Marcel Rouff
SUR LE QUAI WILSON
Roman
LES TEMPS RÉVOLUS
1926
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Table des matières
À LOUIS DUMUR
Au puissant écrivain, à l’ami sûr
dont j’inscris le nom avec joie
au seuil de cette histoire d’une désillusion.
M. R.
Duvillier, trompant l’attente, se mit à examiner l’Illustration pour la troisième fois. Puis il consulta sa montre, releva les sourcils en signe de surprise et envoya un chasseur lui chercher au bureau de tabac du hall un paquet de Maryland. Autour de lui, quelques voyageurs commençaient à dîner. On entendait le bruit des derniers coups de jacquet. On réglait les apéritifs.
Il tira une lettre de son portefeuille et la relut :
— Pas d’erreur, pensa-t-il. C’est bien au café de la gare d’Orsay qu’il m’a donné rendez-vous.
Sous l’œil sévère du garçon, se sentant un peu gêné d’occuper si longtemps une table, il commanda son troisième « demi » et une carte pneumatique.
Il commença à la rédiger :
« Paris, 25 août 1924.
« Mon vieux Jean,
« Tu es aussi vague dans les rendez-vous que dans tes opinions. Je t’attends depuis une heure, sept minutes, et… »
Morchaud était devant lui… Duvillier déchira le papier bleu.
— C’est soixante-quinze centimes fichus… dit-il à demi fâché, mais heureux que son ami fût enfin arrivé. J’allais partir.
Jean s’installa à son côté, sur la banquette et l’interrompit aussitôt.
— Ce n’est pas le moment de me faire une scène ! Ça y est, Will, ça y est…
— Non ! Ah ! ça… Je te félicite, zèbre.
Et le jeune homme tendit la main pour la seconde fois à l’arrivant.
— Je ne t’ai pas caché que ce que tu viens d’obtenir ne me ravirait pas du tout pour moi-même… mais, puisque tu l’as désiré…
— Et, depuis que j’ai atteint le but, continua Morchaud, c’est-à-dire depuis une heure, je me reproche de ne l’avoir pas désiré assez éperdument encore !
— Quel toqué tu fais !
— Va, va, ne te gêne pas, mon vieux Duvillier… Il y a vingt-cinq ans que je t’écoute…
— Et que tu n’hésites pas à me répondre.
— Je ne te comprends pas ! fit Morchaud. Toi que j’ai vu soulevé par les horreurs de la guerre !… Désires-tu que la monstruosité recommence et que les peuples s’entre-tuent à perpétuité ?
— Comment peux-tu me poser cette question ?
— Alors, tu devrais m’admirer, m’encourager…
— Réponds aussi, interrompit Duvillier. Malgré ton désir que les fauves cessent de dévorer les bêtes et les hommes, penses-tu que jamais…
— Tu es stupide ! Il n’y a plus qu’un espoir, mon cher, un seul, d’empêcher que le coup de 1914 ne recommence : la Société des Nations. Si tu en connais un autre, indique-le moi. Je vais à Genève pour travailler avec les autres à l’épanouissement de cette grande espérance. On verra bien ! Mais même ton scepticisme finirait-il par avoir raison, il aurait encore valu la peine de tenter la dernière chance de salut…
— Occupez-vous tant que vous voudrez, là-bas, s’obstina Duvillier, à jouer aux fondateurs d’un monde idyllique et, par cela même, nouveau, mais, bon Dieu ! ne nous enlevez pas les garanties sérieuses qui nous restent ! C’est tout ce que je vous demande. Nous sommes un certain nombre qui avons fait la guerre – et tu l’as faite aussi, d’ailleurs, je le reconnais – et qui aimons mieux pour le moment compter sur…
André n’acheva pas. Les deux amis, sachant bien qu’ils s’affrontaient en vain, se replièrent chacun dans son silence.
Morchaud, le premier, reprit :
— Ce n’est pas la première fois que nous discutons, et même violemment, cette question. Mais ce soir notre désaccord me fait une peine particulière, et je te l’assure, profonde. Tu comprends… À partir de ce soir…
Duvillier l’interrompit.
— C’est vrai, on s’est emballé tout de suite… et je ne t’ai même pas demandé d’explications ; en arrivant, tu m’as crié « Ça y est ». Je me doute bien de ce qui « y est », mais encore… Précise.
— Eh bien ! je sors du Service français de la Société des Nations, je viens de l’Esplanade des Invalides. Tu sais, ou tu ne sais pas, que c’est de là que partent toutes les propositions pour le haut personnel, celui qui est choisi directement par le Secrétariat général de Genève. J’étais à peu près sûr d’être nommé, puisque j’étais proposé par la France, qui, selon le principe de proportionnalité, a droit à un des postes libres en ce moment. Mais, je te l’ai dit, je désirais beaucoup être affecté au Secrétariat général et dans un emploi qui me permît de voir passer les dossiers importants, de collaborer à la préparation des sessions… Sir Eric Drummond m’offrait bien un service assez intéressant, mais mes amis ont estimé que mon passé, mes études, mes titres, ma vie de militant, ma situation dans le parti, ne pouvaient pas s’accommoder d’une position malgré tout un peu secondaire. Ils ont obtenu pour moi une sorte de secrétariat du Secrétariat général qui me ravit. Je vais assurément au-devant d’un gros turbin. Mais au moins aurai-je la satisfaction d’exercer une action directe et effective. Voilà pourquoi je suis en retard… Ça en vaut la peine.
— Mon vieux zèbre, je suis heureux : tu as obtenu ce que tu désirais… Quoi que je pense personnellement de tes… illusions, ta réussite n’est pas pour m’affliger, tu le penses bien.
— Mais oui, je le sais, ami, répondit Morchaud rasséréné ! Je sais que ton affection est capable de se réjouir même contre tes opinions… Ce qui te fait probablement en ce moment un état d’esprit aussi compliqué que le mien.
Ils commandèrent de nouvelles consommations.
— Écoute, reprit Morchaud, après avoir bu, je vais te faire une confession… Tu ne m’en voudras pas, j’en suis certain. Si je suis arrivé en retard, c’est que, dans le trajet des Invalides jusqu’ici, il s’est passé un événement important et étrange : j’ai découvert mon âme.
Duvillier sourit. Cette phrase philosophico-mystique révélait Morchaud tout entier, tel qu’il le connaissait depuis plus de vingt-cinq années. Duvillier en lui-même se disait que ce n’était pas « son âme » que son ami venait de découvrir, mais une de ses âmes successives. Depuis longtemps, s’essayant à la psychologie de cette belle personnalité, il avait noté les marques profondes qu’y avait imprimées la politique : Jean appartenait à cette aile gauche de la bourgeoisie appelée le parti radical. Celui-ci, dans tous les pays du monde, mais en France surtout, depuis 1830, tente, par la générosité de son idéal démocratique, de faire oublier au prolétariat l’erreur fondamentale des ancêtres de 1789 qui ne surent rien prévoir de l’avenir social. Ayant épuisé ses raisons d’agir dans la lutte pour le suffrage, pour l’enseignement laïque, pour la séparation des Églises et de l’État, pour l’impôt sur le revenu, incapable, étant données ses origines, d’aborder dans un esprit affranchi les problèmes du monde ouvrier et de lui inspirer confiance, le radicalisme se trouvait désemparé devant le néant de son programme quand l’avant-guerre et la guerre vinrent lui offrir le thème inespéré de la fraternité humaine.
Fuyant alors les réalités et les solutions précises, il renouvela sa substance dans les aspirations encore confuses et les rêves légitimes, mais vagues, de l’Humanité douloureuse. L’esprit et la sensibilité de Morchaud avaient été réglés au rythme de cette espèce de malaise nouveau que la catastrophe imminente avait communiqué à la Démocratie. C’était, au fond, un homme de la Première République, de la Grande et Indivisible, mais dépouillé de l’énergie pratique et du merveilleux sens politique qu’Elle a conférés à ses amants passionnés. Il n’avait hérité d’Elle que son idéologie et sa débauche sentimentale d’abstractions. C’est de ce cœur dogmatique, à la recherche d’un amour, qu’il avait reçu, comme la Révélation, le pacte wilsonien.
Du radical, Morchaud avait tout : ce fanatisme, qui est une noble force réalisatrice sous la condition qu’il ait une consistance et un objet ferme ; cet exclusivisme, pour qui un programme souple et un esprit intransigeant sont la mesure de toutes choses ; cette obsession de la politique, qui pousse à tout confronter, génie, beauté, passions, avec la Doctrine ; cette impossibilité absolue de comprendre la vie autrement que sous son aspect parlementaire et de ramener le mouvement humain à autre chose qu’à un jeu ministériel ou électoral. Conception qui, en dépit de son étroitesse, a, somme toute, une certaine grandeur puisqu’elle fournit aux mots la vertu d’engendrer des réalités et prête aux cerveaux la faculté de se modeler sur des chimères.
L’âme de Morchaud était faite de cette âme radicale, continuellement enfiévrée d’une crise politique, perpétuellement tendue vers quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose qui soit à gauche… sans être trop à gauche pourtant, de cette âme radicale toujours exagérément passionnée… pour les solutions sans exagération, de cette âme radicale qui ne tolère et ne respecte que ce qui est dans la ligne du parti. On peut maudire et ridiculiser cette empreinte indélébile de l’intelligence, on ne peut toutefois pas en méconnaître la puissance et la noblesse. C’est elle, sur d’autres plans et dans d’autres domaines, qui a fait la force et la victoire de tous ceux qui ont dominé et marqué le monde de leur volonté.
L’âme de Morchaud était d’ailleurs faite d’autres nuances encore : par exemple, d’un effort constant vers la Vertu. La Vertu, c’est le côté pour ainsi dire « réformé » du radicalisme. C’est un mot, mais c’est le Mot, c’est le Verbe – qui est Dieu. Quelques-uns attendent toujours sa venue, son règne sur la terre, sans comprendre que si la Vertu triomphait, c’en serait fait, et pour toujours, de tout, y compris du radicalisme.
La Vertu c’est la grande erreur léguée par Robespierre à la Démocratie et dont elle crèvera, car elle comporte une exigence d’absolu incompatible avec la nature humaine et surtout avec la Politique. On ne gouverne les hommes qu’en les considérant dans le relatif, en tenant compte de leurs vices et en les accommodant. Toute la vie, celle des vertueux eux-mêmes, est là pour le prouver.
Physiquement aussi Morchaud était le Radical. Il avait le nez aigu, un peu pincé et totalement dépourvu des moindres signes de sensualité, des yeux de myope combinés pour voir l’invisible, le front entêté et fait pour cogner. Il portait, ce qui est aujourd’hui rare chez les hommes jeunes, la barbe comme les apôtres, comme Brunetière, comme le général Boulanger, et une cravate flottante. Sa tare, qu’il se reprochait sans cesse, mais contre laquelle il ne pouvait réagir, c’était d’être mieux vêtu qu’un homme occupé exclusivement d’idées ne doit l’être. Sa nature raffinée, sa sensibilité délicate et que n’avait pas émoussée sa vie de café, de meetings et de comités étaient les plus fortes : il n’y pouvait rien. Il avait le goût du costume bien taillé, parce que secrètement, malgré lui, il avait le goût de plaire.
Il n’avait fallu à Duvillier que le temps de fermer les yeux cinq secondes et d’avaler une gorgée de vermouth cassis, pour se remémorer toutes les grandes lignes du caractère de son ami dont il avait tracé le dessin depuis longtemps déjà. Ce résumé passa dans son cerveau comme un vol rapide d’oiseau dans l’encadrement d’une fenêtre et il répondit :
— C’est en devenant fonctionnaire de la Société des Nations que tu as « trouvé ton âme »… Alors, admets que d’autres peuvent aussi « trouver leur âme » en entrant dans les Douanes ou dans les Contributions indirectes…
Duvillier, ingénieur d’une précision rigide comme les équations de la construction d’un pont, avait ainsi coutume de tirer des phrases mystiques de son ami des conséquences logiques et bouffonnes qui les précisaient et en condensaient le brouillard en une goutte d’eau tenue dans le creux de la main.
D’ailleurs Morchaud, visiblement en proie à une grande émotion, avait à peine entendu la plaisanterie. Il essayait de formuler en paroles la cohue d’idées brumeuses qui tourbillonnaient en lui :
— Attends, je ne t’ai pas tout dit… Si je suis arrivé en retard, ce n’est pas qu’on m’ait retenu bien longtemps aux Invalides. Je suis resté plus d’une heure accoudé au parapet du quai, vers la statue de Voltaire. L’ai-je aimé avec toi, ce coin de notre histoire ! Je crois que personne, comme nous, n’a perçu tous les relents de vie qui rôdent autour de ces vieilles maisons, au-dessus de ces vieux pavés. C’est vraiment entre ces pierres grises que nous avons goûté les joies, les déceptions, les espoirs, les passions mesquines ou grandes des anciens morts qui ont vécu là !
— C’est exact… et je crois bien que c’est le seul endroit du monde où je me sois laissé entraîner loin des réalités, confirma Duvillier. Elles seules, à l’ordinaire, m’intéressent. Pourtant, quand nous revenions sur terre et que nous abordions les précisions… Avons-nous pu discuter à perte de vue, comme de vulgaires Russes, pendant des nuits entières de printemps, sur la valeur symbolique du palais des rois, sur ce qui s’est élaboré dans ce Louvre, et sur l’espace, aujourd’hui vide, des Tuileries !
Ils en étaient arrivés à l’instant mélancolique qui précède les longues séparations. En un langage un peu spécial, on dresse l’inventaire des souvenirs. Morchaud répondit :
— Tu vénérais dans ce palais l’endroit où la France s’est agrégée, le lieu où s’est lentement concentré le territoire, où a soufflé l’esprit du royaume. Et moi, j’y voulais voir, j’y vois encore le sanctuaire d’une loi périmée que la France, le jour où elle est devenue la France nationale, a arraché aux mains malades de la Monarchie ! Et Voltaire !… Quelle argumentation épique sur cette statue du Libérateur qui sort en un relief émouvant, malgré elle, dirait-on, du mur de la vieille tradition académique ! Nous étions d’accord que Candide et les Lettres restent le plus parfait exemple de français précis ! Mais sur l’esprit !…
Morchaud et Duvillier se turent un instant, les yeux et les oreilles recueillis dans des visions et des échos d’heures abolies.
— Eh bien, tout cela, mon vieux, reprit Morchaud, s’arrachant à son émotion dans un sursaut d’énergie, c’est fini. Tout à l’heure, j’ai réfléchi tout seul et à fond, dans ce décor… Je te l’avoue cyniquement, je ne t’y ai pas retrouvé un seul instant, pour la bonne raison que je ne m’y retrouvais pas moi-même. Cet événement banal, terre à terre, d’être devenu, comme tu dis, un fonctionnaire de la Société des Nations, a fait franchir à ma sensibilité une étape imprévue mais préparée, dès longtemps, j’en suis sûr, au fond de ma raison inconsciente. Ces pierres, ces quais, ce fleuve, ces antiques maisons, toutes ces vieilles choses que j’ai tant goûtées parce qu’elles étaient le cadre de la libération de mon pays, tout cela a, pour ainsi dire, perdu à mes yeux son sens vivant…
— Tu fais un beau coupeur de cheveux en huit, interrompit Duvillier en hochant la tête.
— Possible. Il n’en est pas moins vrai que je viens de pénétrer dans le grand Idéal moderne, singulièrement plus vaste, plus généreux, plus grave que celui de nos adolescences ! Je viens de découvrir des contours précis à ce mot nouveau forgé par la souffrance de dix millions d’êtres : « Humanité ». Je viens de concevoir un programme auprès duquel celui de nos luttes internes passées et même présentes paraît étrangement mesquin et rétréci : la fraternité terrestre…
— Ah ! que j’ai bien fait, ricana Duvillier, de te surnommer « zèbre »… il y a très longtemps. Tu ne marches pas, tu cours… Te voilà de nouveau parti au galop !
— Si tu veux… Il n’en est pas moins vrai que cette Société des Nations, en m’absorbant, m’a fait don d’une âme neuve, je te le répète, une âme plus large, plus humaine, meilleure. Je sens bouillonner en moi tant de devoirs jeunes. Songe que je vais travailler, là-bas, à la prospérité de ce Pacte sacré, à peine en action encore, mais qui est l’avenir, qui est la conscience des temps futurs, au sein duquel, dans vingt ans, dans cinquante ans, dans un siècle, les patries se fondront, s’anéantiront peu à peu, les patries avec leurs préjugés, leurs mœurs rétrécies, leurs intérêts limités, leurs obligations étroites, leur sauvagerie certaine… Je me suis détaché jadis de ma famille personnelle au profit de la France, je me détache aujourd’hui de la France au profit de l’Humanité. « Détaché », tu comprends ce que je veux dire… Détaché politiquement, intellectuellement s’entend. Il n’en est pas moins vrai que cette Société des Nations est faite pour moi, comme je suis fait pour Elle… Elle est pour moi la Pensée-Messie. Elle représente exactement l’apostolat que ma vie appelait, que j’attendais depuis que je médite, dont j’ai entendu les premiers enseignements pendant les nuits du champ de bataille !
— Nous verrons dans un an, fit Duvillier sceptique.
— Je suis convaincu que tu me retrouveras plus « citoyen du monde » qu’aujourd’hui même. Au-devant de quoi vais-je ? Je n’en sais rien. La Société est-elle servie par un personnel bien imbu de cette mentalité nouvelle qu’Elle apporte, qu’Elle réclame, qu’Elle impose ? Je vais le voir bientôt. Pour moi, Elle peut être certaine que je lui offre un cœur qui ne connaît plus rien que le culte de son idéal, j’ose le dire, en dehors et au-dessus de tout ce que ma propre race, mon propre pays peuvent tenter pour resserrer les vieux liens, renouer leurs vieilles chaînes !… Je t’assure que je me suis bien affranchi.
— Pour t’asservir à l’esclavage d’une douteuse tentative !
L’incrédulité de Duvillier et l’enthousiasme de Morchaud, leurs sincérités indéniables se mesurèrent tragiquement parmi le bruit des soucoupes et des dominos, dans l’agitation enfiévrée de ce café, traversés d’appels, de commandes, de chocs de vaisselles et de verreries, Duvillier bref comme l’esprit formulaire de l’ingénieur, Morchaud disert, éloquent suivant les habitudes verbales de son milieu. Ils se heurtaient ainsi non sans mélancolie, comme deux amis fraternels qui, après avoir composé pendant vingt-cinq ans avec leurs profondes divergences d’opinions, se trouvent enfin et malgré eux face à face dans d’irréductibles oppositions. Le duel leur était d’autant plus douloureux qu’après s’être prodigué des blessures, ils allaient laisser tomber entre eux le divorce d’une longue séparation.
C’était la fin intellectuelle, ou à peu près, d’une tendre et vieille affection maintenue obstinément jusqu’à ce jour, à travers toutes les dissensions, hors des luttes profondes et des mots irréparables. Les sentiments peuvent subsister intacts, prospérer dans toute leur vigoureuse beauté, même quand les idées se combattent, puisque, pour se combattre, a-t-il fallu encore qu’elles se rencontrent, c’est-à-dire qu’elles évoluent sur le même terrain. Tant que les deux amis n’avaient fait que concevoir le salut et la grandeur de leur patrie suivant des méthodes différentes, rien n’empêchait qu’ils restassent cœur à cœur. Bien que Duvillier, uniquement occupé d’industrie et de science, n’eût d’autres opinions politiques que les solutions opportunistes et avant tout pratiques qu’il apercevait aux problèmes de chaque jour et que Morchaud, au contraire, se fût lancé à corps perdu et par tempérament dans l’action d’un parti, ils relevaient l’un et l’autre de cette espèce de dogmatisme de caste dont ils avaient reçu la marque, l’un à Polytechnique, l’autre à Normale. Cette fraternité d’essence cimentait leur union en dépit de ce que leurs conceptions avaient de disparate. Mais maintenant !… Morchaud passait dans un autre monde physique et moral. Ce n’était plus la discussion, c’était même la contradiction qui devenait impossible. Déjà, depuis une heure qu’ils escarmouchaient, ils ne s’opposaient plus réellement parce qu’ils ne se comprenaient plus. Leurs idéologies se développaient désormais dans deux plans différents, leur vocabulaire ne correspondait plus aux mêmes idées, les mots ne révélaient plus les mêmes concepts. Pour la première fois, et avec amertume, Duvillier découvrait, mesurait le chemin que son ami avait parcouru en silence, sans que lui-même s’en aperçût, et qui l’avait éloigné définitivement de lui. Il ne trouvait plus rien de convaincant, de logique, à opposer à l’exaltation néophyte de Morchaud. Cette rupture sans espoir de leur unité intellectuelle lui était si douloureuse qu’il se félicitait presque de ce que les nouvelles fonctions de Jean comportassent un long, peut-être un définitif éloignement.
Il était convaincu que ces mots « citoyen du monde », dont Morchaud venait de définir son nouvel état d’âme, ne contenaient qu’utopie et vanité. Il ne lui venait pourtant plus une idée décisive à dresser en face de ce beau rêve. Mais son bon sens méfiant, son instinct aigu des réalités l’empêchaient de se leurrer.
Morchaud regarda l’heure et se hâta d’appeler le garçon pour régler les soucoupes.
— Arlette m’attend. Tu dînes avec nous ?
— Elle préférera être seule avec toi… C’est presque les adieux.
— Justement. Malgré tout, devant toi, on s’attendrira moins.
Ils marchaient maintenant le long des quais apaisés, presque déserts. Morchaud était hors des temps et des lieux. Duvillier, en dépit de son cerveau pratique et d’une sensibilité assez rebelle à toutes autres émotions que les scientifiques, subissait ce soir d’Île-de-France cendré, tendre, qui semblait, de sa sérénité bleue, sculpter de nouveau, avec le génie du ciel, les frises et les reliefs du Louvre. Les lignes du vieux palais couraient, coulaient, pures et larges sur l’horizon pâle, incrustant dans une délicate atmosphère leurs lignes de grâce puissante. Même la Seine bourbeuse était imprégnée d’une pureté nocturne. Ils la traversèrent au pont Royal. Sur la place du Carrousel, Duvillier formula tout haut une pensée qui l’avait tourmenté pendant leur long silence.
— Tu quilles Arlette. Tu ne l’emmènes pas à Genève ?
— Ça n’est pas possible, tu comprends… Moralement… Dans une petite ville et dans ce petit monde de la Société… Et puis, je n’ai pas employé trois années de ma vie à la relever d’où tu sais, à lui inculquer le goût d’un labeur sain, à la maintenir à son travail pour la replonger tout à coup dans l’oisiveté où elle vivrait nécessairement là-bas.
Morchaud se tut encore une fois comme s’il interrogeait sa conscience. Arlette ! C’était elle, en effet, l’écueil que sa religion nouvelle avait trouvé sur sa route. Depuis le premier jour où il avait envisagé l’hypothèse d’aller vivre à Genève, jamais son cœur n’avait été d’accord avec son cerveau. Opposition si douloureuse qu’il connut même des heures, au début, alors qu’il n’était pas encore complètement saisi, possédé par l’Œuvre, où il souhaita que ses démarches échouassent. La rupture, il le savait bien, devait être pour lui autre chose qu’un déchirement sentimental. Il aimait certes encore Arlette après quatre années d’union. Il l’aimait de cette tendresse un peu confuse, un peu routinière qui est la forme la plus générale de l’amour sans passion. Il l’aimait de toute la force de ses habitudes, pour toutes les commodités introduites par elle dans son existence qu’elle avait fixée et régularisée, pour la paix physique et morale aussi qu’elle fournissait à son activité politique. Mais il l’aimait surtout parce qu’elle était la preuve vivante, la seule encore qui manifestât la vérité de ses aspirations apostoliques. Tout son merveilleux instinct de prophète qui rêve de bouleverser le monde avec les ferments de sa foi n’avait encore agi que sur cette femme, son unique disciple. Sa destinée était la seule qu’il eût pu encore pétrir de ses mains appelées, il en était convaincu, à modeler un jour une humanité nouvelle et régénérée. Mais du moins avec elle, il avait pleinement réussi ! Il avait ramassé Arlette presque dans la fange, danseuse professionnelle et courtisane attitrée d’un dancing de dixième ordre. Goutte à goutte, mot à mot, sans remarquer la contradiction entre ses désirs d’une nouvelle Loi et le travail essentiellement chrétien qu’il accomplissait, il avait versé dans son âme, d’abord rebelle, puis peu à peu illuminée, le meilleur de sa vieille morale, l’essentiel de ses préjugés, les notions les plus intransigeantes et les plus traditionnelles de sa caste. Il l’avait ramenée au travail honnête et bourgeois, à la vie régulière, à l’austérité des mœurs ; il l’avait ensuite aidée à s’établir en l’intéressant dans les affaires d’une modeste boutique et, depuis deux ans, déjà elle gagnait largement sa vie en gérant un magasin de maroquinerie, rue du Helder. C’était assurément une belle œuvre qu’il avait accomplie là, une œuvre de patience, de volonté et d’amour dont il était fier et dont il se rendait complaisamment témoignage. Il estimait en lui-même que les autres, Duvillier surtout, n’appréciaient pas à sa valeur ce sauvetage d’une créature humaine, sauvetage qui avait une portée sociale plus considérable qu’on ne le pensait. Et, de fait, son orgueil n’était pas tout à fait déplacé. Il n’avait pas été exclusivement inspiré dans son acte généreux par le désir physique de cette belle fille, ni par une égoïste jouissance intellectuelle. Il avait subi l’élan de son altruisme foncier et écouté les appels de son sens impérieux de la solidarité.
— Assurément, je ne quitte pas Arlette sans un serrement de cœur, reprit Morchaud après avoir longuement médité. Mais, du moins, mon départ ne me laisse-t-il aucun remords désormais. Elle peut vivre maintenant par elle-même, proprement. Je pense lui avoir rendu un rude service… Et d’ailleurs, je la quitte sans la quitter.
C’est au-dessus de la boutique, dans le petit appartement de deux pièces occupé par la jeune femme que les deux amis s’installèrent pour dîner. Tout y était couleur et odeur petit-bourgeois, sans personnalité : les chambres tristes et sombres, les meubles vulgaires, les bibelots de bazar, jusqu’à la galantine de charcutier étalée sur la table dans son papier gras, tandis qu’Arlette, dans la cuisine, surveillait une omelette tout en débouchant un litre. L’été boulevardier, doré et joyeux, entrait avec la poussière et le cornement des autos par la fenêtre ouverte. La Didon dédorée de la pendule contemplait le triste couvert de ruolz désargenté et la grossière porcelaine sur la nappe fripée. Une lumière déjà décolorée errait sur le faux chêne du buffet en douteux Henri II de faubourg.
Cependant, cette médiocrité morose, parmi laquelle il avait tant vécu et qu’il allait quitter, parut à Morchaud, plus accessible aux idées qu’aux sensations, le paradis de la paix, du confortable, du bonheur. Vers quelles chambres d’hôtel, vers quels meublés s’en allait-il ? C’en était fait maintenant de l’asile sûr, familier, certain, du logis de repos où l’on est à l’aise entre les murs, dans les meubles comme dans de vieux vêtements ! C’en était fait du nid où l’on se défend à chaque crépuscule, dont on reconnaît chaque brin de paille à chaque réveil. C’en était fait du lit personnel, façonné à votre corps, docile à vos amours. Après les heures de café et de brasserie, les dîners hasardeux, les soirées où l’on tue le temps, ce seraient désormais les draps anonymes de la chambre louée qui demeure hostile et obstinément inconnue. Tandis que là !… Comme il y avait accommodé sa vie ! Que de souvenirs ! Que de joies modestes, mais saines ! Il se dédoublait. Il lui semblait dans le passé, et maintenant qu’il allait tout perdre, se voir lui-même, installé en pantoufles, dans le grand fauteuil près de la cheminée, les soirs où la politique lui laissait quelques loisirs. Arlette, confiante en son amour, assurée de l’avenir, circulait autour de lui, brassant, aux remous de sa marche gracieuse une allégresse calme, prodiguant les douceurs de l’intimité. Et les beaux dîners amicaux autour de cette table ! N’y avait-il pas encore dans ces vases les brassées de fleurs qu’ils rapportaient de leurs excursions dominicales ? Ces murs étaient gonflés du seul bonheur paisible qu’il eût connu dans sa vie.
Duvillier le tira de sa rêverie :
— Tu as lu hier matin l’article de la Fraternité ?
— Non, tu l’as ?
Morchaud tendait la main.
— Ma foi non. J’étais persuadé que tu le connaissais.
— Qu’y disait-on ?
— Il vaut mieux que tu sois prévenu… C’était Lobelle, le député de…
— Un communiste.
— D’une violence, mon vieux !… Ça avait pour titre « Assez de Normaliens, assez de Comitards ! » Tu vois d’ici. Il s’agissait naturellement de ta nomination. Lobelle prétendait qu’on déconsidérait le pays en proposant à l’agrément de l’administration de la Société pour les hauts postes un membre du Comité central radical socialiste et un normalien de plus. Les fonctionnaires du radicalisme, écrivait-il à peu près, s’affirment comme des sectaires obtus et étroits, incapables d’apporter aux problèmes internationaux autre chose qu’un esprit de caste et de parti. Ils ne sont plus, quand ils sont à Genève, appointés par le libéralisme bourgeois, la plus ridicule et la plus odieuse des parodies, mais ils continuent à représenter son esprit dans un organisme qui a besoin d’une autre impulsion. Quand ils se doublent de normaliens, c’est bien le comble ! Alors, au sectarisme bourgeois s’ajoute le dogmatisme universitaire. Un normalien est, par essence, un esprit qui a renoncé à tout contact avec la vie ou qui, du moins, prétend faire entrer la vie de force dans le cadre de son érudition et de ses doctrines, un homme à qui on a inculqué l’idée que sa supériorité le dispense de toute expérience, qu’il sait tout en principe et qu’il lui suffit de fouiller dans le fatras de sa culture pour y trouver la solution de n’importe quel problème. Le cerveau de la rue d’Ulm est un magma de formules abstraites et de matières à fiches. L’orgueil normalien a été une des plaies de ce pays… Tu vois d’ici ce que Lobelle a pu broder sur ce thème. Ça continuait sur ce ton pendant trois lourdes colonnes de journal. Je ne t’en donne qu’un résumé et, je te le répète, parce que j’estime qu’il est de mon devoir de te tenir au courant. D’ailleurs, tu sais bien qu’on en a servi autant, qu’on en sert quotidiennement à mon École Polytechnique…
Morchaud, réfléchit un instant. Puis il répondit :
— Oui, mon vieux, tu as bien fait de me parler de cet article. Il vaut toujours mieux connaître les attaques dont on est l’objet. Au surplus, tous les journaux d’extrême gauche ont fulminé contre ma nomination. J’en tire quelque orgueil. Cela prouve qu’elle n’est pas indifférente. Nous allons voir ! Je n’ai qu’une ambition : leur répondre en agissant et opposer des résultats heureux à leur phraséologie stupide.
Arlette, qui avait fini leur popote, écoutait, les deux coudes sur la table, sans trop comprendre pourquoi l’on vitupérait ainsi l’homme qui, devant son humble entendement, était un grand homme, sans comprendre même que l’événement auquel se référait l’article de Lobelle et la conversation des deux amis marquaient la conclusion de leur vieil amour.
Morchaud pour la leurrer – et un peu pour se leurrer lui-même – lui avait assuré que, Genève n’étant qu’à une nuit de voyage de Paris, il ferait constamment le trajet et viendrait la voir au moins deux fois chaque mois, qu’il y aurait peu de choses changées dans leur vie et que leur train-train continuerait comme par le passé. Lui savait bien, quand au fond de lui-même il envisageait l’avenir réel, qu’il trompait ainsi son propre chagrin. Mais elle avait cru en sa parole, comme elle avait cru en son amour, en son génie, en sa morale, en tout ce qu’il lui avait affirmé.
La prostitution lui avait façonné pour toujours une âme résignée et accessible à tous les mensonges. Morchaud, en la sauvant du trottoir qui l’attendait, s’était dessiné dans son cerveau simple et veule, troublé par les grandes phrases qu’il lui débitait et qu’elle ne comprenait pas, comme une sorte de saint, si ce n’est de Dieu. Elle le mêlait confusément au souvenir de l’évêque qui avait présidé sa première communion et qui était demeuré pour elle ce qu’il y avait de plus haut sur la terre. De ce fait, elle n’avait même jamais discuté ce qui tombait de la bouche de son amant. Et puis, ne fréquentait-il pas quotidiennement tous les grands personnages dont elle lisait les noms dans le Petit Parisien : Herriot, Briand, Caillaux, Painlevé ?… Avec de telles relations, comment aurait-il pu lui mentir ?
Aussitôt que le train eut franchi la gare de Charenton, Paris, l’humanité qui s’agite dans son décor, sa propre vie, les deux êtres qu’il venait d’abandonner sur le quai de la gare, émus et douloureux, tout ce qu’il laissait derrière lui s’amenuisa dans le souvenir de Morchaud, devint minuscule, lointain, inexistant, semblable au mirage de jeux de fumées. Il fut envahi par une joie indéfinissable et quelque peu féroce à se sentir détaché de ce monde mesquin et inconsistant de nains, à se sentir entraîné vers de plus vastes destinées et il éprouva un besoin immédiat d’accomplir quelque chose de nouveau et d’extraordinaire. Malheureusement, son désir imprécis d’héroïsme et d’innovation était contenu dans le couloir et l’étroite cabine d’une voiture de sleepings. Il se contenta donc de commander au préposé à ce wagon de luxe un whisky-soda. Et il ajouta, vieille habitude des cafés politiques, « bien tassé », mots qui lui paraissaient, en les proférant, être revêtus d’un aspect viril et résolu.
Ce 31 août, dernier jour de son existence parisienne, avait été singulièrement occupé. Comptant sur l’émotion du départ et des souvenirs, sur la légèreté joyeuse de cette belle journée, sur la féerie de lumière qui faisait sourire toutes les pierres du vieux Louvre, jouer toutes ses frises, tous ses hauts-reliefs, tous ses détails architecturaux, et transformait l’eau de la Seine en flots d’ambre gris, Duvillier avait emmené son ami, pour leur dernière promenade, vers le coin de leur ancienne dilection. Sournoisement, profitant de ce que leur ultime et âpre discussion détournait son attention du chemin, il l’avait dirigé vers le petit carrefour que forment le quai, le mur de l’institut et le débouché de la rue Mazarine. Là, sur le refuge où trône Voltaire, il s’était arrêté, immobilisant Morchaud, arrêtant brusquement sa période. Là pourtant !… Au-dessus de cette asphalte, de ces pavés, entre ces briques et ces pierres, le long de ces balustrades de fer, contre ce mur du vieux Palais, parmi les feuilles survivantes et brûlées de ces arbres, son ami, véritablement possédé par une foi qui avait brusquement desséché son cœur, n’allait-il pas retrouver, dans la fraternité dont ils avaient imprégné ce coin de terre, des accents plus humains, moins apocalyptiques pour terminer l’enchantement sentimental de leur vie commune ?
Duvillier qui, sous son écorce moderne, sous sa rudesse et son réalisme avait gardé une conception traditionnelle de l’amitié, le souhaitait désespérément.
Mais Morchaud, sourd à cet appel muet, avait continué son discours, ne fixant son regard, parmi les détails de tout ce tableau magnifique, que vers les lointaines Victoires qui encadraient les guichets du Louvre et dont les palmes tendues et les seins pointés vers un mystérieux avenir semblaient prendre à ses veux un sens personnel et symbolique.
Rien n’avait plus frémi de sa sensibilité. Il était bien et définitivement incorporé dans l’Abstraction qu’il allait rejoindre et qui avait dévoré sa vie. Il s’était bien fait l’âme neuve et implacable qu’il avait souhaitée pour aborder son œuvre d’amour. Alors, devant cette effarante mort du cœur, Duvillier s’était durci lui aussi, s’entêtant dans une théorie à laquelle il ne se rattachait en réalité qu’à demi et, dans ce coin de Paris qui, durant tant d’heures ardentes de jeunesse, avait vu mûrir leur affection, il n’y eut plus, à l’instant morne de la séparation, que le nationalisme et le wilsonisme qui s’affrontaient aigrement.
Au buffet de la gare de Lyon où ils dînaient, Arlette les avait rejoints. L’imminence du départ avait mis en elle comme une vague illumination. Il se précisait dans son esprit qu’elle rentrerait seule, ce soir-là, et que ni le lendemain, ni le jour suivant, ni de longtemps son ami ne vivrait plus auprès d’elle. Elle mangeait en silence, caressant le voyageur de regards désemparés et suppliants. Celui-ci parcourait hâtivement les journaux du soir et les commentait, tout en lisant, avec la familiarité d’un homme bien informé et déjà à son aise dans la Maison.
— Oui, vendredi, Hymans a fait déblayer par le Conseil, réuni en séance publique, les rapports sur l’esclavage, sur le trafic de l’opium… Ah ! Branting a rapporté sur les territoires sous mandat… Une question de mon ressort…
Il jeta encore un coup d’œil sur une autre page :
— En somme, le terrain est bien préparé et toute l’attention, toute l’émotion vont pouvoir se concentrer sur le Protocole, sur le problème de la sécurité et du désarmement. Il est nécessaire en effet de les monter en épingle : ce sont les vedettes de la session et les gros événements depuis la signature de la paix.
— La sécurité, mon zèbre, la Paix… répondit Duvillier qui jusqu’au bout voulait défendre son point de vue. Moi, et tous les gens sensés et pratiques, nous ne la voyons que dans une bonne armée sur le Rhin. C’est simple, trop simple, trop bête peut-être… Mais c’est la vérité quand même. Vous raisonnez, vous autres, exactement comme au printemps de 1914…
Duvillier avait parlé, non plus avec l’accent véhément de l’après-midi, mais avec une voix empreinte d’une telle douceur, il avait mis dans ces mots « mon zèbre » une telle mélancolie affectueuse que Morchaud n’eut aucune envie de répondre. Le silence était la seule concession qu’il pût faire.
Mais un grand chagrin, en dépit de son fanatisme, avait rompu la digue de sa passion intellectuelle en pénétrant sur le quai de la gare. À mesure qu’ils approchaient du wagon réservé, Arlette, muette, lui serrait la main plus fort, si désespérément que, malgré tout, il en était bouleversé. Quand même, aux dernières minutes, sans qu’il eût la force de résister à ce qui avait été leur amour, des impondérables qui tiraient fleur force d’avoir palpité dans leurs cœurs, balayaient tous les mirages de l’avenir. Il respirait, tandis que les ultimes secondes tombaient une à une, toute son amitié et toute son affection encore présentes, mais déjà effacées et qui réchauffaient pour la dernière fois l’air glacial qui soufflait des demains inconnus d’utopie. Il mesurait, quand il n’était plus temps de revenir en arrière, l’effroi de sauter d’un bond de la plus tendre des intimités à la solitude de sa grande tâche. Son cœur, alors qu’il était presque déjà parti, triomphait trop tard de son esprit.
Il était sur le point de faiblir quand il vit monter, dans le wagon des sleepings où il allait prendre place, quelques-uns des conseillers techniques adjoints à la délégation française : Georges Scelle, professeur de droit international, Réveillaud, vice-président du Conseil de préfecture de la Seine, Massigli, chef du secrétariat de la Conférence des Ambassadeurs, Luchaille, inspecteur général. Il serra des mains, il échangea quelques phrases. C’en était fait. Le vent mystérieux, venu du fond des aspirations humaines, auquel il avait un instant échappé, l’avait ressaisi dans son typhon et l’entraînait.
Il brusqua les adieux et monta dans son compartiment.
Ayant bu son whisky et causé un instant dans le couloir avec deux conseillers, il s’enferma dans sa cabine. Il avait besoin d’être seul. Reclus dans sa petite boîte d’acajou et de velours bleu, étendu sur sa couchette, il se présentait à lui-même. Depuis que sa nomination était acquise, il avait vécu dans un tel tourbillon de sentiments et d’idées, dans un tel tohu-bohu de courses et de préparatifs, d’obligations et de démarches, qu’il n’avait pas eu le moindre loisir pour faire le tour de l’homme neuf surgi en lui. En ce début de voyage, il trouvait les premières heures de liberté dont il pût profiter pour prendre pied dans sa personnalité nouvelle, pour pénétrer dans un cœur, dans un cerveau élargis, réglés non plus aux battements d’une patrie, mais au rythme de la marche humaine.
Drame ardent qui palpitait dans la lumière morne et dans l’air lourd de cette cabine étroite, drame fiévreux joué par un homme qui, franchissant l’interminable étape du traditionalisme, se trouvait tout à coup dans les faubourgs d’une cité neuve, édifiée au seuil d’un monde inconnu dont il allait devenir le citoyen !
La pensée l’obsédait de devoirs immenses et qu’il ne pouvait même pas se préparer à affronter mentalement dans l’ignorance où il était de leur formule précise ; l’idée l’hallucinait qu’il allait porter, pour une parcelle au moins, le poids du rêve pacifique des hommes. Il ne concevait nettement qu’une seule chose : la nécessité de s’arracher pour œuvrer utilement, aux dernières vieilles conceptions, aux ultimes sentiments surannés qui traînaient encore en lui, comme il venait de le constater.
Un mélange de terreurs, d’allégresses et d’exaltations lui tenait les yeux ouverts. Il se levait souvent, lâchait le lourd store et appuyait son front contre la vitre, il voyait passer dans la nuit la masse confuse des bois, la silhouette sombre des collines, de grands trous de lumière au bout de plaines vite dépassées, des maisons endormies et qui lui semblaient gigantesques, le miroitement bref d’une surface d’eau. Il lui semblait qu’il ne voyageait plus sur la terre de France, que le train, dévié de son trajet, l’emportait à travers des paysages fantastiques, vers quelque terre qu’il allait découvrir…
Pourtant, l’arrêt de Dijon lui permit de se ressaisir. Le doute de soi-même ne persiste jamais bien longtemps dans les esprits formés par la dogmatique de grandes écoles et le rituel de certains partis. Depuis quelques heures, s’abandonnant, il ne percevait l’œuvre à laquelle il allait collaborer qu’avec sa sensibilité, il ne la saisissait qu’avec son frisson. Dans les émotions du départ, presque malgré lui, il l’avait immergé dans le vaste océan de la vie, la mêlant à ses houles, à ses flux et à ses frémissements. Il n’était pas homme à accepter longtemps des impressions que ne contrôlait plus son intellectualité passionnée.
Les lumières et le mouvement de la gare sonore sous son toit de verre, un simple bock qu’il se fit passer par la portière, suffirent à le ramener dans la ligne de ses habitudes d’esprit. S’étant recouché aussitôt que le train eut repris sa marche, il se mit à inventorier, méthodiquement cette fois, la situation. Et d’abord les résultats obtenus jusqu’à ce jour par la Société des Nations : affaire des îles d’Aland ; différend de la Pologne et de la Lithuanie ; affaire de Silésie ; constitution de Dantzig en ville libre ; reconstitution financière de l’Autriche ; Cour permanente de justice internationale ; étude et résolutions à propos de l’hygiène, de l’esclavage, de l’opium, des publications obscènes, des communications ; rapport sur l’unification des législations relatives aux lettres de change ; rapport sur le problème des matières premières, mémorandum sur les monnaies, sur la situation économique de l’Albanie. C’était là une œuvre déjà importante, suffisante en tout cas pour défendre la Société des Nations contre l’accusation d’impuissance dont la malveillance intéressée la harcelait. La première moisson justifiait tous les espoirs et permettait de promettre mieux encore aux hommes affamés.
Comme il venait de se documenter hâtivement, dans sa mémoire encore fraîche il retrouvait la plupart des traités et engagements internationaux enregistrés par le secrétariat, il passait en revue la situation des divers mandats sur le Togo, la Palestine, le Samoa…
Déjà, il s’était guéri de la fièvre exaltée de la première partie de sa nuit, de cette fièvre qui, un instant, l’avait grandi jusqu’aux proportions de l’espoir humain lui-même inconscient et véhément. Son cerveau avait repris le jeu normal de son fonctionnement politique…
Il s’endormit en formulant par habitude un programme.
À la gare de Cornavin, le lendemain matin, c’était le tohu-bohu. Le train, la veille au soir, ne lui avait pas paru aussi bondé : des retardataires qui arrivaient à la dernière heure pour l’ouverture solennelle de la cinquième Assemblée générale de la Société des Nations. On réclamait des bagages, on hélait des porteurs ou des voitures, on cherchait les omnibus d’hôtels rangés dans la cour, le long du trottoir. On criait, on bavardait, on s’informait dans toutes les langues et avec tous les accents. Ne sachant encore comment il organiserait définitivement sa vie, Morchaud avait retenu une chambre à l’Hôtel de Russie. Mais il ne songeait guère à gagner son gîte. Il restait debout sur le terre-plein, devant la gare, ses valises à la main, ému, indécis. C’est que le spectacle qui l’accueillait balayait de nouveau toutes les préoccupations de son cerveau. En contre-bas, le long d’une large rue, inondée de soleil et ponctuée d’ombre, plantée de mâts pavoisés, verdoyante de guirlandes de lierre, claquante de drapeaux, piquée d’écussons, traversée de banderoles portant des bienvenues, coupée d’arcs de triomphe, une foule coulait, au pas lent d’une procession, religieusement, vers une flaque d’eau bleue enfermée dans les angles droits des maisons. Au fond, au-dessus du peuple grave et du pavoisement multicolore, comme une émanation de la fête austère qui planait sur la ville, dans sa blancheur irréelle et ses lignes nettes burinées sur le ciel clair, montait un Mont-Blanc souverain ; sa sérénité éternelle paraissait avoir surgi, ce jour-là, des brumes qui presque toujours l’enveloppent, comme un conseil et une bénédiction aux hommes de bonne volonté.
Dans le hall de l’hôtel, tumultueux et encombré, Morchaud reconnut Hogart Dawson, un Anglais qu’il avait rencontré quelquefois dans les congrès interparlementaires et parmi le personnel de conférences ministérielles dont ils faisaient l’un et l’autre partie.
Cette première figure connue lui fut, dans son dépaysement, un grand réconfort. Il ne s’arrêta dans sa chambre que le temps d’ouvrir deux lettres déposées par des collègues français du quai Wilson et, ayant trouvé à son adresse une carte pour la séance inaugurale, il se fit indiquer immédiatement la route de la Salle de la Réformation. Le pont du Mont-Blanc était encombré, chargé d’autos qui roulaient vers la réunion, de citoyens qui, faisant la haie sur les trottoirs, regardaient passer les délégués des cinquante-deux États représentés. Bas et trapu, ce pont semblait presque flotter sur l’eau bleue. L’agitation de la rade, l’envolée du jet d’eau de la jetée, signe traditionnel de fête, au fond du décor la colline de Cologny, bonasse et lumineuse, piquée de maisons blanches, chaque détail de cette large toile, sans plans, sans ombres, se transformait en une source d’allégresse sacrée. Morchaud suivit un moment des yeux la maison flottante du Conseiller national Rigalier qui, tassée et confortable, remorquée par un canot à moteur, sortait des jetées en même temps qu’une barque de pierre démesurément large, livrée à l’effort puissant de deux voiles dorées – deux ailes qui faisaient un oiseau gracieux de ce lourd navire. Puis il arrêta un moment son regard émerveillé, vidé de son obsession intellectuelle, de sa sombre passion doctrinale, sur la roseur des vieux toits patinés qui se bousculaient, comme des dos de moutons pressés à la porte d’une étable tutélaire, à l’assaut des deux tours de Saint-Pierre pavoisées aux couleurs du Canton et de la Suisse, hautes dans leur prière grave et leur protection divine de la Cité.
La foule, à l’entrée de la Réformation, était filtrée par des contrôleurs sévères, mais débordés. Morchaud attendit au milieu de la cohue mitraillée par les prises de vues de cinémas, puis il fut dirigé sur l’intérieur. Mais là, il se trouva plongé dans une mer agitée d’humanité trépidante dont les remous l’empêchaient d’avancer et dont les crêtes – en l’espèce des épaules et de têtes hérissées autour de lui, – lui interdisaient de voir le décor qui l’entourait. Ce n’était pas ainsi qu’il s’était représenté la majesté du lieu. À Paris, il avait imaginé une procession solennelle, défilant religieusement dans un espace auguste et respecté, un cortège dans le genre des Panathénées. Plus rien ne valait contre l’envahissement, ni l’autorité du personnel de service, ni ses titres certains à prendre place sur l’estrade réservée aux fonctionnaires du Palais des Nations. Ceux-ci, noyés, submergés comme les autres, se voyaient incapables de fendre la masse de simples curieux qui n’avaient aucun droit à se trouver là. Une lourde mélancolie, mêlée à un énervement irrité, descendait en lui. Il parvint péniblement jusqu’à proximité de la porte ouverte sur la salle des séances. Mais là il se trouva bloqué. Il ne fallait pas songer à fendre les rangs d’hommes pressés, immobiles, figés là. De loin, il entendit la sonnette d’Hymans, président du Conseil de la Société des Nations et président provisoire de l’Assemblée, qui ouvrait la séance et sa voix qui commençait son discours.
Éreinté par les émotions de la veille et par sa nuit de voyage, écœuré, il résolut de regagner la sortie, le grand air, son hôtel et de prendre ses précautions le jour de la grande séance du Protocole en venant s’installer au moins une heure à l’avance.
Il se retrouva dans la rue en même temps que quelques-uns de ses collègues qui, eux aussi, se retiraient. L’un d’eux, qui le reconnut, le présenta aux autres et lui expliqua que cette séance inaugurale ne présentait aucun intérêt.
— Le discours, disait-il, vous le lirez ce soir dans les feuilles et, d’ailleurs, ce sera, comme toujours, un palmarès, une série de congratulations et un ordre du jour des travaux. Après, nomination de la Commission de vérification des pouvoirs. Vous pensez bien que tout cela n’est guère palpitant.
Déjà ses yeux ne regardaient plus ni le lac, ni la brumeuse et fuyante ligne du Jura, ni la côte légère… Il se grisait comme d’un philtre, de ces paroles d’un aîné dans la carrière qui l’initiaient aux rouages, aux traditions, aux coutumes des assemblées.
— Cette année, continuait Pozzioli, un autre collègue italien de la Section financière et économique, tout cela ressemble aux lasagnes qu’on sert avant le rôti. Les plats de résistance, les seules nourritures substantielles, celles qu’attendent les affamés, ce sont les discours de Macdonald et d’Herriot.
— Assurément, acquiesçait Morchaud. Il n’y a guère que cela qui compte. J’y pensais cette nuit, dans le train. C’est le sort même de la Société des Nations qui va se décider. Il est étroitement lié au sort du Protocole qu’elle va discuter. Elle sortira de cette épreuve triomphante ou frappée à mort. Elle n’a été inventée que pour organiser et fixer la paix. Si elle ne l’apporte pas…
À ce moment Perrion, du Bureau International du Travail, les rejoignit en courant. Pozzioli présenta encore l’un à l’autre les deux compatriotes :
— Vous savez ce qu’on dit, commença immédiatement Perrion, très ému. Il paraîtrait que Shottwell est parti d’urgence pour Lyon. Il aurait été exposer à Herriot le projet américain de désarmement. Je sais d’ailleurs qu’il a travaillé toute la nuit avec Harbord et Bliss.
— Bliss ? Le général qui représenta les États-Unis au Conseil suprême de Versailles ?
— Parfaitement.
Tous trois s’arrêtèrent, bouleversés. Puis Morchaud, épanoui de se trouver plongé aussi subitement et jusqu’au cou dans le grand mouvement et même dans ses coulisses et ses racontars confidentiels, reprit après réflexion :
— Oui, oui, pas de doute, nous touchons à une heure sérieuse. C’est par le Protocole que les États-Unis vont faire leur rentrée sur la scène d’Europe. Harbord et Bliss sont, malgré tout, mieux que des personnalités privées. Quel coup de théâtre s’ils avaient en poche leur nomination de délégués !
Dans le hall de l’hôtel, il retrouva Dawson déjà installé entre une pipe et un whisky-soda. L’Anglo-Saxon lui ayant désigné un fauteuil, au fond d’un de ces petits salons ouverts que forment de lourdes colonnes, commanda d’autorité, à son intention, un « Black and White » et le ramena immédiatement à la vie pratique. Il s’exprimait difficilement en français, et avec un tel accent qu’on eût dit qu’il se parodiait lui-même :
— Allez-vous rester dans cet hôtel ?
— Le moins longtemps possible, répondit Morchaud. J’ai hâte d’être chez moi… Seulement trouver un meublé agréable et pas trop cher…
— J’ai trouvé pour moi et peut-être, si vous voulez, pour vous aussi…
Dawson tira un instant sur sa Dunhill, puis s’expliqua :
— Dans trois semaines, deux collègues quittent la Société et leur appartement, là derrière… – il tendait le doigt, vaguement, dans la direction du square des Alpes, –… très confortable et épatant l’appartement, mais trop grand pour un gentleman… Voulez-vous avec moi ? Je l’ai déjà retenu.
— Avec plaisir, mais combien ?
— Quatre cents suisses par mois… Ça n’est rien ! nous sommes bien payés, et en livres… grâce à mon gouvernement.
L’homme long et sec rapprocha son fauteuil de celui de Morchaud et, tandis qu’il se penchait pour lui parler bas, sa figure de bois s’éclairait d’une sorte de cruauté égrillarde :
— Et puis, on entre par une voûte à deux issues, sur la rue et sur le square… Vous, ne pas comprendre ? C’est rassurant pour les femmes mariées.
Morchaud resta un instant abasourdi, mais cette allusion aux fêtes éventuelles de leur garçonnière ne lui déplut pas. Bien qu’Arlette ne l’eût que peu entravé dans l’indépendance de sa vie, il lui semblait pourtant que son départ lui avait rendu sa liberté. Il n’était pas d’un tempérament à n’en pas user. Par association d’idées, il songea à annoncer à son amie, sur une carte postale, sa bonne arrivée.
Mais déjà, tout en revenant du salon à écrire, il éprouvait la sensation qu’il venait de correspondre avec une morte.
La séance était finie à la Réformation et la Société des Nations déversait en foule ses sectateurs vers les salles de déjeuner. Le concierge, important, aimable, debout derrière sa table, répondant avec aisance aux interpellations de droite et de gauche, plongeant automatiquement sa main dans le casier de la correspondance pour distribuer journaux, imprimés et lettres aux voyageurs qu’il apercevait dans la cohue, donnait, subjuguait de son regard exercé et autoritaire le flot qui coulait devant lui.
Ce flot montait de la rue du Mont-Blanc par un court escalier dont deux sphinx, en ces circonstances particulièrement symboliques, gardaient les marches. Il envahissait le salon de gauche, se fondait dans la lumière diffuse de la verrière du hall, se ruait au téléphone, se canalisait le long du bas-côté vers l’ascenseur et les lavabos, grouillait sur l’escalier. Tous les fauteuils étaient maintenant occupés, toutes les tables chargées de cocktails, d’amers, de vermouths, de whiskys. Les colonnes latérales de faux marbre émergeaient d’un océan de crânes, de tignasses, de capelines, de turbans, du remous, du moutonnement des cheveux masculins et féminins, luisants et vaporeux, du frissonnement d’une forêt d’aigrettes folles, d’un parterre de fleurs artificielles, des vagues sombres de feutres arrondis. De chaque côté du grand Apollon en plâtre verni, par les glaces sans tain, on apercevait dans la salle à manger la masse triste des vestons, striée des nuances multicolores des robes et des blouses. C’étaient les plus affamés qui s’attablaient immédiatement, sans s’attarder à l’apéritif, pour déjeuner.
Au fond du hall, dans le quart de rotonde abritée d’un dais de verre qui prenait son point d’appui contre l’escalier, sur le divan en arc de cercle et sur les fauteuils autour des tables, un groupe s’installait, étrange : une femme-déesse le dominait, l’illuminait, mais de ces déesses délicieusement humaines par la grâce de leur beauté imprégnée de toutes leurs faiblesses. On n’aurait pu dire si le vertige qui, même de loin, émanait d’elle, était distillé par son visage tendrement magnifique ou par son corps rythmé et lascif. Elle ondulait dans des voiles superposés de mauves nuancés qui balançaient leurs lumières subtiles et mélancoliques vers les océans éclatants de ses blonds cheveux et vers les jades mouvants de ses boucles d’oreilles.
Trois hommes l’entouraient, gauches de désirs, ivres d’elle et qui paraissaient tous trois ses maris. Cependant son mari véritable, à l’écart, vêtu d’un costume un peu trop vert, de guêtres un peu trop beiges, coiffé de cheveux un peu trop lisses, s’intéressait plus à la fumée de son havane qu’à la contemplation de sa troublante femme.
Morchaud, en découvrant la divine apparition, ne put étouffer une brusque extase de ses yeux.
Dawson la remarqua et se leva en souriant :
— Vous ne seriez pas incorporé véritablement à la Société des Nations si je ne vous présentais pas à la belle Mme Rocco-Montès !
Et comme s’il se réjouissait sadiquement de perspectives troubles, il ajouta, avec ce regard cruel qu’ont les Anglo-Saxons vicieux :
— Je suis très fier d’avoir cet honneur…
Quand ils eurent fait leur cour à cette idole accueillante, l’Anglais, qui avait envie d’achever son verre, ramena Morchaud vers leur table. Celui-ci fût resté indéfiniment plongé dans le parfum poivré et frais qui flottait autour du beau corps.
— Magda est magnifique aujourd’hui, fit Dawson après avoir, au moyen de fortes aspirations, ranimé une fois de plus sa pipe.
— Madame Rocco… commença Jean.
— Oh ! vous pouvez dès maintenant l’appeler Magda… comme tout le monde. Ça lui fait plaisir. – Ici, il cligna de l’œil d’un air entendu. – Revenez prendre le café avec moi, tout à l’heure, je vous raconterai des choses… Je ne vous invite pas à ma table, car je digère mal quand je ne mange pas seul.
Morchaud fut d’ailleurs très heureux de trouver dans l’isolement l’occasion de se recueillir un instant et de classer les événements de sa première matinée à la Société des Nations.
Par les larges fenêtres, le lac jetait dans la salle ses miroitements d’eau. Une circulation intense de serveurs croisait les hors-d’œuvre avec les nouilles au gratin, les rôtis avec le artichauts. On piaillait, pépiait, pontifiait, commentait, discourait autour de toutes les nappes illuminées par les taches dorées des vins vaudois dans les verres.
« D’abord, se dit Morchaud, ce mufle d’Anglais veut faire croire qu’il est au mieux avec Mme Rocco-Montès et que Mme Rocco-Montès est au mieux avec tout le monde. C’est d’une belle moralité pour un homme qui prétend collaborer à l’édification d’un ordre nouveau !… »
Il interrompit ses réflexions pour enlever les arêtes de la féra meunière qu’on venait de poser devant lui, escortée de deux pommes à l’eau, ses inséparables compagnes d’éternité.
Puis, il continua à méditer :
« S’il y a beaucoup de fonctionnaires de cet acabit, il faudra que je fasse comprendre à Herriot et à la Rue de Valois qu’avant toute chose, il est nécessaire, il est indispensable pour la France et pour les puissances intéressées au Covenant de n’envoyer ici qu’un personnel de choix, trié sur le volet et surtout de caractère plus sérieux. Nous ne réussirons qu’autant que nous serons tous comme la femme de César, sans une défaillance… »
Nourri des dernières miettes de la phraséologie robespierrienne, Morchaud, comme tous les démocrates, nous l’avons dit, croyait dur comme fer, et tout en prenant personnellement avec elle des libertés, à la valeur éducative de la Vertu sur les masses.
Poussé par la curiosité, il revint pourtant prendre le café dans le hall avec son collègue britannique, comme celui-ci l’y avait invité.
Mme Rocco-Montès, le déjeuner terminé, avait regagné le divan en rotonde à qui sa seule présence conférait une sorte de majesté de trône.
— Vous vous demandez probablement, ou vous vous demanderez bientôt, commença Dawson, comme tout nouvel arrivant sur le quai Wilson, pourquoi M. et Mme Rocco-Montès sont fixés à Genève, en marge de notre monde… par quel miracle ce diplomate, vraisemblablement originaire du Sud-Amérique, y représente la petite république nègre de Batang et comment, n’étant qu’un officieux messager d’un pays qui n’est pas encore admis dans la Société, il jouit ici d’une influence presque souveraine. Le fait est !… Dans les coulisses de la S.D.N., il fait, comme vous dites, la pluie et le beau temps. Vous verrez les personnages que l’on rencontre dans les salons du couple… Car vous serez invité !… Vous verrez les hommes les plus considérables faire antichambre à la villa de Florissant ! Vous verrez que personne n’oublie de convier les Rocco-Montès à la plus intime des réceptions… Influence souveraine, vous dis-je !…
Morchaud regardait son collègue de ses yeux arrondis par l’étonnement et par le malaise. Ce préambule indiquait une révélation désagréable qui ternirait peut-être la construction idéale dont il avait, au premier regard, enveloppé la magnifique exotique. Mais en même temps, et sans qu’il remarquât cette contradiction, une vague espérance chatouillait ses nerfs et ses sens. Si cet être qui, comme un coup de vent venu de l’inconnu soulève tout à coup les flots, avait soudain gonflé en lui une tempête de désirs, n’était pas aussi inaccessible que le faisait supposer sa splendeur hautaine !…
Mais déjà Dawson continuait :
— Demandez le secret au professeur Duparc, ici même à Genève. C’est le maître de la prospection. Il sait ce qu’il en est. Ce mouchoir de poche de Batang, pas tout à fait aussi grand que la Suisse, s’étale du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, en long et en large, sur un sous-sol bourré de pechblende… de pechblende d’où l’on extrait le radium. C’est le plus riche gisement connu… Alors, vous commencez à comprendre ?…
Morchaud ne comprenait que trop. Autour des Rocco-Montès, en marge évidemment de cette vaste entreprise fraternelle de désintéressement et de pacification, mais quand même à l’abri de sa sérénité apparente, c’était donc la ruée, comme partout ailleurs, des appétits nationaux et des frénésies particulières ! Le Français ne devait pas tarder à apprendre que l’Angleterre, avec tous ses agents fixes ou temporaires à Genève, avec toutes ses forces d’intrigue et de persuasion, n’était pas la moins ardente à manœuvrer. Le pechblende de Batang valait autant et mieux que le pétrole de Mossoul.
Morchaud, évadé du brouhaha du hall, remâchait cette première désillusion en s’installant dans sa chambre.
D’ailleurs, on ne lui laissa guère de loisirs. Du bureau du concierge, on le prévint bientôt qu’on le priait de descendre. Une bande de journalistes parisiens qu’il connaissait de tous les congrès politiques, de la Chambre, des rédactions, au courant de son influence et de l’importance de sa situation, l’avait fait demander.
Il y avait là l’Agence Radio, l’Agence Havas, le Temps, le Petit Parisien, le Matin, le Journal et les représentants les plus authentiques du radicalisme journalistique.
En une heure, l’état d’esprit du hall, toujours grouillant, avait complètement changé.
Personne ne s’intéressait plus à ce qui se passait à la Réformation. L’élection de Motta, sans concurrents, à la Présidence de la cinquième Assemblée était assurée. On ne s’était guère dérangé pour assister à cette formalité.
Libérés, les gens, un court instant absorbés par la séance solennelle d’ouverture du matin, erraient maintenant dans l’enthousiasme angoissé de l’attente. Morchaud se trouva plongé tout à coup dans leur exaltation. Sa brûlure ardente cicatrisa immédiatement les égratignures encore fraîches. On attendait pour le lendemain, dix-huit heures, l’arrivée d’Herriot. Il arriverait de Lyon en automobile. Le mercredi matin, par l’express de Paris, débarquerait Macdonald : les deux premiers ministres pénétreraient dans Genève précédés de la colonne de fumée des prophètes, nimbés de la lumière des Rédempteurs ! De leur réunion allaient naître les Temps modernes, les Temps rachetés, les Temps sauvés ! Entre les murs austères de la Réformation, en deux discours, ils allaient poser les assises de l’Avenir ! Le Protocole, forgé au feu de l’idéal qui les dévorait, sortirait vivant et trempé de deux séances aussi solennelles que le matin du Mont Sinaï ! On sentait frémir, dans la nuit de ce qui n’est pas encore, le statut définitif, le statut d’amour et de paix d’une Humanité régénérée ! Bien mieux ! La Société des Nations, berceau du Protocole, foyer dont la chaleur avait couvé le Salut, la Société des Nations, née de la guerre débile et mourante, allait, de ce triomphe et après avoir vagi dans la douleur, sortir invincible, immortelle, érigée en conscience souveraine et en arbitre de la Terre.
Morchaud perdit vite la tête dans cette atmosphère de gloire et de foi. Pour s’exprimer en termes moins choisis que son espérance propre, les journalistes le chauffaient à blanc. C’était bien « cela » qu’il était venu chercher, « cela » dont il avait rêvé dans les heures ardentes où, logiquement, toute sa pensée politique le conduisait, hors des frontières de sa patrie, vers la Genève de l’aube universelle !
Les correspondants spéciaux qui l’entouraient étaient très énervés, plus agités que les autres acteurs ou spectateurs du grand événement. Au soulèvement des idées se mêlait pour eux la préoccupation des devoirs professionnels. Sauf les représentants des puissantes rédactions qui avaient envoyé un reporter et un chroniqueur, sauf deux ou trois autres journalistes qui s’étaient entendus avec des professionnels locaux, Trollux, de la Tribune, Sommer, de la Suisse, pour tout ce qui concernait l’information pittoresque, la plupart étaient tenus à des besognes multiples, aussi bien à renseigner leurs lecteurs sur les détails de l’arrivée des deux premiers ministres que sur les solutions que ceux-ci allaient jeter du haut de la tribune sur l’Assemblée, sur le monde.
À droite et à gauche de leur groupe, quelques sceptiques étaient aux prises avec les enthousiastes. On entendait des bribes de phrases :
— … Bien sûr, quelques différences de détails, mais l’idée générale est commune…
— C’est fait… la guerre est enterrée, cette fois. Vous allez voir l’émotion générale !…
— … Herriot et Macdonald vont exposer publiquement les nuances sur lesquelles ils diffèrent, mais d’avance ils sont d’accord sur les concessions…
Drosa, un juriste italien, affirmait, en gesticulant. M. Garay, délégué de Panama, Président de l’organisation technique, discourait, sa face brûlée animée d’un feu intérieur. Bouksanine, un Norvégien de la Section financière, était soulevé de cette ardeur froide des gens du Nord.
Bostos, un Espagnol glabre, remarquait pourtant :
— Ce ne sont pas deux discours qui vont purifier le sang humain du sang des loups qui y est mêlé.
Un peu partout des hommes et des femmes, qui n’appartenaient ni aux bureaux ni aux délégations, intriguaient pour obtenir des entrées à la fameuse séance ; quelques professionnels se plaignaient hautement que les bancs de bois des galeries, même ceux réservés à la presse de tous les pays, fussent accaparés exclusivement par les journalistes anglo-saxons ou distribués aux passagers britanniques et américains des cars d’excursion spécialement frétés pour cette occasion à Annecy, à Évian et à Aix-les-Bains. Quelques hommes d’affaires, dans les coins, posément, froidement, bâtissaient des plans pour la mise en coupe réglée des temps nouveaux.
Les saluts à l’aurore fraternelle, les demandes de places, les discussions, les pronostics, les ébauches d’affaires, toutes les voix sonores ou sourdes, criardes ou graves, étaient mêlées aux bruits des tasses à thé, des cafés au lait, des plateaux. Des essaims d’hommes guettaient des fauteuils libres, debout autour d’actrices notoires qui commençaient à prendre l’habitude d’illuminer de leurs fards et de leurs bijoux les Assemblées de la S.D.N. comme la salle de jeux de Deauville, les terrasses de la Conférence de Gênes, les jardins de Cannes, ou les salons de Ciro et du Ritz. L’ascenseur n’arrêtait pas ses courses rapides ; on montait et descendait en cascades intarissables l’escalier qui débouchait au fond du couloir latéral gauche, près des lavabos, très fréquentés eux aussi. Partout, toujours, sur toutes les lèvres, on entendait passer les noms « Macdonald, Herriot… Herriot, Macdonald… » mêlés aux mots ronflants « … Paix… Monde nouveau… Heure historique… Grand événement… ». Chacun d’ailleurs coulait dans ces syllabes qui, à force d’être proférées, s’étaient vidées en partie de leur sens primitif, outre l’idée générale, la perspective d’une sorte de paradis où pourraient s’épanouir ses instincts et ses intérêts.
Les journalistes emmenèrent Morchaud vers six heures.
Comme le hall de l’Hôtel de Russie, la ville était soulevée d’une émotion sacrée. Genève avait retrouvé la grande allégresse du jour de l’armistice. Elle attendait, dans l’orgueil d’être le décor de la solennelle journée humaine, l’arrivée des deux apôtres, porteurs de la lumière qui tomberait sur les peuples du haut des tours de Saint-Pierre, une deuxième fois. La foule était animée d’une austère joie calviniste, mêlée aux manifestations plus exubérantes des étrangers. Elle circulait sans but précis, sans autre dessein que de se plonger dans l’atmosphère heureuse, de s’imprégner de la grande Idée qui flottait dans la clarté lémanique, d’assister au Grand Événement.
Quelques ouvriers, pourtant, traînaient sur le pont du Mont-Blanc, les mains aux poches, narquois, raillant en divers jargons suisses, allemands, italiens, les espérances bourgeoises, sans trop oser cependant afficher leur scepticisme, tant la cohue humaine était décidée à croire. On ne devait pas, à la veille du 14 Juillet 1789, voir venir la vie avec d’autres yeux, ni en une autre tenue d’habits endimanchés. Il éclatait dans les regards et dans les voix qu’après une rude montée, le monde, encore frémissant d’efforts et d’angoisses, arrivait sur un col aéré, devant une perspective claire de plaines fécondes et de cités heureuses.
Morchaud se dilatait dans son rêve diffus sous le ciel limpide, sur l’eau frissonnante d’une joie paisible, fendue par une grande barque qui, arrivant au port, ailes déployées, paraissait symbolique. Les vapeurs, chargés d’hommes joyeux, comme des nageurs barbotaient de leurs grandes roues latérales ; les canots et les mouches, les « essences » rapides, tous les esquifs noirs, grouillants de passagers, laissaient des chants religieux ou profanes dans leur sillage et paraissaient transporter les Nations libérées vers des rives paradisiaques.
Chez Rolfo, au Nord, à la Centrale, à la Couronne, le long des Rues Basses, de la rue du Rhône, la même jubilation dilatait les visages, animait les gestes, enflammait les yeux.
Oui, c’était bien vers ces minutes inoubliables que Morchaud était venu du fond de sa destinée. Plus de doute, maintenant, qu’il ne touchât à l’Heure espérée, à l’Heure de sa Foi ! Cette vague d’enthousiasme n’agitait pas, ne soulevait pas que le peuple de Genève… La Terre entière était bouleversée par une puissante, une irrésistible marée d’espérance qui balaierait, il en était sûr, il le sentait, les résistances, les gouvernements rétifs, les hommes rebelles. La Victoire était acquise. La cérémonie attendue des échanges de discours n’était plus, par la volonté universelle, qu’une formalité. Ses premières et menues désillusions des premiers instants s’étaient évanouies, effacées par cette grave exaltation réfléchie qui était la forme d’émotion de la Ville du libre examen. Les étrangers y mêlaient leur fièvre plus instinctive, plus extérieure, plus bruyante et l’amalgame s’accomplissait sous le signe blanc de la chaîne des Alpes, dressée et étendue au fond de la rade, sur un divan de verdure, radieuse, elle aussi, d’une de ses plus rares puretés. Seuls les hauts quartiers de l’aristocratie financière demeuraient muets, fermés, dédaigneux, renfrognés dans leur rêve toujours vivace d’hégémonie et de domination que menaçait dans ses intérêts, cette libération des peuples.
Au Cintra, dans le décor élégant de faux tonneaux et de boiseries couleur vieux-Madère, l’animation était extrême.
Sans autre cérémonie, la bande de journalistes, que Morchaud n’avait pas quittée, s’assit à des tables déjà bondées. Une femme au visage inquiétant, tant il était froidement énergique, les présidait. Ses jupes très courtes étaient relevées très haut, ses cheveux coupés et ébouriffés lui prêtaient un aspect léonin. En suçotant son verre à moitié plein de porto, elle clignait les yeux derrière ses grosses lunettes d’écaille, avec l’air d’avoir plus d’un tour dans son sac. Lily Backwell occupait un poste et exerçait une influence très importante au département de la dactylographie de la S.D.N. Elle devait cette situation à ses sérieuses qualités d’énergie et de travail. Son autorité était grande au palais du quai Wilson. Maîtresse officielle d’un haut fonctionnaire tchéco-slovaque de la Section juridique, elle ne lui accordait, racontait-on, que la satisfaction du titre, réservant à quelques autres les avantages effectifs de la fonction. Elle parlait haut, péremptoire et autoritaire, en femme qui, nourrie dans le sérail, ne se laisse pas prendre aux apparences et sait bien où gisent les réalités.
— Un peu plus, disait-elle, ils se laissaient tous emballer à l’Assemblée et on n’aurait rien fait d’utile pendant tout septembre. J’ai été obligée de rappeler à Marinkowitch que la Commission de l’ordre du jour devait exiger que la première Commission abordât la révision de l’article 27 du règlement intérieur de l’Assemblée, proposée par les Pays-Bas…
Elle s’exprimait en anglais, coupant, par politesse diplomatique pour les étrangers qui l’écoutaient, la langue de Shakespeare de phrases françaises prononcées avec un accent tel qu’on les distinguait à peine des autres.
Un journaliste interrompit par ces mots qui semblaient étranges, tombant de lèvres trop rouges :
— Est-ce qu’on aime toujours beaucoup au quai Wilson ?
— C’est idiot de répandre cette légende dans le public. C’est une calomnie, une pure calomnie… Au début, je ne dis pas que…
— Évidemment, reprenait le journaliste, des hommes pas très vieux, des filles très jeunes, tout à coup lâchés seuls dans la vie, et surtout dans un ancien hôtel encore plein de divans, de lits, de baignoires…
Un autre ajouta :
— Et tous, pourris de livres sterling…
Lily Backwell coupa court, de son ton tranchant.
— Mais on s’est calmé depuis longtemps. Aujourd’hui c’est malhonnêteté de prétendre que… Sir Eric Drummond a rétabli l’ordre et instauré une discipline… Il y a peut-être encore quelques brebis galeuses, comme disent les Français…, mais quelle est la réunion humaine qui n’en compte pas ?…
— Ta, ta, ta, ta… interrompit un reporter parisien, décidé à taquiner le fonctionnaire britannique. J’ai eu l’idée d’aller interviewer le jardinier de votre boîte. Il m’a raconté que tous les matins il ramassait sous les fenêtres des bureaux quelques preuves… britanniques, chère mademoiselle, des amours de vos subordonnées…
Miss Backwell pinça les lèvres et pria son voisin de lui commander un autre porto.
Éreinté par les émotions de cette première journée, Morchaud se réveilla tard. Le maître d’hôtel d’étage lui apporta son café au lait et le concierge son courrier. Il se jeta d’abord sur le Journal de la cinquième Assemblée de la Société des Nations qui, à chaque session, est abondamment distribué dans tous les hôtels de Genève. Puis il remarqua une lettre non affranchie, portée à la main. Écriture inconnue, mais pleine d’élégance, de distinction et de féminité :
« Genève, 2 septembre.
« Cher Monsieur,
« Avant que les réceptions organisées pour nos grands hommes ne vous accaparent, voulez-vous nous faire le plaisir, à mon mari et à moi, de venir prendre cet après-midi à Florissant une tasse de thé ? Excusez mon invitation tardive puisque je n’ai le plaisir de vous connaître que depuis hier, et veuillez trouver ici les sentiments distingués de
« Magda Rocco-Montès. »
Morchaud calcula immédiatement que, suivant l’horaire prévu, Herriot ne devant arriver qu’à dix-huit heures aux Bergues, il avait largement le temps de répondre à seize heures à l’invitation de la belle représentante du royaume de Batang.
« Qui sait ? se dit-il, souriant, en boutonnant son gilet, le radium sera peut-être pour moi… »
Il se mit en route vers le Palais des Nations, ayant résolu de profiter de cette matinée de loisirs pour prendre immédiatement contact avec le milieu où il allait travailler.
Il s’arrêta, malgré lui enlevé à toute préoccupation, quand, au tournant du boulevard, après le casino municipal, il vit s’étendre entre le quai de pierre, les bouquets d’arbres de la promenade Plantamour et les collines vertes de la rive opposée, l’étendue de l’eau bleue. En dépit de la légère brume qui semblait dorloter sa surface, si polie qu’on avait envie d’y passer la main, il montait de la pureté de ce flot souverainement calme une lumière de fête. Même l’éclat brutal des géraniums et des bégonias de la promenade s’adoucissait dans l’air léger de paradis. Au fond du décor, la pointe de Bellerive et, plus lointaine, plus estompée, celle d’Yvoire, s’enfonçaient comme des ombres heureuses dans l’onde paisible, tandis que les montagnes vaudoises qui fermaient le tableau n’étaient que de vaporeuses grisailles sur un ciel clair.
On avait prévenu Morchaud, s’il désirait être introduit rapidement auprès du Premier Secrétaire général, sir Eric Drummond, ou auprès de tout autre chef de service, qu’il devait demander d’abord aux huissiers de service de le conduire au bureau d’une dactylographe importante. Il fit donc porter sa carte à miss Lily Blackwell. Elle le fit attendre un instant car il importait de laisser comprendre qu’elle était surchargée de besogne, accablée de visites, et qu’elle ne pouvait guère accueillir un visiteur à l’impromptu. L’huissier l’avertit que miss Blackwell lui demandait dix minutes, un quart d’heure peut-être de patience. Il en profila pour examiner le hall du Palais Hôtel, pour goûter la joie de marcher sur de belles carpettes d’Orient, pour s’intéresser au mouvement des visiteurs, émus de pénétrer dans le temple, et du personnel imbu de son importance et qui s’appliquait, par la manière de s’aborder, de converser, de sourire, à donner l’impression qu’il constituait une sorte d’aristocratie internationale. Il lut les affiches apposées contre les murs, les notes de service. N’était-il pas désormais de la maison ? N’était-ce pas là le cadre de sa nouvelle vie ? Il poussa même, tout en flânant dans les couloirs, la canne au dos, jusqu’à la salle du Conseil. Les grandes tables en fer à cheval, les fauteuils de cuir du bureau, les bancs du public et de la presse, noyés dans la tonalité bleue des tapis, avaient un air gauche et niais dans leur vacuité. Il visita aussi la Salle des Commissions, installée dans la véranda. D’ailleurs, là comme ici, ce qui sollicitait surtout son attention, c’était l’admirable vue de lac et de coteaux qui s’encadrait dans les fenêtres au-delà du premier plan de parterres et de fleurs pourpres.
Il examinait la salle de la presse, sombre et confortable dans ses boiseries, avec sa tournure de bar, quand on l’appela. On l’enfourna dans un rapide ascenseur qui le déposa dans une vaste rotonde, chaudement tapissée, elle aussi. L’huissier lui indiqua le chemin et le lâcha, perdu au milieu d’un va-et-vient de jeunes hommes en jaquette et de filles hautaines qui, toutes, s’étaient avec leurs cheveux coupés et leurs lunettes d’écaille, imposées une sorte d’uniforme. Les uns et les autres portaient papiers, serviettes et dossiers comme le Saint Sacrement. Il marchait dans les couloirs, cherchant le nom de Lily Backwell sur les cartes de visite épinglées aux vantaux et qui étalaient les assonances de toutes les langues du monde. Par quelques portes ouvertes, il apercevait les porcelaines blanches et les nickels brillants des cabinets de toilette, des meubles anglais chargés de paperasses, de lampes, de livres, de machines à écrire ; il entrevoyait des graphiques, des portraits, des tableaux aux murs.
L’appareil administratif n’avait pas encore absorbé toute l’atmosphère du palace. Il restait dans l’air un peu d’instabilité et de provisoire. Ses hôtes actuels y paraissaient, comme les précédents, campés momentanément.
Enfin Morchaud découvrit la pièce où était installée Lily Backwell. Il trouva la jeune femme affairée derrière un bureau américain, donnant des signatures, répondant au téléphone, distribuant des ordres à ses secrétaires, hachant de remarques, de demandes, de réponses, la conversation avec son visiteur installé sur un divan fatigué de panne verte. En face de lui, sur la cheminée, s’entassaient les brochures, les journaux, les revues ; de cet océan de papiers émergeait une potiche en faux Satsuma. Aux murs, un grand portrait du président Wilson et quelques caricatures de personnalités de la S.D.N. parues dans des journaux illustrés : histoire de se donner une allure indépendante. Un peu partout, des chaises encombrées de Underwood, de Woodstock, de Royal, de chemises cartonnées, de codes divers, de piles de journaux : le désordre inévitable… ce qui mène le monde enfin !
En une minute de calme, Lily Backwell put demander au téléphone sir Eric Drummond. On répondit de son cabinet que le Secrétaire général attendait immédiatement M. Morchaud.
Ce n’est pas sans émotion que celui-ci aborda l’ancien collaborateur de Lloyd George et qui faillit être son ministre. D’abord, il se sentit glacé par l’accueil du haut personnage dont il ne devait que plus tard découvrir sous la froide réserve, la mesure, la conscience, la finesse et la touchante timidité.
Heureusement que deux Français, MM. Avenol, secrétaire général adjoint, et Mantoux, directeur du département politique, et un Italien, M. Attolico, sous-secrétaire général, atténuèrent par leur présence la frigidité de la réception. M. Nitobe, autre sous-secrétaire général, après un salut un peu cérémonieux, continua dans le bureau à vaquer à diverses besognes.
L’entrevue, ce jour-là, fut assez brève étant données les circonstances. Sir Eric Drummond et Morchaud décidèrent de se revoir, après les événements, pour déterminer plus à fond les fonctions du nouveau fonctionnaire.
Au moment où Morchaud fermait la porte du cabinet du Secrétaire général, sortit d’un bureau voisin une grande fille qui portait des chemises bourrées et une machine à sténographier. Dans l’ombre du couloir, il la vit mal d’abord, mais il lui sembla pourtant reconnaître une silhouette et aussi un parfum… Sa mémoire ne put préciser… La femme avait fait quelques pas, s’était retournée, elle aussi… Elle revint résolument en arrière :
— Vous ne me reconnaissez pas ?… Une femme change de vingt à trente ans.
— Éva Marine, fit-il stupéfait.
Et du fond de son passé trouble, encombré de visions vagues, voici que montaient des jours de lumière, un grand amour d’une année, des soirs de restaurant et de music-hall, des bonheurs jeunes, des rires dans les jardins, une adolescente blonde rencontrée presque à ses débuts dans les bureaux du radicalisme, tout un passé !…
Et la Pentecôte à Saint-Aubin ! et l’hôtel meublé de la rue de Rennes !… Éva Marine !
Il posa la question stupide :
— Vous êtes ici ?
— Oui, à la Section politique.
Elle ajouta, plus bas, comme un reproche à la vie :
— Enfin, je mange assez souvent à ma faim.
Morchaud restait tout bête. Que dire ?
— C’est drôle de se retrouver là, articula-t-il machinalement. Moi aussi j’entre à la Société. On pourra se voir souvent.
— Oui, oui… Mais…
— Ah ! oui… Je comprends.
Il lui tendit la main.
— À bientôt… quand même.
Le long du quai Wilson, il s’en alla, mal à l’aise. Éva Marine avait un amant ! C’était hors de doute. Il y avait eu sur ses lèvres un « Mais » suffisamment révélateur. N’était-elle pas libre après tout de mener son existence comme bon lui semblait ? Quel droit avait-il sur sa vie ? Depuis dix ans, depuis qu’ils s’étaient séparés, s’était-il préoccupé d’elle ? S’était-il inquiété des aventures vers lesquelles la rupture avait pu la jeter ? Qu’était-elle restée pour lui ? Pas même une camarade. Il l’avait froidement, cruellement perdue de vue, malgré la douceur de ce qui les avait liés. Et pourtant, tout en marchant, un frémissement jaloux et douloureux lui traversait le cœur. Il avait tout à coup retrouvé au fond de son cerveau des images précises de possession, comme un parfum fané de leurs soirs de jadis… Sans aucune raison, il se mit à souffrir aigrement en évoquant entre les bras de la jeune femme un autre homme que lui. Pourtant il ne l’aimait plus, il ne la désirait même plus. Mais il saignait dans ses souvenirs et dans le remords de la mauvaise rupture.
Il fut hanté par cette rencontre pendant le déjeuner et jusqu’au seuil de la villa des Rocco-Montès. À la grille il rencontra Fachtenov, du Secrétariat générai, qu’il connaissait depuis la veille :
— Ah ! vous êtes de la petite fête, lui dit celui-ci. On vous chauffe déjà. Évidemment. Vous pourriez être chargé du rapport sur l’admission de Batang.
Le rez-de-chaussée était déjà encombré de groupes mouvants qui se formaient et s’égaillaient sans cesse. Les salons ronronnaient de conversations, bourdonnaient de rires, s’enflaient de brouhaha, tandis que les chocs cristallins du service du buffet, installé dans la salle à manger, les traversaient sans interruption. Ils étaient meublés avec un goût d’autant plus sûr que leur luxe un peu exotique frisait sans cesse le manque de tact sans y tomber jamais. Ce qui est le signe d’une maîtrise incontestable. Naturellement l’art de Batang y était largement représenté dans tout ce qu’il avait d’éclatant et de brutal : par des bas-reliefs un peu primitifs d’ivoire, par des soieries violentes, par des cuivres lumineux comme des coups de clairon. Mais ce décor barbare était, fondu dans de délicieuses et douces étoffes françaises, dompté par des meubles délicats dont le galbe harmonieux et les bois discrets paraissaient timides au milieu de l’effronterie des autres lignes et des autres teintes ; il était corrigé par de beaux bibelots italiens, par les rutilances atténuées d’œuvres espagnoles, par de hauts tapis moelleux comme une mousse aux pieds.
Les salles de réception descendaient par trois marches dans un jardin à la genevoise dont un chêne, souvenir de la vieille forêt burgonde, couvrait sous ses puissantes ramures le gazon peigné, les corbeilles de roses naines et d’œillets.
Mme Rocco-Montès s’installa d’abord avec Morchaud, pour le mettre à son aise, sur un divan d’angle :
— Je suis bien heureuse que vous ayez accepté mon invitation. J’avais envie de faire meilleure connaissance avec vous.
Elle laissa au jeune homme, en femme du monde experte, le temps de bredouiller une politesse, puis elle reprit :
— J’aurai besoin de vous rencontrer et de vous parler longuement après les grandes journées qui se préparent et qui bouleversent la vie. Je ne sais pourquoi… hier, quand Dawson vous a amené à notre table, j’ai senti en vous une foi neuve, une force désintéressée, tout ce que je n’ai jamais trouvé encore chez personne et ce qui est nécessaire pour faire triompher notre juste cause. Vous voyez que je suis brutalement franche et que je ne vous dissimule pas mes intentions.
« Diable, se dit Morchaud, elle n’est pas longue à mettre les choses en train… elle va droit au but. C’est une femme d’attaque. »
Puis à un sentiment de malaise et de crainte succéda une joie contenue devant la perspective de la revoir souvent.
Bientôt il fut submergé par l’odeur poivrée de santal qui montait de sa robe, mêlée au parfum d’ambre de ses cheveux ; ses yeux baignés dans le soleil qui entrait par les portes-fenêtres devenaient un mélange mouvant d’eau verte et de reflets dorés. Leurs genoux se frôlaient presque contre le bois d’un guéridon hindou.
— Vous verrez ! continuait-elle, avec quelques bons amis, l’hiver même est très agréable à Genève… On s’occupera de vous arracher à la bise…
M. Rocco-Montès, astiqué, luisant et veule, s’approchait de son pas fatigué. Il avait cette allure lasse, ce regard éteint dont les veilles passionnées stigmatisent les joueurs ; ses doigts, énervés de n’avoir rien à tenir, jouaient dans l’air des deux côtés de son corps gras.
— Darcy (c’était son surnom), lui dit sa femme en se levant, présentez M. Morchaud aux plus intéressants de ces messieurs et confiez-le ensuite, pour le buffet, à une de ces jeunes filles… Il faut que je m’occupe.
Morchaud fit tour à tour la connaissance de délégués ou de conseillers techniques belges, tchéco-slovaques, danois, autrichiens, de fonctionnaires suédois, anglais, serbes, suisses.
M. Rocco-Montès le présenta enfin à M. Norot, banquier genevois, mais d’origine piémontaise qui, en dépit de sa morgue, fréquentait assidûment ce salon. Il n’était probablement pas insensible aux charmes du radium de Batang. Ses cheveux grisonnants donnaient à sa figure matoise une fausse douceur. Son aspect bonasse, son accent sucré inquiétaient l’observateur comme le goût artificiel qui enveloppe un remède amer, surtout lorsqu’ils alternaient brusquement avec une raideur figée et un ton tranchant. Il était grand, souple, sportif et traînait dans la vie un air ennuyé. M. Norot, la connaissance faite, manœuvra immédiatement : pesant tous ses mots, visant manifestement à atteindre plusieurs buts en une seule phrase, cherchant à se concilier Morchaud qui pouvait être utile, sans, bien entendu, s’engager lui-même en quoi que ce soit ni lui permettre l’espoir d’être admis jamais parmi ses relations intimes, il voulait lui laisser entendre, sans trop préciser d’ailleurs que, seuls des intérêts supérieurs pouvaient l’amener dans ce milieu qui n’était pas le sien et où il se trouvait déplacé. Il daigna pourtant ajouter, pour paraître s’intéresser au nouvel arrivé et marquer en même temps les limites de leur future familiarité :
— Si vous avez jamais besoin de renseignements financiers, monsieur, je serai heureux de vous recevoir à ma banque de la rue du Stand.
Mais Rocco-Montès happait Morchaud et le faisait pivoter sur lui-même pour le mettre en présence d’une jeune fille. Le Français s’inclina :
— Mlle Waltaire à qui je vous confie pour qu’elle vous fasse restaurer. – M. Jean Morchaud, du Secrétariat général de la Société des Nations. – Le père de Mlle Waltaire, ajouta le diplomate in partibus, est président du Conseil d’administration et administrateur-délégué d’une puissante compagnie suisse, qui a des filiales dans tous les pays du monde : la Compagnie d’informations financières par T.S.F. avec l’appareil Tilbich…
— La Telibich, rectifia Morchaud pour montrer qu’il connaissait bien la célèbre entreprise qui, grâce au monopole d’un appareil incomparable, inventé par un Genevois, tenait tout le marché financier d’Europe et d’Amérique…
Rocco-Montès profita de trois minutes où la jeune fille s’était détournée, pour répondre à une question de Mme Darbout-Lasnier, l’intime de Magda, et il fournit tout bas au nouveau venu quelques informations supplémentaires :
— M. Waltaire est d’origine allemande ; il a changé l’orthographe de la fin de son nom quand il résolut de devenir un ami de la France. Sa femme, ses enfants et lui-même affichent depuis la guerre et à toute occasion des sentiments extrêmement gallophiles. Mais, malgré leur bonne volonté, certains affirment que l’hérédité…
Mlle Waltaire entraînait Morchaud vers le buffet.
Celui-ci trouva en Élisabeth Waltaire une jeune fille de forte éducation intellectuelle et morale. Mais son allure le surprit un peu. Cette première prise de contact comportait naturellement toutes sortes de réticences, de lieux communs, de réserve, de tâtonnements, voire d’hostilité. Le jeune homme s’étonnait que, sollicitée par une bande d’amis de golf, de tennis, de rowing, elle s’obstinât à se consacrer si longtemps à lui qu’elle ne connaissait que depuis quelques instants. Il se demandait si déjà se répandaient autour de lui, en auréole, les effluves prestigieux du radium dont on allait peut-être lui confier les destinées.
Comme il l’avait appris au seuil de la villa, le bruit s’était vite répandu qu’il serait chargé du rapport sur l’admission du Batang. Est-ce Mlle Waltaire ?… Tout en se posant cette question troublante, il essayait, au cours de leur entretien, de se reconnaître dans ce mélange de forte conscience luthérienne et de hâblerie méridionale, de culture sérieuse et de superficialité mondaine. Il découvrait surtout en elle, sans que ce travers, enveloppé de grâce et de tact, fût gênant, un besoin manifeste de paraître.
Bien qu’il fût fort accaparé, Morchaud, tout en causant, s’aperçut que les salons se vidaient lentement. On entendait vers la porte du vestibule des « déjà », des « excusez-moi », des « Herriot arrive »… Il y avait maintenant des espaces libres sur les tapis somptueux, ce qui permit au jeune homme de remarquer les rythmes extraordinaires, à la fois voluptueux et chastes, de la démarche de Mme Rocco-Montès. Était-ce à cause de cette démarche affolante qu’il dégustait maintenant dans une plus grande intimité, était-ce à cause de Mlle Waltaire ?… Morchaud sentait qu’il manquerait sans aucun remords l’arrivée du Président du Conseil.
Il ne se posait pas de questions d’ailleurs, s’abandonnant à la volupté presque nouvelle pour lui, habitué aux amours populaires, de se sentir entouré, choyé, courtisé par des femmes élégantes et, pensait-il, difficiles. Mais cette abdication ne dura qu’un moment. Quelques mots entendus, en passant près d’un groupe attardé, l’arrachèrent aux délices de Capoue, enflammant de nouveau d’un incendie irrésistible son cerveau plus exalté, au fond, que son cœur.
Sur le seuil, tout en enfilant le pardessus que lui tendait un valet, une autre série d’impressions l’envahit, comme un résumé rapide des conversations générales. Il se rappela avec malaise… Comme l’enthousiasme pour le grand événement du lendemain avait été tiède dans ce milieu d’hommes d’affaires et de diplomates ! Était-il de bon ton de retenir son émotion ou y possédait-on des renseignements inquiétants ? Ou, vraiment, tous ces hommes étaient-ils plus préoccupés de leurs intérêts particuliers que d’arracher les hommes à leur longue souffrance ? N’avait-il pas entendu même quelques plaisanteries déplacées d’esprits forts et qui prétendaient planer au-dessus des plus nobles envolées !
Il prit congé à son tour. L’automobile d’un secrétaire grec l’emmena vers l’hôtel des Bergues. C’était du balcon du restaurant qu’il devait assister à l’arrivée du ministre français. Son compagnon et lui durent quitter la voiture vers le Jardin anglais, devant le Monument National ; il était impossible au chauffeur de rouler à travers la foule qui avait envahi la chaussée. Elle s’écoulait lente et grave, cette foule, assez différente de celle de l’avant-veille, plus homogène, parce que tous les étrangers s’étaient installés à des fenêtres ou massés en face des Bergues et au haut de la rue du Mont-Blanc, vers la route de Lyon. Elle était, en cette partie de la ville, presque exclusivement genevoise et suisse, c’est-à-dire composée d’hommes les moins badauds du monde. Mais pourtant, persuadée qu’elle allait voir arriver l’Annonciateur des temps nouveaux, elle se dirigeait vers les Bergues comme les Juifs vers la porte de Jérusalem, au-devant de Jésus monté sur son ânon prédestiné. Quelques-uns, les vieux péclotiers du faubourg, essayaient bien, par habitude héréditaire, de plaisanter leur propre émotion, de blaguer encore, de blaguer toujours, mais sans parvenir à se prendre eux-mêmes à leur propre faconde ; ils ne recueillaient que des rires angoissés de complaisance. D’autres, à cette heure de tous les hommes, avaient, obéissant à une vieille coutume et par une contradiction étrange, arboré à leur boutonnière des insignes aux couleurs fédérales ou cantonales, néophytes qui portaient encore le signe des vieilles idoles, premiers citoyens du monde qui ne s’étaient pas encore dégagés du culte étroit de la Cité.
La rade, au déclin du soleil, était couverte de paillettes d’eau scintillantes qui illuminaient comme des millions de miroirs minuscules cette foule, maintenue au bout des ponts par des barrages de gendarmes en bicornes, à l’ancienne.
L’auto présidentielle était en retard ; les photographes et les cinéastes s’impatientaient, craignant d’être bientôt dans l’impossibilité d’opérer, puisque déjà les roseurs du crépuscule autour des parois du Salève et des clochers de Saint-Pierre s’imprégnaient d’ombre.
À grand’peine Morchaud était parvenu jusqu’au balcon central de la façade des Bergues. Pressé, immobile au milieu des officiels, il contemplait, entre des dos et des épaules, la surface moutonneuse et ondulante de l’océan humain et le fond lumineux d’eau borné par les collines vertes. Il se mêlait peu aux conversations des diplomates et des hommes d’État blasés qui discouraient et commentaient autour de lui. C’était la première fois qu’évadé des combinaisons de parti, des espérances et des enthousiasmes de factions, il était mêlé à un acte international. Et quel acte !… L’enfantement d’un monde ! Il lui semblait, tout en faisant effort pour cacher son émotion, que sa poitrine se dilatait et se vidait à la fois et il y sentait battre largement son cœur…
Tout à coup, à dix-neuf heures quarante-trois, une acclamation sourde, étouffée, une rumeur lointaine, venant de la Corraterie, monta, s’étendit, de l’autre côté du fleuve, puis au-dessus de la rumeur du Rhône, enveloppant enfin les groupes pressés sur l’île Rousseau, sur le pont et le quai des Bergues. Au Grand Quai, il y eut une poussée formidable vers la place du Lac. Évidemment, le président arrivait et non par la route de Lyon, mais par celle de Belley. Des gardes ruraux à bicyclette ouvrirent brusquement un chemin dans les masses mouvantes, dégageant le débouché du Molard, la place du Lac et l’entrée du pont.
Morchaud ne distinguait plus rien qu’une foule énorme et sombre, agitée de remous sous les drapeaux multicolores de toutes les nations du monde qui serpentaient sur eux-mêmes et se déployaient en claquant haut dans la brise. Comme fond de décor, derrière les milliers et les milliers de têtes tendues, le moutonnement muet des vieux toits montait pour se réfugier hors de cette fête cosmopolite sous la protection des bannières nationales qui, immenses, flottaient aux tours de Saint-Pierre. Plus loin en arrière encore, émergeant de masses bleues et vertes, les parois rocheuses du Salève. Enfin, encore faiblement doré à gauche du cirque, lointaine, la chaîne du Mont Blanc.
À dix-neuf heures quarante-quatre, à petite allure, une première auto, celle du directeur de la police genevoise, M. Perrier, s’engagea sur le pont du Mont-Blanc, suivie de l’auto présidentielle, au milieu d’une frénésie d’acclamations, de cris de « Vive Herriot », « Vive la Paix », de « Hurras », mêlés à la clameur sourde de ceux que l’émotion empêchait d’articuler autre chose qu’un vague cri d’amour. Défilant entre une double haie de chapeaux agités à bout de bras comme le frilottement d’une forêt de feuilles, le président était démocratiquement assis à côté du chauffeur, en pardessus brun et en mou noir. Dans la voiture, MM. Peretti della Rocca, Bergery, Coponnat, Sahuc, Léger.
La foule, énervée par l’attente, soulevée par une vague formidable, poussée par un élan irrésistible, au moment où la Rochet-Schneider stoppait devant la porte des Bergues, bouscula les gendarmes, renversa le barrage, se rua dans la nuit survenue et trouée par les éclairs infernaux du magnésium.
Morchaud ne se mêla pas au groupe qui reçut M. Herriot à sa descente de voiture : MM. Motta, Allizé, Avenol, Réau et autres personnalités, parmi lesquelles venaient de se glisser M. et Mme Rocco-Montès, délivrés de leurs derniers invités.
C’est au premier étage, derrière Léon Bourgeois et de Jouvenel, qu’il serra la main au dieu du jour, à son patron.
— Vous dînez avec nous, Morchaud, fit Herriot en passant.
Puis il s’écria, comme s’il ne s’attendait pas à le voir :
— Tiens Loucheur ! Où est donc Boncour ?
Briand laissa tomber du coin railleusement tordu de sa bouche, les yeux illuminés de malice :
— Alors, une panne ?
Les mêmes scènes d’enthousiasme se renouvelèrent le lendemain à la gare de Cornavin et le long de la rue du Mont-Blanc, quand arriva le Premier britannique. M. Macdonald gagna l’Hôtel Beau-Rivage, porté par l’espérance des peuples.
Le 4 septembre, première des deux grandes journées attendues, Morchaud, impatient de visiter la salle et les locaux illustres où l’Humanité tenait ses assises, arriva de bonne heure à la Réformation. Ses impressions furent d’abord nettement désagréables. Quoi ! on pénétrait dans le Temple par un hôtel désaffecté, mais qui, ainsi que le Palais des Nations lui-même – ex-Hôtel National – gardait encore tous les stigmates de l’auberge et de la gargote ! Et, de plus, comme un présage, comme une prédestination, cette ancienne hôtellerie arborait encore, inscrit en lettres d’or sur sa façade, un nom anglais « Victoria ».
Il traversa des salles où l’on reconnaissait aisément l’ancien restaurant, les anciens salons, des chambres qui n’avaient pas encore dépouillé leur banalité de caravansérail. Il eut un sursaut en découvrant un bar où miss Daisy – à laquelle on le présenta, – préparait ses flacons et son matériel à cocktails. Sans se l’expliquer, il éprouva une gêne que ce lieu auguste, exceptionnel, sacré, ressemblât – par la buvette au moins, – à tous les Parlements du monde et à tous les Congrès radicaux de son pays.
La salle des pas perdus, la salle de la presse lui parurent d’une mesquinerie ridicule. Ah ! ce n’était pas sous cet aspect qu’il avait imaginé le sanctuaire des temps fraternels !
Et quand il entra dans la salle même des Assemblées ! D’abord, il fut littéralement glacé. Les murs de sapin, le plafond glabre, les rangées de bancs et de pupitres de bois, la tenture rigide du fond de l’estrade, l’éclairage administratif qui tombait d’en haut, l’enserraient dans une banalité, dans une tristesse, dans une médiocrité, dans une froideur anglicanes encore, toujours. L’architecte, comme pris de remords d’avoir édifié une bâtisse aussi monotone, avait cru lui ajouter quelque fantaisie en incurvant les balcons en astragales esquissées. Sur l’estrade, au milieu de l’archaïsme religieux, le microphone extramoderne paraissait d’autant plus déplacé qu’il avait, pour ainsi dire, comme écrin, une sorte de tente assez ridicule en velours rouge dont on avait voulu rehausser la majesté de la petite tribune présidentielle.
Mais, peu à peu, de ce local d’abord hostile et rébarbatif, se dégageait une singulière grandeur ; la simplicité du lieu prenait à la longue, à mesure qu’on s’y accoutumait, sa valeur et sa dignité ; l’esprit se dilatait, plus à l’aise que dans un luxe criard, au milieu de cette atmosphère grave et austère comme l’œuvre qui s’y élaborait. Les écriteaux posés sur les tables, qui indiquaient leur place aux délégations, semblaient à eux seuls gonfler la salle de l’âme même de la terre et parer ces murs glacés d’une beauté émouvante.
La Réformation cependant se remplissait peu à peu à craquer. De la chaise où il avait pris place sur la scène, parmi le personnel supérieur de la S.D.N., Morchaud voyait les galeries latérales où s’entassaient la presse, la diplomatie et les personnalités importantes. Elles étaient bondées, grouillantes, envahies d’êtres debout, assis, soulevés, et s’avançaient vers l’estrade comme pour y déverser, sur ses collègues et sur lui, leur chargement humain. Les amphithéâtres au fond fourmillaient de têtes d’hommes nues, de chapeaux de paille, de feutre, de taches violettes, noires, blanches, de rubans roses et verts, de plumes, de fleurs, de vestons de ville, de voyage, de sport, de corsages, de blouses, entassés jusqu’aux étages supérieurs où ils se perdaient dans l’ombre et dans un magma confus. Des mains s’agrippaient aux rampes de sapin, des manteaux y pendaient. On se faisait des signes, on tentait de se caser sur les bancs, on se querellait à voix sourde pour une place.
Dans la fosse, les délégations agitées étaient toutes mêlées. Les membres de l’Assemblée s’amalgamaient en groupes compacts qui se déformaient, disloqués par des remous profonds. Il semblait que la fièvre du monde, tendue vers les paroles qui allaient retentir, brûlait, palpitait dans cette salle.
Morchaud, placé en face de ces fleuves et de ces océans tumultueux, fouillait des yeux la foule des délégués enchevêtrés et tourbillonnants, assis et debout.
Un rassemblement compact s’était formé autour de M. Léon Bourgeois déjà installé, les jambes entourées d’un plaid moelleux, surveillé par son fidèle ami, M. Leroy. Au-dessus du mur de vêtements sombres qui l’enveloppait, qui encombrait l’allée centrale, qui escaladait les fauteuils et qui asseyait quelques-uns de ses éléments jusque sur les pupitres, le jeune homme distinguait le profil latin de M. Osusky, ambassadeur de Tchéco-Slovaquie à Paris, et le sourire délié de Son Excellence Albert Mensdorff-Pouilly-Dietrichstein qu’un collègue lui désignait. Et puis, c’était la tête du Brésilien Afranio penchée vers l’oreille de M. Fernandez y Medina, délégué de l’Uruguay ; la stature herculéenne du Maharadjah Jan Saheb of Nawanagar pouvait seule affronter la large taille de Mlle Vacaresco. Les mouvements désordonnés de cette mer humaine découvraient parfois quelques membres de la délégation française, groupés, eux aussi, autour de leur chef, dans le rayonnement de l’affection universelle qui l’enveloppait. La figure fine et énergique d’Henry de Jouvenel, la face bouledoguienne de M. Loucheur et, surmontant son dos voûté par la lourdeur des poids qu’il a supportés, la tête puissante de M. Briand apparaissaient et disparaissaient tour à tour.
Plus près de l’estrade, M. Boncour, fringant, décidé, auréolé de blanc, au profil magnifiquement aigu, s’entretenait avec Jouhaux et un grand homme sec, dur de regard et de carcasse, altier, M. le comte de Gimeno, grand d’Espagne.
M. Motta, à la tête de bois, mais aux yeux mouvants, plissés d’un sourire fermé, conversait avec M. Ador, solennel, très « père noble », une des belles personnalités de la réunion, dans son allure de vieux Coligny. Mal placés, près d’une porte, ils étaient sans cesse bousculés par les entrants et les sortants, sans qu’ils songeassent, tant ils étaient enfoncés dans leurs préoccupations à se reculer. M. Quinonès de Léon, debout devant son siège, appelait du geste le gros et réjoui M. Salandra qui quittait aussitôt son collègue M. Giuratti, ami et représentant personnel de Mussolini à Genève.
Georges Bonnet, de l’équipe française, en un entretien vif et animé, tenait tête à lord Parmoor, à Gilbert Murray et à Helena Swanwick, – anglais, – sous l’œil un peu mort du prince Dovleh, délégué de la Perse.
M. le Jonkheer H. A. Van Karnebeek, à l’écart, préparait son courrier de Hollande ; le docteur Ilia Shoumenkovitch s’occupait d’un ongle qu’il venait de casser.
Aux portes, dans le pourtour, mêlés aux officiels avant que commençât la séance, des parlementaires en vacances, des officiers supérieurs en civil, des évêques in partibus… Surtout, debout comme des rocs au milieu de la foule qui s’écoulait autour d’eux, des financiers, des hommes d’affaires internationaux, l’air assuré et triomphant, couvaient des yeux les protecteurs et les clients qu’ils possédaient dans l’Assemblée. Sir Eric Drummond, M. Avenol, M. Camerlynk circulaient, serraient des mains, jetaient une phrase en passant.
M. Comert était déjà installé sur l’estrade.
Un mot, venu des tribunes de la presse, était tombé dans l’hémicycle. On se le murmurait à l’oreille, désignant de la tête un groupe formé de délégués de couleurs variées qui allaient du bronze sombre au café au lait clair : « La Société des Nations… le dessus du palmier !… »
Peu à peu les yeux de Morchaud s’étaient, pour ainsi dire, vidés du spectacle qu’ils contemplaient et emplis de lumière.
Il avait, ce matin-là, une âme vraiment religieuse. Calme à sa place, les tempes serrées d’émotion, il attendait la Révélation, échangeant de temps en temps quelques brèves paroles avec Paul Mantoux, son voisin, qui tortillait sa furieuse barbe rousse de commodore en retraite.
Il ne lui échappait pas que la plus grande partie de cet immense public avait été jetée dans cette fournaise plus par la curiosité que par la ferveur. Ce n’était plus l’enthousiasme populaire et sain de la veille et de l’avant-veille, dans la rue. Que de spectateurs étouffaient là comme à une générale ou à un vernissage, parce que, l’hiver venu, il fallait pouvoir dire, dans les salons des capitales, en s’adjugeant le prestige mystérieux d’être dans le haut secret des dieux : « Quand j’ai vu Macdonald se lever… » ou : « En entendant Herriot… ».
Il souffrait affreusement de cette profanation morale. Il eût souhaité, pour entendre les mots du Nouvel Évangile, une Assemblée de martyrs recueillis. La Paix du Monde ! La Fraternité humaine !… C’étaient pourtant des mots qui valaient la peine qu’on les recueillît à genoux, la tête dans les mains, libéré de toute pensée basse. Autour de lui, des collègues bavardaient, coupaient les feuilles de brochures, lançaient des pointes ; les délégations, dans la fosse, bourdonnaient avec un bruit trop joyeux et trop désinvolte ; les galeries apportaient à la magnifique cérémonie une âme trop professionnelle, trop mondaine et trop détachée. Ignoraient-ils, tous ces gens, qu’à l’instant où, l’un après l’autre, les deux messies se lèveraient, tout à l’heure, la Civilisation effondrée sur une pierre de la route allait ramasser son bâton et reprendre son chemin, le front tendu vers un soleil nouveau ?
Morchaud respirait lentement d’un souffle de feu, fermant les yeux pour mieux apercevoir au milieu des vendeurs du Temple, les rayons ardents de sa belle espérance.
Les discours de Macdonald et d’Herriot eurent dans la Civilisation un profond retentissement. Un soupir sortit de la poitrine des peuples de toutes couleurs, le soupir qui ouvre les lèvres d’un malade à l’instant où il sent qu’il a vaincu la mort. Dans le monde de la Société des Nations, sans prêter, comme Morchaud, à ces événements une allure sacrée, on s’accorda d’abord pour reconnaître leur importance politique.
Au palais du quai Wilson, Morchaud le constata tristement, de nombreux fonctionnaires envisageaient au fond d’eux-mêmes ces mémorables journées d’un tout autre point de vue. Il leur semblait – et ils le dissimulaient mal – qu’ils étaient enfin lavés d’une longue humiliation. Un malaise s’était dissipé : jusqu’à ce jour la Société, raillée par les uns, dénigrée par les autres, s’était présentée sous un aspect humble de débilité, d’incertitude, sous une apparence d’enfant malade.
Sans doute avait-elle déjà à son actif une belle série d’études utiles, même de décisions réellement importantes. Mais un mémorandum sur les problèmes monétaires, des projets sur la superposition des taxes, des conférences à propos des communications et du transit, des rapports sur la standardisation des sérums et des réactions sérologiques, des statistiques officielles des prix de détail, même la reconstitution financière de l’Autriche, n’avaient pas suffi à donner aux hommes assoiffés de sécurité, avides de labeurs enfin paisibles et de lendemains rassurés, l’impression indiscutable que la création wilsonienne leur apportât enfin le terme de leurs angoisses. La Société pouvait encore se prévaloir de son arbitrage dans la question de Haute-Silésie. Mais le manque de décision nette, tranchée, hardie, la cote mal taillée à laquelle il avait en somme abouti, les créations artificielles et peu viables qui en étaient sorties, le mécontentement général qu’il avait soulevé parmi les intéressés, n’avaient guère fortifié l’autorité de l’arbitre. Jamais encore la Société n’avait rencontré, au cours de sa brève existence, le fait souverain qui l’imposât, la circonstance qui lui permît de réaliser les espoirs placés en elle.
Mais voici qu’Herriot et Macdonald avaient parlé ! De la haute tribune universelle, leur Verbe avait tout à coup fait surgir devant des foules terrestres l’invincible force pacifique en puissance dans les bureaux de Genève. C’est Genève, c’est la Société qui avaient été les foyers de ces éclats de lumière dont les feux d’aurore avaient coloré dans la nuit du monde le pâle fantôme de la Paix. C’est Genève, c’est la Société qui avaient apaisé les yeux brûlés des générations attentives. Une heure avait enfin surgi du Pacte de 1919 : l’Heure essentielle.
Morchaud débuta au palais du quai Wilson au milieu de cet état d’esprit nouveau qui se nuançait de l’outrecuidance la plus insolente jusqu’à l’orgueil le plus légitime. Les chefs, plus maîtres d’eux, plus rompus à l’art de dissimuler leurs intimes satisfactions, se contentaient d’avoir dans leurs regards une lumière plus claire. Les subordonnés triomphaient moins modestement. Du jour au lendemain, leur assurance se carrait dans leurs épaules, s’affirmait dans leur démarche, s’étalait dans leur manière de porter leur serviette, dans leur poignée de main. Il n’y avait pas, d’ailleurs, dans ces attitudes un peu énervantes, qu’une manifestation de gloriole personnelle. Nombre d’entre ces secrétaires, sous-chefs ou expéditionnaires étaient animés par la plus respectable passion pour leur Maison et pour l’Œuvre qui s’y élaborait.
Morchaud, lui, le plus désintéressé de tous, était soulevé par une allégresse intérieure. Il entrait de plain-pied dans son rêve. Avait-il eu raison contre Duvillier quand, hier encore, il affirmait, en face de son vieil ami, sa foi dans un avenir meilleur ! Que n’était-il là, ce compagnon de sa jeunesse, à ses côtés, enfin convaincu et bercé avec lui dans cette détente morale qui le délassait délicieusement comme un sommeil dans des draps frais après la fièvre !
L’écho lointain de leurs interminables discussions bourdonnait autour de lui, tandis qu’il prenait possession d’une pièce dont on avait déménagé la veille un secrétaire de la section d’hygiène. C’était un ancien salon privé de l’Hôtel National, tapissé d’un papier velouté de ton bleu foncé à raies noires zigzagantes. Contre le plus grand panneau, une bibliothèque en citronnier, de style Majorelle, était à moitié pleine des publications de la Société et de volumes sociologiques, juridiques, historiques, en anglais, en norvégien, en espagnol, en français. Trois fauteuils en cuir sombre, un bureau et un classeur américains en bois clair constellé de boutons de cuivre, un canapé en faux Beauvais constituaient l’ameublement. Aux murs, l’inévitable portrait du président Wilson, quelques cartes de pays sous mandat de la Société et, entre les ébrasements des fenêtres, le plus bel ornement de la pièce, des éclats de saphir, – le lac – d’émeraude, – les collines – de perle, – les Alpes. Le tapis beige clair, mêlé aux lumières bleues qui venaient du dehors, mettait dans cette chambre une note d’aurore légère et joyeuse. Immédiatement, Morchaud se sentit à l’aise, harmonieusement balancé dans le cadre de sa nouvelle vie. Il ouvrit l’enveloppe épinglée à une gerbe de fleurs posée sur son bureau et lut :
Madame Rocco-Montès
avec ses souhaits de bienvenue
au Palais des Nations.
Les deux dactylos qui lui étaient dévolues s’établissaient à côté de lui, dans l’ancienne salle de bain de l’appartement. Il les entendait avec satisfaction commenter le grand événement de la veille : la naissance du Protocole. Le luxe de détails et la science des dessous diplomatiques dont elles assaisonnaient leur conversation, en même temps que l’autorité de leur langage, le convainquirent du rôle important qu’elles et leurs collègues jouaient dans la maison.
Il n’eut guère le temps de s’attarder à la joie qu’il éprouvait de se sentir enfin attelé au grand œuvre. Sir Eric Drummond lui avait immédiatement confié une grave besogne d’une extrême urgence. À l’unanimité des quarante-six États représentés, l’Assemblée avait voté la résolution suivante, déposée à la fois par MM. Herriot et Macdonald :
« L’Assemblée, prenant acte des déclarations des gouvernements représentés, y voit avec satisfaction la base d’une entente tendant à établir la paix définitive,
« Et décide,
« Afin de concilier les divergences qui demeurent entre certains points de vue exposés et, cette conciliation une fois opérée, de pouvoir faire convoquer dans les délais les plus rapides possibles, par les soins de la Société des Nations, une conférence internationale sur les armements :
« I. – La troisième Commission est chargée d’examiner les documents relatifs à la sécurité et à la réduction des armements, notamment les observations des gouvernements sur le projet de traité d’assistance mutuelle, préparé en vertu de la résolution 14 de la troisième Assemblée, et les autres plans préparés et présentés au Secrétariat depuis la publication du projet de traité, ainsi que d’examiner les obligations contenues dans le pacte de la Société en vue des garanties de sécurité qu’un recours à l’arbitrage ou une réduction des armements peuvent nécessiter.
« II. – La première Commission est chargée :
« a) D’étudier, en vue d’amendements éventuels, les articles du Pacte relatifs au règlement des différends ;
« b) D’examiner dans quelles limites les termes de l’article 36, paragraphe 3 du statut de la Cour internationale pourraient être précisés, afin de faciliter l’acceptation de cette clause, en vue de renforcer la solidarité et la sécurité des nations du monde en résolvant par des voies pacifiques tous les différends susceptibles de s’élever entre les États. »
Or Morchaud avait comme mission de réunir, annoter, commenter les documents destinés à la première et à la troisième Commission, de faire rapport, de préparer tout le travail enfin.
Besogne délicate, destinée à traduire en dispositions pratiques l’envolée sublime, mais naturellement théorique et vague, des discours. De ce fait, il se trouvait être, dans la coulisse, l’organisateur de la paix définitive. Il n’avait jamais osé rêver un tel rôle. Ce n’était plus, en l’espèce, l’âme d’une malheureuse prostituée qu’il avait à façonner ; on offrait à ses mains enthousiastes l’énorme bloc des angoisses et des espérances humaines pour y sculpter d’un marteau joyeux l’effigie de sa belle idole. Sa lourde responsabilité, l’ardeur avec laquelle il s’était, pour ainsi dire, jeté dans son devoir, l’intérêt prodigieux qu’il prenait à sa tâche, le sentiment très profond que des réalités incalculables allaient naître des papiers qu’il maniait, des lignes qu’il dictait, l’avaient physiquement transfiguré. Son corps baignait dans une sorte de monde idéal qui affinait ses chairs, qui ruisselait en lumière à sa barbe, aux pans de sa cravate, le long des mèches rebelles de sa chevelure. Ses méditations graves avaient enlevé toute couleur précise à ses yeux. Il se sentait en état de parfaite euphorie.
Besogne délicate, mais besogne compliquée aussi par la sourde hostilité qui, la première exaltation un peu attiédie, avait repris son action funeste de division entre ses dactylos. L’une d’elles, Lise Lingeron, avait épousé un fonctionnaire de première catégorie à la Section du désarmement et, de ce fait, tenait Claire Latoucosse, collée avec un secrétaire des Commissions administratives, en assez médiocre estime. Elles étaient, dans le service de Morchaud, les représentantes des deux grands clans entre lesquels se répartissait le personnel subalterne du palais. Morchaud, tout en tenant ses distances, non par morgue, mais par respect pour la gravité de ses fonctions, rôdait à l’heure du thé plutôt dans les salles où se réunissait hâtivement le clan des faux-ménages que dans celles réservées aux légitimes, dans l’espoir d’y rencontrer Éva Marine, car il ne doutait pas que son amant ne fût de la maison. En effet, il l’avait aperçue deux ou trois fois et, non sans une secrète jouissance, il avait cru remarquer la lassitude mélancolique de son visage. Avec une belle fatuité il n’hésitait pas à l’attribuer aux regrets et aux souvenirs que sa présence avait remués.
Il savait rester « le chef » au milieu du personnel inférieur qu’il ne redoutait pas de fréquenter. Celui-ci d’ailleurs, fortement payé, en bonne monnaie saine, s’était vite dégagé des manières populaires, du luxe en toc et à bon marché des années de misère et de traitements de famine qu’il avait, dans sa grande majorité, connu avant l’aubaine de la Société des Nations. Toutes, ou presque toutes, ces femmes à cheveux coupés portaient maintenant des boucles d’oreilles de valeur, des fantaisies précieuses. Les crépons cossus et les soies confortables avaient remplacé, en général, les velours de laine, les draps et les serges des coupons au rabais des magasins populaires de Paris, de Varsovie, de Londres ou de Madrid. Presque plus de souliers fatigués, sauf aux pieds des éternels maladroits ou malchanceux, mais des chevreaux, des veaux claqués ou vernis impeccables. Sans être plus modestes qu’elles, le parti des Indépendantes n’en critiquait pas moins le luxe des femmes mariées dont elles affectaient de suspecter l’origine.
Toutes ces promiscuités, en dépit de la stricte discipline que la haute administration s’efforçait de faire régner, quelques bruits louches qui venaient parfois à lui de certains bureaux quand il circulait dans les couloirs, le contact permanent de toutes ces femmes, commençaient à rendre sensible à Morchaud le poids de la chasteté qu’il n’avait pas rompue depuis son arrivée à Genève. Il avait d’abord prodigué dans son œuvre tant de véhémence et de passion que, pendant quelques jours, ses sens s’étaient presque assoupis ou, du moins, raffinés, idéalisés par l’envolée de son cerveau, avaient-ils désiré autre chose que l’aventure facile et banale dont ils s’étaient contentés jusque-là. Les femmes qu’il eût pu cueillir aisément ne le tentaient plus, mais pourtant réveillaient sa nature ardente.
Ses relations de plus en plus nombreuses avec Mme Rocco-Montès n’étaient pas faites pour le calmer. Elle venait assez souvent le trouver dans son bureau du quai Wilson. Sans avoir l’air de lui imposer ses conseils, elle lui parlait avec une science si exacte du milieu de la Société, avec une connaissance si sérieuse et si profonde des manœuvres en cours ou des problèmes à l’étude qu’il modifiait spontanément nombre de ses points de vue personnels après chacune de ses visites. Il l’écoutait, la considérant avidement tandis qu’elle argumentait. Elle était assise dans un vaste fauteuil, souple, ondoyante, racée, jouant à merveille le détachement ; sa grâce et sa distinction conféraient à ce meuble banal une sorte de préciosité. Il y avait dans tout son être un mélange de jeunesse corporelle et de maturité intellectuelle qui troublait le jeune homme. Comment, si fraîchement belle, si voluptueusement légère, possédait-elle une expérience aussi complexe ? Il sentait en elle une maîtresse et une Égérie, cependant que son désir et son admiration se teintaient d’une crainte confuse. Inquiet qu’il était à ses débuts en comparant ses ressources et les besognes graves qui lui étaient confiées, il éprouvait moins de gêne à se laisser assister par cette femme, qu’il aimait obscurément et qui le guidait avec tant de tact, que par n’importe lequel de ses collègues. Mais quand, quittant ses préoccupations professionnelles auxquelles elle s’était habilement mêlée, il se laissait entraîner vers des images et des projets amoureux, il frissonnait de découragement. Pouvait-il espérer posséder jamais ce corps qui lui paraissait pour toujours interdit, défendu qu’il était par tant de luxe miraculeux, par tant de beauté hautaine ! Comment songer même à tenir un jour entre ses mains, sous ses lèvres, une tête que sa splendeur surhumaine rendait immatérielle !
Tourmenté par cette femme qu’il plaçait lui-même hors de ses atteintes passionnées, devinant bien pourtant, à quelques signes non équivoques, en des instants de lucidité, que, pourtant, elle l’entraînait quand même vers ces paradis qu’il osait à peine entrevoir, il fut envahi peu à peu par une véritable terreur et, avant de s’abandonner à la tempête qui grondait en lui, il résolut, pendant qu’il en était temps encore, du moins le croyait-il, de se renseigner plus complètement à son sujet. Il décida d’interroger discrètement des hommes de haute autorité morale et qui devaient être documentés. Au cours des visites que la suite de ses travaux rendait nécessaires, il songea en premier lieu aux Suisses, qui, peut-être, avaient connaissance des rapports de leur police.
M. Rocco-Montès surtout l’inquiétait. Un instant arraché à ses habitudes par le tumulte et le tourbillon des inoubliables séances du début de septembre, il était bientôt retourné, il le savait, à son vice. Il passait littéralement sa vie au Cercle du Léman ou, quand il s’agissait de changer la chance, dans des tripots clandestins. Il s’y installait, sans rentrer chez lui, pendant des jours et des nuits entiers. Quand, par hasard, il quittait les salles enfumées et s’arrachait aux émotions du baccara ou de l’écarté, c’était pour traîner un instant son épuisement nerveux, ses complets verts, ses bottines éclatantes, ses pantalons trop corrects, ses bijoux en platine, au Café Lyrique. Il s’asseyait quelques minutes parmi les consommateurs olivâtres ou bronzés, aux joues bleues, aux moustaches cirées, ou, vers la mi-nuit, en smoking impeccable, il venait tremper ses lèvres amères dans une coupe de champagne, au Maxim, au dancing du Casino, au Tabarin. Il écoutait distraitement les conversations, tandis que ses doigts maniaques faisaient éternellement le geste de donner des cartes.
Morchaud trouva M. Motta dans un salon de l’ancien Hôtel Victoria qui servait à ses rendez-vous, le Président de l’Assemblée n’ayant pas de bureau particulier.
L’homme d’État avait l’aspect d’un prélat civil. Il était papalin dans tous ses gestes et surtout dans son accueil austère et onctueux ; ses mains, très italiennes, s’accordaient bien avec ce que son accent avait de sifflant et de mazarinesque.
— Mon ser monsieur Morsaud, dit-il à son visiteur, tenez compte que l’ordre du jour de la troisième Commission est sursarsé pour cette session… Préparez votre dossier de façon à ce que, dans la discussion de la partie du Protocole qui incombe à la troisième Commission, le contrôle du trafic des armes, la fabrication privée, la limitation des armements navals soient au moins déblayés en principe…
Ayant dit, il se souleva en s’appuyant sur les bras de son fauteuil, se rassit, se releva encore, comme s’il allait saluer, regardant son interlocuteur avec un sourire un peu attristé.
Morchaud tournait autour de la question, se rapprochant de plus en plus du couple Rocco-Montès.
— Ze connais très peu ces gens… Mais des amis, des banquiers les connaissent très bien…
Et prudent, patelin, M. Motta ajouta en se frottant les mains comme s’il se savonnait :
— C’est tous les renseignements que je puis vous donner.
M. Ador reçut aimablement le jeune homme dans le jardin de sa villa de Cologny. Il lui lendit sa main franche avec gravité, l’examinant de son œil clair. L’esplanade où il l’attendait, sa maison cossue, cent détails de rideaux, de formes de fenêtres, de couleurs de pierres composaient avec lui-même un tableau essentiellement genevois, sans gaieté, sans abandon, mais solide et sérieux ; une précision méticuleuse et exempte de toute fantaisie dominait jusqu’à l’ordonnance des belles corbeilles de fleurs rutilantes. Le vieux et illustre homme d’État philanthrope méditait, les yeux perdus, au-delà de la nappe bleue du lac, sur la ligne régulière du Jura noyée dans la brume des dernières chaleurs. Ayant tant et si longtemps contemplé ce sublime paysage, il paraissait ne plus même le voir, enfoncé qu’il était dans des préoccupations moins poétiques.
— Vous êtes personnellement très intime avec les principaux délégués français, cher monsieur, fit Gustave Ador de sa voix de basse noble. Dites-leur bien que la délégation suisse est enchantée de la tournure que prennent les événements. Si la Suisse s’est abstenue, au vote récent, ce dont on s’est un peu étonné, c’est uniquement parce que, puissance neutre, elle n’était pas directement intéressée au grand débat de la dernière semaine. Mais notre pays, qui a proclamé maintes fois son attachement au principe de l’arbitrage, qui a signé un des premiers le protocole additionnel prévu par l’article 36 du statut de la Cour de justice internationale, ne peut que se réjouir dans son cœur de constater que deux grands États proclament leur adhésion à ce principe.
Morchaud voyait passer dans le regard froid, un peu solitaire de cette tête émaciée et huguenote tout l’effort et tout le rêve d’une vie.
« Au fond, se disait-il, les grands parmi nous ne sont pas ceux que nous jugeons tels au bruit qu’ils font. Ce sont ceux qui s’attachent obstinément à une idée simple et humaine. »
Quand, la bière fraîche ayant été apportée, le jeune homme en vint au sujet qui le préoccupait, M. Ador toussota :
— Hum, hum… Les Rocco-Montès… Oui… L’État de Batang… Grave question et qui déchaîne les convoitises générales. Elle intéresse autant la finance que la politique. Mon ami Norot connaît très bien la question. Il s’occupe d’une société internationale… Quant à moi, je dois rester en dehors de ces choses… M. Rocco-Montès, un joueur effréné… C’est de notoriété publique. Des dettes, c’est certain, beaucoup de dettes, malgré le radium de Batang… À Paris, il n’a pas été affiché à l’Épatant. Mais on lui a fait comprendre qu’il ferait mieux de ne plus se présenter au cercle.
Morchaud s’en revint de ses deux visites, mordu par un malaise. Ce qu’il venait d’apprendre de M. Rocco-Montès fournissait un aliment nouveau et substantiel aux inquiétudes dont le harcelait une passion naissante et à laquelle il ne pouvait déjà plus échapper. Mais son cœur n’était pas seul en jeu dans ses préoccupations. Il avait entendu le Président de l’Assemblée et un de ses membres principaux l’entretenir de l’activité du synode sacré : l’un s’était placé au point de vue purement administratif et parlementaire, l’autre sur le terrain exclusivement juridique… Il éprouvait l’impression qu’ils avaient ainsi diminué l’envergure de l’institution, qu’ils la ramenaient aux proportions des organismes déjà existants – parlements ou tribunaux internationaux. Ce concile des Peuples ne devait-il pas attendre sa réussite d’une grandeur nouvelle, indiscutée, inconnue jusqu’à lui et surtout libérée de toutes les conceptions limitées, mesquines, terre à terre du passé ?
D’ailleurs une question plus matérielle contribuait à énerver Morchaud : son installation. Il rencontrait Dawson de temps en temps qui le rassurait, lui annonçait que les deux collègues dont ils attendaient l’appartement avaient commencé leur déménagement. Mais il ne contenait plus que difficilement son impatience de se sentir chez lui. Si la combinaison de l’Anglais ne lui avait pas présenté des avantages nombreux et considérables, il n’eût pas hésité à la dénoncer et à s’installer seul autre part, au plus vite. Jamais la vie incertaine et décousue qu’impose l’agitation politique n’était arrivée à lui enlever le goût, qu’il tenait de ses origines de petite bourgeoisie, de la pantoufle, de la nappe fripée mais familiale, du veston déformé que l’on enfile le soir pour veiller au coin du feu et dans lequel on s’épanouit à son aise. Le restaurant où on demeure guindé, le café où on reste contraint, le hall d’hôtel où on ne cesse pas de parader, devenaient pour lui, à la longue, une véritable torture.
Et puis, bien qu’il eût l’habitude de poser en face de lui-même à l’esprit fort, affranchi des contingences sentimentales et absorbé par sa haute tâche, les lettres de Duvillier et d’Arlette lui paraissaient de plus en plus rares et de plus en plus vides. Lui qui avait quitté son ami et sa maîtresse avec tant de désinvolture, il éprouvait le besoin, depuis qu’il était à Genève, de sentir souvent et avec précision qu’ils ne l’oubliaient pas, même qu’ils souffraient de la séparation, en tout cas qu’ils ne l’avaient pas éliminé complètement de leurs vies parisiennes. La résignation silencieuse d’Arlette lui était souvent douloureuse. Non qu’il eût la nostalgie de sa chair ou qu’il la regrettât. Il en avait épuisé tous les plaisirs et tous les caprices au cours de leur longue liaison. De plus belles joies physiques, il en avait le pressentiment, l’attendaient au bord du Léman. Mais Arlette ! c’était toujours et malgré tout son apostolat ! Celui auquel ses nouvelles fonctions l’appelaient avait une autre majesté et une autre portée, certes, mais il n’était encore qu’en puissance. Arlette ! C’était la première étape de l’œuvre humaine qu’il était en train de couronner, c’était la Femme qu’il avait sauvée, rachetée, avant de sauver et de racheter le monde, c’était la certitude de sa grandeur atteinte et matérialisée : le demi-détachement de sa disciple l’atteignait dans cet égoïsme spécial qu’il combinait si bien avec son amour réel des hommes, et dans son orgueil de prophète.
Ah ! le hall de cet hôtel sans cesse bourdonnant et agité, dont l’air paraissait lourd des passions, des désirs, des ambitions, des intrigues qui tourbillonnaient, se heurtaient, se nouaient, se mesuraient autour des tables, entre les fauteuils, devant les colonnes ! Ce hall qui vomissait intarissablement, sous l’œil mort des sphinx en plâtre de l’escalier jusqu’au trottoir de la rue du Mont-Blanc, toutes les couleurs de peaux marquées de tous les stigmates des déceptions, de la fièvre ou de l’espoir ! Et ces couloirs ! Encombrés jour et nuit de gaillards moustachus aux yeux si brillants qu’ils paraissaient vernis, qui discutaillaient dans de rudes langues, avec des gestes désordonnés, monotones et tranchants ! On entendait les voix s’affronter jusqu’au petit matin dans les chambres, tandis que des argousins balkaniques, terribles, comitadjis égarés dans une ville civilisée, montaient la garde devant les appartements des politiciens les plus visés par les haines de parti. Barrant même les portes des water-closets, les groupes discutaient encore fort et haut, tandis que l’un de leurs membres y était enfermé.
Et là aussi, à l’hôtel comme au Palais du quai Wilson, quelle contagion d’amour subissait Morchaud ! Des femmes paraissaient, un jour, troublantes, installées à l’heure du déjeuner à de petites tables solitaires, qui n’y étaient pas la veille, n’y seraient plus le lendemain. Chacun se demandait pour quel heureux homme de la salle elles s’étaient dérangées. Il y avait les passantes… Il y avait aussi les amours, légitimes, libres ou adultères, fixes, à demeure et qui répandaient partout autour d’elles des visions d’étreintes. Il y avait les actrices du casino ou les actrices en congé des capitales venues là, en curieuses, les mondaines et les demi-mondaines aspirant aux grands rôles internationaux et également prêtes à assurer les obligations de leur orgueil… Il y avait les parfums violents et intimes que soulevaient les jupes, les soupirs dans les chambres, les couples étranges de lesbiennes ou d’hommes trop tendres… Il y avait les coups d’yeux, les serrements de mains, les promesses sans paroles… Il semblait parfois à Morchaud que, contre cette discipline du monde que la Société des Nations avait mission d’établir et d’imposer, c’était la protestation, l’insurrection de l’amour déchaîné, des appétits débridés, des sexes rués l’un vers l’autre sans lois, sans règles, sans respect, comme une affirmation d’anarchie éternelle et, malgré tout, victorieuse.
Les travaux de l’Assemblée et du Conseil se déroulaient suivant le rythme prévu, – réfugiés russes et arméniens, coopération intellectuelle, reconstruction financière de la Hongrie, protection des femmes et des enfants, radiotéléphonie et espéranto, examen des budgets, Géorgie, revendication chinoise, frontière entre l’Irak et la Turquie, tout défilait, un peu pêle-mêle, soit devant les délégués de la Réformation, soit devant les membres du Conseil. L’éloquence polyglotte coulait à flots, mais les chambrées étaient maintenant clairsemées ; on obtenait aisément des cartes pour assister aux séances, ce dont se désolaient aussi bien les orateurs que les mille secrétaires généraux mâles ou femelles envoyés à Genève de tous les coins du monde par des groupements, des sociétés, des associations, des fédérations et qui s’imaginaient, chaque fois que l’objet de leur mission venait en discussion, que l’intérêt suscité serait considérable et universel.
Pour Morchaud, toutes ces questions, quelle que fût l’importance qu’il leur reconnût, n’avaient qu’une médiocre valeur. Souvent même, il suivait leur discussion par devoir, mais avec une sorte de haine énervée, parce qu’elles diluaient, qu’elles noyaient le souvenir des deux fameuses journées Macdonald-Herriot. À son sens, elles rapetissaient peu à peu la session en banalisant le magnifique élan de son début, en le dérivant en cent petits canaux. Rien ne comptait que le Pacte de garantie. Tout s’arrangerait par la suite et se fondrait dans sa souveraineté proclamée. Alors à quoi bon se perdre dans des détails ?
Il s’était rué avec une allégresse débordante dans la tâche qui lui avait été dévolue. Grâce à lui, un peu avant le milieu de septembre, la discussion générale sur le Protocole avait pu être ouverte. Mais alors il commença à monter sa voie douloureuse : d’innombrables orateurs qui, pour la plupart, n’apportaient aucun élément nouveau à la résolution du problème, en embrouillaient les termes, en enveloppaient dans une nuit d’éloquence la solution. La magnifique unité de l’Idée était morcelée, déchiquetée, grignotée par tant de discours et tant d’arguments. Ce n’était plus l’apothéose vers laquelle il eût souhaité que l’Assemblée fût enlevée d’un seul élan. C’était une sorte d’exercice de rhétorique, une controverse byzantine. Soumis à un débat parlementaire, le Protocole n’était plus un évangile. Il devenait une simple proposition de loi.
Morchaud, énervé, et voulant bien marquer le peu d’importance qu’il attachait à cette parlote, n’en était plus à l’immobilité recueillie, à la concentration pieuse du premier jour. Il affectait de circuler sur l’estrade, d’aller de l’un à l’autre, de descendre dans la salle pour s’entretenir avec l’un ou l’autre délégué, tandis qu’à la tribune, sous la protection de M. Motta, discouraient M. Munch pour le Danemark, M. Guassi pour l’Uruguay, M. Branco Clark pour le Brésil, ou Duca, ou Branting.
Pourtant, le 20 septembre, il y eut dans les couloirs de la Réformation, au quai Wilson, dans les cafés et les hôtels, un brusque émoi. On apprit tout à coup que Nansen, à la suite d’une entrevue demi-secrète avec lord Parmoor était parti subitement pour Berlin. Il portait, affirmait-on, au chancelier Marx l’assurance que, si l’Allemagne posait sa candidature à la Société des Nations, elle obtiendrait certainement le siège permanent au Conseil dont elle faisait la condition de sa candidature. Était-ce un coup de tête de l’Angleterre ? La France était-elle d’accord ? On se posait ces questions avec inquiétude.
Morchaud fut d’abord un peu désorienté quand on lui apprit ce départ. Sa première pensée, sa première réaction fut pour le Pacte de garantie. Qu’allait-il devenir au milieu de ce bouleversement total de la situation ? Bientôt son invincible optimisme emporta son inquiétude sur ses ailes ouvertes. D’abord Nansen était-il vraiment parti ? Était-il parti pour les raisons qu’on colportait ? Il fut submergé par une nouvelle vague d’inquiétude : le Reich à Genève ! Quel esprit y apporterait-il ? Ne serait-il pas un allié éventuel du bloc anglo-saxon ? Que d’intrigues en perspective ! Puis, ayant douté, il rêva : L’Allemagne adhérant au Covenant et souscrivant le Protocole adapté aux circonstances nouvelles !… Mais c’était l’Empire de la Société des Nations établi tout à coup, définitivement, incontestablement. C’était le triomphe et un triomphe d’une autre envergure que celui qu’il escomptait et dont il se contentait la veille.
Il courut aux Bergues, à la délégation française. Il fut immédiatement reçu dans un salon privé, sobrement décoré dans des tons gris-verdâtres superposés, meublé de fauteuils de tapisserie et de cuirs, de tables, de bureaux d’une tenue sombre et belle. M. Briand, qui, avec sa rapide lucidité, avait déjà envisagé toutes les faces de la question, semblait plutôt posé qu’installé sur son siège ; il avait à portée de sa main, de sa main longue comme un fuseau, légèrement veinée et blanche, un cendrier plein de cigarettes fumées. Il discutait devant les délégués l’événement possible en attendant sa confirmation. L’obligation de réfléchir longuement durcissait encore la figure combattive de Loucheur ; Henri de Jouvenel était plus mélancoliquement grave que de coutume ; les beaux traits révolutionnaires de Paul-Boncour s’accusaient dans l’ombre et la lumière également troubles d’une vasque.
Une clarté sortait du rude front breton de Briand, modelé pour les grandes conceptions. Ses yeux pénétrants, glacés et moqueurs à la fois, déjà pleins de sa résolution, commentaient, eux aussi, l’essentiel du fait nouveau. On y lisait clairement les décisions qu’il imposait à la France. Sa tête, tassée dans son dos voûté, et tout son corps étaient, à cette minute sérieuse, pétris à la fois d’une volonté inébranlable et de sa joie d’avoir à jouer au plus fin.
— Nous ne sommes pas les ennemis éternels de l’Allemagne, disait-il. Nous avons fourni assez de preuves de notre désir de conciliation et de rapprochement. Mais pouvons-nous pourtant tout oublier ? Et l’agression et les horreurs dont la guerre a été volontairement aggravée et la mauvaise foi de la Paix ? Pouvons-nous surtout donner une prime au vaincu, responsable de la catastrophe, en lui accordant des avantages exceptionnels que personne n’a obtenus, que personne n’a réclamés d’ailleurs pour se joindre à nous dans le sein de la Société des Nations ? Nous sommes prêts à admettre l’Allemagne à Genève, mais selon la loi commune, au même titre que les autres nations, sans conditions.
La voix grave, pleine, sonore comme un orgue, se tut et un lourd silence s’étendit dans le salon. Les trois ou quatre officieux intimes admis à cette réunion s’ensevelissaient, émus et immobiles, dans l’ombre des coins.
Les sons étouffés des tangos et des shimmys du jazz et la rumeur du thé rappelaient seuls la frivolité de la vie lointaine.
— C’est dans ce sens, ajouta Briand, que je vais télégraphier à Herriot.
Et il sortit pour dicter sa dépêche.
Cette phrase terminait la partie officielle de l’entretien.
La conversation devint alors générale.
Un journaliste fit remarquer :
— Les ministères ne sont pas éternels. L’étreinte Herriot-Macdonald n’aura de prolongement qu’autant que ces deux chefs resteront au pouvoir. On reverra, sinon deux partis, du moins deux tendances s’affronter à Genève : la tendance française et la tendance anglaise. Car on peut ergoter tant qu’on voudra, eux et nous n’avons pas la même manière de concevoir l’organisation du monde. Quel rôle alors pourront jouer les délégués allemands s’ils savent manœuvrer entre les deux groupes ! Et ils sauront.
Cette phrase traversa physiquement Morchaud comme une douleur. Que signifiaient ce langage de chancellerie, ces mots, ces prévisions sinistres empruntés à la plus vulgaire diplomatie, alors qu’il s’agissait d’un autel et d’un acte de foi !
Il profita d’un va-et-vient général pour s’esquiver. Il n’avait qu’à traverser la rue pour rentrer chez lui. Mais échauffé, inquiet, il se mit à marcher au hasard, suivant des trottoirs, enfilant des rues, montant des côtes, s’abandonnant volontairement à un tohu-bohu d’idées confuses pour échapper le plus longtemps possible à la précision de la seule idée claire qu’il sentait monter en lui et qui était un reproche.
Tout à coup il s’arrêta. Sans s’en apercevoir, il avait gagné Saint-Jean : la Ville était à ses pieds… la Ville aussi, plus Éternelle que l’Autre figée dans la pérennité d’un dogme immuable… La Ville qui, sur un rythme inéluctable, tous les deux ou trois siècles, fécondait ou formulait, pour la jeter ensuite sur la Terre, une nouvelle proposition de Salut. La Réforme – salut religieux – avait grandi d’abord au soleil de l’Esplanade de Saint-Antoine et du Parvis de Saint-Pierre. La Démocratie – salut politique – avait balbutié dans ses rues tortueuses et montantes avec la jeunesse de Jean-Jacques. Et voici que, pour mûrir plus ardemment, la Société des Nations – salut humain – était venue chercher la lumière joyeuse de ses eaux… De cette glèbe prophétique, largement irriguée de flots lumineux, de ce sol genevois, riche en semences de foi, montait jusqu’à Morchaud l’odeur fiévreuse des moissons d’idées. Il se grisait, à s’en trouver mal, comme des fumées d’un vin capiteux, des relents de dogme, de révolution et de paix qui traînaient dans le trouble doré de l’automne. Il entendait dans le vent léger chanter des bribes de l’Institution chrétienne, des échos du Contrat social, des phrases du Pacte.
Genève était à ses pieds : le faubourg, accroché à une ancienne moraine, comme les villes rocailleuses d’Italie, dévalait vers la ligne liquide du Rhône, barrée de ses ponts, remontait ensuite, bousculade de vieux toits roux, coupée par les plaques grises de toits neufs, vers les deux tours du monde protestant. Le théâtre, blanchâtre, cubique, coiffé de zinc bleuté, jaillissait des bas quartiers, en pleine ville de Rousseau, comme un défi. Morchaud apercevait très vaguement, au coude du pont des Bergues, pendre dans l’eau limpide l’île du Penseur, perle au bout d’un collier… Au premier plan, des fabriques, des usines, toute une rumeur et toute une vie industrielles… À droite, une immense falaise plongeait ses pieds de sable dans l’eau trouble du grand fleuve déjà grossi de l’Arve limoneuse… Partout, sur les tuiles et les ardoises, sur l’eau et sur la blancheur poussiéreuse des quais, sur les arbres et sur les places, éclatait la fête nuancée de la lumière bleue ou cendrée, dorée ou blanche, limpide ou aveuglante, qui, émergée mystérieusement de la grande masse d’eau voisine, allumait des vitres, soulignait des arêtes, fondait des masses. Sur le Salève surtout, dont la muraille gigantesque semblait jaillir des confins de la cité même et l’enserrer, l’étreindre, la couver ou la menacer de ses longues bandes de rocs nus, striées de sombres verdures, sur le Salève surtout, baigné tout entier dans la joie d’une gloire blonde, la lumière lacustre se jouait et s’étalait, glissait et riait comme une impalpable déesse aquatique couvrant les humains des tendresses de ses aurores azurées, Genève !…
Soudain, Morchaud ne put plus échapper à l’idée qu’il fuyait. Pourquoi, en apprenant le départ de Nansen pour Berlin, s’était-il rué au siège de la délégation française ? Quel sursaut, à l’annonce d’un danger, l’avait donc poussé instinctivement, inconsciemment, vers ceux de son pays ? La possibilité de l’entrée de l’Allemagne dans la Société des Nations n’était-elle pas une de ces éventualités qui intéressait d’abord et avant tout le grand cerveau international dont il était une des cellules ? Alors pourquoi avait-il couru d’une haleine à l’hôtel des Bergues et non au palais du quai Wilson ou à la Réformation ? Était-il toujours si profondément enfoncé dans l’idée nationale, si loin encore de l’idée humaine qui s’élaborait dans la Cité étalée à ses pieds ? Et, si chacun des membres de la famille universelle en gestation était, comme lui, lié irréductiblement aux formes les plus traditionnelles de la Patrie, si chaque événement jetait chacun des enfants de la Société vers les réactions les plus égoïstes, quand, comment, où s’édifierait enfin la Paix, la grande Paix des Hommes que des millions de voix misérables appelaient dans la nuit ?
Le 23 septembre, le comité mixte des troisième et cinquième sous-commissions des troisième et première commissions adoptèrent, en grande partie d’après le travail très poussé et très complet de Morchaud, les chapitres essentiels du document désormais officiellement appelé : le Protocole… C’est-à-dire le préambule, l’article premier amendé, l’article 2 sur l’arbitrage, l’article 5 qui définissait l’agresseur, l’article 7 sur les sanctions économiques, l’article 8 sur les sanctions militaires, l’article 9, plan de désarmement. Puis les 25 et 26 septembre, les commissions elles-mêmes, en séances plénières, se mirent à la besogne.
Morchaud trépignait d’impatience, au point de considérer avec terreur le retour du dimanche où, tout travail étant suspendu, la discussion de projets qu’il arrivait à considérer comme son œuvre personnelle subissait régulièrement un nouveau retard.
Cet état d’esprit l’isolait peu à peu au milieu de ses collègues. Certes, le Premier Secrétaire général, les directeurs et hauts employés des sections importantes et particulièrement actives, étaient pris, eux aussi, pendant les Assemblées, d’une espèce de petite fièvre qui, tout en les maintenant en haleine, n’avait cependant rien de commun avec la passion vibrante et agissante de Morchaud. Et encore ces quelques hautes personnalités de la maison étaient-elles des exceptions. Le personnel, en général, sauf quelques cas particuliers, tout paré de titres internationaux, tout chargé de responsabilités universelles, tout excité par de hauts traitements qu’il fût, avait bel et bien adopté un état d’âme essentiellement « fonctionnaire » qui, pour s’exercer sur un plan plus vaste n’en était pas moins très proche de l’état d’âme des fonctionnaires de toutes les administrations officielles et nationales du monde. Rassuré, confirmé dans l’idée de son importance par les sensationnels événements du début du mois, il expédiait quotidiennement le travail en cours avec une conscience évidente et irréprochable, mais mêlée de routine et d’indifférence aussi, que ce fût à la Section Politique ou à la Section d’Hygiène, à la Section des Mandats ou à la Section des Transits, sans attacher plus de valeur à l’une qu’à l’autre besogne. La fin de la semaine, annonciatrice des excursions sur le lac ou au Salève, des matinées au Casino, à la Comédie, à l’Alhambra ou aux cinémas, était toujours saluée avec un contentement marqué et général.
Morchaud eût désiré qu’il n’y eût ni fête ni repos. Il eût voulu bouleverser cet état d’esprit, galvaniser les apathies, soulever les énergies…
Un vendredi soir, il s’habillait dans sa chambre, quand une de ses dactylographes lui apporta une lettre déposée par un chauffeur, après son départ du Palais, et qui portait la mention : « très urgent ».
Il reconnut aussitôt l’écriture et, sans prendre le temps de fixer au bouton la dernière boutonnière de son faux-col, il fit sauter l’enveloppe :
« 28 septembre.
« Cher Monsieur,
« Mon mari est parti subitement pour Berlin… »
Il leva les yeux et réfléchit deux secondes :
« Berlin… Nansen… Marx… Batang… Quelle intrigue nouvelle allait jouer là-bas le diplomate décavé ? Le gigantesque gisement de radium allait-il échapper, au profit de l’Allemagne, à la meute acharnée ? »
Il reprit sa lecture :
« Dans ma solitude, je caresse avec joie un projet. Ne le faites pas échouer. Voulez-vous m’offrir une tasse de thé ce soir à onze heures dans le hall des Bergues ? Je vous y rejoindrai en sortant du mortel dîner des Matti-Saccard et je vous expliquerai…
« Choisissez une bonne table et recevez les meilleurs sentiments de
« MAGDA ROCCO-MONTÈS. »
Toute la chair de Morchaud frissonna. Il avait déjà reçu bien des billets de la belle intrigante, mais il eut immédiatement la sensation impérieuse que celui-ci annonçait enfin un proche dénouement. En tout cas, il se sentait, ce soir-là, l’audace de préciser brutalement cette cour mondaine et platonique qui durait depuis plus d’un mois, d’avouer sans timidité et sans mots hésitants le désir ravageur qui, comme monte une marée, le submergeait à chacune de leurs rencontres de plus en plus fréquentes, de parler franc et net à cette femme affolante et lointaine… Oui, ce soir-là, il se sentait hardi et conquérant comme il ne l’avait jamais été, d’une hardiesse qui ne reculerait pas, le moment venu, ainsi qu’il lui était arrivé dix fois déjà. Pourquoi ce soir-là ? Parce que ses yeux étaient pleins de la blancheur vermeille d’un coucher de soleil sur le Mont Blanc, si prodigieux qu’il l’avait soulevé hors de ses propres limites, parce qu’il était un peu grisé de la légèreté de l’air crépusculaire de septembre, parce que la semaine s’ouvrait où « son » Protocole, discuté, examiné, amendé, mais voté, ouvrirait enfin ses ailes neigeuses d’ange pacificateur… surtout parce qu’il dînait pour la première fois chez les Waltaire, chez cette Élisabeth qu’il n’avait cessé de rencontrer dans des salons, au golf d’Onex, au tennis des Eaux-Vives, depuis le jour où elle lui avait fait les honneurs du buffet des Rocco-Montès. Sans savoir exactement ce qu’il attendait d’elle ni le vrai goût du plaisir qu’il éprouvait en sa présence, force lui était de constater qu’une dilatation voluptueuse s’insinuait dans sa chair et dans son cœur quand il écoutait, quand il regardait cette jeune fille puissamment, mais harmonieusement construite, blonde, éperdument blonde par les cheveux, par la peau, par le regard, d’une intellectualité solide, reposante, qu’il avait appréciée peu à peu, mélange d’un modernisme de bon aloi et d’un juste sens traditionnel. Oui, c’était bien cela : l’euphorie, l’équilibre de forces dans lequel il était bercé, qui lui rendait tout aisé, tout possible, était en liaison étroite avec la perspective de ce dîner… Parce qu’il allait retrouver, respirer Élisabeth Waltaire, il se sentait capable, ce soir, de donner assaut à la magnifique aventurière ! Mystère des contradictions masculines.
Ce dîner fut pour lui, en même temps que la dégustation savoureuse d’une virginité charmante, un sujet d’étonnement, pour lui et pour les autres convives. Ils étaient au nombre de cinq, tous soigneusement choisis, on le comprenait aisément à leur conversation, pour servir les intérêts – moraux ou matériels – de la famille Waltaire. Ils représentaient les mœurs, les mentalités, les affaires et les organisations les plus diverses. Il y avait là un Italien, un Polonais, un Anglais, un Français, un Norvégien.
L’entrée de la villa, sur la route de Lausanne, les arbres de son parc, les portes-fenêtres du rez-de-chaussée, les corbeilles à fruits de la table étaient pavoisés, suivant une coutume ancestrale des hôtes, de drapeaux et de lampions aux couleurs nationales des convives ; mais, de toute évidence, le bleu, blanc, rouge dominait, même avec une affectation un peu naïve au milieu d’un luxe qui portait la marque très perceptible d’un arrière-goût nettement germanique. On souriait de voir une profusion peu naturelle de Mariannes en plâtre, de portraits de Joffre, Foch, de pelotes et de tapis tricolores, même une gravure, presque introuvable d’ailleurs, représentant la fameuse scène du « libérateur du territoire ».
Démentant tout cet étalage francophile compliqué d’un effort visible pour l’accorder avec un européanisme mis à la mode par la S.D.N., planaient impalpables, impondérables, ou au contraire hurlantes, manifestes en cent détails, les origines lointaines, indélébiles des habitants de cette maison. Pour toute sensibilité affinée et clairvoyante, entre ces murs tendus d’imberlines, le long de ces acajous et de ces chênes cirés, sur ces tapis de laine et de fourrure, enveloppant cette argenterie lourde, autour de ces bibelots trop riches, de ces vingt objets destinés à classer, à ranger, à ordonner, à cataloguer, à noter, le germanisme rôdait partout repoussé, mais présent partout, avec son ordre discipliné, dénué de toute fantaisie et de tout imprévu, avec sa méthode rigide, avec sa raideur glacée, avec son empreinte administrative, jugulant, étranglant chaque minute de la vie privée. Rien ici n’était laissé à l’initiative de l’individualité. Le mobilier était un uniforme. Des maximes saintes, pyrogravées au-dessus des portes ou brodées sur des coussins, maintenaient l’âme comme tel tiroir obligeait les mains à y classer jusqu’aux bouts de ficelle et aux bagues de cigares. La vie et les choses étaient organisées pour imposer sournoisement une inéluctable obligation.
Dans le parc, on s’étonnait, le long du quai qui bordait le lac, parmi l’éclat des roses d’automne, de voir surgir les bonnets en plâtre peint de gnomes de la Forêt-Noire. On s’étonnait aussi de voir M. Waltaire sortir de sa poche un sifflet d’argent pour appeler un jardinier comme on appelle un chien. Les deux valets, bien stylés, servaient, en gants de filoselle blanche, des plats excellents mais où trop de farine rappelait les sauces germaniques. Seul, Morchaud, bien qu’il fût transporté tout à coup dans un monde qu’il n’avait jamais entrevu, plus loin de son éducation et de sa mentalité qu’il ne l’avait supposé au premier abord, échappait un peu à la gêne commune, ravi qu’il était et troublé par la présence à son côté d’Élisabeth et par la perspective de retrouver deux heures plus tard Mme Rocco-Montès dont il s’était mis à tant espérer.
Mlle Waltaire versait en lui une singulière paix. Près d’elle, ses passions se fondaient, se diluaient ; elle distillait autour de lui de la béatitude ; en la respirant, il sentait comme une blancheur qui l’envahissait. Mais, malgré cette exquise détente, à la dérobée, il regardait souvent les aiguilles d’un coucou de la Forêt-Noire.
Il prit congé des Waltaire vers dix heures, sauta dans un tramway et fut heureux de constater que le hall des Bergues était peu encombré. Il put choisir une « bonne table », c’est-à-dire une table dissimulée derrière une des hautes jardinières, mais d’où il surveillait aisément l’entrée.
Alors, bien installé, attendant l’apparition adorée de minute en minute, il s’abandonna à cette angoisse supérieure qui précède les prochaines et nouvelles possessions.
Les nuances du décor choisi – gris directoire, verdâtre, à bandes blanches, – les divans tentateurs, les fauteuils profonds inventés pour l’inguérissable lassitude contemporaine, les velours épais, les Beauvais, les portes discrètes dont le vitrage semblait s’ouvrir sur des perspectives mystérieuses, les dorures étouffées, les tapis aux teintes assourdies, les dessus de table couleur mousse pâle, tout se teintait pour lui, sous la lumière dorée et diffuse des lampadaires, de l’irréalité du rêve que cette soirée allait rendre vivant. Tout s’élargissait, s’imprégnait de fantastique… Des détails lui paraissaient lointains, à peine entrevus, d’autres prenaient des précisions effarantes. Et dans ce monde féerique qui l’entourait, son émotion coulait en torrent. Certes, son passé était plein d’aventures sentimentales et charnelles. Mais, sous les noms que sa mémoire lui présentait, il ne voyait que de pauvres figures de travailleuses fatiguées ou de femmes faciles, à l’exception toutefois de l’ombre lointaine d’Arlette, parée à ses yeux du rayonnement d’une Madeleine rachetée. C’était la première fois que ses mains allaient frôler une créature de l’essence, du monde, de la beauté, du luxe de Mme Rocco-Montès. En réalité, cet amour sur le point d’éclater devait non seulement lui apporter une volupté sensuelle démesurée, mais il constituait encore pour son orgueil, pour sa destinée, une sorte de promotion, de consécration.
C’en était fini des robes des Galeries Lafayette, des dessous bon marché, des parfums populaires. Il allait dénouer des voiles de deux cents louis, s’épanouir dans les linons et les crépons, se baigner dans les essences les plus chères de Guerlain.
Sa pensée incertaine, et qui eût désiré grandir cette inoubliable attente de mille souvenirs ou projets, s’égarait sur la dernière lettre d’Arlette, toute noircie du frottement du cuir, dans son portefeuille, quand Mme Rocco-Montès parut.
Un vertige d’aurore emplit d’abord ses yeux et l’empêcha de la bien voir. Il ne put, jusqu’à ce qu’elle fût près de lui, se griser que de sa démarche ondoyante et qui brassait de mystérieux effluves de charme et de désir.
Elle émergea de son trouble, devant la table, la main tendue. Sa blondeur, l’eau moirée de ses yeux, les vieux argents et les pastels roux de sa robe, la neige radieuse de son manteau d’hermine chantaient comme un paradis. Une fois de plus, en l’adorant de ses yeux émerveillés, Morchaud sentit que son audace se désagrégeait. Que pouvait-il espérer de cette idole lointaine, inaccessible !
En habitué de la tribune publique, il savait que l’on surmonte la première émotion en la noyant dans des banalités. Il parvint, jusqu’à ce qu’il se fût ressaisi, à demeurer dans le vague des phrases sans portée. Puis, quand il se retrouva maître de lui, il attendit qu’un mot ouvrît la voie à l’attaque préméditée. Eût-il voulu, au dernier moment, saisi par la terreur, reculer, que la chaleur frémissante du corps magnifique presque serré contre lui, que les ombres et les santals qui, ténus, le submergeaient et le grisaient comme un opium, que la contemplation de cette beauté aimable et sans morgue, l’eussent rejeté à tout son instinct de conquête.
— En somme, interrogea Mme Rocco-Montès, en laissant, exprès, dans un sourire de ses dents d’enfant rouler sur sa lèvre une perle blonde de thé, vous vous êtes très vite acclimaté à la vie genevoise… Vous vous plaisez ici ?
— Oui, répondit lentement Morchaud, il ne m’y manque qu’un peu d’amour.
Elle fit semblant d’éclater de rire :
— Qu’est-ce qu’il vous faut ! On aime dans toutes les chambres ici, pendant la grande époque des Assemblées. Et même au Palais des Nations, malgré la garde qu’y monte Drummond, je crois que…
— Oh ! on raconte beaucoup de choses !… On exagère !
— Peut-être avez-vous laissé à Paris…
Il résolut instantanément d’éprouver par la jalousie les sentiments de Magda à son égard. Il répondit de la tête affirmativement.
Puis, après un silence plein de souvenirs :
— Une Arlette. Il n’y a pas deux cœurs comme le sien.
Il comprit tout de suite que sa manœuvre faisait long feu et la rectifia :
— Enfin ! Le passé est le passé, fit-il comme s’il s’arrachait à ses pensées. Mais Arlette me restera toujours précieuse… D’un point de vue qui ne va pas sans égoïsme, je l’avoue… Parce que j’ai rempli vis-à-vis d’elle le plus noble devoir d’un homme : je l’ai sauvée.
— Évidemment, répondit Mme Rocco-Montès, un peu décontenancée, un peu ironique aussi, comme si elle faisait la remarque pour elle seule… Ici on ne mêle guère à l’amour l’idée du salut. On est moins compliqué. Si vous avez besoin de Rédemption pour vous-même…
Elle éclata de rire.
Il enfonça ses yeux dans les yeux de sa compagne.
— Je ne demande qu’à connaître des amours moins austères, lui lança-t-il.
Elle soutint ce regard ardent avec une fermeté qui révélait sa décision. Mais, quand l’éclair de désir, quand l’éclair révélateur se fut éteint, ils se retrouvèrent tous deux muets, ne sachant trop comment continuer la conversation.
Ce fut elle qui reprit pied la première :
— Je ne suis pas en peine de vous. Avant peu, quand vous le voudrez vraiment, vous serez pourvu… peut-être même d’un sérail.
Cette fois, leurs regards ne se rencontrèrent plus spontanément : ce furent le ton de sa voix et la fixeté des yeux du jeune homme qui attirèrent ceux de Mme Rocco-Montès.
— Vous me connaissez mal, répondit-il. Quand mon cœur et une certaine exaltation de mes sens, si impérieuse qu’elle finit par devenir mystique, sont en jeu, j’éprouverais une insurmontable gêne morale à ne pas m’enfermer dans ma passion comme un moine dans son couvent.
Elle comprit cette fois qu’elle le tenait, qu’elle l’avait ferré, qu’elle régnait définitivement sur une âme de véhémence et de dévouement et, lâchant sa main, sûre désormais de la victoire, elle se mit à jouer avec lui.
— Je regrette, dit-elle en s’installant mieux, comme pour un spectacle qui va durer, dans les profondeurs du divan, je regrette de n’être pas libre et de ne pouvoir être candidate à un si bel amour.
Morchaud était trop fin et trop averti par les circonstances qui avaient précédé cette entrevue, pour être dupe. Sans répondre, il saisit dans sa main la main de Mme Rocco-Montès qui traînait à côté d’elle sur l’hermine de son manteau. Il la sentit palpiter dans sa paume comme un oiseau tiède, et, se risquant pour la première fois à prononcer son nom, il murmura, comme dans le soupir de sa poitrine gonflée : « Magda ».
Elle savoura une seconde, les yeux clos, la joie de sa conquête, puis éteignant brusquement l’exaltation du jeune homme :
— Appelez donc le garçon. J’ai envie d’un cocktail et d’un sandwich au poulet.
La commande donnée, le garçon parti, elle reprit :
— Toutes ces bêtises m’ont empêchée de vous dire le projet dont je vous parlais dans mon billet. C’est samedi, demain, c’est-à-dire « vacances » à partir de onze heures du matin. Je suis seule puisque mon mari est absent. Je vous propose de partir à dix heures…
— C’est bien tôt, j’ai sur ma table des dossiers urgents…
— Il ne peut y avoir aucune urgence le samedi. Mon Hispano vous prend à dix heures au Palais. Vous me cueillez à dix heures cinq minutes ; à onze heures et demie, au plus tard, nous sommes au Lac Vert. Vous verrez ce qu’est le Lac Vert dans une belle lumière d’automne. C’est le coin de la vallée que je préfère.
Il semblait à Morchaud que, tout à coup, une source tiède, une source de joie surhumaine l’inondait. Les dossiers, le Protocole, la S.D.N… S’il l’eût fallu, il eût allègrement tout sacrifié aux heures bénies qui se levaient pour lui et qu’il n’eût jamais osé espérer si proches. Quelques mots tombés de belles lèvres venaient de lui révéler l’immensité des égoïstes joies de l’amour et il demeurait stupéfait, et honteux que leurs flots de désirs pussent submerger toutes les ivresses intellectuelles, dont seules, jusqu’ici, il avait dégusté les douceurs.
Après la scène de la soirée, l’espoir d’une journée en tête à tête avec Mme Rocco-Montès, blotti contre elle au fond de sa voiture, la perspective de la solitude alpestre, de la lumière aphrodisiaque de l’automne, de toute la splendeur charnelle de la terre et de la femme dont il allait respirer le trouble mystique dans le corps déjà accordé, toutes ces espérances bouleversèrent terriblement sa nuit.
Morchaud ne devait plus jamais oublier ce dimanche de septembre. Ils étaient seuls au bord de cette larme transparente de la Montagne, foulant des mousses encore tièdes, dans le silence éternel des sapins et des pierres, reclus au fond de cette haute solitude. Autour d’eux la forêt, en face d’eux le monstrueux mur de rocs qui bornait la vie, finissait la Terre, les enfonçaient dans l’effroi des mystères muets.
Seules, les neiges dominatrices du Mont Blanc surgissant des arbres, hachées par leurs troncs droits, salies d’ombres immenses, permettaient encore à leurs âmes de s’évader vers le bleu de l’air libre, vers le ciel !
Morchaud et Mme Rocco-Montès suivaient le rocailleux petit sentier qui tourne autour de cette eau glacée dont les verdeurs baignent des miniatures d’îles, des troncs d’arbres morts, mais debout, et dont la limpidité révèle en ses profondeurs des débris monstrueux d’avalanches, toute une vie végétale anéantie. Profitant des blocs granitiques, des branches tombées, il aidait la marche de la jeune femme, heureux que les difficultés lui permissent de la saisir par la taille, de garder longuement sa main dans la sienne, de la prendre sous le bras, de la tenir contre lui. Soudain, sur une partie plane et sablonneuse du chemin, Morchaud s’arrêta, les yeux rivés vers le fond du lac glauque… Un sapin, un sapin entier, complet, bien branchu, y était couché, rigide, trépassé. Sa forme était intacte, mais estompée, flottante sous un agglutinement gélatineux de mousses aquatiques dont la vie se repaissait de la chair du géant mort.
Mme Rocco-Montès désemparée, attendait que le jeune homme se remît en route, se demandant ce qu’il pouvait bien se passer au fond de la cervelle de son compagnon, obstinément muet ; elle suivait des yeux son regard fixe, jusqu’au fond de l’eau. Après un instant de gêne, ayant consulté son bracelet-montre, elle se décida :
— Il est midi, dit-elle, nous pouvons déjeuner à Chamonix et y goûter. Il y a un bon pâtissier.
Le déjeuner au restaurant du Chamonix-Palace fut très gai. Déjà les dernières contraintes étaient tombées ; déjà, à table, ils étaient installés avec plus de désinvolture, plus d’abandon, plus près l’un de l’autre. Mais, après une promenade à pied sur la route des Praz et le goûter, quand ils regagnèrent l’hôtel pour remonter en voiture, ils cherchèrent en vain le chauffeur. Enfin, le chasseur le découvrit et le ramena : impossible de repartir avant huit ou dix heures du soir ! Il avait fallu démonter la magnéto qui, sans cette réparation immédiate, risquait de « griller » et le travail était long.
Une randonnée, serrés l’un contre l’autre, sur une route sûre, par une belle nuit d’automne, n’avait rien qui les effrayât. Pour attendre l’heure du dîner, Mme Rocco-Montès, fatiguée, désira se reposer et demanda une chambre :
— Allez, dit-elle à Morchaud, acheter chez Payot le Journal intime de Frédéric Amiel. J’adore ce triste bouquin. Vous me lirez les chapitres que je vous indiquerai.
Alors l’heure décisive rôda dans la chambre avec le crépuscule, ardente, pressante, inévitable. Morchaud s’était installé dans un fauteuil près, très près du lit où Mme Rocco-Montès s’était étendue. Chacune des phrases du Désespéré, qui jamais n’avait pu aimer, les rapprochait de l’amour. Le désir vierge du pauvre Genevois les submergeait de sa marée vivante, leur restituant, en quelque sorte, la candeur passionnée des premières tentations. La nuit d’octobre, fatiguant peu à peu les yeux du lecteur, s’épaississait autour d’eux tandis que, dans l’encadrement de la fenêtre, un Mont Blanc livide, s’enveloppait de brumes et semblait donner une leçon d’éternité à leur passion passagère.
Morchaud se tut enfin, faute de lumière. Il ferma le livre. Il ne voyait plus qu’un fantôme pâle, étendu sur la masse sombre du lit et qui, d’un mouvement lent, approchait de lui… Il sentit sur son front le frôlement lisse d’une main. Il la prit dans la sienne et, la tenant étroitement, sans un mot, sans qu’il rencontrât de résistance, sans qu’elle fût réprimée, il hasarda la caresse impatiente qui prenait possession de formes encore voilées et qui déjà ondulaient de plaisir… Un bras attendri passa autour de sa tête courbée. Sa bouche rencontra d’abord la chaleur palpitante des paupières, puis l’offrande humide de lèvres, ses doigts, plus hardis frôlèrent enfin une peau cachée fine et tiède comme une peau de perle… Presque sans geste, il se trouva étendu contre un corps brûlant… Il posséda !…
L’auto les ramena à une allure folle dans la nuit des vallées. Ils avaient besoin de s’inonder d’air et de vitesse, elle pour exalter les récents souvenirs, lui pour empêcher son esprit de contempler, avec trop de précision, sa folie. Maintenant, il avait peur ! Elle était étroitement serrée contre lui au fond de la voiture et, dans la chaleur qui montait de ce corps déjà frémissant de nouveaux désirs, se fondaient sa volonté, sa liberté, l’élan magnifique de son Idéal. Elle essayait de parler, de murmurer des promesses, de prolonger l’heure de passion. Il ne répondait rien, muré dans sa dépendance nouvelle, dans son esclavage, averti secrètement que, dans ses bras, l’amour humain avait étouffé l’amour des hommes.
Oui, il avait peur : évadé des derniers émois de la volupté, rendu à lui-même, il se rappelait avec précision tous les bruits qui couraient sur sa maîtresse, tout ce qu’on lui avait raconté du ménage, tout ce qu’il y avait de louche et d’obscur dans leur vie, dans leurs moyens d’existence, dans leur luxe insensé, toute la suspicion, plusieurs fois immonde enfin, qui planait sur ce foyer d’aventuriers. Il était désormais plongé dans le bourbier, lui, débarqué aux rives du Léman pour une œuvre pure ! Il se taisait, elle finit par lui demander.
— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? À qui pensez-vous ?
— Je ne pense pas, je tremble… J’ai comme un goût de cendres aux lèvres… Pourquoi suis-je obsédé par le sapin qui gît au fond du lac Vert ? Il a la forme d’un arbre encore et pourtant ce n’est plus qu’une pauvre chose décomposée ! Est-ce que notre amour ne lui ressemble pas ?
L’étude du Protocole qui se poursuivait dans les commissions, la discussion du rapport de M. Politis à l’Assemblée, arrachaient chaque jour Morchaud aux préoccupations de son amour. Mais le soir venu, il y courait de toute l’ardeur de son désir exaspéré par l’étreinte de la veille. Magda possédait un génie de la volupté qui, dans chaque plaisir, laissait entrevoir à ses amants le raffinement nouveau de l’ivresse suivante. Ne pouvant se rencontrer ni à l’hôtel de Russie, ni à la villa de Florissant, ils se retrouvaient dans de discrets hôtels de deuxième ordre, dans des auberges des environs que l’hiver faisait désertes, quelquefois plus loin, à Lausanne, à Évian, à Annecy. C’étaient alors des heures folles de passion et de géniales luxures, nerfs tendus, sans paroles, rués tous deux dans une allégresse sensuelle comme pour l’épuiser avant qu’elle ne s’évanouît.
Chose étrange, Morchaud s’appliquait beaucoup plus que Mme Rocco-Montès à garder le secret de leurs amours. Il tremblait plus qu’elle à l’idée qu’on pût connaître leur liaison, tenant essentiellement à sauvegarder la dignité, l’intégrité morale de la fonction dont il était investi. Il lui arrivait même de se reprocher aigrement de compromettre la pureté de sa mission. Mais il eût éprouvé les mêmes scrupules auprès de la maîtresse la plus innocente et la moins inquiétante. Des terreurs mêmes de la première soirée, sur les turpitudes du ménage d’aventuriers il ne restait dans son esprit que quelques appréhensions. Sans doute, ne se sentait-il pas avec sa maîtresse sur un terrain très sûr, auprès d’une amante de tout repos. Sans doute pressentait-il, derrière la façade de son luxe et la comédie de sa vie, un présent si louche et un passé si trouble qu’il préférait s’abstenir de l’interroger. Il se refusait même habilement à écouter les allusions qu’elle tentait d’y faire, comme si elle désirait se libérer d’un mensonge tacite. Naturellement, par le jeu ordinaire du hasard, depuis qu’il était son amant, de toutes parts on lui dévoilait les secrets de la divine Batangaise, on lui établissait la statistique de ses amours, on lui précisait les turpitudes de son mari sans qu’il voulût rien croire, rien admettre, décidé qu’il était, par une lâcheté dont il était conscient, à rejeter sur le compte de la calomnie tout ce qui pouvait ternir l’or de son idole et, par là même, préciser ses inquiétudes.
Un soir, il fut très troublé. Sa maîtresse arriva au rendez-vous avec un retard qui l’inquiéta :
— Mon mari, lui expliqua-t-elle, a pris la nuit dernière une forte culotte au cercle. Il a fallu trouver de l’argent…
Ces mots d’habitués de tripots sonnèrent douloureusement pour lui, dans cette bouche adorée. Il demanda :
— Combien ?
— Cent mille.
Elle était soudain devenue tout à fait canaille et s’exprimait avec les termes, l’accent d’une femme entraînée à ces émotions.
Elle ajouta :
— Plus un sou à tirer de Batang avant d’avoir formé la Société d’exploitation et obtenu l’admission à la S.D.N…
Quand elle fut partie, il éprouva un malaise intolérable à penser qu’elle se prêtait à la triste besogne de découvrir les prêteurs pour trouver, – à quel prix ! – un aliment au vice de son mari.
« Bast, se disait Morchaud, quand les angoisses happaient son esprit, du moment que je ne me mêle pas à leurs affaires, un homme n’est jamais très compromis parce qu’il couche avec une jolie femme ! »
Raisonnement assez bas, assez lâche, mais qui le rassurait par sa simplicité.
Pourtant, à mesure que les travaux de la cinquième Assemblée approchaient de leur terme, l’enthousiasme de Morchaud pour le Protocole arrivait souvent à reléguer au second plan jusqu’à ses joies amoureuses.
Il eut un avant-goût du triomphe prochain, et la certitude aussi que sa part occulte de collaboration n’était pas méconnue, à un dîner qui fut donné, deux jours avant la clôture des travaux, en l’étude d’un avocat genevois, représentant du canton à Berne. La froide réserve dans laquelle s’enfermait l’aristocratie financière genevoise à l’égard des illustres hôtes de la cité, son éloignement hautain, avaient frappé le conseiller national Rigalier. Puisque les gens de la rue des Granges se refusaient à ouvrir leurs salons et leurs parcs aux hommes d’État réunis à Genève, il importait de ne pas laisser partir quelques-uns d’entre eux sans leur offrir la politesse d’une cordiale hospitalité.
Rigalier avait d’abord résolu d’offrir son dîner à bord de la maison flottante qu’il avait lancée sur le lac et qui, ancrée dans le port, intriguait tant les étrangers, délicate fantaisie de poète, matière à de si pures et de si intenses émotions qu’on s’étonnait qu’elle demeurât unique sur cette eau de rêve.
Il avait renoncé à ce projet à cause du nombre de ses invités et des difficultés que sa cuisinière eût rencontrées à œuvrer pour tant de convives.
Son étude, d’ailleurs, était un fort beau décor pour une réception d’apparat. Les deux fenêtres s’ouvraient au troisième étage de la maison qui donne à la fois sur la place du Lac et le Grand Quai. On y discernait le spectacle mouvant des deux ponts principaux de Genève, le courant rapide du Rhône s’évadant du lac, la rade dont le saphir était coupé par le sillage laiteux des vapeurs petits et grands, les quais enfin, les bouquets d’arbres des parcs lacustres.
Le cabinet, complètement démeublé, enserrait entre ses murs tendus, rouge et or, de soie empire, entre ses bibliothèques, entre ses vitrines peuplées de précieuses porcelaines, une table somptueuse où se jouaient cristaux, fleurs, candélabres, argenteries, parmi la blancheur des linges, avec des fruits choisis, au milieu du pastel des délicats petits fours.
Le maître de céans recevait ses hôtes dans le cabinet voisin, et leur y offrait le porto. La nuit d’octobre était douce. Par les fenêtres ouvertes, les yeux s’emplissaient du jeu des lumières électriques et de l’eau, les oreilles du bruissement de la chute du Rhône au pont de la Machine.
Morchaud trouva les dix invités déjà au complet. Me Rigalier, à mi-voix, dans l’embrasure d’une porte, lui énuméra les qualités, les titres et le rôle de quelques-unes des personnalités à qui il ne l’avait pas encore présenté. Surtout il lui fit valoir ce qu’il y avait de nouveau et de réconfortant dans cette réunion qui eût paru, dix ans auparavant, impossible à réaliser. Personne n’aurait osé imaginer un tel spectacle en 1914.
— Voyez-vous, là-bas, près de la bibliothèque… C’est un lord anglais, propriétaire de quatre châteaux, d’une écurie de courses et de trois meutes… Eh bien ! l’interlocuteur auquel il s’adresse sur un mode si amical, c’est un ancien mineur polonais… Et là, dans les deux fauteuils côte à côte, un socialiste ardent et un représentant de Mussolini. Avouez que…
Rigalier fut enlevé par un délégué danois. Mais quatre, cinq, six mains se tendaient vers Morchaud. Les phrases enivrantes s’entre-croissaient :
« Admirable travail… Rapport remarquable… C’est votre œuvre… C’est vous qui avez mis le Protocole debout… Succès assuré… Unanimité… »
Déjà Morchaud, quoiqu’il dégustât avec une orgueilleuse jouissance ces échos d’avant gloire, était isolé vers la cheminée, incendiée d’un beau feu de bûches, en tête à tête avec Wah-Phon-Yang. Vieux Céleste bien connu de toute l’Europe politique, quoique converti au christianisme, il était attaché à la Légation de la République chinoise à Londres. Sa philosophie souriante et désabusée, sa longue et profonde expérience, son intelligence rapide de Cantonnais lui avaient réservé une situation spéciale à la S.D.N. On aimait à le consulter et, à défaut des conseils qu’aucun des délégués n’eût sollicités, on se plaisait à recueillir son opinion toujours clairvoyante, bienveillante, et élégamment exprimée :
— Monsieur Morchaud, dit-il, de sa voix où la gravité se mêlait à un zézaiement un peu las – et il fixait le jeune homme derrière ses lunettes d’écaille – monsieur Morchaud, votre rôle est déjà grand parmi nous. Personne encore dans les bureaux n’avait réussi à s’imposer aussi vite que vous. C’est à un homme important que je m’adresse : permettez-moi de vous ouvrir les yeux, à vous, nouveau venu, sur une situation de fait. Elle peut, un jour ou l’autre, causer la ruine d’une situation qui, je le sais, vous est chère comme à moi.
— Je vous écoute bien volontiers, répondit Morchaud, tout de suite conquis par l’autorité et la douceur de l’homme ridé, grisâtre, clignotant, mais dont il devinait la prodigieuse agilité de pensée.
— La S.D.N., continua celui-ci, a commis la plus grande des erreurs, et – est-il besoin de le dire ? – je ne me place guère en l’en accusant au point de vue de mon pays : quelle folie de prétendre réunir la majorité des peuples du monde entre ses bras encore débiles…
— Vous avez tort et raison, interrompit Morchaud. Il est certain que…
— Me permettez-vous de dessiner plus exactement ma pensée devant vous ? L’Europe peut-être – je dis « peut-être » – est mûre pour la paix. Mais on ne parvient à cette maturité qu’en passant par des siècles et des siècles de guerres et d’horreurs. Sur les divers continents, toutes les nations n’en sont pas encore là. Un exemple : il éclatera un jour un formidable conflit Asie-Amérique qui ne se dénouera que par les armes, soyez-en sûr, les États-Unis n’ont pas encore atteint leur saturation guerrière. Ils en sont encore au stade où l’on jette volontiers son épée dans la balance. Pourtant, avant d’éclater, le conflit du Pacifique sera, c’est certain, porté devant la S.D.N. par nous, Chinois, ou par les Japonais qui sommes partie au Covenant. En admettant que les droits de notre race soient reconnus, ce qui est encore douteux, en supposant que la S.D.N. ose prendre partie contre les Amériques, que vaudra sa décision ? Comment sera-t-elle imposée ? qui lui donnera force de loi ? La S.D.N. crèvera je vous le dis, en vérité, de cette question où son autorité sera bafouée et son impuissance manifeste. De cette question et… de quelques autres du même goût qui vont se passer dans le monde…
— Avant que le conflit ne se dresse, protesta Morchaud, les États-Unis auront peut-être adhéré au Pacte, ou la Société des Nations aura acquis une puissance matérielle et morale telle que…
— Hypothèses ! Mais pensez-vous que les fondateurs de la S.D.N. n’auraient pas été mieux inspirés tout de même, en limitant son action à l’Europe, en lui assignant le but unique de la coordonner, de l’organiser, de l’unifier… en vue du formidable choc de races qui se prépare ? Une S.D.N. européenne pouvait être le Comité de Salut public du vieux monde le jour proche – c’est un Asiatique qui vous parle cette fois – où l’Asie et l’Afrique se lèveront contre lui. C’était restreindre singulièrement ses ambitions, certes. Mais c’était les réduire à la mesure de la sagesse. Ce point de vue est si exact que malgré tout, malgré les prétentions universelles de la Société des Nations, c’est l’instinct européen qui, en somme, en dépit d’elle-même, prévaut dans son sein. Sans la force obscure de cet instinct, comment expliqueriez-vous cette injustice sans nom : l’immense Asie, grouillante de nations, agitée d’un réveil formidable et plein des germes de l’avenir, depuis que la Chine en a été évincée, l’année dernière, n’est représentée au Conseil que… par le seul titulaire japonais ! La S.D.N., je le répète, eût dû être strictement européenne pour vivre et pouvoir agir… du moins en commençant.
Les toasts, au dessert, vibrants de confiance dans l’avenir du Covenant, calmèrent un peu les inquiétudes que l’argumentation serrée du Chinois avait versées dans l’âme de Morchaud. D’autant qu’il n’y fut oublié par personne et qu’on promit à l’œuvre, à son œuvre, un succès prodigieux et certain.
Oui, prodigieux ! Et qui mettait fin aux angoisses, aux énervements qui l’assaillaient depuis qu’on discutait son ouvrage : quelques heures après ce dîner, le Protocole était voté à l’unanimité par l’Assemblée. Et, passant en trombe, pressés de sauter dans leurs trains et de se disperser vers toutes les capitales du monde, les délégués et tous ceux qui touchaient de près ou de loin à la S.D.N. prirent la peine et le temps de complimenter Morchaud, dont on n’ignorait pas la part active de collaboration dans la nouvelle charte humaine.
Genève se vida en quelques heures, les drapeaux furent amenés, les rues devinrent tout à coup trop larges, les halls d’hôtels retombèrent dans le calme morne, les cafés et les pâtisseries furent comme éberlués de se retrouver déserts… La Réformation ferma ses portes, ses volets, se replia dans le silence. Coïncidence, deux jours après la dernière séance de l’Assemblée, le ciel sur la Cité abandonnée à elle-même, pâlit, peu à peu se fit gris, bas ; la rade s’endormit presque subitement, bateaux amarrés à leur poste d’hiver sur des eaux ternes et plombées ; les oiseaux du bas lac, annonciateurs de la mauvaise saison, commencèrent à se réfugier à l’abri des jetées ; les premières brumes se mirent à rôder çà et là, escortées des premiers froids. Tout s’enfonça dans une lividité glacée.
Morchaud malgré la griserie de son succès et les joies d’une liaison qui croissait quotidiennement en intensité passionnelle, s’affaissa soudain comme si le mouvement de la session, son animation, ses fêtes, ses intrigues, ses discours avaient été les supports de sa sensibilité surmenée. Il lui sembla que ces fuites de délégués dans toutes les directions, ces trains bondés, ces files d’autos emportaient la substance et la matière vivante du Protocole, l’éparpillaient sinistrement et que le grand Acte, vidé, allait s’endormir du sommeil de la Cité.
L’hiver, quoiqu’il n’eût rien d’effrayant pour lui dans les circonstances où il l’affrontait, le glaçait moralement. Il en éprouvait mille sensations désagréables. Bêtement, mais réellement, la première fois qu’il sentit en entrant dans le hall du Palais qu’on avait allumé le chauffage central, il se prit à avoir moins confiance dans son œuvre. Heureusement que, ce matin-là, pour l’arracher à sa dépression nerveuse, il reçut la visite de Mme Matthews, une femme éminente, attachée à une œuvre de Coopératives intellectuelles féministes et retenue à Genève par d’importants rendez-vous au Quai Wilson. La conversation s’engagea sur un tout autre sujet que celui qui amenait Mme Matthews :
— Je m’adresse à vous, monsieur Morchaud, bien que vous sachant antiféministe…
— Vous vous trompez, madame, je suis féministe mais d’une autre façon que vous-même.
— Je suis heureuse d’être renseignée plus équitablement sur votre compte et de ne pas me trouver en face d’un adversaire.
— Il serait criminel, continua-t-il, à l’heure où l’humanité bat le rassemblement de ses forces, de nier, de méconnaître la valeur de la Femme. Faites-moi l’honneur, madame, de croire que je n’ai jamais pensé autrement.
— N’est-ce pas ? C’est un premier point acquis. La valeur humaine de la Femme est égale à celle de l’homme. Nous sommes d’accord.
— Assurément… valeurs différentes. La raison et l’intelligence, qui sont l’apanage de l’homme, ne sont ni les seuls moyens de connaissance, ni des moyens en eux-mêmes supérieurs à la sensibilité, propriété bien personnelle de la femme. Étant donné que les deux sexes perçoivent le monde suivant deux modes personnels, leur activité doit nécessairement se diriger vers des buts spéciaux. Le foyer a plus à gagner à la sensibilité qu’au cerveau. C’est pour cela que je suis partisan des droits civils, de tous les droits civils à la femme. La conduite de l’État, au contraire, est pure affaire intellectuelle, ce qui fait que je ne suis pas partisan pour elle des droits politiques. Non que je veuille enfermer strictement la femme à son foyer, non. Les temps de la claustration sont révolus : la femme a droit à toutes les charges, à tous les postes, à toutes les responsabilités, à toutes les carrières où l’intuition est la meilleure directrice de l’action. De même, dans le domaine de la création, c’est-à-dire dans le domaine de l’art, je crois que la femme, plus intelligemment et, surtout, plus sincèrement préparée, surprendra un jour par l’abondance et la beauté de ses œuvres. Je ne crois pas qu’elle donne jamais un grand critique ou un grand philosophe. Où pensez-vous voir là la moindre trace d’un antiféministe qui serait complètement contraire à mon vrai sentiment ? Et, je ne vous parle ici que de la femme, être social ; je vous surprendrais bien si je vous dévoilais ce que je pense de la femme, être humain. Ceci dit, madame, je suis à votre disposition. Que désirez-vous de moi ?
Morchaud s’engagea à recommander le groupement de Mme Matthews à la Section des bureaux internationaux.
Cette conversation dissipa son spleen. Il possédait en lui une puissance d’exaltation qui se déclenchait aussitôt qu’il frôlait un autre enthousiasme.
D’ailleurs, au déjeuner, à l’hôtel de Russie, une bonne nouvelle l’attendait : Dawson lui fit signe de s’approcher de sa table :
— L’appartement est libre ! nous pouvons emménager demain.
C’était un vieil et charmant appartement genevois que celui où s’installèrent les deux célibataires, rue des Alpes ; alcôves chaudes et confortables, placards commodes, murs épais. L’ameublement en était vieillot, suranné, mais plaisant, d’inspiration « Louis-Philippe ». On était bien assis sur les chaises spacieuses et dans les fauteuils larges ; les tables étaient puissamment plantées ; les lits vastes, épais, moelleux et fournis d’édredons à l’ancienne mode. Il y avait sur le rebord des fenêtres des coussins brodés de laines, bien fournis et multicolores qui permettaient de s’asseoir confortablement, aux cheminées des chenets, des soufflets…
Les deux locataires s’occupèrent pendant huit jours de rendre leur logis un peu plus moderne. Ils reléguèrent une partie des meubles dans le vaste grenier, louèrent des divans, installèrent un éclairage nouveau, achetèrent des coussins surprenants, beaucoup de coussins, des étoffes audacieuses, ils parvinrent à faire du salon – qui, avec la salle à manger leur était commun – une pièce assez troublante et qui évoquait plutôt la présence dans l’appartement d’une actrice que de deux jeunes hommes. L’antichambre et la salle à manger furent, elles aussi, transformées de fond en comble. Leurs prédécesseurs leur avaient légué un domestique lucernois et une parfaite cuisinière savoyarde.
Morchaud, le jour où il prit possession de son logis de la rue des Alpes, sentit que quelque chose de fixe s’introduisait enfin dans sa vie et qu’il s’embarquait pour être heureux. Surtout le décor le ravissait parce qu’il lui paraissait tout à fait convenable pour y recevoir Mme Rocco-Montès. Plus d’hôtels meublés, plus d’auberges, plus de hasards. L’entrée de la maison était une voûte qui servait de passage pour gagner le square et correspondait à un autre passage qui s’ouvrait sur le quai du Mont-Blanc.
Sa maîtresse pouvait donc s’y engager sans risquer de se compromettre. Il s’était réservé la chambre qui donnait sur le jardin, loin du tapage des tramways et des claksons de la rue. Il lui plaisait, le matin, en s’habillant, de voir, par les fenêtres et autour des maigres arbustes des buissons, la vie mesquine et réduite de cette sorte de Cité s’organiser : ateliers de tailleurs, cartonnières, blanchisseuses, photographes, gosses encore mal éveillés. Piaillements, bruits des eaux déversées, secouage des tapis, interpellations de logis à logis…
Ah ! quel frilottement de sa chair, quels spasmes de son cœur, la première fois qu’il attendit Magda chez lui, – dans la chambre qu’il avait parée pour leurs amours ! Il était ému comme aux jours du Lac Vert. Plus ému peut-être, car il lui semblait que son amour se casait enfin, se classait, s’établissait pour durer toujours. Il entoura cette réception de fleurs, de fumée d’encens, de bonbons et de vingt puérilités : pantoufles marocaines, pyjama de soie, eaux de toilette sensationnelles…
À l’impression délicieuse de confortable qu’il éprouvait et qui se répandait sur toute sa vie, se mêlait pourtant une amertume qui ne quittait pas sa pensée : les lettres de Duvillier, depuis quelques semaines – l’ingénieur étant parti en Amérique – étaient devenues plus brèves et plus rares encore et les nouvelles d’Arlette avaient, à l’exception de quelques cartes postales insignifiantes, presque complètement cessé.
Il démêlait mal l’essence de son malaise.
Souffrait-il d’être ainsi brutalement coupé de sa vie antérieure et retranché de l’existence sentimentale qu’il s’était constituée à Paris ? Réclamant pour lui seul le privilège de se détacher aisément des autres, était-il atteint dans son orgueil et blessé d’avoir été si vite oublié ? Ou bien, y avait-il, au fond de son angoisse, une réelle douleur de cœur : le chagrin de la rupture devenue plus définitive qu’il ne le souhaitait, l’impossibilité de continuer à distance une intimité amoureuse qui lui tenait plus à cœur qu’il ne l’avait cru ?
D’ailleurs la mélancolie qu’il éprouvait à voir la figure un peu triste d’Arlette s’estomper et le souvenir vivant de sa plus belle œuvre se dissoudre dans le passé, s’exaspéra et se raviva dans l’atmosphère de profonde déception qui ne tarda pas à envelopper Morchaud comme une épaisse brume envahit une haute vallée.
Dès la chute du cabinet travailliste, il fut certain que l’Angleterre renierait le vote de ses délégués à la dernière Assemblée de septembre et qu’avec Macdonald s’éteindrait la brève flamme humanitaire qui avait, un jour, réchauffé la Grande-Bretagne. Jamais, même au temps où il était mêlé aux batailles les plus fiévreuses de la politique française, la chute d’un ministère n’atterra à ce point Morchaud. Il sentit vaciller, avec ses magnifiques espoirs, le nouvel ordre de choses qu’il avait cru déjà fondé sur l’Évangile ressuscité et la Société des Nations elle-même. Puis les craintes peut-être encore chimériques qui le harcelaient partout, pendant quelques jours, à table, au Palais, au café, jusque dans les bras de sa maîtresse, se précisèrent, prirent une allure plus concrète. Les journaux annoncèrent que, soucieux de ne pas suivre, sans une sérieuse enquête, les traces du précédent cabinet, MM. Baldwin et Chamberlain avaient demandé l’opinion des Dominions sur le Protocole, consulté les juristes de la Couronne et les divers organes de la Défense nationale. De plus, ils avaient réclamé un rapport à M. Balfour, l’homme le plus compétent quant au fonctionnement de la S.D.N. et aux nécessités de la politique impériale.
Par une triste journée d’hiver qui endormait les choses et les âmes dans des brouillards aqueux, un attaché de la Section d’informations pénétra dans le bureau de Morchaud pour l’informer qu’aussi bien le rapport Balfour que les Dominions – qui tous avaient repoussé même le projet d’une réunion du Conseil d’Empire – couvraient le Protocole de fleurs, mais concluaient à son rejet.
Ce fut un effondrement, puis des heures et des jours de profonde dépression.
Sa pensée découragée, désespérée, s’épuisait à constater l’inutilité de son effort, la diminution personnelle que cet échec lui infligeait. Elle était harcelée aussi de craintes plus nobles, moins égoïstes : est-ce que les nuées sanglantes, un instant dispersées par le souffle puissant du ministre anglais renversé et du ministre français chancelant, n’allaient pas se reformer pour éclater bientôt sur les peuples ?
Le 20 février, M. Waltaire se fit annoncer à son bureau. Il arborait un air triomphant :
— Cher monsieur, dit-il en s’asseyant… Ouf ! quelle délivrance ! Je n’oublie pas que je m’adresse à un Français… Mais je parle avec d’autant plus de liberté que, vous le savez bien, je suis aussi Français que vous… de cœur ! plus Français que vous peut-être, ajouta-t-il malicieusement. Mais avouons que si l’Allemagne a, sans discussion possible déchaîné la catastrophe sur le monde, c’est elle qui, aujourd’hui, lui apporte la délivrance ; depuis ce matin, le gouvernement de votre pays est saisi par Berlin d’une proposition de pacte de garantie qui écarte définitivement tous risques de guerre. C’est autrement sérieux que le Protocole…
— Un pacte de garantie ?… En dehors de la S.D.N., demanda Morchaud que cette nouvelle emplissait à la fois d’une nouvelle espérance et d’un grand découragement. Un pacte de garantie ?… Sans conditions ?
— Sans conditions, avec la seule réserve de pouvoir faire jouer normalement l’article 19 du traité de Versailles.
— Ah ! oui !… Qui prévoit précisément la révision de ce traité…
— Enfin, coupa M. Waltaire, les nouvelles doivent être excellentes puisque Norot, qui a du flair, s’est mis à la hausse dès midi, à la Bourse… Et j’ai fait comme lui.
Il réfléchit : un pacte de garantie ? Soit ; cette formule valait mieux que le néant. Mais n’était-ce pas l’esprit de Londres qui dérivait vers d’autres conséquences auxquelles la S.D.N. demeurerait étrangère ? Et d’ailleurs, que pèserait ce document diplomatique restreint en face du magnifique document humain qu’on venait de déchirer ?
La fin de février et les premiers jours de mars virent l’enterrement lamentable du Protocole.
Sauf la France, les grandes puissances et la plupart des petites s’étaient abstenues de signer le document libérateur. L’attitude du cabinet britannique avait retourné la situation et Morchaud, dans sa rancœur contre l’Angleterre, en était venu à souffrir presque physiquement de sa cohabitation avec Dawson. Cohabitation qui, d’ailleurs, était loin d’être paisible et bourgeoise. Le secrétaire anglais sortait peu le soir, mais recevait beaucoup. Du salon, dont il ne laissait que parcimonieusement la disposition à son colocataire venaient, souvent jusqu’à l’aube, aux oreilles du Français, soit des voix masculines détrempées de whisky, soit des voix plus légères, coupées de soupirs variés, de cris révélateurs et de gloussements très spéciaux. Quelquefois, Morchaud était convié à ces réunions. Il y avait retrouvé Fozzioli, Perrion, Ragois, de la Section des Commissions administratives, deux ou trois dactylos du Palais, quelques actrices, même quelques femmes du monde. Le personnel féminin se renouvelait d’ailleurs souvent. Mais éreinté, abreuvé d’autre part de toutes les voluptés qu’il pouvait souhaiter, il se retirait toujours avant le déchaînement de l’orgie.
Éreinté, il avait des raisons de l’être. En effet, au milieu de toutes ses préoccupations, de ses chagrins, de ses déceptions, il fallait bien qu’il s’occupât de préparer la session du Conseil de la Société qui devait s’ouvrir à Genève le 9 mars. Naturellement, les travaux des diverses sections étaient centralisés au Secrétariat général et confiés à son service. Or, les questions qui devaient être évoquées, moins brillantes assurément aux yeux des foules que le Protocole, n’en étaient pas moins de première importance : conflits polono-dantzikois et gréco-turc, droits d’investigations sur les armements des pays vaincus en 1918, reconstruction financière de la Hongrie, nomination de la Commission de la Sarre… Morchaud comptait beaucoup que la déception générale causée par l’abandon du Protocole serait, dans une certaine mesure, atténuée par un accord à la Conférence sur le contrôle des armements, par un résultat heureux des conversations que M. Briand devait avoir avec M. Chamberlain au cours de la session à propos de la sécurité, par le règlement du grave problème de l’admission de l’Allemagne dans la Société des Nations.
Assurément, le cabinet Herriot, à l’unanimité, avait décidé de défendre obstinément à Genève le fantôme du Protocole. Mais le Président du Conseil avait rencontré M. Chamberlain traversant Paris, en route pour les rives du Léman, et, à l’issue de deux entrevues successives, le communiqué officiel annonçait une étude des « problèmes extérieurs actuellement posés et en particulier le problème de la sécurité ». « Ils ont, ajoutait-il, parlant des deux ministres des Affaires étrangères, procédé à un premier échange de vues dans un esprit de parfaite cordialité avec la volonté de rechercher des solutions pratiques et efficaces. »
En revenant le long du quai désert contre lequel clapotaient de courtes vagues, dans la lumière des réverbères diffuse parmi la brume nocturne, un de ses collègues, marchant à côté de lui, formulait tout haut la conclusion que Morchaud reculait de tirer :
— Nous sommes donc revenus à pied d’œuvre. Le Protocole est au panier, le problème de la Sécurité n’est pas résolu. On en est aux « premiers échanges de vues » et on n’a pas encore franchi le stade de « l’esprit de parfaite cordialité ». Ça va bien.
Ils croisèrent à ce moment un homme qui descendait d’auto, engoncé dans une pelisse, espèce de grosse masse de fourrure qui, singulière démarche, traînait un pas pressé. Morchaud eut le temps de reconnaître M. Rocco-Montès qui se dirigeait vers le Cercle. Il attendait sa femme tout à l’heure chez lui, rue des Alpes.
Que ne mit-il pas dans l’étreinte de ce soir sinistre ! Tout le désespoir qu’il sentait rôder sur les choses et sur les hommes, toute sa conscience des temps de misère qui se levaient et comme un défi à la pluie glaciale, lui qui se sentait chaudement pressé contre une chair brûlante, dans la moiteur d’un lit, dans la caresse d’une tendre lumière ! Et jamais le corps adoré de Magda n’avait été plus ondoyant, plus lascif, plus inventeur de caresses inédites !
Après le dîner, remâchant les souvenirs récents, s’excitant encore au parfum qu’elle avait laissé dans le nid, il s’attabla devant le dossier de l’admission de l’Allemagne qu’il avait emporté pour l’étudier pendant une partie de la nuit. Il s’agissait de mettre au point les éléments du travail de M. Quinonès de Léon, rapporteur de la matière. De ces pièces juxtaposées jaillissait, irréfutable, la conclusion même de la France, celle que Briand avait si nettement formulée en septembre dans le petit salon de l’hôtel des Bergues : le Reich ne pouvait entrer dans la S.D.N. qu’au même titre, sous les mêmes conditions, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres États sociétaires. Il n’y avait pas d’exception possible à l’article du Pacte auquel l’Allemagne prétendait se soustraire…
On frappa à la porte. Le domestique lui annonçait qu’une dame insistait pour le voir.
— La dame qui est venue tout à l’heure ? demanda-t-il, surpris de voir revenir à cette heure Mme Rocco-Montès qu’il venait de quitter.
Immédiatement il fut saisi d’inquiétude, dans l’attente où il vivait continuellement d’une catastrophe qui entraînerait le ménage et l’éclabousserait, lui.
— Non, monsieur, une dame que je n’ai jamais vue ici. Cette dame paraît affolée…
Morchaud se rappela avec un soupir toutes les pauvres toquées qui assiégeaient chaque jour les bureaux de la S.D.N. ; elles venaient de toutes les directions cardinales confier aux êtres du Palais Wilson, qui leur paraissaient tout-puissants et quasi-divins, leurs déboires, leurs projets, leurs panacées, leur demander assistance dans leurs amours malheureuses, aide dans leurs crises domestiques, secours dans leurs peines morales.
— Faites entrer, dit-il pourtant avec résignation, ayant l’habitude démocratique de recevoir tout visiteur.
Dans l’ombre de la chambre, il ne reconnut pas d’abord Éva Marine. Mais, entendant une explosion de larmes, il se leva pour rouler un fauteuil vers la pauvre femme. Il se trouva tout à coup en face de son ancienne maîtresse, soudainement transformée en une pauvresse lamentable, flétrie, aveulie, écroulée. Elle était à moitié vêtue, humide de brouillard, grelottante. Il jugea inutile d’essayer de percer immédiatement son effroyable misère ; la malheureuse étouffait de sanglots et, suffoquée, cherchait à respirer. Comment aurait-elle parlé ? Il s’employa maladroitement, ne sachant que faire, à mettre un peu d’ordre dans les vêtements de la désespérée, tachés de boue, ruisselants, incohérents. Il caressa la tête brillante, lissant des mèches désordonnées ; puis il se courba vers le visage labouré de malheur, terne, flasque, mort presque. Alors, le sentant contre elle, elle cria deux fois, parmi le halètement rauque de sa détresse, ce nom qu’elle n’avait plus prononcé depuis tant d’années :
— Jean !… Jean !…
Il y eut encore un long silence, tragiquement rempli des hoquets de sa poitrine brisée. Puis des paroles sortirent avec des pleurs :
— J’ai voulu une dernière fois essayer de le voir !… Il m’a fait jeter à la porte de son Cercle !… Que faut-il faire ?… Où aller ?…
Morchaud profita d’une minute où il crut qu’il pourrait maîtriser cette immense souffrance. Il posa ses mains sur les épaules de la pauvre femme et se pencha encore une fois vers elle :
— Remettez-vous, Éva. Je ferai pour vous tout ce que je pourrai. Mais expliquez-moi…
Sans se retourner, sans le regarder, elle lui saisit la main et s’y accrocha comme au dernier secours qu’elle pût espérer. Puis, lentement, péniblement, sans honte, presque avec indifférence, elle dit :
— Je suis enceinte, Jean, je suis enceinte…
Il se releva, se dégagea et se mit à marcher longuement dans la chambre, les mains au dos, le front bas. Il réfléchissait, sans que le silence fût troublé par autre chose que par la dernière écume des sanglots.
Enfin il se rapprocha d’elle.
— Me permettez-vous de vous demander le nom de votre amant ?… Quelqu’un du Palais sans doute… Il sera facile d’agir sur lui si, comme vous venez de le dire, il essaye de se dérober…
Il se raccrochait à cette espérance de pouvoir rapidement arranger cette navrante aventure :
— Non, Jean… Pas quelqu’un du Palais… Norot !
— Le banquier ?
Elle fit un « oui » de la tête. Puis elle éclata de nouveau :
— Alors, que voulez-vous que je fasse ? Continuer mon service… Avec un ventre comme ça ! – Et elle tapa rageusement, à deux mains, sur sa pauvre chair. – Je suis portée malade depuis huit jours… Il était temps… Je ne tiens plus debout… Et puis, après ? En admettant que personne ne devine rien au Palais… Élever cet enfant et continuer à entretenir en même temps mes parents et ma jeune sœur ?… Vous voyez ça… Cinq personnes…
Elle éclata d’un rire qui se perdit dans un redoublement de larmes. Elle ajouta :
— Je n’aurai même pas de quoi payer mes couches ! Ce mois-ci, j’ai tout envoyé, tout, jusqu’au dernier sou…
Morchaud s’était remis à marcher, s’enfonçant dans l’ombre, puis reparaissant en pleine lumière. Maintenant, silencieuse, résignée, anéantie, elle attendait ses décisions.
La première idée qui lui vint à l’esprit fut de proposer son aide matérielle à la pauvre fille. Mais il n’osa pas. Il craignait de la blesser, étant donnée leur situation délicate. Alors, toutes leurs amours passées se ruèrent dans son cerveau, impitoyables : les belles heures d’insouciance et de joie de leurs débuts… La belle fille ardente, saine, propre… Les dimanches de chansons et de rires… Les plaisirs délirants dans les humbles lits d’auberge… Toute cette jeunesse loyale et fraîche, effondrée là, ce soir lugubre, dans ce fauteuil, en pleine débâcle !
Le souvenir était à peu près le seul sens poétique qu’il eût dans l’esprit. Et encore n’y dominait-il jamais longtemps. Son entraînement politique l’avait fait l’homme du présent et des solutions apparentes. Aussi sa promenade à travers la chambre fût-elle bientôt rythmée de « salaud, salaud » qui prouvaient que sa pensée était revenue, agressive et révoltée, à l’amant d’Eva Marine.
Immédiatement, dans son indignation, il pensa à aller trouver le banquier, à le contraindre, sous la menace du scandale, à un peu plus d’humanité ou même de simple propreté. Mais cette démarche révélerait d’elle-même les raisons spéciales qu’il avait de s’intéresser à la jeune femme et cet homme aurait le droit, le droit atroce, mais le droit pourtant de lui répondre : « Cette fille a été votre maîtresse avant d’être la mienne ! Qui m’affirme qu’elle s’en est tenue à deux amants et que cet enfant soit mon enfant ? » C’était briser brutalement tout esprit d’accommodement par trop de précipitation. Après tout, Norot était peut-être plus affolé de peur que lâche, plus terrifié des conséquences effroyables d’une amourette extraconjugale que véritablement décidé à se conduire en criminel. Il s’agissait donc de parer au plus pressé, à l’accouchement prochain et de réfléchir posément aux moyens de sortir ensuite le mieux possible ce pauvre être de la bourbe où il se débattait. Il verrait Norot plus tard. Un projet s’était précisé en lui. Sa décision était prise.
Il revint vers le fauteuil où Eva, n’ayant plus rien à dire, demeurait effondrée dans une demi-hébétude.
— Ma chère Eva, vous êtes incapable ce soir de comprendre ce que je pourrais vous expliquer. Laissez-moi agir pour vous. J’espère, dès demain, vous donner des nouvelles qui vous assureront momentanément la tranquillité. Nous aviserons après. Comptez sur moi. Ayez confiance. Pour le moment, je vais vous reconduire à votre pension.
Soutenant cette loque humaine, qu’il avait jadis tenue fringante et vivante contre lui, il la ramena jusqu’à son seuil.
Le lendemain, vers onze heures, après s’être fait annoncer par un coup de téléphone, il se présenta à Chambésy, à la villa des Waltaire. Mme Waltaire tenait essentiellement à paraître surmenée. Aussi fit-elle attendre Morchaud assez longtemps et, en entr’ouvrant la porte du hall où il était installé, elle s’arrêta encore longuement pour donner des ordres à ses secrétaires au travail dans une pièce voisine.
— Excusez-moi, cher monsieur !… fit-elle, en s’asseyant enfin en face du jeune homme. Si vous saviez ce qu’est ma vie ! Je classe, je dicte… même en mangeant. Je me couche à minuit et je me lève à six heures du matin. Mais que voulez-vous ? C’est toute ma joie de me dévouer. Je me suis découverte pendant la guerre… Et en plus un gros ménage à conduire, domestiques, jardiniers, chauffeurs, des enfants, un mari… Que puis-je pour vous, cher monsieur ? Vous savez à l’avance que je vous suis tout acquise. D’abord, quand on est Français…
Et Mme Waltaire installa au milieu des coussins son corps un peu fatigué de Germaine presque cinquantenaire.
Morchaud lui exposa le cas. Elle écouta attentivement ; elle paraissait souffrir réellement de cette détresse.
— C’est donc, termina Morchaud, à la Présidente de la Fédération des Œuvres en faveur des filles-mères que je m’adresse aujourd’hui.
Mme Waltaire, à l’énoncé de son titre, se rengorgea et, instinctivement, sans même y faire attention, porta la main à sa poitrine, à l’endroit où était épinglé un arc-en-ciel de décorations qu’elle ne quittait jamais.
— Je suis fière, très fière, répondit-elle en pinçant la bouche et en traînant les mots pour se donner le temps de réfléchir, que vous ayez pensé à moi pour vous aider dans une bonne œuvre de ce genre. En effet, mon action en faveur des filles-mères est, avec ma campagne – qui portera bientôt ses fruits – pour la suppression des maisons de tolérance, un des efforts de ma vie qui satisfait le plus et le mieux ma conscience.
Morchaud, pendant le silence destiné à lui laisser savourer la forme et le fond de cette phrase, eut juste le temps de s’étonner, évoquant quelques souvenirs fugaces : pourquoi les lèvres puritaines de son interlocutrice et qui, à l’ordinaire, visaient au beau langage de la rue des Granges, éprouvaient-elles le besoin de rappeler certaines visites scabreuses, sous prétexte d’enquête, aux établissements qu’il s’agissait de supprimer ?
Mais Mme Waltaire venait de trouver la formule propice à un refus et continuait :
— Oui, il existe une maison de l’œuvre franco-suisse que je représente à la Fédération, une maison dans l’Ain, la seule où j’exerce une influence directe, dont je m’occupe personnellement et où j’aurais pu faire entrer votre protégée. Malheureusement elle est comble, archi-comble. Les places sont, bien entendu, réservées d’abord aux filles-mères présentées et recommandées par les membres fondateurs… Et puis, la… demoiselle en question aurait-elle rempli les conditions requises pour être admise dans notre établissement ?… Est-elle enceinte de sept mois ? Peut-elle apporter des preuves formelles et écrites d’abandon ? Fournir une attestation qu’avant son… aventure, elle menait une vie honnête et qu’elle n’avait jamais eu d’amant ? Il faut des pièces, le temps d’une enquête poussée, des formalités…
Morchaud, déçu, inquiet, irrité de constater que les règlements des œuvres charitables ne s’appliquent jamais aux cas des malheureux qui y souhaitent un refuge et entourent d’ailleurs l’exercice de l’entr’aide humaine de tant de conditions qu’ils le rendent absolument illusoire, allait se retirer quand entra Élisabeth.
Heureusement, il ne s’était pas encore levé et il put aisément, sans paraître rester pour elle, prolonger sa visite. La conversation dévia immédiatement et prit le tour que Mme Waltaire voulut lui donner. Elle était encore émue du récent sermon d’un pasteur neuchâtelois qui était venu prêcher à Genève et Morchaud se plut, en l’écoutant, à pénétrer plus intimement dans sa pensée dont l’allure calviniste et doctrinaire n’était pas très loin de sa mentalité radicale.
En regagnant la ville, il s’aperçut avec un peu de honte, qu’il pensait plus à Mlle Waltaire qu’à la malheureuse dont il tentait le sauvetage.
L’ouverture de la session du Conseil n’étant plus qu’une question d’heures, il fut retenu toute la journée à son bureau. C’est avec une lettre portée par sa secrétaire qu’il dut, sans savoir exactement ce qu’il pourrait désormais faire pour elle, rassurer Éva, lui conseiller le courage et lui faire entrevoir une issue favorable de la crise dans laquelle elle se débattait. Au fond de lui-même, il se prenait quelquefois à lui en vouloir d’avoir jeté un drame dans sa vie au moment précis où de graves intérêts sollicitaient toutes les forces de son cerveau.
D’ailleurs, Genève avait retrouvé un peu de l’animation, du vertige des grands jours de septembre et le tourbillon dans lequel ses fonctions le plongeaient l’emportait souvent assez loin de sa malheureuse amie. « Une femme souffre ! Un être se meurt ! » lui criait pourtant de temps à autre sa conscience. Mais aussitôt il était happé par vingt visites, pressé de cent questions, harcelé par dix invitations. Il trouva cependant le moyen, pendant les deux journées qui précédèrent l’ouverture de la session, le 7, de courir lui-même à la petite pension de Plainpalais et, le 8, d’y envoyer quelques phrases hâtives. Mais, au fond, ne valait-il pas mieux gagner du temps en silence ? Les mots qu’il pouvait dire ou tracer ne reflétaient-ils pas l’angoisse où il était lui-même devant l’impossibilité de porter secours à la naufragée ?… Dans quel état de prostration, dans quel désastre d’âme l’avait-il trouvée lors de sa visite ! Que pouvait-il faire ? Sans qu’elle le sût, il avait, en s’en allant, réglé les deux mois en retard de sa pension. Il voulait bien se charger encore de l’accouchement. Mais accepterait-elle ? Et après ?… Et puis il était littéralement surmené… Gagner du temps ! Il ne pensait qu’à gagner du temps, à la maintenir, à la fixer dans l’attente et l’espérance jusqu’à la fin de la session. Alors libéré, plus maître de ses heures, il aviserait.
Les journalistes ne lui laissaient pas un instant de répit. La discussion du Protocole en Conseil les avait attirés nombreux à Genève, plus nombreux qu’à aucune autre session. Les grands quotidiens et les grandes agences de toutes les parties du monde étaient représentés. Dans le hall du palais, on bavardait, on pronostiquait. Quelques nouveaux venus s’informaient auprès des garçons et huissiers de l’organisation des services télégraphique et téléphonique.
Précédant de quelques heures les ministres en charge, les anciens chefs de gouvernement, les ambassadeurs membres du Conseil, une foule brillante d’observateurs officieux, de diplomates, de secrétaires, de membres de commissions diverses, avait envahi le Palais des Nations, siège du Conseil, centre de la vie, animant brusquement son morne recueillement ordinaire, vivifiant d’une agitation fébrile et vaine la grande Idée, assoupie entre les sessions, dans ses couloirs feutrés et sombres, dans ses salons discrets et dans son hall méditatif. C’était un tourbillonnement de jaquettes bien taillées, de vestons irréprochables, de cravates éblouissantes, mêlés aux crépons, aux draps veloutés, aux turbans ardents, aux feutres sombres, aux blouses brodées, aux serges cossues des femmes, filles, maîtresses de ces messieurs et des luxueuses dactylos qu’ils avaient amenées. Déjà celles-ci établissaient, dans cette maison dominée par leurs collègues sédentaires, leur autorité provisoire. Mais quand Mme Rocco-Montès apparaissait dans cette foule, elle éteignait toutes les autres splendeurs comme elle eût soufflé des flambeaux. Les femmes, malgré elles, faisaient un chemin triomphal à sa grâce aisée, à sa beauté éclatante, et les hommes se ruaient, tête perdue, vers sa blondeur.
Elle n’avait pas attendu un jour entier pour insinuer, parmi les personnages qui détenaient tous une parcelle d’autorité ou d’influence, ses savantes intrigues. Elles tendaient toujours aux deux mêmes buts : constituer une société d’exploitation des terrains radifères de Batang dont son mari serait le président – clause qui empêchait toute négociation d’aboutir – et obtenir l’admission de l’État que M. Rocco-Montès représentait dans le sein de la S.D.N.
Morchaud, qui éclatait d’orgueil quand il voyait le désir des hommes et l’envie des femmes envelopper sa maîtresse, souffrait furieusement quand elle se retirait dans les salons les plus lointains et les plus mystérieux, avec tel de ces officiels, séduisant ou par son charme ou par son prestige. Souvent, de loin, à travers des glaces et des portes ouvertes, il l’entendait rire, l’apercevait qui se penchait trop vers son interlocuteur. Sans doute, elle et lui ne s’entretenaient-ils pas uniquement de radium ou d’admission. Il lui arrivait même, en quittant le Palais, d’emmener dans son auto un de ses adorateurs dont elle escomptait la capitulation. Morchaud torturé, courait s’enfermer dans son bureau pour y mieux souffrir, pour se répéter à satiété, jusqu’à épuisement de sa cervelle, une phrase rassurante, une phrase d’amour qu’elle lui avait murmurée la veille. Ou bien, serrant les poings, ou déchirant rageusement des papiers, il se révoltait contre lui-même, contre sa lâcheté, contre son imprudence. « Elle ne se ficherait pas longtemps d’un homme comme lui ! Il portait en lui de trop grandes et nobles choses pour souffrir qu’une grue de son espèce, que la marmite honteuse qu’elle était, le bafouât publiquement ! Dans sa situation avait-il même le droit de tolérer ?… » Et quand, pour un instant, il parvenait à se délivrer de l’obsession atroce de la femme adorée, il était assailli et rafraîchi par le souvenir troublant de Mlle Waltaire ou par le regret mélancolique d’Arlette, ou par la vision tragique d’Éva Marine ! Que de femmes et que de passions dans la vie de cet apôtre !
Enfin, le lundi matin, 9 mars, sous la présidence de M. Austin Chamberlain, ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, s’ouvrit la trente-troisième session du Conseil de la Société des Nations.
Quand Morchaud arriva, de bonne heure, au Palais du quai Wilson, tout le personnel était déjà en mouvement. Il remarqua immédiatement en entrant une cohue qui se pressait, se bousculait dans le vestibule, à droite de la grande porte. Les têtes, les yeux étaient tendus vers un rectangle de papier collé au mur. Un ordre vint rapidement du Secrétariat général pour qu’on l’arrachât. Mais Morchaud, avec une angoisse du cœur, multipliée par les rires confus et inconscients qui fusaient de toutes parts, avait eu le temps de reconnaître un dessin satirique de Roth : l’Enterrement du Protocole. Ainsi sa chère œuvre, saluée à son aurore par le joyeux soupir de délivrance de la Terre civilisée, descendait dans sa tombe crépusculaire au milieu de l’ironie des hommes responsables !
Qu’allait donner une session ouverte sous de si pitoyables auspices ? Comment, dans cette insouciance générale, arriver à résoudre les formidables difficultés qui se dressaient devant le Conseil ?
En l’absence de MM. Hymans et Unden qui ne pouvaient arriver que le mardi matin, la première séance – privée – devait être consacrée à régler des questions financières et administratives. C’est dire qu’on en attendait sans émotion le communiqué. Il n’était pas le moins du monde question de prodiguer les efforts et les ruses habituels des jours de réunion à huis clos pour percer les mystères du cabinet du Secrétaire général où se tenaient les Conseils secrets.
Cependant, un à un, les délégués traversaient le grouillement du hall, chacun arborant, suivant son tempérament, dans un détail du visage, dans une ride du front, dans un plissement des yeux, dans une contraction de la bouche, sa volonté de ne pas se laisser interviewer sur les questions brûlantes du lendemain.
M. Briand, l’œil résolu dans sa face ironiquement joviale, les mains aux poches du veston arrondi par son dos voûté, gardait obstinément sa cigarette aux lèvres. Impossible de connaître les arguments dont il se servirait pour ressusciter le Protocole-Lazare déjà enterré. Et d’ailleurs, il roulait pour l’avenir d’autres projets sous son front lumineux robustement modelé par la noble passion pacifique qui s’y agitait. Le monocle glacial de M. Chamberlain manifestait nettement, lui aussi, que l’Anglais ne dirait rien sur la tactique qu’il comptait employer pour sceller la pierre sur ce même Protocole. On comprenait, à scruter son regard loyal, qu’il s’associerait avec joie à toute tentative pour l’avènement de la Paix… sans être capable d’en concevoir une. Sous les regards d’envie de ses confrères londoniens, l’envoyé du Times arrêta le ministre dans sa marche somptueuse, soucieuse, « très Chambre des lords ».
Celui-ci prit la main tendue du journaliste, mais de quelle voix blanche laissa-t-il tomber ces simples mots :
— Very busy !…
Et il passa…
Tout le monde s’enfonça de nouveau dans les fauteuils et les divans pour décider… si le soir on se retrouverait au Maxim’s ou au Tabarin, jusqu’à ce que parut M. Quinonès de Léon. Cet Espagnol comptait ses paroles et le gentilhomme venait au secours du bonhomme pour repousser les assauts curieux.
Mais ce fut M. Benès qui souleva la plus furieuse vague d’informateurs. Sa barque était la plus dangereusement engagée dans les écueils et c’est de lui qu’on attendait les exercices du plus fin pilote. Nul ne connaissait comme lui les mystères politiques de l’Europe centrale. Mais comme il savait les dissimuler sous un mystérieux sourire qui désarmait ! On savait qu’il devait avoir des entrevues officieuses avec MM. Briand et Chamberlain, un des prochains jours… Que n’eussent-ils donné, tous ces journalistes, pour apprendre ce qui s’y dirait !
Quant au vicomte Ishii, il n’avait aucune peine à demeurer impénétrable.
Cheveux et robes courtes ondoyèrent dans le hall, une fois de plus, en remous nuancés : il leur appartenait, désormais, les derniers membres attardés du Conseil étant entrés en séance et la presse s’étant précipitée vers les cabines du téléphone et les bureaux du télégraphe. Personne ne savait rien, personne n’avait rien dit, mais sur tous les fils volaient quand même des nouvelles authentiques. Faisant allusion au croquis de Roth arraché du mur par ordre du Secrétariat, à la demande de quelques membres du Conseil, les Américains n’hésitaient pas à câbler que la Société des Nations venait d’être pourvue d’une Censure. Ceux qui étaient à court de vraies ou fausses nouvelles passaient aux guichets des paragraphes entiers du volumineux dossier de documents que le service de presse du Palais distribuait chaque jour aux « accrédités ».
Mais quelques membres du Conseil, déjà blasés sur les beautés du rapport technique du jury international d’architectes pour la construction d’un Palais des Assemblées et sur l’intérêt du rapport non moins technique de M. Ijoborg sur la question des emprunts, avances et placements de capitaux privés dans les territoires sous mandats, revenaient dans les salons et dans la rotonde d’entrée assombris par un temps bouché, pleins des rires et des chuchotements étouffés qui venaient de l’ombre, essayant d’atténuer, par des poignées de main placées au mieux des intérêts de leur pays et de leur propre gloire, ce que leur attitude mystérieuse pouvait avoir eu tout à l’heure de décevant et de rébarbatif.
La séance ouverte, Morchaud s’était retiré dans son bureau. On lui y porta presque aussitôt une bonne nouvelle et un document d’importance : il constatait que les difficultés qui séparaient les experts militaires et juridiques de la S.D.N. au sujet du contrôle militaire étaient levées.
Ce premier résultat le ragaillardit un peu.
Ce fut dans d’heureuses dispositions qu’il retrouva Mme Rocco-Montès au dîner offert aux délégués par l’État de Genève. Mais tout à coup, dès le poisson, une plaisanterie banale d’un de ses voisins dressa devant ses yeux l’image de sa maîtresse telle qu’elle lui était apparue le matin même, au Palais, dans l’ombre propice aux séductions les plus inavouables, frôlant, excitant les hommes, s’abandonnant, se livrant presque…
Au salon, il l’attira immédiatement dans un coin et, à voix basse, souriant, prodiguant les gestes les plus gracieux et les plus mondains pour dérouter les regards qui s’égaraient vers eux, il lui fit une scène courte et violente :
— Tu m’as trompé vingt fois en pensée, ce matin… et peut-être en réalité cet après-midi. Tu t’amuses à me torturer…
— Oui, pour te faire plaisir, il faut que j’abandonne tous nos projets, que je sacrifie tous nos intérêts. Sale égoïste, va…
— Je comprends maintenant certaines allusions…
— Brute… Brute…
Morchaud vit dans un tourbillon au milieu duquel il paraissait flotter, M. Rocco-Montès, plus veule que jamais, accablé et ennuyé, maigri mais boursouflé pourtant, qui s’attablait au poker cosmopolite. Deux diplomates discutaient âprement sur un divan ; une belle Norvégienne offrait à un Japonais du kummel dans son propre verre et s’enfuyait en esquissant du bout des doigts un baiser…
Le lendemain matin, la rotonde et les salons du Palais des Nations étaient plus agités et plus fiévreux encore que la veille. C’est que, dans l’après-midi du lundi, on avait abordé le vif du sujet : M. Briand avait eu avec M. Chamberlain une conversation privée. De toutes parts, on cherchait à en pénétrer le secret. On voulait à tout prix se renseigner ou paraître renseigné. – « Ils n’ont parlé que de Dantzig, de la Sarre, du mémorandum de l’Allemagne, de son entrée dans la S.D.N., affirmaient les uns… » – « Pas du tout, soutenaient les autres, il a été nettement question dans cette entrevue du Protocole de sécurité, de désarmement et d’arbitrage et la preuve, ajoutaient-ils, c’est que le secrétaire de Chamberlain a été autorisé à déclarer que la Grande-Bretagne soutiendrait le pacte de garantie à cinq, y compris l’Allemagne, si elle entrait à la Société. » – Parmi tous les bruits qui couraient, les seuls qui parussent sûrs étaient ceux concernant des pourparlers officieux engagés d’abord entre Londres et Paris, poursuivis à Genève et qui visaient à remplacer le Protocole défunt par un autre instrument diplomatique plus vivant.
Après une longue conférence dans le bureau de sir Eric Drummond, Morchaud avait regagné son service. Il y reçut toute la matinée. Lily Backwell vint entre autres le mettre au courant des renseignements personnels qu’elle possédait sur l’important entretien de la veille : les deux hommes d’État avaient bien abordé la question du Protocole, mais uniquement pour décider qu’ils feraient, chacun de leur côté, une déclaration au Conseil. Peu de temps après, le Secrétariat fut officiellement informé de la teneur de cette conversation décisive. Miss Backwell était très exactement informée.
Morchaud, qui se reprochait de trop négliger Éva dans le désespoir où il la savait plongée, voulut profiter de la visite de la directrice du personnel féminin pour tenter une première démarche – et urgente – en sa faveur.
— Vous me feriez personnellement plaisir, lui déclara-t-il, sans s’arrêter au souci de se compromettre, si vous pouviez prolonger de huit jours le congé de maladie accordé à Mlle Éva Marine. J’ai connu à Paris la famille de cette jeune fille…
Lily Backwell ne sourcilla pas. Elle avait acquis, en deux ans d’exercice, une trop grande expérience des hommes pour risquer même un sourire complice. Elle griffonna une note. Et ce fut tout.
Treize heures. Morchaud partant déjeuner, avait déjà la main sur la poignée de la porte quand tinta la sonnerie du téléphone. « Magda ! » pensa-t-il aussitôt. Et, pendant qu’il faisait les trois pas qui le séparaient de l’appareil, il éprouva un immense soulagement. Toute la matinée, dans l’affairement des visites, des pièces à signer, des documents à dicter, des conférences, des questions et des réponses échangées entre deux portes et dans les couloirs, il avait été torturé par le souvenir du heurt bref et brutal de la soirée. Dès son réveil, habitué qu’il était à penser, les yeux à peine ouverts, au rendez-vous quotidien, à l’accueil de sourire et de joie qui l’attendait régulièrement, il avait senti que, ce jour-là, sa vie était détraquée, qu’elle ne pouvait espérer sa ration coutumière de bonheur… Certes, un amour de la qualité du leur ne s’anéantissait pas dans une querelle comme celle de la veille et qui est l’épisode normal des grandes passions. Mais il n’en était pas moins vrai qu’ils s’étaient séparés pour la première fois, sans convenir du rendez-vous où ils se rencontreraient. Maintenant, où se retrouveraient-ils et se pardonneraient-ils en se retrouvant ? Qui ferait le premier pas ? Qui téléphonerait le premier à l’autre ? Il se sentait tout prêt à capituler.
Il tremblait donc d’une émotion heureuse en décrochant le récepteur. La téléphoniste l’avertit :
— On vous demande de Lausanne.
Puis une voix inconnue, lointaine, bredouilla tristement ces mots :
— Je vous téléphone de la part de Mlle Marine. Je ne puis vous dire de quoi il s’agit. Mais c’est très grave. Prenez le premier train. Vous trouverez une lettre à l’Hôtel Continental en face de la gare… une lettre à votre nom.
Et son interlocutrice coupa la communication. Maintenant il ne songeait plus à déjeuner. Il tournait dans son bureau, désemparé, ruminant des hypothèses, cherchant dans son cerveau surexcité des explications.
« Prendre le premier train, se dit-il d’abord, c’est très joli… Mais j’ai du travail. Il y a Conseil en ce moment. C’est une chose grave aussi et plus grave que la plus grave des affaires personnelles… Après tout, Éva Marine… »
Si !… Elle lui tenait encore à cœur et plus qu’il ne voulait se l’avouer. Une femme qu’on a aimée réellement, ne fût-ce qu’un instant, demeure éternellement un élément vivant de votre chair et, dans l’ordre de l’Univers, ce n’est probablement pas par hasard que deux corps s’unissent même un jour. Les plus définitives séparations ne peuvent plus jamais abolir l’étreinte d’une heure. Tous les détails de leur éphémère aventure se précisèrent soudain devant ses yeux, profondément burinés, ressuscités. Leur premier rendez-vous surtout !… Après sa longue supplication et l’obstiné refus de la jeune fille, ils avaient enfin dîné tous deux, en cabinet, dans un vieux et confortable restaurant de la rue Saint-Marc. Qu’elle était troublante quand, émue et rose, elle s’était présentée dans le décor ancien sous une grande capeline démodée, mais ravissante, de paille souple chargée d’une lourde cascade de fleurs, et tenue par deux brides de velours noir ! Et quand il frôla pour le relever, l’organdi mauve de sa jupe en forme : Éva ! Éva ! quelle futile petite poupée elle était alors, poupée fraîche et tendre. Comme elle lui avait donné naïvement, sans arrière-pensée, l’allégresse savoureuse de sa chair de jeunesse !
Un sanglot lui monta du cœur aux lèvres. « Grave, c’était grave » avait dit la voix. Dans l’exaltation où l’avait jetée le malheur, il la sentait capable de toutes les folies… Le premier train ! Il n’en avait plus maintenant qu’un seul possible : celui de dix-sept heures qui le déposait à Lausanne à dix-huit heures vingt ! Après tout, la journée serait finie, le Conseil presque terminé… Il reprendrait le premier train, le lendemain matin. Il serait à neuf heures à son bureau. Il pouvait aisément concilier les devoirs de sa charge et les devoirs de son souvenir.
Ravagé par l’émotion, il alla se sustenter légèrement au restaurant de la Régence, sous le Casino municipal. Tandis que, distrait, il absorbait des viandes froides, une idée se fixa irrévocablement dans son cerveau : un malheur était possible, probable… Ne pas être seul là-bas… Pouvoir appuyer sa détresse éventuelle à quelqu’un, à quelque chose… Avoir auprès de lui une affection, en cas de catastrophe. Qu’allait-il apprendre ? Il était trop usé par un surmenage intellectuel et sentimental de plusieurs mois pour affronter dans l’isolement d’une solitude lourde… un deuil peut-être. Magda ! Oui, là-bas, seule à seul, serrés l’un contre l’autre dans le désert nocturne d’une ville étrangère, ils se réconcilieraient éperdument, elle, lui apportant le réconfort de sa présence, lui, lui offrant l’orgueil d’être son ange tutélaire et son courage vivant ! De son bureau, il lui envoya par sa dactylo, qui n’avait plus rien à surprendre de sa vie intime, une longue lettre, écrite dans la fièvre. Il lui présentait ses tendres excuses, lui exposait ses angoisses, lui proposait le beau rôle de l’assister tout en laissant son appel désespéré enveloppé d’un certain mystère ! Il lui donnait rendez-vous à minuit au Lausanne-Palace. « Elle n’a plus de train, pensa-t-il, mais elle a son Hispano. » Il y avait au fond de ses lignes pour qui eût su les lire, un appel déchirant.
À Lausanne, au Continental, il trouva, comme on le lui avait dit, une enveloppe à son nom. Elle ne contenait qu’une adresse et la signature : Éva Marine ! Pauvre écriture tremblante, presque illisible, d’une main vieillie et désespérée qui l’effara. Ne sachant ce qu’il allait trouver au terme de sa course, vers quelle boue il marchait, mais le pressentant, il jugea plus prudent de ne pas prendre un taxi, de ne pas mettre un chauffeur, fût-ce par une simple adresse, dans la confidence du drame qui pouvait éclater demain. Il se renseigna d’abord auprès du portier d’hôtel. La rue de la Mercerie ? Le sourire complice et indulgent de l’homme galonné lui fit immédiatement comprendre vers quel quartier de bouges il allait se diriger… Il se mit en route à pied. Comme il se sentait perdu dans cette nuit malsaine de mars, pourrie de pluie diffuse ! Il avait traversé Saint-François presque désert, suivi la rue de Bourg. Mais un passant auquel il s’adressa lui apprit qu’il s’était trompé. Il revint sur ses pas et traversa le Grand Pont. Il se perdit encore dans des rues et ruelles lugubrement éclairées, moroses et qui l’entraînaient comme par une magie au milieu d’une cité très ancienne.
Il cherchait à déchiffrer les noms des voies sur les plaques, interrogeait les personnes rares qu’il rencontrait, entrait dans des échoppes encore ouvertes pour s’informer, mais écoutait mal et s’égarait de nouveau. Il atteignit à la fin la place de la Riponne et, vers les escaliers du Marché, découvrit par hasard la rue de la Mercerie. C’était le Calvaire qu’Éva avait dû monter trébuchant d’épuisement, chargée de sa honte comme d’une croix, tenant à deux mains sa maternité infâme. Il s’enfonça dans la ruelle sordide.
Pourtant, après quelques pas, il hésita une minute, tant le pavé sur lequel il marchait, les maisons, l’ombre dense qui l’étouffait, malgré l’éclairage, étaient hostiles et misérables. Il s’avançait au milieu de bordels camouflés, de bars interlopes, de boutiques suspectes, entre de grands murs lépreux coupés par les taches sombres des fenêtres sans volets et les taches pâles des linges pendus qu’un vent fétide agitait. Il respirait une odeur de cave, d’urine, de violette, d’ambre à quatre sous, de pierre moisie, de punch. Enfin, au milieu de cet enfer, il trouva le numéro de l’immeuble indiqué sur la lettre. L’escalier était pittoresque, large, ouvert par des voûtes de plein cintre sur une courette d’où montaient des bruits métalliques de boîtes à ordure et le gloussement énervant d’un robinet d’eau ; les marches étaient larges, basses ; la mollasse en était usée par le pas des générations. Une pauvre lumière enveloppait tout d’une sorte d’irréalité dramatique. Au deuxième étage, une carte de visite grossière, fixée par des punaises sur une porte massive, lui indiqua qu’il était arrivé. Mme Diar – Sage-femme. Il comprit. Il sonna. Sans qu’il entendit aucun bruit, la porte fut ouverte par une grande femme sèche et triste. Son buste était écrasé par un corsage de futaine noire qui lui enserrait le col comme une pièce de cuirasse. Une tête d’oiseau, chevauchée d’un binocle et coiffée à la mode de 1830, sortait de ce passe-col carcan. Il eut le temps de remarquer les mains énormes, gercées, durcies. Au premier pas, dans l’entrée biscornue et vide de meubles, il fut suffoqué par une senteur de latrine, d’éther et de pierre à évier.
Sans un mot, la femme ouvrit une porte à droite, le poussa dans une chambre et referma. D’abord il ne vit rien que la pauvre flamme jaune d’une bougie sur une cheminée. Quelque part, dans l’ombre, il entendait un gémissement continu. Sur le marbre nu et tapissé d’une épaisse couche de poussière, de miettes de pain, de taches de lait et de suif, il prit la bougie et se dirigea vers le lit qu’il entrevoyait, poussé contre un mur où les déchirures d’un papier crasseux dénudaient le plâtre. Alors une masse de cheveux blonds, épars sur un oreiller gras, se retourna et il découvrit l’horrible figure d’Éva Marine. Elle était vidée de sa chair et la peau, plaquée directement sur le squelette, avait cette teinte jaunâtre qu’ont les pétales de roses blanches qui se décomposent. Dans ses yeux démesurés, il ne restait plus rien de son regard d’enfant. Ils ne vivaient plus que d’une flamme farouche et mourante.
En se retournant, elle avait, dans un râle plus profond, jeté son bras gauche au bord du lit, sans doute pour que Morchaud prît sa main. Un mouvement nerveux des jambes avait rejeté la couverture, révélant des taches de sang pâle sur la chemise et des taches de pus séché sur les draps.
— Jean, Jean, murmura-t-elle… Vous avez compris sans doute.
Elle reprit profondément son souffle.
— Ça va être fini…
Il tenta une dénégation.
— Oh !… Tu vas voir… Quand l’effet de la piqûre passera…
Et déjà, elle portait la main à son ventre, cherchant à comprimer avec l’horrible élancement de sa matrice trouée, les flots hémorragiques qui en coulaient… Dans une accalmie, elle susurra :
— Maman… Vous direz à maman… ce que vous voudrez.
Son squelette de visage grimaça et elle poussa un cri. Une mouche bourdonnait dans la chambre et se posait obstinément sur ses mains exsangues, sur son front. Elle la chassait faiblement, d’un geste las et continu.
La crise fut horrible et acheva d’épuiser la malade. Morchaud, terrifié de se trouver seul et impuissant avec cette agonisante, appela sans qu’on vint, sans que le moindre bruit lui répondit dans l’appartement. Il n’osait pas la quitter une minute, voyant bien qu’elle allait mourir. Il était isolé du reste du monde, en tête à tête avec un fantôme rugissant de douleur, dans une obscurité presque complète. Éva faisait dans son lit des bonds atroces, secouant dans ses spasmes un sang pourri qui s’étalait en flaques sur les draps sales et rugueux, où elle s’engluait quand elle retombait au beau milieu. Après avoir, en vain, tenté de la maintenir, de la calmer, Morchaud, la bougie à la main, cherchait dans la misérable chambre un flacon, un verre d’eau, il ne savait quoi, quelque chose qui put l’aider à soulager la martyre, qu’il pût verser entre ses mâchoires contractées. Peu à peu la moisissure qui suintait partout lui serrait les tempes et le front. Il circulait entre ces murs lépreux, gluants, saturés du hurlement continu de la mourante, parmi des tas de linge sanglants, accumulés dans un coin, sur une vieille commode poisseuse, où Éva avait, en arrivant, jeté son humble bagage. Il bousculait les pièces ébréchées, disparates, souillées de la toilette.
Il revint vers le lit sans avoir rien trouvé. Éva ne bougeait plus, calmée, couchée sur le dos, les narines dilatées, un filet de bile noirâtre aux commissures des lèvres. Maintenant, une odeur fade montait de ce corps déjà décomposé.
Il se rassit près d’elle, ne sachant faire autre chose que lui reprendre la main. Elle lui jeta un tel regard que, bouleversé, il se souleva pour se courber sur son front et poser ses lèvres sur la moiteur de mort. Alors, profitant de ce que l’oreille du jeune homme était près de sa bouche, elle murmura dans un souffle :
— Il y a d’autres malheureuses… Je ne suis pas la seule… Combien ont passé ici !… C’est dangereux de lâcher des jeunes filles dans la vie… On aime trop… C’est la tentation… l’isolement… la promiscuité !…
Elle parla d’abord en hoquetant péniblement puis, plus vite, sentant que ses secondes étaient comptées.
Tout à coup, un sifflement fusa entre ses dents soudées, elle saisit dans une étreinte formidable la main de Morchaud et puis… ne bougea plus… La mouche vint une fois de plus se poser au coin de sa bouche. Elle ne la chassa pas.
Le vieux restaurant !… La robe d’organdi !… La capeline aux fleurs !… Le premier rendez-vous !…
Mais tout à coup la douleur de Morchaud fut submergée comme par une trombe, par l’idée du scandale : il était là, seul, la nuit, près du cadavre d’une avortée !…
La terreur, le chagrin tourbillonnaient dans sa tête vidée, tordaient ses nerfs épuisés…
Quelqu’un ! Il lui fallait quelqu’un contre qui pleurer ! La chaleur d’un corps pour revivifier son sang glacé ! Il lui fallait un baiser, un mot d’amour qui le remît dans la vie, qui l’arrachât à la tragique vision, à lui-même !… Magda ! Magda !…
Il sortit comme un voleur de la maison. Comment se reconnut-il dans le dédale des rues ? Comment arriva-t-il, haletant, au Lausanne-Palace ?
— Mme Rocco-Montès ? demanda-t-il au bureau, mettant dans ces syllabes plus d’espoir et d’angoisse qu’il ne l’eût souhaité.
Le secrétaire consulta ses fiches.
— Nous n’avons pas de voyageuse de ce nom.
Le drame de Lausanne avait bouleversé Morchaud au plus profond de sa vie morale. Depuis le soir tragique, un monde de pensées imprécises, informulées l’habitait. L’une d’elles, pourtant, se détachait des autres, très nette, celle-là, résumée en un nom : Arlette ! Arlette, son beau chef-d’œuvre, la Rédimée qu’il avait tirée de la boue, dont il avait paré les prunelles d’une flamme d’honnêteté ! Arlette, qui avait complètement déserté sa vie, était peut-être, elle aussi, guettée par un drame identique. Vers quelle chambre infâme de faiseuses d’anges sa destinée était-elle en route ? À travers quelles aventures de bars interlopes, de trottoirs ou de garnis à l’heure y roulait-elle ? Mais non ! Cet être, malgré sa disparition et son silence, il l’avait sauvé définitivement. C’était sa forme dernière de travailleuse propre qui, toujours, finissait par s’imposer à son souvenir. L’absence avait pu la détourner de lui. C’était d’un cœur humain. Mais au moins, en la quittant, l’avait-il livrée à la vie assez forte, assez imprégnée d’un idéal de noblesse et de dignité morale pour qu’elle ne retombât jamais aux déchéances de la prostitution, pour qu’elle ne finît pas sous les aiguilles d’une avorteuse.
Il ressassait ces considérations mélancoliques et orgueilleuses en marchant par la ville. Dans son besoin de détente nerveuse, d’exercice qui le brisât, il avait quitté son bureau de bonne heure et traversé la rade en mouette. Méditant un instant aux lieux d’élection de l’apôtre des temps modernes, entre le vieux collège où Calvin avait enseigné et ce coin merveilleux du lac que, dans son obsession intellectuelle, il n’avait sans doute jamais contemplé, par Saint-Antoine, il avait gagné la rue des Chaudronniers et le Bourg-de-Four, vieille et admirable place de guerre civile. Comme il s’engageait dans la rue hautaine de l’Hôtel-de-Ville, il s’arrêta, campé sur les durs pavés, saisi au cœur, arraché à son repliement douloureux : tout, autour de lui, s’inclinait devant la morgue invaincue d’une vieille demeure aristocratique, restée, malgré les révolutions, debout, arrogante, silencieuse, murée. Ce logis hautain s’était, pour ainsi dire, retranché derrière ses deux porte-torches de fer forgé qui, en dépit des inventions, des progrès, comme une protestation, attendaient immuablement, pour les éclairer, les carrosses qui ne viendraient plus.
Le coiffeur, l’antiquaire, l’épicier, tout était noble et mort en face et environ cet hôtel, tout était dédaigneux. Toute boutique muette et déserte paraissait réservée à l’usage exclusif des hôtels surannés de ce coin de ville.
Si le Figaro, sans doute, ignorait complètement l’art de couper les cheveux féminins à la Ninon ou à la Garçonne, il devait exceller à les coiffer à la Belle Poule ou à la Ravageuse. Au reste, cette rue grise, construite avec du passé et qui s’était figée dans l’engourdissement plein de grandeur de la tradition, offrait une échappée émouvante et symbolique sur le flanc de Saint-Pierre : quelques maisons silencieuses, un arbre morose, un coin de parvis achevaient de vous persuader que les siècles n’étaient pas révolus. Il régnait, dans cette partie de la Cité qui entoure la cathédrale, un silence de soleil et de vieilles pierres, une sévérité de balustres forgés, une froideur désertique, un orgueil d’affirmation qui commentait le visage de la rue voisine, l’aspect du coiffeur, de l’épicier, de l’hôtel à torchères et, plus loin, le caractère des pavés, des portiques et des cours de la rue des Granges.
Morchaud rebuté, tourna vers la Treille. Il descendit la rampe célèbre : seule, une librairie y rompait l’unité du mur qui soutient les magnifiques hôtels dont la mollasse verdâtre scintille aux rayons du jour ou aux ombres de la nuit d’un Éden de paillettes d’or.
Puis il suivit la Corraterie, les mains et la canne au dos, rêvant, méditant, s’amusant aux devantures des magasins de tabac, des coutelleries, des merceries.
Tout à coup, au coin de la rue Abauzit, il se trouva nez à nez avec Norot. Morchaud s’arrêta en un sursaut. Le drame récent s’était momentanément effacé de sa mémoire depuis sa traversée des rues mélancoliques de la ville haute et voici que, brusquement, cette rencontre le replongeait en plein dans la tragédie. Le banquier avait sans doute, ce jour-là, réussi une heureuse affaire, car il était visiblement bien disposé. Sa tête, trop petite pour sa moustache à la Humberto et ses favoris à l’autrichienne qui s’étalaient comme une mousse grise sur une peau couperosée, se dandinait avec satisfaction ; son cou, de lignes assez pures, sortait, tel un fût d’arbre, d’un col évasé. Ses épaules tombantes paraissaient laisser choir à chaque instant un raglan beige, ouvert, et dont les bords gansés ton sur ton encadraient une jaquette de bonne coupe et une cravate mordorée piquée d’un brillant. Les chaussures et les guêtres étaient immaculées.
Morchaud, en un éclair, décida contradictoirement de lui sauter à la gorge, de ne pas employer la violence et finit par inventer un autre châtiment.
Son rôle et son influence à la S.D.N. étaient trop considérables et trop notoires pour que Norot pût, sans imprudence, l’éviter. Les deux hommes se mirent donc à cheminer de conserve parmi la foule des Rues Basses. Les banques, la Pharmacie centrale, le Grand Passage, les librairies, Badan, les papeteries déversaient parmi les flâneurs le flot de leurs clients. Débouchant du passage des Lions, du Molard, de la Cité, de la rue de la Monnaie, un à un ou par petits groupes, les passants venaient alimenter et augmenter l’activité grouillante de la grande artère, entre les boutiques allumées, sous les hauts réverbères électriques. On achetait les journaux à la Fusterie, les bicyclettes roulaient en fleuve sur la chaussée, cornant, trompetant, s’insinuant en girandoles denses entre les piétons, les tramways et les autos.
Morchaud proposa à Norot d’entrer au Cintra. Mais un banquier genevois en place ne se montre jamais ni au bar ni au café, réservés au populaire. Tout au plus est-il admis qu’il s’attable à la crémerie ou dans un thé. Norot entraîna donc le jeune homme vers le thé Rolfo. On y dansait encore et un appel de chair passa rapidement dans les yeux du financier, constamment éblouis de chiffres, à la vue de quelques beaux corps, bien balancés en des rythmes assez lascifs.
Morchaud attendait le moment de lancer la phrase vengeresse, la phrase dédiée à la mémoire d’Éva Marine, qu’il avait préparée tout en cheminant. Mais Norot devança sa cruauté préméditée en attaquant le premier et sur un ton horripilant de sournoise sollicitude :
— Au fond, je suis navré… Navré et inquiet, dit-il languissamment.
— Inquiet ?… De quoi ? demanda Morchaud. La situation n’a pas empiré. À cause du Protocole ?
Norot l’écoutait en suçotant une paille trempée dans une orangeade.
— Ma foi, non, répondit-il après un instant. J’ai trop l’habitude des affaires pour m’être laissé prendre un seul instant aux grandes phrases que ces messieurs sont venus débiter en septembre. La paix, soyez-en certain, ne s’établira pas avec des discours, mais avec des chiffres et des faits. Non, le Protocole, je m’en bats l’œil.
Le banquier s’arrêta un instant pour juger l’effet produit sur son interlocuteur par cette expression qu’il estimait très osée, très désinvolte, très moderne.
Le regard de Morchaud s’animait, ses pommettes un peu cireuses se coloraient, il était ramené par ce financier brutal à l’amertume latente de sa vie qui se mêlait, dans ses méditations, depuis la nuit de Lausanne, à des souvenirs d’horreur.
— Alors, reprit-il, je me demande ce qui peut tant vous inquiéter ? Est-ce le désaccord qui a persisté, lors du dernier Conseil, à la Commission du désarmement ?… Tout laisse prévoir pourtant une entente finale…
— Qui n’est pas encore intervenue, qui n’interviendra peut-être pas de sitôt… Est-ce que la demande d’admission du Reich n’a pas, elle aussi, été remise à une autre session ?
— Ce sont des problèmes graves et dont on n’épuise pas l’examen du premier coup, rétorqua Morchaud agacé. Les questions soulevées par cette admission sont plus complexes que vous ne paraissez le penser. Il ne s’agit pas seulement d’accueillir le Reich au sein du Conseil… Nous savons, au quai Wilson, que d’autres nations poseront leur candidature, saisiront cette occasion pour démasquer leurs appétits. Tout cela ne s’improvise pas.
— En fait, rien n’aboutit, même parmi les questions secondaires. Antérieurement, la Commission du conflit des bouches du Danube a-t-elle pu terminer ses travaux ?… Tenez, une affaire aussi simple, aussi lumineuse, aussi morale que celle de l’opium sur laquelle tout le monde eût dû s’entendre… À quoi est-on arrivé ?
Chacune des paroles de Norot, prononcées sur un ton de triomphe contenu, avec la sombre ardeur d’un sectaire qui n’a foi qu’en sa doctrine et d’un financier qui ne croit qu’en ses calculs, chacune des paroles de Norot entrait dans le cœur de Morchaud : elles résumaient, cruellement, clairement, des déceptions et des inquiétudes qui l’avaient peu à peu envahi et qu’il osait à peine se formuler. Il resta un instant bouche close et les yeux dans le vide, puis il se décida à placer sa riposte :
— Excusez-moi, monsieur Norot, commença-t-il, si vous trouvez en moi, aujourd’hui, un interlocuteur un peu distrait. Mais je suis encore sous le coup d’un pénible drame qui vient de se passer parmi notre personnel : une pauvre dactylo qui s’est laissé faire un enfant par je ne sais quel voyou et qui, abandonnée, est morte après s’être fait avorter…
Norot se troubla un instant. Un instant ses gestes, son regard se tirent moins assurés. Pas longtemps. Il repartit calmement :
— Il y a tant d’intrigues, il se passe des choses si douteuses dans votre Palais… entre tous ces jeunes gens et ces jeunes filles lâchés dans une trop grande promiscuité…
— Une brave petite fille… continua Morchaud. Elle s’appelait Éva Marine.
Cette fois, le silence monta lourd, atroce, entre les deux hommes, chargé de l’angoisse effarée de l’un et du triomphe de représailles de l’autre. Norot avait compris. Un remords se glissa-t-il dans cette âme glacée en apprenant soudainement la mort de sa maîtresse ? Peut-être. Mais certainement, il plia sous le poids d’une crainte atroce : la voix de Morchaud, de menus détails, quelques-uns de ses gestes, son regard spécial, indiquaient que le jeune homme en savait long sur cette tragédie. En possédait-il le secret complet ? Le banquier n’eut plus de doute quand, en manière de conclusion, Morchaud ajouta :
— Je l’avais connue autrefois. Je l’ai aidée à mourir.
Puis, se retournant un peu de manière à mieux voir son compagnon, il s’installa sur la banquette pour jouir de sa vengeance victorieuse. Il estimait, exagérant quelque peu la portée de ses phrases, avoir, en quelque façon, donné satisfaction à la morte. Il se félicitait particulièrement, et non sans raison, de s’être assez contenu pour affoler Norot en lui laissant comprendre qu’il connaissait son histoire sans lui en fournir pourtant la certitude. Lui, qui s’était toujours senti inférieur dans les joutes diplomatiques, dépourvu de finesse, malhabile aux subtilités des mots à portée indirecte, il était assez satisfait d’avoir su tout dire sans rien dire, d’avoir maté, dompté, ligoté le banquier.
Sur ce dernier point, il ne se trompait pas. Son succès devint bientôt évident, tangible, quand il reçut de Norot quelques lignes, exagérément aimables, qui l’invitaient à goûter au golf d’Onex où le financier désirait le présenter et le faire recevoir.
Bien entendu Morchaud se rendit à l’invitation, d’autant plus décidé à jouer avec son homme que celui-ci affichait plus son souci de l’amadouer. En arrivant, de loin, il vit le banquier debout au bord des links, engagé dans une conversation avec d’autres membres du club. Sa silhouette se détachait grise, dans son costume de sport, sur le fond sombre du Jura. Devant lui dévalaient les pelouses vertes, coupées de boqueteaux, ondulées de dépressions. Norot, aussitôt qu’il l’aperçut, lâcha son groupe et courut vers la terrasse du chalet de bois où, par discrétion, Morchaud l’attendait.
— Cher monsieur, toutes les formalités sont remplies. Vous avez été admis au club… Désormais, vous êtes ici chez vous. Que vous vous livriez à cet excellent sport ou que vous veniez simplement bavarder en prenant un cocktail, vous verrez comme l’endroit est agréable.
Jamais le financier n’avait adressé au jeune homme autant de paroles gracieuses. Celui-ci jubilait, décelant bien la crainte et la mortification sous cette loquacité. Il remercia brièvement et, tandis qu’ils s’attablaient :
— Une fatalité veut, fit-il, que chaque fois que nous nous rencontrons, je suis sous le coup d’une émotion. L’autre jour, c’était la mort de la pauvre petite Marine… Aujourd’hui… Je viens de recevoir une lettre navrante de sa mère… Que de misères !… Et quand je pense que le misérable, cause de la catastrophe, est… quelque part, dans le monde, heureux et peut-être en train de continuer !…
Tous les traits de Norot, surtout le nez, s’étaient pincés dans la lividité de sa figure. De sa main droite il frottait sans arrêt, comme pour en polir l’osier, le bras de son fauteuil. Il étouffait. Heureusement pour lui qu’un grand diable de golfeur s’était approché de la table. Il bondit sur l’occasion.
— Permettez-moi de vous présenter un charmant confrère et compatriote. M. Piat. – M. Morchaud.
M. Piat, souple comme un sportif, tendit une main froide et lointaine. Il avait un de ces visages stupides et muets, rasés et sans intérêt, où l’inintelligence le disputait au mystère, – un mur derrière lequel il ne se passe rien.
Mais Morchaud vit émerger d’une pelouse, derrière une haie, Mlle Waltaire en pleine action, crosse à la main. Dès qu’elle aperçut le jeune homme, elle abandonna la fin de la partie, heureuse de venir à lui. Cette marque d’intérêt non équivoque, pour qui connaît la passion des golfeurs engagés, toucha Morchaud plus qu’il ne l’eût cru. Le plaisir qu’il en éprouva le fit rosir et le replia une seconde sur lui-même : Que se passait-il donc dans son cœur ? Quelle révélation ! Pourquoi se sentait-il tout à coup capable de cent choses prodigieuses simplement parce que Élisabeth, lâchant le jeu, s’était précipitée vers lui ? Il avait pensé jusqu’à cet instant que l’agrément qu’ils éprouvaient à se retrouver ne relevait que de la bonne camaraderie. Mais la camaraderie ne suffisait plus à expliquer la joie dans laquelle il venait de s’épanouir. Il hésitait encore… tout en pensant comprendre. Il rendit vite leur liberté à Norot qui s’ébroua, délivré, et à l’insipide Piat.
Il fut tout heureux que Mlle Waltaire consentît à prendre le thé avec lui. Ils étaient seuls à une petite table, sous la véranda. Ils sentaient bien – et avec délices, d’un consentement enthousiaste – que leur isolement anormal, au milieu d’amis qui goûtaient autour d’eux, les compromettait un peu et les engageait. Ils trouvèrent mille choses à se dire, imprécises, mille choses auxquelles ils étaient tout surpris de s’intéresser ensemble. Chacun put voir Morchaud monter dans la petite automobile qu’Élisabeth pilotait, pour rentrer en ville.
Mais le banquier estimait sans doute n’avoir pas assez fait encore pour se concilier celui qu’il savait être maintenant le détenteur de son infâme secret. Lui, dont les salons étaient si rigoureusement fermés à tous ceux qui n’étaient pas de sa caste, qui n’avait jamais reçu à sa table que les oligarques les plus sûrs, les plus absolus, à la rigueur quelques hommes notables et éprouvés du parti conservateur et parfois, mais rarement, un ou deux journalistes de ce même parti auxquels il avait des ordres à dicter, lui, l’intransigeant Norot invita Morchaud à déjeuner.
Autour de la chère, essentiellement classique – fera au vin blanc, baron d’agneau jardinière, volaille truffée, – autour des verreries, de l’argenterie, des surtouts, des porcelaines, autour des pièces de sa richesse, plus empreintes de tradition que de goût réel, Morchaud rencontra les moins haut placés dans la hiérarchie des commensaux ordinaires de Norot. Parmi ces hôtes de seconde zone, un journaliste, Ami Métrat, avec lequel il avait déjà eu quelques relations purement professionnelles.
Ami Métrat n’écrivait pas officiellement dans un journal régulier. Il publiait, suivant la mode du XVIIIe siècle, des tracts d’une seule page, que le Comité Conservateur distribuait gratuitement à domicile, à Genève, envoyait à l’étranger, faisait parvenir aux chancelleries, aux ministères, aux parlements des deux mondes. Il était, certes, une personnalité influente de la Cité. Aussi les autorités françaises et les Français notoires qui passaient à Genève s’appliquaient-ils à le flatter et à le choyer. Singulière attitude de leur part, à la vérité, car, plus que la politique des germanophiles avérés, la politique sournoise, les phrases ambiguës, les articles perfides de Métrat contribuaient à saper les positions que prenait la France à la S.D.N. et à créer autour d’elle, en Europe, une atmosphère de méfiance. Depuis les temps de guerre, où il posait de façon volontairement équivoque l’essentiel problème de l’Alsace-Lorraine, il avait, en étudiant la question de la Sarre par exemple, bien servi l’Allemagne, tout en se donnant avec adresse des allures de soutenir le droit français. Même duplicité quand il parlait des mandats français, de la Ruhr, de la Rhénanie, des dettes interalliées… Personne ne s’expliquait clairement, même dans son parti où il était souvent et âprement combattu, de quelle inspiration relevait cette longue et sourde manœuvre. Peut-être d’études en Allemagne qui avaient laissé sur son cerveau une forte empreinte.
Dès le rôti, Morchaud devint triste. Une association d’idées ramena son esprit aux quelques phrases par où, chez Rolfo, Norot avait si bien, si nettement et si cruellement résumé les échecs et les impuissances de la Société des Nations. D’ailleurs, le dîner fut terne et laissa au jeune homme l’impression certaine que les hôtes du banquier et lui-même s’en étaient volontairement tenus à des banalités et avaient évité leurs sujets favoris de conversation, ceux qu’ils abordaient quand ils se trouvaient entre eux.
Morchaud revint à pied, côte à côte avec Métrat, dans la nuit de printemps, caressée de clartés bleues. Leurs pas sonnaient, clairs et secs, sur les pavés de la Grand’Rue endormie, répercutés par les volets de bois des vieilles boutiques, doucement entraînés par la pente de la rue. Devant eux, tout en bas, clapotait l’eau de la Fontaine de l’Escalade. Morchaud qui, depuis longtemps, s’était accoutumé à Genève et s’y était incorporé aussi bien qu’à une ville française, sentit au long de cette promenade qu’il redevenait étranger à la Cité. Par son ton, par son allure, par ses gestes, Métrat dressait une barrière invisible, mais infranchissable, entre son compagnon et lui. Et non seulement entre son compagnon et lui, mais même entre tout homme né en dehors des limites étroites de la Ville et lui, lui, représentant et défenseur d’un vieil esprit essentiellement citadin, fermé, altier, impénétrable qui avait cessé de dominer, mais non d’agir. Il parlait de sa voix prudente et incolore, choisissant péniblement ses mots :
— La France, disait-il, a tous les droits. Mais précisément c’est quand on a tous les droits qu’on peut être généreux en concessions.
— Il me semble, repartit Morchaud, que sur ce terrain-là, on n’a rien à lui reprocher.
— Si. Elle a fait des sacrifices émouvants, je le reconnais, en ce qui concerne ses rapports – tout au moins économiques – avec l’Allemagne. Elle n’en a pas fait encore pour faciliter les rapports politiques de l’Allemagne avec l’Europe, qui, en grande partie, dépendent d’elle.
— Alors, selon vous, fit Morchaud en s’arrêtant, l’Allemagne, qui a volontairement, sciemment, froidement déchaîné une catastrophe dont l’Europe mettra un siècle à se remettre, l’Allemagne, en récompense de son crime, obtiendra des conditions d’entrée chez nous que n’ont même pas osé demander ses victimes et ses vainqueurs ?
— En logique et en morale simplistes, cela peut paraître monstrueux. Libérez-vous un instant des contingences traditionnelles. La Société des Nations est une création nouvelle. Elle inaugure une ère d’affranchissement, dans tous les domaines, d’affranchissement des servitudes du passé. Devant elle, il n’y a plus ni vainqueurs, ni vaincus, ni agresseurs, ni agrédis. – (Il s’exprimait avec une certaine recherche faite de lieux communs, d’expressions prudhommesques et de mots choisis.) – Il y a des puissances associées pour assurer la paix du monde. Quand un État nouveau postule son admission, seul le but que poursuit la Société est à considérer, sans qu’il soit logique de ramener l’examen d’autrui à de minuscules considérations d’amour-propre.
Morchaud, saisissant sur le fait cette impalpable tactique coutumière au journaliste, fut sur le point d’éclater. Il se contint cependant, se souvenant des obligations de prudence auxquelles l’obligeait sa situation.
— Avec votre thèse, monsieur, qui consiste à faire de notre Société une sorte de tribunal impartial devant lequel vaincus et vainqueurs ont la même position, cette Société, inspirée par l’exemple d’un grand crime, conçue pour en empêcher le retour, en arriverait finalement à donner une prime aux peuples de proie et à encourager leurs instincts.
Il quitta Métrat au Molard et traversa le pont du Mont-Blanc seul, mécontent de lui-même et des autres. Ainsi, voilà dans quelle atmosphère l’Association des hommes de paix était appelée à se développer ! Tel était l’esprit d’équité, d’indépendance, d’européanisme des plus influents d’entre eux, pensait-il. Dès lors, qu’attendre ? Qu’espérer ? Le germanisme farouche, irrémédiablement impérial, malgré sa défaite, poursuivait, c’était trop évident, la conquête implacable des esprits ; il refoulait partout, il étouffait le vieil idéal de droit, de liberté, de justice de la Révolution latine, cet idéal, que lui, Morchaud, sentait palpiter au fond de son cœur et soulever sa vie. Car, en dépit de ses aspirations vers un ordre de choses nouveau, c’était au fond une âme de Quatre-vingt-treize ou de Quarante-huit qui palpitait en lui.
Et avec quelle amertume se gourmandait-il de les défendre avec tant d’âpreté, cette vieille âme et ce vieil idéal auxquels il ne pouvait pas échapper ! Ainsi, après une demi-année d’efforts, de travaux dans ce sanctuaire du Palais des Nations, alors qu’à sa porte il aurait dû, – lui et les autres, – abjurer tout esprit national pour s’oindre du grand amour des hommes, il en était encore, au lieu de juger de haut et sans passion, à sursauter, à montrer les crocs, à charger en don Quichotte quand, devant lui, on attaquait la France ! Si lui, le plus conscient et le plus croyant de tous, était incapable d’atteindre cette sérénité humaine, condition indispensable à l’épanouissement de la fleur chétive du quai Wilson, qui donc y atteindrait ? D’ailleurs, ce soir-là, – il devait par la suite se le rappeler comme un des soirs essentiels de sa vie spirituelle, – il allait, en rentrant chez lui, au-devant d’une autre désillusion.
Il entendit au salon les rumeurs d’une discussion animée et, au bruit qu’il fit en refermant la porte, Dawson sortit.
— Venez donc, cher ami ! (ce « cher » était toujours chez cet Anglo-Saxon réservé le signe d’un grand trouble), nous avons une intéressante controverse…
Il trouva dans la pièce, un peu bouleversée, cinq hommes et trois femmes, Genevois et Genevoises, fonctionnaires du Palais, secrétaires de commissions. Des coussins fripés, des cheveux en désordre, des yeux ombrés, des attitudes abandonnées, des bouteilles vides montraient assez que la soirée n’avait pas débuté par un tournoi purement intellectuel.
En tout cas, ces êtres bizarres, entraînés par on ne sait quel mot ou quelle allusion, surexcités par la troublante lumière, par les boissons, par l’odeur des corps brûlants, en étaient revenus brusquement et ardemment à la grande préoccupation latente ou avouée de toute la terre : Que valait la Société des Nations ? Apporterait-elle la paix aux hommes, la paix en vain attendue de siècle en siècle ?
Morchaud, triste, affaissé, se tenait quasi-muet dans un coin ; il jetait de-ci de-là dans le tournoi un mot uniquement destiné à masquer son indifférence. Mais peu à peu, il remarquait avec douleur, dans cette réunion en miniature, ce qui l’avait déjà frappé dans les assemblées plus considérables : deux courants hostiles qui s’affrontaient, deux partis opposés qui se disputaient l’hégémonie, la prépondérance. La S.D.N., il fallait être aveugle pour ne pas le voir, était déchirée entre deux influences : France, Angleterre. En toute question grave ou secondaire, sécurité, paix, admission de l’Allemagne, désarmement, opium, traite des femmes, arbitrage, navigation sur le Danube, etc… deux groupes d’arguments s’étreignaient et se heurtaient, relevant de deux conceptions politiques du monde, deux conceptions un instant fondues ou plutôt associées dans les périls de la guerre, mais qui, le danger grondant passé, avaient repris leur lutte sourde et se mesuraient à propos de tous les problèmes posés aux peuples. Alors ? Le travail de Genève, dépouillé du sophisme dans lequel on l’avait enveloppé et de son manteau d’apparences, revenait, en fin de compte, par un détour, au vieux, au classique travail des chancelleries : inventer des moyens termes, créer des formules vides, mais conciliatrices. On retombait dans l’ancienne erreur, on retournait à la routine obstinée, on retrouvait au bout du chemin cette éternelle action diplomatique souple, habile, dilatoire et dont les redoutables vertus avaient, une première fois, conduit l’Europe à la catastrophe parce qu’elle s’était toujours traînée dans les solutions bâtardes, parce qu’elle n’avait jamais été animée par aucune foi intransigeante, indiscutable, parce qu’elle n’avait jamais eu aucun dogme à imposer.
La Société des Nations ! Congrès élargi et plus somptueux d’ambassadeurs à la recherche de décisions opportunistes et qui, souvent, trop souvent, demandait à La Haye de supprimer les responsabilités en les divisant ! Pis que cela encore ! Champ de bataille d’une politique élargie où, au lieu de célébrer la messe de la Paix et de la Fraternité, on se disputait des influences, on convoitait des succès, où bientôt on s’arracherait des sièges au Conseil comme des portefeuilles de ministres !
La nuit de Morchaud fut maussade, entrecoupée de cauchemars et d’insomnies. Au matin, il se leva sans hâte et s’attarda en pyjama à lire les journaux tout en dégustant des œufs au bacon. Tout à coup, Mme Rocco-Montès, qui maintenant était chez elle, rue des Alpes, fut devant lui, Mme Rocco-Montès accompagnée d’une jeune femme. Celle-ci était brune et, dans son visage bistré, chaud, ocré, deux yeux bleus et polaires paraissaient, au milieu de cet embrasement tropical, une anomalie.
Ses cheveux tirés et luisants ne révélaient qu’à un examen attentif l’art troublant qui présidait à cette coiffure, en apparence très simple. On s’étonnait aussi, quand une légère torsion ne l’effleurait pas, que tant de vice pût rôder parfois sur cette bouche ingénue et imprégner les ailes des narines divinement arquées.
Mme Rocco-Montès présenta :
— Mme Darbou-Lasnier, la femme de notre représentant à Paris. Maud vient de m’apporter une dépêche de son mari. Tiens, la voilà, lis… C’est presque fait. La Société du radium est debout ! Mon mari et moi étions tellement heureux de la nouvelle que, pour te l’annoncer, je me suis jetée dans l’auto sans même m’habiller.
Et, se laissant tomber sur un fauteuil, elle révéla, entre les deux revers de sa pelisse de martre qui s’ouvraient, qu’en effet elle était sans robe sous son manteau.
— Nous étions pressés… Tu vas comprendre pourquoi… J’avais peur que tu ne fusses déjà parti pour ton bureau… Je déteste te parler, dans ton cabinet officiel, de ces affaires privées : par délicatesse, tu comprends… Enfin ! enfin ! Mon chéri, tu vas pouvoir nous rendre service et rendre service en même temps à ton pays ! Je suis certaine que tu es heureux… Ta Magda… Ta France ! Tu vois donc que c’est Elle qui l’emporte : c’est Elle qui exploitera les terrains à pechblende de Batang… Et je t’assure qu’il y a là de quoi rétablir ses finances… si elle sait s’y prendre !… Le groupe français est presque définitivement constitué. Il ne manque plus que l’adhésion de deux banques essentielles, indispensables, à cause des affaires qu’elles font en Afrique occidentale. Or ces deux banques, par bonheur, ont, l’une et l’autre, de fortes attaches avec le parti radical, ton parti…
Elle ne se méprit pas sur la révolte et le dégoût qui passèrent dans les yeux du jeune homme. Elle se leva simplement, laissa tomber son manteau et, presque nue, comme si elle était épuisée de lassitude, elle alla s’étendre sur le lit défait. Morchaud avait suivi son geste d’un œil immédiatement changé : toutes les nuances du désir y éclataient comme un orchestre de cuivre. Quel saint eût pu résister ? Elle apparaissait, en effet, gainée, moulée dans une sorte de maillot de peau de daim, qui soulignait jusqu’aux formes les plus secrètes. Elle était la Tentation moderne elle-même.
Pourtant, encore une fois, sa belle chimère arrêta son geste :
— Ma chérie, balbutia-t-il, vous savez bien que je ne peux pas me mêler de ces choses-là. J’ai ici une situation délicate…
— Si vous le voulez bien, vous pouvez toujours vous mêler d’une affaire honorable et qui, vous ne le remarquez pas assez, concilie à la fois les intérêts d’une femme que vous aimez peut-être et les intérêts de votre pays que vous aimez certainement.
Négligemment, machinalement, Mme Rocco-Montès avait attiré à elle Mme Darbou-Lasnier, assise au bord du lit. Maintenant, elle la couchait amoureusement contre son corps, la dévêtait à moitié…
Morchaud, les pommettes sanglantes au milieu de ses joues glabres, tremblait sur ses jambes. Sa chair était ravagée par une tempête intérieure. La jalousie, un des atouts que Magda avait compté dans son jeu, lui brûlait le cerveau, arrêtait son cœur dans sa poitrine, tandis que le désir, prévu aussi par sa terrible amante, roulait dans son corps comme un cataclysme, l’inondait, le submergeait, le terrassait, dompté et vaincu. Le spectacle de ces deux femmes étendues côte à côte, serrées l’une contre l’autre, le rendait presque dément, lui arrachant sa maîtresse et lui promettant en même temps des infinis de voluptés !
Il se sentit un instant tourbillonner, indécis, dans cette atmosphère lourde de parfums de corps, de linge, d’amour, de vice… Toute sa noblesse, toute sa grandeur fondaient au souffle de l’incendie… Il s’approcha du lit, il se pencha sur les deux amies, murmurant sourdement, comme une abdication, à l’oreille de Mme Rocco-Montès :
— On verra…
Il était presque midi quand il arriva à son bureau. Dès la porte, il entendit dans la chambre des dactylos une conversation assez haute et, sans pouvoir distinguer ce qu’elles disaient, il se rendit compte que Mlle Dutarc expliquait quelque chose. D’ailleurs une voix d’homme se mêlait à la sienne. Il sonna pour le courrier. Mlle Dutarc ouvrit et s’effaçant, pour laisser passer, annonça :
— M. Lambert-Dauville, des Affaires étrangères.
M. Lambert-Dauville affichait sur toute sa personne la prétention de ne pas se présenter comme un diplomate de l’ancien régime. Il s’appliquait à être désinvolte, humoriste, indépendant. Il n’y parvenait guère, du reste, et l’on sentait, sous son amabilité affranchie, le souci de ne pas se compromettre et l’habitude de traiter la vie comme une opération diplomatique dont le succès appartient au plus fin.
En s’asseyant, il fit, sur un ton où la gouaillerie n’était pas tout à fait dissimulée sous la gravité, la déclaration suivante :
— J’avais besoin de quelques éclaircissements à propos de certaines questions… Pendant que je vous attendais, ces demoiselles me les ont donnés avec une admirable compétence. On n’avait vraiment exagéré ni leur intelligence ni le rôle légitime qu’elles jouent dans cette maison. J’aborderai donc directement l’objet principal de ma visite.
Il accorda un instant à Morchaud pour se remettre de ce coup droit, puis reprit :
— On estime au quai d’Orsay que la connaissance exacte du milieu dans lequel se développe la Société des Nations est de grande importance. On a trop négligé jusqu’ici de s’informer. Je suis donc chargé de faire une enquête sur l’état d’esprit tant de la population de la ville que des étrangers résidents. Vous comprenez, mon cher confrère – et il insista avec quelque ironie sur ce mot « confrère » – que ce n’est pas pendant les huit jours que je vais passer ici que je puis trouver les éléments d’un travail bien sérieux. On m’a donc conseillé de m’adresser à vous et j’ose espérer que…
— Il n’y a là rien d’incompatible avec mes fonctions, mon cher collègue, répondit Morchaud. Du moment qu’il s’agit des intérêts de la Société !… Vous me permettrez pourtant de mettre Sir Eric Drummond au courant du genre de service que vous attendez de moi. D’ailleurs, je dois ajouter que, pris par toutes sortes de besognes urgentes, je n’ai pas entre les mains, dès maintenant, la documentation dont vous avez besoin. Laissez-moi quelques semaines… Ici même nous pourrons largement profiter d’une étude de ce genre. Nous ferons donc d’une pierre…
Lambert-Dauville avait invité quelques personnalités à dîner le lendemain soir à l’hôtel où il était descendu. Il pria Morchaud de se joindre à elles.
Sur le seuil de son bureau, en serrant la main du diplomate, le jeune homme se souvint tout à coup de Norot :
— Je puis pourtant vous renseigner immédiatement sur l’état d’esprit de la finance, ajouta-t-il. Nous prendrons rendez-vous.
Le jour suivant, au Métropole, le dîner fut excellent, mais compassé. En vain y colporta-t-on les derniers potins et les derniers « mots » de Paris, y raconta-t-on les scandales, les catastrophes et les crimes les plus récents. Rien ne parvint à vaincre la méfiance réciproque que se témoignaient le représentant de la Carrière, dont les fonctionnaires internationaux enviaient les titres et les honneurs, et les gens de la S.D.N., dont l’homme du quai d’Orsay jalousait les traitements.
Vers dix heures, Morchaud qui attendait dans la soirée Mme Rocco-Montès et son amie, rue des Alpes, et qu’affolait l’idée des voluptés promises, s’éclipsa sans être remarqué. Mais il avait, avant le dîner, laissé une enveloppe de documents dans le salon particulier de Lambert-Dauville à qui il les avait communiqués.
Il pensa qu’il n’y avait aucune indiscrétion à pénétrer – sans déranger son hôte accaparé par ses invités – dans cette pièce publique de réception pour reprendre son bien et il monta un étage.
Croyant se rappeler le numéro de l’appartement, il ouvrit résolument une porte. Il s’attendait à trouver la nuit… Il fut tout à coup envahi, enlacé par une douce lumière rose et bleutée, tamisée par des chemises, des pantalons féminins enroulés autour des lampes électriques, et il eut le temps, avant de refermer avec précipitation, d’apercevoir sur les deux grands lits bas les accouplements monstrueux de trois ou quatre couples, parmi lesquels il distingua quelques visages bien connus.
L’enquête que Morchaud mena pour le Ministère des Affaires étrangères de Paris prit, à maintes reprises, l’allure d’un procès-verbal de ses désillusions.
Il fut introduit, non sans difficultés, dans un cercle de jeunes gens dont l’influence était assez importante sur l’opinion publique. Il se tenait dans la petite salle de la brasserie Landolt. Ces éphèbes s’y réunissaient afin de palabrer et, pour s’entraîner aux futures batailles de la vie publique, de discuter les événements politiques de la quinzaine. Singulière discussion à la vérité, et qui surprit Morchaud : la prétendue objectivité de ces hommes d’État en herbe était, en réalité, non pas même un patriotisme helvétique de bon aloi, mais un nationalisme des plus véhéments, des plus rétrogrades, des plus intransigeants, nationalisme dont l’essence n’apparut à l’observateur qu’après un examen attentif : par des voies dissimulées et fort habiles, il concluait toujours, en soumettant l’intérêt suisse – et même genevois – à une doctrine ou à une conception politiques nettement germanophiles.
Mais Morchaud fut bien plus étonné encore le jour où, après enquête, il apprit que l’âme de ce petit groupe, son Président-fondateur, celui qui en dirigeait les discussions, était un authentique Italien, à peine libéré du service militaire dans sa patrie.
Ce qui lui sembla plus intéressant et plus sérieux que ces leçons bi-mensuelles de patriotisme intéressé données par un étranger, ce furent les entretiens qu’il eut la fortune d’avoir avec René Martin. À cause des allures bourgeoises et des manières endimanchées qu’il avait toujours promenées dans la vie, ses amis, respectueux, l’avaient surnommé « Mylord ». On ne le connaissait à peu près plus que sous ce surnom. Mylord exerçait un prestige occulte mais souverain sur Coutances. Il y habitait un vieil appartement bien genevois, aux murs épais, aux innombrables placards, aux profondes alcôves… un de ces appartements faits manifestement pour ne pas y recevoir, mais pour y bien cacher sa vie. Ouvrier de premier ordre, de la vieille roche, il appartenait à cette lignée d’artisans d’art qui ont toujours, dans l’histoire européenne, constitué une aristocratie parmi le prolétariat, aristocratie lettrée, pourvue de goût. C’est de son sein qu’est sorti Rousseau. Dans l’histoire particulière de Genève, cette classe, peu nombreuse, mais redoutable par sa culture, sa gouaille, sa moquerie perpétuelle et impitoyable, a été la véritable inspiratrice des révolutions et de l’émancipation de la petite cité.
Mylord avait gagné son aisance avec les derniers émaux produits par les ateliers genevois, jadis célèbres pour la finesse et la délicatesse de leurs travaux. Il avait marqué les pièces sorties de ses mains de toute la conscience professionnelle, de toute la scrupuleuse minutie, de tout l’amour que ses quatre générations ascendantes avaient consacrés à ces mêmes travaux. Il tenait encore d’elles un bon sens inébranlable, un rude esprit de discussion, une forte teinte de ce scepticisme qui fleurit à Genève au XVIIIe siècle en même temps que le luxe et la joie, avant que les mômiers écossais, au début du siècle suivant, y aient restauré et exagéré la rigueur calviniste.
Mylord portait une tête rouge à peau polie, couronnée de beaux cheveux blancs. Il avait un nez droit et court, un nez entêté, des lèvres dont on craignait sans cesse les traits faubouriens, acérés, lèvres habiles non seulement à la riposte rude, mais encore à déguster et à commenter le vin blanc, des yeux calmes, mais aigus et audacieux devant lesquels la vie n’avait qu’à bien se tenir.
Son col évasé et largement ouvert, à la mode de 1880, et qui laissait trop de liberté à un cou pourtant énorme, protestait contre le carcan contemporain. Il n’avait jamais de taches à ses vêtements si larges que son ventre, assez remarquable, y flottait : trait caractéristique des gens qu’aucun souci d’esthétique n’a jamais pu décider à subir une gêne quelconque. Ses souliers étaient toujours bien cirés sans être jamais luisants.
Morchaud, par les manières simples et abandonnées qu’il avait acquises à fréquenter la clientèle radicale, plut à ce brave homme assez difficile dans le choix de ses nouvelles relations.
L’enquêteur comprit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de la fréquentation de Mylord. Elle devait avoir sur sa vie une influence qu’alors il ne prévoyait pas. Combien de fois revit-il, par la suite, ce cabaret de faubourg encombré d’ouvriers, de petits commerçants, de commis, ce cabaret simple et intime où il rencontra l’artisan enrichi pour la première fois !… Toute la gastronomie démocratique s’étalait en pancartes sur les murs : « Cervelas pour fins becs… Le régal des tripes neuchâteloises… Fleurie ouvert… Vinzel nouveau… Goûtez nos saucissons au foie… ! » Les « picholettes », les « deux décis », les « demis » de rouge et de blanc défilaient sur les tables ; les verres sonnaient et les commandes de liquide et les plaisanteries et les interpellations de groupe à groupe.
Mylord, qui connaissait tous les consommateurs depuis trente ans qu’il s’attablait chaque soir dans ce lieu, était justement seul dans un coin quand Morchaud le retrouva. Le jeune homme l’amena habilement vers le sujet qui l’intéressait. Provoquée par une question précise, ce fut sans tarder l’explosion de l’âme longtemps muette des peuples qui vaticina dans sa sagesse et dans sa logique. Tout à coup, cette humble banquette de caboulot devint la chaire de la Cathédrale humaine. Nimbé des blancs rayons électriques diffus dans la fumée dense et lourde, au milieu d’une odeur de vinasse et d’apéritifs, Mylord grandit démesurément. Il grandit jusqu’à résumer dans ses phrases simples et dans sa goguenardise désinvolte, l’angoisse des laborieux de la terre entière, jusqu’à interpréter de sa voix parfois insinuante, parfois sifflante, parfois tonitruante, le menaçant silence de toutes les forces vives des continents :
— Votre Société des Nations !… Eh bien ! ce que j’en pense ?… c’est que ce n’est pas une Société des Nations !… Des ministres, des diplomates, des professeurs !… Est-ce ça « les Nations » ? Est-ce que M. Motta, M. Ador, M. Rappard, c’est la Nation suisse ? J’ai toujours cru, moi, que « les Nations », c’étaient des ouvriers, des paysans, des commerçants, des industriels, des types qui écrivent, qui calculent, qui font des chaussures, qui rendent la justice, qui enseignent, qui sèment le blé, qui soignent la vigne, qui fabriquent des machines, qui conduisent des autos, qui construisent des maisons… Quand j’entends palabrer vos ambassadeurs, vos Présidents du Conseil, vos docteurs d’Universités, quand j’écoute leurs phrases ronflantes, quand je lis leurs discussions et résolutions emberlificotées, habiles et vides, je me dis que rien n’est changé, que ce sont les mêmes hommes et les mêmes mots qui fonctionnaient déjà et qu’on prononçait déjà quand j’étais très jeune et que ce sont ces hommes et ces mots qui ont fait le malheur du pauvre monde ! Tout ça, ce sont encore des faiseurs de politique ! Des boniments de comités ! C’est encore de la manœuvre et de la combine ! on continue à jouer au plus fin ou au plus puissant. Des motions, des ordres du jour, des complications et des habiletés, des groupements de voix et des oppositions, des raccrochages de votes dans la coulisse, des promesses et des menaces, des réticences et des intérêts ! La Paix, la Fraternité, la Réconciliation, ça… Allons donc !
Les Nations, pourtant, c’est autre chose que cette réunion de super-diplomates et de superhommes d’État ! C’est des forces jeunes et neuves, candides et sincères, c’est des volontés droites et brutales, c’est des hommes las de se cogner et de se tuer et de se ruiner, c’est des instincts qui marchent irrésistiblement vers l’Amour… Et ce sont les Nations, inspirées, elles, par des intérêts, par des besoins, par des désirs, par des rêves, partout identiques et que ne divise aucune frontière, qui peuvent, seules, apporter au monde quelque chose d’inédit et de salutaire, tout le reste étant usé, et ayant déçu… à l’usage.
Il versa deux verres de « la Côte » et invita Morchaud à trinquer avec lui. Il parlait d’une voix étrange, grasse, qui semblait résonner dans une boîte en carton. Quand il eut, de son index, rabattu sa moustache blanche entre ses lèvres pour en pomper le vin, il continua :
— C’est des délégués élus par les fédérations de syndicats de toutes les classes, de tous les pays qu’il fallait réunir ici, et non les représentants de Gouvernements figés depuis cinq siècles dans les mêmes erreurs, dans les mêmes traditions, dans les mêmes ambitions ! Peut-être bien que les boulangers, les banquiers, les forgerons, les instituteurs, les paysans, les savants, les épiciers, n’inventeraient pas comme eux des phrases balancées et prudentes, faciles à interpréter au gré de chacun, de façon à ce que le Tribunal de La Haye ait une raison d’être… Mais, du moins apporteraient-ils au Salut commun des cœurs qui n’ont pas encore trop servi, des idées qui ne sont pas encore rapiécées, leur expérience d’hommes qui ont mis la main à la pâte, et peut-être qu’ils trouveraient quelque chose pour sortir le pauvre monde de l’ornière où tous les beaux Messieurs qui font métier de le conduire, l’ont enlisé !…
Cette conversation s’implanta comme une obsession dans le cerveau de Morchaud. Il en sentait la profonde vérité, l’implacable clairvoyance. Il lui sembla désormais, et dès le lendemain de cette soirée faubourienne, qu’il découvrait le Palais où il travaillait pourtant depuis de longs mois : ces hommes souples ou lourds, tous élégants, fatigués, flétris des stigmates d’une caste, ces jeunes filles fines, luxueuses, aux cheveux coupés, aux talons trop hauts, arborant par snobisme des lunettes d’écaille, ces cartes en bristol soigneusement gravées, chargées de titres, épinglées aux portes, ces tapis somptueux, ces cabinets de toilette splendides, ces meubles, ces jardins, tout, hommes et choses, marqués du signe mortel des classes privilégiées, lui apparaissaient maintenant comme les fossoyeurs et le décor du cortège funèbre de la grande Idée qu’il était venu adorer et servir à Genève !
Mylord avait raison : cette mise en scène magnifique, payée par les gouvernements, ce personnel spécial proposé, envoyé, nommé par les gouvernements, ce n’était à aucun degré, à aucun titre « les Nations » !
C’était une sorte de super-diplomatie, de super-bourgeoisie, de super-administration, qui n’avait apporté à la paix des hommes que ses traditions redoutables, que ses préjugés dangereux, que ses méthodes périmées, sans parler de ses ambitions, de ses intérêts, de ses conceptions égoïstes de secte !
Un matin, il reçut Élisabeth Waltaire qu’il n’avait pas, depuis quelques semaines, rencontrée dans l’intimité. Les entrevues banales, dans des soirées, des dîners, des thés, au golf, l’avaient horripilé. Elle l’avait averti d’un coup de téléphone, quelques minutes auparavant, qu’elle désirait lui demander un important service. Il s’en était réjoui car, sans prévoir encore comment ni pourquoi finirait sa passion pour Mme Rocco-Montès, toujours aussi ardente, si ce n’est plus ardente qu’aux premiers jours, il sentait obscurément que sa vie se fixait, se cristallisait de plus en plus et de mieux en mieux autour de la jeune fille. Il leur était même arrivé, sans qu’aucune parole définitive n’ait été prononcée, quand ils avaient eu le loisir de bavarder quelques instants seule à seul, de former, d’un consentement tacite, des projets d’avenir, naturellement, sans y penser, comme si, fatalement, leurs destinées ne pouvaient plus ne plus s’unir.
Elle déposa d’abord sur son bureau des chocolats aux fruits dont il était friand ; puis, elle s’installa tout près de lui, dans le vieux fauteuil d’hôtel en reps gris-souris. Elle était vêtue, comme la saison, de vert tendre, de vert pastel qui jetait sur la blondeur de ses cheveux le reflet d’une mer inconnue. Il la regardait béatement, s’enivrant de sa lumière, de ses lignes souples, du corps qu’il devinait sous les étoffes. Mais, quand, ayant cessé leur badinage assez passionné, elle eut exprimé son souhait !… En substance, après avoir laissé entendre que les œuvres de sa mère, uniquement inspirées par l’orgueil et le désir d’un ruban, l’avaient déçue, après avoir trouvé un couplet très moral sur les ennuis de l’oisiveté et l’écœurement d’une existence exclusivement mondaine, elle réclama du jeune homme sa protection pour entrer, à titre d’auxiliaire non appointée, ou même de secrétaire privée d’un chef de service ou d’un directeur, dans un des départements quelconques de la S.D.N. Elle s’accommoderait même d’une des sections secondaires et spéciales : administration financière, service de traduction et d’interprétation, bibliothèque ou tout autre du même ordre. Élisabeth insista avec tant de force, tant de conviction, tant d’éloquence, sur la nécessité morale où elle se trouvait vis-à-vis des autres, mais surtout vis-à-vis d’elle-même, de ne pas vivre en inutile, de s’ennoblir des vertus d’un emploi régulier, fût-il non rémunéré, mais d’un emploi pourtant qui lui conférât quelque prestige, que Morchaud dut promettre de l’introduire d’une façon ou d’une autre au Palais du quai Wilson. Pouvait-il lui refuser quelque chose ? Mais, quand elle eut fermé la porte, après l’avoir invité à dîner pour un jour de la semaine suivante, il s’effondra dans son fauteuil.
Après Mylord qui, impitoyablement, avait précisé devant lui les tares congénitales de la S.D.N., tares qu’il avait démasquées déjà sans vouloir s’y arrêter, voici que la démarche de sa fiancée officieuse mettait en pleine lumière, sans qu’il pût désormais se voiler les yeux, le snobisme mondain et bourgeois qui constituait l’atmosphère empoisonnée de sa croissance.
Il était abîmé dans sa tristesse, quand un appel au téléphone de Mme Rocco-Montès le ragaillardit. Pourtant l’invitation pressante qu’elle lui transmit en fin de conversation le noya de nouveau, non plus dans une souffrance réelle, mais dans une appréhension bien aussi désagréable : son mari et elle-même le priaient de dîner en tête à tête avec eux, le lendemain, au Chalet Russe, à Versoix. Prière formulée sur un ton si angoissé, si amoureux et si impératif à la fois qu’il ne pouvait pas ne pas l’exaucer.
En raccrochant le récepteur, un goût de honte et de gêne lui mit une amertume à la bouche. C’était la première fois qu’il allait se trouver seul avec sa maîtresse et son mari. Et pourtant il avait cent raisons de penser que celui-ci n’ignorait rien… Morchaud admettait assez aisément que leurs trois personnalités pussent être présentes à la fois à une même table nombreuse en convives, dans le même salon envahi par la cohue, – fût-ce le salon ou la table des Rocco-Montès eux-mêmes. – Dans ces conditions, le mari, la femme et l’amant ne risquaient pas de s’affronter les yeux dans les yeux, seuls-à seuls. Même dans des réunions plus réduites, des tiers noyaient encore leur comédie secrète dans leur présence et la conversation générale. Si Morchaud s’accommodait en cette matière de compromissions un peu jésuitiques, il lui semblait cynique et formidable que M. Rocco-Montès pût supporter une intimité limitée à eux trois. Il gardait en lui – et c’était précisément sa beauté et sa noblesse – une candeur qui le liait fortement à sa lointaine origine provinciale, une honnêteté privée que n’avaient pas atteinte les capitulations de conscience ni les intrigues de sa vie politique, une certaine propreté de mœurs assez rare dans les milieux où il évoluait. Sa foi en un monde nouveau, en une humanité régénérée, amalgamée assez étrangement à son obédience aux plus respectables préjugés dont cinquante siècles de culture ont entouré la personnalité humaine, l’éloignaient complètement du scepticisme indulgent et qui, quoique surnommé « boulevardier », fleurit sur toutes les asphaltes et dans toutes les classes, prétendues supérieures, de toutes les capitales.
Pourtant, en déjeunant, son vague malaise se transforma, à la réflexion, en une inquiétude plus définie et plus matérielle. Nul doute : cette invitation avait un rapport direct avec la requête que lui avait adressée Magda, chez lui, le matin où, pour la première fois, elle lui avait, afin de mieux l’affoler, offert les joies d’une partie à trois.
Morchaud ne se trompait pas. Dans leur villa de Florissant, au milieu d’un luxe dont leurs sens découvraient les mille aspects nouveaux et inconnus que nous révèlent les choses familières qu’on va quitter, M. et Mme Rocco-Montès déjeunaient, eux aussi, ou faisaient semblant de déjeuner.
Pas un mot. Le jour était venu dont ils avaient pensé, dans leur insouciance, qu’il ne viendrait jamais. La mauvaise tête d’un marchand de tapis avait tout déclenché, entraînant la panique des autres. Tous s’étaient rués à sa suite, vendeurs d’autos, couturiers, bouchers, antiquaires… Après la ruée angoissée des fournisseurs, la ruée du caissier du cercle, des agents de change, des banquiers, tous s’entraînant et s’excitant l’un l’autre. Le bilan qui s’étalait tout à coup était formidable. On parlait de plus de deux millions de passif et d’un actif… inexistant. Le scandale avait-il coïncidé avec la dépêche du cabinet de Batang ? Avait-il été déterminé par elle ? Toujours est-il que M. Rocco-Montès était relevé de son poste et de son titre de représentant du Souverain à Genève. Deux années d’intrigues dans les coulisses de la S.D.N. et dans les antichambres de tous les financiers n’avaient abouti à rien, ni à faire admettre le Batang parmi les membres de la grande famille, ni à constituer la Société qui devait exploiter le sous-sol de l’État africain. À rien… sauf à faire passer des sommes considérables des caisses du Trésor public dans la poche du ménage et à alimenter le luxe et les parties infernales du diplomate. On lui signifiait que son remplaçant allait s’embarquer. Il n’y avait plus qu’une manière, une seule de parer le coup, d’endiguer la disgrâce : câbler que la Société d’Exploitation était enfin constituée. Mais, pour lancer le radiogramme sauveur, il fallait emporter, immédiatement, en quelques heures, l’adhésion des deux puissantes banques radicales qui regimbaient encore et dont Magda avait déjà parlé à son amant. Qui le pouvait, sinon Morchaud, personnage important de ce parti, intime de tous ses chefs ? Rocco-Montès, jusqu’à ce jour terrible, n’avait jamais cherché à connaître les sources d’où coulait l’argent que sa femme apportait au ménage ou lui prêtait à lui-même. Pour la première fois, il fit comprendre que son aveuglement n’était pas de l’ignorance… Il fallait coûte que coûte que la prostitution de sa belle associée servît au salut commun.
Il noyait maintenant son émotion et cherchait ses mots dans des verres successifs de vieille Fine Champagne, méditant en silence. Enfin, il parla :
— Ton Morchaud, dit-il cyniquement, c’est notre dernière carte à jouer. Il faut, tu entends, il faut que demain soir – et non après-demain matin – il prenne le train pour Paris. Même, s’il le désire, l’Hispano le conduira et rondo… Oui, ce serait mieux, il gagnerait du temps.
Il se tut un instant, mesurant la suprême espérance, puis reprit :
— Sinon…
Il sifflota entre ses dents, voilant à dessein son regard traqué, comme pour considérer plus nettement un projet intérieur… Il avait un air si étrange, à la fois si résolu, si sinistre et si gouailleur, que sa femme eut peur.
— Sinon… demanda-t-elle ?
Le front de l’homme se déplissa, ses yeux fuyants se débridèrent :
— Sinon, si Morchaud refuse… ou échoue, nous plantons tout là, nous disparaissons… En route pour le Batang… Et là-bas, on verra bien…
Ses paroles étaient comme boursouflées d’illusions et de mensonges.
— Tu arrangeras cela, continua-t-il. Au dessert quand paraîtra la barque et que les musiciens que j’ai commandés auront terminé leur première machine, je me lèverai pour aller aux water-closets…
Et, comme s’il conversait avec sa conscience, les coudes sur la table, la tête entre ses mains, il ajouta ces mots atroces qui brassèrent en remous de vase la lourde atmosphère de la salle à manger :
— Je ne peux pourtant pas lui parler de ça moi-même !
Son sursaut ne fut pas prolongé. Il se ressaisit aussitôt et rentra dans la réalité du personnage qu’il était devenu. Il poursuivit son explication :
— Je laisserai la porte de la terrasse ouverte… Je m’arrêterai dans la salle, tout au fond… Tu me feras signe s’il accepte… Que je sache à quoi m’en tenir quand je reviendrai…
Avec une espèce de frénésie, il plongea dans une infamie plus épaisse, plus dense, plus écœurante encore, même pour sa complice :
— Non… j’y pense… tu ne pourras pas me faire signe… Il aura sans doute profité de mon absence… Il sera près de toi, contre toi… Il verrait… Il comprendrai !… Comment faire ?
Magda, touchant le fond de l’ignominie, découvrant tout à coup toute l’étendue de l’abomination dont elle avait vécu, se murait lamentablement dans le silence de sa misère. Un petit mouchoir s’écrasait entre ses doigts, sans qu’elle songeât même à l’employer pour étancher deux larmes qui, seconde à seconde, traçaient leur chemin parmi ses fards et sa poudre et allaient, le long de cet horrible sillon, tacher le crêpe de sa robe.
Cette matinée sans nom, où son mari avait sans pitié étalé devant elle tous les détails de la catastrophe, avait soudain fripé sa beauté, l’avait affaissée. Ces quelques heures avaient soufflé sur sa chair, comme un coup de vent glacé sur une roseraie.
Comment tout l’étourdissement de sa vie effrénée, tout son luxe éblouissant, tous les désirs, toutes les adorations qui, du matin au soir, emplissaient chaque jour sa maison, tout ce bruit, toute cette fête, toutes ces femmes, toutes ces fleurs, comment toute cette féerie inouïe de lumière et de joie qui, hier au soir encore, était le décor de son existence, comment tout cela s’était-il fané, éteint, dissipé, écroulé dans ce matin de soleil ? Comment cette course enchantée se cabrait-elle maintenant devant un abîme ? Pourquoi cet enchantement fabuleux n’avait-il pas toujours duré ? Ces chiffres… Ces mots… Ces avis de saisie… Ces oppositions… Ces sommations… Ce désastre… Ce coffre-fort vide… Elle ne comprenait pas encore. Et, en entendant parler de Morchaud, il fallait qu’elle fît effort à la fois pour surmonter son dégoût de rencontrer ce nom dans la bouche de son mari et pour s’imaginer qu’il s’agissait d’autre chose que de son cher amour.
— Non… pas de signe, reprit l’homme, qui avait longuement réfléchi… Quand il t’aura répondu, porte à ta bouche un des verres que tu auras devant toi… le vin rouge s’il refuse… le vin blanc… s’il accepte…
Ayant dit l’essentiel, il se leva, tira de son gousset quelques billets froissés, les compta…
— J’ai encore six mille francs, ça ne peut nous servir à rien. Je connais un tripot où je ne suis pas encore affiché. Je vais tenter notre dernière chance…
Jamais Morchaud ne devait oublier le dîner de Versoix. Il fut somptueux. M. Rocco-Montès, à qui le baccara avait, la veille, laissé tout juste les vingt-cinq louis qui lui avaient permis de commander au patron du Chalet Russe les plats les plus recherchés de son répertoire et les vins les mieux au point de sa cave, M. Rocco-Montès passa avec sa femme au Palais des Nations pour y prendre Morchaud, et l’auto roula vers le dernier bourg du territoire genevois, dans la splendeur mauve d’un couchant printanier : l’eau infinie, les coteaux de Cologny et de Vézenas, les parcs que longeait la route, les belles demeures massives et austères de pierres veloutées, l’air, le ciel, tout s’endormait dans un brouillard léger qui se fonçait ou se dégradait, se diffusait ou s’accusait parmi les plus tendres, les plus pastellisées des teintes roses et violettes. Seul, lointain, comme s’il veillait, assisté de la pyramide formidable de la Verte, sur le troupeau de dômes livides et de minces aiguilles, le Mont Blanc mettait dans la douceur aqueuse de cette fête de lumière sa tache d’or roux.
Personne ne parlait dans l’auto, si ce n’est, de temps à autre, pour lancer quelques mots destinés à dissiper la lourdeur de ce silence.
Sur le balcon de bois du Chalet Russe, la table attendait, chargée de délicats et puissants zakouskis. En s’installant, les Rocco-Montès constatèrent avec satisfaction – et comme un heureux augure – qu’ils étaient seuls et qu’aucun autre couvert n’était préparé.
Le jour s’éteignait sans hâte, comme se dissipe une fumée, un jour épuisé, vaincu par la majesté du crépuscule. À gauche, les pierres blanchâtres d’une terrasse. À droite, la masse sombre d’une maison étouffée sous les lierres. Quelques voiles blanches se gonflaient vers les ports. Des peupliers droits et noirs, qui ressemblaient à des cyprès géants, coupaient de leurs jets, montant telle une prière, les coteaux assoupis de la rive lointaine.
M. Rocco-Montès était gai : ses plaisanteries, les rires fusants dont il accompagnait ses histoires de cercle – toutes assez obscènes – déchiraient la paix nocturne, cette humide paix lacustre, rythmée par ces petites vagues qui sont les battements du cœur de l’eau. Plus rien maintenant qu’une nuit bleutée, piquée de quelques lumières. On ne pouvait plus que deviner l’immense étendue aquatique devant le petit balcon de bois et la table brillamment éclairée qui, seuls, semblaient subsister d’un univers aboli…
Morchaud mangeait avec vaillance de tous les grands plats qu’on présentait aux convives et que M. Rocco-Montès commentait en connaisseur, avec une vanité un peu énervante et une insouciance qui stupéfiait sa femme. Mais le jeune homme n’était pas assez libre d’esprit pour déguster savamment. Occupé à dissimuler ses préoccupations et à faire effort pour suivre une conversation qu’il redoutait de voir s’orienter vers certains sujets, il éprouvait une satisfaction profonde à constater que le repas avançait et que les craintes qui le harcelaient depuis la veille ne se justifiaient pas. Mais, en même temps, à sentir ses sens se gonfler à la seule vue de sa maîtresse, au seul contact de sa jambe sous la table, au désir que soufflait dans ses membres et dans sa tête une fièvre de folie, il tremblait de se découvrir encore aussi totalement, aussi insensément amoureux d’une femme, qui – sinon ce soir, du moins un jour prochain – le pousserait au pied du mur et l’obligerait à mettre sa passion au service de louches intérêts.
Mais voici que, du fond de la nuit, sans qu’on aperçût rien encore, monta un léger clapotis de rames, puis le frilottement des cordes de guitare, puis les ondes chaudes d’une belle voix, jeune, large, pleine… À l’angle d’une terrasse, une lanterne multicolore surgit, une autre, puis une autre… Enfin, une barque parée de dix pompons lumineux, chargée d’une compagnie italienne, vint se ranger devant l’auberge. Un grand homme brun, svelte, lançait dans l’air frais et sombre, le modulant en flûte, le traînant en caresses, le déchirant en sanglots, le vieil air de Sorrente : « Adio, mia bella Napoli… ».
Mme Rocco-Montès s’était arrêtée de savourer son sorbet, les yeux lointains. Que revoyait-elle tout à coup à travers la nuit, à l’appel de cette mélodie démodée, née, jadis, sous la lumière spleenétique des plages bleues ?… La triste chanson, de sa magie un peu vulgaire, abolissait-elle dans sa vie toutes les années de déchéance, et de boue, et faisait-elle lever dans l’ombre, au soleil d’un premier voyage, le fantôme d’une Magda encore pleine de foi et d’amour, pure et blanche, au bras d’un homme encore respecté ? Cet « adio » suranné, c’était peut-être, dans ses balancements rythmés et mélodieux, l’écho ressuscité d’une soirée pareille que deux jeunes gens avaient connue aux heures où se levait leur vie ! Son mari avait-il commandé aux musiciens cette vieille romance qu’ils avaient entendue, il y avait bien longtemps, côte à côte ?… Elle l’enveloppa un instant d’un regard tel qu’il n’en avait plus savouré la douceur depuis combien d’années !…
Morchaud surprit ce regard et plongea avidement dans ses yeux mystérieux. Il y devina une tristesse sans nom, une tristesse immense qu’il n’y avait jamais vue et qui lui parut une divine rédemption.
Rocco-Montès ricana et dit :
— C’est une bonne idée, n’est-ce pas, d’avoir fait venir cette compagnie ! C’est assez agréable de manger les glaces en musique.
Puis, posant sa serviette, froidement, il se leva et entra dans la salle.
Magda et Morchaud restèrent en tête à tête. Le jeune homme tremblait, et suffoquait de joie. Dans une nuit pareille, avoir sa maîtresse à lui, ne fût-ce qu’une minute !… Mais, avant qu’il eût épuisé cette volupté, les yeux désespérés de la femme se firent durs, résolus, lutteurs ; ils fulgurèrent d’un éclat sombre… et Mme Rocco-Montès donna l’assaut :
— Tu m’entends bien, Jean, écoute-moi bien…
Il voulut plaisanter :
— Tu as donné rendez-vous ce soir à ton amie ?… Chez moi ?… Dépêchons-nous…
— Assez, assez… cria-t-elle presque, horripilée, ayant hâte d’en avoir fini. Tu ne te doutes pas devant quels instants nous sommes parvenus ! Ne m’interromps plus, je te prie.
Son calme était soudain devenu un énervement effrayant. Elle saccageait tout sur la table, les fleurs, les biscuits, elle hachait la glace du tranchant d’une cuiller…
— Je vais te dire brutalement la vérité : Rocco-Montès et moi, nous sommes au bout du rouleau… C’est la fin, la catastrophe… Mon mari relevé de sa mission… Tous nos créanciers déchaînés…
Il demeurait stupide. Après avoir attendu ces paroles, mais moins terrifiantes, moins sinistres, moins définitives, il avait tant espéré qu’elles ne seraient plus prononcées !
— Je n’insisterai pas, je ne supplierai pas, sois tranquille… Tu diras « oui » ou « non ». Je ne veux même pas te montrer les conséquences de ta réponse… toutes les conséquences. Mais, si c’est « non », demain nous serons en route pour l’Afrique…
Comme un coup de foudre, la minute qu’il redoutait depuis si longtemps était tombée dans sa vie ! Cet après-midi, ce soir, il y avait une seconde encore, elle était sa maîtresse, elle était à lui pour des mois, pour des années… Et maintenant, c’était la rupture, la séparation, la fin !… Ce qui paraissait impossible était arrivé !…
Il entrevit une Genève, un appartement, un lit vides d’elle ! Les jours et les jours passeraient sans que plus jamais il l’attendît ! Il errerait seul dans les choses, parmi les hommes ! Il vivrait seul, sans elle, sans son parfum, sans sa chaleur, sans sa forme adorée ! Il marcherait seul le long de ces rues, il habiterait seul cette chambre où ils avaient marché, où ils avaient vécu tous les deux. Il la reverrait partout, sans la retrouver nulle part, il reverrait partout ses gestes, sa démarche, l’éclat de ses cheveux, la caresse de ses yeux… mais partout ce ne serait que son apparence insaisissable, que sa présence absente, pour ainsi dire, et douloureuse.
Il n’aurait même plus l’espérance délicieuse de sa voix au téléphone. Ce serait l’anéantissement total, la brusque solitude de la vie, une solitude hantée, minute à minute, par son souvenir impérissable !
Elle ne lui laissa pas le temps de souffrir longtemps :
— La situation est trop grave, reprit-elle, pour que nous ayons le loisir de tenter une nouvelle combinaison. Il faut que l’affaire française qui est sur pied, qui est faite si tu nous amènes les deux banques que tu sais, aboutisse immédiatement, demain. Le succès, la revanche ne dépendent plus que de toi. Seulement, il faut que nous puissions câbler dans quarante-huit heures… C’est l’extrême limite… Tu vas prendre notre auto, filer à Paris…
Morchaud avait jeté sa serviette brusquement sur la table. Ambition ? Pudeur ? Réaction d’honnêteté ? Sursaut d’un long atavisme ? Fidélité à un idéal, plus passionnément aimé encore que sa maîtresse ? Tout cela, mêlé soudain en un bouleversement du cœur et de l’esprit, se soulevait en lui au seuil de l’impasse louche dans laquelle Magda le poussait. Un pied là-dedans… et c’en était fini des belles batailles désintéressées, des nobles luttes loyales auxquelles son esprit intransigeant s’était voué ! C’en était fini de l’œuvre pure, de sa mission ardente, du grand rêve qu’il se croyait appelé à construire pour l’offrir, radieux et vivant, aux hommes suppliants ! Il retombait de son ciel dans la politique la plus basse, dans les compromissions les plus sales ! Un pied là-dedans et c’était le servage de l’argent, des affaires, des tripotages… Un pied là-dedans et il était sur la route des Panamas futurs. Tout ce qu’il y avait en lui de magnifiquement et sectairement apostolique, de noblement humain, d’orgueilleusement chimérique, se révolta en une seconde, d’un mouvement instinctif, irréfléchi et, courbé vers sa maîtresse, martelant la nappe du poing, il lui souffla dans la figure :
— Non, non et non !
Blême sous son fard, Mme Rocco-Montès ne broncha pas. Elle étouffa trois secondes, cambra la taille pour reprendre de l’air, puis elle souleva son verre de vin rouge et but une gorgée…
Un coup sec retentit derrière eux. Ils se retournèrent d’un seul mouvement et d’un seul effroi : par la porte ouverte, ils aperçurent M. Rocco-Montès écroulé sur la table comme un pantin cassé, la figure, les cheveux, le plastron englués de sang et qui déjà, en d’horribles torsions spasmodiques, s’en allait vers la mort.
Le scandale soulevé par la mort de Rocco-Montès fut énorme, tant dans le monde de la S.D.N., auquel il avait réussi à s’incorporer, que parmi les banquiers touchés par sa débâcle, les fournisseurs impayés et les membres de la société genevoise et cosmopolite qui s’étaient liés avec le couple.
D’abord Morchaud fut si bien assommé par la tragédie, si bouleversé, si inquiet de se voir compromis, qu’il en oublia presque son chagrin personnel. Une idée l’habitait impitoyablement, le terrifiait : étant donnée sa situation officielle, c’était tout le Palais du Quai Wilson, toute la dignité de l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie qu’il avait engagés dans cette aventure. Quelle aubaine pour les folliculaires, les adversaires, les détracteurs de tous les partis, pour les sceptiques et les mécontents à l’affût des tares, des imperfections de cette grande entreprise, et qui cherchaient au microscope les germes morbides de l’institution ! Il voyait, il entendait déjà le thème… Il aurait pu écrire l’article… « Voilà donc la vie privée des réformateurs du monde ! Ils prétendent apporter aux hommes une morale nouvelle dont ils formulent les obligations et les règles entre les bras des grandes aventurières internationales ! Tripotages financiers, prostitution, tels sont les dessous de cet organisme auquel on confie la destinée des Nations ! Les peuples payent – et cher – des fonctionnaires qui, pour assurer leur bonheur, commencent par s’occuper fortement du leur et le trouvent dans la noce et le dévergondage. Société des Nations ! Force idéale qui se dresse sur le monde, mais dont la lumière émane des boudoirs des grandes grues et des cabinets de toilette des grandes putains !
Il se reprochait amèrement, avec une rude sévérité pour lui-même, l’imprudence de sa conduite, l’ignominie de ses amours. Et, s’attendant à être appelé dans le cabinet de Sir Eric Drummond, il se préparait à un acte de contrition, à se mortifier et à se frapper la poitrine.
Mais, assez rapidement, Morchaud se rendit compte que le scandale, pour réel qu’il fût, avait ce caractère ouaté, étouffé, mystérieux, qu’ont toujours à Genève les scandales qui affectent « la Haute ». On en parlait, mais avec précaution, entre soi, sans permettre au grand public de s’emparer des détails de l’affaire. On assourdissait les bruits, on diluait les échos, on atténuait la gravité… Bref, rapidement, en quelques heures, l’événement fut enfermé dans les limites d’un cercle d’initiés, dans un monde clos et étanche. Rassuré, étonné que cette lamentable affaire mit même une sorte d’auréole trouble autour de son front, Morchaud put s’informer discrètement, avec une circonspection et une prudence redoublées, de Mme Rocco-Montès.
Personne au monde ne savait ce qu’elle était devenue. Elle n’avait plus reparu chez elle depuis la minute où elle avait quitté son domicile en auto, aux côtés de son mari, pour se rendre au Chalet Russe. On ne l’avait revue nulle part. Après le suicide, dans le tohu-bohu de l’événement, elle avait sauté dans son Hispano-Suiza, l’avait arrêtée au coin du quai et de la rue du Mont-Blanc, et là, remontant peut-être vers la gare, elle s’était enfoncée dans la nuit, dans la vie, dans l’inconnu…
Morchaud fut à la fois atterré et soulagé par cette disparition. Pour rien au monde, il n’aurait osé se rappeler, même dans le silence de sa conscience, la cynique pensée qui avait, une seconde, terrifié son cerveau devant la table maculée de sang du restaurant, devant le cadavre vidé et flasque. Mais il savait bien pourtant qu’affolé, il avait eu l’ignominie de se dire immédiatement : « J’ai maintenant Mme Rocco-Montès sur les bras pour toujours ! »
Quel dégoût de lui-même à ce souvenir !
Comme il scrutait avec honte la nature de sa passion quand cette phrase chantait, implacable, en lui, et qu’en même temps il constatait qu’il aimait pourtant encore profondément, sincèrement, la fugitive !
Aussitôt que furent dissipées ses appréhensions et ses inquiétudes, il se retrouva devant la seule réalité d’un grand amour écroulé… Ce tête-à-tête fut atroce par sa brutalité et par ses contradictions. Bien qu’il cherchât à l’innocenter, à diminuer ses responsabilités, à relever son rôle, à lui trouver des excuses, il n’eût voulu pour rien au monde que Magda reparût, ramenant avec elle les complications, l’odeur de boue, les turpitudes. Mais, son sentiment de délivrance et d’apaisement était le prix d’une rude souffrance.
Ah ! il avait bien prévu, le soir atroce où elle lui avait mis le marché en main, que tout, sans elle, serait néant et désolation : le cabinet où elle ne viendrait plus, la chambre où elle ne l’aimerait plus, la ville où elle ne serait plus ! La torture de chaque minute était encore plus lourde qu’il ne l’avait imaginée. Les choses, de quelque côté qu’il se réfugiât, étaient encore si imprégnées d’elle, de son fantôme, de sa grâce, de son parfum ! Il la retrouvait toujours, sans pouvoir la fuir, au fond de ses nerfs et de son cœur, de son désir et de ses attentes ! Il la retrouvait partout, lascive ou aimante, chaste ou perverse. Elle passait, insaisissable, dans une lumière, dans le miroitement du lac, dans la mélancolie d’une vieille rue, dans le cri aigu d’une mouette, dans l’odeur d’un tilleul, dans l’éclat d’un bijou, dans le charme du quai fleuri… Pas un coin, citadin ou campagnard, de cette terre où ils n’eussent passé ensemble, pas un coin donc où il ne la revit, tout en se déchirant lui-même à se répéter qu’il ne la reverrait plus nulle part.
Dès le lendemain du drame, quelques minutes après qu’elle l’eût appris, il avait reçu la visite d’Élisabeth, venue, en apparence, le plus naturellement du monde, l’entretenir de ses projets et de vingt autres choses. Il l’avait reçue avec autant de calme et de détachement qu’il lui était possible d’en affecter, mais il avait éprouvé un bizarre malaise de rancœur mêlé d’une secrète joie, quand il avait vu passer, sans qu’il se leurrât, une lueur de triomphe dans les yeux de Mlle Waltaire. Il fallait qu’elle l’aimât profondément pour avoir calculé aussi vite que, débarrassée de sa sérieuse rivale, elle aurait désormais partie rapidement gagnée.
Morchaud, épuisé par les émotions, par la véhémence des sentiments contradictoires qui bataillaient sans trêve en lui, par le rude labeur aussi qu’il avait fourni antérieurement, se décida à demander un bref congé. Il éprouvait le besoin urgent d’aller se retremper, ne fût-ce que quelques heures, dans l’air parisien, de reprendre contact avec les hommes de son parti. Il espérait retrouver là-bas, rue de Valois ou ailleurs, de quoi fortifier sa foi vacillante, de quoi consolider sa religion ébranlée. Qu’il retrouvât l’exaltation pure et intacte d’août 1924 et tout le reste serait balayé ! Que pesaient les chagrins et les complications intimes, devant la majesté de l’Idée.
Oui, son enthousiasme avait besoin d’être tonifié. Depuis le jour, qui lui paraissait maintenant lointain, où il débarquait à la gare de Cornavin, soulevé par la certitude inébranlable qu’une œuvre sacrée l’attendait, enfiévré par la venue prochaine du Protocole-Messie, l’ombre avait envahi bien des régions de son âme joyeuse, son élan avait souvent vacillé. Il avait douté, souffert… Il n’était plus possédé de cette croyance, la seule apaisante, qu’on ne discute pas. Il attendait un miracle de rajeunissement moral du bain de Jouvence qu’il allait prendre en se replongeant, même un court instant, dans les milieux de sa vraie patrie intellectuelle, où avaient grandi sa ferveur et son amour. Surtout, il avait sollicité à l’avance – et il était certain de l’obtenir – un entretien avec l’ancêtre de la politique radicale, avec le dernier survivant de la grande phalange de l’époque héroïque, avec le compagnon des Goblet, des Floquet… avec Jules Maison, le véritable père européen de la Société des Nations. Affaibli par l’âge, impotent, chargé d’honneurs et nimbé de la vénération quasi-unanime, le Pontife, l’Apôtre était, aux yeux de tous, demeuré le détenteur incontesté de la Parole, le Moïse de la Paix.
Et ce n’était pas vers lui seulement, ni vers ses chefs et compagnons de lutte que tendait ardemment le désir du cœur blessé et de l’esprit malade de Morchaud : obstinément, depuis presque dix mois, suivant un rythme de plus en plus long, mais jamais interrompu, sa pensée avait cherché à percer le mystère de la résignation d’abord, puis du silence d’Arlette. Ah ! ce petit appartement de la rue du Helder ! En dépit des jouissances violentes de ses amours tumultueuses ou des raffinements plus doux de ses fiançailles muettes, combien de fois en avait-il regretté l’intimité familière, le décor calme, l’affection paisible ! Maintenant, de toutes ses forces, de tout son désarroi, il désirait savoir si cet asile lui était à jamais fermé. Il n’attendait, certes, pas grand réconfort de ce retour au nid puisque son habitante avait spontanément brisé leurs relations et volontairement disparu de sa vie. Mais peut-être, quand même… Arlette n’avait aucune raison, en tout cas, étant donné qu’ils s’étaient séparés proprement, sans rancœur et sans haine, de lui refuser au moins un entretien, l’aumône d’une heure en tête à tête. Le logis de son ancien bonheur lui apparaissait comme un paradis de détente délicieuse. Il escomptait que le sourire résigné de son ancienne maîtresse, ses bons yeux un peu pitoyables, apaiseraient ses nerfs excédés et que la vue de cette créature sauvée par lui, arrachée par lui à l’ordure, lui redonnerait dans son idéal et en lui-même une confiance qui douloureusement se désagrégeait.
Et puis, Duvillier était revenu d’Amérique ! Il lui avait adressé depuis son retour de nombreux appels. Tenu à son usine, il trépidait de retrouver le vieil ami de son enfance et de confronter le point d’évolution de leurs deux cerveaux après leurs excursions dans des mondes si différents. Morchaud, qui connaissait la lucidité et la précision de la pensée de son vieil ami, savait bien le profit qu’il retirerait d’un long tête-à-tête avec elle : elle éclairerait l’obscurité qui envahissait maintenant l’éclat de ses convictions et de ses principes, qui en dévorait les contours, qui ruinait les positions intellectuelles et morales sur lesquelles il s’était longtemps cru définitivement établi. Rien ne pouvait le mettre au clair avec lui-même comme de tendre son esprit, d’en passer au crible les arguments, d’en surveiller les élans, d’en contrôler les raisonnements, pour tenir tête à la logique puissante, mathématique, pratique, de l’ingénieur.
— Pourtant, ajouta Sir Éric Drummond en souhaitant bon voyage à son collaborateur, ne vous attardez pas à Paris plus longtemps que la semaine. Il y a un gros travail pour préparer le Conseil et l’Assemblée de septembre, et le temps file…
Et, ensemble, ils passèrent en revue les questions qui allaient être inscrites à l’ordre du jour et dont Morchaud aurait à préparer les dossiers dès son retour :
— Enterrement définitif du Protocole, prononça Drummond d’une voix assez indifférente mais qui fit tressaillir le jeune homme en lui révélant quelles souffrances surgissaient en lui à l’évocation de ce grand rêve mort…
Drummond continua, consultant un mémorandum :
— Les minorités bulgares en Grèce, la gendarmerie de la Sarre, le droit d’investigation de la S.D.N… Naturellement, tous les embêtements habituels à propos de Dantzig… Puis la propriété scientifique, le rapport du Comité économique, le rapport de la Commission des Contrôles, bien d’autres choses encore… et surtout cette assommante affaire du vilayet de Mossoul. On n’épuisera pas, évidemment, toute la liste, mais il faut que tout soit prêt quand même…
Et, en dépit de sa parfaite correction, tout le vieil instinct britannique de conquête se réveillant soudain dans le son de la voix, dans le regard des yeux, le Secrétaire général ajouta :
— On parlera en tout cas de Mossoul.
En débarquant à Paris, Morchaud sauta dans un taxi et se fit conduire au coin du boulevard et de la rue du Helder. Sa valise à la main, gêné, surtout ému de se retrouver étranger dans son ancien quartier, il marcha le long du trottoir vis-à-vis la boutique, pour mieux l’apercevoir de loin. Maintenant, il ne savait plus bien ce qu’il venait faire là. Pourquoi, malgré le silence obstiné d’Arlette, s’avançait-il vers sa demeure comme s’il rentrait chez lui ? Espérait-il donc, lui qui avait déserté leur amour tranquille pour courir la grande aventure des idées, espérait-il donc se réinstaller tout naturellement pour quelques heures et parce que cela lui plaisait, dans les meubles, dans le cœur, dans le lit de son ancienne maîtresse ?
Une seconde, il lui sembla presque, tant il le souhaitait, pouvoir se bercer de cette illusion : ce chemin lui était si familier ! Il en reconnaissait chaque pas ! Il l’avait si souvent suivi, au sortir des batailles épuisantes de la politique, allant vers le tiède refuge !
Il s’arrêta. Il était bien en face de la boutique… Il en était certain… Et pourtant il ne la reconnaissait plus : elle était repeinte, transformée, changée en magasin de fleurs. Il leva les yeux sur les deux fenêtres de l’entresol. Des stores brodés voilaient les fenêtres, qu’il n’y avait jamais vus. Il entra chez la fleuriste, s’informa… La jeune fille ne savait rien de la précédente locataire.
Morchaud resta planté sur le trottoir, étourdi, désemparé par ce coup. Cependant, il l’avait prévu, il s’y était préparé, mais en gardant l’impossible espoir qu’il ne le frapperait pas. Il était accouru là avec l’idée étrange que le drame sanglant dont il tremblait encore, dont son esprit était encore hanté et qui avait soudain vidé son existence de la passion qui la remplissait, lui donnait droit à une sorte de compensation sentimentale et, en tout cas, obligeait Arlette à lui dispenser l’oubli et l’absolution. Voici que ses yeux se remplissaient brusquement, une fois de plus, en même temps que des nuances dorées de ce matin léger de printemps, du décor du Chalet Russe, du corps écroulé de M. Rocco-Montès, de sa maîtresse hébétée, de son visage troublant, envahi par de grands cernes mauves, de sa beauté qu’il contemplait pour la dernière fois ! Et Arlette n’était pas là pour l’accueillir au sortir de cet épouvantable cauchemar, pour le consoler, pour prendre sa tête tourmentée entre ses bras, contre sa poitrine ! Pourquoi, pourquoi ?
Pourtant – et dans son égoïsme monstrueux, il ne se souvenait plus qu’il était seul coupable d’avoir déserté le bonheur – ils avaient été heureux là, dans ces deux humbles pièces, aujourd’hui livrées à l’indifférence d’hôtes nouveaux ! Il se rappelait des soirées chaudes, des dimanches de flânerie et d’intimité au milieu du Paris d’août brûlant, et désert !
Quand il se reprit, il chargea sa valise sur un taxi et se fit conduire à l’hôtel du Louvre. Puis il demanda au téléphone l’appartement de Duvillier. Il savait bien que son ami, occupé toute la journée à son usine de Creil, n’était pas chez lui. Par dépêche, ils n’avaient pris rendez-vous que pour le soir, au restaurant, mais il avait, ne sachant où il descendrait, fait adresser son courrier et ses rendez-vous à son domicile. Le domestique lui annonça, en effet, qu’un pneumatique était arrivé à son nom. Il l’envoya chercher par un chasseur : Maison l’invitait à déjeuner. Il se sentit tout heureux d’avoir devant lui le temps de se reposer, de s’installer, de se ressaisir, de se baigner…
Le grand vieillard le reçut affectueusement, dans un cabinet de travail immense, encombré par plus d’un demi-siècle de livres et de papiers. Il occupait un vieil appartement de la rue de Seine et sa silhouette puissante, courbée, déjà assez antique pour qu’elle s’incorporât à n’importe quel style du passé, était en harmonie parfaite avec les hauts lambris, les belles boiseries et les larges fenêtres. Cette noblesse somptueuse était hantée par des présences féminines invisibles qui circulaient alentour, par des frôlements d’étoffes, des bouffées de parfums.
La conversation, arrosée d’un authentique Porto, débuta par des généralités anodines sur l’état de l’Europe, sur la politique intérieure. Bien qu’il ne reniât rien de son ancien radicalisme, l’âge, sa haute situation, le soin qu’il avait pris de ne jamais s’engager à fond dans aucune crise grave, les idéaux assez vagues et assez larges auxquels il avait, depuis vingt ans, consacré exclusivement son activité, lui avaient conféré une place à part dans la République, au-dessus des partis :
— Cher ami, que se passe-t-il à Genève ?… demanda-t-il enfin.
Morchaud fut abasourdi par cette question, encore qu’il ne fût venu que pour la traiter. Allait-il débonder son cœur, laisser couler son amertume ? Allait-il révéler les vices mortels de l’œuvre à laquelle le vieil homme avait attaché toute sa vie ? Allait-il saper de ses doutes désolés la foi de ce lutteur à son crépuscule ? Malgré tout, cette tête pâle et presque déjà fantômale était le sanctuaire de l’orthodoxie qu’il allait apostasier… Comment le jugerait ce grand prêtre, et, après lui, la foule des fidèles ?
Très fin, habitué à lire dans les âmes, Maison comprit l’hésitation, l’embarras de son hôte et, quand trois jeunes femmes radieuses l’eurent installé à table, bien calé dans un fauteuil, une couverture autour des jambes, une autre sur les épaules, il répondit lui-même à sa question, sans s’obstiner à la poser de nouveau :
— Voyez-vous, cher monsieur, j’ai des raisons… naturelles d’être indulgent pour le grand groupement humain auquel nous avons l’honneur d’appartenir. Au mois de septembre prochain, j’espère encore pouvoir lui consacrer mon ultime effort… C’est le vœu suprême de ma vie épuisée et ce sera mon dernier voyage. Je rendrais un mauvais service à la Société des Nations, qui est un peu ma fille, en dissimulant la vérité à un de ceux qui peuvent le plus utilement la servir. Mon enfant s’étiole, je le sais, je le sens, dans l’air politique qu’on lui fait respirer. Ses poumons, faiblement constitués, étaient faits pour une autre atmosphère. On a voulu l’élever selon les mêmes méthodes dont on s’était servi pour éduquer la diplomatie d’avant-guerre, loin de la stricte loyauté, de la franchise intransigeante, de la vérité absolue. Pourquoi se le dissimuler ? La Société des Nations est aujourd’hui déchirée entre deux tendances, entre deux partis : le parti anglais et le parti français. C’est une lutte d’influence, un dessein occulte de se servir de l’organisme pour des fins personnelles, surtout à Londres… Oui, à Londres plus que chez nous… Nous n’avons fait que suivre… Nous avons été obligés de suivre pour nous défendre… Mais, avec notre idéalisme impénitent, et qui nous fait si souvent ressembler à Don Quichotte, nous n’aurions jamais commencé si les fonctionnaires centenaires du Foreign-Office n’avaient pas vu dans le Covenant un nouvel instrument de leur politique !… Joseph, versez donc du Volnay à monsieur et repassez-lui de la daube… Ce fut la grande erreur du Bloc National de se désintéresser plus ou moins complètement, plus ou moins ouvertement de la Société des Nations. L’Angleterre, trouvant le champ libre pendant quatre ans, mena naturellement à Genève une politique active… Vous vous souvenez, bien que vous n’ayez pas été mêlé effectivement à cette époque aux séances du Conseil, de l’Assemblée ni aux intrigues de coulisses… On a assez souvent déploré ce fait dans nos Congrès !… C’est le grand honneur du Cartel et de M. Herriot d’avoir redressé cette lamentable situation, d’avoir remis la France à sa place dans ce haut Conseil ! Mais, ne vous y trompez pas : quand ils se rendaient à Genève, pour se jeter publiquement dans les bras de la délégation française, devant l’autel du Protocole, les Anglais étaient parfaitement décidés à torpiller dans l’ombre le projet Herriot-Macdonald qu’ils allaient voter. C’était le baiser Lamourette. Et même, je me suis souvent demandé si M. Macdonald n’était pas complice de ce double jeu ! Cela vous étonne et vous paraît invraisemblable ? Je me souviens pourtant qu’au moment du vote final, lord Parmoor, membre de la délégation dont M. Macdonald, Premier d’Angleterre, était le chef, annonça en une phrase qui stupéfia tous ceux qui en saisirent au vol la portée, qu’il ferait tous ses efforts pour convaincre son Gouvernement de défendre le Protocole devant les Communes. Et c’était le Président de ce même Gouvernement qui avait, avec M. Herriot, tenu le Protocole sur les fonts baptismaux… La politique joue un trop grand rôle à la Réformation et surtout les événements de la politique intérieure de chaque pays y ont des réactions trop profondes et trop fréquentes.
Le vieillard se tut, mangeant en silence. Puis, il poussa un soupir :
— Ah ! nous sommes loin du grand élan spontané et sincère d’esprit nouveau qu’exigeait le Pacte !
Il réfléchit encore :
— Sans doute, continua-t-il, arrivera-t-on à conclure un traité de sécurité entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, la Belgique. Nous marchons à grands pas vers cette solution, j’en ai la joyeuse certitude. – Mais, quel échec pour la Société des Nations si ce traité est discuté, négocié et paraphé en dehors d’elle, au cours de négociations spéciales ! Et Dieu sait encore quelles difficultés l’admission de l’Allemagne – conséquence logique de ce traité – soulèvera ! Sans doute, c’est bien de l’esprit de Genève que sortira finalement la Paix, mais à travers quels détours !
Sur le thème de cette mélancolique prosopopée, la conversation rebondit du rôti au dessert, du dessert au café, jusqu’à l’heure de la séparation.
Morchaud se replongea, désemparé, dans le fleuve humain des trottoirs. Cette conversation, la blessure du matin avaient abattu la dernière digue que sa volonté opposait péniblement, depuis quelques mois au doute, au désespoir, au reniement, à la catastrophe.
La seule chaleur qui le réchauffât encore, en cette lugubre journée, c’était la perspective du rendez-vous qu’il avait avec Duvillier. Ils devaient se retrouver à dix-neuf heures et demie dans un des petits salons du vieux restaurant parisien Baugé.
Un court passage dans les bureaux de la rue de Valois lui avait révélé qu’on s’y occupait de bien autre chose que de la Société des Nations ! On y dressait la statistique définitive des voix obtenues aux élections municipales, on y préparait le scrutin cantonal… On y pointait le nom des sénateurs qui voteraient certainement contre le rétablissement de l’ambassade du Vatican. Il ne s’attarda pas au milieu de ces travaux.
Las, déçu, désœuvré, Morchaud s’installa, une heure avant le moment fixé, dans le cabinet qu’il avait fait réserver. Terrible solitude où, dans le silence, il considéra d’un œil morne, avec une lucidité qui le surprit, la lamentable épave qu’il était devenu et qu’il amenait à cette entrevue. Évidemment, Duvillier, qu’à ses lettres il avait senti en forme, très affermi dans ses conceptions utilitaires et plein d’ardeur combattive, venait à lui, brûlant de confronter leurs thèses et de provoquer son amical adversaire. Quelle résistance, quels arguments lui opposerait-il ? Comment se défendrait sa foi hésitante ? Que restait-il de l’ardeur, de l’enthousiasme qui le soulevait, quand, au buffet d’Orsay, à la veille du départ pour Genève, il dressait en face du nationalisme menaçant de son ami, l’Humanité apaisée et fraternelle qui allait surgir de ses dossiers et de son Verbe !
Mais, dès après l’étreinte, quand Duvillier, mieux découplé, plus puissant de muscles que jamais, le tenant par les épaules, se jeta un peu en arrière pour considérer, après cette longue préparation, en quel état il retrouvait son « zèbre », il découvrit dans le regard de Morchaud les reflets de sa détresse. Il comprit à demi. Pourtant la joie de se sentir, après si longtemps, en tête à tête avec le compagnon de sa vie, ragaillardit un instant Morchaud. Puis la commande d’un bon menu, d’un vieux Chambertin, le replongea tout à fait dans cette atmosphère d’intimité à laquelle il était si sensible. Il s’informa d’abord d’Arlette, sur un ton qui émut Duvillier :
— Mon pauvre vieux, expliqua celui-ci, au vrai, je ne sais à peu près rien. Je l’ai revue une fois après ton départ. Puis, quinze jours après toi, on m’a expédié en Amérique…
Les deux amis se turent. L’homme des luttes physiques tira le premier l’éternelle philosophie de cette disparition :
— Que veux-tu… c’est assez mélancolique de semer ainsi sur les routes de sa destinée des êtres avec qui on a tant vécu et sans lesquels on ne pouvait concevoir la vie… Il faut s’y faire. Il n’y a guère que le mariage qui vous affranchisse de ces tristesses !… Et encore !… Par le temps qui court…
Avec les premiers verres de Bourgogne s’épanouirent les souvenirs ; on se donna des nouvelles des amis et des camarades, on échangea des idées générales. Les confidences amoureuses de Duvillier, assez simples, commencèrent à assombrir de nouveau Morchaud en le ramenant à la vision obsédante de Mme Rocco-Montès dont il dut bien confier l’histoire à son ami. Celui-ci l’écouta attentivement jusqu’au bout :
— Tu t’étonnes que ta liaison ait fini aussi tragiquement ! conclut-il. Pauvre Jean ! Mais vous voyez donc tout dans le brouillard à la S.D.N. ?… La vie comme les hommes ! Voilà donc où mène l’idéalisme forcené : à tout travestir. Toi-même, en me parlant de ton ex-maîtresse et de son mari, tu viens de me brosser les plus beaux portraits d’aventuriers qu’on puisse rêver !… Alors ?… Que voulais-tu qu’il arrivât ? Et c’est très heureux que tu sois débarrassé de ce couple qui aurait pu te mener loin.
Puis, après un moment de réflexion, il ajouta :
— Il n’en est pas moins vrai que, n’étant ni un homme public ni un Don Quichotte, je vais dès demain matin parler à notre administrateur-délégué de ces terrains à pechblende du Batang. Il a des rapports étroits avec une des banques, que tu m’as citées… Ça peut être très intéressant.
Morchaud, tout aux angoisses de son cœur, reprit, la voix un peu lasse :
— Le seul avantage de cette sinistre conclusion, c’est que j’ai maintenant le champ libre… Tu as probablement remarqué qu’en te contant mon aventure, je t’ai, malgré moi, parlé presque autant que de Mme Rocco-Montès…
— De Mlle Waltaire… parfaitement. Et je me suis douté… Mon cher, j’aurais bien des choses à te dire à ce sujet. Mais c’est tout à fait inutile. Ce que je te raconterais et ce que tu me répondrais, relèvent de nos manières, totalement différentes, de concevoir le monde. Tu sais ce que je pense du problème des races… Et je sais ce que tu en penses toi-même. Nos points de vue sont absolument opposés. Je n’ai pas besoin de t’expliquer une fois de plus ce que je pense de la fraternité avec les Allemands ou avec ceux qui ont une ascendance allemande, comme Mlle Waltaire… Tu ne partages pas mes opinions, c’est ton droit. Donc, en faisant abstraction de nos idées personnelles, et en laissant de côté les origines de ta fiancée éventuelle, je te félicite de ce qui se prépare, mon vieux, et là… pas des félicitations sur une carte de visite, tu sais, mais avec un battement de cœur !…
Ce ne fut guère qu’à la fine champagne qu’ils se précipitèrent, pour ainsi dire, sur le sujet essentiel et que chacun d’eux avait fait effort pour éviter depuis la première minute de leur rencontre. Duvillier avait vite deviné quelle tempête de souffrance il allait remuer en Morchaud. Il avait, depuis longtemps, lu son immense déception entre les lignes de ses lettres. Mais, bien qu’il l’aimât avec toute la loyauté de son âme, avec toute la profondeur de sa pensée, avec toute la véhémence de sa vie puissante, il ne pouvait pas, étant homme, se priver plus longtemps du triomphe qu’il tenait. En septembre de l’année précédente, la veille du départ de Morchaud, ne s’étaient-ils pas donné rendez-vous, expérience faite, pour remettre face à face leurs convictions ? Or, son ami venait de passer neuf mois bien remplis au quai Wilson et lui sept mois pleins d’enseignements dans un pays d’où l’on voit les choses d’Europe sous un autre angle qu’en Europe même.
Tout en chauffant la précieuse eau-de-vie entre ses mains jointes, il commença :
— Eh bien ! Mon vieux Jean, et… là-bas qu’est-ce qui se passe ? Tu te rappelles nos controverses, il y a bientôt un an… Où en es-tu de tes utopies ?
Morchaud blêmit, ramené tout à coup devant les ruines de sa pensée. Mais déjà Duvillier, homme de décision qui ne s’attardait guère à méditer et ne laissait pas les autres s’attarder, poursuivait :
— J’aime mieux te prévenir que mon voyage aux États-Unis a confirmé mes idées… mais là, jusqu’à la gauche. Est-ce que de ton côté, ton stage à la S.D.N. ?…
Il lut dans les yeux tristes de son ami et, pris de remords, il ajouta aussitôt :
— Tu ne m’en veux pas de te poser aussi brutalement la question ? Mais, entre nous, la sincérité même cruelle…
Morchaud était envahi par cette espèce de lassitude de parler qui l’assommait souvent après une conversation longue et soutenue. Rien, pas même le souci de défendre ses plus chères idées, ne pouvait, à ces moments-là, tirer autre chose que quelques monosyllabes de son apathie.
Duvillier d’ailleurs se chargeait de continuer :
— Vu de là-bas, je t’assure que ton palais du quai Wilson n’est qu’une misérable bicoque. Les Américains, qui le considèrent en perspective, après maintes nuits passées à discuter, à examiner, à retourner des situations avec la lucidité de leurs cerveaux d’hommes d’affaires, m’ont mieux fait comprendre la réalité de notre situation européenne. Nous en sommes tout simplement à la décomposition d’une civilisation épuisée. Mais qui dit « décomposition » dit aussi « réaction, lutte, combat ». La dissociation suppose de formidables batailles. Ce n’est pas avec un Covenant, avec des Assemblées ni des Conseils, des délégués et des fonctionnaires qu’on arrêtera cette gigantesque agonie. Peut-être un vaste effort de nouveauté, qui aurait rajeuni les formules surannées du travail, qui aurait discipliné les ambitions démesurées du capital, qui aurait maté les appétits des nouveaux maîtres agricoles, peut-être une dictature européenne de fer, exercée sur la création internationale comme elle s’exerce sur l’hygiène, sur les postes, sur la propriété littéraire, serait-elle parvenue à libérer la politique pure et à rendre aux peuples l’indépendance de leur expansion ! Mais, ouat !… On ne s’est même pas donné la peine d’inventer… On s’est traîné avec délice dans l’ornière… Wilson, que la plus grande partie des États-Unis a désavoué, a tout bonnement repris le problème sous son éternelle forme diplomatique. Et, après lui, on a fait semblant de transformer un peu les méthodes, de modifier un peu les buts – on a repeint le bâtiment… et c’est tout.
Morchaud s’était un peu ranimé. La parole de Duvillier, comme une lame qui réveille une chair engourdie, fouaillait son âme et l’excitait en la blessant. Dans cette conception pratique d’une vaste réforme sociale, brièvement résumée, il découvrait un horizon inexploré, des points de vue qu’il n’avait pas encore considérés. Il retrouva la faculté de parler :
— C’est une autre manière de considérer les choses, répondit-il. Pour faire sortir la paix d’une rénovation de nos sociétés, d’un bouleversement complet de l’ordre établi, il eût fallu limiter l’action de la S.D.N. à l’Europe seule.
— Parbleu ! C’est ce soir que tu t’en aperçois ! Mais même en acceptant la S.D.N. telle qu’elle est, comme un simple instrument de superdiplomatie incapable d’autre chose que de politiquailler, il est clair qu’elle crèvera d’avoir voulu trop embrasser. Elle ne pouvait vivre que d’une vie limitée. Sous sa forme actuelle, avec un corps énorme et des poings débiles, elle râle, tuée par cette disproportion de forces, par des difficultés insolubles et qui l’achèveront. Que deviendra-t-elle, par exemple, quand le conflit du Pacifique se réveillera – ce qui est inévitable – et que le Japon jettera sa cause devant son tribunal ?…
Et Duvillier ricanant, fit, en conclusion :
— Oui, je sais bien, il y a La Haye pour camoufler les impuissances !
Morchaud essaya de se cabrer. Mais déjà, dans le cabinet du Conseiller National genevois, à la veille du vote définitif sur le Protocole, le Chinois, avec sa finesse de vieux diplomate, n’avait-il pas, comme Duvillier avec son sens pratique d’ingénieur, dressé le même spectre ?… Pourtant, il voulut combattre :
— C’est très joli, mon vieux, de dénoncer notre état d’esprit et notre état social européens ! Mais que font-ils, eux, tes amis, de l’autre côté de la mare aux harengs, sinon d’en exagérer les tares et les vices pour en rire ? C’est plus aisé que d’en reconnaître les grandeurs ? Sans notre civilisation, qu’ils enterrent bien vite, ils en seraient encore à manger avec des cuillères de bois, sous des tentes, et à garder les bœufs et les cochons.
— Oh ! mon cher, ne crois pas cela !… Il y a un monde entre leur civilisation et la nôtre. Ce qu’ils nous doivent est bien peu de chose. Nous en reparlerons, si tu veux. Restons-en à notre discussion. Elle est capitale… d’autant que… Qui sait quand nous nous retrouverons ? Mais sois bien persuadé qu’eux et nous, c’est le jour et la nuit : eux sont seuls et tout-puissants dans leur nouveau monde. Ils n’ont à compter avec aucun voisin, puisque le Canada lui-même est, pour ainsi dire, dans leurs bras, avec aucune politique continentale. Ils peuvent en tout et pour tout se suffire à eux-mêmes. Ils sont libres, indépendants…
— Tu viens pourtant de parler du Japon…
— D’accord, mais une guerre, pour épouvantable que tu puisses la supposer, resterait, entre les deux puissances, une guerre maritime et coloniale. Pas un pouce du territoire de l’Union ne serait menacé. Les mots d’« invasion », de « morcellement », d’« asservissement » n’ont aucun sens pour eux. Je t’assure que, dans ces conditions, on voit les choses comme elles sont et qu’on est plus libre d’esprit pour juger les événements, même ceux qui se passent loin de vous…
— Surtout quand on ne risque pas d’être touché par leurs répercussions, riposta Morchaud un peu énervé. Que tes Américains pensent ce qu’ils veulent, je dis, moi, que la S.D.N., si imparfaite qu’elle soit, est la dernière espérance des hommes et que c’est un crime de la leur enlever.
— Ce n’est pas certain, repartit Duvillier. Il est peut-être moins dangereux de crier la vérité aux hommes que de les laisser se cramponner à un espoir qui va s’écrouler, à une institution qui va faire faillite ! Dans quel abime de folie les précipitera alors la déception qu’on ne leur aura pas fait prévoir ?
Les nouvelles que Morchaud apprit le lendemain, au cours d’une conversation qu’il eut avec quelques radicaux notoires dans la salle des Pas-Perdus du Palais-Bourbon, achevèrent de mettre la confusion dans son esprit. On admettait aisément, sans s’inquiéter des répercussions fâcheuses que la médiocrité de ces réunions pourraient avoir sur les peuples, que la session de septembre du Conseil et de l’Assemblée de la Société des Nations dût être assez terne. Mais on affirmait, que, sur la base du mémorandum allemand de février, une conférence se réunirait quelque part, hors Genève, en automne, qui avait les plus grandes chances d’aboutir : le Reich, admis sur le pied d’égalité, déclarerait son adhésion à la S.D.N. Le Pacte de sécurité et, naturellement, la paix européenne sortiraient de ces événements.
L’entrée de l’Allemagne au Conseil et à l’Assemblée de Genève, la paix européenne !… Autant de mots qu’il se répétait, à mi-voix en marchant le long du quai désert, vers le Champ de Mars, pour bien déguster leur douceur rédemptrice. Ils soulevaient son cœur de joie et d’espérance. Enfin ! Son long rêve stérile, s’incarnant dans des faits, prenait un corps matériel pour une carrière féconde ! Son songe creux de tant de veilles se gonflait de vie et de réalité ! Ses yeux de chair allaient voir l’aube, l’aube qu’ils cherchaient depuis si longtemps dans la nuit et son doigt pourrait la montrer aux hommes à genoux !
Mais, peu à peu, son exaltation joyeuse se mit à un diapason moins élevé. Il réfléchit : cette paix si ardemment appelée serait donc l’œuvre d’une conférence spéciale, tenue en dehors de la Société et dans une autre ville que Genève, comme pour proclamer qu’elle s’était élaborée en marge du Covenant ! Ainsi, la Société des Nations, qui avait défriché la voie douloureuse, n’aurait pas la gloire d’y conduire les peuples vers la bonne étape ! D’autres viendraient qui, ramassant ses efforts demeurés inutiles, réussiraient, eux, à soulever la lourde pierre qui pesait depuis si longtemps sur la poitrine de l’Humanité. D’autres mains que les mains pieuses des ouvriers de la première heure ouvriraient aux moissons d’amour les sillons de l’avenir. Vers d’autres que vers ceux de Genève, les mères délivrées tendraient, comme une offrande reconnaissante, leurs enfants sauvés ! Son amertume s’enfla comme une tempête. Des larmes montèrent à ses yeux et un dégoût à ses lèvres.
Le lundi, jour de son départ, en attendant l’heure où il devait dire adieu à Duvillier au buffet de la gare de Lyon, il erra dans Paris, effondré. Rompu, poussiéreux, assoiffé, comme s’il attendait de son passé sentimental quelque miracle qui, le sauvant de l’abîme où il sombrait, éclairât son départ, il se retrouva, sans savoir comment il y était venu, secoué de sanglots devant la petite boutique déserte de la rue du Helder.
À Genève, Morchaud reprit un peu d’assurance et retrouva un peu de calme. Pendant quelques mois, il avait si ardemment vécu dans cette cité, son cerveau, son corps, y avaient connu tant d’alternatives d’espérances, d’enthousiasmes, de désillusions, de joies et de souffrances qu’il avait fini par s’incorporer à ses pierres graves, à son atmosphère de lumière, à ses horizons d’eaux et de monts : il s’y trouvait chez lui mieux qu’à Paris, mieux que partout ailleurs. D’ailleurs, son appartement, son bureau étaient maintenant ses foyers fixes, les assises stables, permanentes de sa vie. Il y avait fixé ses habitudes physiques et morales, sa vue était accoutumée à leur décor familier, ses mains au contact des objets et des meubles, son corps à la forme des sièges, tous ses sens s’étaient adaptés aux mille détails de sa double installation.
Sans doute, en posant sa valise dans cette chambre qui lui rappelait tant de choses, vit-il se dresser devant lui, une fois encore, le fantôme d’une disparue ! Mais déjà la résignation, la perspective d’autres projets insinuaient en lui un commencement d’apaisement. Et puis ces quelques jours d’absence si douloureusement remplis avaient laissé ses soucis intellectuels se rétablir en maîtres de plus en plus exclusifs dans son cerveau et dans sa conscience.
En entrant, le lendemain de son retour, dans la rotonde du Palais du quai Wilson, il fut immédiatement replongé dans une atmosphère favorable de confiance et d’orgueil. Qui donc, quel fou avait pu douter et le faire douter du triomphe final de la Société des Nations ? Les couloirs du bâtiment, plus animés que jamais, étaient en pleine activité féconde, encombrés d’étrangers recueillis, sillonnés par des fonctionnaires de la maison. Il retrouvait les jaquettes et les vestons du bon faiseur, les élégantes dactylos, chargées de dossiers. Les garçons dirigeaient les innombrables visiteurs vers leur destination ; l’ascenseur, sans arrêt, déversait à chaque étage ses passagers ; on délibérait dans les salles de séance du rez-de-chaussée ; on téléphonait dans les cabines de la presse ; les autos ronflaient sous la marquise sans interruption. Étaient-ce là des signes morbides d’agonie, des indices d’impuissance, des symptômes de décrépitude ? La puissance formidable de l’organisme, au contraire, éclatait de cent façons. Entre ces murs solides, la nouvelle Force des temps révolus, palpitante et agissante, enfantait irrésistiblement l’Ère attendue ! Dans chacun de ces bureaux s’élaborait un fragment de la nouvelle Loi des hommes, fragments que la Volonté universelle agrégeait, coordonnait peu à peu en une synthèse triomphante. Qu’importaient les vicissitudes, les déceptions des débuts ! La S.D.N. était et ne pouvait plus ne pas être.
Quelques conversations avec des collègues, un entretien de retour avec Sir Éric Drummond consolidèrent ces premières et réconfortantes impressions. On travaillait partout avec entrain.
Morchaud apprit, dans la matinée même, qu’Élisabeth avait été, grâce à sa recommandation, attachée aux Archives de la Société. Il en éprouva une grande joie, une détente heureuse. Il était satisfait de la sentir dans la maison, près de lui. Mme Rocco-Montès, Arlette, deux ou trois aventures liquidées… Il lui paraissait maintenant que sa route amoureuse s’était dégagée et que libre, claire, elle le conduisait désormais sans heurts et sans hasards vers l’affection définitive, vers Mlle Waltaire. La vie l’avait dirigé lentement, à travers ses embûches et ses tempêtes, vers elle, vers la paix du foyer qu’ils allaient édifier. C’en était désormais fini des orages, des amours de rencontre et de passage. Il savait aujourd’hui comment coulerait la suite de son existence, il découvrait l’horizon de sa destinée : une maison joyeuse et cossue dans la campagne genevoise pour son cœur, une œuvre passionnée pour son cerveau !… Une sérénité descendait sur son âme apaisée.
Il monta rapidement au troisième étage et, au fond du couloir de gauche, il pénétra dans le domaine de M. Leak. Au milieu d’un encombrement de dossiers, de cartons, de fiches, de répertoires, il découvrit, courbée sur une table, la blonde tête de Mlle Waltaire.
Elle l’accueillit avec un contentement épanoui. Elle avait, dès les premières heures de leur amitié, escompté sa victoire. Elle avait su l’attendre. Les yeux joyeux du jeune homme, son front éclairé, son visage ému lui révélaient qu’elle ne s’était pas trompée et que son triomphe était complet.
Après des effusions, contenues par la présence du personnel de la section, après un rendez-vous pris pour l’après-midi même au golf où les deux jeunes gens espéraient reprendre contact en plus grande liberté, il s’engagea entre eux, pour la première fois, une conversation professionnelle. D’abord, elle leur donna l’impression de les rapprocher profondément, délicieusement. N’étaient-ils pas maintenant, l’un et l’autre, de la Maison ?
— Si vous saviez, lui dit la jeune fille, comme mon service est amusant. Tenez, regardez ce qui passe par mes mains.
Et, sortant des cartons verts des dossiers de toutes épaisseurs, Élisabeth étalait devant Morchaud, sans comprendre ce qu’ils contenaient de tristesse, l’horrible, le lamentable résidu de cette folie humaine que soulève en une lame vaseuse toute Idée qui se lève ! C’était un ingénieur qui proposait à la Société un engin minuscule, de la dimension d’une montre, et qui suffirait à lui assurer une puissance de contrainte sur toute la terre. C’était un doux rêveur qui suggérait de donner à la S.D.N. une forme monarchique et de confier à lui-même le soin de fonder la dynastie. C’était une pauvresse qui réclamait l’aide du Conseil pour recouvrer un héritage fabuleux dont elle avait été frustrée. Un correspondant, qui signait Louis XIV, se disait poursuivi par la haine du Gouvernement suisse ; un mystique offrait comme but d’activité à la prochaine Assemblée l’extinction du péché et la suppression du mal ; vingt autres envoyaient des formules de remèdes infaillibles pour résoudre les problèmes financiers, sociaux ou politiques ; il y avait des projets de Constitution, des méthodes sûres pour établir le bonheur universel, des réclamations personnelles…
Morchaud restait atterré en contemplant l’envers de son idéal. Mais Élisabeth ne lui laissa guère le temps de s’émouvoir :
— J’ai encore dans mon service une partie des statistiques, ajouta-t-elle, une petite partie, mais c’est déjà quelque chose !
Et elle montrait des montagnes de cartons dont elle tirait, entre autres, au hasard des chemises multicolores, le fameux dossier de statisticiens qui avaient, en combinant les chiffres les plus invraisemblables avec les hypothèses les plus incontrôlables, enfermé le problème du désarmement dans une formule mathématique.
— Et puis, – tout en parlant elle entraînait Morchaud dans une allée voisine constituée par des murailles de casiers toujours chargés de cartons – et puis enfin, voici les archives des candidats fantaisistes, douteux, fumistes… ou escrocs…
En prononçant ces deux derniers mots, elle sortit et étala, bien en vue sur une table, une liasse beige, fortement bourrée, ceinturée d’une sangle, sur laquelle s’étalait en belle ronde ce titre : Affaires Batang-Rocco-Montès.
Morchaud ferma les yeux, étouffé soudain par un battement de son cœur. C’était beaucoup de sa vie qui dormait là, dans ce sépulcre administratif. Dans la nuit de sa paupière, il revit en une seconde le matin du lac Vert, la chambre de Chamonix, sa propre chambre, des auberges ombreuses dans le soleil cru de l’été, et ses lèvres retrouvèrent, éclair fugitif, le goût affolant d’anciens baisers.
Quand ils se furent installés dans le petit réduit qui servait de bureau à Élisabeth entre des colonnes de cartonniers, devant trois œillets rouges et du Porto, leur entretien prit, par la volonté de la jeune fille, un tour politique :
— Eh bien !… Et à Paris ?… demanda-t-elle d’abord.
— À Paris… Rien de bien neuf… Le prix de la vie et la paix !… On ne pense qu’à cela.
— La paix, la paix… reprit-elle avec cet autoritarisme qui, parfois, durcissait son regard et mettait comme une brutalité aux lignes de ses maxillaires, la paix, la veut-on réellement à Paris ? Y a-t-on jamais eu sincèrement l’idée de tendre la main à l’Allemagne nouvelle ?
— L’Allemagne nouvelle !… rétorqua Morchaud.
Encore une fois, cette défense déguisée de l’Allemagne lui faisait éprouver un sentiment douloureux de gêne. Un sentiment si instinctif, si profond qu’au moment même où Élisabeth prononça ces mots, il se produisit en lui une chose bizarre, indéfinissable, comme une fissure dans sa calme affection…
— L’Allemagne nouvelle !… reprit-il, l’Allemagne qui a choisi Hindenbourg pour présider à ses destinées, l’Allemagne qui ne paye pas ce qu’elle doit, l’Allemagne qui n’exécute pas le traité qu’elle a signé !…
— Le seul fait qu’Hindenbourg ait été « élu », répondit véhémentement Mlle Waltaire avec une subtilité et une mauvaise foi de vieux politicien, prouve, atteste, crie qu’il y a quelque chose de changé et de nouveau dans le Reich… « Élu », entendez-vous ! « Élu ». Est-ce que Guillaume avait été « élu » ? Écoutez… Je puis me permettre de vous parler comme je vais le faire puisque ma famille, moi-même, vous le savez, vous en avez eu mille preuves, sommes passionnément Français de cœur, de vie, de mentalité, de raison. Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici, sinon pour faire un effort d’impartialité et tenter de nous vaincre nous-mêmes ? Je raisonne en ce moment dans l’intérêt supérieur de l’humanité et de la paix…
Et elle laissa tomber avec une évidente satisfaction ce mot du vocabulaire philosophique allemand qui sonna aux oreilles de Morchaud comme les bottes d’un pas de parade :
— … Objectivement.
Alors, le malaise du jeune homme se fit plus aigu, plus précis. Il se rendit compte, avec une sorte d’effroi, que l’injustice de la thèse soutenue devant lui précipitait toute sa sensibilité, sans que sa raison pût réagir, vers un réveil instinctif de son esprit français, vers la tradition de sa nation, vers une sorte de patriotisme ressuscité. Il se raidit pour échapper à ce retour offensif du vieil homme endormi en lui.
Il tenta, mais en vain, de détourner la conversation. Élisabeth continuait de sa voix timbrée et autoritaire, mue non seulement par l’orgueil d’affirmer, en émettant ses idées, qu’elle était désormais incorporée au Palais, mais encore par un besoin obscur et invincible qui la poussait, avant qu’ils furent liés définitivement, à confronter leurs conceptions profondes :
— Voyez-vous, on se fait en France… et je vous le répète, je parle contre mes convictions et mes affections, mais dans l’intérêt supérieur de notre œuvre… (elle appuya sur le mot « notre »), on se fait chez nous une idée fausse, absolument fausse de l’origine de la guerre et des coupables. C’est ce qui vicie tous les rapports franco-allemands. Berlin et Paris n’ont rien à se reprocher. Si d’un côté on a voulu le conflit, c’est incontestable, de l’autre, on a créé l’état d’esprit qui le rendait possible… C’est évident… D’ailleurs…
Morchaud l’interrompit brutalement :
— Non… Pardon… Je ne puis vous laisser dire cela. Il ne faudrait pourtant pas confondre la France avec le parti nationaliste. Et encore ! Même chez celui-ci, le plus exalté, en 1914 vous n’auriez pas trouvé un seul membre de la Ligue des Patriotes qui eût accepté de déclencher une guerre, fût-ce pour reprendre l’Alsace-Lorraine ! Je connais bien l’état d’esprit de cette époque-là ! Assez bien pour ne pas permettre qu’on porte contre mon pays – qui est loin dans d’autres domaines d’être sans reproches – des accusations sans fondement !
Il avait parlé si énergiquement et si vivement qu’Élisabeth, un peu décontenancée, même inquiète, abandonna enfin ce terrain auquel elle s’était trop longtemps cramponnée. À la satisfaction de Morchaud qui sentait monter en lui des véhémences qu’il n’avait pas éprouvées, même au temps de ses batailles radicales les plus passionnées.
— En tout cas, je ne sais pas pourquoi…, poursuivit-elle après un silence, battant en retraite sans vouloir fuir, je ne sais pas pourquoi la France s’oppose avec tant d’obstination à l’entrée de l’Allemagne dans la S.D.N., ce qui serait le meilleur gage de paix.
— La France ne s’y oppose pas, rectifia le jeune homme, décidé à ne rien laisser passer. Bien au contraire. Elle appelle cette adhésion de tous ses vœux. Mais il ne suffit pourtant pas d’avoir déchaîné le désastre sur le monde pour se croire autorisé à exiger des faveurs et prétendre entrer chez nous en posant des conditions exceptionnelles. La loi commune pour l’Allemagne. C’est tout ce que veut la France. Moins de douze ans après la guerre et les atrocités dont le grand État-major l’a assaisonnée, alors que le traité de Versailles n’est pas encore exécuté et que le nationalisme allemand triomphe dans le Reich à chaque occasion, avouez que c’est une thèse qui est encore assez généreuse.
Morchaud regagna son cabinet en proie à un réel chagrin. Évidemment, de quelque côté qu’il retournât leur conversation, force lui était de constater qu’il existait entre Élisabeth et lui une opposition d’idées, ou, plus justement, d’instincts. Assurément cette opposition était enfermée dans les limites d’un désaccord politique… Mais n’avait-elle pas, dans le mystère de leur inconscient, une autre envergure ? Ne relevait-elle pas d’éducations, de mentalités, d’hérédités foncièrement hostiles, ennemies ? Pour le moment, ce heurt évident ne l’inquiétait qu’à moitié. Il n’en voyait, il n’en voulait voir que l’aspect superficiel. À cent indices, à la manière affectueuse dont ils s’étaient quittés, il savait bien que le soir, au golf, derrière les buissons crépusculaires, dans le décor tendre des prés infinis noyés de brume chaude, leur intimité intacte se ressaisirait avec la joie de leur jeune amour.
Ce qui le troublait davantage, c’était l’impétuosité avec laquelle en quelques minutes sa race provoquée avait, une fois de plus, bousculé toute sa construction intellectuelle, laborieusement agrandie jusqu’à la notion d’humanité. Comme il s’était cabré spontanément, malgré lui, aux injustices jetées à la face de son pays ! Comme il avait réagi rapidement et aigrement aux insinuations malveillantes et sans équité émises au nom, ou, tout au moins, sous le couvert de l’idée pacifiste qui lui était si chère ! Sa foi humanitaire était-elle donc toujours si fragile ? Son âme subissait-elle encore si lourdement le joug des traditions et des préjugés ? S’était-il encore si superficiellement consacré à une œuvre qui demandait, qui exigeait pourtant, comme une religion, des convictions inébranlables et, pour ainsi dire, aveugles ? Comment, pour sa part, aiderait-il utilement à dresser dans le ciel la cathédrale des temps nouveaux, lui qui tenait encore par tant de fibres et si solides aux idoles anciennes ?
Cet incident détruisit immédiatement les effets salutaires qu’il avait ressentis en reprenant pied à Genève et le replongea sans tarder dans son angoisse douloureuse. Il éprouvait de nouveau à ses poignets cette espèce d’obsession fiévreuse qui l’avait poursuivi avant son départ et pendant son séjour de Paris.
Un peu rebuté, dès les premières semaines de son installation, par la froideur orgueilleuse de certains milieux genevois, Morchaud, même aux jours de sa liaison avec Mme Rocco-Montès, avait pris un goût très vif pour le peuple même de la vieille cité, peuple instruit, critique, racé. Il fréquentait assez assidûment les pintes de faubourg dont il goûtait le simple confortable démocratique, la propreté et les excellents vins ouverts. Parfois, il allait rejoindre Mylord dans son cabaret habituel. Assis à ses côtés, lui tenant tête, verre en main, il écoutait et méditait les aphorismes imagés de sa sagesse gouailleuse.
Souvent aussi, il s’en allait seul, au hasard, s’installant sur un banc de cuir peu rembourré, derrière des rideaux bien blancs. Il respirait, sans en être incommodé, les relents de fondue, d’escargots et de « blanc ». Autour de lui, il observait le singulier spectacle, inconnu partout ailleurs, de bourgeois cossus, attablés avec leur boucher ou leur laitier et discutant avec eux en parfaite égalité, sans qu’il fut question de respect et sans que se marquât la moindre distance. Alors son esprit inquiet, malade, partait au loin, ses yeux vides demeurant accrochés aux affiches : « Mâcon vieux », « Jambon de Fribourg », « La Côte bouché », « Fondue Valaisanne »… Ah oui ! ceux-là étaient des démocrates ! Des démocrates selon la formule de la Seconde grande République, la Seule, la Vraie. C’était de leur esprit qu’aurait dû être imprégnée cette Société des Nations avortée et non de cet esprit oligarchique, de cet esprit de classe que lui avait imprimé la mainmise des Gouvernements ! Toute son amertume lui remontait aux lèvres en même temps que, devant ses yeux, passaient des visions : le Palais du quai Wilson clos, fermé… l’Europe abandonnée à la catastrophe décisive… Des armées en marche… Des nations ruées… Des incendies !…
Un jour, dans un de ces cabarets, il fut tiré de son rêve par trois ouvriers qui discutaient à la table voisine :
— Alors, ils vont revenir, tous les zicos de la haute !
— Oui, on va encore gobelotter à nos frais, aux Bergues, au Nord…
— Et on s’occupera par surcroît de la paix et de remettre les affaires sur pattes… quand on aura le temps.
— Enfin, ça amuse toujours ceux qui aiment barjaquer. Et puis, les discours, ça remplit les journaux à l’œil.
— Ah oui, le monde en crèvera, de l’éloquence !…
Le plus vieux, qui avait écouté en silence, prit tout à coup la parole :
— Voyez-vous, l’idée du Wilson n’était pas tant bête. Ce qui a tout foutu par terre, c’est que les Nations, c’est pas tous les bougres qui vont arriver dans quelques semaines. Y’a des années que j’suis la politique et que j’lis tous les bulletins… Eh bien ! quand je regarde… Tenez !
Il tira de sa poche une feuille du matin qui donnait la liste des délégations :
— L’Autrichien… Mensdorff-Pouilly-Dietrichstein… Les Engliches… Parmoor, Mlle Swanwick, Cecil Hurst… Le Bulgare, Théodoroff… Le Grec, Streit… Le Roumain, Ionesco… L’Espagnol, Quinonès de Léon… Les Italiens, Salandra, Scialoja, Schanzer… Le Hollandais, M. le Jonkheer H A Van Karnebeck… Tout ça, c’est des noms que je vois traîner dans les journaux depuis vingt ans !… qui ont été mêlés à la préparation de la guerre… Et encore ! Cette année, les délégations ont été un peu renouvelées… Mais jusque-là, il n’y avait guère que la France qui ait délégué quelques hommes nouveaux dans la grande politique et, au moins, un porte-parole des syndicalistes ! Cette année, elle a même un représentant des anciens combattants !
Morchaud paya et sortit. Cette conversation lui rappelait les paroles terribles qu’un jour Mylord avait plantées dans sa cervelle, les premières qui eussent sérieusement ébranlé sa religion et qui, depuis, avaient lentement miné ses autels et son culte. Ce mécontentement, ces récriminations contre les membres du Conseil et de l’Assemblée, contre la constitution, en somme, et l’esprit même de la S.D.N. revenaient, montaient de partout comme un leitmotiv.
Cherchant sa voie au milieu des doutes qui l’assaillaient de nouveau et le désemparaient, comprenait-il bien qu’il approchait de la grande crise ? Auprès d’elle les précédentes n’auraient été que de passagers et médiocres conflits de conscience. C’est maintenant seulement qu’allait se constituer pour toujours sa vie morale et intellectuelle. Il s’était trompé jusqu’à ce jour quand il la croyait définitivement fixée. La canne au dos, il marchait. Il s’aperçut à peine qu’il sortait de la ville. Il continua droit devant lui, sur la route éclatante d’été où la poussière, comme lassée de son effort pour atténuer l’implacable lumière, retombait, blanche, sur les êtres et sur les choses. Il passa le long de parcs, il suivit des allées ombreuses, bordées de vieux chênes tordus comme des damnés, il traversa des campagnes brûlées et, bien qu’enfoncé dans son tête-à-tête tragique avec sa pensée, sentant son corps las et trempé, il finit par s’asseoir au sommet de la colline, à la terrasse d’une auberge. Enfoui parmi l’ombre verte, il se reposait dans une sorte d’anéantissement voluptueux ; son regard se balançait sur le lac endormi de chaleur, sur les rives touffues, confuses, piquées des taches massives des villas, le long de la ligne molle du Jura. Il s’abandonnait à une béatitude vide qui le réconfortait. Sa chair et son esprit, grâce à cet arrêt de l’action, se détendaient en même temps. Ces couleurs d’eau, d’arbres et de montagnes, rongées par la lumière torride, étaient comme enduites d’une douceur apaisante et l’ombre où il s’était installé pour boire le caressait d’une fraîcheur qui le délassait.
Tout à coup, il regarda autour de lui, réveillé en sursaut par un menu incident : cette auberge… il la reconnaissait… Cet auvent de tuile au-dessus de la grange… Ce vieux tilleul cerclé d’un banc de bois usé, ce poulailler… Ce seuil de trois marches… Cette petite salle encombrée de réclames d’apéritifs, meublée de tables polies et de chaises rustiques qu’il apercevait par-dessus les demi-rideaux blancs… En face de lui, de l’autre côté de la route, ce mur de jardin étouffé sous un magnifique houx d’Écosse… Voilà qu’un fantôme promenait maintenant ses petits souliers de daim vert sur les larges dalles poussiéreuses de la terrasse… un fantôme qui, peu à peu, se précisait, s’incarnait, prenait une forme, des couleurs… Le fantôme de sa Magda !… Oui, il avait, en mars dernier, passé toute une journée de printemps avec elle, dans cette auberge… Une journée et une nuit… Ils s’étaient aimés passionnément, fougueusement dans cette chambre dont il voyait la fenêtre ouverte contre l’antique tronc de la glycine… Ces murs, au-dessus de lui, autour de lui, partout, étaient encore sonores des échos de son cher plaisir, encore imprégnés des parfums laiteux et poivrés de sa chair, de ses cheveux. C’est là, sous ce chèvrefeuille, qu’elle avait attendu pendant qu’il paraît leur sanctuaire l’amour. Il la revoyait !… Elle n’était pas évanouie, elle n’avait pas disparu, elle n’avait pas déserté leur tendresse. Elle était auprès de lui encore, toujours, fidèle à leur bonheur. Ils s’accueillaient l’un l’autre, émerveillés, comme aux jours les plus brûlants de leur passion splendide… Elle s’offrait dans ses crêpes amande sur lesquels la profondeur de sa chevelure jetait des reflets dorés ! Mais il la retrouvait lourdement mélancolique, triste à mourir. Elle pliait, dans sa chair et dans son âme, sous le fardeau monstrueux de ses soucis, de ses doutes, de ses angoisses. Elle était devenue, dans son rayonnement funèbre, l’image même de la pauvre Humanité vagabonde, chargée de ses fautes, lancée sur une route incertaine, à la recherche d’un équilibre chimérique !
Morchaud n’était pas homme à renier sans combattre un idéal dont il avait fait la substance même de sa vie. Les longues luttes politiques menées durant les années de sa vie de militant avaient formé son âme aux crises, aux dépressions, aux chutes, mais aussi aux relèvements et aux résurrections. Il avait toujours surmonté, vaincu, dominé les échecs momentanés. Il résolut donc, pour l’aider dans la bataille qu’il livrait, d’aller chercher un tonifiant spirituel auprès du robuste optimisme d’Albert Thomas. Dans sa maison au moins, dans cette ancienne pension transformée en Bureau International du Travail, il savait bien qu’il contemplerait, qu’il toucherait une œuvre durable, agissante, bienfaisante, féconde, en plein rendement. Là, hors du domaine de la politique, on créait des réalités vivantes, on avançait sur une voie bien tracée, on dressait des résultats, on cimentait les assises de l’édifice clair et sain où, un jour, la force victorieuse des producteurs, enfin réconciliés avec la force créatrice du capital et affranchis de l’iniquité sociale, s’établirait dans ses droits !
Il se rappelait encore avec délices, avec un rafraîchissement d’esprit réconfortant, l’activité bourdonnante du troisième étage du Thudicum quand Edgard Milhaud, à demi aveugle, mais soulevé par une foi superbe et entraînante, y dirigeait la grande Enquête sur la production. De son esprit souverain, entouré de collaborateurs aussi passionnés et dévoués que lui-même, il considérait alors, pour en faire le point de départ de son titanesque labeur de réfection de l’effort humain, il étreignait alors toutes les forces ardentes et fécondes de la Terre, toutes les conditions dans lesquelles elles besognent… Et, sur ces fondements solides, le Bureau du Travail, le B.I.T., comme on l’appelait, commençait à bâtir une législation nouvelle de justice et de fraternité.
Morchaud trouva Albert Thomas établi derrière sa table, au fond d’un immense bureau lumineux, commode, aéré. Les murs en étaient peuplés de livres, de papiers empilés, de graphiques épinglés, de tableaux, de gravures, d’affiches, de plans en bleu de l’édifice nouveau qui s’élevait rapidement et où les bureaux devaient trouver leur asile définitif. La tâche du chef s’étalait devant lui en montagnes de dossiers, en chemises gonflées de courrier, en rapports et en projets… C’est au milieu de ce tumulte considérable de papiers qu’apparaissaient la tête léonine, la crinière lustrée à la Balzac, la barbe forestière, le front réalisateur, les yeux qui comprenaient et qui voulaient dans la gaîté…
— Voilà, fit Morchaud, quand il eut raconté toutes les nuances de sa déception, voilà où j’en suis. Je viens d’étaler devant vous les morceaux de mon enthousiasme écroulé… Peut-être, avec votre esprit synthétique, avez-vous vu plus loin que moi et pourrez-vous les recoller…
Thomas réprima sur ses lèvres ce sourire qu’en lutteur robuste et joyeux il esquissait toujours devant les embûches de la vie.
— Et pourquoi, demanda-t-il, avez-vous élu pour cette confession le moins… pastoral des fonctionnaires de la S.D.N. ?
Morchaud avait eu de ce choix des raisons précises. Il n’hésita pas dans sa réponse :
— Parce que, sortant l’un et l’autre de la même grande institution, de notre chère École, il y a entre nous une fraternité d’esprit qui m’assure que vous me comprendrez mieux que quiconque. Entre un conscrit et un bica, il y a pendant toute la vie… Parce que aussi, j’ai constaté que vous, au moins, vous avez réalisé une œuvre.
Thomas sourit encore, sans répondre. Morchaud très ému, insistait :
— Voyez-vous, je vous avoue tout haut, aujourd’hui, des choses que je n’avais jamais osé préciser pour moi, même dans le tête-à-tête muet avec ma conscience. Je n’ai plus de doute : la Société des Nations est en train de mourir de la peur des responsabilités. Pour quelques hommes résolus, que d’indécis, que de craintifs, que de délégués dont le secret désir est de tout renvoyer au tribunal de La Haye ! Et puis… Une Société des Nations… Une association de gouvernements, et pas autre chose. Ce sont les gouvernements qui payent, qui nomment, qui délibèrent, qui décident. Que font les Nations dans tout cela ? Et que devient notre idéal démocratique, le seul, je persiste à le croire, qui contienne en lui le germe du salut !
Il résumait tout ce qu’il avait entendu et pensé, tout ce qui le déchirait depuis si longtemps, soulagé de parler, enfin !
Après un instant de réflexion silencieuse, Morchaud ajouta encore :
— D’ailleurs la Société des Nations meurt encore d’autre chose. Sa tâche eût été assez considérable et assez belle si elle l’avait limitée à la pacification de l’Europe. Quelle folie d’avoir voulu embrasser le monde !…
Il conclut, après avoir froncé les sourcils en un effort douloureux de son cerveau :
— On aurait dû créer une religion, on a prolongé une politique… Trop de politique, trop de luttes d’influence !… Viviani l’a dit justement un jour de mauvaise humeur : « Une boîte anglaise !… »
Thomas jugea que Morchaud avait vidé ses rancœurs et laissé couler les dernières gouttes de son amertume. Alors il parla :
— Mon cher ami, je ne puis vous parler que de ce qui me concerne. Je vous répondrai donc de mon seul point de vue. J’éprouve, moi, depuis que je travaille ici, quatre satisfactions et qui me payent, amplement, je vous l’assure, des injures et des calomnies dont on m’a abreuvé !… Je manie d’abord une matière ferme, présente, tangible : le travail, la production… Je m’occupe ensuite d’améliorer les conditions de vie des peuples, non en manœuvrant des abstractions, mais bien des êtres réels, cellules essentielles des nations : les patrons et les ouvriers sont leurs forces vives mieux et plus, vous avez raison, que les diplomates. Troisièmement, j’ai un but précis : internationaliser dans son perfectionnement, dans ses lois, dans ses résultats l’effort humain… J’ai derrière moi, enfin, qui espèrent en mon œuvre, la grande majorité de ceux qui peinent et qui créent…
Et il ajouta sur un ton ironiquement détaché comme s’il répondait à ses adversaires :
— Quand ça ne serait que la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam avec ses vingt-cinq millions d’adhérents !…
Il sembla, pendant un instant, considérer l’ensemble de son labeur. Puis il reprit :
— Que n’avez-vous assisté à la Troisième Conférence internationale du Travail ! Vous y auriez vu Burnham, Butler collaborant ardemment, fiévreusement avec Jouhaux et Mertens, animés eux-mêmes par l’incendie vivant qu’est Baldesi ! Et Poulton, qui apporte à nos discussions toute sa logique persuasive de Britannique, et le mobile Crawfort de l’Afrique du Sud ! Vous auriez admiré ces délégués issus du monde ouvrier ou intellectuel, travaillant en un élan fraternel avec les représentants du patronat capitaliste, à la recherche d’une organisation meilleure de la production humaine. Vous auriez vu là comment s’édifient des conventions qui bouleversent les vieilles erreurs traditionnelles, des conventions qui deviennent des chartes sacrées, des lois universelles, une conscience plus jeune et plus sensible de la vie ! Chez nous, je vous assure, on travaille en pleine matière… Et on réalise. Seulement, les problèmes qui sont posés devant nos Assemblées sont, ou plutôt paraissent être, d’ordre spécial. Aussi le public, qui pourtant, à son insu, subit profondément l’effet de nos décisions, n’y prête-t-il qu’une attention vague. Croyez-vous qu’on se passionne, par exemple, pour la question de la céruse ? Non, n’est-ce pas ? Pourtant, il s’agissait là d’attaquer de puissants empoisonneurs publics et de les terrasser !
Il passait dans le cœur de Morchaud un souffle frais, chargé de lumière, qui balayait la lourdeur sous laquelle il étouffait. On ouvrait une fenêtre, il entrait un air vierge et pur ! Il émergeait, rassuré, délivré, dans une atmosphère assainie. Des ruines qui obsédaient sa vue, surgissait une maison neuve, active, saine, qu’il n’avait pas remarquée d’abord. Mais une maison où, hélas, il n’entrerait pas ! Sa destinée était ailleurs, rivée indissolublement aux décevantes utopies, aux agitations politiciennes, au jeu mobile des idées. Sa place était là où l’on parlait, non là où l’on construisait. Il sentait peser sur lui l’empreinte ineffaçable de la politique qui, seule, désormais, constituait sa chair, tant il s’en était nourri.
Il posa une dernière question :
— Si la Société des Nations venait à disparaître, croyez-vous que le B.I.T. subsisterait ?
— Diminué, assurément, d’une grande autorité morale, mais il subsisterait. Rien ne peut désormais le détruire. Il est indispensable aux hommes.
Le long des chemins bordés de murs et caressés par l’ombre mouvante des grands arbres, par le Petit Saconnex et Sécheron, Morchaud redescendit vers la ville.
Morchaud fut convié d’une façon spéciale et pressante aux noces d’argent de M. et Mme Waltaire. Il apprit par Élisabeth que la cérémonie serait d’importance. La prolifique famille Waltaire, à elle seule, quand elle était à peu près au complet, suffisait pour animer une vaste maison et un grand jardin…
— Heureusement, ajouta malicieusement un Genevois à qui Morchaud racontait ce détail, car les Waltaire ont peu d’amis…
Le jeune homme, considéré déjà comme le fiancé de la fille aînée, devait, dans la cérémonie en perspective, jouer un rôle d’importance, parmi les enfants eux-mêmes. C’était une occasion de l’incorporer officiellement à la tribu.
Le portail en fer forgé qui ouvrait sur la Route suisse, portail chargé de dorures et qui arborait à son fronton un médaillon de chiffres entrelacés, disparaissait, ce jour-là, sous une décoration de drapeaux. Derrière ses lourds battants, sur une pelouse, on avait édifié un arc de triomphe en verdure de sapin, supportant une longue planche de bois peint où se détachait une phrase allemande : « Que Dieu bénisse nos hôtes ! » Partout, à tous les arbres de l’immense parc, étaient accrochées des draperies trop riches, qui en étouffaient ou en abîmaient la robuste beauté. Profanation suprême : on avait, le long du quai, masqué le plus beau spectacle du monde avec de longues perches qui, plantées dans le lac à quelques mètres de la rive, dressaient en l’air, peints sur un calicot blanc, les portraits de M. et Mme Waltaire, de leurs parents et grands-parents. En outre, pour rendre cette fête plus mémorable, on avait doublé dans les grottes et dans les haies le nombre déjà imposant de nains en plâtre peint, venus directement de la Forêt-Noire, vêtus de leur puérilité et de leur mauvais goût.
Morchaud fut, dès l’abord, très désagréablement surpris par cette orgie d’ostentation et ce manque évident de tact. Un peu rasséréné pourtant par la vue du buffet dressé en plein vent sur la terrasse, à droite de la maison, et qui offrait vraiment des promesses de débauches épulaires somptueuses et flamandes, il retrouva son impression morose dès le seuil du salon où il entrait pour complimenter les jubilaires. La tudesquerie des jardins était anodine auprès de celle de l’intérieur. Mais une prétention gênante rendait l’atmosphère, déjà lourde par elle-même, plus affreuse encore : si l’on exceptait la profusion de coussins brodés de devises allemandes, de bois pyrogravés où se lisaient des versets bibliques, toujours en langue germaine, si l’on exceptait toute cette bibeloterie qui ne visait, elle, au moins, à aucun parisianisme, on s’était visiblement, dans le reste du meuble et de la décoration, efforcé d’atteindre le plus pur goût français. Bien en vain d’ailleurs. Le jeune homme eût admis aisément que, pour des raisons de famille, de souvenirs, de sentiments, on fût nettement, loyalement revenu aux traditions ancestrales. Il lui semblait, par contre, douloureux qu’on ait fait effort pour les renier et que, malgré cette apostasie, on ait été invinciblement dominé par elles. La lourdeur des groupes floraux, la masse des cadeaux, orgueilleusement étalés sur une large table, les robes de Mme Waltaire et de ses invitées, la coupe des vêtements masculins, les cravates, les bijoux et les chaînes de montre, l’uniforme des servantes et des laquais gantés de coton blanc, l’odeur des cigares qui venait du fumoir, cent objets pratiques et grotesques répandus sans discernement, tout créait un décor nettement allemand, profondément germanique.
Cet anniversaire émouvant, cette cérémonie familiale, Morchaud le comprit immédiatement, avait été fouailler jusque dans l’inconscient de la famille les atavismes longtemps endormis. Ils s’étaient réveillés, ardents, faisant craquer sous leur flamme tout le vernis latin, toute la surface latine péniblement, énergiquement, artificiellement entretenus. Avec les cinquante membres de la famille venus d’Allemagne ou de la Suisse allemande, tout l’esprit, tout le goût, toute l’hérédité brandebourgeois, bavarois, hanovriens, s’étaient rués dans cette maison romande, dans ces cœurs, dans ces cerveaux…
On n’eut pas le temps de présenter Morchaud à sa nouvelle famille car, au moment où il pénétrait dans les salons, commençait une sorte de culte familial, luthérien. Mais aussitôt que se furent éteintes les dernières notes du chœur d’enfants et de l’harmonium, Élisabeth le prit par la main et, résigné, il dut s’incliner devant M. et Mme Von Hurt, sœur et beau-frère de sa fiancée, industriel de Magdebourg qui avait fait toute la campagne 1914-1918 comme capitaine de uhlans ; devant le conseiller Flagerbild, un oncle, devant la « Frau docktor » Dieberstein, une cousine, devant des Bladenfeld, des Karkan, des Brouster, devant une foule venue des bords de la Sprée, du Danube et de la Vistule. Combien de déclanchements automatiques de corps raides, soudain cassés en deux, combien de minauderies d’épais visages de femmes, combien de « prosit », le verre en main, combien d’hôtes gourmés, trop et trop froidement éloquents, combien de voix rudes et brèves, combien de regards durs n’eut-il pas à subir !
Il n’en pouvait plus ! Maintenant, au milieu des lourdes, des sourdes caresses et des âpres harmonies du parler d’outre-Rhin, au milieu de la correction empesée, de l’amabilité protectrice et dédaigneuse, au milieu des crânes tondus, des chevelures filasses, des lunettes d’écaille, des robes brumeuses et chargées, des redingotes taillées dans de l’acier, ses oreilles bourdonnaient de douces, claires et sonores chansons de son pays, ses yeux étaient pleins de la joyeuse et légère Cité où il était né ! Ah ! comme ils étaient alertes, allègres, francs, souples, là-bas ! Il revoyait les fêtes familiales, pleines d’abandon, de grâce et de goût, sous des ciels de plume ! Il respirait même un air frais d’indépendance et de joie libre, son regard rencontrait en souvenir des regards droits sans férocité, loyaux sans rudesse, des regards qui ne s’humiliaient ni ne dominaient pas.
Il étouffait littéralement dans ce monde où il se sentait aussi étranger qu’au milieu d’une tribu de Touaregs. Qu’y avait-il de commun entre ces gens et lui ? La couleur de la peau et c’était tout. Comme il se sentait plus près du vieux philosophe chinois de la légation de Londres ou de tel Arabe racé qu’il avait connu jadis !
Il parvint, sans être vu, à s’enfuir par la petite porte de service du parc. Le premier groupe qu’il rencontra sur la route était composé de trois Genevois qui chantaient la Madelon. Il eut envie de sauter à leur cou, de les étreindre. Il respirait enfin !
Il remontait d’un fond où il avait plongé ! Qu’était-il allé faire dans cette famille, dans cette société dont tout le séparait, au milieu de ces gens avec qui il n’aurait pas pu, eût-il vécu des siècles en leur compagnie, trouver une idée, une impression, un battement de cœur communs ?
Il constatait qu’il ne souffrait même plus en enregistrant cette nouvelle faillite de sa conception d’une humanité fraternelle et il réfléchissait : « Il y a décidément, se disait-il, une impossibilité matérielle à la fusion générale que nous avions rêvée ! Il y a entre les nations l’irréductibilité des éducations, des formations morales et physiques, des atavismes particuliers, jusqu’à ce qu’on parvienne, dans des siècles et des siècles, à ramener les tronçons divers de l’espèce humaine à l’unité de sentiments essentiels ! Mais en attendant cette lointaine bénédiction, ce qu’il faut, c’est arriver à fédérer ces races différentes sous l’égide d’une grande Idée, dans la religion universelle du travail et de la paix. Qu’elles apportent au culte nouveau et qu’elles gardent chacune leurs défauts et leurs qualités, mais qu’elles se serrent la main devant le Tabernacle. Cela, c’est possible et ce sera déjà splendide. »
Il déserta son bureau pendant les trois jours qui suivirent cette journée. Il craignait d’y être relancé par Élisabeth. De fait, elle y vint plusieurs fois le réclamer. Elle téléphona même à son domicile où la femme de chambre avait consigne de répondre que « Monsieur était absent ».
Après un dur combat où il essaya, à plusieurs reprises, de ramener les incidents de la fête aux proportions d’un malentendu sans importance, il dut pourtant s’avouer à lui-même la vérité : il se trouvait en face d’un de ces événements qui, en eux-mêmes tout à fait secondaires, révèlent pourtant des secrets essentiels de l’âme.
Dès lors, il accepta avec cette résignation épuisée que la longue série de ses douleurs avait versée dans son cerveau, la nécessité déchirante d’interrompre brusquement ses fiançailles ! Comment pouvait-il songer à construire une famille, à édifier un foyer sur le heurt de deux races qui, malgré tout, s’affrontaient ? Il avait souffert, il souffrait encore, et rudement, de l’écroulement de ce dernier rêve. Sa vie, désormais privée des trois femmes qui lui avaient, depuis une année, fourni une plénitude sentimentale à des titres divers, vidée de la grande illusion qui en avait jusque-là constitué la raison et l’allégresse, était vouée plus que jamais et probablement pour longtemps aux incertitudes, aux aventures, à la tourmente des célibats passionnés. C’étaient, de nouveau, les soirées solitaires, les meubles hostiles, les restaurants douteux, le tête-à-tête avec soi-même, l’égoïsme douloureux qui est quotidiennement son propre conseil et sa propre fin… Sa résolution le condamnait à redevenir un déraciné, un exilé, un errant. Mais pouvait-il ne pas la prendre ?… Il avait mis tant d’espoirs dans le foyer qu’il voulait créer avec Élisabeth !… Être deux à vivre !… Et, à deux, créer de la vie !… Que de fois avait-il imaginé, de toute sa sensibilité excitée, la chaleur morale qu’il allait trouver auprès d’elle ! Avec tendresse et précision, il avait déjà créé en rêve leur maison, leurs voyages, leur labeur, leurs enfants !…
Et voici que… Mais qu’y pouvait-il ? Il courbait la tête. Cette nouvelle souffrance, il l’avait accueillie non sans combat, mais sans révolte. C’était la vie, c’était l’ordre universel, c’était toute l’histoire humaine qui, dans ce salon en fête, avaient décidé pour lui. Il n’y avait pas à hésiter : les faits étaient les faits.
Pourtant, il fallait entériner la volonté du sort. Une entrevue avec Élisabeth était inévitable, indispensable. Il la lui devait.
Redoutant par-dessus tout un tête-à-tête où leur chagrin se fût exaspéré et où leur silence eût, pour ainsi dire, souligné la voix de leur triste destin, il résolut de se rendre au bal que donnait le mardi, aux Bergues, la délégation espagnole. Il savait y rencontrer Mlle Waltaire.
Combien de fois avait-il monté, le cœur léger et l’esprit libre, l’escalier sans apparat, mais imprégné de noblesse ancienne, du bel Hôtel. Alors, il n’était occupé qu’à déguster le charme de cette décoration impériale qui enveloppait, caressait, balançait dans ses reflets d’or verdâtre les épaules des femmes et diaprait les soies, les velours, les crêpes, les linons de leurs robes d’un éclat lointain. Les proportions des couloirs, le silence des tapis, la nudité des murs prêtaient aux habits noirs, tachés des croix et des rubans d’ordres multiples, une majesté fugitive. Dans cet air de calme et de dignité, tout s’aristocratisait, même les musiques vulgaires du bal qui, se diluant, se perdant dans l’étendue du hall démeublé, se teintaient de la poésie un peu neurasthénique des fêtes au bord des lacs italiens. Les hommes les plus puissants, les plus illustres de l’Europe, du monde, s’enfouissaient dans les fauteuils profonds, tandis que les attachés, secrétaires, chefs de cabinet, emplissaient les salons de leur importance secondaire. Les femmes, flirtant, riant, minaudant, aimant, créaient autour d’eux, avec tout leur luxe éclatant, cosmopolite, emperlé, endiamanté, une atmosphère impalpable de beauté, de grandeur, de décadence et de désirs.
Ce fut Élisabeth qui aperçut Morchaud et vint à lui. Elle ne prononça pas un mot. Elle l’enveloppa seulement d’un regard douloureux, tandis qu’ils gagnaient le salon long et désert qui forme la façade de la rue du Mont-Blanc. Ils étaient debout, silencieux, encore frémissants de leurs fiançailles brisées et lourds de leurs regrets communs. Elle finit par dire, bien qu’elle eût déjà tout compris, mais parce qu’elle étouffait :
— Pourquoi vous êtes-vous enfui de notre fête de famille ?
Morchaud la caressait de ses yeux si lointains qu’ils paraissaient clos. Il se décida :
— Pouvez-vous saisir ce que…
Elle l’interrompit en se pressant lentement contre lui et, quand ses lèvres furent contre les siennes, avant de les joindre pour la première et la dernière fois, elle murmura :
— J’ai compris.
Il tenait à pleine main le dossier d’un fauteuil et enfonçait ses doigts dans l’étoffe. Il souffla tout bas :
— C’est pour vous autant que pour moi !… Il y a de ces choses irréductibles d’où naissent les grands malheurs !
Elle était moins forte, maintenant… Sa volonté fondait :
— Le foyer, les enfants que nous n’aurons jamais… reprit-elle, soulevée par une évocation douloureuse…
Et, après s’être tue, car leurs paroles étaient hachées par leur lutte contre les sanglots qui montaient, elle s’inquiéta :
— Et maintenant ?… Quand nous nous rencontrerons ?…
— Ne craignez rien. Nous ne nous rencontrerons plus. J’ai déjà donné officieusement ma démission. Avant un mois, j’aurai obtenu une situation… une situation de l’autre côté de la terre…
Elle frissonna :
— Alors, il va falloir sans retour faire nos vies l’un sans l’autre… après avoir été si près de les faire l’un avec l’autre ?
— L’un sans l’autre… fit Morchaud, pas tout à fait… Pour moi, du moins… Car là-bas, où je resterai seul, seul, vous m’entendez, rien au monde ne m’empêchera… quotidiennement… la journée finie… assis devant ma maison… les paupières fermées pour mieux évoquer les rêves morts de l’Europe… de vous appeler en souvenir auprès de moi…
Et d’une voix tremblante, tenant à affirmer et à préciser quand même, il ajouta :
— Vous… sans les autres… sans les vôtres…
Ses yeux allaient faiblir sur le flot irrésistible des larmes quand Élisabeth, en un hoquet de jalousie rétrospective, laissa échapper toute sa vieille souffrance :
— Moi… Et Mme Rocco-Montès…
Morchaud se cabra et se ressaisit. Cinq minutes plus tard, il quittait le bal.
Son temps fut occupé, les jours suivants, à liquider sa vie : opération douloureuse. Chez lui, à son bureau du quai Wilson, il retrouvait, en remuant les cendres de cette année ardente, tous les détails des angoisses de son cœur et des déceptions de sa pensée.
Les premiers délégués de l’Assemblée de septembre arrivaient déjà, chaque jour. Il lui semblait maintenant qu’un autre homme que lui-même s’était intéressé jadis à l’œuvre qui les rassemblait à Genève. Il classait ses dossiers, les épurait, déchirait des papiers, numérotait des documents ; il se plongeait dans de vieilles lettres ; il maniait des photographies, emballait des livres, séparait ses objets personnels du matériel du Palais. Rien ne l’occupait moins que la session qui allait s’ouvrir.
Il n’en savait que deux choses qui suffisaient à le confirmer dans sa décision de partir : elle serait terne, médiocre et répandrait sur le monde une impression d’impuissance. D’autre part, le seul problème grave qu’elle aurait à traiter, celui de Mossoul, serait résolu avec une éclatante injustice : confiée à La Haye, comme toujours, la conclusion inclinerait le droit naturel devant les intérêts financiers de Londres.
Cet attentat à la Justice l’écœurait sans plus l’indigner.
— Souhaitez, lui avait dit un Turc, qu’on ne découvre jamais de pétrole à Toulouse, car cette découverte ferait attribuer immédiatement votre capitale languedocienne à l’Angleterre.
Le soir où Dawson, Fozzioli et Mme Darbou-Lasnier, émergeant en trombe du salon, assez vannés et excités, vinrent jusque dans sa chambre l’arracher à sa mélancolie et lui proposer une partie chez Maxim’s, il accepta avec reconnaissance la diversion de quelques heures qu’ils lui offraient.
Ils s’installèrent sur la banquette de l’établissement de la place des Alpes, devant une table. Les lumières roses, les girandoles de papiers multicolores, le chatoiement des robes et des peaux, la cohue des danseurs, les petits drapeaux de soie, les affiches, le bruit, le jazz, tout ce décor, toute cette agitation de noce éblouirent Morchaud, confiné depuis longtemps dans la solitude, l’ombre et la souffrance.
C’était l’heure triomphale des restaurants de nuit : on commençait à s’embrasser et à se peloter derrière les bouteilles de champagne. Les professionnelles de dancing, en abandonnant leurs lèvres aux clients d’un soir, jetaient des regards où le défi le disputait à l’envie sur les soupeuses bourgeoises, venues en curieuses qui n’étaient pas obligées, elles, par contrat, de faire l’amour. Avec quelle aisance évoluaient, dans cet air brûlant, ces filles que les nuages de fumée transformaient en déesses d’orgie ! Familières avec les garçons, aimables avec la gardienne du vestiaire, promenant leurs corps parés dans cette boîte close sursaturée de parfums, d’odeurs de viandes, de vins, d’alcools, de sueur et de havanes, elles quittaient, comme pour se rendre à une tâche fastidieuse, le repos des sièges confortables, quand les rauques appels nègres leur rappelaient qu’elles étaient tenues au tango, au shimmy, au two-step jusqu’au matin, jusqu’à épuisement.
Tout à coup Morchaud, qui avalait une gorgée de champagne, faillit s’étrangler. Il devint si brusquement livide que ses compagnons reposèrent leurs verres et, inquiets, se penchèrent sur lui. Sa tête – la durée d’un éclair – trinqueballa en arrière, contre l’affiche d’un apéritif. Puis il crispa les poings, se redressa avec effort, s’appuyant à la table de ses deux mains… Ses doigts redonnèrent machinalement une ligne à son nœud de cravate… Il finit sa coupe d’un coup, pour se stimuler, et se leva enfin !… Il avait vu, de la porte des toilettes, sortir une grande brune, excentriquement fardée, impudiquement moulée dans un fourreau noir et or qui semblait offrir son corps… Une grande brune plus lascive, plus provocante que toute la troupe des danseuses, malgré son air d’ennui, de pudeur et de résignation. Voyait-il bien ?… Non, cette femme lasse et arrogante à la fois, espèce d’impératrice de la Débauche… Ce n’était pas possible !…
Mais après deux minutes d’observation concentrée, tendue, brûlante, il fut sûr de ne pas se tromper… il n’eut plus de doute… Arlette ! Arlette ! Disparue, retrouvée, retournée fatalement après son abandon au métier infâme qu’elle exerçait quand il l’avait recueillie, à sa destinée, à son vomissement…
Avant qu’elle ait pu rejoindre l’inquiétant danseur glabre et félin vers lequel elle se dirigeait, attirée par une sorte d’hypnose voluptueuse, Morchaud avait fendu les broussailles de serpentins, bravé le bombardement des balles ouatées !… Il avait rejoint la femme, et, sans que leurs bras aient fait un geste, côte à côte, d’un mouvement imperceptible de sa main saisissant la sienne, il lui murmura dans la figure :
— Arlette !…
Elle eut un rire lointain, mort, sur ses lèvres sanglantes !
— Je t’emmène ce soir, je te reprends…
— Non, Jean !…
— Je te veux !… Il y va de notre vie à tous deux !… Toi, ici !…
— Non, Jean.
Mais elle avait refusé cette fois d’un air moins assuré…
Comme un tourbillon, quatre années de bonheur se ruèrent en trombe dans leurs cervelles embrumées par le hourvari et les relents de la basse fête… La boutique, l’entresol bourgeois, le silence et la retraite, la propreté, la dignité, l’amour…
Était-ce vraiment eux, là, au milieu de cette cohue ivre et prostituée ?
Dans un vertige, ils eurent l’un et l’autre l’idée d’un cauchemar, d’une hallucination.
Morchaud ferma les poings :
— Tu ne veux pas revenir ?…
Elle le considéra de ce regard hautain et veule dont elle avait repris l’habitude d’engluer le client :
— Trop tard !… répondit-elle. Fallait pas partir !
Il recula d’un pas… Emberlificoté dans les serpentins qui sifflaient, qui s’enroulaient, qui girandolaient autour de lui, tragique et grotesque, il la toisa, prêt à l’étrangler… Au milieu des hurlements de joie et de noce, au milieu du chahut du jazz, des cris des filles, des bruits, des chansons, visage à visage, il lui cracha en une nausée d’orgueil :
— Et pourtant, c’est moi qui t’avais rachetée !
Ce mot « rachetée » eut sur sa pensée, prodigieusement sensible à l’abstraction, une vertu immédiate et magique. Sans s’occuper de ses compagnons, il réclama son chapeau et sa canne, sortit et s’enfonça dans la nuit.
« Rachetée ». Ah ! n’était-ce pas le mot, le mot religieux, le mot éternel qu’il cherchait dans la vie depuis de longs mois ! Sur les ruines de son cœur et de son cerveau, tout le vieil atavisme moral et métaphysique sollicité, réveillé, se levait comme le souffle rajeuni du printemps sur des ronces brûlées ! Dans son âme prête à croire en n’importe quelle Idée, pourvu qu’elle crût, le christianisme ancestral, bien qu’il s’en fût détaché depuis longtemps déjà et qu’il s’en sentît séparé par toutes les forces modernes qui le poussaient vers l’avenir, le christianisme ancestral revenait, laïcisé peut-être, mais vivant, chanter sa mélopée obstinée et que ne lasse aucune apostasie. « Rachetée ! Rachetée ! » N’était-ce pas là, pour son ardent besoin de se donner et d’entraîner las autres à sa chimère, le dernier terme de l’Action ? N’y avait-il pas encore là une raison de vivre : prendre le cilice, la capuche et le bâton, marcher sur les routes du monde en offrant son cœur aux cœurs dévorés et ses lèvres de lumière aux lèvres de boue ? Peut-être, après tout, était-ce hors des complications fragiles, au-dessus des organismes modernes, au-dessus même des religions menteuses, dans le sacrifice sans dogme, mais impérissable, dans la simplicité des premiers apostolats voilés à une nouvelle Rédemption, que se réaliserait pour la Terre, enfin éclairée, la Paix des hommes de bonne volonté !
La nuit de Genève, imprégnée de l’ombre humide du lac, gonflée des échos épars des orchestres de café, trouée de lumières, le baignait comme un enthousiasme. Là-bas, Arlette, brassant des remous de prostitution aux rythmes lascifs de son corps, avait, de sa déchéance, illuminé le désespoir qui descendait sur lui. Il savait désormais de quel geste sortirait la nouvelle Parole de Fraternité qu’il avait passionnément voulue !
Ce fut trois jours après cette grave soirée, au cours d’une réception que M. Rigalier donnait sur sa maison flottante à quelques personnalités politiques étrangères, que Morchaud annonça officiellement qu’il quittait la Société des Nations.
Le Kimy, au crépuscule, parant le lac autour de lui du reflet doré de sa massive construction et des taches pourpres de ses géraniums, sortait du port, remorqué par son canot à moteur. Il voguait dans le silence de l’eau, s’enfonçant dans la légère brume vespérale comme dans un monde sans tempête et sans passion. Lentement, les quais blancs, bordés de la ligne verte des platanes, les maisons lourdes, pleines de la joie et de la douleur des hommes, coulaient le long de ses bords, paysage déjà estompé.
À cause de la fraîcheur, le maître du navire et ses invités se tenaient au salon, bien installés sur les profonds divans, parfumant leurs lèvres éloquentes ou disertes, spirituelles ou véhémentes, d’un Madère de choix.
Morchaud, ayant remercié l’assemblée pour les regrets flatteurs qui avaient suivi l’annonce de son prochain départ, était blotti dans un fauteuil d’osier très bas. Au milieu du bruit des conversations, il restait plongé dans les dernières écumes de la tempête qui l’avait soulevé le soir du Maxim’s. Certes, dès le lendemain, retrouvant un peu de sang-froid, il avait dépouillé son émotion de toute sa religiosité, de tout son vieux rite, de tout ce qu’elle avait comporté de tradition agonisante.
Mais il en avait précieusement conservé l’essence éternelle et il y avait puisé l’intuition d’une méthode inédite pour vivifier son grand rêve. Seulement, il était encore trop meurtri dans son cœur et dans sa pensée pour trouver la liberté d’esprit de formuler intellectuellement les données nouvelles de sa sensibilité.
Au large de la Belotte, sans qu’on s’en aperçût, il quitta le salon et monta sur le pont. La nuit était presque venue. Il ne rôdait plus, sur le monde de montagnes et de collines qui retenaient à la fois ses yeux et les entraînaient vers les au-delà invisibles, qu’une lueur incertaine. On sentait l’eau, on entendait son clapotis, on ne la voyait plus. Une fraîcheur diffuse l’enveloppa délicieusement… Tout était fondu autour de lui dans une ombre que piquaient seules les fenêtres allumées de quelques villas dispersées dans la campagne. À l’arrière du Kimy, Genève n’était plus qu’une immense illumination. D’abord, vieil amour encore vivace, à tribord, il chercha sans tarder la masse sombre du Palais des Nations, poudrée de lumières pressées. Chaque scintillement éclairait un fragment de l’énorme labeur auquel il avait cru et collaboré si longtemps. Puis il suivit la ligne des quais, quai Wilson, quai du Mont-Blanc, quai des Eaux-Vives, dont les globes électriques puissants étaient reliés par les girandoles lumineuses du pont du Mont-Blanc. À tribord encore, l’incandescence des hôtels projetait sur le ciel un relief roux… Et puis la Ville !… La Cité, qui n’apparaissait plus que comme un ruissellement d’étoiles clignotantes, dominée par la montée obscure, hostile, revêche des hauts quartiers, tache noire dans la nuit, couronnée par la silhouette massive, noire aussi, impérieuse, des tours de Saint-Pierre.
Ses yeux s’habituaient à ce tableau prodigieux. Il discernait à l’horizon mystérieux, fantômes lointains, les lignes fondues du Salève, du Jura, séparées par la trouée de l’Écluse où le ciel plus clair se coulait. Sur les rives, il remarquait des lumières qu’il n’avait pas aperçues tout d’abord, aux fenêtres de la campagne Peel, à bâbord, aux fenêtres de la campagne Ador, du château Broth, à tribord. Le phare de la grande jetée l’énervait à rayer régulièrement la nuit de son feu tournant.
Il contempla longuement ce spectacle extraordinaire, cette ville de lumières en laquelle il avait tant espéré !
De toute la ferveur de son âme, il avait cru y trouver son Temple et son Culte, et voici qu’elle diminuait peu à peu devant ses yeux, dernier témoin, dernière vision des choses terrestres, tandis qu’il s’enfonçait d’un glissement lent, imperceptible, silencieux, avec le bateau, dans la nuit !
Épuisé, il se retourna pour chercher un fauteuil. Alors, il découvrit qu’il n’était pas seul sur le pont, comme il le pensait. Appuyé à la balustrade, sous le feu de position, il vit le corps et la figure étranges de Wah Phou Yang, le vieux philosophe chinois qui, jadis, dans le cabinet de l’avocat du Grand Quai, avait porté le premier coup de pioche dans l’édifice de sa religion.
Les deux hommes s’assirent côte à côte et se mirent à causer :
— Voyez-vous, disait le Chinois, le Verbe est souverain. Il est le Commencement et la Fin de toutes les croyances. Des mots, et des mots seuls, ont toujours gouverné les hommes. Seulement des mots qu’on a si longtemps et si fervemment répétés qu’ils en sont devenus des réalités, des êtres. C’est l’idéologie qui a engendré les destinées des nations. La Religion… un mot. Le Roi… un mot ! La Révolution… un mot. La Patrie… un mot. Les hommes n’ont vécu que de mots ! Mais ils ont peu à peu coulé, dans la forme sonore des idoles verbales qu’ils se sont créées, les émotions de leur cœur, les réactions de leurs nerfs et les méditations de leur cerveau… Pour remplir un mot, pour qu’il prenne son sens et établisse sa souveraineté c’est long, c’est dur, c’est cruel… Il y faut des siècles, des siècles et des millions de martyrs…
— Ne pensez-vous pas, interrompit Morchaud tout à coup saisi, empoigné par cette vue nouvelle, que la guerre récente les a fournis d’un coup au Mot, au Mot sacré pour lequel nous sommes ici, ces millions de martyrs ?…
— Mais non, répondit le Chinois après avoir médité un instant. Tous vos hommes qui sont tombés dans les deux camps ont encore donné leur sang pour une idéologie périmée. C’est encore à ce mot de « Patrie » qu’ils ont souri en trépassant, à ce mot de « Patrie » qui a mis dix-huit siècles à se constituer et qui, péniblement, a fini par remplacer, en Europe, l’idéologie chrétienne. Personne ne s’est encore donné à l’Humanité qui est l’idéologie de demain. Vos martyrs de la Grande Guerre sont morts pour ça – et il montrait un drapeau suisse qui flottait au-dessus du fanal – et pas encore pour ça – et il pointait son doigt dans la direction du Palais des Nations. Un jour viendra sans doute, quand l’idée aura mûri obscurément dans les sillons des âmes et sera devenue la nourriture quotidienne de milliards d’espérances, quand sa forme vide aura été engraissée de moissons humaines, dans deux ou trois siècles, un jour viendra où le Mot d’Humanité se lèvera, éteignant sous ses rayons les lueurs mourantes de la Patrie et de la Religion. Alors les temps auront sonné de la Société humaine…
— La Société humaine ! répéta Morchaud illuminé… Et non pas une Société cosmopolite !… Je viens de comprendre.
— Précisément. Le devoir des générations, leur unique devoir, c’est de préparer l’avènement !
— Et j’ai compris aussi, continua le jeune homme, vous venez de me faire comprendre… Le Mot existe ! C’est à ceux d’aujourd’hui, de demain, d’après-demain, d’en créer la chair avec leur chair.
Le Mot existe ! Il faut le féconder avec des larmes. Nous avons voulu moissonner trop tôt. Il faut que les missionnaires se répandent sur le monde et défrichent les âmes pour y préparer la place du Temple !…
— Aucune paix, acheva le Chinois dans un sourire de suprême sérénité, ne sera fondée avant que l’esprit de Paix ne règne. Oui, des missionnaires… Ce n’est pas avec des discours ou des textes qu’on impose une Religion. C’est avec la Parole !
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en mai 2023.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Maria Laura, Isa, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : M. Rouff, Les temps révolus, Sur le quai Wilson, roman, Paris, Émile-Paul Frères, 1926. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Cygnes sous les quais de la rade, a été prise par Anne van de Perre le 14 octobre 2019.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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