venaient toutes ces lois de carnage et de sang ? Quel virus m’infectait, et de quelles hérédités maléfiques étais-je l’instrument ?

Hérédité !… Le mot m’accrocha au passage, et voilà qu’instantanément surgit en son relief la silhouette obscène de Mériolles ; la sueur me coula du front, car jamais je n’évoquais mon père de la sorte, et, sitôt plantée, l’affreuse hantise me posséda. Plus rien, dès lors, ne me put ôter la certitude que la démence qui me poussait à travers le monde comme une calamité, et celle qui s’éteignait sous les verrous du cabanon, étaient des tares qui portaient le sceau de la même origine.

À quelle ascendance faire remonter le poids initial d’un tel héritage, je ne me risquai point à le chercher ; mais, dépositaire actuel et propagateur du fléau, je sévissais dans la forme à moi dévolue par d’impénétrables décrets ; après quoi je le transmettrais à mes descendants, afin que par leurs soins et à perpétuité les gens de mon nom pussent poursuivre leur besogne. Voilà qui était clair, net, évident !… Je dus beaucoup boire pour formuler ce constat ; plus encore, après, pour l’oublier !

De pareils égarements m’étaient ordinaires, on peut même dire que ma vie en était tissée, mais cette fois-ci passa la mesure. Aucune de mes ressources habituelles n’y fut efficace, et pourtant je les épuisai toutes !… Les mots affectueux de Mme Montessac et l’annonce de son retour purent à peine me distraire ; déjà je sentais se faner la pure fleur, et la joie que j’ébauchais portait son ver en elle. Oppressé par mon cauchemar, je n’augurais plus que le mal ; j’avais peur de la voir, ayant peur que ma tendresse la tue à son tour.

Cependant, si forte était ma passion, qu’au soir de son arrivée je sonnais avenue de l’Observatoire. Malgré le fouillis du déballage, elle eut la gentillesse de me recevoir, et sa vue fit ruisseler en moi la paix et le bien-être ; je ne restai chez elle qu’un instant, mais cela suffit pour que mes nerfs se détendissent. Ils se détendirent avec excès, et je parlai sans cohérence, jusqu’à ce que, doucement, elle me poussât vers l’escalier. Je rentrai, la main tiède encore de la sienne, et n’osant respirer tout mon souffle, crainte de perdre ce que j’emportais de son parfum.

Je la revis peu après, et pus lui narrer mes malheurs tout à l’aise. Ses beaux yeux s’humectèrent au récit que je lui composai, et j’y vis la marque d’un avantage que je ne craignis pas de pousser à sa limite. J’étalai l’état de mon cœur, mon désespoir et l’effroi de ma solitude en termes véhéments ; je peignis mon voyage à Lormeau, et racontai la dure après-midi du cimetière avec de tels mots, que j’y fus pris, m’émus, et dus tirer mon mouchoir à mon tour.

Mme Montessac compatit à tout et fut prodigue de bonté ; je mis littéralement sa tendresse au pillage, mais, quelque abus que j’en fisse, elle y trouva encore de quoi répondre. Nous passâmes donc un long temps à nous épancher, moi plutôt, car je ne la laissai guère ouvrir la bouche que pour me plaindre. Ainsi devisant, le soir fut bientôt là ; l’heure venue, j’esquissai ma retraite, mais ne la poussai pas loin, car Mme Montessac me retint à dîner, et je n’attendis pas qu’elle me violentât. Nous finîmes la soirée sous la lampe, et son mari, d’humeur parfaite, endormit ce qui subsistait de mes remords par l’éloge excessif de mon talent.

 

Ouatée de ce côté, la vie reprit assez vite son cours. J’avais d’autre part avec Danval de fréquents conciliabules, dont rien ne ressortait de particulièrement désagréable. L’éventualité de compléter mon travail sur le XIIe siècle par une Histoire générale de la sculpture française fut discutée, et, en principe, résolue ; l’idée d’un travail d’aussi longue haleine me mit la cervelle en ébullition, et je pris l’usage de moins songer à mes malheurs qu’à mes affaires, et d’envisager l’avenir préférablement au passé. Dire que tout marchait sans accroc serait exagéré, j’étais trop fertile en défaillances pour ne pas choir à toute minute, mais ces états duraient de moins en moins. Je fus bientôt étonné du nombre et de la qualité des raisons que l’égoïsme me suggéra de ne m’y point appesantir.

Les plus avouables furent celles que je viens de dire, mais, si délicatement attentionnée que fût Mme Montessac, le platonisme de nos relations commençait à me peser. J’étais en pleine force d’homme, et toutes ces bagatelles, encore qu’innocentes, me valaient des retours bouillonnants. Je luttais, cela va sans dire, mais, la sagesse n’étant pas mon fort, je n’arrivais à rien de fameux.

Nous nous voyions deux fois la semaine – jours bénis ! Entre-temps, j’avais loisir de m’exalter, et pas une fois, je crois bien, je ne montai l’étage sans volonté formelle d’aboutir. Sitôt assis, j’amorçais mon plan, mais cinq minutes n’étaient pas écoulées qu’il me fallait changer de ton. Certain geste de certain petit doigt avait beau jeu de mes rodomontades, vite le coq se faisait suppliant ; au plus arrivais-je à bégayer des aveux si bien faits pour être clamés. À pareille déconfiture on n’était pas inexorable, et j’obtenais sans peine mon pardon, parfois même le droit de baiser une main radoucie, et, riche de ces miettes, je réintégrais tout fier mon logement. Je n’y recouvrais mes moyens qu’à ma table, et là seulement trouvais les mots qu’il eût fallu. J’en étais quitte pour me les dire à moi-même, et, plus charitable que mon amie, me convainquais du premier coup.

Il n’en est pas moins vrai que, fort de mon demi-succès antérieur, je crus pouvoir oser un nouvel essai de persuasion directe ; la minute prêtait, et des propos languissants semblaient l’augure de quelque défaillance. Je n’allai pas loin, et bien mal m’en prit d’avoir tenté, car le rappel fut sec, et tant, que je dus me rasseoir assez piteux. Je ne renouvelai pas et me tins coi, si bien qu’après diverses agitations je finis par me résigner à ce rôle provisoire d’amant in partibus. Faute donc de les savoir conduire, je dus remettre le soin de mes affaires à la Providence, me contentant de soupirer. Plus tard, par dépit, j’essayai de transposer, et de voir la situation sous un angle plus flatteur. Je m’y courbaturai, mais, malgré que je l’ornasse des considérants les plus choisis, il ne s’en dégagea rien de bien glorieux pour ma superbe. Ce nouveau résultat, après tant d’autres, n’était pas pour donner matière à des élans.

Là encore mon passé me servit ; je n’avais, pour légitimer une telle malchance, qu’à y plonger et tirer au tas. Vidal… Hubertin… Musso… Jeanne… mon père… exhumés à l’instant qu’il fallait, m’offrirent leur secours. Grâce à eux, je pus couvrir mon échec d’un fallacieux masque de prudence, et fis tant, que je ne tardai pas à juger très délicat mon renoncement obligatoire, et ma posture non sans grandeur. Pour le surplus, de rapides séances en ces endroits dont j’ai parlé parachevèrent l’équilibre.

J’écris ceci après coup, à la veille d’une mort décidée, et je donne ces explications dans la forme où elles m’apparaissent, et pour ce qu’elles valent, mais il se peut bien qu’à telles raisons, si péniblement établies, en soient mêlées d’autres, plus indépendantes de moi. Fussent-elles des meilleures, toutes les vérités ne font pas la vérité. Plus juste peut-être serait-il de simplement dire : j’étais un très pauvre garçon…

Que la cause fut ici ou là, je n’en souffrais pas moins dans toute ma personne, et de si maigres palliatifs n’y changeaient guère. En plus, jaloux comme si l’on m’eût donné des droits, je montais à l’entour de ce cœur une garde oppressive ; on en voit l’effet !… Combien de fois partis-je, étranglé d’avoir entendu ses lèvres prononcer tel nom !…

Mes soupçons n’épargnaient personne ; un jour ce fut Darnac, dont on semblait regretter trop vivement l’absence – je le détestai vingt-quatre heures –, puis ma haine le quitta pour se poser sur un autre, et ainsi de suite, voletant au hasard, de tête en tête, et sur les gens les plus dissemblables. Au moindre indice, mon imagination forgeait des chimères ridicules ; j’en vins à suspecter Jessen… l’huileux Jessen !… rien que de l’avoir un tantôt croisé dans le couloir !

– Enfin, pourquoi ne pas vouloir m’aimer ? lui disais-je… Ne vous suis-je pas fidèlement attaché ?… Mes sentiments n’ont-ils pas fait leurs preuves, et pouvez-vous, depuis ce soir que je vous connus et aimai, leur reprocher la moindre faiblesse ?… Oui, sans doute, mon contact fut parfois rude, je vous ai froissée, mais vous êtes trop fine pour ne pas y avoir discerné le témoignage même de ma passion ; d’ailleurs, n’ai-je pas souffert aussi, et durement !… Voyez ma vie, tout y est deuil et cruautés ; vous seule y pourriez être l’élément de tendresse et la douceur, faudra-t-il donc, après le reste, renoncer à cet espoir, le meilleur, et sera-ce vous qui m’imposerez la pire des infortunes ?

La pauvre femme répondait de son mieux, et s’efforçait à me calmer ; j’y tâchais aussi, mais, tous deux malhabiles, la gêne entrecoupait nos paroles et leur donnait un accent faux. Si ardents que je les voulusse, j’osais mal risquer des aveux qu’à peine exprimés j’eusse repris, tant était grande ma peur qu’elle s’en formalisât ; de son côté, forte de toute sa belle volonté d’honnête femme, mais craintive non moins de me peiner, elle mettait à ses défenses de telles hésitations, que je n’en perdais courage qu’à demi. Nous restions donc l’un en face de l’autre, mais le cœur errant dans ce territoire inaccoutumé de l’amour, et, semblables à deux escrimeurs novices, nous portant à regret des coups incertains, moi maladroit à l’attaque, autant qu’elle dans la riposte.

Toutefois, rien n’étant que par relativité, j’en vins à me contenter de si peu, que bientôt, loin d’ambitionner plus, il me suffit de ne pas perdre. Je ne renonçais à aucune de mes espérances, bien entendu, et restais candidat fermement, mais l’échéance semblait si lointaine et douteuse, que je ne la supputais plus. Je me satisfis donc à tout petits gains, au jour le jour, et bien heureux du peu qu’on me donnait. Et puis, j’étais si peu gâté, j’avais si fort marqué ma trace et saccagé mes alentours, que ne plus nuire était déjà presque un succès.

En ceci comme en tout, je subissais la destinée et suivais ma pente ; n’est-ce pas d’ailleurs le cas de chacun, et vaut-il la peine de s’appesantir ?

 

La saison passa. Ma vie avait sa forme, et j’y semblais définitivement plié. J’en avais fait deux parts, l’une consacrée à mon amie que je continuais à voir chez elle à date fixe, l’autre à la mise sur pied de mon volume, qui parut au cours de l’hiver. Ce ne fut pas une mince émotion de le voir surgir aux librairies ; je choisis entre dix l’exemplaire le plus net, et courus le lui porter. Elle me le prit des mains avec retenue et comme s’il s’agissait d’un objet précieux, mais, si chaleureux que fussent ses éloges, la flamme de son regard, et la sorte d’orgueil que j’y crus lire, me récompensèrent bien autrement.

– Vous possédiez déjà la moitié de ma vie, lui dis-je, et voici que je vous apporte la seconde. Maintenant, vous avez tout.

Elle crut s’en tirer par un badinage :

– Oh ! ça… c’est un compliment préparé dans l’escalier !

J’ouvris le livre, et lui montrai sur le verso du faux-titre le signe de justification.

– Voyez-vous ?

– Quoi ?

– Ce petit dessin.

– On dirait une grappe de raisin.

– C’est une glycine.

– Bah !

– Votre glycine du premier soir. Vous vous souvenez ? Je l’ai dessinée moi-même et tout seul !…

– Montrez, que je regarde.

– J’ai fait onze décalques.

– Elle est tout à fait bien.

– Je voulais qu’un peu de vous figurât dans mon œuvre, et comme je ne pouvais pas vous y nommer, j’ai mis cette fleur.

Elle leva vers moi ses larges yeux suppliants et doux, pressentant quelque fol aveu.

– Et soyez sûre aussi que pas une fois le mot « beauté » n’est venu sous ma plume sans que votre visage surgît. C’était à chaque page, tenez…

Feuilletant le volume, je lui fis voir, au cours des phrases, combien souvent il revenait.

– Là… là… et là… et là encore… et ici !…

– Et là ? dit-elle à son tour, moqueuse, et soulignant du doigt.

Je lus :

Le caractère grotesque et franchement laid que nous trouvons à certains morceaux de cette époque…

– Vous pensiez aussi à moi ?

– Ça, je l’écrivais les jours où je revenais de chez vous, bien triste.

– Vous vous vengiez ?

– Non, je pensais à ma peine. La preuve…

Et je continuai :

Le caractère grotesque et franchement laid que nous trouvons à certains morceaux de cette époque ne peut être sainement jugé par nos moyens actuels de critique. Il y a des considérations de lieu et de temps dont on doit tenir compte, et nous sommes mal outillés au XXe siècle pour définir les mobiles profonds de ces âmes moyenâgeuses. Qui sait si, étant donné sa foi symbolique, l’auteur anonyme ne croyait pas devoir exprimer ainsi ses concepts intimes, et, par des expressions qui souvent nous choquent et nous déroutent, marquer dans la pierre des cathédrales ce qu’on est convenu d’appeler, de nos jours, un « état d’âme ».

– Vous voyez, un « état d’âme ».

– Oh ! vous, vous aurez toujours le dernier mot !

Elle éclata de rire et ferma le volume. Nous finîmes la journée, et, comme j’y comptais bien, dînâmes à nous trois. Au dessert, Montessac fit sauter un bouchon, et tonitrua les paradoxes les plus échevelés, jusqu’à ce que, dix heures sonnant, le timbre de la pendule le fit sursauter. Pestant alors de s’être laissé mettre en retard, il se rua sur son pardessus et courut à un de ces fameux rendez-vous qui lui empoisonnaient l’existence ; d’affaires, prétendit-il.

Je crus bon de laisser reposer Mme Montessac, qui se sentait fatiguée, et le suivis de près. Je n’étais pas fâché non plus de feuilleter mon livre chez moi, tout seul, en égoïste ; ainsi fis-je, et j’en prolongeai déraisonnablement la volupté.

Vint ensuite une période assez longue, exempte d’intérêt, parce que remplie ; j’en parlerai le temps de la mentionner ; aussi bien l’heure est-elle venue de hâter ce récit. Danval m’avait fait la commande de l’Histoire générale de la sculpture française, et, par traité, je m’étais engagé à l’écrire en douze mois. Il s’agissait de ne pas traîner, aussi, sans perdre une minute, me mis-je à réunir les premiers matériaux ; plus que jamais on me vit dans les bibliothèques, et plus que jamais documents et photographies d’affluer.

Je me jetai dans ce travail et m’y absorbai si complètement, que je ne tardai pas à contracter les tares professionnelles de l’écrivain ; mon épaule gauche, exhaussée par l’usage de lire et d’écrire accoudé, se mit à saillir exagérément ; à force de compiler des textes parfois mal imprimés, ma vue devint mauvaise, je dus faire emploi de verres, et mon front se rida de deux plis verticaux et profonds, dont la trace ne passa plus. Dans la rue, je marchais pesamment, tête basse, et lorsque le hasard m’arrêtait auprès de quelque boutique ornée de glaces, j’y discernais un être grisâtre et sans ligne, en qui je n’étais pas fier de me reconnaître.

J’avais réservé la primeur de cet ouvrage au Parthénon, de sorte que je touchais de deux côtés ; mes affaires se présentaient au mieux, je pus commencer à faire des économies.

Je n’ai pas dit, je crois, que Darnac, dont j’attendais la rentrée en octobre, m’avait, dans une deuxième lettre, annoncé que, chargé de plus de travaux qu’il n’en pouvait faire, il se voyait forcé de prolonger son séjour sine die. Je crois aussi que l’état de sa mère, âgée et malade, fut pour beaucoup dans sa détermination, il me semble tout au moins qu’il y fit allusion ; mais, quel que fut le vrai motif, j’acceptai la nouvelle sans déplaisir. Mes habitudes et mon existence si remplie, d’une part, de l’autre la peur de rien laisser transparaître de mon rêve sentimental, me retinrent de déplorer cet éloignement, et puis Darnac m’imposait, et de toujours ; je craignais sa critique, et certains de ses airs me mettaient mal à l’aise. Bref, me sentant la conscience un peu lourde, assez bassement je préférais sentir le juge à distance.

En me demandant l’Histoire générale de la sculpture française, Danval m’avait marqué son désir d’éditer un ouvrage d’accès facile et de vulgarisation, et les raisons qu’il me donna furent excellentes ; mais, si exigu qu’en dût être le format, il n’en fallait pas moins de la matière, et beaucoup. Paris et ses musées m’offraient un champ considérable, je l’exploitai, mais dus néanmoins effectuer quelques déplacements en province ; ce fut le côté désagréable de l’affaire, car deux jours sans voir Mme Montessac était une épreuve au-dessus de mes moyens.

Je limitai donc mes absences au strict, et ne fis que des courses hâtives, au retour desquelles je me précipitais avenue de l’Observatoire. Cependant, un voyage à Nancy s’imposait ; il y avait là certains morceaux du XVIe siècle, l’aile restante du Palais ducal entre autres, qu’il importait que je visse. Trois jours n’étaient pas trop, surtout si je poussais ma pointe jusqu’à Metz ; je les pris, mais quelle ne fut pas ma stupeur de trouver, au retour, une dépêche m’annonçant la mort de mon père et son enterrement pour l’avant-veille !…

La douleur que j’en ressentis fut moindre de la nouvelle même que du stupide contretemps qui m’en avait fait manquer la réception ; on en devine les motifs. D’apprendre la fin de ses peines me fut une délivrance, comme à lui ; mais, à l’idée que l’ultime consolation de le conduire au cimetière m’était ravie, je retombai dans le plus noir découragement. Trop évidente était l’origine de ce surcroît d’infortune, et je ne m’y trompai pas. S’il m’arrivait parfois d’oublier le destin et de m’en distraire, lui, par contre, ne me lâchait pas.

Mon père enterré, je n’avais que faire dans cette ville de malheur, je réglai donc par correspondance les détails de la succession, et j’appris ainsi du notaire que, tout compte fait, il me reviendrait environ neuf mille francs de rente – c’était un denier. À l’aise, dès lors, je pus négliger les toujours irritantes questions pécuniaires ; mes revenus doublés, mon autorité s’accrut, et Danval l’éprouva, sitôt qu’au cours de nos discussions je pus lui parler du haut d’une somme.

Mon nom commençait à se répandre ; une maison d’Allemagne demanda l’autorisation de traduire l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle, et l’obtint ; d’autres témoignages non moins flatteurs me vinrent, et des côtés les plus divers. J’y crus voir le présage d’un avenir souriant, et, rajeuni par cette brise, réorientai ma barque et fis voile de nouveau.

Allant au Louvre, je passais un jour sur le pont des Saints-Pères, quand il me sembla discerner, marchant dans mon sens, une personne dont la tournure ne m’était pas inconnue. Elle avait quelques pas d’avance, je pressai les miens et fus vite à sa hauteur ; arrivé, je reconnus la sœur de Mme Montessac, et la saluai. Tout de suite, sa bonne figure s’éclaira.

– Monsieur Verdier ! Je suis bien contente de vous voir.

– Vous êtes trop aimable, madame.

– Et vous allez bien ?… Vous travaillez toujours beaucoup ?

– Toujours, madame.

– Oui, je sais que vous êtes un homme sérieux. J’ai lu votre beau livre, Marthe me l’a prêté. Il y a longtemps que vous l’avez vue ?

– Deux jours, et nous dînons ensemble ce soir.

– Nous parlons souvent de vous, monsieur ; ma sœur a beaucoup d’amitié pour vous.

– Je la lui rends, madame, je vous assure.

– Et vous avez raison. Nous vous avions espéré cet été à Plan-les-Dunes, et nous nous étions bien réjouies, mais vous avez eu de tristes empêchements. J’ai appris la mort de monsieur votre père, quelle affreuse chose !…

– Elle lui fut un bienfait, dans son état, madame.

– N’est-ce pas ?

Au cours d’un si veule entretien, nous étions arrivés au quai et guettions l’occasion de traverser la chaussée, moi du moins, car, à l’offre que je lui en fis lorsque parut une éclaircie, la brave dame m’assura devoir prendre là son tramway. Je la conduisis au bureau, ne la voulant quitter qu’installée ; une fois assis, nous continuâmes l’échange peu fatiguant de nos politesses.

– En sorte, reprit-elle, que vous avez passé la saison tout entière à Paris ; vous avez dû bien souffrir de la chaleur !

– Pas exagérément.

– À Plan-les-Dunes, il faisait délicieux ; la plage est parfaite, peu de monde…

– Vous y aviez quelques relations ?

– Pas trop, mais d’excellentes. Connaissez-vous les Richardière ?

– Non.

– Et M. Lambel ?

– Lambel ?

– Un jeune homme charmant, un bon ami de Marthe… Il a passé dix jours à la maison…

Lambel !… Le nom me tapa sur les yeux comme un coup de fusil… Dans un déclic d’une seconde, je revis le bellâtre penché sur l’épaule de Mme Montessac, et j’entendis sa voix ; je reconnus encore la cravate à pois et le sourire, puis une vague énorme de haine noya l’image, et tout disparut dans un flot rouge.

– Nous avons fait de bien bonnes parties, continuait l’innocente ; il est d’une gaieté, d’un entrain !… Un jour, nous sommes, Marthe, lui et moi, restés sept heures en mer, et sur quelle barque !… On ne pouvait pas rentrer, à cause de la marée… Ce que nous avons ri !… Pensez donc, il était nuit noire ! Tiens, mais je m’oublie, voici mon tram.

Elle se leva ; machinalement, je la suivis et l’aidai à se hisser sur la plateforme. Mon esprit volait ailleurs. Je reçus sa poignée de main sans la rendre, comme un paquet, et le verbiage dont elle m’inonda, jusqu’à ce que partît la lourde machine, m’assourdit sans que je le comprisse. Je vis fuir sur le rail sa face de poupée heureuse ; par deux fois elle agita l’adieu de son mouchoir ; j’étais vissé au sol, je ne sus trouver la force de répondre.

Une voiture enfin me chassa, je passai sous le guichet, marchant d’habitude… Sur la place du Carrousel, j’hésitai, n’ayant plus de but… Le Louvre !… ah oui !… Je fis quelques pas du côté de l’entrée. À la porte, je changeai d’avis et rebroussai chemin, retournai, puis revins définitivement en arrière, les jambes rompues, vidé, inapte à quoi que ce fut, mais le cerveau grondant.

Ah ! que j’eusse tué avec plaisir !… Lambel !… son amant !… ce morveux !… Canailles !…

Les ongles m’entraient dans la peau ; rageusement, je les y poussais, tout à la joie d’ainsi serrer quelque gorge imaginaire. Ce pommadé !…

Et moi, bonne bête, qui n’avais rien vu !… Étais-je assez jobard, assez ridicule, avec mes airs de soupirant !… Et avait-on dû rire, là-bas, à Plan-les-Dunes, le soir, en lisant mes cartes !…

Une seconde reparut le masque baveux de Jessen, et son gros rire.

« Ça ne serait pas une mauvaise affaire !… »

« Joseph !… » dit une autre voix.

J’essuyai mon front, et, de nouveau sur la rive gauche, me mis à suivre les quais ; une sorte d’ivresse belliqueuse m’enfiévrait. J’allais tout droit, comme une force lâchée.

Des gens flânaient aux éventaires ; poussé par je ne sais quel paroxysme, j’en bousculai un, pacifique vieillard dont les lunettes chavirèrent, puis le chapeau, lorsqu’il les voulut ramasser. Il tourna vers moi l’inertie de deux gros yeux dévêtus, tout blancs, mais j’étais déjà loin qu’il tâtonnait encore, à quatre pattes sur le trottoir.

Un deuxième me précédait ; son allure eut le tort de n’être pas au diapason de la mienne, je l’écartai rudement, il faillit tomber.

– Imbécile !… lui criai-je dans la moustache, cependant qu’il tâchait à se remettre en équilibre.

Pour un rien je l’eusse giflé !…

Elle avait pu faire ça !… elle !…

Bientôt je fus au pont de la Concorde. Si fort était mon élan, que j’y donnai du nez sur le kiosque à journaux ; le choc me tira d’un rêve d’étranglements ! Une fade image pendait au carreau ; j’en lus deux fois le titre sans comprendre, et repartis. Dix pas plus loin, une idée subite me collait au pavé :

« Je dois dîner chez elle, ce soir !… Ah ! ça, non, par exemple !… »

Quelques enjambées me mirent au bureau de poste de la Chambre ; mon crâne bouillonnait d’apostrophes vengeresses, mais le petit bleu tout ouvert sur le buvard sale, et l’encre, et la plume, me rappelèrent au réel. C’étaient là des matérialités, des objets tangibles, et dont la vue me doucha. Je me souvins d’une minute analogue, et la peur me donna la force de surseoir ; je glissai donc le papier dans ma poche et rentrai chez moi – aussi bien avais-je quelques heures pour réfléchir.

Il ne m’en fallut pas tant, et je n’étais pas rue de Verneuil que la réaction s’était produite. J’y eus peu de mérite, et ce ne fut ni le bon sens ni la sagesse qui l’amenèrent ; cela vint tout seul, par impotence naturelle, et par l’obligation où j’étais de ne savoir rien faire que par à-coups.

« Quoi donc !… me disais-je dans l’escalier… deviens-je fou ?… Voilà que je m’emballe, et pars en guerre sur un mot !… Et de quel droit, d’abord ?… Elle connaît Lambel depuis quinze ans, ce sont presque des amis d’enfance… Vais-je pas en être jaloux ?… Elle l’a invité à Plan-les-Dunes, d’accord ! mais peut-être ne l’a-t-elle fait que contrainte, et parce que j’étais empêché !… D’ailleurs, qui m’autorise à lui prêter le goût d’une si basse aventure ? (Je la trouvais basse, on devine pourquoi.) N’ai-je pas eu cent preuves de sa délicatesse ? N’a-t-elle pas été l’amie parfaite et de tous les jours ?… Si elle était la maîtresse de cet homme, eût-elle supporté mes propos et l’aveu non déguisé de mes sentiments ?… Eût-elle une seule minute toléré de me revoir, après certaines entreprises plus directes, et plus efficientes que les phrases ?… Et si même, par la douceur de son être et la crainte de peiner, elle avait pu se résoudre à ce double jeu, ses réponses auraient-elles eu ce ton ému, ces fausses rigueurs presque encourageantes ? »

Non !… non !… Mme Montessac était une grande et parfaite honnête femme. Elle ne m’aimait pas au point que j’eusse voulu, cela va sans dire, mais j’étais bien plus loin encore de lui être indifférent. Moi seul – et j’y reconnus ma forme habituelle – étais le coupable. Mes soupçons l’avaient injustement salie, je lui en demandai pardon bien bas, cependant qu’arrivé je tournais ma clé dans la serrure.

Ces conclusions, après de si furieuses alarmes, me furent bienfaisantes ; je m’y dorlotai jusqu’à la fin du jour, qui vint sans que je m’en aperçusse. La pendule sonnant sept heures m’en arracha, je n’eus que le temps de faire une toilette hâtive et de sauter dans un fiacre. J’arrivai chez Mme Montessac tout juste pour me mettre à table.

Un chapeau inconnu m’avait, dès le vestibule, fait craindre de n’être pas seul ; tout de même, j’étais si fort remonté, que je fis une entrée de la meilleure grâce, mais quelle ne fut pas ma stupeur de voir au salon, en tête à tête avec Mme Montessac, et bien carré dans son fauteuil, Lambel lui-même !…

Le coup fut rude ; néanmoins, j’eus la force de me surmonter et de répondre sur un ton possible au grief qu’on me fit d’arriver si tard, puis, tout de suite, le domestique annonça le dîner. Montessac ne parut qu’après le potage ; il fut d’une gaieté débordante, et j’en bénis le ciel, car les cris et les éclats qu’il fit servirent de liant, et donnèrent à ce repas une apparence de belle humeur qu’il n’eût certes pas eue si nous nous fussions trouvés seuls. Il tint et mena la conversation, parla de tout, et fit les demandes et les réponses.

Grâce à ce bruit, je pus m’isoler presque, et, moyennant le salaire de vagues lieux communs jetés de-ci de-là, préparer mon attitude. Je surveillai Lambel et Mme Montessac, mais, jusqu’au dessert, rien de suspect ne m’apparut. Tout allait donc au mieux, quand, à propos de je ne sais quoi, Montessac se mit à parler de Plan-les-Dunes. Le mot ne me rata pas ; sitôt prononcé, l’intérêt tomba de ce qui se passait sur mon assiette, je lançai un rapide coup d’œil aux alentours. Mme Montessac ne bronchait pas, mais il me parut, à certains airs de tête, qu’elle eût préféré qu’on parlât d’autre chose, et les efforts qu’elle fit pour couper la conversation ne tardèrent pas à me le confirmer. Quant à Lambel, hachant les épluchures de sa poire, il se contentait de sourire bêtement. De ce sourire et du reste, je déduisis les plus sinistres conclusions ; la jalousie me reprit, et tous les brasiers mal éteints se rallumèrent.

– Vous nous avez bien manqué, continuait le bon Montessac parlant à ma personne… C’étaient là-bas, tous les jours, des parties et des branle-bas à n’en plus finir !… Au moins ces deux-là, car moi j’ai horreur de la mer !… Je me demande ce qu’on peut bien faire dans ces sales bateaux qui puent !… Pêcher, le beau plaisir !… Ils y restaient, eux, des heures et des heures !… Encore s’il y avait eu de la compagnie, des amis !… mais tout seuls, franchement !…

– Tu ne sors pas ce soir ? dit Mme Montessac d’un ton qui me parut nerveux.

– Si, si.

– Alors, passons au salon.

Elle se leva, Lambel la suivit, et je me disposais à l’imiter, quand l’autre, tout à sa phrase qu’il voulait finir, me retint :

– Figurez-vous qu’un soir ils ne sont rentrés qu’à minuit !… et dans quel état !… À moitié déshabillés !… et fourbus !… À la maison, on était aux cent coups. Heureusement je ne suis pas jaloux !… Pas vrai, Marthe ?… cria-t-il à sa femme.

– Quoi ? fit-elle de l’autre pièce.

– Je raconte à Verdier tes folies de cet été, avec Lambel !…

– Ça ne doit pas beaucoup l’intéresser.

– Infiniment, madame !…

Le mot partit comme un boulet, je l’eusse voulu meurtrier.

On apporta le café, ce fut un moment de diversion que chacun remplit à sa manière. Il me sembla que Mme Montessac en fit à dessein durer les apprêts, et j’y crus voir la preuve supplémentaire de son trouble ; mais, repossédé par ma manie, j’avais perdu tout jugement et prêtais des intentions à ses gestes les plus banaux. Malgré qu’elle fît tout pour l’éviter, mon regard ne la lâcha pas, et, rivés aux siens, mes yeux durent lancer des flammes dépourvues de tendresse.

Lambel, le dos à la cheminée, sirotait sa tasse, et Montessac, par bonheur, pérorait intarissablement. Toujours impassible, elle vint m’offrir des liqueurs, et le fit avec un sourire que je lui eusse volontiers renfoncé dans la gorge. Je pense que ces sentiments durent apparaître en clair, car je la vis presque se décomposer, mais, tout de même, le lieu ni l’heure n’étaient aux explications, je fis le miracle de me contenir, et lui décochai quelque chose qui prétendait passer pour un merci.

Enfin Montessac, la chartreuse bue, s’en alla.

– Le temps de fumer une cigarette, je reviens ! cria-t-il de la porte.

Personne n’insista pour qu’il fît diligence ; la phrase était un cliché, on savait bien ne plus le revoir. Dès qu’il fut loin, le silence tomba, compact. Lambel le rompit le premier :

– Délicieux, ce cigare !…

Il semblait à l’aise et totalement inconscient des foudres suspendues.

– Vous ne fumez jamais, monsieur Verdier ?

– Jamais, monsieur.

– Vous perdez là une bien grande jouissance !… Je m’étonne même, pour un homme de votre goût, que vous y soyez à ce point insensible. Un homme de lettres sans tabac… mais c’est presque monstrueux !…

– Verdier n’a pas tous vos vices, insinua Mme Montessac, qui s’installait à sa broderie.

– Fumer n’est pas un vice.

– Affaire d’appréciation, ripostai-je assez sèchement. D’ailleurs Mme Montessac est plus compétente que vous, je suppose.

Elle leva vers moi deux yeux douloureux.

– Votre livre avance ? dit-elle.

– Il avance, je vous remercie.

– J’en ai lu ce qui a paru dans Le Parthénon, monsieur, reprit Lambel, et je vous en fais tout mon compliment. Il est impossible de dire mieux, plus juste et en moins de mots. Vous aurez là un gros succès.

– Trop aimable.

– Nullement. Je crois connaître tout ce que vous avez écrit, monsieur, et vous suis un admirateur passionné. L’introduction à l’Histoire de la sculpture française au XIIe siècle est un morceau de tout premier ordre. Si !… si !… il y a là une dizaine de pages d’une rigueur à la fois et d’une envolée !… Vous n’aviez rien publié avant ce volume ?

– Non.

– C’est surprenant !

– Ah ! vous trouvez ? parvins-je à dire.

– Et mon avis n’est pas unique. L’autre soir, chez Mme de Théorce, j’entendais Charles Norbert en parler en termes dithyrambiques. Vous savez que son opinion compte.

– Charles Norbert ?

– Et il avait de l’écho, je vous prie de le croire.

Une telle avalanche de douceurs, en ce moment, et tombant de cette bouche exécrée ! Je regardais, ahuri, ce grand jeune homme si fin dans sa jaquette longue, si à l’aise dans ses mouvements, et qui trouvait si bien le mot juste, tandis qu’à ses doigts le cigare promené nimbait de volutes la baigneuse de Clodion. Ayant prévu, dans ma sottise, je ne sais quelles virulences, j’étais loin de m’attendre à des grâces ; j’en fus désarçonné et restai là, bouche bée et carrément ridicule.

– Vous êtes un modeste, monsieur Verdier, et c’est à votre louange, continuait-il ; il faudra toutefois que vous vous accoutumiez aux applaudissements, car vous courez chance d’en ramasser beaucoup.

Sous peine d’être grossier, il importait que je répondisse ; je finis par décrocher un mot gentil, encore l’appointai-je le plus aigrement que je pus :

– Je vous crois, vous, monsieur, un simple flatteur.

Mais il abonda si fort et fit de si gracieuses dénégations, que mes ressentiments petit à petit s’amollirent. Je le haïssais, possible, au moins était-ce un homme de goût. Et puis, pourquoi lui en vouloir à lui ?… N’était-ce pas plutôt à l’autre, là-bas, que j’en avais !

Bien calme sous la lampe, elle tirait son fil ; ma rancœur fit volte-face, et j’attaquai.

– Je ne vous savais pas, madame, des aptitudes nautiques aussi marquées.

– J’aime la mer, en effet.

– Fichtre, je crois bien !… Rester sept heures entre le ciel et l’eau, c’est plus que de l’amour, ça !…

– Nous nous sommes trouvés surpris par la marée et obligés d’attendre le flot ; il a fallu louvoyer, et comme il se faisait tard, l’homme s’est un peu perdu et nous a mis sur un haut-fond.

– Position charmante, avouez-le, pour contempler en paix les étoiles !…

– Mais comme on pouvait s’inquiéter à la maison, nous avons résolu de débarquer au petit bonheur ; il y avait de la vase, le pêcheur a dû nous transporter sur ses épaules.

– Petit voyage d’un pittoresque délicieux !…

– Et comique, dit Lambel, car nous étions dans une tenue !

– Je m’en doute !

Une fois encore, je vis le beau regard désolé monter à moi ; elle parut vouloir dire quelque chose, mais se reprit à temps.

– J’étais déchaussé pour ma part, continuait Lambel, et madame en jupon de dessous.

– Oh ! monsieur !… pas de détails, je vous prie !…

– Laissez, Robert, ajouta-t-elle.

Cette appellation si familière mit le comble à ma frénésie ; incapable d’y tenir, je me levai.

– Vous ne m’en voudrez pas de vous quitter déjà, madame, mais, quelque plaisir que j’y prenne, j’ai pour ce soir des devoirs plus impérieux que d’écouter le récit de vos aventures ! Il est possible aussi que je m’absente plusieurs jours, donc ne soyez pas étonnée si je vous laisse un peu sans nouvelles… Monsieur, fis-je ensuite à Lambel, avec un sourire dont j’exaspérai la gentillesse, je suis ravi d’avoir l’agrément de vous connaître !

Sur quoi je lui tendis la main, il y mit la sienne, et je la serrai avec une ostentation que je rendis excessive, à dessein.

Sans proférer une syllabe, Mme Montessac me reconduisit jusqu’à la porte ; là seulement, dans le demi-jour du vestibule, et si bas qu’à peine le compris-je, elle murmura :

– Vous êtes d’une méchanceté atroce !

– Comment donc !… je vous laisse en tête à tête avec Robert…

Et, la devinant à merci, violemment, lâchement, je lui soufflai dans la figure :

– Je vous déteste, je vous hais.

Puis je chassai la porte, et partis quatre à quatre dans l’escalier.

 

Une fois dehors, je n’eus plus qu’une idée, couper net les derniers fils qui pouvaient me retenir à cette femme. Tout d’abord, je me jurai de ne jamais retourner chez elle. Mais ce n’était pas tout, il fallait, pour que la chose fût définitive, quelque acte violent qui m’engageât envers moi-même, et me rendît impossible tout retour. À le chercher j’épuisai toute ma bassesse, et finis par trouver ceci : souiller ce que je portais encore d’elle en moi, exposer son souvenir à de sales contacts, le polluer dans le lit d’une autre !… Voilà qui, à défaut de mieux, serait toujours une vengeance. Je ne voulus pas qu’elle tardât d’une seconde et me fis conduire aux Folies-Bergère, où j’arrivai au milieu de la représentation.

Mais les exploits d’équilibristes et de chiens savants ne me touchaient guère, j’étais venu pour d’autres fins. Je choisis donc, au tas, celle d’entre les habituées qui me parut la plus impressionnante et la plus conforme à mes projets. C’était une brune forte, aux lèvres chaudes, et qui sentait le poil. Elle accueillit l’offre avec un sourire qui découvrit une mâchoire de carnassier ; je l’invitai à s’asseoir, et cependant qu’elle aménageait ses dessous pour ne les point friper sur la banquette, elle affirma me parfaitement connaître, s’acharna même à citer des détails, à préciser les circonstances de notre rencontre, le lieu et le menu de ces amours inoubliables. Malheureusement elle s’embrouilla dans les dates et perdit bientôt le fil de son histoire ; je n’écoutais d’ailleurs pas et commandais le champagne au garçon. Trois grands verres avalés coup sur coup me mirent à la hauteur ; elle finit le reste, et, sous prétexte d’étouffer, se défit de son boa. Deux seins gras surgirent, tassés comme des lapins dans un panier.

Elle m’en balança le tableau sous les narines avec complaisance, puis, jugeant l’effet produit irrésistible, recouvrit pudiquement ce double trésor.

Je n’étais pas aux subtilités, et voyais là bien du temps perdu ; la bouteille payée, je fis d’une forte claque lever la belle, et nous partîmes de compagnie, d’avance renseignés sur la suite, et, sans presque avoir parlé, parfaitement d’accord.

Elle me conduisit dans un entresol dont une levrette atrabilaire défendit vainement l’accès ; la chambre était tendue d’amarante, avec tous les accessoires du goût le plus indiqué. En si vieilles connaissances, nous n’avions pas à faire de cérémonies, nous brusquâmes donc les préliminaires, et d’un tacite accord mîmes les choses en action. J’accomplis le rite avec la ferveur de toutes mes colères, et le lui imprimai comme un châtiment ; elle était experte, néanmoins de tels assauts la confondirent ; elle prit sans doute mes invectives pour des roucoulades, et la violence de mes yeux pour des effluves de passion.

Un jour miteux tombant des persiennes mit le terme à nos débordements ; à neuf heures je quittais ces draps et rentrais chez moi, l’esprit calmé, sinon le cœur. J’essayai d’y renouer mes travaux, et durant la matinée furetai sans résultat autre que les embrouiller ; ma raison flottante ne se put résoudre à rien ; trop d’images plus lancinantes que celles du goût français peuplaient mon souvenir, et j’eus, à manier ces paperasses, des intempérances de langue et des nervosités immodérées.

Aussi n’insistai-je pas. Sous prétexte de revoir les bronzes de Girardon, je partis pour Versailles. Après de telles commotions, j’avais besoin de changer d’air ; la vue de mon intérieur était insoutenable, ce petit voyage serait une évasion.

Je fis le trajet sous l’empire d’une fureur intense, bien qu’artificielle déjà, car, malgré que je me les répétasse, les arguments de ma rancune faiblissaient. J’avais beau les étaler et les aggraver des plus viles suppositions, je ne vibrais plus qu’à la cravache, et mes imprécations avaient quelque chose de mouillé. À Saint-Cloud, devant le grandiose spectacle de Paris doré sous les brumes, je m’émus et distinguai mal ; la cause n’en fut pas atmosphérique uniquement.

Le désordre grandit au fil de l’heure, et ce dur combat qu’il me fallut mener écartela mon cœur. Courageusement, pour tuer la bête, je m’imposai de parcourir tout l’immense palais ; peut-être la fatigue physique me briserait-elle, et parviendrais-je à la mater.

Je traversai les longues galeries funéraires, pleines de tombes et de bustes froids, puis je montai à l’étage des batailles ; il n’y avait que de rares visiteurs, et leurs pas, bien que retenus, sonnaient dans la vastitude de ces nécropoles. Mes yeux passèrent, sans en rien discerner, sur toutes ces mornes représentations de notre valeur militaire, et, de Crécy jusqu’à Reichshoffen, n’en omirent pas une. Des kilomètres de gloire et de peinture laide défilèrent, sans qu’un seul trait d’art m’en pût frapper ; cramponné néanmoins, je subis avec constance Charles Martel et ses Austrasiens, les chevauchées d’Azincourt, Bouvines, Fournoue et Marignan, cambouis tristes, d’où, par malheur, émergent encore des intentions de gestes et des blancs de plumets. Ensuite ce furent Ivry, Arques et le Vert-Galant passant des vivres aux Parisiens, puis les fastes de Louis XVI, copieux massacres traités en façon d’anecdotes. Guerres des Flandres et de Hollande, avec les villes à conquérir posées bien à plat dans les campagnes, comme des puddings dans leur jus ; sièges mémorables, ordonnés en décors d’opéra, morts gracieux, et belles dames en tournée… Après Fontenoy, Rossbach, défaite élégante, et l’interminable série des victoires révolutionnaires et impériales. Des armées de républicains guenilleux et de grognards mordant la cartouche reconquirent pour moi cent capitales. J’imitai l’Europe en fuite et précipitai mes pas, hélas ! pour tomber aux lourdes machines des Yvon, des Pils et des Vernet !

La migraine venant, je descendis la terrasse où le soleil projetait de grandes ombres rectilignes. L’espace était aveuglant, plein de souffles doux et de parfums ; heureux de respirer au sortir de ces caves, je fis quelques pas sur le gravier sec, tandis que mes prunelles éblouies se vidaient de leurs hideurs.

Des badauds erraient avec gravité, les uns tournant autour des statues, les autres considérant les ifs ou les poissons rouges des bassins. Des pères montraient le paysage à leurs fils, des dames portaient des pliants. Un groupe d’artilleurs, alignés le nez en l’air, se congestionnait à dénombrer les fenêtres de la façade, cependant qu’un lot d’Anglais, immobiles en rond sur le bord du grand escalier, bayait, suspendu aux lèvres d’un guide dont la canne embrassait toute la nature.

Jetant au passage un œil distrait sur les bronzes du parterre d’eau, je gagnai le bassin de Latone et en fis le tour. Debout sur son socle de marbre, la fille de Céos et de Phœbé semblait, avec les restrictions de son bras menu, présider à quelque académique conférence de sirènes et de tritons ; un peuple de tortues, gueules ouvertes, veillait aux abords. Je ne m’intéressai que faiblement à ce chef-d’œuvre des frères Marsy et continuai mon chemin sans but, regardant les groupes sans les voir, et lisant aux socles des inscriptions sans les comprendre.

Je descendis le long du Tapis Vert jusqu’au bassin d’Apollon, mais le soleil y donnait si fort, que je n’en pus soutenir l’éclat. Crinières au vent, les étalons du char sacré galopaient dans une vague de métal fondu, et, tout noirs dans cette incandescence, les glorieux coursiers et le dieu lui-même avaient l’air de fumerons au cœur de quelque incendie. Je tournai mes pas vers les ombrages voisins, traversai les Dômes et les Quinconces, peuplés de marmots, de nourrices et de militaires ; j’essayai de me passionner aux ébats de ce monde naïf, mais l’effort avorta, ma pensée retombait à ses vases perpétuellement.

Après une station au Rond Vert où mes jambes se délassèrent un peu, tandis qu’un pensionnat hurlant me cassait la tête, je parvins au bassin de Neptune et m’y assis. Entre tous, je goûtais cet endroit ; j’en aimais le calme, et cette sorte de fraîcheur sévère qui tombe des frondaisons, puis aussi la splendeur architecturale et la magnificence de l’ornement.

Ce jour-là, malgré que tout concourût à en exalter le charme, je restai passif sur mon banc. En vain considérai-je le groupe colossal de Neptune et d’Amphitrite, si grandiose et tourmenté dans son ramas de chevaux marins, de naïades et de dauphins, je ne pus m’y absorber. Incapable de se fixer non plus que de juger avec clairvoyance, mon attention voletait d’un motif à l’autre, et les lourdes croupes de fonte se dissolvaient sitôt que je les voulais examiner. Pénétré de cette impuissance et saisi par le décor, je crus l’instant venu de me considérer un peu moi-même ; mais pas plus que je ne distinguais les intentions du sculpteur, je ne parvins à mettre au net l’irrésolution de ma pensée.

Ces quelques heures de la veille, et leur subite violence, m’avaient assommé. J’avais les membres et le cerveau rompus ; toutefois, dans l’espoir de ravitailler ma haine et d’y trouver un stimulant, je m’efforçai de les revivre, et, minute par minute, voulus en remonter le cours.

Je repris les choses à leur origine, et pour une seconde reparurent la face joviale de la bonne dame sur le pont, le petit bout de conduite et nos propos fades. Puis, à propos de rien, ce nom de Lambel m’arrivant dans la figure, et ma rage, et le besoin subit de tuer. Ensuite l’effondrement et les raisons lourdement extirpées, et ma reprise, et le dîner et toute cette soirée dure, hachée comme un duel au couteau !… Je me revis, injurieux, claquant la porte, et, sur le trottoir, humant la bouffée d’air libératrice ; puis la nuit féroce et les hoquets, et ce gros corps de fille ballottant au gré du sommier…

Je repassai toutes ces images avec délectation, et, pour le mieux exaspérer, y frottai mon ressentiment comme sur une râpe ; mais, à bout de tension, mes nerfs trop usagés vibrèrent mal, et ce fut bien plutôt ma douleur qui s’exalta.

Voilà donc où j’en étais !

Trop las pour regravir la pente, j’implorai les alentours, d’une prière circulaire. Les hauts troncs immobiles montaient en l’air, tout droits, et leurs cimes amenuisées bougeaient à peine sur le ciel rosissant ; ma détresse s’y accrocha, suivit nœud à nœud le jet des fortes branches, s’égara dans le dédale des ramures, puis retomba sur terre où les faunes et les bustes pourrissaient d’ennui.

Une espèce d’angoisse m’étreignit, et, plus encore que l’ombre fraîchissante, me fit lever. Déjà, de toutes parts, les promeneurs convergeaient à la sortie ; machinalement, je pris la file. Anonyme entre tous, je marchais à mon rang, craintif de peurs imaginaires, et dans cet état nerveux qui fait que les moindres bruits prennent des sonorités de cataclysmes. Un peu plus tard j’étais à la gare, aussi désemparé dans la crasse des salles d’attente que sous les caissons du palais. J’y dus rester un bon temps, et cela me permit des réflexions. De mille je retins celle-ci qui fut la morale : étant venu pour voir des Girardon, je les avais totalement oubliés.

La journée du lendemain fut identique, à cela près qu’au lieu d’errer à Versailles, je m’en fus à Saint-Denis. J’y passai une après-midi lamentable, et bus jusqu’à la lie l’écœurement de cette ville d’usiniers, d’escarpes et de bedeaux. J’explorai la basilique jusque dans le tréfonds de ses plus inutiles recoins, et m’y éternisai dans l’attente de la fermeture et du soir. Comme la veille, et bien que mes doigts pussent tâter la pierre et scruter le détail, je ne compris rien à rien. Je repartis plus délabré qu’à l’arrivée ; mais l’idée de rentrer me faisait peur, je dînai donc sur le boulevard, restai deux heures à table et bus avec excès. Mon imagination fouettée par l’alcool me cahota d’un extrême à l’autre ; je déraisonnai jusqu’à minuit, et me perdis aux suppositions les plus folles. Le délire montant, je vis successivement Mme Montessac pâmée aux bras de Lambel, et morte de chagrin ; je l’entendis tour à tour ricaner de ma figure, et sangloter dans son mouchoir.

De ces insanités, et par fatigue sans doute, finit par germer une conviction, et j’en avais si grand besoin, que je ne la lâchai plus. Une lettre m’attendait sous la porte, c’était évident. L’épouvante reprit sitôt que je lui voulus préjuger un sens ; contiendrait-elle les mots définitifs et violents qui parachèveraient la discorde, ou serait-ce le rameau d’olivier ?… Balancé entre le désespoir, l’égoïsme et la rancune, je ne savais que souhaiter ; j’eusse à la fois voulu des appels et un adieu, des protestations et des cris de repentir.

Je ne trouvai rien du tout. Ma main stupéfaite balaya vainement la moquette du vestibule, et j’en fus outré, car, bien que le redoutant, j’espérais ce pli, et son absence me parut injurieuse, autant que l’eût été son envoi. Il n’en fallut pas plus pour que tout le bourbier des vilenies montât à la surface et reprit le dessus. Libre à elle de bouder, après tout, je n’en avais cure !…

Je fis ma toilette en sifflotant un petit air crâneur, et me glissai sous les draps presque à moitié ragaillardi.

 

Contre toute attente, ces dispositions subsistaient au jour, de sorte que j’en voulus faire profiter l’Histoire générale de la sculpture française, qui se morfondait dans sa chemise de carton. Je me mis à l’ouvrage dès la première heure, et j’étais si bien remonté, que les choses marchèrent au mieux ; je débrouillai pas mal de besogne, et midi sonnant me surprit alors que je me croyais au début de la matinée. Tout fier, je ne voulus pas qu’un si beau feu se calmât, et je descendis en face, chez un traiteur où je mangeais lorsque j’étais pressé ; j’y pris un morceau sur le pouce, me brûlai la langue à mon café, et remontai bien vite à ma table où j’écrivis avec frénésie jusqu’au crépuscule ; l’obscurité put seule me faire lever le nez de mon papier. J’établis en ces quelques heures les grandes lignes du récit, et sériai les chapitres jusqu’à la fin du XVIIe siècle – c’était un morceau.

Étiré dans mon fauteuil, et le cerveau fumeux de cette griserie de travail, je me pris à considérer l’actif de ma journée avec complaisance, et, de fil en aiguille, la vie, ma personne et la nature en général. J’avais les éléments sous la main ; je me les ressassai, par plaisir d’abord, puis bientôt par sagesse, pour m’occuper l’esprit, et faire un ciment qui bouchât les issues et m’empêchât de penser.

Certes, j’étais loin de m’illusionner. Je savais trop qu’une quiétude aussi peu payée ne pouvait être solide, et qu’au milieu de tant d’orages une si pauvre accalmie ne saurait avoir de lendemain ; mais, tout tremblant encore des désastres de la veille, et dans l’attente des prochains, je respirais, c’était beaucoup. Puis, tout se faisant chez moi par saccades et sautes brusques, il était naturel qu’après un coup si dur je réagisse et sentisse le besoin de vivre un peu. Je me persuadai donc – sans trop le croire – qu’entre elle et moi tout était fini, que je ne l’aimais plus, et que nous ne nous reverrions jamais. Je m’en convainquis, de cela et de mille autres billevesées ; puis, quand je fus bien empli de ces fumées, une autre voix qui grondait en sourdine éclata, brisant tout :

« Tu es un misérable !… »

Je courus à la brèche et me ruai sur l’ennemie, mais le flot m’envahit, et je fus débordé. J’eus beau, pour renforcer le tas branlant de mes bastions, y jeter les raisons à la pelle, ils croulèrent comme des murs sapés. Je redoublai, je mis à cette tâche le restant de mes énergies galvanisées, tout fut inutile, et la débâcle triomphante m’emporta.

Retombé de si haut, je vis l’horizon se tendre à nouveau des plus sombres présages. Pareilles à la flamme lassée de quelque lumignon, mes espérances crépitèrent encore quelque peu, puis moururent, et ce fut le noir absolu.

Il n’y avait en cette occurrence rien de pis que la solitude ; la fuite s’imposait. Je sautais sur mon chapeau, quand un coup de sonnette cassa violemment le silence ; un deuxième suivit, et je n’étais pas à la porte qu’un troisième éclatait, plus comminatoire encore que les deux premiers. J’ouvris, et Mme Montessac fit irruption dans l’appartement.

Sans prendre garde au cri que sa venue m’arrachait, non plus qu’au geste tenté de lui prendre la main, elle franchit d’un trait le vestibule, passa dans la pièce et se jeta dans mon fauteuil. Je la suivis et tombai à ses genoux.

Un reste de lumière glissant de la croisée éclaira son visage, et je pus distinguer qu’elle pleurait. Cette vue doubla mes élans, je dis les plus sottes paroles, et, voulant à toute force cette main qui se dérobait, fus brutal, enfin la saisis ; mais, au moment que je l’allais porter à mes lèvres, elle s’arracha :

– Ah ! vous êtes un trop méchant homme !…

– Ne dites pas !… ne dites pas !… Je vous aime tant ! Si vous saviez, claironnai-je, combien j’ai souffert depuis trois jours !

Mais cet appel à la pitié ne s’acheva pas. Brusquement, elle s’était dressée, et, tamponnant ses yeux de son mouchoir, s’en allait vers la porte. Je me pendis à sa robe, et l’assiégeai des plus délirantes supplications.

Que lui pus-je dire, en cette minute où les murs semblaient tourner ? Les mots les plus disparates se pressaient sur mes lèvres, j’ânonnais, j’embrassais sa jupe, et je fus grotesque, mais sans doute aussi de quelque éloquence – ou plutôt son cœur adorable céda-t-il de lui-même –, car nous nous trouvâmes assis tous deux au creux du divan, moi en larmes à mon tour et plus épave qu’elle.

– Pourquoi ?… pourquoi ?… dites… Pourquoi vous acharner à me torturer ? balbutiait-elle… Qu’avez-vous à me reprocher qui vaille tant d’affronts ?… Que vous ai-je fait ? Répondez, vous voyez bien que je suis à bout de courage !

Répondre… chercher des mots… assembler des phrases, alors que je la sentais palpitante et si près !… Je ne le tentai même pas, mes mains d’ailleurs pressant les siennes déjà mollissantes y suppléèrent ; tour à tour et goulûment, je les baisais, passant de l’une à l’autre, sans trêve, et, grisé par ce contact, déjà cherchais plus haut la peau tiède du bras !…

– Vous m’avez fait tant de chagrin ! bégayait-elle… Pourquoi ? dites…

– Parce que je vous aime ! lui soufflai-je dans les yeux, parce que ma vie sans vous n’est plus possible et parce que je vous veux !

Elle poussa un faible cri et tenta de se dégager, mais l’heure était enfin venue, et rien ne la pouvait soustraire à son destin. Je brusquai l’attaque, et, cédant à des forces ainsi décuplées, sa tête charmante pencha jusqu’à moi ; ma bouche au passage effleura la sienne, je fus violent. Elle se débattit, puis, brisée, s’abandonna.

 

Une heure quelconque sonna dans les environs, et alors seulement nous trouvâmes la force de nous disjoindre. La nuit était venue, et, dans la pièce enténébrée, toutes choses avaient pris cette ampleur majestueuse qu’amène le soir. Ému jusqu’aux moelles, et plein pour elle de reconnaissance et de dévotion, j’embrassai au front cette fois le beau visage exténué, et j’essuyai les yeux où séchaient des restes de larmes.

– C’est affreux ! dit-elle d’une voix comme rapetissée.

– Je vous adore !

– Taisez-vous !

– Vous êtes toute mon existence !

– Taisez-vous…

– Ma chère Marthe !

– Quelle honte !

– Non, pas cela.

– Jamais je ne me pardonnerai.

– Marthe !

– Laissez-moi… Mon Dieu, fit-elle en sursaut, il doit être horriblement tard !

– Mais non.

– Si !… Donnez vite de la lumière.

J’obéis, mais si gauche, qu’il me fallut dix allumettes, puis j’apportai la lampe. À la hâte donc, en face de la glace que j’éclairais elle se rajusta, tordit ses cheveux et y piqua son chapeau.

– Sept heures trois quarts ! Je suis folle !…

– J’avance d’au moins vingt minutes.

– Vous le dites.

– Parole !…

– Adieu, maintenant.

– Adieu ?

– Au revoir.

– Venez demain.

– Non… non… plus !…

– J’ai tant de choses à vous dire !

– Plus tard… Venez me voir, vous, si vous voulez.

– Si je veux !…

Elle partait, mais je ne pouvais me résoudre à la quitter, et tentai de la reprendre. Flexible, elle s’échappa.

– Assez, Jacques !

– Je vous aime.

– Soyez sage.

– Je vous aime.

Elle ne dit plus rien, mais je la sentis frissonner, et ses paupières lentement baissées furent éloquentes. Une fois encore, je serrai la petite main, puis elle partit, et, penché sur la rampe, je suivis, aux écoutes, le bruit retenu de son pas, jusqu’à ce que, d’en bas, montât le claquement de la porte fermée.

 

Je rentrai sur la pointe des pieds, peureux d’effaroucher quelque vestige de l’adorable minute, mais rien ne subsistait qui pût la rappeler. Seul, le divan ravagé gardait en ses plis la chère empreinte ; pris de pudeur, je n’osai m’y asseoir, et, respectueusement, me tins debout, à distance.

La lampe, sur ces choses éparses, versait une lueur pacifique et d’apaisement ; la soie luisait, et de grands pans d’ombre en soulignaient les modelés. Un frisson me prit à voir certains reliefs tendus comme des seins, puis, brusquement, j’eus la vision très nette qu’ainsi, aux lendemains de crimes, s’offrent les chambres d’assassinés.

Mais ce fut un éclair, et trop d’allégresses chantaient en mon cœur pour que j’y pusse résister. D’un grand coup d’œil, je fis le tour de mon domaine, je respirai cet air qu’elle avait respiré, j’en remplis mes poumons, je le dégustai comme une eau pure.

Au creux des coussins, sa forme vivante m’obsédait encore ; je la voulus reconstituer, et mes doigts encerclèrent le vide, d’une caresse imaginaire ; je baisai la statue d’air ainsi formée, je mordis des étoffes, et fus absurde, voluptueusement. Même, croyant y retrouver la douceur de ses traits, je plongeai mes yeux au tain sombre de la glace, mais n’y perçus que leur effrayante ardeur. Un cheveu traînait, je le pris, et, longuement, sous l’abat-jour, le contemplai comme une merveille.

Sur ma table, la dernière feuille écrite de l’Histoire générale de la sculpture française luisait faiblement ; j’essayai de lire, mais ne discernai que des mots sans expression… Quelle heure était-il ? Trois fois j’interrogeai ma montre, et trois fois la remis en poche sans savoir… Il fallait sortir tout de même… Je pris mon chapeau, mais, à la minute d’éteindre, reculai ; il me semblait qu’avec la lumière cesserait le mirage pour toujours. Enfin, honteux de tant d’enfantillages, je soufflai. Tout devint noir, je gagnai la porte à tâtons.

Je pris un dîner rapide. Ivre sans avoir bu, je voyais choses et gens flotter comme dans un brouillard, et mes muscles se tendaient sous le poids d’éperdues félicités. Toutefois, soucieux d’en jouir à moi seul, et pour que rien au-dehors ne transparût, je me fis un masque immobile et fermé ; personne à le voir ne se fut douté qu’il recélât pareil incendie. J’occupais le boulevard comme un potentat, et le trottoir fut trop étroit pour mes ardeurs.

Deux heures je l’arpentai, puis, impatient de repasser mon bonheur dans le calme, je pris un fiacre et rentrai chez moi.

Déjà je m’y dévêtais, quand, inquiet d’un certain malaise ressenti dans la matinée, je crus devoir m’examiner. Ce que je vis me stupéfia. Un deuxième coup d’œil ne me confirma que trop la découverte : j’étais contaminé.

Je crois bien que je ne me rendis pas tout d’abord exactement compte, et peut-être même y fallut-il plus de temps que je ne l’imagine. Certes, les preuves étaient là, palpables, et l’évidence me crevait les yeux, mais, assommé par le coup, je tournais et retournais sur place, aussi parfaitement incapable de lui donner une explication que d’en préjuger les suites.

Je le dis tout au moins et pour les besoins de la cause, car, à la distance où j’en suis, la réalité de ces minutes s’estompe et disparaît, j’y supplée bien plus que je ne les transcris, mais tel fut cependant leur sens vrai. Trouver la source du mal était élémentaire, mais j’étais à ce point défait, que l’indiscutable même semblait douteux, et qu’il m’y fallut pas mal d’efforts ; enfin, je compris, et eus tout loisir alors de me lamenter. Cela dura ce que ça dura, puis, vaincu par les préoccupations d’habitude, je me mis au lit et crois même que j’y pus dormir.

La situation n’en fut pas moins âpre au réveil, mais, chose bizarre, je ne l’envisageais toujours qu’à mon seul point de vue ; penser que mon amie pût être atteinte ne se mêla pas une seconde à l’ordre strictement personnel de mes soucis. Était-ce égoïsme ?… peut-être… hébétude plutôt… Toujours est-il que je m’affairai dès le lever ; si peu expérimenté que je fusse, j’en savais assez pour ne pas prendre cet accident trop au tragique. De nombreuses observations faites dans mes alentours m’avaient renseigné ; chez les jeunes gens ce mal est courant, et certains s’en targuent par sotte vantardise. Je ne me montai donc pas l’esprit et acceptai ma disgrâce, bientôt heureux de n’avoir pas récolté pis. Diverses courses, pharmaceutiques et autres, usèrent une part du jour, le reste me servit à maudire le destin en la personne féminine de son instrument, cela jusqu’à l’heure de mon rendez-vous.

À l’étage seulement et le doigt sur le timbre, l’affreuse idée me perça, je la reçus en plein cœur. Elle !… Mes jambes vacillèrent, et j’entrai dans le salon d’un pas d’ivrogne. Personne, par bonheur ; un fauteuil me donna le temps de me ressaisir.

Cinq minutes passèrent, quelles minutes !… Je n’en veux pas tenter le récit, l’immondice d’un tel souvenir m’étouffe. Qu’il me suffise de dire que tout ce qu’un cerveau congestionné peut suer de détresse m’abreuva, jusqu’à l’instant où, dans le chambranle de la porte, parut la délicate silhouette.

J’ignore le sort de ces lignes et ne leur en souhaite aucun ; mais si jamais homme fut soumis à pareil supplice et qu’il les lise, peut-être celui-là comprendra-t-il et m’absoudra. Dans ce bref moment, où toutes les démences battirent sous mon front, la seule pensée, la seule volonté dirai-je, qui put s’y implanter, fut une volonté de brute, une volonté de défense animale et méchante, un besoin instinctif de bête traquée qui menace ; faire front, nier, accuser même !… Des mots irrémédiables montaient à mes lèvres, déjà mes yeux heurtaient les siens, lorsque, souriante, elle fit trois pas et m’offrit sa main à baiser. À ce sourire, mes négations toutes prêtes s’affaissèrent, je sentis venir un espoir immense.

– Allons, vite ! dit-elle.

J’appuyai mes lèvres.

– Assez, maintenant… assez !

Je n’y pouvais croire, mon visage blêmi dut être lamentable.

– Êtes-vous souffrant ?

– Moi !… Et pourquoi donc ?

– Vous êtes si pâle.

J’eus le mensonge hideux :

– L’émotion de vous voir.

Des paupières, elle me remercia. Je grimaçai quelque chose en retour, puis, les mots me manquant, je crus un élan indiqué, elle l’arrêta net :

– Soyez sage.

Il le fallait bien !… Mais j’avais des avantages, j’en abusai.

– Toujours, alors ?

– Toujours.

– Depuis hier, je ne sais comment je vis !… Ah ! chère Marthe ! clamai-je sur un ton d’hosanna.

– Chut, chut ! fit-elle. Il ne faut plus penser à ça, jamais !

– Il me semble que je viens de vivre un rêve.

– Jamais, vous m’entendez bien… jamais !

– Oh ! Marthe… est-ce vous qui me parlez ainsi ?

– Je vous en supplie.

Tant de beauté flottait sur sa face, que j’en oubliai mon ignominie.

– Je vous adore, Marthe, et ferai tout comme vous le voudrez.

– Alors, causons. Demandez-moi de mes nouvelles, il est bien temps.

Le frisson me reprit. Mais l’aspect de son visage était si rassurant, que mes terreurs s’évanouirent.

– Oncques n’eûtes si florissante mine, lui dis-je d’un ton que je tentai badin.

– Et votre travail ?

– Peuh !…

– J’espère que vous allez nous donner un chef-d’œuvre.

– Peuh !…

– Il faut.

– Alors, je vous donnerai un chef-d’œuvre… Et après ?

– Après, un autre.

– Comme vous y allez !

– Je veux vous voir un homme illustre.

– Entendu !

– À la bonne heure, vous voilà souriant !…

– Comment ne pas l’être près de vous.

– Merci. Alors, dites un peu ce qui vous a pris l’autre soir ; pourquoi cet air tragique, ces yeux furibonds, ces sorties et toutes ces duretés… J’en ai eu un très gros chagrin, je vous assure.

– J’étais furieux de trouver là cet importun, furieux, oui, et jaloux !… Et puis vos histoires de bateau m’avaient mis hors de moi… J’ai souffert beaucoup.

– Jaloux de Lambel !… J’avais bien compris, mais je croyais tout de même que vous me faisiez un crédit plus large.

– Pardon.

– Lambel est un excellent ami, mais l’idée de me faire la cour ne lui est jamais venue, vous pouvez m’en croire… C’est même très drôle, ça, Lambel amoureux. Et après ce beau coup ?

– Je suis allé me coucher de très méchante humeur, et n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

– Ça, c’est le châtiment.

Le mot porta, un frisson me glissa sous la peau, mais ses yeux luisaient d’une gentillesse telle, que, cyniquement, je renchéris :

– Châtiment agréable, puisque j’ai pensé à vous.

– Et vous n’êtes pas venu me voir le lendemain, ni le jour suivant, ni hier, et vous ne seriez peut-être pas revenu…

– Oh si !…

– Et vous ne seriez sûrement pas revenu !… Je l’ai bien senti. Et vous ne m’auriez même pas écrit un mot d’adieu ; vous m’auriez laissée là, toute seule, dans ma peine, pour toujours ! Comme c’est mélancolique !…

– Mon amie !…

– Aussi est-ce moi qui suis allée à vous, parce qu’il m’importait, à moi, de vous voir, de vous rassurer et de vous consoler.

– Oui, vous êtes un cœur d’or, mais ne regrettez pas.

– Je ne regrette rien.

Elle dit cela de son ton tranquille, ses yeux droit dans les miens, en honnête femme.

– Alors… vous m’aimez ?

– Ah ! mon pauvre garçon ! vous êtes vraiment peu psychologue…

Cet aveu, d’elle à moi, à cette heure qu’un moment j’avais cru vouée aux explications abjectes, détermina sur mes nerfs une réaction si violente, que j’éclatai :

– Je suis un misérable et un lâche, indigne de votre amour ! Vous ne saurez jamais assez combien je me hais et me méprise !

– Allons !… allons !… voilà les bêtises !… allons !…

Nous devisâmes ainsi, l’un près de l’autre, et dans cette moiteur que crée le sentiment partagé, jusqu’à ce que la nuit bleuît les fenêtres. Toute appréhension m’avait fui, et mes alarmes semblaient si ridicules, que j’en eusse plaisanté.

– Dînez-vous ? dit-elle.

– Impossible.

– Et pourquoi ?

– Je suis très en retard, Danval me tarabuste, et, dame ! ces jours-ci, je n’en ai pas fait lourd.

– Quel dommage ! Quand alors ? Après-demain ?

– Entendu.

Je rentrai chez moi sur des ailes, et y écrivis d’abondance jusqu’à minuit. J’étais léger comme un pinson, et du moment qu’elle était indemne rien n’avait plus aucune importance. Moi, je serais vite hors d’affaire – quelques jours, croyais-je –, et l’amour idéal m’emplissait.

Il fallut déchanter ; le docteur, si tout allait bien, m’en donnait au bas mot pour trois semaines, encore faudrait-il des soins et un régime. C’était dur, mais je ne pouvais mieux faire que me résigner. Je suivis donc ses prescriptions à la lettre, et trop heureux d’un dommage à moi limité.

Le surlendemain, je sonnai chez elle, le cœur bondissant, mais sa vue éteignit vite ce qui me pouvait rester d’inquiétude ; ses traits étaient d’une beauté lumineuse, et son regard épandit en moi des ondes de douceur. Je passai là quelques heures divines ; Montessac avait filé sitôt le dessert, l’atmosphère pleine de silence était complice, et du vaste abat-jour tombait une lueur qui colorait en rose mes illusions. Nos mains ne se quittèrent guère, et, si indigne et souillé que je fusse, mon âme était intacte. Je dis ce soir-là les plus nobles paroles de mon existence.

Je la quittai vers onze heures, à ce point nerveux, qu’il me fut impossible de me coucher. J’en profitai pour revoir une vingtaine de pages promises au Parthénon et déjà maintes fois réclamées, sur quoi, délassé, je ne fis qu’un somme jusqu’au jour.

Nous devions encore dîner ensemble le lendemain et nous rendre à l’Odéon où Montessac avait sa loge ; on pense si j’en attendais l’heure avec des nerfs. Malgré la gêne irritante de mon état, l’après-midi avait été bonne, et j’avais beaucoup écrit ; bien étalé dans mes coussins, je relisais, tout au contentement, mes dernières pages, lorsqu’on me remit un petit bleu. C’était d’elle. Elle me disait que, souffrante et désireuse de ne pas se fatiguer, elle remettait la partie à un autre jour. Ces quatre lignes, banales, pour tout autre, m’atterrèrent. Mon cœur s’interrompit, puis à grands coups sonna le tocsin des catastrophes.

Je trouvai néanmoins la force d’aller prendre de ses nouvelles, et jamais épreuve ne fut plus douloureuse. Mes genoux étaient en plomb, et le bruit du timbre me perça les tempes comme une douleur. On m’introduisit, et je la vis couchée sur sa chaise longue. Je me précipitai, les mains suppliantes ; elle m’accueillit d’un joli geste, et ses premiers mots furent pour s’excuser du contretemps.

– Vous ne m’en voulez pas ?

– Votre mot m’a fait si peur ! Comment vous sentez-vous ?

– Un petit malaise, rien de grave.

– Ah ! Et que dit le docteur ?

– Je ne l’ai pas fait appeler.

Elle ne savait pas encore, c’était un répit.

– Vous êtes gentil d’être venu.

Gentil !… J’eusse préféré des injures ! Un moment je fus sur le point de lui crier la vérité, mais tant de bêtes lâches et viles grouillent en soi, que je n’en pus trouver le courage.

– Vous m’attendiez bien un peu, pourtant ?

– Sait-on jamais !

– Oh !…

La peur me fouettait si fort, que j’osai donner à ce « Oh ! » le ton d’un reproche.

– Je vous espérais, en effet ; mais maintenant il faut vous sauver.

– Déjà !

– J’attends une amie… une amie assommante.

Quelque chose d’infernal me poussa :

– Que ressentez-vous ?

– De la courbature et du frisson.

– Vous aurez pris froid, sans doute.

– Probablement. À bientôt ?

– Je viendrai tous les jours.

– C’est ça.

Je partis un rien plus allègre, mais la douceur de cet accueil ne me leurra pas ; elle ignorait, voilà tout… pour combien d’heures ?

Ensuite je tâchai de voir les choses froidement, et, puisque la fatalité m’obligeait, résolus d’établir un plan. J’essayai de prévoir la scène et l’imaginai, violente, pleine de reproches et de mots durs sous lesquels je bondis par avance et me révoltai, juge à mon tour ; puis j’échafaudai je ne sais quel bâti de lâchetés et de sottises, et, là derrière, me crus fort.

Longtemps je tournai cette meule, à blanc, puis l’idée que, chargé d’un tel poids, j’avais pu supporter son regard et dire des lieux communs, sans mourir de honte, m’étouffa ; je n’y pus tenir, et cet aveu que mes lèvres n’avaient pas su faire, je l’écrivis. Cinq fois je recommençai ma lettre et cinq fois la détruisis. À bout de ressources, je déchirai le papier et remis mon sort à la destinée.

Fier de cette trouvaille comme si elle m’eût coûté, je crus avantageux de reprendre mes travaux. J’attirai les feuilles de l’Histoire générale de la sculpture française, dont le tas encombrait la moitié de ma table, et, dans le mouvement, fis tomber un objet assez lourd ; c’était le revolver, je le ramassai et vis, en l’examinant, qu’un point de rouille entachait le canon. J’effaçai ce point au moyen d’un chiffon gras, puis m’amusai à faire fonctionner le mécanisme. La précision sèche des détentes claquant dans le silence boueux où je m’enlisais me fit plaisir ; cela au moins était péremptoire. Quand j’eus longuement joué de cette arme, j’y glissai les cartouches et la reposai, après quoi je fus calme, étant, semble-t-il, moins seul.

Mais tout cela ne changeait rien à l’affaire ; il n’en faudrait pas moins dans un temps donné subir le tête-à-tête définitif, et toutes mes agitations n’y feraient pas plus qu’au coup de masse du boucher les tressauts de la bête liée.

J’atteignis le lendemain, et sonnai avenue de l’Observatoire en proie à des transes sans nom. Je trouvai Mme Montessac étendue ; à mon entrée, elle jeta son volume, et la bienvenue de ses yeux me fut l’annonce inespérée d’un sursis. J’eus le front d’en user, et pris de ses nouvelles – la peur est si vile conseillère – sur un ton presque détaché ; elle me les donna bonnes, et je m’en réjouis avec éclat. La parade était enfantine et ne me trompa guère, mais ce peu de bruit fut un dérivatif qui fit taire de plus grondantes anxiétés. Je n’en dus pas moins être livide, car elle s’informa de ma santé avec une chaleur plus spontanée à coup sûr que la mienne. Je lui dis n’être pas très bien et insistai plus qu’il n’était digne, grâce à quoi l’intérêt dériva doucement sur ma personne, et, par mes soins, ne la quitta plus.

Je rougis d’écrire ces vilenies, mais de tels aveux sont capitaux. En distraire quoi que ce soit serait mentir, et ce livre veut être une confession. Acculé à cette impasse de voir mon amour s’effondrer dans l’ordure, je me débattais, sans espoir que de retarder l’heure des explications. Je fus misérable et bas ; mais le noyé roulé par le flot discute-t-il la corde qui s’offre à sa main ?

Nous restâmes ainsi longtemps, pendant quoi je m’étourdis d’un bruit, qu’elle eut, elle, la grâce de ne point interrompre ; et, de peur que de quelque imprévu ne jaillît l’étincelle redoutée, je menai la conversation de manière à ne lui laisser placer tout juste que les réponses. Bénévole, elle se prêtait à tout, et je voyais, dans l’ombre montante du crépuscule, luire la blancheur de son grand front au pur dessin, l’arête fière de son nez, et, un peu brouillé déjà, le pli délicat de sa bouche. Fut-elle dupe, je l’ignore, en tout cas elle se montra plus que tolérante à tant de bavardage ; mais, malgré la tendresse de ses reparties, il me sembla qu’un peu de gêne en voilait l’éclat, d’ordinaire plus vif, et je lui en fis l’observation.

– C’est vrai, dit-elle, aujourd’hui je me sens particulièrement lasse.

Et voyant mon visage verdir :

– N’ayez pas de souci, je vous affirme que ce ne sera rien.

Nous nous dîmes au revoir, et je baisai sa main plus fiévreuse et moite que la veille. J’étais oppressé, l’idée de la laisser ainsi, sans même un mot qui fut personnel et vînt du cœur, m’étranglait ; elle le trouva :

– Surtout, couvrez-vous bien, ces dernières chaleurs sont si traîtresses.

Je partis là-dessus, et, ne sachant que faire de cette fin de jour, montai voir mon docteur.

C’était un excellent garçon, un peu fruste, mais loyal, et très au fait de son métier. Je l’avais connu jadis, lorsque, étudiants tous deux, les habitudes de vie et la médiocrité de nos moyens nous ramenaient aux mêmes heures à la table des crémeries et dans les bibliothèques ; depuis, nous nous étions revus incidemment, et, pour n’être pas ce qu’on appelle amis, restions néanmoins dans les meilleurs termes ; j’avais donc pensé à lui pour mon cas, et il me soignait avec autant de minutie que de bonne humeur encourageante. Je le trouvai sur la porte, il me proposa de lui faire un bout de conduite, et j’acceptai.

– Eh bien, ça marche ? dit-il.

– Parfaitement.

– Rien de neuf, pas d’accroc ?

– Pas le moindre.

– Vous voyez, ça va tout seul. Manière de parler.

– Un petit mois de sagesse, qu’est-ce que c’est dans l’existence ?… Et puis, tout le monde y passe, consolez-vous !

– Et les femmes ?

– Les femmes aussi… faut bien.

– C’est plus grave pour elles ?

– Bien soigné, non.

– Et pas soigné ?

– Oh ! sale affaire ! Tenez, j’ai justement vu hier à l’hôpital une petite lingère de vingt-deux ans qui est en train d’en claquer. Blennorragie, métrite, salpingite double, péritonite, toute la lyre, quoi ! 39,7°de température, impossible d’intervenir.

– Non…

– Sans compter que les opérations ratent la moitié du temps.

– Vous parlez sérieusement ?

– Tout ce qu’il y a de plus… Que voulez-vous ? il y a tant de gens qui ont peur du médecin et qui, par timidité, honte ou je ne sais quoi, préfèrent se droguer eux-mêmes. Les femmes du monde, par exemple ; d’abord les trois quarts ne savent pas ce qui leur arrive, elles croient à une petite incommodité passagère, un bobo, et prennent des saletés, pour finalement nous appeler – quand elles nous appellent – alors qu’il est trop tard.

– Mais les maris !

– S’ils sont fautifs, ça s’arrange tout seul. Ils ont trente-six moyens d’expliquer la chose.

– Et si le mal vient d’ailleurs ?

– Ils n’y voient que du feu. Les femmes sont si malignes !… Je parle de celles qui sont au courant, bien entendu. On fait tout avaler à un mari, mon cher !… Sans compter que nous aidons aussi un peu, nous autres, si besoin est !

– Vous me stupéfiez.

– Encore, avec elles on sait où on va, ce sont les bons cas ; mais les autres, les novices ! Bien rare que, faisant tout juste ce qu’il ne faut pas, ou ne faisant rien, elles ne payent dans les grands prix.

– Les soins sont donc bien compliqués ?

– Nullement ; antisepsie et repos, mais repos absolu. Vous connaissez un cas ?

– Du tout.

– À l’occasion, usez de moi.

– Je vous remercie. Une visite ? dis-je, le voyant s’arrêter à une porte.

– Deux mots en passant. Vous m’attendez ?

– Oh non !

– Alors, un de ces jours prochains sans doute ?

– Un de ces jours.

Je me revis seul. Mon cœur affolé tapait dans ma poitrine comme un poing. Que faire ?

Je pris un fort cachet de valérianate, me jetai sur mon lit et dormis la nuit pleine, d’un sommeil de bœuf.

Entrant chez elle le jour d’après, je la vis chapeautée et prête à sortir ; ma stupeur fut telle, qu’elle éclata de rire.

– Oui, j’en ai assez de paresser chez moi, j’ai mille courses en retard, je veux marcher un peu.

– Vous ne ferez pas cela.

– Et pourquoi ?

– C’est très mauvais.

– Bah !…

– Dans votre état, songez-y…

– Mon état… Mais je suis très bien portante, et si quelque chose peut m’être mauvais, c’est précisément l’immobilité continue.

– Vous prendrez une voiture, je pense.

– Jamais de la vie. Non, mais, qu’est-ce qui vous prend ?

– J’aurais voulu vous voir garder la chambre encore un jour ou deux.

– Vous en avez de bonnes !… C’est bien plutôt vous qui devriez vous coucher, vous n’avez plus de figure. Je suis sûre que vous travaillez trop.

– Je ne fais rien. Dites, c’est convenu ?

– Quoi ?

– La voiture.

– Vous y tenez ?

– Je vous en prie.

– Alors, j’obéis… Accompagnez-moi jusqu’à la station, nous ferons quelques pas.

– Volontiers.

Nous descendîmes. À la dernière marche, elle fit un faux pas ; ses sourcils se contractèrent, mais ce ne fut qu’un éclair, elle se moqua de sa maladresse :

– Maudites robes qui vous empêtrent !…

– Vous vous êtes fait mal ?

– Mon pauvre ami, vous me croyez donc bien bas !

– Promettez-moi d’être prudente.

– Oui.

– De ne pas quitter la voiture…

– Oui.

– Même pour une minute…

– Oui.

– Jurez.

– Oui !… Vous êtes étonnants tous les deux… Tantôt, déjà, j’ai dû me disputer avec Fortuné ; lui, c’est le contraire, il veut que je marche, et puis ne parlait-il pas de faire chercher le médecin… je vous demande un peu.

– Oh ! ça, c’est inutile.

– Plutôt.

– D’abord les médecins n’y connaissent rien, et puis ils vous inventent toujours des maladies extraordinaires. Le repos, croyez-moi, tout est là.

– Je ne bouge pas depuis une semaine.

– Eh bien, continuez.

– Entendu… À présent, quand vous voit-on ?… Demain, je vais à Saint-Germain… Jeudi, je dîne en ville… Vendredi, nous avons du monde ; votre ami Jessen en sera… une occasion.

– Je préfère autre chose.

– Samedi alors ?

– Samedi.

Un fiacre errait ; sur un signe, le cocher rangea le trottoir. Installée, elle donna l’adresse, et le véhicule s’ébranla. Je suivis du regard les trois plumes osciller tant que je les pus voir, puis un tramway surgit, bouchant l’horizon. Après lui, rien ne restait qu’un grouillis noir d’indifférents.

N’ayant pas ainsi prévu ma journée, j’hésitais sur la suite, quand un aboi lamentable me fit sursauter. Un objet mou roula dans mes jambes, et je vis un chien qui s’échouait là, les reins brisés par quelque roue. Je me penchai, voulant le secourir ; il fit un deuxième hurlement, si lugubre, que j’en frissonnai.

– En voilà un qui gueule à la mort, dit une voix.

Je regardai l’homme, stupide. Il remua du pied la bête dont les pattes raidissaient.

– Foutu !… ajouta-t-il.

Puis il passa.

Il n’en fallut pas davantage pour que je courusse m’enfermer chez moi. J’y grelottai d’une forte fièvre, tout le reste du jour.

 

Ici commence l’épilogue de ce drame. Je passe sur les entre-temps et laisse de côté cent détails. Le fait suffit. Ce qu’on va lire est un procès-verbal.

Le samedi, je reconnus dans le vestibule le chapeau de Montessac et sa canne ; un fait aussi exceptionnel à pareille heure me frappa ; j’en fis la remarque à Éveline, la femme de chambre.

– Madame est très peu bien, et Monsieur reste pour la soigner.

– Qu’a-t-elle ?

– On ne sait pas… Madame est rentrée mardi presque évanouie… Il paraît que sa voiture a été culbutée par un omnibus.

– Blessée ?

– Extérieurement, non.

– Pourrai-je la voir ?

– Je ne sais pas… Monsieur veut-il entrer ?

Je pénétrai dans le salon, il était morne et sans fleurs, je ne le reconnus pas. Le tic-tac de la pendule grignotait seul dans la vaste pièce, pareil à un bruit de souris ; l’air datait de trois jours, et je vis de la poussière sur un guéridon. Inerte, et la cervelle cotonneuse, je m’assis dans un coin. Des bruits étouffés de portes fermées et des frôlements mous filtraient à travers les murs ; je me souvins d’une antichambre de juge d’instruction jadis traversée au Palais, aussi de certaines séances d’attente chez le dentiste. J’essayai de penser, ne le pus, et sentis, mais bien nettement cette fois, que ma vie était faite, et qu’aucune joie, plus jamais, n’y pourrait refleurir. Des pas se rapprochèrent, et Montessac entra ; je levai les yeux sur lui, son aspect ravagé me fit peur.

– Ah ! mon cher ! dit-il en s’approchant, les mains tendues, cette pauvre Marthe !

– Eh bien ?

– Un accident de voiture, mardi.

– Éveline m’a dit… mais pas grave ?

– Est-ce qu’on sait !

– Elle souffre ?

– Beaucoup.

– Et le docteur ?

– Il ne se prononce pas… Lésions internes, dit-il.

– Comment ça s’est-il passé ?

– Elle avait un mot à dire à un fournisseur ; au lieu de descendre, elle a appelé le commis pour lui parler de la portière ; c’est à ce moment juste qu’un omnibus a bousculé son fiacre et l’a jetée bas.

– Quelle horrible chose !…

– Moi qui l’avais suppliée de marcher !… Pensez donc, il faisait si beau… Que ne m’a-t-elle obéi, la malheureuse, elle n’en serait pas là…

« La voiture !… »

Je me souvins de mon insistance et du serment exigé ; j’y reconnus ma marque, et mon espoir tomba tout entier, d’un seul coup, comme un moellon qui se détache.

« Fatalité !… »

– N’est-ce pas ? dit Montessac en s’essuyant les yeux.

Il faut croire que j’avais parlé haut.

Nous nous regardâmes, et je compris sa détresse totale ; il ployait sur ses genoux, il avait le teint jaune, les yeux bouffis, et ses lèvres tremblaient gauchement sous les poils d’une moustache négligée ; le Montessac vainqueur et beau garçon s’effondrait en une manière de vieillard. Des larmes brouillèrent mes prunelles.

– Mon pauvre ami !…

– Oui, vous êtes bon… Ah ! c’est à ces moments-là, voyez-vous, qu’on se reproche et qu’on souffre d’avoir si mal aimé !… Je vais lui dire que vous êtes là, mais je ne promets rien.

Il sortit, et je me retrouvai dans le silence froid ; le jour baissait, et les hauts murs tendus de soie bise prenaient une couleur austère. J’en fis le tour lentement et leur dis adieu, car mon existence atteignait son faîte, là, dans cet intérieur où j’avais si passionnément vécu. Je donnai un dernier regard à tant d’objets saturés encore de sa personne, et, par eux, la résolution suprême m’entra dans tous les pores à la fois. Après ce furent tout de suite un grand bien-être et le repos.

– La fièvre augmente, dit Montessac rentrant sur ses pointes, il vaut mieux la laisser.

– Sait-elle que je suis venu ?

– Oui… Elle vous prie de ne pas vous inquiéter.

– Vous lui avez bien dit, n’est-ce pas, le désespoir que j’ai ?

– Elle vous connaît… Si vous aviez vu sa bonne figure lorsque j’ai prononcé votre nom… Elle essayait de sourire. Rassure-le bien surtout, disait-elle.

Je n’en pouvais supporter plus ; aussi bien devais-je importuner ce malheureux dont la pensée était ailleurs ; je le quittai donc et descendis rue de Verneuil en traversant le jardin du Luxembourg. À la porte, une pauvresse m’offrit un mauvais bouquet ; l’esprit bien loin de terre, je passais sans la voir, elle me poursuivit en insistant :

– Quatre sous, monsieur !… pour me porter bonheur…

« Bonheur !… »

Le mot tombait si juste, qu’il m’arrêta ; elle, se méprenant, tâtait ma boutonnière, son contact me fit reculer.

– Touchez pas ! lui criai-je, vous voyez bien que je porte la mort !

Elle me crut fou, sans doute.

Et jamais, cependant, je ne fus plus lucide. Cette demi-heure m’avait transformé, et si, d’extérieur, je restais à peu près pareil, la certitude de n’être bientôt plus m’avait moralement grandi. J’étais calme et marchais d’un pas solide, bien droit au milieu de ma route ; rien de visible ne m’échappa le long du parcours. Je notai dans ses moindres nuances le charme du grand ciel endolori, je goûtai le paysage et maudis une fois de plus tant de statues malencontreuses et disparates ; près du bassin je me garai d’un cerceau, plus loin je reconnus et saluai des gens.

Il semblait, ce soir-là, que le jour partît à regret et que sa suprême coquetterie fût de ne se point presser ; l’heure était idéale, et je la ressentis pleinement. Des lambeaux dorés traînaient encore aux endroits découverts, où, tapant sur quelque socle, trouaient d’un éclat blanc le mur alourdi des frondaisons. Dans l’air, pas un souffle ; les grands arbres amis de Watteau rythmaient des profils ancestraux et figés, le jet d’eau retombait vertical. Hors la grande rumeur qui semble la respiration même des choses et les contient toutes, nul bruit, sauf la sifflée d’un vol d’hirondelles coupant le décor d’un trait brusque et sans choix. Ainsi, parfois, un enfant gâche de sa plume et balafre un dessin.

Déjà les gardiens, pressés d’en finir, secouaient leurs clés en signe d’invite au départ ; diligente, la préposée ramassait ses chaises et les entassait. Une demie sonna ; trois gros pigeons réveillés au faîte de l’horloge en jaillirent pesamment, firent quelques tours ahuris, puis se posèrent de nouveau, de profil.

J’allais ainsi, semblable à chacun, et ma résolution bien assise au fond de ma volonté n’y bougeait plus ; c’était un bien personnel, un bien acquis, dont je portais le poids avec fierté. Seul de tous, en effet, je tenais les deux bouts de mon histoire, mais, pour misérable qu’elle fût, elle n’était pas commune. Je perdais la partie, c’est vrai, mais serais beau joueur.

Certes, je ne crois pas que jamais homme vécût une existence plus fatale et douloureuse, et de vouloir clore la mienne s’imposait. Ce n’est donc point à discuter la chose que je perdis mon temps ; à vingt-huit ans la mort s’accepte et l’on fait bon marché de jours si mal employés ; mais, tout de même, l’avoir décidée, cette mort, à moi seul, et en accepter ainsi l’échéance, par un si beau soir, me paraissait un acte supérieur, un acte digne de racheter le reste, et, qui sait, d’auréoler peut-être mon nom si malfaisant d’un rayon de prestige. Voilà, tandis que le sable des allées criait sous mon talon, les désordres dans quoi se diluait ma pensée. En fus-je bien responsable ? J’en doute… Et puis, qu’importe !

Je rentrai donc, afin de songer dans le calme à la réalisation de mon projet. Il semblait que je le dusse exécuter dans les cinq minutes, mais je n’étais point un homme d’exécution rapide, oh non !… Je fis pourtant l’examen de mes affaires ; elles étaient fort simples, ma fortune, tant valeurs que numéraire, était là sous ma main, et l’attribution n’en serait pas difficile. Seul de mon nom, le tout retournerait à la masse, et je ne léserais personne. Je pris, pour marquer ma résolution, une feuille du plus beau papier, et y écrivis ce mot, d’un trait : Testament.

Après quoi je restai, la plume en l’air, inapte à trouver le préambule. Je fis plusieurs brouillons, aucun ne me satisfit ; j’aurais voulu, sans choir dans l’oraison, trouver un début représentatif de cet instant auguste, mais rien ne vint. Ma pauvre cervelle et mon cœur aussi las se refusèrent, et ma plume orna la page d’arabesques et de gribouillis sans à-propos.

J’ajournai donc par force le morceau et passai à l’Histoire générale de la sculpture française. Le pauvre manuscrit était bien mince, et pour cause, mais j’avais dans mes notes les éléments nécessaires à le continuer. Je le parcourus, en guise d’adieu ; tout cela me parut lointain. Toutefois, une phrase heureuse par-ci, une comparaison juste par-là, m’aguichèrent, puis l’intérêt se déclencha ; la lampe allumée, je m’installai, et j’en fis tant, que j’oubliai d’aller dîner.

Cette reprise de contact me fut salutaire ; elle m’éclaira sur mes devoirs, qui étaient de tenir mes engagements envers Danval et envers Le Parthénon. À ceux-là, au moins, je ne ferais pas tort, et je partirais après le point final, la conscience nette. Ce ne serait d’ailleurs pas long.

Je songeai aussi à Darnac, et l’évocation de cette amitié gâchée compléta le bilan de ce triste jour. Terré dans sa province, il ne se manifestait guère, mais le ton de ma dernière lettre n’était pas pour qu’il se précipitât. Certes, je l’aimais beaucoup, mais j’eusse été malhabile à des protestations, elles me fussent restées sur la langue ; aussi ne lui en fis-je jamais aucune ; seulement, je crois qu’il ne s’y méprit pas et que sa délicatesse perçut combien ma gêne cachait d’élans timorés. Je n’eus pas le courage de lui écrire, mais je lui vouai un souvenir ému. À toutes les autres j’ajoutai la silhouette de cet homme droit, dont je n’avais rien su faire, au moins celui-là vivait-il !…

 

Des conclusions bien propres à ma nature, et tant d’expériences sanctionnées, m’interdisaient de croire que l’accident de Mme Montessac pût être bénin. Je n’en envisageais même pas la possibilité, et je la jugeais si bien condamnée, que j’en portais, pour ainsi dire, le deuil anticipé.

Ce fut donc avec un visage de circonstance que je me présentai le jour d’après. Je fus reçu par Montessac, et mon air était si lugubre, qu’il s’en inquiéta.

– Vous êtes malade, cher ami ? me dit-il.

– Non… Et… elle ?

– Plutôt mieux… La nuit n’a pas été mauvaise.

– Ah !…

Il y eut presque de la surprise dans mon interjection, car je m’attendais au pire ; ce sentiment n’échappa pas à Montessac, mais il la prit au sens favorable.

– La pauvre n’est guère brillante, mais il y a progrès ; voulez-vous la voir ?

– J’ai peur de la fatiguer, dis-je, étreint de je ne sais quelle terreur lâche.

– Elle vous attend, venez par ici.

Nous passâmes dans sa chambre, et la première chose que j’aperçus fut la masse noire de ses cheveux sur l’oreiller ; à notre vue, ses yeux s’entrouvrirent, elle tenta un geste, Montessac se précipita :

– Tu es folle, chérie !… Et le docteur !…

Docilement, elle céda, le beau masque pâli reprit sa place parmi les ondes dénouées, elle eut un sourire à mon adresse :

– Vous voyez comme on me traite !… Bonjour, ami.

Je pris sa main, pauvre petit objet transparent et couleur d’ivoire, que les veines sillonnaient en bleu, d’un relief élastique. Je la pressai doucement, sans parler ; mes lèvres étaient sèches, et je souffris, pendant cette minute, à l’infini.

– Je suis heureuse de vous voir.

Je ne pus répondre ; cependant, à mes larmes prêtes à jaillir, elle devina l’immensité de ma douleur.

– Allons… allons… dit-elle.

Puis, comme un gros sanglot me secouait, elle ajouta :

– Je suis jolie, hein ?

J’ébauchai le mouvement d’attirer à moi cette tête adorée, mais elle me retint, d’un écart doux.

– Où en est votre livre ?

Il s’agissait bien de mon livre !… Mais c’était un dérivatif.

– Je viens d’entamer le seizième.

– Vous êtes content ?

– Oui.

– Je me réjouis tant de le lire… J’espère que ce sera bientôt !

– Quelques semaines.

– Pour ma convalescence, alors ?

– Oui, pour votre convalescence, je vous le promets.

Elle ferma doucement ses paupières et répéta, très bas :

– Ma convalescence…

– Tu sais, dit Montessac qui couvait le dialogue, défense de parler !

– Qu’importe, maintenant.

– Votre mari a raison, fis-je à mon tour, je m’en vais.

Et je me levai.

– Une femme malade, triste chose, pas vrai ?… Au revoir.

– Au revoir.

Elle me tendit de nouveau sa main, si légère, que je n’en sentis pas le poids ; je baisai cette main, de tout mon être, et la reposai sur le drap ; elle s’y ramassa, pareille à un tout petit animal frileux, et ne bougea plus.

– J’espère que vous aurez une bonne nuit, bredouillai-je.

– Merci.

Ensuite elle abaissa ses paupières. Le regard éteint, son visage prit une rigueur tragique ; il était comme délavé, très mat, et des ombres dures le déformaient de modelés barbares, aux tempes, aux joues et sous le menton. La bouche était distendue, et les lèvres mal closes semblaient adhérer aux dents ; je la vis respirer avec effort, et tout un jeu de cordes molles ondula dans l’ombre de son cou. Elle toussa, rouvrit les yeux, et, de ce peu de vie qui en coula, parut se ranimer.

– À demain.

– À demain.

Je sortis, titubant, et guidé par Montessac qui m’évitait les angles du couloir ; dans le vestibule, il m’arrêta :

– Comment la trouvez-vous ?

– Mieux que je ne pensais.

– N’est-ce pas ?

– Et que dit le docteur ?

– Il prétend qu’à lui seul l’accident de voiture n’aurait pas d’exceptionnelle gravité, mais que l’état général de Marthe, très affaiblie depuis plusieurs jours, pourrait rendre la guérison difficile.

– Ah !…

– Ce que nous avions tous pris pour un malaise sans importance était en réalité une affection interne des plus sérieuses. Certains organes seraient complètement infectés.

– Ah !…

– Il a même parlé d’opération.

– Ah !…

– Mais je n’en ai rien dit à Marthe.

– Vous avez confiance en ce docteur ?

– Oh ! absolue… Et vous… votre impression ?

– Excellente… excellente…

– Tant mieux, vous me faites du bien.

 

Mon amie mourut le jeudi suivant, soit exactement six jours après cette visite, et ces six jours furent atroces, car, après l’avoir déclaré inutile, puis indispensable, puis avoir ajourné, le docteur décida brusquement d’opérer, et le fit à la hâte, in extremis, de sorte que la malheureuse n’y survécut guère. Je n’étais pas présent, bien entendu, mais j’arrivai pour relever Montessac écroulé sur le tapis ; il y avait là sa sœur à elle, la garde, et une autre parente. Tous sanglotaient et se gênaient dans cette pièce trop remplie et chargée d’odeurs pharmaceutiques. La nouvelle ne me frappa pas, j’étais enlisé dans une sorte d’horreur molle, et ne percevais plus rien qu’amorti ; je ne pleurai pas, me rendis même utile, et trouvai un mot possible pour chacun.

Elle reposait, si pâle, que son visage pacifié se nuançait à peine de la blancheur du drap, et jamais ne fut plus radieusement belle ; ses traits étaient calmes, et ses lèvres, hier encore tordues par la souffrance, se joignaient en leur rythme splendide et naturel. On l’avait coiffée, et son front découvert s’épandait, harmonieux, entre les volutes noires de ses tresses et l’arc rigide des sourcils ; le globe des yeux bombait sous les paupières closes, un peu bleuies, et sa narine avait le joli dessin, la délicatesse menue et ferme des meilleurs jours. Cet être d’intelligence et de sensibilité, qui eût pu commander ma vie et déchaîner toutes les forces de mon corps, gisait inerte dans le grand sommeil ; je remplis ma mémoire de sa forme, et, sur les doigts polis, mis un religieux baiser de fiançailles.

Ensuite, après de vagues paroles que je n’entendis pas, je m’en allai le long des murs, le cœur gelé.

 

Chez ma concierge, on me remit quelques lettres ; je les lus dans l’escalier sans y trouver de sens, car les mots ne m’atteignaient plus. Une cependant me frappa, elle venait d’Allemagne et l’on m’y proposait une entente au sujet de la traduction de mes ouvrages ; si obscure et croupissante que fût ma volonté, j’y répondis, et, sous prétexte d’un engagement déjà pris, refusai tous pourparlers. En datant je vis que nous étions à la veille du terme, je préparai l’argent et écrivis au propriétaire pour donner congé de mon appartement, puis je mis un peu d’ordre sur ma table, rangeai quelques papiers.

Je fis tout cela sans hâte, avec la précision méticuleuse qu’ont les somnambules, et n’éprouvai nul embarras ; j’allais aux choses à coup sûr et les trouvais, sans les chercher, chacune à sa place ; mais la perception des sons était abolie, je n’entendais pas le bruit que je faisais, mes heurts étaient mous, et je marchais dans de la laine. Je ne me doutai du bris d’un verre qu’en en voyant les éclats sur le plancher.

Je poursuivis ces divers rangements le jour d’après, et ne reparus avenue de l’Observatoire que le surlendemain, pour les funérailles.

Le salon regorgeait de monde, et Montessac, debout à l’entrée, saluait indistinctement et prenait toutes les mains. Je lui dis je ne sais quoi, et le laissai à ses devoirs ; il pleurait, et son mouchoir ne quittait guère ses yeux rougis et boursouflés. Les miens restèrent secs. Enfin, les apprêts terminés, le convoi se mit en route, je le suivis dans un tas d’inconnus. On s’en allait à Montparnasse, et mes jambes m’y portèrent jusqu’au bout. Soudain, le char s’arrêta ; l’esprit ailleurs, je ne sus me retenir et donnai dans le dos du monsieur qui me précédait ; il se retourna, je ne le connaissais pas, et dus lui bredouiller quelque informe réparation.

Après, je vis mettre la bière en terre ; les hommes apportaient à cette besogne pourtant sue une diligence trop intéressée et maladroite, et comme du soleil tombait une lumière toute blanche, leurs silhouettes s’enlevaient avec un relief dur, dont la violence me choqua ; toujours plongé dans ma torpeur, je continuais à ne pas entendre, et le silence de cette agitation macabre lui donnait une apparence irréelle de cauchemar. Puis le reste se fit selon l’usage, j’imitai les autres, et ma poignée de sable tomba sur le cercueil, la dernière, en un petit tas grêle du côté du cœur. La suite se perd dans un brouillard dont rien n’émerge ; je rentrai seul, et personne, que je sache, ne me parla.

 

Mon logis, les êtres, et tout le quartier, m’étant devenus odieux, je quittai peu de jours après la rue de Verneuil et m’enfuis à l’opposé, rue des Vignes, à Passy ; j’y louai trois pièces banales et j’y achevai mes travaux ; entre-temps, j’écrivis ce récit.

Maintenant, la tâche est accomplie. Matière comme elle, je vais pouvoir, enfin inoffensif et maté, rentrer dans l’ordre immuable et serein qui gouverne les corps, les mêle, les neutralise, les fixe ou les distribue, avec impartialité, selon les lois de la chimie et de la pesanteur.


Ce livre numérique

a été édité par

l’Association Les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

 

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en mai 2013.

– Élaboration :

Les membres de l’association qui ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique sont : Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé d’après : Félix Vallotton, La vie meurtrière : roman, Paris, éd. des trois collines, 1946. La photo de première page est tirée de Wikimedia : La Valse, huile sur toile a été peinte par Félix Vallotton en 1893. Elle se trouve au Musée André Malraux du Havre.

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[1] Remplacé enfin par celui de La Vie meurtrière.