Charles Nodier

TRILBY
ou le Lutin d’Argail

CONTES ET BALLADES

1822

édité par les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

PRÉFACE NOUVELLE. 3

PRÉFACE. 7

TRILBY  OU  LE LUTIN D’ARGAIL. 11

CONTES ET BALLADES. 59

LA FILLEULE  DU SEIGNEUR.. 59

UNE HEURE,  OU  LA VISION. 65

LE TOMBEAU  DES  GRÈVES DU LAC. 73

SANCHETTE,  OU  LE LAURIER-ROSE. 80

HISTOIRE  D’HÉLÈNE GILLET. 82

Ce livre numérique. 101

 

PRÉFACE NOUVELLE[1].

Ce qui m’a procuré le plus de plaisir dans mes petites compositions littéraires, c’est l’occasion qu’elles me fournissaient de lier une fable fort simple à des souvenirs de localité dont je ne saurais exprimer les délices. Je n’y aime rien autant que mes réminiscences de voyage, et on me permettra de dire en passant qu’elles sont aussi exactes que le permet la nature un peu exagérée de mes impressions ordinaires. Gleizes disait en parlant de ses Nuits Élyséennes, rêverie merveilleuse dont on ne se souvient guère : « Elles sont assez bonnes si elles rappellent l’ombre de la montagne noire, et le bruit du vent marin. » C’est ce que j’ai cherché partout, parce que mes meilleures sympathies sont pour cette nature muette qui ne peut pas me contester le droit de l’aimer. Les autres créatures de Dieu sont fières, ombrageuses et jalouses. Celles-là sourient de si bonne grâce à l’amour qu’elles inspirent ! Aussi je voyage volontiers seul, sans m’inspirer des préventions et de la science des autres, et c’est comme cela que j’ai vu l’Écosse dont j’ai parlé comme un ignorant, au jugement de la Revue d’Édimbourg, et à ma grande satisfaction. Je n’y cherchais, moi, que les délicieux mensonges à la place desquels ils ont mis leur érudition et leur esprit, qui ne leur donneront jamais des joies comparables aux miennes. Quiconque descendra la Clyde, et remontera ensuite le lac Long vers le Cobler, avec Trilby à la main, par quelque beau jour d’été, pourra s’assurer de la sincérité de mes descriptions. Elles lui paraîtront seulement moins poétiques que la nature ; ceci, c’est ma faute.

Je savais une partie de l’histoire de mon lutin d’Écosse, avant d’en avoir cherché les traditions dans ses magnifiques montagnes. J’ai dit cela dans mon ancienne préface, en parlant de cette ballade exquise de la Fileuse de de Latouche, écrite comme il écrit, en vers comme il les fait ; car je recevais alors les confidences de cette muse, sœur privilégiée de la mienne, mais un peu inquiète, et injustement défiante d’elle-même, qui semblait n’amasser de secrets trésors que pour me les donner. Je me serais bien gardé d’opposer les pauvretés de ma prose aux richesses de sa poésie, et j’allais cherchant au pied des Bens et au bord des Lochs le complément de la vieille fable gallique, effacée depuis longtemps de la mémoire des guides, des chasseurs et des batelières. Je ne le retrouvai qu’à Paris, le jour même où mon roman était vaguement composé dans ma tête, comme le siège de l’abbé de Vertot.

Mon excellent ami Amédée Pichot, qui voyage plus savamment que moi, et qui laisse rarement quelque chose à explorer dans un pays qu’il a parcouru, n’ignorait rien des ballades de l’Écosse et de l’histoire de ses lutins. Il me raconta celle de Trilby, qui est cent fois plus jolie que celle-ci, et que je raconterais volontiers à mon tour, si je ne craignais de la défleurir, car il m’avait laissé le droit d’en user à ma manière. Je me mis au travail avec la ferme intention de suivre en tout point la leçon charmante que je venais d’apprendre ; mais elle était, il faut l’avouer, trop naïve, trop riante et trop gracieuse, pour un cœur encore follement préoccupé des illusions d’un âge qui commençait cependant à s’évanouir. Je n’avais pas écrit quelques pages sans retomber dans les allures sentimentales du roman passionné, et j’ai grand’ peur que cette malheureuse disposition de mon esprit ne m’empêche de m’élever jamais à la hauteur du conte des fées, non sur la trace de Perrault (mon orgueil ne va pas si loin), mais sur celle de mademoiselle de Lubert et de madame d’Aulnoy. Je prends le ciel à témoin que je n’ai pas de plus fière ambition.

Il me reste à dire quelques mots pour ceux qui m’écoutent, et pendant que je cause. Le talent du style est une faculté précieuse et rare à laquelle je ne prétends pas, dans l’acception où je l’entends, car je ne crois pas qu’il y ait plus de trois ou quatre hommes qui la possèdent dans un siècle ; mais je me flatte d’avoir poussé aussi loin que personne le respect de la langue, et si je l’ai violée quelque part, c’est par inadvertance et non par système. Je sais que cette erreur est plus grave et plus condamnable dans un homme qui a consacré la première partie de sa vie littéraire à l’exercice du professorat, à l’étude des langues, et à l’analyse critique des dictionnaires, que dans un autre écrivain ; mais j’attends encore ce reproche, et je comprends mal que Trilby m’ait valu, comme Smarra, un anathème académique dans le manifeste d’ailleurs extrêmement ingénieux de M. Quatremère de Quincy, contre ces hérésiarques de la parole que l’école classique a si puissamment foudroyés. C’est depuis ce temps-là qu’on ne parle plus de Byron et de Victor Hugo.

En y regardant de près, j’ai trouvé qu’il y avait dans Trilby quelques noms de localité qui ne sont ni dans Horace, ni dans Quintilien, ni dans Boileau, ni dans M. de La Harpe. Quand l’institut publiera, comme il doit nécessairement le faire un jour, une édition définitive de nos meilleurs textes littéraires, je l’engage ne pas laisser passer sans correction la fable des Deux Amis de La Fontaine, où il est parlé du Monomotapa.

Je n’ai presque rien à ajouter sur les petites pièces qui suivent Trilby, et que j’ai vaguement appelées Contes et Ballades, parce que je ne savais en vérité quel titre leur donner. Cela est fort indifférent. Les premières sont fort anciennes, et se ressentent de ma ferveur de jeune homme pour cette belle école germanique où vivaient il y a vingt-cinq ans les derniers germes féconds de la littérature imaginative, et si l’on veut de l’amour imaginaire. Je suis trop loin, par mes études et par mon âge, de l’époque où je les ai composées, pour y attacher le moindre intérêt, et j’en suis encore trop près, par ma manière de sentir, pour me trouver la force d’y changer quelque chose. J’aime mieux ne pas les relire, et le lecteur sera certainement de mon avis. L’Histoire d’Hélène Gillet, seule, n’est pas du même temps. Ce sont les dernières pages que j’ai écrites, et j’ai peur qu’elles n’en vaillent pas mieux pour cela.

PRÉFACE.

Le sujet de cette nouvelle est tiré d’une préface ou d’une note des romans de sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celle-ci a fait le tour du monde et se trouve partout. C’est le Diable amoureux de toutes les mythologies. Cependant, le plaisir de parler d’un pays que j’aime, et de peindre des sentiments que je n’ai pas oubliés ; le charme d’une superstition qui est, peut-être, la plus jolie fantaisie de l’imagination des modernes ; je ne sais quel mélange de mélancolie douce et de gaîté naïve que présente la fable originale, et qui n’a pas pu passer entièrement dans cette imitation : tout cela m’a séduit au point de ne me laisser, ni le temps, ni la faculté de réfléchir sur le fond trop vulgaire d’une espèce de composition dans laquelle il est naturel de chercher avant tout l’attrait de la nouveauté. J’écrivais, au reste, en sûreté de conscience, puisque je n’ai lu aucune des nombreuses histoires dont celle de mon lutin a pu donner l’idée, et je me promettais d’ailleurs que mon récit, qui diffère nécessairement des contes du même genre, par tous les détails de mœurs et de localités, aurait encore, en cela, un peu de cet intérêt qui s’attache aux choses nouvelles. Je l’abandonne, quoi qu’il en soit, aux lecteurs accoutumés des écrite frivoles, avec cette déclaration faite dans l’intérêt de ma conscience, beaucoup plus que dans celui de mes succès. Il n’est pas de la destinée de mes ouvrages d’être jamais l’objet d’une controverse littéraire.

Quand j’ai logé le lutin d’Argail dans les pierres du foyer, et que je l’ai fait converser avec une fileuse qui s’endort, je connaissais depuis longtemps une jolie composition de M. de Latouche, où cette charmante tradition était racontée en vers enchanteurs ; et comme ce poète est selon moi, dans notre littérature, l’Hésiode des esprits et des Fées, je me suis enchaîné à ses inventions avec le respect qu’un homme qui s’est fait auteur doit aux classiques de son école. Je serai bien fier s’il résulte pour quelqu’un de cette petite explication que j’étais l’ami de M. de Latouche, car j’ai aussi des prétentions à ma part de gloire et d’immortalité.

C’est ici que cet avertissement devait finir, et il pourrait même paraître long, si l’on n’avait égard qu’à l’importance du sujet ; mais j’éprouve la nécessité de répondre à quelques objections qui se sont élevées d’avance contre la forme de mon faible ouvrage, pendant que je m’amusais à l’écrire, et que j’aurais mauvaise grâce de braver ouvertement. Quand il y a déjà tant de chances probables contre un bien modeste succès, il est au moins prudent de ne pas laisser prendre à la critique des avantages trop injustes, ou des droits trop rigoureux. Ainsi, c’est avec raison, peut-être, qu’on s’élève contre la monotonie d’un choix de localité que la multiplicité des excellents romans de sir Walter Scott a rendu populaire jusqu’à la trivialité, et j’avouerai volontiers que ce n’est maintenant ni un grand effort d’imagination, ni un grand ressort de nouveauté, que de placer en Écosse la scène d’un poème ou d’un roman. Cependant, quoique sir Walter Scott ait produit, je crois, dix ou douze volumes depuis que j’ai tracé les premières lignes de celui-ci, distraction rare et souvent négligée de différents travaux plus sérieux, je ne choisirais pas autrement le lieu et les accessoires de la scène, si j’avais à recommencer. Ce n’est toutefois pas la manie à la mode qui m’a assujetti, comme tant d’autres, à cette cosmographie un peu barbare, dont la nomenclature inharmonique épouvante l’oreille et tourmente la prononciation de nos dames. C’est l’affection particulière d’un voyageur pour une contrée qui a rendu à son cœur, dans une suite charmante d’impressions vives et nouvelles, quelques-unes des illusions du jeune âge ; c’est le besoin si naturel à tous les hommes de se rebercer, comme dit Schiller, dans les rêves de leur printemps. Il y a une époque de la vie où la pensée recherche avec un amour exclusif les souvenirs et les images du berceau. Je n’y suis pas encore parvenu. Il y a une époque de la vie où l’âme déjà fatiguée se rajeunit encore dans d’agréables conquêtes sur l’espace et sur le temps. C’est celle-là dont j’ai voulu fixer en courant les sensations prêtes à s’effacer. Que signifieraient, au reste, dans l’état de nos mœurs et au milieu de l’éblouissante profusion, de nos lumières, l’histoire crédule des rêveries d’un peuple enfant, appropriée à notre siècle et à notre pays ? Nous sommes trop perfectionnés pour jouir de ces mensonges délicieux, et nos hameaux sont trop savants pour qu’il soit possible d’y placer avec vraisemblance aujourd’hui les traditions d’une superstition intéressante. Il faut courir au bout de l’Europe, affronter les mers du Nord et les glaces du pôle, et découvrir dans quelques buttes à demi sauvages une tribu tout-à-fait isolée du reste des hommes, pour pouvoir s’attendrir sur de touchantes erreurs, seul reste des âges d’ignorance et de sensibilité.

Une autre objection dont j’avais à parler, et qui est beaucoup moins naturelle, mais qui vient de plus haut, et qui offrait des consolations trop douces à la médiocrité didactique et à l’impuissance ambitieuse pour n’en être pas accueillie avec empressement, est celle qui s’est nouvellement développée dans des considérations d’ailleurs fort spirituelles sur les usurpations réciproques de la poésie et de la peinture, et dont le genre qu’on appelé romantique a été le prétexte. Personne n’est plus disposé que moi à convenir que le genre romantique est un fort mauvais genre, surtout tant qu’il ne sera pas défini, et que tout ce qui est essentiellement détestable appartiendra, comme par une nécessité invincible, au genre romantique ; mais c’est pousser la proscription un peu loin que de l’étendre au style descriptif ; et je tremble de penser que si on enlève ces dernières ressources, empruntées d’une nature physique invariable, aux nations avancées chez lesquelles les plus précieuses ressources de l’inspiration morale n’existent plus, il faudra bientôt renoncer aux arts et à la poésie. Il est généralement vrai que la poésie descriptive est la dernière qui vienne à briller chez les peuples, mais c’est que chez les peuples vieillis, il n’y a plus rien à décrire que la nature qui ne vieillit jamais. C’est de là que résulte à la fin de toutes les sociétés le triomphe inévitable des talents d’imitation sur les arts d’imagination, sur l’invention et le génie. La démonstration rigoureuse de ce principe serait, du reste, fort déplacée ici.

Je conviens d’ailleurs que cette question ne vient pas jusqu’à moi, dont les essais n’appartiennent à aucun genre avoué. Et que m’importe ce qu’on en pensera dans mon intérêt ? C’est pour un autre Chateaubriand, pour un Bernardin de Saint-Pierre à venir, qu’il faut décider si le style descriptif est une usurpation ambitieuse sur l’art de peindre la pensée, comme certains tableaux de David, de Gérard et de Girodet sur l’art de l’écrire ; et si l’inspiration circonscrite dans un cercle qu’il ne lui est plus permis de franchir n’aura jamais le droit de s’égarer sous le frigus opacum et à travers les gelidœ fontium perennitates des poètes paysagistes qui ont trouvé ces heureuses expressions sans la permission de l’Académie.

N. B. L’orthographe propre des sites écossais, qui doit être inviolable dans un ouvrage de relation, me paraissant fort indifférente dans un ouvrage d’imagination qui n’est pas plus destiné à fournir des autorités en cosmographie qu’en littérature, je me suis permis de l’altérer en quelques endroits, pour éviter de ridicules équivoques de prononciation, ou des consonances désagréables. Ainsi, j’ai écrit Argail pour Argyle, et Balva pour Balvaig, exemples qui seraient au moins justifiés, le premier par celui de l’Arioste et de ses traducteurs, le second par celui de Macpherson et de ses copistes, mais qui peuvent heureusement se passer de leur appui aux yeux du public sagement économe de son temps qui ne lit pas les préfaces.

TRILBY

OU

LE LUTIN D’ARGAIL
.

Il n’y a personne parmi vous, mes chers amis, qui n’ait entendu parler des drows de Thulé et des elfs ou lutins familiers de l’Écosse, et qui ne sache qu’il y a peu de maisons rustiques dans ces contrées qui ne comptent un follet parmi leurs hôtes. C’est d’ailleurs un démon plus malicieux que méchant et plus espiègle que malicieux, quelquefois bizarre et mutin, souvent doux et serviable, qui a toutes les bonnes qualités et tous les défauts d’un enfant mal élevé. Il fréquente rarement la demeure des grands et les fermes opulentes qui réunissent un grand nombre de serviteurs ; une destination plus modeste lie sa vie mystérieuse à la cabane du pâtre ou du bûcheron. Là, mille fois plus joyeux que les brillants parasites de la fortune, il se joue à contrarier les vieilles femmes qui médisent de lui dans leurs veillées, ou à troubler de rêves incompréhensibles, mais gracieux, le sommeil des jeunes filles. Il se plaît particulièrement dans les étables, et il aime à traire pendant la nuit les vaches et les chèvres du hameau, afin de jouir de la douce surprise des bergères matinales, quand elles arrivent dès le point du jour, et ne peuvent comprendre par quelle merveille les jattes rangées avec ordre regorgent de si bonne heure d’un lait écumeux et appétissant ; ou bien il caracole sur les chevaux qui hennissent de joie, roule dans ses doigts les longs anneaux de leurs crins flottants, lustre leur croupe polie, ou lave d’une eau pure comme le cristal leurs jambes fines et nerveuses. Pendant l’hiver, il préfère à tout les environs de l’âtre domestique et les pans couverts de suie de la cheminée, où il fait son habitation dans les fentes de la muraille, à côté de la cellule harmonieuse du grillon. Combien de fois n’a-t-on pas vu Trilby, le joli lutin de la chaumière de Dougal, sautiller sur le rebord des pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée, en essayant de saisir au passage les étincelles qui jaillissaient des tisons et qui montaient en gerbe brillante au-dessus du foyer ! Trilby était le plus jeune, le plus galant, le plus mignon des follets. Vous auriez parcouru l’Écosse entière, depuis l’embouchure du Solway jusqu’au détroit de Pentland, sans en trouver un seul qui put lui disputer l’avantage de l’esprit et de la gentillesse. On ne racontait de lui que des choses aimables et des caprices ingénieux. Les châtelaines d’Argail et de Lennox en étaient si éprises, que plusieurs d’entre elles se mouraient du regret de ne pas posséder dans leurs palais le lutin qui avait enchanté leurs songes, et le vieux laird de Lutha aurait sacrifié, pour pouvoir l’offrir à sa noble épouse, jusqu’au claymore rouillé d’Archibald, ornement gothique de la salle d’armes ; mais Trilby se souciait peu du claymore d’Archibald, et des palais et des châtelaines. Il n’eût pas abandonné la chaumière de Dougal pour l’empire du monde, car il était amoureux de la brune Jeannie, l’agaçante batelière du lac Beau, et il profitait de temps en temps de l’absence du pêcheur pour raconter à Jeannie les sentiments qu’elle lui avait inspirés. Quand Jeannie, de retour du lac, avait vu s’égarer au loin, s’enfoncer dans une anse profonde, se cacher derrière un cap avancé, pâlir dans les brumes de l’eau et du ciel la lumière errante du bateau voyageur qui portait son mari et les espérances d’une pêche heureuse, elle regardait encore du seuil de la maison, puis rentrait en soupirant, attisait les charbons à demi blanchis par la cendre, et faisait pirouetter son fuseau de cytise en fredonnant le cantique de saint Dunstan, ou la ballade du revenant d’Aberfoïl, et dès que ses paupières, appesanties par le sommeil, commençaient à voiler ses yeux fatigués, Trilby, qu’enhardissait l’assoupissement de sa bien-aimée, sautait légèrement de son trou, bondissait avec une joie d’enfant dans les flammes, en faisant sauter autour de lui un nuage de paillettes de feu, se rapprochait plus timide de la fileuse endormie, et quelquefois, rassuré par le souffle égal qui s’exhalait de ses lèvres à intervalles mesurés, s’avançait, reculait, revenait encore, s’élançait jusqu’à ses genoux en les effleurant comme un papillon de nuit du battement muet de ses ailes invisibles, allait caresser sa joue, se rouler dans les boucles de ses cheveux, se suspendre, sans y peser, aux anneaux d’or de ses oreilles, ou se reposer sur son sein en murmurant d’une voix plus douce que le soupir de l’air à peine ému quand il meurt sur une feuille de tremble : « Jeannie, ma belle Jeannie, écoute un moment l’amant qui t’aime et qui pleure de t’aimer, parce que tu ne réponds pas à sa tendresse. Prends pitié de Trilby, du pauvre Trilby. Je suis le follet de la chaumière. C’est moi, Jeannie, ma belle Jeannie, qui soigne le mouton que tu chéris, et qui donne à sa laine un poli qui le dispute à la soie et à l’argent. C’est moi qui supporte le poids de tes rames pour l’épargner à tes bras, et qui repousse au loin l’onde qu’elles ont à peine touchée. C’est moi qui soutiens ta barque lorsqu’elle se penche sous l’effort du vent, et qui la fais cingler contre la marée comme sur une pente facile. Les poissons bleus du lac Long et du lac Beau, ceux qui font jouer aux rayons du soleil sous les eaux basses de la rade les saphirs de leur dos éblouissant, c’est moi qui les ai apportés des mers lointaines du Japon, pour réjouir les yeux de la première fille que tu mettras au monde, et que tu verras s’élancer à demi de tes bras en suivant leurs mouvements agiles et les reflets variés de leurs écailles brillantes. Les fleurs que tu t’étonnes de trouver le matin sur ton passage dans la plus triste saison de l’année, c’est moi qui vais les dérober pour toi à des campagnes enchantées dont tu ne soupçonnes pas l’existence, et où j’habiterais, si je l’avais voulu, de riantes demeures, sur des lits de mousse veloutée que la neige ne couvre jamais, ou dans le calice embaumé d’une rose qui ne se flétrit que pour faire place à des roses plus belles. Quand tu respires une touffe de thym enlevée au rocher, et que tu sens tout à coup tes lèvres surprises d’un mouvement subit, comme l’essor d’une abeille qui s’envole, c’est un baiser que je te ravis en passant. Les songes qui te plaisent le mieux, ceux dans lesquels tu vois un enfant qui te caresse avec tant d’amour, moi seul je te les envoie, et je suis l’enfant dont tes lèvres pressent les lèvres enflammées dans ces doux prestiges de la nuit. Oh ! réalise le bonheur de nos rêves ! Jeannie, ma belle Jeannie, enchantement délicieux de mes pensées, objet de souci et d’espérance, de trouble et de ravissement, prends pitié du pauvre Trilby, aime un peu le follet de la chaumière ! »

Jeannie aimait les jeux du follet, et ses flatteries caressantes, et les rêves innocemment voluptueux qu’il lui apportait dans le sommeil. Longtemps elle avait pris plaisir à cette illusion sans en faire confidence à Dougal, et cependant la physionomie si douce et la voix si plaintive de l’esprit du foyer se retraçaient souvent à sa pensée, dans cet espace indécis entre le repos et le réveil où le cœur se rappelle malgré lui les impressions qu’il s’est efforcé d’éviter pendant le jour. Il lui semblait voir Trilby se glisser dans les replis de ses rideaux, ou l’entendre gémir et pleurer sur son oreiller. Quelquefois même, elle avait cru sentir le pressement d’une main agitée, l’ardeur d’une bouche brûlante. Elle se plaignit enfin à Dougal de l’opiniâtreté du démon qui l’aimait et qui n’était pas inconnu au pêcheur lui-même, car ce rusé rival avait cent fois enchaîné son hameçon ou lié les mailles de son filet aux herbes insidieuses du lac. Dougal l’avait vu au-devant de son bateau, sous l’apparence d’un poisson énorme, séduire d’une indolence trompeuse l’attente de sa pêche nocturne, et puis plonger, disparaître, effleurer le lac sous la forme d’une mouche ou d’une phalène, et se perdre sur le rivage avec l’Hope-Clover dans les moissons profondes de la luzerne. C’est ainsi que Trilby égarait Dougal, et prolongeait longtemps son absence.

Pendant que Jeannie, assise à l’angle du foyer, racontait à son mari les séductions du follet malicieux, qu’on se représente la colère de Trilby, et son inquiétude, et ses terreurs ! Les tisons lançaient des flammes blanches qui dansaient sur eux sans les toucher ; les charbons étincelaient de petites aigrettes pétillantes, le farfadet se roulait dans une cendre enflammée et la faisait voler autour de lui en tourbillons ardents. « Voilà qui est bien, dit le pêcheur. J’ai passé ce soir le vieux Ronald, le moine centenaire de Balva, qui lit couramment dans les livres d’église, et qui n’a pas pardonné aux lutins d’Argail les dégâts qu’ils ont fait l’an dernier dans son presbytère. Il n’y a que lui qui puisse nous débarrasser de cet ensorcelé de Trilby, et le reléguer jusque dans les rochers d’Inisfaïl, d’où nous viennent ces méchants esprits. »

Le jour n’était pas arrivé que l’ermite fut appelé à la chaumière de Dougal. Il passa tout le temps que le soleil éclaira l’horizon en méditations et en prières, baisant les reliques des saints, et feuilletant le Rituel et la Clavicule. Puis, quand les heures de la nuit furent tout-à-fait descendues, et que les follets égarés dans l’espace rentrèrent en possession de leur demeure solitaire, il vint se mettre à genoux devant l’âtre embrasé, y jeta quelques frondes de houx béni, qui brûlèrent en craquetant, épia d’une oreille attentive le chant mélancolique du grillon qui pressentait la perte de son ami, et reconnut Trilby à ses soupirs. Jeannie venait d’entrer.

Alors le vieux moine se releva, et prononçant trois fois le nom de Trilby d’une voix redoutable : « Je t’adjure, lui dit-il, par le pouvoir que j’ai reçu des sacrements, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge. Comme tu n’avais jamais donné lieu, Trilby, à une plainte sérieuse, et que tu étais même connu en Argail pour un esprit sans méchanceté ; comme je sais d’ailleurs par les livres secrets de Salomon, dont l’intelligence est en particulier réservée à notre monastère de Balva, que tu appartiens à une race mystérieuse dont la destinée à venir n’est pas irréparablement fixée, et que le secret de ton salut ou de ta damnation est encore caché dans la pensée du Seigneur, je m’abstiens de prononcer sur toi une peine plus sévère. Mais qu’il te souvienne, Trilby, que je t’adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge ! »

Et le vieux moine chanta pour la première fois, accompagné des répons de Dougal et de Jeannie dont le cœur commençait à palpiter d’une émotion pénible. Elle n’était pas sans regret d’avoir révélé à son mari les timides amours du lutin, et l’exil de l’hôte accoutumé du foyer lui faisait comprendre qu’elle lui était plus attachée qu’elle ne l’avait cru jusqu’alors.

Le vieux moine prononçant de nouveau par trois fois le nom de Trilby : « Je t’adjure, lui dit-il, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et afin que tu ne te flattes pas de pouvoir éluder le sens de mes paroles, car ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais votre malice, je te signifie que cette sentence est irrévocable à jamais… »

« Hélas, dit tout bas Jeannie !

» À moins, continua le vieux moine, que Jeannie ne te permette d’y revenir. »

Jeannie redoubla d’attention.

« Et que Dougal lui-même ne t’y envoie. – »

« Hélas ! répéta Jeannie !

« Et qu’il te souvienne, Trilby, que je t’adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté deux fois encore les saintes litanies de la Vierge. – »

Et le vieux moine chanta pour la seconde fois, accompagné des réponses de Dougal et de Jeannie qui ne prononçait plus qu’à demi-voix, et la tête à demi enveloppée de sa noire chevelure, parce que son cœur était gonflé de sanglots qu’elle cherchait à contenir, et ses yeux mouillés de larmes qu’elle cherchait à cacher. « Trilby, se disait-elle, n’est pas d’une race maudite ; ce moine vient lui-même de l’avouer ; il m’aimait avec la même innocence que mon mouton ; il ne pouvait se passer de moi. Que deviendra-t-il sur la terre quand il sera privé du seul bonheur de ses veillées ? Était-ce un si grand mal, pauvre Trilby, qu’il se jouât le soir avec mon fuseau, quand, presque endormie, je le laissais échapper de ma main, ou qu’il se roulât en le couvrant de baisers dans le fil que j’avais touché ? »

Mais le vieux moine répétant encore par trois fois le nom de Trilby, et recommençant ses paroles dans le même ordre : « Je t’adjure, lui dit-il, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et je te défends d’y rentrer jamais, sinon aux conditions que je viens de te prescrire, quand j’aurai chanté une fois encore les saintes litanies de la Vierge. »

Jeannie porta sa main sur ses yeux.

» Et crois que je punirai ta rébellion d’une manière qui épouvantera tous tes pareils ! je te lierai pour mille ans, esprit désobéissant et malin, dans le tronc du bouleau le plus noueux et le plus robuste du cimetière ! »

« Malheureux Trilby, dit Jeannie !

» Je le jure sur mon grand Dieu, continua le moine, et cela sera fait ainsi. »

Et il chanta pour la troisième fois, accompagné des répons de Dougal. Jeannie ne répondit pas. Elle s’était laissée tomber sur la pierre saillante qui borde le foyer, et le moine et Dougal attribuaient son émotion au trouble naturel que doit faire naître une cérémonie imposante. Le dernier répons expira ; la flamme des tisons pâlit ; une lumière bleue courut sur la braise éteinte et s’évanouit. Un long cri retentit dans la cheminée rustique. Le follet n’y était plus.

— Où est Trilby, dit Jeannie en revenant à elle ? — « Parti, dit le moine avec orgueil. »

— Parti ! s’écria-t-elle, d’un accent qu’il prit pour celui de l’admiration et de la joie ! Les livres sacrés de Salomon ne lui avaient pas appris ces mystères.

À peine le follet avait quitté le seuil de la chaumière de Dougal, Jeannie sentit amèrement que l’absence du pauvre Trilby en avait fait une profonde solitude. Ses chansons de la veillée n’étaient plus entendues de personne, et certaine de ne confier leurs refrains qu’à des murailles insensibles, elle ne chantait que par distraction ou dans les rares moments où il lui arrivait de penser que Trilby, plus puissant que la Clavicule et le Rituel, avait peut-être déjoué les exorcismes du vieux moine et les sévères arrêts de Salomon. Alors, l’œil fixé sur l’âtre, elle cherchait à discerner, dans les figures bizarres que la cendre dessine en sombres compartiments sur la fournaise éblouissante, quelques-uns des traits que son imagination avait prêtés à Trilby ; elle n’apercevait qu’une ombre sans forme et sans vie qui rompait çà et là l’uniformité du rouge enflammé du foyer, et se dissipait à la moindre agitation de la touffe de bruyères sèches qu’elle faisait siffler devant le feu pour le ranimer. Elle laissait tomber son fuseau, elle abandonnait son fil, mais Trilby ne chassait plus devant lui le fuseau roulant comme pour le dérober à sa maîtresse, heureux alors de le ramener jusqu’à elle et de se servir du fil à peine ressaisi, pour s’élever à la main de Jeannie et y déposer un baiser rapide, après lequel il était si prompt à retomber, à s’enfuir et à disparaître, qu’elle n’avait jamais eu le temps de s’alarmer et de se plaindre. Dieu ! que les temps étaient changés ! que les soirées étaient longues, et que le cœur de Jeannie était triste !

Les nuits de Jeannie avaient perdu leur charme comme sa vie, et s’attristaient encore de la secrète pensée que Trilby, mieux accueilli chez les châtelaines d’Argail, y vivait paisible et caressé, sans crainte de leurs fiers époux. Quelle comparaison humiliante pour la chaumière du lac Beau ne devait pas se renouveler pour lui à tous les moments de ses délicieuses soirées, sous les cheminées somptueuses où les noires colonnes de Staffa s’élançaient des marbres d’argent de Firkin, et aboutissaient à des voûtes resplendissantes de cristaux de mille couleurs ! Il y avait loin de ce magnifique appareil à la simplicité du triste foyer de Dougal. Que cette comparaison était plus pénible encore pour Jeannie, quand elle se représentait ses nobles rivales, assemblées autour d’un brasier dont l’ardeur était entretenue par des bois précieux et odorants qui remplissaient d’un nuage de parfums le palais favorisé du lutin ! quand elle détaillait dans sa pensée les richesses de leur toilette, les couleurs brillantes de leurs robes à quadrilles, l’agrément et le choix de leurs plumes de ptarmigan et de héron, la grâce apprêtée de leurs cheveux, et qu’elle croyait saisir dans l’air les concerts de leurs voix mariées avec une ravissante harmonie ! « Infortunée Jeannie, disait-elle, tu croyais donc savoir chanter ! et quand tu aurais une voix plus douce que celle de la jeune fille de la mer que les pêcheurs ont quelquefois entendue le matin, qu’as-tu fait, Jeannie, pour qu’il s’en souvînt ? Tu chantais comme s’il n’était pas là, comme si l’écho seul t’avait écoutée, tandis que toutes ces coquettes ne chantent que pour lui ; elles ont d’ailleurs tant d’avantages sur toi : la fortune, la noblesse, peut-être même la beauté ! Tu es brune, Jeannie, parce que ton front découvert à la surface resplendissante des eaux brave le ciel brûlant de l’été. Regarde tes bras : ils sont souples et nerveux, mais ils n’ont ni délicatesse ni fraîcheur. Tes cheveux manquent peut-être de grâce, quoique noirs, longs, bouclés et superbes, lorsque, flottants sur tes épaules, tu les abandonnes aux fraîches brises du lac ; mais il m’a vue si rarement sur le lac, et n’a-t-il pas oublié déjà qu’il m’a vue ? –

Préoccupée de ces idées, Jeannie se livrait au sommeil bien plus tard que d’habitude, et ne goûtait pas le sommeil même, sans passer de l’agitation d’une veille inquiète à des inquiétudes nouvelles. Trilby ne se présentait plus dans ses rêves sous la forme fantastique du nain gracieux du foyer. À cet enfant capricieux avait succédé un adolescent aux cheveux blonds, dont la taille svelte et pleine d’élégance le disputait en souplesse aux joncs élancés des rivages ; c’étaient les traits fins et doux du follet, mais développés dans les formes imposantes du chef du clan des Mac-Farlane, quand il gravit le Cobler en brandissant l’arc redoutable du chasseur, ou quand il s’égare dans les boulingrins d’Argail, en faisant retentir d’espace en espace les cordes de la harpe écossaise ; et tel devait être le dernier de ces illustres seigneurs, lorsqu’il disparut tout à coup de son château après avoir subi l’anathème des saints religieux de Balva, pour s’être refusé au paiement d’un ancien tribut envers le monastère. Seulement les regards de Trilby n’avaient plus l’expression franche, la confiance ingénue du bonheur. Le sourire d’une candeur étourdie ne volait plus sur ses lèvres. Il considérait Jeannie d’un œil attristé, soupirait amèrement, et ramenait sur son front les boucles de ses cheveux, ou l’enveloppait des longs replis de son manteau ; puis se perdait dans les vagues ombres de la nuit. Le cœur de Jeannie était pur, mais elle souffrait de l’idée qu’elle était la seule cause des malheurs d’une créature charmante qui ne l’avait jamais offensée, et dont elle avait trop vite redouté la naïve tendresse. Elle s’imaginait, dans l’erreur involontaire des songes, qu’elle criait au follet de revenir, et que pénétré de reconnaissance, il s’élançait à ses pieds et les couvrait de baisers et de larmes. Puis en le regardant sous sa nouvelle forme, elle comprenait qu’elle ne pouvait plus prendre à lui qu’un intérêt coupable, et déplorait son exil sans oser désirer son retour.

Ainsi se passaient les nuits de Jeannie, depuis le départ du lutin ; et son cœur, aigri par un juste repentir ou par un penchant involontaire, toujours repoussé, toujours vainqueur, ne s’entretenait que de mornes soucis qui troublaient le repos de la chaumière. Dougal, lui-même, était devenu inquiet et rêveur. Il y a des privilèges attachés aux maisons qu’habitent les follets ! Elles sont préservées des accidents de l’orage et des ravages de l’incendie ; car le lutin attentif n’oublie jamais, quand tout le monde est livré au repos, de faire sa ronde nocturne autour du domaine hospitalier qui lui donne un asile contre le froid des hivers. Il resserre les chaumes du toit à mesure qu’un vent obstiné les divise, ou bien il fait rentrer dans ses gonds ébranlés une porte agitée par la tempête. Obligé à nourrir pour lui la chaleur agréable du foyer, il détourne de temps en temps la cendre qui s’amoncelle ; il ranime d’un souffle léger une étincelle qui s’étend peu à peu sur un charbon prêt à s’éteindre, et finit par embraser toute sa noire surface. Il ne lui en faut pas davantage pour se réchauffer ; mais il paie généreusement le loyer de ce bienfait, en veillant à ce qu’une flamme furtive ne vienne pas à se développer pendant le sommeil insouciant de ses hôtes ; il interroge du regard tous les recoins du manoir, toutes les fentes de la cheminée antique ; il retourne le fourrage dans la crèche, la paille sur la litière ; et sa sollicitude ne se borne pas aux soins de l’étable ; il protège aussi les habitants pacifiques de la basse-cour et de la volière auxquels la Providence n’a donné que des cris pour se plaindre, et qu’elle a laissés sans armes pour se défendre. Souvent le chatpard, altéré de sang, qui était descendu des montagnes en amortissant sur les mousses discrètes son pas qui les foule à peine, en contenant son miaulement de tigre, en voilant ses yeux ardents qui brillent dans la nuit comme des lumières errantes ; souvent la martre voyageuse qui tombe inattendue sur sa proie, qui la saisit sans la blesser, l’enveloppe comme une coquette d’embrassements gracieux, l’enivre de parfums enchanteurs, et lui imprime sur le cou un baiser qui donne la mort ; souvent le renard même a été trouvé sans vie à côté du nid tranquille des oiseaux nouveau-nés, tandis qu’une mère immobile dormait la tête cachée sous l’aile, en rêvant à l’heureuse histoire de sa couvée tout éclose, où il n’a pas manqué un seul œuf. Enfin l’aisance de Dougal avait été fort augmentée par la pêche de ces jolis poissons bleus qui ne se laissaient prendre que dans ses filets ; et depuis le départ de Trilby, les poissons bleus avaient disparu. Aussi n’arrivait-il plus au rivage sans être poursuivi des reproches de tous les enfants du clan de Mac-Farlane, qui lui criaient : « C’est affreux, méchant Dougal ! c’est vous qui avez enlevé tous les jolis petits poissons du lac Long et du lac Beau ; nous ne les verrons plus sauter à la surface de l’eau, en faisant semblant de mordre à nos hameçons, ou s’arrêter immobiles, comme des fleurs couleur du temps, sur les herbes roses de la rade. Nous ne les verrons plus nager à côté de nous quand nous nous baignons, et nous diriger loin des courants dangereux, en détournant rapidement leur longue colonne bleue ; » et Dougal poursuivait sa route en murmurant ; il se disait même quelquefois : « C’est peut-être en effet une chose ridicule que d’être jaloux d’un lutin ; mais le vieux moine de Balva en sait là-dessus plus que moi. »

Dougal enfin ne pouvait se dissimuler le changement qui s’était fait depuis quelques temps dans le caractère de Jeannie, naguère encore si serein et si enjoué ; et jamais il ne remontait par la pensée au jour où il avait vu sa mélancolie se développer, sans se rappeler au même instant les cérémonies de l’exorcisme et l’exil de Trilby. À force d’y réfléchir, il se persuada que les inquiétudes qui l’obsédaient dans son ménage, et la mauvaise fortune qui s’obstinait à le poursuivre à la pêche, pourraient bien être l’effet d’un sort, et sans communiquer cette pensée à Jeannie dans des termes propres à augmenter l’amertume des soucis auxquels elle paraissait livrée, il lui suggéra peu à peu le désir de recourir à une protection puissante contre la mauvaise destinée qui le persécutait. C’était peu de jours après que devait avoir lieu, au monastère de Balva, la fameuse vigile de saint Colombain, dont l’intercession était plus recherchée qu’aucune autre des jeunes femmes du pays, parce que, victime d’un amour secret et malheureux, il était sans doute plus propice qu’aucun des autres habitants du séjour céleste aux peines cachées du cœur. On en rapportait des miracles de charité et de tendresse dont jamais Jeannie n’avait entendu le récit sans émotion, et qui depuis quelque temps se présentaient fréquemment à son imagination parmi les rêves caressants de l’espérance. Elle se rendit d’autant plus volontiers aux propositions de Dougal, qu’elle n’avait jamais visité le plateau de Calender ; et que dans cette contrée nouvelle pour ses yeux, elle croyait avoir moins de souvenirs à redouter qu’auprès du foyer de la chaumière, où tout l’entretenait des grâces touchantes et de l’innocent amour de Trilby. Un seul chagrin se mêlait à l’idée de ce pèlerinage ; c’est que l’ancien du monastère, cet inflexible Ronald dont les exorcismes cruels avaient banni Trilby pour toujours de son obscure solitude, descendrait probablement lui-même de son ermitage des montagnes, pour prendre part à la solennité anniversaire de la fête du saint patron ; mais Jeannie, qui craignait avec trop de raison d’avoir beaucoup de pensées indiscrètes et peut-être jusqu’à des sentiments coupables à se reprocher, se résigna promptement à la mortification ou au châtiment de sa présence. Qu’allait-elle, d’ailleurs, demander à Dieu, sinon d’oublier Trilby, ou plutôt la fausse image qu’elle s’en était faite ; et quelle haine pouvait-elle conserver contre ce vieillard, qui n’avait fait que remplir ses vœux et que prévenir sa pénitence !

— Au reste, reprit-elle à part soi, sans se rendre compte de ce retour involontaire de son esprit, Ronald avait plus de cent ans à la dernière chute des feuilles et peut-être est-il mort.

Dougal, moins préoccupé, parce qu’il était bien plus fixé sur l’objet de son voyage, calculait ce que devait lui rapporter à l’avenir la pêche mieux entendue de ces poissons bleus dont il avait cru ne voir jamais finir l’espèce ; et comme s’il avait pensé que le seul projet d’une pieuse visite au sépulcre du saint abbé pouvait avoir ramené ce peuple vagabond dans les eaux basses du golfe, il les sondait inutilement du regard, en parcourant le petit détour de l’extrémité du lac Long, vers les délicieux rivages de Tarbet, campagnes enchantées dont le voyageur même qui les a traversées, le cœur vide de ces illusions de l’amour qui embellissent tous les pays, n’a jamais perdu le souvenir. C’était un peu moins d’un an après le rigoureux bannissement du follet. L’hiver n’était point commencé, mais l’été finissait. Les feuilles, saisies par le froid matinal, se roulaient à la pointe des branches inclinées, et leurs bouquets bizarres, frappés d’un rouge éclatant, ou jaspés d’un fauve doré, semblaient orner la tête des arbres de fleurs plus fraîches ou de fruits plus brillants que les fleurs et les fruits qu’ils ont reçus de la nature. On aurait cru qu’il y avait des bouquets de grenades dans les bouleaux, et que les grappes mûres pendaient à la pâle verdure des frênes, surprises de briller entre les fines découpures de leur feuillage léger. Il y a dans ces jours de décadence de l’automne quelque chose d’inexplicable qui ajoute à la solennité de tous les sentiments. Chaque pas que fait le temps imprime alors sur les champs qui se dépouillent, ou au front des arbres qui jaunissent, un nouveau signe de caducité plus grave et plus imposant. On entend sortir du fond des bois une sorte de rumeur menaçante qui se compose du cri des branches sèches, du frôlement des feuilles qui tombent, de la plainte confuse des bêtes de proie que la prévoyance d’un hiver rigoureux alarme sur leurs petits, de rumeurs, de soupirs, de gémissements, quelquefois semblables à des voix humaines, qui étonnent l’oreille et saisissent le cœur. Le voyageur n’échappe pas même à l’abri des temples aux sensations qui le poursuivent. Les voûtes des vieilles églises rendent les mêmes bruits que les profondeurs des vieilles forêts, quand le pied du passant solitaire interroge les échos sonores de la nef, et que l’air extérieur qui se glisse entre les ais mal joints ou qui agite le plomb des vitraux rompus, marie des accords bizarres au sourd retentissement de sa marche. On dirait quelquefois le chant grêle d’une jeune vierge cloîtrée qui répond au mugissement majestueux de l’orgue ; et ces impressions se confondent si naturellement en automne, que l’instinct même des animaux y est souvent trompé. On a vu des loups errer sans défiance, à travers les colonnes d’une chapelle abandonnée, comme entre les fûts blanchissants des hêtres ; une volée d’oiseaux étourdis descend indistinctement sur le faîte des grands arbres, ou sur le clocher pointu des églises gothiques. À l’aspect de ce mât élancé, dont la forme et la matière sont dérobées à la forêt natale, le milan resserre peu à peu les orbes de son vol circulaire, et s’abat sur sa pointe aiguë comme sur un pal d’armoiries. Cette idée aurait pu prémunir Jeannie contre l’erreur d’un pressentiment douloureux, quand elle arriva sur les pas de Dougal à la chapelle de Glenfallach, vers laquelle ils s’étaient dirigés d’abord, parce que c’est là qu’était marqué le rendez-vous des pèlerins. En effet, elle avait vu de loin un corbeau à ailes démesurées s’abaisser sur la flèche antique, et s’y arrêter avec un cri prolongé qui exprimait tant d’inquiétude et de souffrance qu’elle ne put s’empêcher de le regarder comme un présage sinistre. Plus timide en s’approchant davantage, elle égarait ses yeux autour d’elle avec un saisissement involontaire, et son oreille s’effrayait au faible bruit des vagues sans vent qui viennent expirer au pied du monastère abandonné.

C’est ainsi que, de ruines en ruines, Dougal et Jeannie parvinrent aux rives étroites du lac Kattrinn ; car, dans ce temps reculé, les bateliers étaient plus rares, et les stations du pèlerin plus multipliées. Enfin, après trois jours de marche, ils découvrirent de loin les sapins de Balva, dont la verdure sombre se détachait avec une hardiesse pittoresque entre les forêts desséchées ou sur le fond des mousses pâles de la montagne. Au-dessus de son revers aride, et comme penchées à la pointe d’un roc perpendiculaire d’où elles semblaient se précipiter vers l’abîme, on voyait noircir les vieilles tours du monastère, et se développer, au loin, les ailes des bâtiments à demi écroulés. Aucune main humaine n’avait été employée à y réparer les ravages du temps depuis que les saints avaient fondé cet édifice, et une tradition universellement répandue dans le peuple attestait que lorsque les restes solennels achèveraient de joncher la terre de leurs débris, l’ennemi de Dieu triompherait pour plusieurs siècles en Écosse, et y obscurcirait de ténèbres impies les pures splendeurs de la foi. Aussi c’était un sujet de joie toujours nouveau pour la multitude chrétienne que de le voir encore imposant dans son aspect, et offrant pour l’avenir quelques promesses de durée. Alors des cris de joie, des clameurs d’enthousiasme, de doux murmures d’espoir et de reconnaissance venaient se confondre dans la prière commune. C’est là, c’est dans ce moment de pieuse et profonde émotion qu’excite l’attente ou la vue d’un miracle, que tous les pèlerins à genoux récapitulaient pendant quelques minutes d’adoration les principaux objets de leur voyage : la femme et les filles de Coll Cameron, un des plus proches voisins de Dougal, de nouvelles parures qui éclipseraient dans les fêtes prochaines la beauté simple de Jeannie ; Dougal, un coup de filet miraculeux qui l’enrichirait de quelque trésor, contenu dans une boîte précieuse que sa bonne fortune aurait menée intacte à l’extrémité du lac ; et Jeannie, le besoin d’oublier Trilby, et de ne plus y rêver ; prière que son cœur ne pouvait cependant avouer tout entière, et qu’elle se réservait de méditer encore au pied des autels, avant de la confier sans réserve à la pensée attentive du saint protecteur.

Les pèlerins arrivèrent enfin au parvis de la vieille église, où un des plus anciens ermites de la contrée était ordinairement chargé d’attendre leurs offrandes, et de leur présenter des rafraîchissements et un asile pour la nuit. De loin, la blancheur éblouissante du front de l’anachorète, l’élévation de sa taille majestueuse qui n’avait pas fléchi sous le poids des ans, la gravité de son attitude immobile et presque menaçante, avaient frappé Jeannie d’une réminiscence mêlée de respect et de terreur. Cet ermite, c’était le sévère Ronald, le moine centenaire de Balva. « J’étais préparé à vous voir, » dit-il à Jeannie avec une intention si pénétrante, que l’infortunée n’aurait pas éprouvé plus de trouble en s’entendant publiquement accuser d’un péché. « Et vous aussi, bon Dougal, » continua-t-il en le bénissant : « vous venez chercher avec raison les grâces du ciel dans la maison du ciel, et nous demander contre les ennemis secrets qui vous tourmentent les secours d’une protection que les péchés du peuple ont fatiguée, et qui ne peut plus se racheter que par de grands sacrifices. »

Pendant qu’il parlait de la sorte, il les avait introduits dans la longue salle du réfectoire ; le reste des pèlerins se reposaient sur les pierres du vestibule, ou se distribuaient, chacun suivant sa dévotion particulière, dans les nombreuses chapelles de l’église souterraine. Ronald se signa et s’assit, Dougal l’imita ; Jeannie, obsédée d’une inquiétude invincible, essayait de tromper l’attention obstinée du saint prêtre en laissant errer la sienne sur les nouveaux objets de curiosité qui s’offraient à ses regards dans ce séjour inconnu. Elle observait avec une curiosité vague le cintre immense des voûtes antiques, la majestueuse élévation des pilastres, le travail bizarre et recherché des ornements, et la multitude des portraits poudreux qui se suivaient dans des cadres délabrés sur les innombrables panneaux des boiseries. C’était la première fois que Jeannie entrait dans une galerie de peinture, et que ses yeux étaient surpris par cette imitation presque vivante de la figure de l’homme, animée au gré de l’artiste de toutes les passions de la vie. Elle contemplait émerveillée cette succession de héros écossais, différents d’expression et de caractère, et dont la prunelle mobile, toujours fixée sur ses mouvements, semblait la poursuivre de tableaux en tableaux, les uns avec l’émotion d’un intérêt impuissant et d’un attendrissement inutile, les autres avec la sombre rigueur de la menace et le regard foudroyant de la malédiction. L’un d’eux, dont le pinceau d’un artiste plus hardi avait pour ainsi dire devancé la résurrection, et qu’une combinaison, peu connue alors, d’effets et de couleurs, paraissait avoir jeté hors de la toile, effraya tellement Jeannie de l’idée de le voir se précipiter de sa bordure d’or et traverser la galerie comme un spectre, qu’elle se réfugia en tremblant vers Dougal, et tomba interdite sur la banquette que Ronald lui avait préparée.

« Celui-là, dit Ronald qui n’avait pas cessé de converser avec Dougal, est le pieux Magnus Mac-Farlane, le plus généreux de nos bienfaiteurs, et celui de tous qui a le plus de part à nos prières. Indigné du manque de foi de ses descendants dont la déloyauté a prolongé pour bien des siècles encore les épreuves de son âme, il poursuit leurs partisans et leurs complices jusque dans ce portrait miraculeux. J’ai entendu assurer que jamais les amis des derniers Mac-Farlane n’étaient entrés dans cette enceinte sans voir le pieux Magnus s’arracher de la toile où le peintre avait cru le fixer, pour venger sur eux le crime et l’indignité de sa race. Les places vides qui suivent celle-ci, continua-t-il, indiquent celles qui étaient réservées aux portraits de nos oppresseurs, et dont ils ont été repoussés comme du ciel. »

« Cependant, dit Jeannie, la dernière de ces places paraît occupée… Voilà un portrait au fond de cette galerie, et si ce n’était le voile qui le couvre… »

« Je vous disais, Dougal, reprit le moine, sans prêter d’attention à l’observation de Jeannie, que ce portrait est celui de Magnus Mac-Farlane, et que tous ses descendants sont dévoués à la malédiction éternelle. »

« Cependant, dit Jeannie, voilà un portrait au fond de cette galerie, un portrait voilé qui ne serait pas admis dans ce lieu saint si la personne qui doit y être représentée était aussi chargée d’une éternelle malédiction. N’appartiendrait-il pas par hasard à la famille des Mac-Farlane comme la disposition du reste de cette galerie semble l’annoncer, et comment un Mac-Farlane ?… »

« La vengeance de Dieu a ses bornes et ses conditions, interrompit Ronald ; et il faut que ce jeune homme ait eu des amis parmi les saints… »

« Il était jeune, s’écria Jeannie !… »

« Eh bien ! dit durement Dougal, qu’importe l’âge d’un damné ?… »

« Les damnés n’ont point d’amis dans le ciel, répondit vivement Jeannie en se précipitant vers le tableau. » Dougal la retint. Elle s’assit. Les pèlerins pénétraient lentement dans la salle, et resserraient peu à peu leur cercle immense autour du siège du vénérable vieillard qui avait repris avec eux son discours où il l’avait laissé. « Vrai, vrai, répétait-il, les mains appuyées sur son front renversé ! – de terribles sacrifices ! nous ne pouvons appeler la protection du Seigneur par notre intercession que sur les âmes qui la demandent sincèrement et comme nous, sans mélange de ménagements et de faiblesse. Ce n’est pas tout que de craindre l’obsession d’un démon, et que de prier le ciel de nous en délivrer. Il faut encore le maudire ! Savez-vous que la charité peut être un grand péché ? »

« — Est-il possible, répondit Dougal ? » – Jeannie se retourna du côté de Ronald et le regarda d’un air plus assuré qu’auparavant.

« Infortunés que nous sommes, reprit Ronald, comment résisterions-nous à l’ennemi acharné à notre perte si nous n’usions pas contre lui de toutes les ressources que la religion nous a réservées, de tout le pouvoir qu’elle a mis entre nos mains ? À quoi nous servirait de prier toujours pour ceux qui nous persécutent, s’ils ne cessent de renouveler contre nous leurs manœuvres et leurs maléfices ! La haire sacrée et le cilice rigoureux des saintes épreuves ne nous défendent pas eux-mêmes contre les prestiges du mauvais esprit ; nous souffrons comme vous, mes enfants, et nous jugeons de la rigueur de vos combats par ceux que nous avons livrés. Croyez-vous que nos pauvres moines aient parcouru une si longue carrière sur cette terre si riche en plaisirs, dans une vie si recherchée pour eux en austérités et en misères, sans lutter quelquefois contre le goût des voluptés et le désir de ce bien temporel que vous appelez le bonheur ? Oh ! que de rêves délicieux ont assailli notre jeunesse ! que d’ambitions criminelles ont tourmenté notre âge mûr ! que de regrets amers ont hâté la blancheur de nos cheveux, et de combien de remords nous arriverions chargés sous les yeux de notre maître, si nous avions hésité à nous armer de malédictions et de vengeances contre l’esprit du péché !… »

À ces mots, le vieux Ronald fit un signe, la foule s’aligna sur le banc étroit qui courait comme une moulure sur toute la longueur des murailles, et il continua :

« Mesurez la grandeur de nos afflictions, dit Ronald, par la profondeur de la solitude qui nous environne, par l’immense abandon auquel nous sommes condamnés ! Les plus cruelles rigueurs de votre destinée ne sont du moins pas sans consolation et même sans plaisirs. Vous avez tous une âme qui vous cherche, une pensée qui vous comprend, un autre vous qui est associé de souvenir ou d’intérêt ou d’espérance à votre passé, à votre présent ou à votre avenir. Il n’y a point de but interdit à votre pensée, point d’espace fermé à vos pas, point de créature refusée à votre affection ; tandis que toute la vie du moine, toute l’histoire de l’ermite sur la terre s’écoule entre le seuil solitaire de l’église et le seuil solitaire des catacombes. Il n’est question, dans le long développement de nos années invariablement semblables entre elles, que de changer de tombeau, et de marcher du chœur des prêtres à celui des saints. Ne croiriez-vous pas devoir quelque retour à un dévouement si pénible et si persévérant pour votre salut ? Eh bien, mes frères, apprenez à quel point le zèle qui nous attache à vos intérêts spirituels aggrave de jour en jour l’austérité de notre pénitence ! – Apprenez que ce n’était pas assez pour nous d’être soumis comme le reste des hommes à ces démons du cœur, dont aucun des malheureux enfants d’Adam n’a pu défier les atteintes ! Il n’y a pas jusqu’aux esprits les plus disgraciés, jusqu’aux lutins les plus obscurs qui ne se fassent un malin plaisir de troubler les rapides instants de notre repos et le calme si longtemps inviolable de nos cellules. Certains de ces follets désœuvrés surtout, dont nous avons, avec tant de peines et aux prix de tant de prières, débarrassé vos habitations, se vengent cruellement sur nous du pouvoir qu’un exorcisme indiscret nous a fait perdre. En les bannissant de la demeure secrète qu’ils avaient usurpée dans vos métairies, nous avons omis de leur indiquer un lieu d’exil déterminé, et les maisons dont nous les avons repoussés sont elles seules à l’abri de leurs insultes. Croiriez-vous que les lieux consacrés eux-mêmes n’ont plus rien de respectable pour eux, et que leur cohorte infernale n’attend, au moment où je vous parle, que le retour des ténèbres pour se répandre en épais tourbillons sous les lambris du cloître ?

» L’autre jour, à l’instant où le cercueil d’un de nos frères allait toucher le sol du caveau mortuaire, la corde se rompt tout à coup en sifflant comme avec un rire aigu, et la châsse roule, grondant, de degrés en degrés sous les voûtes. Les voix qui en sortaient ressemblaient à la voix des morts, indignés qu’on ait troublé leur sépulture, qui gémissent, qui se révoltent, qui crient. Les assistants les plus rapprochés du caveau, ceux qui commençaient à plonger leurs regards dans sa profondeur, ont cru voir les tombes se soulever et flotter les linceuls, et les squelettes agités par l’artifice des lutins jaillir avec eux des soupiraux, s’égarer sous les nefs, se grouper confusément dans les stalles ou se mêler comme des figures bouffonnes dans les ombres du sanctuaire. Au même moment, toutes les lumières de l’église… – Écoutez !… »

On se pressait pour écouter Ronald. Jeannie seule, les doigts passés dans une boucle de ses cheveux, l’âme fixée à une pensée, écoutait et n’entendait plus.

« Écoutez, mes frères, et dites quel péché secret, quelle trahison, quel assassinat, quel adultère d’action ou de pensée, a pu attirer cette calamité sur nous. Toutes les lumières du temple avaient disparu. Les torches des acolytes, dit Ronald, lançaient à peine quelques flammèches fugitives qui s’éloignaient, se rapprochaient, dansaient en rayons bleus et grêles, comme les feux magiques des sorcières, et puis montaient et se perdaient dans les recoins noirs des vestibules et des chapelles. Enfin, la lampe immortelle du Saint des Saints… − Je la vis s’agiter, s’obscurcir et mourir. − Mourir ! La nuit profonde, la nuit tout entière, dans l’église, dans le chœur, dans le tabernacle ! la nuit descendue pour la première fois sur le sacrement du Seigneur ! La nuit si humide, si obscure, si redoutable partout ; effrayante, horrible sous le dôme de nos basiliques où est promis le jour éternel !... − Nos moines éperdus s’égaraient dans l’immensité du temple, agrandi encore par la profondeur de la nuit ; et trahis par les murailles qui leur refusaient de tous côtés l’issue étroite et oubliée, trompés par la confusion de leurs voix plaintives qui se heurtaient dans les échos et qui rapportaient à leurs oreilles des bruits de menace et de terreur, ils fuyaient épouvantés, prêtant des clameurs et des gémissements aux tristes images du tombeau qu’ils croyaient entendre pleurer sur leur lit de pierre. L’un d’eux sentit la main glacée de saint Duncan, qui s’ouvrait, s’épanouissait, se fermait sur la sienne, et le liait à son monument d’une étreinte éternelle. Il y fut retrouvé mort le lendemain. Le plus jeune de nos frères (il était arrivé depuis peu de temps, et nous ne connaissions encore ni son nom ni sa famille) saisit avec tant d’ardeur la statue d’une jeune sainte dont il espérait le secours, qu’il l’entraîna sur lui, et qu’elle l’écrasa de sa chute. C’était celle, vous le savez, qu’un habile sculpteur du pays avait ciselée nouvellement, à la ressemblance de cette vierge du Lothian qui est morte de douleur, parce qu’on l’avait séparée de son fiancé. Tant de malheurs, continua Ronald en cherchant à fixer le regard immobile de Jeannie, sont peut-être l’effet d’une pitié indiscrète, d’une intercession involontairement criminelle ; d’un péché, d’un seul péché d’intention… −

« D’un seul péché d’intention, s’écria Clady, la plus jeune des filles de Coll Cameron !… »

» D’un seul ! reprit Ronald avec impatience. » Jeannie tranquille et inattentive n’avait pas même soupiré. Le mystère incompréhensible du portrait voilé préoccupait toute son âme.

» Enfin, dit Ronald en se levant, et en donnant à ses paroles une expression solennelle d’exaltation et d’autorité, nous avons marqué ce jour pour frapper d’une imprécation irrévocable les mauvais esprits de l’Écosse. »

« Irrévocable ! murmura une voix gémissante qui s’éloignait peu à peu. – »

« Irrévocable, si elle est libre et universelle. Quand le cri de malédiction s’élèvera devant l’autel, si toutes les voix le répètent… – »

« Si toutes les voix répètent un cri de malédiction devant l’autel ! reprit la voix. » Jeannie gagnait l’extrémité de la galerie.

« Alors tout sera fini, et les démons retomberont pour jamais dans l’abîme. – »

« Que cela soit fait ainsi ! dit le peuple. » Et il suivit en foule le redoutable ennemi des lutins. Les autres moines, ou plus timides, ou moins sévères, s’étaient dérobés à l’appareil redoutable de cette cruelle cérémonie ; car nous avons déjà dit que les follets de l’Écosse, dont la damnation éternelle n’était pas un point avéré de la croyance populaire, inspiraient plus d’inquiétude que de haine, et un bruit assez probable s’était répandu que certains d’entre eux bravaient les rigueurs de l’exorcisme et les menaces de l’anathème, dans la cellule d’un solitaire charitable ou dans la niche d’un apôtre. Quant aux pêcheurs et aux bergers, ils n’avaient qu’à se louer pour la plupart de ces intelligences familières, tout à coup si impitoyablement condamnés ; mais, peu sensibles au souvenir des services passés, ils s’associaient volontiers à la colère de Ronald, et n’hésiteraient pas à proscrire cet ennemi inconnu qui ne s’était manifesté que par des bienfaits.

L’histoire de l’exil du pauvre Trilby était d’ailleurs parvenue aux voisins de Dougal, et les filles de Coll Cameron se disaient souvent dans leurs veillées que c’était probablement à quelqu’un de ses prestiges que Jeannie avait été redevable de ses succès dans les fêtes du clan, et Dougal de ses avantages à la pêche sur leurs amants et sur leur père. Maineh Cameron n’avait-elle pas vu Trilby lui-même, assis à la proue du bateau, jeter à pleines mains, dans les nasses vides du pêcheur endormi, des milliers de poissons bleus, le réveiller en frappant la barque du pied, et rouler de vague en vague, jusqu’au rivage, dans une écume d’argent ?… « Malédiction, cria Maineh !… » « Malédiction, dit Feny !… » « Ah ! Jeannie seule a pour vous le charme de la beauté, pensa Clady ! c’est pour elle que vous m’avez quittée, fantôme de mon sommeil que je n’ai que trop aimé, et si la malédiction prononcée contre vous ne s’accomplit pas libre encore de choisir entre toutes les chaumières de l’Écosse, vous vous fixerez pour toujours à la chaumière de Jeannie ! Non vraiment ! »

« Malédiction, répéta Ronald avec une voix terrible ! » – Ce mot coûtait à prononcer à Clady, mais Jeannie entra si belle d’émotion et d’amour, qu’elle n’hésita plus. « Malédiction, dit Clady !… »

Jeannie seule n’avait pas été présente à la cérémonie, mais la rapidité de tant d’impressions vives et profondes avait d’abord empêché qu’on remarquât son absence. Clady s’en était cependant aperçue, parce qu’elle ne croyait pas avoir en beauté d’autre rivale digne d’elle. Nous nous rappelons qu’un vif intérêt de curiosité entraînait Jeannie vers l’extrémité de la galerie des tableaux au moment où le vieux moine disposait l’esprit de ses auditeurs à remplir le devoir cruel qu’il imposait à leur piété. À peine la foule se fut écoulée hors de la salle, que Jeannie, frémissant d’impatience, et peut-être préoccupée malgré elle d’un autre sentiment, s’élança vers le tableau voilé, arracha le rideau qui le couvrait, et reconnut d’un regard tous les traits qu’elle avait rêvés. − C’était lui. − C’était la physionomie connue, les vêtements, les armes, l’écusson, le nom même des Mac-Farlane. Le peintre gothique avait tracé au-dessous du portrait, selon l’usage de son temps, le nom de l’homme qui y était représenté :

 

JOHN TRILBY MAC-FARLANE.

 

« Trilby, s’écria Jeannie éperdue ! » et prompte comme l’éclair, elle parcourt les galeries, les salles, les degrés, les passages, les vestibules, et tombe au pied de l’autel de saint Colombain, au moment où Clady, tremblante de l’effort qu’elle venait de faire sur elle-même, achevait de proférer le cri de malédiction. « Charité, cria Jeannie en embrassant le saint tombeau, AMOUR ET CHARITÉ, répéta-t-elle à voix basse. » Et si Jeannie avait manqué du courage de la charité, l’image de saint Colombain aurait suffi pour le ranimer dans son cœur. Il faut avoir vu l’effigie sacrée du protecteur du monastère pour se faire une idée de l’expression divine dont les anges ont animé la toile miraculeuse ; car tout le monde sait que cette peinture n’a pas été tracée d’une main d’homme, et que c’était un esprit qui descendait du ciel pendant le sommeil involontaire de l’artiste pour embellir du sentiment d’une piété si tendre, et d’une charité que la terre ne connaît pas, les traits angéliques du bienheureux. Parmi tous les élus du seigneur, il n’y avait que saint Colombain dont le regard fût triste et dont le sourire fût amer, soit qu’il eût laissé sur la terre quelque objet d’une affection si chère que les joies ineffables promises à une éternité de gloire et de bonheur n’aient pas pu la lui faire oublier, soit que, trop sensible aux peines de l’humanité, il n’ait conçu dans son nouvel état que l’indicible douleur de voir les infortunés qui lui survivent exposés à tant de périls et livrés à tant d’angoisses qu’il ne peut ni prévenir ni soulager. Telle doit être en effet la seule affliction des saints, à moins que les événements de leur vie ne les aient liés par hasard à la destinée d’une créature qui s’est perdue et qu’ils ne retrouveront plus. Les éclairs d’un feu doux qui s’échappaient des yeux de saint Colombain, la bienveillance universelle qui respirait sur ses lèvres palpitantes de vie, les émanations d’amour et de charité qui descendaient de lui, et qui disposaient le cœur à une religieuse tendresse, affermirent la résolution déjà formée de Jeannie ; elle répéta dans sa pensée avec plus de force : AMOUR ET CHARITÉ. – « De quel droit, dit-elle, irais-je prononcer un arrêt de malédiction ? ah ! ce n’est pas du droit d’une faible femme, et ce n’est pas à nous que le seigneur a confié le soin de ses terribles vengeances. Peut-être même il ne se venge pas ! et s’il a des ennemis à punir, lui qui n’a point d’ennemis à craindre, ce n’est pas aux passions aveugles de ses plus débiles créatures qu’il a dû remettre le ministère le plus terrible de sa justice. Comment celle dont il doit un jour juger toutes les pensées !… comment irais-je implorer sa pitié pour mes fautes, quand elles lui seront dévoilées par un témoignage, hélas, que je ne pourrai pas contredire, si pour des fautes qui me sont inconnues…, si pour des fautes qui n’ont peut-être pas été commises, je profère ce cri terrible de malédiction qu’on me demande contre quelque infortuné qui n’est déjà sans doute que trop sévèrement puni ? » Ici Jeannie s’effraya de sa propre supposition, et ses regards ne se relevèrent qu’avec effroi vers le regard de saint Colombain ; mais rassurée par la pureté de ses sentiments, car l’intérêt invincible qu’elle prenait à Trilby ne lui avait jamais fait oublier qu’elle était l’épouse de Dougal, elle chercha, elle fixa des yeux et de la pensée, la pensée incertaine du saint des montagnes. Un faible rayon du soleil couchant brisé à travers les vitraux, et qui descendait sur l’autel chargé des couleurs tendres et brillantes du pinceau animés par le crépuscule, prêtait au bienheureux une auréole plus vive, un sourire plus calme, une sérénité plus reposée, une joie plus heureuse. Jeannie pensa que saint Colombain était content, et pénétrée de reconnaissance, elle pressa de ses lèvres les pavés de la chapelle et les degrés du tombeau, en répétant des vœux de charité. Il est possible même qu’elle se soit occupée alors d’une prière qui ne pouvait pas être exaucée sur la terre. Qui pénétrera jamais dans tous les secrets d’une âme tendre, et qui pourrait apprécier le dévouement d’une femme qui aime ?

Le vieux moine qui observait attentivement Jeannie, et qui, satisfait de son émotion, ne doutait pas qu’elle n’eût répondu à son espérance, la releva du saint parvis et la rendit aux soins de Dougal qui se disposait à partir, déjà riche en imagination de tous les biens qu’il fondait sur le succès de son pèlerinage, et sur la protection des saints de Balva. « Malgré cela, dit-il à Jeannie en apercevant la chaumière, je ne puis pas cacher que cette malédiction m’a coûté, et que j’aurai besoin de m’en distraire à la pêche. » Quant à Jeannie, c’en était fait pour elle. Rien ne pouvait plus la distraire de ses souvenirs.

Le lendemain d’un jour où la batelière avait conduit jusque vers le golfe de Clyde la famille du laird de Roseneiss, elle retournait vers l’extrémité du lac Long à la merci de la marée qui faisait siller son bateau à une égale distance des syrtes d’Argail et de Lennox, sans qu’elle eût besoin de recourir au jeu fatiguant de ses rames ; debout sur la barge étroite et mobile, elle livrait aux vents ses longs cheveux noirs dont elle était si fière, et son cou d’une blancheur que le soleil avait faiblement nuancée sans la flétrir s’élevait avec un éclat singulier au-dessus de sa robe rouge des manufactures d’Ayr. Son pied nu, imposé sur un des côtés du frêle bâtiment, lui imprimait à peine un balancement léger qui repoussait et rappelait la vague agitée, et l’onde excitée par cette résistance presque insensible revenait bouillonnante, s’élevait en blanchissant jusqu’au pied de Jeannie, et roulait autour de lui son écume fugitive. La saison était encore rigoureuse, mais la température s’était sensiblement adoucie depuis quelque temps, et la journée paraissait à Jeannie une des plus belles dont elle eût conservé le souvenir. Les vapeurs qui s’élèvent ordinairement sur le lac, et s’étendent au-devant des montagnes sous la forme d’un rideau de crêpe, avaient peu à peu élargi les losanges flottants de leurs réseaux de brouillards. Celles que le soleil n’avait pas encore tout-à-fait dissipées se berçaient sur l’occident comme une trame d’or tissue par les fées du lac, pour l’ornement de leurs fêtes. D’autres étincelaient de points isolés, mobiles, éblouissants comme des paillettes semées sur un fond transparent de couleurs merveilleuses. C’était de petits nuages humides où l’oranger, la jonquille, le vert pâle, luttaient suivant les accidents d’un rayon ou le caprice de l’air contre l’azur, le pourpre et le violet. À l’évanouissement d’une brume errante, à la disparition d’une côte abandonnée par le courant, et dont l’abaissement subit laissait un libre passage à quelque vent de travers, tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom qui étonnait l’esprit d’une sensation si nouvelle qu’on aurait pu s’imaginer qu’on venait d’acquérir un sens ; et pendant ce temps-là, les décorations variées du rivage se succédaient sous les yeux de la voyageuse. Il y avait des coupoles immenses qui couraient au-devant d’elle en brisant sur leurs flancs circulaires tous les traits du soleil couchant, les unes éclatantes comme le cristal, les autres d’un gris mat et presque effacé comme le fer, les plus éloignées à l’ouest cernées à leur sommet d’auréoles d’un rose vif qui descendaient en pâlissant peu à peu sur les flancs glacés de la montagne, et venaient expirer à sa base dans des ténèbres faiblement colorées qui participaient à peine du crépuscule. Il y avait des caps d’un noir sombre qu’on aurait pris de loin pour des écueils inévitables, mais qui reculaient tout à coup devant la proue et découvraient de larges baies favorables aux nautoniers. L’écueil redouté fuyait, et tout s’embellissait après lui de la sécurité d’une heureuse navigation. Jeannie avait vu de loin les barques errantes des pêcheurs renommés du lac Goyle. Elle avait jeté un regard sur les fabriques fragiles de Portincaple. Elle contemplait encore avec une émotion qui se renouvelait tous les jours sans s’affaiblir cette foule de sommets qui se poursuivent, qui se pressent, qui se confondent, ou ne se détachent les uns des autres que par des effets inattendus de lumière, surtout dans la saison où disparaissent sous le voile monotone des neiges, et la soie argentée des sphaignes, et la marbrure foncée des granits, les écailles nacrées des récifs. Elle avait cru reconnaître à sa gauche, tant le ciel était transparent et pur, les dômes du Ben-More et du Ben-Neathan ; à sa droite, la pointe âpre du Ben-Lomond se distinguait par quelques saillies obscures que la neige n’avait pas couvertes, et qui hérissaient de crêtes foncées la tête chauve du roi des montagnes. Le dernier plan de ce tableau rappelait à Jeannie une tradition fort répandue dans ce pays, et que son esprit, plus disposé que jamais aux émotions vives et aux idées merveilleuses, se retraçait alors sous un aspect nouveau. À la pointe même du lac, monte vers le ciel la masse énorme du Ben-Arthur, surmontée de deux noirs rochers de basalte dont l’un paraît penché sur l’autre comme l’ouvrier sur le socle où il a déposé les matériaux de son travail journalier. Ces pierres colossales furent apportées des cavernes de la montagne sur laquelle régnait Arthur le géant, quand des hommes audacieux vinrent élever aux bords du Forth les murailles d’Édimbourg. Arthur, banni de ses hautes solitudes par la science d’un peuple téméraire, fit un pas jusqu’à l’extrémité du lac Long, et imposa sur la plus haute montagne qui s’offrit devant lui les ruines de son palais sauvage. Assis sur un de ses rochers et la tête appuyée sur l’autre, il tournait des regards furieux sur les remparts impies qui usurpaient ses domaines et qui le séparaient pour toujours du bonheur même de l’espérance ; car on dit qu’il avait aimé sans succès la reine mystérieuse de ces rivages, une de ces fées que les anciens appelaient des nymphes et qui habitent des grottes enchantées où l’on marche sur des tapis de fleurs marines, à la clarté des perles et des escarboucles de l’Océan. Malheur au bateau aventureux qui effleurait en courant la surface du lac immobile, quand la longue figure du géant, vague comme une vapeur du soir, s’élevait tout à coup entre les deux rochers de la montagne, appuyait ses pieds difformes sur leurs sommets inégaux, et se balançait au gré des vents en étendant sur l’horizon des bras ténébreux et flottants qui finissaient par l’embrasser d’une large ceinture. À peine son manteau de nuages avait mouillé ses derniers plis dans le lac, un éclair jaillissait des yeux redoutables du fantôme, un mugissement pareil à la foudre grondait dans sa voix terrible, et les eaux bondissantes allaient ravager leurs bords. Son apparition, redoutée des pêcheurs, avait rendu déserte la rade si riche et si gracieuse d’Arroqhar, quand un pauvre ermite, dont le nom s’est perdu, arriva un jour des mers orageuses d’Irlande, seul, mais invisiblement escorté d’un esprit de foi et d’un esprit de charité, sur une barque poussée par une puissance irrésistible, et qui sillonnait les vagues soulevées sans prendre part à leur agitation, quoique le saint prêtre eût dédaigné le secours de la rame et du gouvernail. À genoux sur le frêle esquif, il tenait dans ses mains une croix et regardait le ciel. Parvenu près du terme de sa navigation, il se leva avec dignité, laissa tomber quelques gouttes d’eau consacrée sur les vagues furieuses, et adressa au géant du lac des paroles tirées d’une langue inconnue. On croit qu’il lui ordonnait, au nom des premiers compagnons du sauveur, qui étaient des pêcheurs et des bateliers, de rendre aux pêcheurs et aux bateliers du lac Long l’empire paisible des eaux que la providence leur avait données. Au même instant du moins le spectre menaçant se dissipa en flocons légers comme ceux que le souffle du matin roule sur l’onde invisible, et qu’on prendrait de loin pour un nuage d’édredon enlevé au nid des grands oiseaux qui habitent ses rivages. Le golfe entier aplanit sa vaste surface ; les flots mêmes qui s’élevaient en blanchissant contre la plage ne redescendirent point : ils perdirent leur fluidité sans perdre leur forme et leur aspect, et l’œil encore trompé aux contours arrondis, aux mouvements onduleux, au ton bleuâtre et frappé de reflets changeants des brisants écailleux qui hérissent la côte, les prend de loin pour des bancs d’écume dont il attend toujours le retour impossible. Puis le saint vieillard tira sa barque sur la grève, dans l’espérance peut-être qu’elle y serait retrouvée par le pauvre montagnard, pressa de ses bras enlacés le crucifix sur sa poitrine, et gravit d’un pas ferme le sentier du rocher jusqu’à la cellule que les anges lui avaient bâtie à côté de l’aire inaccessible de l’aigle blanc. Plusieurs anachorètes le suivirent dans ces solitudes, et se répandirent lentement en pieuses colonies dans les campagnes voisines. Telle fut l’origine du monastère de Balva, et sans doute celle du tribut que s’était longtemps imposé envers les religieux de ce couvent la reconnaissance trop vite oubliée des chefs du clan des Mac-Farlane. Il est facile de comprendre par quelle liaison secrète l’histoire de cet exorcisme ancien et de ses conséquences bien connues du peuple se rattachait aux idées habituelles de Jeannie.

Cependant les ombres d’une nuit si précoce, dans une saison où tout le règne du jour s’accomplit en quelques heures, commençaient à remonter du lac, à gravir les hauteurs qui l’enveloppent, à voiler les sommets les plus élevés. La lassitude, le froid, l’exercice d’une longue contemplation ou d’une réflexion sérieuse, avaient abattu les forces de Jeannie, et, assise dans un épuisement inexplicable à la poupe de son bateau, elle le laissait dériver du côté des boulingrins d’Argail vers la maison de Dougal, en dormant à demi, quand une voix partie de la rive opposée lui annonça un voyageur. La pitié seule qu’inspire un homme égaré sur une côte où n’habitent pas sa femme et ses enfants, et qui va leur laisser compter beaucoup d’heures d’attente et d’angoisses dans l’espérance toujours déçue de son retour, si l’oreille du batelier se ferme par hasard à sa prière ; cet intérêt que les femmes surtout portent à un proscrit, à un infirme, à un enfant abandonné, pouvait seul forcer Jeannie à lutter contre le sommeil dont elle était accablée pour retourner sa proue, depuis si longtemps battue des eaux, vers les joncs marins qui bordent le long golfe des montagnes. « Qui aurait pu le contraindre à traverser le lac à cette heure, disait-elle, si ce n’était le besoin d’éviter un ennemi, ou de rejoindre un ami qui l’attend ? Oh ! que ceux qui attendent ce qu’ils aiment ne soient jamais trompés dans leur espérance ; qu’ils obtiennent ce qu’ils ont désiré !… »

Et les lames si larges et si paisibles se multipliaient sous la rame de Jeannie qui les frappait comme un fléau. Les cris continuaient à se faire entendre, mais tellement grêles et cassés, qu’ils ressemblaient plutôt à la plainte d’un fantôme qu’à la voix d’une créature humaine, et la paupière de Jeannie, soulevée avec effort du côté du rivage, ne lui dévoilait qu’un horizon sombre dont rien de vivant n’animait la profonde immobilité. Si elle avait cru apercevoir d’abord une figure penchée sur le lac, et qui étendait contre elle des bras suppliants, elle n’avait pas tardé à reconnaître dans le prétendu étranger une souche morte qui balançait sous le poids des frimas deux branches desséchées. S’il lui avait semblé un instant qu’elle voyait circuler une ombre à peu de distance de son bateau, parmi les brumes tout à fait descendues, c’était la sienne que la dernière lumière du crépuscule horizontal peignait sur le rideau flottant, et qui se confondait de plus en plus avec les immenses ténèbres de la nuit. Sa rame, enfin, frappait déjà les fûts sifflants des roseaux du rivage, quand elle en vit sortir un vieillard si courbé sous le poids des ans qu’on aurait dit que sa tête appesantie cherchait un appui sur ses genoux, et qui ne maintenait l’équilibre de son corps chancelant qu’en se confiant à un jonc fragile qui cependant le supportait sans fléchir ; car ce vieillard était nain, et le plus petit, selon toute apparence, qu’on eût jamais vu en Écosse. L’étonnement de Jeannie redoubla, lorsque, tout caduc qu’il paraissait, il s’élança légèrement dans la barque, et prit place en face de la batelière, d’une manière qui ne manquait ni de souplesse ni de grâce.

« Mon père, lui dit-elle, je ne vous demande point où vous vous proposez de vous rendre, car le but de votre voyage doit être trop éloigné pour que vous puissiez espérer d’y arriver cette nuit.

— Vous êtes dans l’erreur, ma fille, lui répondit-il : je n’en ai jamais été aussi près, et depuis que je suis dans cette barque, il me semble que je n’ai plus rien à désirer pour y parvenir, même quand une glace éternelle la saisirait tout à coup au milieu du golfe.

— Cela est étonnant, reprit Jeannie. Un homme de votre taille et de votre âge serait connu dans tout le pays s’il y faisait son habitation, et à moins que vous ne soyez le petit homme de l’île de Man dont j’ai entendu souvent parler à ma mère, et qui a enseigné aux habitants de nos parages, l’art de tresser avec des roseaux de longs paniers, dont les poissons (retenus par quelque pouvoir magique) ne peuvent jamais retrouver l’issue, je répondrais que vous n’avez point de toit sur les côtes de la mer d’Irlande.

— Oh ! j’en avais un, ma chère enfant, qui était bien voisin de ce rivage, mais on m’en a cruellement dépossédé !

— Je comprends alors, bon vieillard, le motif qui vous ramène sur les côtes d’Argail. Il faut y avoir laissé de bien tendres souvenirs pour quitter dans cette saison et à cette heure avancée les riants rivages du lac Lomond, bordés d’habitations délicieuses, où abonde un poisson plus exquis que celui de nos eaux marines, et un whiskey plus salutaire pour votre âge que celui de nos pêcheurs et de nos matelots. Pour revenir parmi nous, il faut aimer quelqu’un dans cette région des tempêtes, que les serpents eux-mêmes désertent à l’approche des hivers. Ils se glissent vers le lac Lomond, le traversent en désordre comme un clan de maraudeurs qui vient de lever l’impôt noir, et cherchent à se réfugier sous quelques rochers exposés au midi. Les pères, les époux, les amants ne craignent pas cependant d’aborder des contrées rigoureuses quand ils s’attendent à y rencontrer les objets auxquels ils sont attachés ; mais vous ne pourriez songer sans folie à vous éloigner cette nuit des bords du lac Long.

— Ce n’est pas là mon intention, dit l’inconnu. J’aimerais cent fois mieux y mourir !

— Quoique Dougal soit fort réservé sur la dépense, continua Jeannie qui n’abandonnait pas sa pensée, et qui n’avait prêté qu’une légère attention aux interruptions du passager, quoiqu’il souffre, ajouta-t-elle avec un peu d’amertume, que la femme et les filles de Coll Cameron, qui est moins aisé que nous, me surpassent en toilette dans les fêtes du clan, il y a toujours dans sa chaumière du pain d’avoine et du lait pour les voyageurs ; et j’aurais bien plus de plaisir à vous voir épuiser notre bon whiskey qu’à ce vieux moine de Balva qui n’est jamais venu chez nous que pour y faire du mal.

— Que m’apprenez-vous, mon enfant, reprit le vieillard en affectant le plus grand étonnement ? c’est précisément vers la chaumière de Dougal le pêcheur que mon voyage est dirigé ; c’est là, s’écria-t-il en attendrissant encore sa voix tremblante, que je dois revoir tout ce que j’aime, si je n’ai pas été trompé par des renseignements infidèles. La fortune m’a bien servi de me faire trouver ce bateau !…

— Je comprends, dit Jeannie en souriant. Grâces soient rendues au petit homme de l’île de Man ! Il a toujours aimé les pêcheurs.

— Hélas, je ne suis pas celui que vous pensez ! un autre sentiment m’attire dans votre maison. Apprenez, ma jolie dame, car ces lumières boréales qui baignent le front des montagnes, ces étoiles qui tombent du ciel en se croisant et qui blanchissent tout horizon, ces sillons lumineux qui glissent sur le golfe et qui étincellent sous votre rame ; la clarté qui s’avance, qui s’étend et vient trembler jusqu’à nous depuis ce bateau éloigné, tout cela m’a permis de remarquer que vous étiez fort jolie ; apprenez, vous disais-je donc, que je suis le père d’un follet qui habite maintenant chez Dougal le pêcheur ; et si j’en crois ce qu’on m’a raconté, si j’en crois surtout votre physionomie et votre langage, je comprendrais à peine à l’âge où je suis parvenu qu’il eût pu choisir une autre demeure. Il n’y a que peu de jours que j’en suis informé, et je ne l’ai pas vu, le pauvre enfant, depuis le règne de Fergus. Cela tient à une histoire que je n’ai pas le temps de vous raconter, mais jugez de mon impatience ou plutôt de mon bonheur, car voilà le rivage. »

Jeannie imprima au bateau un mouvement de retour, et jeta sa tête en arrière en appuyant une main sur son front.

« Eh bien ! dit le vieillard, nous n’abordons pas ?

— Aborder ! répondit Jeannie en sanglotant. Père infortuné ! Trilby n’y est plus !…

— Il n’y est plus ! et qui l’en aurait chassé ? Auriez-vous été capable, Jeannie, de l’abandonner à ces méchants moines de Balva, qui ont causé tous nos malheurs ?…

— Oui, oui, dit Jeannie, avec l’accent du désespoir en repoussant le bateau du côté d’Arroqhar. Oui, c’est moi qui l’ai perdu, qui l’ai perdu pour toujours !…

— Vous, Jeannie, vous si charmante et si bonne ! Le misérable enfant ! Combien il a dû être coupable pour mériter votre haine !…

— Ma haine, reprit Jeannie en laissant tomber sa main sur la rame et sa tête sur sa main ! Dieu seul peut savoir combien je l’aimais !…

— Tu l’aimais ! » s’écria Trilby en couvrant ses bras de baisers (car ce voyageur mystérieux était Trilby lui-même, et je suis fâché d’avouer que si mon lecteur trouve quelque plaisir à cette explication, ce n’est probablement pas celui de la surprise !), « tu l’aimais ! ah ! répète que tu l’aimais ! ose le dire à moi, le dire pour moi, car ta résolution décidera de ma perte ou de mon bonheur ! Accueille-moi, Jeannie, comme un ami, comme un amant, comme ton esclave, comme ton hôte, comme tu accueillais du moins ce passager inconnu. Ne refuse pas à Trilby un asile secret dans ta chaumière !… »

Et en parlant ainsi, le follet s’était dépouillé du travestissement bizarre qu’il avait emprunté la veille aux Shoupeltins du Shetland. Il abandonnait au cours de la marée ses cheveux de chanvre et sa barbe de mousse blanche, son collier varié d’algue et de criste marine qui se rattachait d’espace en espace à des coquillages de toutes couleurs, et sa ceinture enlevée à l’écorce argentée du bouleau. Ce n’était plus que l’esprit vagabond du foyer, mais l’obscurité prêtait à son aspect quelque chose de vague qui ne rappelait que trop à Jeannie les prestiges singuliers de ses derniers rêves, les séductions de cet amant dangereux du sommeil qui occupait ses nuits d’illusions si charmantes et si redoutées, et le tableau mystérieux de la galerie du monastère.

« Oui, ma Jeannie, » murmurait-il d’une voix douce mais faible comme celle de l’air caressant du matin quand il soupire sur le lac ; « rends-moi le foyer d’où je pouvais t’entendre et te voir, le coin modeste de la cendre que tu agitais le soir pour réveiller une étincelle, le tissu aux mailles invisibles qui court sous les vieux lambris, et qui me prêtait un hamac flottant dans les nuits tièdes de l’été. Ah ! s’il le faut, Jeannie, je ne t’importunerai plus de mes caresses, je ne te dirai plus que je t’aime, je n’effleurerai plus ta robe, même quand elle cédera en volant vers moi au courant de la flamme et de l’air. Si je me permets de la toucher une seule fois, ce sera pour l’éloigner du feu près d’y atteindre, quand tu t’endormiras en filant. Et je te dirai plus, Jeannie, car je vois que mes prières ne peuvent te décider, accorde-moi pour le moins une petite place dans l’étable ; je conçois encore un peu de bonheur dans cette pensée, je baiserai la laine de ton mouton, parce que je sais que tu aimes à la rouler autour de tes doigts ; je tresserai les fleurs les plus parfumées de la crèche pour lui en faire des guirlandes, et lorsque tu rempliras l’aire d’une nouvelle litière de paille fraîche, je la presserai avec plus d’orgueil et de délices que les riches tapis des rois ; je te nommerai tout bas : Jeannie, Jeannie !… et personne ne m’entendra, sois-en sûre, pas même l’insecte monotone qui frappe dans la muraille à intervalles mesurés, et dont l’horloge de mort interrompt seule le silence de la nuit. Tout ce que je veux, c’est d’être là ; et de respirer un air qui touche à l’air que tu respires ; un air où tu as passé, qui a participé de ton souffle, qui a circulé entre tes lèvres, qui a été pénétré par tes regards, qui t’aurait caressée avec tendresse si la nature inanimée jouissait des privilèges de la nôtre, si elle avait du sentiment et de l’amour ! »

Jeannie s’aperçut qu’elle s’était trop éloignée du rivage, mais Trilby comprit son inquiétude et se hâta de la rassurer en se réfugiant à la pointe du bateau. « Va, Jeannie, lui dit-il, regagne sans moi les rives d’Argail où je ne puis pénétrer sans la permission que tu me refuses. Abandonne le pauvre Trilby sur une terre d’exil pour y vivre condamné à la douleur éternelle de ta perte ; rien ne lui coûtera si tu laisses tomber sur lui un regard d’adieu ! malheureux ! que la nuit est profonde ! »

Un feu follet brilla sur le lac.

« Le voilà, dit Trilby, mon Dieu, je vous remercie ! j’aurais accepté votre malédiction à ce prix ! »

« — Ce n’est pas ma faute, dit Jeannie, je ne m’attendais point, Trilby, à cette lumière étrange, et si mes yeux ont rencontré les vôtres… si vous avez cru y lire l’expression d’un consentement dont, en vérité, je ne prévoyais pas les conséquences, vous le savez, l’arrêt du redoutable Ronald porte une autre condition. Il faut que Dougal lui-même vous envoie à la chaumière. Et d’ailleurs votre bonheur même n’est-il pas intéressé à son refus et au mien ? Vous êtes aimé, Trilby, vous êtes adoré des nobles dames d’Argail, et vous devez avoir trouvé dans leurs palais… »

« — Les palais des dames d’Argail ! reprit vivement Trilby. Oh ! Depuis que j’ai quitté la chaumière de Dougal, quoique ce fût au commencement de la plus mauvaise saison de l’année, mon pied n’a pas foulé le seuil de la demeure de l’homme ; je n’ai pas ranimé mes doigts engourdis à la flamme d’un foyer pétillant. J’ai eu froid, Jeannie, et combien de fois, las de grelotter au bord du lac, entre les branches des arbustes desséchés qui plient sous le poids des frimas, je me suis élevé en bondissant, pour réveiller un reste de chaleur dans mes membres transis, jusqu’au sommet des montagnes ! combien de fois je me suis enveloppé dans les neiges nouvellement tombées, et roulé dans les avalanches, mais en les dirigeant de manière à ne pas nuire à une construction, à ne pas compromettre l’espérance d’une culture, à ne pas offenser un être animé. L’autre jour, je vis en courant une pierre sur laquelle un fils exilé avait écrit le nom de sa mère ; ému, je m’empressai de détourner l’horrible fléau, et je me précipitai avec lui dans un abîme de glace où il n’a jamais respiré un insecte. − Seulement, si le cormoran furieux de trouver le golfe emprisonné sous une muraille de glace qui lui refuse le tribut de sa pêche accoutumée, le traversait en criant d’impatience pour aller ravir une proie plus facile au Firth de Clyde ou au Sund du Jura, je gagnais, tout joyeux, le nid escarpé de l’oiseau voyageur, et sans autre inquiétude que de le voir abréger la durée de son absence, je me réchauffais entre ses petits de l’année, trop jeunes encore pour prendre part à des expéditions de mer, et qui bientôt familiarisés avec leur hôte clandestin, car je n’ai jamais manqué de leur porter quelque présent, s’écartaient à mon approche pour me laisser une petite place parmi eux au milieu de leur lit de duvet. Ou bien, à l’imitation du mulot industrieux qui se creuse une habitation souterraine pour passer l’hiver, j’enlevais avec soin la glace et la neige amoncelées dans un petit coin de la montagne qui devait être exposé le lendemain aux premiers rayons du soleil levant, je soulevais avec précaution le tapis des vieilles mousses qui avaient blanchi depuis bien des années sur le roc, et au moment d’arriver à la dernière couche, je me liais de leurs fils d’argent comme un enfant de ses langes, et je m’endormais protégé contre le vent de la nuit sous mes courtines de velours ; heureux, surtout, quand je m’avisais que tu avais pu les fouler en allant payer la dîme du grain ou du poisson. Voilà, Jeannie, les superbes palais que j’ai habités, voilà le riche accueil que j’ai reçu, depuis que je suis séparé de toi, celui de l’escarbot frileux que j’ai quelquefois, sans le savoir, dérangé au fond de sa retraite, ou de la mouette étourdie qu’un orage subit forçait à se réfugier près de moi dans le creux d’un vieux saule miné par l’âge et le feu, dont les noires cavités et l’âtre comblé de cendre marquent le rendez-vous habituel des contrebandiers. C’est là, cruelle, le bonheur que tu me reproches. Mais, que dis-je ? Ah ! ce temps de misère n’a pas été sans bonheur ! quoiqu’il me fût défendu de te parler, et même de m’approcher de toi sans ta permission, je suivais du moins ton bateau du regard, et des follets moins sévèrement traités, compatissants à mes chagrins, m’apportaient quelquefois ton souffle et tes soupirs ! Si le vent du soir avait chassé de tes cheveux les débris d’une fleur d’automne, l’aile d’un ami complaisant la soutenait dans l’espace jusqu’à la cime du rocher solitaire, jusque dans la vapeur du nuage errant où j’étais relégué, et la laissait tomber en passant sur mon cœur. Un jour même, t’en souvient-il ? le nom de Trilby avait expiré sur ta bouche ; un lutin s’en saisit, et vint charmer mon oreille du bruit de cet appel involontaire. Je pleurais alors en pensant à toi, et les larmes de ma douleur se changèrent en larmes de joie : est-ce près de toi qu’il m’était réservé de regretter les consolations de mon exil ? »

« — Expliquez-vous, Trilby, dit Jeannie qui cherchait à se distraire de son émotion. – Il me semble que vous venez de me dire, ou de me rappeler qu’il vous était défendu de me parler et de vous rapprocher de moi sans ma permission. C’était en effet l’arrêt du moine de Balva. Comment se fait-il donc que maintenant vous soyez dans mon bateau, près de moi, connu de moi, sans que je vous l’aie permis ?… »

— « Jeannie, pardonnez-moi de vous le répéter, si cet aveu coûte à votre cœur !… Vous avez dit que vous m’aimiez ! »

— « Séduction ou faiblesse, égarement ou pitié, je l’ai dit, reprit Jeannie, mais auparavant, mais jusque là je croyais que le bateau devait être inaccessible pour vous, comme la chaumière…

— « Je ne le sais que trop ! combien de fois n’ai-je pas tenté inutilement de l’appeler près de moi ! l’air emportait mes plaintes, et vous ne m’entendiez pas ! »

— « Alors, comment puis-je comprendre !… »

— « Je ne le comprends pas moi-même, répondit Trilby, à moins, continua-t-il d’un ton de voix plus humble et plus tremblant, que vous n’ayez confié le secret que je vous ai surpris par hasard à des cœurs favorables, à des amitiés tutélaires, qui, dans l’impossibilité de révoquer entièrement ma sentence, n’ont pas renoncé à l’adoucir… »

— « Personne, personne, s’écria Jeannie épouvantée ; moi-même je ne savais pas, moi-même je n’étais pas sûre encore… et votre nom n’est parvenu de ma pensée à mes lèvres que dans le secret de mes prières… » –

— « Dans le secret même de vos prières, vous pouviez émouvoir un cœur qui m’aimât, et si devant mon frère Colombain, Colombain Mac-Farlane…

— « Votre frère Colombain ! si devant lui… et c’est votre frère ! − Dieu de bonté !… prenez pitié de moi ! pardon !… pardon !… »

— « Oui, j’ai un frère, Jeannie, un frère bien-aimé, qui jouit de la contemplation de Dieu, et pour qui mon absence n’est que l’intervalle pénible d’un triste et périlleux voyage dont le retour est presque assuré. Mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. – »

— « Mille ans, − c’est le terme que Ronald vous avait assigné, si vous rentriez à la chaumière… −

— « Et que sont mille ans de la plus sévère captivité, que serait une éternité de mort, une éternité de douleur, pour l’âme que tu aurais aimée, pour la créature trop favorisée de la Providence qui aurait été associée pendant quelques minutes aux mystères de ton cœur, pour celui dont les yeux auraient trouvé dans tes yeux un regard d’abandon, sur ta bouche un sourire de tendresse ! Ah ! le néant, l’enfer même n’aurait que des tourments imparfaits pour l’heureux damné dont les lèvres auraient effleuré tes lèvres, caressé les noirs anneaux de tes cheveux, pressé tes cils humides d’amour, et qui pourrait penser toujours, au milieu des supplices sans fin, que Jeannie l’a aimé un moment ! Conçois-tu cette volupté immortelle ! Ce n’est pas ainsi que la colère de Dieu s’appesantit sur les coupables qu’elle veut punir ! − Mais tomber, brisé de sa puissante main, dans un abîme de désespoir et de regrets où tous les démons répètent pendant tous les siècles : Non, non, Jeannie ne t’a pas aimé ! − Cela, Jeannie, c’est une horrible pensée, un inconsolable avenir ! − Vois, regarde, consulte ; mon enfer dépend de toi. »

— « Songez du moins, Trilby, que l’aveu de Dougal est nécessaire à l’accomplissement de vos désirs, et que sans lui… −

— « Je me charge de tout, si votre cœur répond à mes prières. − Ô Jeannie !… à mes prières et à mes espérances !… − »

— « Vous oubliez !… − »

— « Je n’oublie rien !… − »

— « Dieu ! cria Jeannie,… tu ne vois pas !… tu ne vois pas,… tu es perdu !… − »

— « Je suis sauvé,… répondit Trilby en souriant. −

— « Voyez,… voyez,… Dougal est près de nous. − »

En effet, au détour d’un petit promontoire qui lui avait caché un moment le reste du lac, la barque de Jeannie se trouva si près de la barque de Dougal que, malgré l’obscurité, il aurait infailliblement remarqué Trilby, si le lutin ne s’était précipité dans les flots à l’instant même où le pêcheur préoccupé y laissait tomber son filet. — » En voici bien d’une autre, dit-il en le retirant, et en dégageant de ses mailles une boîte d’une forme élégante et d’une matière précieuse qu’il crut reconnaître à sa blancheur si éclatante et à son poli si doux pour de l’ivoire incrusté de quelque métal brillant, et enrichi de grosses escarboucles orientales, dont la nuit ne faisait qu’augmenter la splendeur. « Imagine-toi, Jeannie, que depuis le matin je ne cesse de remplir mes filets des plus beaux poissons bleus que j’aie jamais pêchés dans le lac ; et, pour surcroît de bonne fortune, je viens d’en retirer un trésor ; car si j’en juge par le poids de cette boîte et par la magnificence de ses ornements, elle ne contient rien moins que la couronne du roi des îles, ou les joyaux de Salomon. Empresse-toi donc de la porter à la chaumière, et reviens en hâte vider nos filets dans le réservoir de la rade, car il ne faut pas négliger les petits profits, et la fortune que saint Colombain m’envoie ne me fera jamais oublier que je suis né un simple pêcheur ».

La batelière fut longtemps sans pouvoir se rendre compte de ses idées. Il lui semblait qu’un nuage flottait devant ses yeux et obscurcissait sa pensée, ou que, transportée d’illusion en illusion par un songe inquiet, elle subissait le poids du sommeil et de l’accablement au point de ne pouvoir se réveiller. En arrivant à la chaumière, elle commença par déposer la boîte avec précaution, puis s’approcha du foyer, détourna la cendre encore ardente, et s’étonna de trouver des charbons enflammés comme à la veillée d’une fête. Le grillon chantait de joie sur le bord de sa grotte domestique, et la flamme vola vers la lampe qui tremblait dans la main de Jeannie, avec tant de rapidité que la chambre en fut subitement éclairée. Jeannie pensa d’abord que sa paupière était frappée enfin à la suite d’un long rêve par la clarté du matin ; mais ce n’était pas cela. Les charbons étincelaient comme auparavant ; le grillon joyeux chantait toujours, et la boîte mystérieuse se trouvait toujours à l’endroit où elle venait d’être placée, avec ses compartiments de vermeil, ses chaînes de perles et ses rosaces de rubis. « Je ne dormais pas, dit Jeannie ! – Je ne dormais pas ! − Fortune déplorable, » continua-t-elle en s’asseyant près de la table, et en laissant retomber sa tête sur le trésor de Dougal ! » Que m’importent les vaines richesses que renferme cette cassette d’ivoire ? Les moines de Balva pensent-ils avoir payé à ce prix la perte du malheureux Trilby ; car je ne puis douter qu’il ait disparu sous les flots, et qu’il faille renoncer à le revoir jamais ! Trilby, Trilby ! » dit-elle en pleurant… et un soupir, un long soupir lui répondit. Elle regarda autour d’elle, elle prêta l’oreille pour s’assurer qu’elle s’était trompée. En effet, on ne soupirait plus. « Trilby est mort, s’écria-t-elle, Trilby n’est pas ici ! − D’ailleurs, ajouta-t-elle avec une maligne joie, quel parti Dougal tirera-t-il de ce meuble qu’on ne peut ouvrir sans le briser ? qui lui apprendra le secret de la serrure fée qui doit rouler sur ces émeraudes ? Il faudrait savoir les mots magiques de l’enchanteur qui l’a construite, et vendre son âme à quelque démon pour en pénétrer le mystère ». — « Il ne faudrait qu’aimer Trilby et que lui dire qu’on l’aime, repartit une voix qui s’échappait de l’écrin merveilleux. Condamné pour toujours si tu refuses, sauvé pour toujours si tu consens, voilà ma destinée, la destinée que ton amour m’a faite… − »

» Il faut dire… reprit Jeannie ? –

» Il faut dire : Trilby, je t’aime ! −

» Le dire… − et cette boîte s’ouvrirait alors ?… − et vous seriez libre ? −

» Libre et heureux ! −

» Non, non ! dit Jeannie éperdue, non, je ne le peux pas, je ne le dois pas !…

» Et que pourrais-tu redouter ?… −

» Tout, répondit Jeannie, un parjure affreux − le désespoir − la mort !…

» Insensée ! qu’as-tu donc pensé de moi !… t’imagines-tu, toi qui es tout pour l’infortuné Trilby, qu’il irait tourmenter ton cœur d’un sentiment coupable, et le poursuivre d’une passion dangereuse qui détruirait ton bonheur, qui empoisonnerait ta vie !… Juge mieux de sa tendresse ! Non, Jeannie, je t’aime pour le bonheur de t’aimer, de t’obéir, de dépendre de toi ! − Ton aveu n’est qu’un droit de plus à ma soumission ; ce n’est pas un sacrifice ! − En me disant que tu m’aimes, tu délivres un ami et tu gagnes un esclave ! Quel rapport oses-tu imaginer entre le retour que je te demande et la noble et touchante obligation qui te lie à Dougal ? L’amour que j’ai pour toi, ma Jeannie, n’est pas une affection de la terre ; ah ! je voudrais pouvoir te dire, pouvoir te faire comprendre comment dans un monde nouveau, un cœur passionné, un cœur qui a été trompé ici dans ses affections les plus chères ou qui en a été dépossédé avant le temps, s’ouvre à des tendresses infinies, à d’éternelles félicités qui ne peuvent plus être coupables ! − Tes organes trop faibles encore n’ont pas compris l’amour ineffable d’une âme dégagée de tous les devoirs, et qui peut sans infidélité embrasser toutes les créatures de son choix, d’une affection sans limites ! Oh, Jeannie, tu ne sais pas combien il y a d’amour hors de la vie, et combien il est calme et pur ! – Dis-moi, Jeannie, dis-moi seulement que tu m’aimes ! − Cela n’est pas difficile à dire… Il n’y a que l’expression de la haine qui doive coûter quelque chose à ta bouche. − Moi, je t’aime, Jeannie, je n’aime que toi ! – Vois-tu, ma Jeannie ! il n’y a pas une pensée de mon esprit qui ne t’appartienne. − Il n’y a pas un battement de mon cœur qui ne soit pour le tien ! mon sein palpite si fort, quand l’air que je parcours est frappé de ton nom ! − mes lèvres frémissent et balbutient quand je veux le prononcer ! Oh ! Jeannie, que je t’aime ! − et tu ne diras pas, tu n’oseras pas dire, toi… Je t’aime, Trilby ! Pauvre Trilby, je t’aime un peu !… »

— « Non, non, dit Jeannie, » en s’échappant avec effroi de la chambre où était déposée la riche prison de Trilby ; « non, je ne trahirai jamais les serments que j’ai faits à Dougal, que j’ai faits librement, et au pied des saints autels ; il est vrai que Dougal a quelquefois une humeur difficile et rigoureuse, mais je suis assurée qu’il m’aime. Il est vrai aussi qu’il ne sait pas exprimer les sentiments qu’il éprouve, comme ce fatal esprit déchaîné contre mon repos ; mais qui sait si ce don funeste n’est pas un effet particulier de la puissance du démon, et si ce n’est pas lui qui me séduit dans les discours artificieux du lutin ? Dougal est mon ami, mon mari, l’époux que je choisirais encore ; il a ma foi, et rien ne triomphera de ma résolution et de mes promesses ! rien ! pas même mon cœur, continua-t-elle en soupirant ! qu’il se brise plutôt que d’oublier le devoir que Dieu lui a imposé !… »

Jeannie avait à peine eu le temps de s’affermir dans la détermination qu’elle venait de prendre, en se la répétant à elle-même avec une force de volonté d’autant plus énergique qu’elle avait plus de résistance à vaincre ; elle murmurait encore les dernières paroles de cet engagement secret, quand deux voix se firent entendre auprès d’elle, au-dessous du chemin de traverse qu’elle avait pris pour arriver plus tôt au bord du lac, mais qu’on ne pouvait parcourir avec un fardeau considérable, tandis que Dougal arrivait ordinairement par l’autre, chargé des plus beaux poissons, surtout lorsqu’il amenait un hôte à la chaumière. Les voyageurs suivaient la route inférieure et marchaient lentement comme des hommes occupés d’une conversation sérieuse. C’était Dougal et le vieux moine de Balva que le hasard venait de conduire sur le rivage opposé, et qui était arrivé à temps pour passer dans la barque du pêcheur, et pour lui demander l’hospitalité. On peut croire que Dougal n’était pas disposé à la refuser au saint commensal du monastère dont il avait reçu ce jour-là même tant de bienfaits signalés, car il n’attribuait pas à une autre protection le retour inespéré des trésors de la pêche, et la découverte de cette boîte, si souvent rêvée, qui devait contenir des trésors bien plus réels et bien plus durables. Il accueillit donc le vieux moine avec plus d’empressement encore que je jour mémorable où il avait à lui demander le bannissement de Trilby, et c’était des expressions réitérées de sa reconnaissance, et des assurances solennelles de la continuation des bontés de Ronald, qu’avait été frappée l’attention de Jeannie. Elle s’arrêta comme malgré elle pour écouter, car elle avait craint d’abord, sans se l’avouer, que ce voyage n’eût un autre objet que la quête ordinaire d’Inverary, qui ne manquait jamais de ramener, dans cette saison, un des émissaires du couvent ; sa respiration était suspendue, son cœur battait avec violence ; elle attendait un mot qui lui révélât un danger pour le captif de la chaumière, et quand elle entendit Ronald prononcer d’une voix forte : « Les montagnes sont délivrées, les méchants esprits sont vaincus : le dernier de tous a été condamné aux vigiles de saint Colombain. » elle conçut un double motif de se rassurer, car elle ne doutait point des paroles de Ronald. « Ou le moine ignore le sort de Trilby, dit-elle, ou Trilby est sauvé et pardonné de Dieu comme il paraissait l’espérer. » Plus tranquille, elle gagna la baie où les bateaux de Dougal étaient amarrés, vida les filets pleins dans le réservoir, étendit les filets vides sur la plage après en avoir exprimé l’eau avec soin pour les prémunir contre l’atteinte d’une gelée matinale, et reprit le sentier des montagnes avec ce calme qui résulte du sentiment d’un devoir accompli, mais dont l’accomplissement n’a rien coûté à personne. « Le dernier des méchants esprits a été condamné aux vigiles de saint Colombain, répéta Jeannie ; ce ne peut pas être Trilby, puisqu’il m’a parlé ce soir et qu’il est maintenant à la chaumière, à moins qu’un rêve n’ait abusé mes esprits. Trilby est donc sauvé, et la tentation qu’il vient d’exercer sur mon cœur n’était qu’une épreuve dont il ne se serait pas chargé lui-même, mais qui lui a été probablement prescrite par les saints. Il est sauvé, et je le reverrai un jour ; un jour certainement ! s’écria-t-elle ; il vient lui-même de me le dire : mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais ! »

La voix de Jeannie s’était élevée de manière à se faire entendre autour d’elle, car elle se croyait seule alors. Elle suivait les longues murailles du cimetière qui à cette heure inaccoutumée n’est fréquenté que par les bêtes de rapine, ou tout au plus par de pauvres enfants orphelins qui viennent pleurer leur père. Au bruit confus de ce gémissement qui ressemblait à une plainte du sommeil, une torche s’exhaussa de l’intérieur jusqu’à l’élévation des murs de l’enceinte funèbre et versa sur la longue tige des arbres les plus voisins des lumières effrayantes. L’aube du Nord, qui avait commencé à blanchir l’horizon polaire depuis le coucher du soleil, déployait lentement son voile pâle à travers le ciel et sur toutes les montagnes, triste et terrible comme la clarté d’un incendie éloigné auquel on ne peut porter du secours. Les oiseaux de nuit, surpris dans leurs chasses insidieuses, resserraient leurs ailes pesantes et se laissaient rouler étourdis sur les pentes du Cobler, et l’aigle épouvanté criait de terreur à la pointe de ses rochers, en contemplant cette aurore inaccoutumée qu’aucun astre ne suit et qui n’annonce pas le matin.

Jeannie avait souvent ouï parler des mystères des sorcières, et des fêtes qu’elles se donnaient dans la dernière demeure des morts, à certaines époques des lunes d’hiver. Quelquefois même quand elle rentrait fatiguée sous le toit de Dougal, elle avait cru remarquer cette lueur capricieuse qui s’élevait et retombait rapidement ; elle avait cru saisir dans l’air des éclats de voix singuliers, des rires glapissants et féroces, des chants qui paraissaient appartenir à un autre monde, tant ils étaient grêles et fugitifs. Elle se souvenait de les avoir vues, avec leurs tristes lambeaux souillés de cendre et de sang, se perdre dans les ruines de la clôture inégale, ou s’égarer comme la fumée blanche et bleue du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les vapeurs du ciel. Entraînée par une curiosité invincible, elle franchit le seuil redoutable qu’elle n’avait jamais touché que de jour pour aller prier sur la tombe de sa mère. − Elle fit un pas et s’arrêta. − Vers l’extrémité du cimetière, qui n’était d’ailleurs ombragé que de cette espèce d’ifs dont les fruits, rouges comme des cerises tombées de la corbeille d’une fée, attirent de loin tous les oiseaux de la contrée ; derrière l’endroit marqué par une dernière fosse qui était déjà creusée et qui était encore vide, il y avait un grand bouleau qu’on appelait L’ARBRE DU SAINT, parce que l’on prétendait que saint Colombain jeune encore, et avant qu’il fût entièrement revenu des illusions du monde, y avait passé toute une nuit dans les larmes, en luttant contre le souvenir de ses profanes amours. Ce bouleau était depuis un objet de vénération pour le peuple, et si j’avais été poète, j’aurais voulu que la postérité en conservât le souvenir.

Jeannie écouta, retint son souffle, baissa la tête pour entendre sans distraction, fit encore un pas, écouta encore. Elle entendit un double bruit semblable à celui d’une boîte d’ivoire qui se brise et d’un bouleau qui éclate, et au même instant elle vit la longue réverbération d’une clarté éloignée courir sur la terre, blanchir à ses pieds et s’éteindre sur ses vêtements. Elle suivit timidement jusqu’à son origine le rayon qui l’éclairait ; il aboutissait à L’ARBRE DU SAINT, et devant L’ARBRE DU SAINT, il y avait un homme debout dans l’attitude de l’imprécation, un homme prosterné dans l’attitude de la prière. Le premier brandissait un flambeau qui baignait de lumière son front impitoyable, mais serein. L’autre était immobile. Elle reconnut Ronald et Dougal. Il y avait encore une voix, une voix éteinte comme le dernier souffle de l’agonie, une voix qui sanglotait faiblement le nom de Jeannie, et qui s’évanouit dans le bouleau. « Trilby, » cria Jeannie !… et laissant derrière elle toutes les fosses, elle s’élança dans la fosse qui l’attendait sans doute, car personne ne trompe sa destinée ! « Jeannie, Jeannie, » dit le pauvre Dougal ! — Dougal ! » répondit Jeannie en étendant vers lui sa main tremblante et en regardant tour à tour Dougal et L’ARBRE DU SAINT, « Daniel, mon bon Daniel, mille ans ne sont rien sur la terre… rien, » reprit-elle en soulevant péniblement sa tête, puis elle la laissa retomber et mourut. Ronald, un moment interrompu, reprit sa prière où il l’avait laissée.

Il s’était passé bien des siècles depuis cet événement quand la destinée des voyages, et peut-être aussi quelques soucis du cœur, me conduisirent au cimetière. Il est maintenant loin de tous les hameaux, et c’est à plus de quatre lieues qu’on voit flotter sur la même rive la fumée des hautes cheminées de Portincaple. Toutes les murailles de l’ancienne enceinte sont détruites ; il n’en reste même que de rares vestiges, soit que les habitants du pays aient employés leurs matériaux à de nouvelles constructions, soit que les terres des boulingrins d’Argail, entraînées par des dégels subits, les aient peu à peu recouverts. Cependant, la pierre qui surmontait la fosse de Jeannie a été respectée par le temps, par les cataractes du ciel, et même par les hommes. On y lit toujours ces mots tracés d’une main pieuse : Mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. L’ARBRE DU SAINT est mort, mais quelques arbustes pleins de vigueur couronnaient sa souche épuisée de leur riche feuillage, et quand un vent frais soufflait entre leurs sions verdoyants, et courbait, et relevait leurs épaisses ramées, une imagination vive et tendre pouvait y rêver encore les soupirs de Trilby sur la fosse de Jeannie. Mille ans sont si peu de temps pour posséder ce qu’on aime, si peu de temps pour le pleurer !…

CONTES ET BALLADES.

LA FILLEULE

DU SEIGNEUR
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Il y a un an que mes recherches botaniques me conduisirent aux environs d’un petit village qui, n’est pas éloigné de Loudun. Une femme, d’une quarantaine d’années me rencontra sur la montagne, et s’imagina que je cueillais des simples. J’observai qu’elle avait envie de me parler ; et sans deviner ce qui pouvait donner lieu à ce désir, j’entrepris moi-même la conversation. Elle me dit alors qu’elle était bien malheureuse, qu’elle avait une jeune fille qui était sa seule consolation, qu’elle chérissait plus qu’elle-même, et qu’elle était près de la perdre, car elle était malade et abandonnée des médecins. Ensuite de cela, elle me pria en pleurant de la visiter et de ne pas lui refuser mes secours. Il aurait été inutile de m’en défendre ; et pourquoi d’ailleurs lui ravir le charme de ce moment d’espérance, dédommagement stérile mais si doux de plusieurs mois d’incertitude et de larmes ?

Je marchai derrière elle à travers les genêts fleuris et les touffes de bruyères, jusqu’à ce que nous eussions gagné le hameau. Enfin elle me montra le seuil de la cabane, et j’entrai dans la chambre où sa fille reposait sur un vieux lit de sangles, entré deux rideaux verts.

Elle était appuyée sur un de ses bras ; ses yeux étaient hagards, ses joues rouges et brûlantes, sa bouche haletante et pâle. Elle paraissait avoir seize à dix-sept ans au plus ; mais ses traits avaient peu d’agrément ; on y remarquait seulement cette expression touchante et passionnée qui a le pouvoir de tout embellir.

— Suzanne, lui dit sa mère, voilà un monsieur de grand savoir, qui guérira sûrement ton mal.

Elle se tourna vers la muraille en souriant doucement.

— Suzanne, dis-je en m’emparant de sa main, ne vous abandonnez pas à une défiance injuste ; il y a des remèdes pour tout.

Elle souleva sa tête, et me regarda fixement.

— En examinant quelque temps les caractères de votre maladie, je trouverai sans doute les moyens de vous soulager.

Elle sourit de nouveau, et retira sa main de la mienne avec un léger effort.

Sa mère sortit.

Je ne sais quel trouble s’était emparé de moi. Je marchais à grands pas dans la chaumière, et mon imagination ne saisissait que des pensées vagues et inquiètes.

Cependant cette jeune fille m’intéressait.

Je revins près d’elle, et je m’assis. J’entendis un soupir.

Je cherchai la main qui m’avait quitté. La mienne était ardente ; elle la pressa.

— Suzanne, m’écriai-je en l’appuyant sur son cœur, Suzanne, c’est là que tu souffres.

Ses paupières s’abaissèrent avec un calme mélancolique ; elles étaient enflées et tendues. Les cils réunis par faisceaux brillaient encore de l’humidité de ses pleurs.

— Tu aimes, ajoutai-je à demi voix. Sa poitrine se gonflait.

Elle glissa ses doigts dans une boucle de ses cheveux noirs, et la ramena sur son visage.

Je l’enveloppais d’un de mes bras. Je la rapprochais de mon sein avec un chaste intérêt. Mon haleine effleurait ses lèvres.

Elle parla ; je l’entendis à peine. — Ce n’est pas lui, disait-elle.

— Non, ce n’est pas lui, répondis-je ; mais ne doit-il pas venir ?

Et Suzanne balança sa main autour de sa tête.

— Peut-être le verras-tu demain. Elle ne répondit pas.

Je craignis d’aigrir sa peine, et je gardai le silence. Elle me regarda encore, et moi je pleurais.

Il y avait une larme sur ma joue ; elle l’essuya du dos de sa main.

Une autre était tombée sur sa main, elle la recueillit avec sa bouche.

— Tu es bien heureux, me dit-elle ; je crois que tu as pleuré.

Et puis, en m’observant davantage, elle ajouta : — Je t’aimerai, car tu as une âme d’ange. Dis-moi cependant si tu es noble ?

J’hésitais à l’avouer. Cela coûte à dire devant le grabat de la misère.

— Oh ! reprit-elle, noble et homme ; il y a une méprise. Mais tu es trop jeune encore… Je suis contente de te voir rougir.

Explique-moi… Je ne prononçai point ces paroles : qu’avais-je besoin d’un éclaircissement douloureux pour lui donner ma pitié ? Nous nous entendions bien comme cela.

Un peu plus tard, je revis sa mère, et elle attendait les mots qui allaient m’échapper comme un oracle sauveur. — A-t-elle aimé, lui demandai-je ?

— Hélas ! jamais. De riches partis se sont offerts et malgré notre indigence, on a sollicité avec ardeur l’amour de ma Suzanne. Elle a été indifférente pour tous. Elle aurait voulu qu’il y eût des cloîtres pour y ensevelir sa jeunesse, parce que le monde lui était importun, et qu’elle trouvait la vie longue et difficile. Je crois que nul homme n’a obtenu un seul baiser de Suzanne, si ce n’est cependant son parrain. Il a douze ans de plus qu’elle, et c’est le fils de l’ancien seigneur du village. Tandis qu’il était absent pour le service du roi, elle disait : Je sais que mon parrain reviendra, parce que Dieu me l’a promis ; et quand il reviendra, mon Frédéric, je lui donnerai un agneau tout blanc avec des rubans bleus et roses, et des tresses de fleurs suivant la saison. Elle alla en effet à sa rencontre, et quand il la vit, il descendit de cheval pour la baiser sur le front. — Voyez, dit-il, comme Suzanne est jolie ! Je ne veux pas qu’elle conduise des troupeaux le long des haies et qu’elle hâle son teint aux ardeurs du soleil, car je l’aimais comme ma sœur.

Le lendemain, je revins dès le point du jour. Je la trouvai plus mal.

— Écoute, me dit-elle en m’embrassant ; tu dois être bon comme tu es beau, et je vais te demander quelque chose de meilleur que la vie. Engage ma mère à me donner ma robe blanche, ma cornette de mousseline et ma jeannette de cristal. Cueille-moi un barbeau dans le jardin, et une iris près du ruisseau. C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

Je fis ce qu’elle m’avait demandé, et sa mère l’habilla. Mais en descendant de son lit, elle tomba en faiblesse.

La cloche sonnait tout vis-à-vis, car c’était en face de l’église. Sa mère lui dit : — Vois-tu bien, c’est le mariage de Frédéric ; et si tu n’étais pas malade, tu danserais, comme les demoiselles, dans les grandes salles du château. Pourquoi ne prends-tu pas courage ?

Elle n’entendait plus. Suzanne, la pauvre Suzanne ! Elle nous dit cependant qu’elle était mieux.

Nous nous approchâmes de la porte, sa mère et moi, pour voir passer les fiancés. La femme choisissait, avec une attention craintive, l’endroit où elle devait poser ses pieds, pour ne pas flétrir les broderies de sa chaussure. Tous ses mouvements étaient pénibles et apprêtés ; tous ses gestes, superbes et dédaigneux. Dans ses pas, dans ses regards, dans l’arrangement de ses cheveux, dans les plis de ses vêtements, il n’y avait que symétrie. Oh ! que les soins d’une fête simple et d’une cérémonie commune lui inspiraient de dégoût !

Frédéric venait après. Ses grands sourcils étaient baissés, sa parure négligée, sa démarche lente et soucieuse.

En passant devant la maison, il y jeta les yeux d’un air sombre et mécontent ; il recula d’un demi-pas en se mordant les lèvres, effeuilla un bouquet qu’il tenait dans ses mains, et puis reprit sa route, et l’église s’ouvrit.

J’étais demeuré seul, et je réfléchissais sur cela, quand j’entendis un long cri.

Je courus. La mère était à genoux ; la fille était couchée.

Êtes-vous sûre ? — Regarde, me dit la mère…

Suzanne était immobile, sans couleur, inanimée, morte. Je la touchai, elle était presque froide. Je prêtai l’oreille encore pour m’assurer qu’elle ne respirait plus.

Voilà ce qui m’est arrivé dans ce village aux environs de Loudun.

UNE HEURE,

OU

LA VISION.

J’avais le cœur plein d’amertume, et je cherchais la solitude et la nuit. Ma promenade ne s’étendait guère au-delà des jardins de Chaillot, et je ne la commençais ordinairement qu’après que onze heures du soir étaient sonnées. Mais j’étais obsédé de si tristes pensées, mon imagination se nourrissait de tant de funestes rêveries, que souvent, dans cet état d’exaltation involontaire, qui est familier aux âmes souffrantes, j’ai eu à repousser je ne sais combien de prestiges dont un moment de réflexion me faisait rougir.

Un jour je m’étais rendu, plus tard que d’habitude, à l’endroit accoutumé ; et, soit que les ténèbres plus obscures eussent trompé mon dessein, soit que la succession de mes idées, plus inégale et plus fortuite, m’eût fait perdre de vue le but de ma course nocturne, la cloche du village frappait une heure, quand je m’aperçus que je ne suivais plus ma route familière, et que mes distractions m’avaient poussé dans un chemin inconnu. Je hâtai le pas vers le lieu d’où le son était parti.

Au détour d’un passage étroit, une ombre se leva devant mes pieds et disparut dans la haie. Je m’arrêtai en frémissant, et je vis une longue pierre, de la forme d’une tombe. J’entendis un soupir ; le feuillage trembla.

Le lendemain, préoccupé de cette aventure, je cherchai le même lieu à peu près à la même heure : l’apparition se réitéra, et le fantôme m’effleura en passant ; ses pas retentissaient sur la pierre ; l’herbe sèche sifflait derrière lui, et de temps en temps je le voyait fuir, comme une nuée sombre, entre les saules voisins ou à l’angle d’un sentier. Suivant toujours cette trace incertaine et légère, j’arrivai à l’ancien monastère de Sainte-Marie ; mais errant de décombres en décombres, je ne retrouvai plus rien.

Ce couvent délabré offre un des plus tristes aspects qui puissent frapper les regards de l’homme. Il ne reste de l’église que de grands pilastres isolés qui portent çà et là quelques débris d’une voûte détruite. Quand la lune laisse tomber sa lumière à travers ces colonnes, et que les hiboux hululent sur les corniches ; quand on gagne ensuite le sommet des terrasses incultes, qu’on s’avance le long des hautes murailles en trébuchant parmi les fosses, et que, descendant les escaliers rompus et jonchés de plantes vénéneuses, telles que la jusquiame et l’éclaire, on aboutit à des bâtiments tout dégradés dont il ne subsiste plus que des pans menaçants, et des combles soutenus d’une manière presque miraculeuse ; quand on est conduit par le hasard à cette avenue funèbre, qui par une pente rocailleuse, et sous des cintres humides, mène aux anciennes catacombes, et qu’à la lueur de quelque lampe mourante, on peut lire sur les pierres éparses les noms de ces chastes filles qui y ont déposé leurs ossements… il n’est point de force humaine qui résiste à de pareilles émotions. Elles absorbèrent tellement toutes mes facultés, que j’oubliai en quelque sorte l’étrange motif de mes recherches ; ce ne fut que le lendemain que je sentis renaître plus vivement le désir de pénétrer l’être mystérieux dont la rencontre m’avait troublé, et qui s’était fait de ce grand sépulcre une habitation aussi mystérieuse que lui-même.

À une heure, retenant mon souffle, et marchant d’un pied silencieux, j’arrivai à la tombe, et je reconnus le spectre.

Il était assis, les yeux fixés sur un certain point du ciel. C’était un jeune homme maigre et très défait, habillé de mauvais lambeaux, et dont les cheveux hérissés retombaient en boucles épaisses. À voir sa bouche béante, son cou tendu, ses bras roidis et toute son attitude occupée, on pouvait penser qu’il se livrait à une grave contemplation. Mais un sanglot lui échappa, et je présumai qu’il n’avait pas vu ce qu’il paraissait chercher.

Il m’aperçut alors, et s’élança pour fuir. Puis, s’arrêtant aussitôt, et me regardant doucement, — Que veux tu, me dit-il ?

— Te connaître, et peut-être te consoler.

— Tu es homme, reprit-il, et ton cœur est fait comme le leur. Je n’aime pas ton espèce : il y en avait quelques-uns dans mon premier âge qui compatissaient aux douleurs d’autrui ; c’étaient des cœurs nobles et aimés de Dieu : maintenant c’est bien différent.

Il secoua la tête en essuyant sa paupière.

— Il y en a maintenant encore, continuai-je : ne ferme pas ton cœur à tes frères.

— Je n’ai plus de frères ; les malheureux en ont-ils ? Regarde comme je suis hâve et flétri, regarde comme je suis souillé. J’ai eu faim pendant le jour ; pendant la nuit j’ai couché mes membres sur la boue et dans l’eau des marais. Dieu m’a donné de mauvais jours. Il y a des moments où mes yeux se troublent, où mes dents se joignent avec effort. Ma poitrine se soulève, mes nerfs s’ébranlent comme les cordes d’une harpe ; je sens des larmes qui veulent s’échapper, un froid qui parcourt mes membres, un malaise inexplicable qui me tient à la gorge. On dit que je suis maniaque et épileptique, et on passe en laissant tomber sur moi un sourire de dédain.

Voilà ce que je suis.

Il s’assit sur la tombe, et je m’assis tout près de lui.

— Je peux bien te raconter, dit-il tout à coup… Aussi bien elle ne viendra pas cette nuit. Vois-tu cette coupole noire qui s’élève là-haut dans le fond bleu du ciel ?

Et cette étoile qui brille au-dessus, nageant dans une clarté si pure, la vois-tu ?

C’est là, en vérité, puisqu’elle me l’a dit. Mais elle n’en descend plus.

J’étais presqu’aussi riche qu’Octavie ; mais l’héritier d’une grande maison se présenta, et ses parents me rebutèrent.

Deux jours avant la noce, je me promenais sous les arbres du Luxembourg, et je me complaisais dans ma douleur. Que de rêves ne faisais-je pas ? Je porterai, disais-je, un poignard acéré dans la salle du festin, et je donnerai l’éternité à ma bien-aimée et à moi ; ou bien je jetterai l’épouvante dans le temple, et j’enlèverai Octavie du milieu de ses amis consternés ; ou bien je mêlerai les horreurs d’un incendie aux préparatifs de son hymen ; et dans le trouble de cette scène d’effroi, je la ravirai morte ou vivante au crime d’un nouvel amour.

Elle vint à passer. Le satin de sa robe criait.

Je tressaillis partout, un nuage rougeâtre offusqua ma vue ; tout mon sang courut à mon cœur.

Elle m’avait reconnu, mon Octavie. — Je reviendrai bientôt, dit-elle à ceux qui l’entouraient. Le calme de minuit doit être ici plus ravissant. Je reviendrai bientôt ; je viendrai peut-être demain.

Elles retentissent comme une si douce musique, les paroles de celle qu’on aime ! elles retentissent longtemps. Toutes les facultés s’en saisissent ; l’âme se les identifie. Il semble qu’en emportant sa dernière pensée, on l’emportera tout entière.

J’allais répétant : je viendrai bientôt, je viendrai peut-être demain.

Peut-être demain ! disait-elle. Cependant elle ne vint pas.

Une heure sonna.

Et puis, une cloche lugubre, frappée à de longs intervalles, remplit les airs d’une symphonie de mort.

Je n’aurais pas pu définir l’émotion dont mes sens furent surpris ; mais elle était comme émanée du ciel. Quoi qu’il en soit, un acte de volonté dont je ne m’étais pas rendu compte, m’entraîna vers l’hôtel d’Octavie ; et fendant la foule des domestiques empressés, je m’arrêtai au-dessous de l’appartement qu’elle occupait.

Les croisées étaient ouvertes. Derrière les rideaux on voyait passer tour à tour des ombres et des flambeaux, et je ne sais quels cris étouffés s’élevaient du fond de sa chambre. Elle est morte, m’écriai-je ! — Non, répondit son père, en me serrant convulsivement le bras, elle dort.

Elle était couchée sur son lit de damas rouge ; il y avait une bougie sur son guéridon, un livre à ses pieds : un prêtre était immobile à son chevet ; sa mère était évanouie sur le plancher. Eulalie pleurait à chaudes larmes, et un homme habillé de noir disait avec un sang-froid féroce : — Il n’y a plus d’espérance ; je savais bien qu’elle ne s’en tirerait pas.

J’ai oublié toute l’année qui suivit cette soirée, car je fus, dit-on, malade, et ma maladie excitait la répugnance et l’horreur. Depuis la mort d’Octavie, il n’y avait plus personne qui m’aimât.

Une année après, jour par jour, je montais la rue de Tournon à la clarté des illuminations d’une fête publique ; je divisais lentement vingt groupes qui m’affligeaient des éclats de leur joie grossière, quand une heure sonna… Si le coup du battant avait frappé là, il m’aurait blessé moins rudement qu’en faisant gronder cette cloche. Pourquoi cette heure ne fut-elle pas retranchée du nombre des heures ? cette heure dont les derniers murmures ont couvert les sanglots de ton agonie !

Alors un adolescent d’une figure angélique me salua d’un regard humide et lumineux, et disparut dans la foule en me montrant le Luxembourg.

J’hésitais. Je le vis encore ; une larme glissait le long de sa face, et brillait en tombant.

J’entrai tout ému dans les jardins, moi qui n’ai jamais connu de crainte : et la poussière qui s’élevait à mon passage, et les traits de la lune qui jaillissaient entre les feuilles, et le tumulte éloigné du peuple qui regagnait ses demeures, tout me remplissait d’inquiétude et d’alarmes. Elle m’apparut enfin, vêtue et voilée de blanc, comme dans cette belle soirée ou nous traversâmes à pied tous les quais de la Seine, et je vis distinctement qu’elle flottait dans une vapeur aussi douce que l’aurore. Je perdis connaissance, et Octavie ne s’éloigna point de moi. Elle se penchait sur mon corps immobile, et son haleine brûlante réchauffait mon sein. Ses baisers volaient de ma bouche à mes paupières, de mes paupières à mes cheveux. Ses bras m’enveloppaient mollement, et me berçaient dans une région pleine de lumière et de parfums. Il y avait sur tous mes organes un fardeau de volupté ; et quand mes esprits rassurés commencèrent à mieux jouir de cette scène d’ivresse ; quand mes yeux inquiets cherchèrent Octavie autour de moi, je ne distinguai plus que la trace de sa fuite, un sillon pâle et tremblant qui s’étendait jusqu’à cet astre, et qui s’effaçait peu à peu.

Je ne sais pourquoi elle ne vient plus ; mais si elle ne vient pas, j’irai.

— Je crois que j’irai, reprit-il à demi-voix.

Tel fut le récit que me fit cet épileptique ; et depuis, je m’informai longtemps et inutilement de son sort. Je désespérais même de le revoir, quand le hasard m’apprit qu’on avait remarqué quelqu’un de pareil à l’infirmerie de Bicêtre. J’y courus, et je me fis conduire à son lit. Ce n’était plus qu’un cadavre presque totalement décharné et d’une lividité affreuse. Ses yeux avaient encore quelque feu et se mouvaient assez rapidement dans leur orbite enfoncé ; mais ses regards faisaient mal.

Après avoir réfléchi durant quelques minutes de l’air d’un homme qui essaie de fixer des réminiscences très confuses, un sourire amer crispa légèrement ses lèvres, et il s’inclina tendrement de mon côté.

— Je savais bien, dit-il, que j’irais. J’irai probablement demain. Octavie est venue pour m’y inviter, et j’ai déjà reçu d’elle un gage de prochaine alliance, car c’est bien, ajouta-t-il, la main d’Octavie qui se déploie ainsi vers moi à toute heure ; et ce n’est point une main desséchée par la mort, ce n’est point une main noire et hideuse comme celle des squelettes qui ont vieilli dans les tombeaux ; ce sont des formes plus suaves que celles des anges. Il est vrai que je n’ai pas pu la toucher jusqu’ici ; mais quand le moment sera près de s’accomplir, cette main me saisira et m’entraînera par-delà le ciel.

En achevant ces paroles, il se mit à regarder son oreiller avec une joie effrayante, et s’écria d’une voix sourde et effarée : — La voilà, la voilà toujours, et voilà ton onyx ovale avec un petit cercle d’or.

— Je n’irai donc que demain, reprit-il en soupirant.

Capricieux écarts d’une imagination vive ou crédule ! il me sembla voir la paille où reposait sa tête, et le drap grossier qui la couvrait, s’abaisser sous le poids de la main d’Octavie, et conserver son empreinte.

Que sais-je, infortuné qu’ils appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d’une sensibilité plus énergique, d’une organisation plus complète, et si la nature, en exaltant toutes tes facultés, ne les rendit pas propres à percevoir l’inconnu ?

Cette idée m’occupait encore, quand j’arrivai le lendemain. Je m’approchai du lit de l’épileptique, et je ne le vis point ; mais un linceul jeté sur lui me laissa deviner son corps. Il y avait aussi un petit cierge qui brulait en ce lieu, et tout le reste était comme à l’ordinaire.

Quand la soirée fut un peu avancée, je me rendis à l’endroit où je l’avais rencontré naguère, et je m’assis sur la tombe où nous nous étions assis tous les deux. On l’avait dérangée, dans l’intention de l’enlever peut-être pour en faire la borne d’un champ ou la pierre angulaire d’un bâtiment. J’entendis sonner une heure, et je calculai que cette nuit devait être le second anniversaire de la mort d’Octavie.

Le ciel n’était pas pur ; un nuage terne et orageux me cachait d’abord l’étoile où son ami l’avait si souvent cherchée ; mais elle se dégagea lentement de ces ténèbres, et parut plus resplendissante.

Pauvre fou ! dis-je tout haut, que sont maintenant, au prix de tes découvertes, les vaines sciences de la terre ? Il n’y a rien d’obscur pour toi dans tant de merveilles qui font l’étonnement des sages ; et si quelque nuage a voilé tes jours, tu t’en es affranchi comme cette étoile pour reprendre dans une nouvelle vie ta première grâce et ta première beauté.

LE TOMBEAU

DES

GRÈVES DU LAC.

ALBERT.

Qu’allez-vous, jeunes filles, avec vos cheveux épars en signe de deuil, et des guirlandes de fleurs dans les mains ?

UNE DES JEUNES FILLES.

Ces fleurs sont consacrées à la tristesse ; voici l’hyacinthe ensanglantée, le souci lugubre, l’ancolie, fille des rochers et amie des tombeaux. Nous allons les déposer sur la sépulture de l’inconnue, auprès des Grèves du Lac.

ALBERT.

Quelle était cette inconnue dont vous honorez le monument ?

LA JEUNE FILLE.

C’était une jeune fille comme nous, mais elle était cent fois plus belle ; elle avait un regard si tendre et si doux qu’il aurait fait sourire le désespoir. La vertu descendue sur la terre n’aurait pas pris d’autre forme.

ALBERT.

Continue ; car tes paroles sont agréables à mon oreille, et je sens mon cœur saisi d’un trouble aussi délicieux que la plus pure joie.

LA JEUNE FILLE.

Il y a quatre mois qu’elle arriva dans le hameau ; c’était sur la fin des grandes neiges. Elle entra dans une chaumière et s’évanouit de douleur. On alluma un feu de sapin ; on réchauffa peu à peu ses membres qui étaient d’abord tout glacés ; on lava ses tempes avec une eau salutaire. Nous nous pressions autour d’elle, et nous attendions impatiemment qu’elle revînt à la vie. Enfin elle soupira, et ses yeux, à peine entrouverts, se remplirent de larmes. Nous vîmes bien qu’elle souffrait, mais nous respectâmes le mystère de son infortune. Elle nous dit seulement que ses voyages étaient terminés, et qu’elle voulait se fixer dans cette maison isolée au sommet de la montagne. Elle y fit transporter des meubles rustiques et ne se montra presque plus.

ALBERT.

Vous cessâtes sitôt de la voir ?

LA JEUNE FILLE.

Ses bienfaits nous la rendaient toujours présente ; les âmes les plus compatissantes et les plus pieuses ne pouvaient la devancer ; il n’y avait point d’indigent qui n’en reçût un secours, point de malheureux qui n’en obtint une consolation, point de malade qui ne connût l’efficacité de ses remèdes, point de famille qui n’eût à se louer de la prudence de ses conseils, point de larmes qu’elle ne fût prompte à essuyer. Toutes les mères la donnaient pour exemple à leurs filles ; mais sa vertu était trop parfaite pour inspirer l’émulation. Quelle âme aurait osé se croire de la même trempe que la sienne ?

ALBERT.

Heureux du monde ! trouverez-vous des panégyristes qui puissent enchérir sur cette oraison funèbre ?

LA JEUNE FILLE.

Le pasteur la citait comme une sainte, et nous ne doutions pas qu’elle ne fut d’une nature encore plus élevée. Vous croirez cette idée trop exagérée, mais elle n’est pas sans vraisemblance. Qui aurait pu attribuer à des regrets de la même espèce que les regrets des mortels, cette tristesse sublime et plus qu’humaine qui paraissait sur son visage ? et quelle chose était digne parmi nous d’occuper cette sensibilité divine dont son créateur l’avait douée ? Les esprits célestes sont-ils donc exempts de fautes et de châtiments ? ils ont péché autrefois par ambition ; elle avait, peut-être, péché par amour. Ce fut ici la terre de son exil ; et la mélancolie qui la navrait, c’était l’impatience de sa première patrie.

ALBERT.

Parle-moi de cet ange banni ; j’étais fait aussi pour l’aimer.

LA JEUNE FILLE.

Quand elle descendait dans la plaine, au commencement des beaux jours, pour épier les grâces du printemps naissant et de l’année rajeunie, nous l’entourions tout à coup, et nous lui donnions des bouquets de violette et d’anémone. Elle nous embrassait alors les unes et les autres, mais elle paraissait plus affectueuse avec celles qui étaient moins riches et moins jolies. Elle me préférait cependant, parce que je connaissais les arts de la ville, et que j’avais vu de près leurs merveilles. Elle pouvait m’entretenir de ces grands modèles où l’admiration découvre tous les jours de nouvelles beautés ; et dès qu’elle venait à parler des peintres ou des poètes dont elle avait médité les chefs-d’œuvre, son génie, exalté par ces souvenirs, ne songeait plus à se voiler, et se révélait par mégarde. Elle ne s’apercevait de sa supériorité qu’à mon étonnement, et puis elle pleurait pour me faire croire qu’elle était femme.

ALBERT.

Eh quoi ! n’a-t-on point remarqué d’imperfections dans ce chef-d’œuvre de Dieu ?

LA JEUNE FILLE.

Elle en affectait quelques-unes pour ne pas nous humilier ; mais nous savions bien qu’elle nous trompait.

ALBERT.

Si tu te faisais une idée de l’incertitude où tu me plonges, tu aurais bien pitié de moi. Serait-ce déjà le Vengeur qui t’envoie pour irriter mes remords ?

LA JEUNE FILLE.

Que dis-tu là d’une voix basse et entrecoupée ? Il n’y a que les méchants qui aient des remords !

ALBERT.

Ne formais-tu aucune conjecture sur le véritable motif de sa solitude et de ses chagrins ?

LA JEUNE FILLE.

Une fois seulement… mais cela doit être enseveli dans un secret éternel…

ALBERT.

Parle, et cela mourra dans mon cœur.

LA JEUNE FILLE.

Une fois seulement… je revenais du village voisin, et gaiement je suivais la lisière de ce petit bois en chantant des ballades du temps passé, et je reconnus de loin sa simple tunique orangée qui flottait tout près de ce groupe de mélèzes…

ALBERT.

Oui, une simple tunique, une tunique flottante, et cette couleur qu’elle aimait…

LA JEUNE FILLE.

Elle était ainsi vêtue… je m’approchai lentement… elle parlait…

ALBERT.

Elle parlait, dis-tu ?

LA JEUNE FILLE.

Et regardant au-delà du lac le faîte de ces palais…

ALBERT.

Je sais déjà bien ; je sais tout.

LA JEUNE FILLE.

Albert, s’écriait-elle !…

ALBERT.

Elle le nommait encore !

LA JEUNE FILLE.

Albert, pourquoi m’as-tu trompée ?

ALBERT.

Il l’a trompée, cela est vrai.

LA JEUNE FILLE.

Elle m’aperçut, je la vis pâlir et chanceler ; mais d’où vient que tu chancelles et que tu pâlis comme elle ?

ALBERT.

Elle mourut bientôt après ?

LA JEUNE FILLE.

Elle mourut le lendemain. Je passai mon bras sous sa tête comme elle était près d’expirer. Je veux, dit-elle, que tu me fasses inhumer dans cet endroit d’où l’on voit la ville et le faîte de ces palais auprès des Grèves du Lac.

ALBERT.

Voici les Grèves du Lac.

LA JEUNE FILLE.

Albert ! ajouta-t-elle ; ensuite elle mourut.

ALBERT.

Où est-elle ?

LA JEUNE FILLE.

Sa tombe est à tes pieds.

ALBERT.

Je ne la vois pas.

LA JEUNE FILLE.

Regarde, elle est là.

ALBERT.

C’est bien là sa tombe ?

LA JEUNE FILLE.

Oui. Tes mains la saisissent, tes lèvres s’y attachent avec fureur. Qui es-tu, pour aimer si vivement cette inconnue ?

ALBERT.

Éléonore !

LA JEUNE FILLE.

Il ne l’appelle plus ; il est immobile comme la mort. Ses yeux sont fermés, et ils le sont pour toujours. Approchez, mes sœurs, et voyez l’ami de l’inconnue. Il s’est couché sur sa tombe, et son cœur s’est brisé.

SANCHETTE,

OU

LE LAURIER-ROSE.

Nous étions nés l’un près de l’autre. Bien jeune encore, je l’appelais mon ami.

J’étais moins belle que lui, mais j’étais belle pourtant.

Quand il passait son bras autour de moi, ma voix mourait sur mes lèvres, et mon cœur était serré. Je sentais un frisson qui courait jusqu’à mes cheveux, et je pleurais de plaisir.

Il me dit un jour : — C’est toi qui seras ma femme, et je pourrai baiser ton cou sans que personne y trouve à redire. Tu ne me repousseras plus en me faisant peur de ta mère ; et quand j’entendrai marcher derrière moi, je ne me détournerai pas pour voir si c’est elle.

En parlant ainsi, nous nous donnions des baisers qui enivraient, et je ne savais pas pourquoi j’étais troublée.

Après cela il partit pour un grand voyage, et il m’apporta un laurier-rose dans une caisse de bois veiné. Ce laurier-rose était tout en fleurs.

— Vois-tu, me disait-il, ces coupes nuancées d’un pourpre si doux ; elles ont la fraîcheur et le coloris de ta bouche ; elles se flétriront bientôt, et mon cœur se flétrira comme elles, dans le chagrin de ton absence. Elles doivent renaître aux premiers feux du printemps, et mon cœur renaîtra aussi quand ta main viendra le presser.

Cependant il a refleuri, ton laurier-rose, et ma main ne pressera plus ton cœur.

Elles ne sont plus nuancées d’un pourpre si doux, les coupes de ton laurier-rose ; elles sont violettes et meurtries, parce que je les arrose de mes larmes, et que mes larmes brûlent.

Ma bouche a perdu son coloris et sa fraîcheur : n’a-t-elle pas perdu tes baisers ? Elles se fanent si vite les fleurs du laurier-rose, quand elles sont privées du zéphyr !

— Sanchette, m’a dit ma mère, il faut faire un autre choix, puisque ton Emmanuel est mort. Ma mère m’a dit cela.

Irai-je dire à mon laurier-rose : Il faut prendre une autre terre, et fleurir au milieu des neiges de la montagne ?

Écoute, Emmanuel, mon Emmanuel, il fallait mourir ici. Je serais du moins près de toi ; et quand j’entendrais la terre creuse retentir un peu sous mes pieds, je dirais : c’est peut-être là, et j’y transplanterais mon laurier-rose.

Que sais-je où est ta fosse, et si quelqu’un y a semé des fleurs ?

Elles seront bientôt tombées, les fleurs du laurier-rose ; il n’y en a plus qu’une ; et deux, et trois. Mais il a encore beaucoup de feuilles et ses feuilles donnent la mort.

HISTOIRE

D’HÉLÈNE GILLET.

L’hiver sera long et triste. L’aspect de la nature n’est pas joyeux. Celui du monde social ne l’est guère. Vous craignez l’ennui des spectacles. Vous craignez l’ennui des concerts. Vous craignez surtout l’ennui des salons. C’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien clair, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes devenues presque inutiles, d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette ; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille et de vos amis, car je n’ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C’est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J’ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d’autre chose.

Mais si vous êtes curieux d’histoires fantastiques, je vous préviens que ce genre exige plus de bon sens et d’art qu’on ne l’imagine ordinairement ; et d’abord, il y a plusieurs espèces d’histoires fantastiques.

Il y a l’histoire fantastique fausse, dont le charme résulte de la double crédulité du conteur et de l’auditoire, comme les Contes des fées de Perrault, le chef-d’œuvre trop dédaigné du siècle des chefs-d’œuvre.

Il y a l’histoire fantastique vague, qui laisse l’âme suspendue dans un doute rêveur et mélancolique, l’endort comme une mélodie, et la berce comme un rêve.

Il y a l’histoire fantastique vraie, qui est la première de toutes, parce qu’elle ébranle profondément le cœur sans coûter de sacrifices à la raison ; et j’entends par l’histoire fantastique vraie, car une pareille alliance de mots vaut bien la peine d’être expliquée, la relation d’un fait tenu pour matériellement impossible qui s’est cependant accompli à la connaissance de tout le monde. Celle-ci est rare, à la vérité, si rare, si rare que je ne m’en rappelle aujourd’hui d’autre exemple que l’histoire d’Hélène Gillet.

À une histoire vraie, le mérite du conteur est sans doute peu de chose. Si son imagination vient s’en mêler, la broderie risque fort de me gâter le canevas. Son principal artifice consiste à se cacher derrière son sujet. Quand on examine, il doit éclaircir ; quand on discute, il doit prouver. Alors l’émotion va croissant, comme celle du spectateur d’une scène d’illusions, dont la main s’étend machinalement pour détourner un fantôme, et s’arrête, glacée d’horreur, sur un corps vivant qui palpite et qui crie ; mais l’histoire d’Hélène Gillet demanderait à ce compte un volume de développements écrits, et j’ai une excellente raison pour ne pas le faire : c’est qu’il est fait, et supérieurement fait, par un des hommes les plus instruits de l’époque où nous vivons[2]. Il en a puisé les documents dans le XIe tome du vieux Mercure françois de Richer et Renaudot, dans la Vie de l’abbesse de Notre-Dame du Tart, madame Courcelle de Pourlans[3], et dans les manuscrits authentiques de la chambre des comptes et de la mairie de Dijon, de sorte qu’il n’y a rien de mieux démontré, rien de plus exact d’analyse, rien de plus complet de détails, dans les procès-verbaux si pittoresques et si animés du sténographe des cours d’assises. Et le livre de mon ami, c’est un livre que je vous recommande en passant.

Ceci, c’est tout bonnement ce que je vous ai promis ; un conte de la veillée, une de ces causeries dont vous me pardonnez quelquefois la longueur, quand elles vous intéressent ; une histoire fantastique vraie, arrangée, récitée à ma manière, avec aussi peu de latitude qu’en puisse prendre l’imagination dans la disposition d’un tableau extraordinaire qu’elle n’aurait pas osé inventer. – Rangez donc ces tisons prêts à crouler, bercez un peu dans vos bras les enfants qu’ils ne s’éveillent, fermez le trictrac, s’il vous plaît ; et mettez vos chaises en rond, pendant que je vous dirai ce qui me reste à vous dire avant de commencer.

C’est qu’il faut que je vous en prévienne, l’histoire d’Hélène se passe presque tout entière sur un théâtre dont le seul aspect révolte les organisations délicates, et il m’a fallu triompher, pour arriver à l’écrire, des répugnances de mon propre cœur. Vous pourrez me suivre sans danger maintenant, si vous êtes aguerris par le drame ou par le roman de nos jours à des impressions d’une certaine nature. Autrement, passez au piano, faites cercle à l’écarté, ou entretenez-vous de pensées gracieuses avec le farfadet domestique, en faisant jaillir par gerbes et par fusées les étincelles du brasier. Vous voilà bien avertis.

En 1624, le châtelain ou juge royal de Bourg-en-Bresse, au pied de nos chères montagnes du Jura et du Bugey, s’appelait Pierre Gillet, homme noble, droit, sévère et de bonne renommée. Il avait une fille du nom d’Hélène, âgée de vingt-deux ans, qu’on adorait, pour sa beauté, qu’on admirait pour son esprit et pour ses grâces, qu’on respectait pour sa piété et pour sa vertu. On ne voyait guère Hélène qu’à l’église ; mais l’église même est pour un mauvais esprit un lieu de mauvaises pensées. Elle eut le malheur d’être aimée d’un de ces hommes violents qui sacrifient tout à leur passion, jusqu’à la femme qui en est l’objet, quand ils ne peuvent espérer de l’épouser ni de lui plaire, et je vous dirais son nom, si l’histoire me l’avait dit. Entraînée chez une fausse amie apostée pour sa perte, sous le prétexte de quelque action de charité chrétienne, elle y fut fascinée, comme les victimes du Vieux des Sept-Montagnes, par un breuvage narcotique. Dieu sait quels rêves de volupté inexplicable et inconnue elle fit pendant ce temps-là ! l’infortunée n’a jamais pu se les rappeler. Elle ignorait, dans son innocence, les joies qui ouvrent la porte de l’enfer.

Cet événement ne lui avait laissé qu’une tristesse vague et sans remords, car aucune pensée du crime ne se mêlait à ses souvenirs. Cependant les chuchotements ricaneurs des passants, le rire grossier des libertins, le regard attentif et profond des vieilles femmes, aiguisé par une curiosité amère, et surtout l’abandon journalier de ses plus chères compagnes, l’avertirent peu à peu quelle était déchue de sa réputation aux yeux du monde, et que la société la repoussait. Bientôt il ne lui resta qu’une amie, et elle cacha sa tête dans les bras de sa mère pour pleurer, parce qu’elle n’avait rien à lui confier. Le mystère de son infortune commençait à peine à se révéler à son esprit qu’elle fut saisie des angoisses de l’enfantement, ou plutôt qu’elle tomba dans un long évanouissement causé par la honte, le désespoir et la douleur. Ce fut un songe encore, un songe indéfinissable dont elle ne conserva pas plus l’idée que du premier. Épouse et mère, il ne lui restait de ce double titre que l’opprobre de l’avoir porté sans la permission de la religion et de la loi. Ces deux immenses joies de la nature, si chèrement payées par les femmes, n’avaient été pour Hélène que des supplices stériles, dont rien ne rachetait l’horreur, pas même le souvenir d’un instant d’ivresse, pas même le sourire d’une innocente créature qui s’éveille à la vie ! Elle ne s’était point connu d’amant, et son enfant, elle ne le connut pas.

En effet, et comme elle, était surprise encore de ce sommeil des sens qui ressemble à la mort, mais qui ne la vaut pas, un jeune homme qui guettait depuis longtemps, et dès le point du jour, l’époque de l’accouchement clandestin, pénétra dans la chambre d’Hélène entre sa mère anéantie et une vieille servante qui dormait. Il courut au lit, car on n’avait pas préparé de berceau, enveloppa le nouveau-né dans le premier linge qui lui tomba sous la main, déposa un baiser frénétique au front de la malade ou de la morte, et puis disparut. L’enquête prouve à n’en pas douter que c’était un étudiant des environs de Bourg, « demeurant au logis d’un sien oncle, » et qui avait servi quelques mois de répétiteur aux jeunes frères d’Hélène. On ne l’a jamais retrouvé.

Lorsque Hélène se réveilla et qu’elle apprit toute sa misère, elle chercha sans doute son enfant qui n’y était plus. Elle n’osa le demander parce qu’il ne lui semblait pas qu’elle dût avoir un enfant. Et tout cela s’accumula dans son esprit comme les caprices d’une vision.

Cependant quelque temps après elle reparut dans la ville et à l’église, accompagnée de sa mère, comme elle avait fait par le passé. On remarqua seulement qu’elle paraissait malade, que ses flancs s’étaient abaissés, et que sa physionomie portait une étrange expression d’étonnement et de terreur. Le châtelain de Bourg-en-Bresse avait des ennemis comme tous les hommes puissants ; mais cette belle et douce Hélène, elle n’avait point d’ennemis. On passa quelques jours à recueillir, à échanger, à propager des conjectures sinistres, et bientôt on n’en parla plus. L’instruction que la justice avait commencée, sur la foi des bruits populaires, s’était subitement interrompue à défaut de preuves. Hélène sentait pourtant que sa destinée de malheur n’était pas complète, et que la Providence lui réservait des épreuves plus rigoureuses ; mais elle s’y résignait avec constance au pied des autels, parce qu’elle était sans reproche et qu’elle avait foi en Dieu.

Or il arriva qu’un soldat qui se promenait hors de la ville, en attendant sa maîtresse, fut frappé de l’action d’un corbeau qui plongeait au pied d’une certaine muraille, à chutes réitérées, remuant et fouillant la terre de son bec, et l’éparpillant sous ses pieds, et remontant vers sa branche avec quelques lambeaux de linge sanglant ; puis sautillait de rameau en rameau, le cou tendu et l’œil fixe à l’endroit où il était descendu d’abord, et retombait là comme une pierre pour se remettre à fouiller. Le soldat s’approcha, l’écarta d’un revers de sabre, agrandit de la pointe le trou que le corbeau avait commencé de creuser, et en tira le cadavre d’un enfant, roulé dans les restes d’une chemise marquée au nom d’Hélène Gillet. Là-dessus le présidial reprit ses informations ; et, par sentence du 6 février 1625, Hélène Gillet fut condamnée, comme infanticide, à avoir la tête tranchée, car on sait que notre pauvre Hélène était noble, et on croyait alors que le fer ennoblit le supplice. Il est devenu plus populaire depuis.

L’avocat d’Hélène appela de ce jugement au parlement de Dijon ; car sa famille n’intervint point, et le vieux châtelain défendit même expressément qu’il lui fut jamais parlé d’elle, tant l’austérité des mœurs et de la justice pouvait prévaloir dans ce cœur romain sur la plus douce des inclinations naturelles. Deux archers la conduisirent de Bourg-en-Bresse à la conciergerie du palais des états, sans autre compagnie qu’une malheureuse femme qui n’avait pas voulu la quitter. J’ai à peine besoin de dire que c’était sa mère.

Ce n’était pas que madame Gillet comptât beaucoup sur l’effet de ses pleurs auprès de messieurs les juges de la Tournelle. Trop peu de temps s’était écoulé depuis qu’elle l’avait essayé en vain sur messieurs les juges du présidial. Elle comptait sur un juge qui réforme, quand il lui plaît, les jugements de la terre, et en qui les malheureux n’on jamais placé inutilement leur espérance ; mais la pieuse femme ne se croyait pas digne de communiquer avec Dieu sans intermédiaire. Elle venait donc se placer au couvent des Bernardines de Dijon, sous la protection des prières de la communauté, et particulièrement de sa noble parente, la mère Jeanne de Saint-Joseph, qui avait quitté le nom de Courcelle de Pourlans pour devenir abbesse du saint monastère. Ce fut certainement un spectacle sublime et fait pour attirer les bénédictions du Seigneur, si nos vaines douleurs parviennent jamais jusqu’à lui, que celui de ces vierges prosternées sur les pavés du chœur, qui imploraient sa pitié, avec des gémissements, et des larmes, en faveur d’une fille-mère que la loi avait proclamée coupable d’assassinat sur son enfant, et obligées d’articuler dans leurs pensées, pour désarmer les vengeances du ciel, les syllabes presque blasphématoires qui désignent je ne sais quels crimes inconnus. Madame Gillet n’était pas à genoux comme les autres, mais étendue la face contre terre, et on aurait cru qu’elle était morte si elle n’avait sangloté.

Il faut le dire toutefois, car on ne l’imaginerait pas, il manqua quelque chose à la solennité de cette imposante cérémonie. Une des religieuses n’y avait point paru, la sœur Françoise du Saint-Esprit, qui s’était appelée auparavant dans le monde madame de Longueval, et que ses infirmités empêchaient depuis longues années de descendre au sanctuaire. Elle avait alors plus de quatre-vingt-douze ans, s’il faut en croire les biographies hagiologiques, qui la font mourir en 1633, plus que centenaire, en odeur de sainteté. La sœur Françoise du Saint-Esprit était tombée, pour se servir des paroles du vulgaire, dans cet état de grâce et d’innocence qui ramène la vieillesse aux douces ignorances des enfants. Elle ne savait plus des choses de la vie commune que celles qui se rapportent à l’autre, car elle vivait d’avance dans cette éternité où elle entrait déjà de tant de jours ; et comme son langage s’était empreint peu à peu des sciences de l’avenir, les grands esprits de ce temps-là doutaient de sa raison ; mais ses paroles passaient encore pour des révélations d’en-haut dans le couvent des Bernardines. Pourquoi Dieu n’aurait-il pas accordé la prévision de ses mystérieux desseins à quelques âmes éprouvées par un long exercice de la vertu ? Moi-même, à l’heure où je vous raconte cela, je ne demanderais pas mieux que de le croire. Heureusement la mère d’Hélène le croyait.

Elle ne quitta le sanctuaire que pour monter à la cellule où sœur Françoise du Sainte Esprit reposait sur un sac de paille, les deux mains dévotement croisées sur un crucifix. Comme elle pensa que la sœur dormait, parce qu’elle était immobile, madame Gillet s’agenouilla dans un coin, en retenant son souffle pour ne pas la réveiller ; mais elle n’y fut pas longtemps qu’elle s’entendit appeler. La main de sœur Françoise la cherchait, car la vieille sainte voyait à peine. Madame Gillet la saisit, et y colla respectueusement ses lèvres. « Bon, bon, dit madame de Longueval avec un sourire ineffable, vous êtes la mère de cette pauvre petite pour qui nos sœurs ont prié ce matin. Je vous déclare que c’est une âme pure et choisie devant le Seigneur, qu’il a daigné écouter les prières de ses servantes, et que votre enfant ne mourra point par la main du bourreau, puisque Hélène est appelée à parcourir une longue vie avec beaucoup d’édification. » Ces mots achevés, sœur Françoise du Saint-Esprit parut oublier qu’il y eût quelqu’un auprès d’elle, et revint à ses méditations accoutumées.

Pendant ce temps-là – c’était le lundi 12 mai, qui était la dernière entrée de messieurs du parlement, – on s’occupait, sur le rapport du conseiller Jacob, de l’appel du jugement de Bourg. La sentence fut confirmée de toutes voix avec une circonstance aggravante. La cour ordonna que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col, pour témoigner, par cette infamie, de l’énormité de son crime. L’exécution devait être immédiate ; et la malheureuse Hélène n’eut qu’à se rendre du prétoire à l’échafaud. Le bruit de l’événement du procès parvint bientôt au couvent des Bernardines. On les vit au même instant se répandre dans les chapelles, allumer tous les cierges, exposer toutes les reliques, frapper de leurs fronts les degrés de tous les autels, et confondre, suivant leur âge et leurs émotions, des prières, des lamentations et des cris. La mère Jeanne de Saint-Joseph courait, en pleurant, des nefs au chœur, et du chœur à la cellule de sœur Françoise du Saint-Esprit, où madame Gillet s’était laissée tomber sans voix, sans plainte et sans larmes, sur les marches du prie-Dieu. « Je vous ai dit cependant, répétait sœur Françoise dont la sérénité ne s’était pas altérée, que cette jeune fille ne mourrait pas, et que longtemps après nous elle prierait pour nous sur la terre ; car ceci est la volonté de Notre-Seigneur. » Ensuite elle retournait à la contemplation du ciel, comme s’il avait été ouvert devant elle ; et la mère Jeanne de Saint-Joseph cherchait des motifs d’espérer. Quant à madame Gillet, son attention n’était plus à cette scène ; elle ne voyait plus, n’écoutait plus, ne sentait plus.

Et tout à coup pourtant elle sursaillit en poussant un cri d’horreur, car elle venait d’être tirée de son évanouissement par les éclats de la trompette qui appelait les soldats à l’affreux sacrifice ; et la trompette même du jugement ne saisira pas l’âme du méchant ressuscité d’une angoisse plus profonde. Elle se souleva sur les mains, en prêtant une attention muette et terrible au signal de la mort de son Hélène bien-aimée, et le signal se renouvela en se rapprochant du couvent. Peu à peu d’autres bruits s’y mêlèrent, celui du pas monotone des chevaux, qui faisait retentir les pavés, et que couvrait de moment en moment, comme une bouffée d’orage, les rumeurs de la multitude. — La voilà ! la voilà ! criaient mille voix qui ne formaient qu’une voix, et madame Gillet retomba sans connaissance, parce qu’elle comprit que sa fille passait. — Écoutez, écoutez, ma sœur, disait la mère Jeanne de Saint-Joseph en se tordant les bras de désespoir, auprès du grabat de sœur Françoise du Saint-Esprit ; oh ! mon Dieu, ma sœur, n’entendez-vous pas ?

— J’entends comme vous, répondait sœur Françoise en ramenant sur elle son doux sourire d’enfant ; j’entends la trompette qui sonne et les chevaux qui marchent avec leurs cavaliers ; j’entends le peuple qui parle, et les pénitents qui chantent. – Oui, continua-t-elle, j’entends très bien. Je sais que cette pauvre innocente s’avance, et qu’elle est là maintenant ; je sais qu’on la mène à la mort ; mais je vous dis en vérité qu’elle ne mourra pas. Vous pouvez le promettre à sa mère.

Hélène marchait en effet à la mort, assistée de deux jésuites et de deux capucins, qui lui présentaient tour à tour une image du Christ qu’elle baisait avec candeur. Jamais on ne l’avait vue aussi belle. Sa robe était blanche, en signe de la virginité de son âme. Ses beaux et longs cheveux noirs n’avaient pas été coupés, soit que l’exécuteur n’eût pas osé y porter les ciseaux, soit que le cérémonial des exécutions d’apparat épargnât cet outrage aux patients qualifiés ; ils étaient retenus sur le sommet de la tête par un nœud de ruban ; mais l’agitation de la marche avait relâché leur lien, et une partie en était retombée en ondes épaisses sur l’épaule gauche d’Hélène, où ils recouvraient la corde ignominieuse qu’on avait passée à son cou. Cette circonstance n’est pas inutile à l’intelligence du reste de mon récit.

Et maintenant, si vous voulez me prêter un instant la baguette magique d’Hugo ou de Dumas, je vais transporter la scène dans un autre lieu. Il y avait à Dijon une place dont le nom indique assez la tragique destination. Elle s’appelait le Morimont, ou la montagne de la Mort. Au milieu s’élevait un échafaud, tendu d’un drap lugubre, où l’on montait par huit degrés de bois, mais qui était exhaussé par une estrade en maçonnerie, formée de quatre degrés de pierre. Tout alentour, à un rayon de deux toises et demie, on avait tracé une enceinte composée de planches et de pieux pour servir de barrière à la foule. L’intérieur était occupé par M. le procureur-général du roi, escorté de ses huissiers d’honneur, et assis sur un pliant ; par les pères capucins et jésuites qui faisaient la recommandation de l’âme, et par un peloton d’archers. Le long de la clôture, circulaient lentement six pénitents en sac noir, ouvert seulement à l’endroit des yeux, les pieds nus, les flancs ceints d’une corde de chanvre, et la torche au poing, qui quêtaient d’une voix lamentable pour les âmes du purgatoire. Hélène monta seule sur l’échafaud, et s’arrêta devant le billot, en élevant son cœur à Dieu ; car Simon Grandjean n’était pas encore venu, parce qu’il achevait ses prières à la Conciergerie, où il s’était communié le matin. Il était cependant quatre heures sonnées à toutes les paroisses, et le peuple appelait Simon Grandjean avec des murmures qui se changèrent bientôt en rugissements. Simon Grandjean, c’était le bourreau.

Il parut enfin accompagné de la bourrelle, c’est-à-dire de sa femme, qui lui servait d’aide dans les occasions importantes. Il était armé de son coutelas, et sa femme, d’une paire de ciseaux de demi-pied de longueur, dont elle venait de se munir pour couper les cheveux flottants qu’elle avait vus échapper au nœud de la coiffure d’Hélène. Cette pensée devait la préoccuper profondément, car elle s’élança dans l’enceinte en brandissant ses ciseaux, et sans les perdre de vue ; mais, quand elle fut arrivée auprès d’Hélène, elle les oublia.

Un mouvement et un signe que fit Simon Grandjean, sur le devant de l’estrade, avertirent les spectateurs qu’il avait à parler, événement tout-à-fait nouveau dans l’histoire des exécutions judiciaires ; et le bruit qui grondait dans la multitude s’apaisa tout à coup, comme celui de la tempête à la surface d’une mer surprise par la bonace. Il est vrai que tout donnait à cette scène un intérêt horrible que je n’essaierai pas de relever par des hyperboles empruntées à nos froids langages ; et le formidable acteur que je viens d’y faire apparaître pouvait lui-même, en ce moment, réclamer quelque part à la pitié publique. Affaibli par le jeûne, et macéré des mortifications qu’il s’était prescrites pour se rendre capable de remplir son terrible ministère, il se soutenait à peine, en s’appuyant sur la pointe de son coutelas, et ses traits renversés annonçaient qu’il se livrait en lui une lutte affreuse entre le devoir et la compassion. — Grâce ! grâce pour moi, s’écria-t-il ! Bénédiction, mes pères !… Pardonnez-moi, messieurs de Dijon ; car voilà trois mois que je suis grandement malade et affligé dans mon corps ! Je n’ai jamais coupé de têtes, et notre seigneur Dieu m’a refusé la force de tuer cette jeune fille !… Sur ma foi de chrétien, je sais que je ne peux pas la tuer !

La foudre est moins prompte que ne le fut la réponse des assistants : — Tue ! tue, dit le peuple. — Faites votre office, dit le procureur du roi. – Et ces mots signifiaient : Tue ! comme l’autre.

Alors Simon Grandjean releva son coutelas, s’approcha d’Hélène en chancelant, et tomba à ses pieds. — Noble demoiselle, reprit-il en lui tendant le fer par la poignée, tuez-moi ou pardonnez-moi !... — Je vous pardonne et je vous bénis, répondit Hélène. – Et elle appuya sa tête sur le billot. Le bourreau cependant, excité par la bourrelle qui l’accablait de reproches, ne pouvait plus que frapper. Le glaive brilla dans l’air comme un éclair, aux acclamations de la populace ; les jésuites, les capucins et les pénitents prièrent : Jesus ! Maria !

Le fer s’abattit, mais le coup glissa sur les cheveux d’Hélène, et ne pénétra que dans l’épaule gauche. La patiente se renversa sur le côté droit. On crut un moment qu’elle était morte, mais la femme du bourreau savait qu’elle ne l’était pas ; elle essaya d’affermir le coutelas dans les mains tremblantes de son mari, pendant qu’Hélène se relevait pour rapporter sa tête au poteau, et qu’une clameur furieuse courait déjà sur le Morimont ; car la sanglante impatience du peuple avait changé d’objet, et s’était tournée en sympathie pour Hélène. Le fer s’abattit de nouveau, et la victime, atteinte d’une blessure plus profonde, que la première, tomba sans connaissance et comme sans vie sur l’arme de l’exécuteur, qu’il avait laissé échapper. – Ne me reprochez pas ces cruels détail, âmes sensibles qui prenez une si vive part aux infortunes du mélodrame et de la tragédie ; je ne les rapporte que pour obéir aux exigences de mon sujet, et sans dessein de les choisir ou de les aggraver. Ceci n’est, par malheur, ni de la poésie ni du roman ; ce n’est, hélas ! que de l’histoire.

Et vous verrez qu’avant de continuer, j’avais besoin de quelques précautions oratoires, dans l’intérêt même du lecteur, qui doit être pressé de se dérober à ses émotions, d’en laisser de temps en temps le théâtre derrière la toile, et de se rappeler avec moi, pendant que je reprends haleine, que les événements trop réels dont je parle sont aujourd’hui comme s’ils n’avaient jamais été. L’épouvantable scène du Morimont se prolonge en effet à travers tant de péripéties plus épouvantables encore, que je ne sais s’il n’est pas aussi pénible d’en être l’historien que d’en avoir été le témoin. Tout l’art que je mettrais à la réciter, si j’avais le secret d’un meilleur style, se bornerait à en suspendre souvent l’horreur dans des réticences, ou à la voiler sous des paroles.

Je n’ai pas dit, en décrivant la tragique enceinte du Morimont, qu’elle renfermât une autre construction que celle de l’échafaud ; il faut cependant qu’on le sache. C’était une espèce de hutte en briques, où l’exécuteur serrait ses ferrements, ses cordes, ses ceps, ses réchauds, et tout son hideux trousseau d’assassin judiciaire ; cette exécrable succursale du cachot s’appelait la Chapelle, comme en Espagne, et c’est là que les condamnés achevaient leurs actes de dévotion, quand une soudaine résipiscence les décidait, coupables, à se réconcilier avec leur juge du ciel ; innocents, à pardonner à leurs juges de la terre.

Hélène Gillet n’avait pas eu besoin d’y descendre, mais Simon Grandjean s’y cacha pour échapper aux coups de la foule furieuse, qui commençait à franchir les barrières en criant d’une voix terrible : SAUVE LA PATIENTE ET MEURE LE BOURREAU ! Les moines et les pénitents s’y précipitèrent avec lui, présentant leurs crucifix au peuple, afin de détourner sa colère, et de conjurer la grêle de pierres qui les poursuivait.

La corporation des maçons se mit en devoir de démolir la chapelle qui s’était refermée en dedans ; la corporation des bouchers s’organisa derrière elle en corps de réserve, toute disposée pour l’assassinat. Il n’y a ici ni jeu des phrases ni combinaison de style, car ce sont les termes exprès du procès-verbal, dressé quatre jours après, à la chambre du conseil de la ville, et qui porte la signature de l’échevin Bossuet, père de l’immortel évêque de Meaux. Enfin les hommes de Dieu ouvrirent, et sortirent d’un pas posé, en chantant les prières des morts, comme s’ils eussent marché à leur propre supplice et le peuple tua le bourreau.

Pendant que ceci s’accomplissait, l’échafaud d’Hélène présentait une scène plus épouvantable encore. La bourrelle avait cherché inutilement le coutelas – on se souvient peut-être qu’Hélène était tombée dessus ; – mais, en ce moment, ses ciseaux, qu’elle n’avait pas quittés, lui revinrent en mémoire, et saisissant d’une main la corde qui nouait le cou de cette misérable fille, de l’autre elle la frappa six fois, en la traînant à travers les huit degrés de bois et les quatre degrés de pierre, et en brisant de ses pieds, à tous les degrés qu’il frappait de la tête, ce cadavre déjà noyé dans le sang ; quand elle fut en bas, les bouchers avaient fini leur premier ouvrage, et le peuple tua la bourrelle.

Je respire enfin, et je crois qu’il en était temps pour nous tous. Heureusement voilà qu’Hélène n’est plus au Morimont, et que des bras charitables l’ont emportée à cette maison qui fait l’angle de la place, chez le bon chirurgien Nicolas Jacquin, dont l’honorable famille exerce encore, après deux cents ans, la même profession dans nos deux provinces de Bourgogne. Aucune des blessures d’Hélène n’était mortelle, aucune ne se trouva dangereuse. Quand elle reprit ses sens, son premier cri fut celui de l’innocent qui entre au ciel, parce qu’elle imagina qu’elle était tombée dans les mains de Dieu, à qui le secret de toutes les pensées est connu.

Et au même instant, la sœur Françoise du Saint-Esprit disait en souriant toujours et en prêtant l’oreille au bruit de la multitude qui revenait dans ces quartiers : — C’est bien, c’est bien, c’est fini ; c’est le peuple qui s’en retourne joyeux, parce que cette jeune fille n’est pas morte.

Parmi tant de miracles qui signalèrent la mémorable journée du 12 mai, il ne faut pas oublier la circonstance qui la faisait concourir, ainsi que je l’ai dit, avec la dernière audience du parlement. Les quinze jours que cette illustre compagnie avait à férier jusqu’à celui où elle devait reprendre ses travaux, laissaient l’action de la justice suspendue ; et les fonctions du bourreau sans titulaire ! Ce délai, assez ordinaire entre la sentence et l’exécution, mais que la forme abrupte du jugement semblait avoir abrégé à dessein, donnait aux amis d’Hélène tout le temps nécessaire pour recourir à la grâce royale, en faveur d’une infortunée dont le ciel venait de manifester l’innocence par des prodiges ; car c’était alors un âge de candeur et de foi, où l’on ne supposait pas que l’ordre naturel des choses humaines s’intervertit contre toute probabilité sans quelque dessein secret de la Providence ; et je suis de ceux qui tiendraient encore cette opinion pour raisonnable, à l’époque de perfectionnement intellectuel et d’immense amélioration sociale où nous avons eu le bonheur de parvenir, depuis que la philosophie a déchu la Providence de son influence morale sur les événements de la terre.

La demande en grâce fut couverte en un moment de signatures innombrables par tout ce qui pouvait lui prêter à Dijon la recommandation d’un rang honorable ou d’une haute piété ; mais on concevra facilement que ce vœu de compassion, que portait vers le trône l’élite d’une population sensible, n’offrit lui-même qu’une faible chance de succès à l’espérance et à la pitié. Louis XIII régnait, et ce jeune prince, qui n’avait de force que pour être cruel, annonçait à vingt-quatre ans la sévérité inflexible et sanglante qui lui a fait donner le nom de JUSTE par ses flatteurs. Déplorable justice des rois qui ne se montre dans l’histoire que pour servir d’auxiliaire aux bourreaux !

Le sursis de l’exécution d’Hélène s’écoula donc en prières, comme une agonie de quinze jours, dans la chapelle des Bernardines, entre les baisers de joie et les angoisses de terreur de sa mère, qui craignait au moindre bruit qu’on ne vînt la lui reprendre pour la tuer ; cependant la sœur Françoise du Saint-Esprit continuait à répéter, quand elle se souvenait d’Hélène dont l’histoire confuse se représentait par intervalles à sa pensée : — Je vous avais bien promis que cette innocente ne mourrait pas ! – Les premiers mots d’Hélène, au moment où les soins du chirurgien la ramenèrent à la vie, avaient exprimé la même confiance dans la protection divine : — Quelque chose m’annonçait dans mon cœur, dit-elle, que le Seigneur m’assisterait ! – Mais son âme, appauvrie par tant de douleurs, ne supportait plus ces alternatives avec une constance toujours égale. Quelquefois elle pâlissait soudainement ; un grand tremblement parcourait ses membres, encore mal guéris de leurs blessures, et on l’entendait murmurer en imprimant ses lèvres sur la croix de Jésus ou sur les reliques des saints : — Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je ne retournerai pas au Morimont, où j’ai souffert tant de mal ? Est-ce qu’on ne me fera pas mourir ? Mon Dieu ! prenez pitié de moi !…

On reçut en ce temps-là une dépêche de Paris qui n’est pas datée, mais qui n’arriva probablement qu’au terme préfix où la justice allait reprendre ses droits de sang, car la charité des rois boite d’un pied plus lent encore que celui de la prière. Cette dépêche apportait un miracle de plus. Louis XIII avait fait grâce.

L’entérinement de ces lettes de pardon, « qui relevaient Hélène de son infamie, et qui la restituaient en sa bonne renommée, » fut prononcé par le parlement de Dijon, le cinquième de juin 1625, sur le plaidoyer de maître Charles Fevret, auteur du Traité de l’Abus, si connu des avocats qui ont étudié. Charles Fevret, dont le plus grand mérite aux yeux des philologues est d’avoir été le bisaïeul du savant et ingénieux Charles-Marie Fevret de Fontette, l’éditeur, ou, pour mieux dire, l’auteur d’un des plus précieux monuments de notre histoire littéraire, la Bibliothèque historique du père Lelong[4], Charles Fevret passait pour un grand orateur dans son temps, et cette réputation n’est pas usurpée, si l’éloquence se mesure au nombre harmonieux de la phrase, et à la pompe majestueuse de la parole. C’est cette dictio togata du sénat et du Capitole qui a je ne sais quoi de patricien et de consulaire, et qui s’élève au-dessus du commun langage par des tours magnifiques et des mots solennels, comme les magistrats des mations se distinguent du vulgaire par l’hermine et par la pourpre. On croirait entendre dans sa prose le retentissement des vers de Malherbe, et on y pressent la manière de Balzac, dans la profusion des images et dans le luxe des allusions. C’est ainsi qu’il peint la pauvre Hélène, humblement prosternée devant le parlement, et baisant le tranchant de l’épée de la justice qui guérit les plaies qu’elle a faites comme la lance d’Achille. Voici un mouvement qui est très beau : « Quel prodige en nos jours qu’une fille de cet aage ait colletté la mort corps à corps, qu’elle ait lutté avec cette puissante géante dans le parc de ses plus sanglantes exécutions, dans le champ mesme de son Morimont ! et pour tout dire en peu de mots, qu’armée de la seule confiance qu’elle avoit en Dieu, elle ait surmonté l’ignominie, la peur, l’exécuteur, le glaive, la corde, le ciseau, l’estouffement et la mort ! Après ce funeste trophée, que luy reste-t-il, sinon d’entonner glorieusement ce cantique qu’elle prendra doresnavant à sa part : Exaltetur Dominus Deus meus, quoniam superexaltavit misericordia judicium. – Que peut-elle faire, sinon d’appendre pour esternel mémorial de son salut, le tableau votif de ses misères, dans le sanctuaire de ce temple de la justice ? – Quel dessein peut-elle choisir de plus convenable à sa condition que d’ériger un autel dans son cœur, où elle admirera, tous les jours de sa vie, la puissante main de son libérateur, les moyens incogneus aux hommes par lesquels il a brisé les ceps de sa captivité, et l’ordre de sa dispensation providente à faire que toutes choses aient encouru pour sa libération !… »

J’ai cité ce passage avec intention parmi beaucoup d’autres qui ne sont pas moins remarquables, parce qu’il résume d’avance tout ce qui me reste à dire de la vie d’Hélène Gillet. La destinée de méditation et de prière à laquelle son avocat semble l’appeler ici, c’est la destinée qu’elle s’était faite. Il y a lieu de croire qu’elle ne rentra point dans le monde, et peut-être qu’elle ne quitta le couvent des Bernardines qu’après la mort de sœur Françoise du Saint-Esprit. On sait qu’elle finit par se rendre religieuse dans un couvent de Bresse, et qu’elle y était morte depuis peu de temps, « avec beaucoup d’édification, » suivant les promesses de sa sainte protectrice, quand le père Bourrée, de l’Oratoire, publia, en 1699, l’Histoire de la Mère Jeanne de Saint-Joseph, madame Courcelles de Pourlans, abbesse de Notre-Dame du Tart. On peut supposer, d’après le rapprochement des dates, qu’elle était alors pour le moins nonagénaire.

J’ai omis ou plutôt je me suis réservé une circonstance assez extraordinaire pour clore cette longue narration. C’est que les lettres de grâce d’Hélène Gillet furent octroyées dans le conseil de Louis XIII « en faveur de l’heureux mariage de la royne de la Grande-Bretagne, sa très-chère et très-aymée sœur, Henriette-Marie de France, » et, si l’on me permet de rappeler encore une fois les expressions de Charles Fevret, « pendant que le roi et sa cour couloient des jours d’allégresse et de festivité. » Ces jours de festivité, dont l’allégresse fut si propice à l’innocence, étaient consacrés aux cérémonies des noces de Charles Ier, qui concouraient jour pour jour avec l’exécution d’Hélène sur la place du Morimont. Vingt-quatre ans après, la tête de Charles Ier tombait à Whitehall sous une hache plus assurée que celle de Simon Grandjean, et la jeune fille de Bourg-en-Bresse eut le temps de prier pendant un demi-siècle pour l’absolution de son âme. Les desseins de Dieu sont impénétrables, et le cœur de l’homme est aveugle ; mais il n’est pas besoin d’avoir pénétré bien avant dans l’étude des choses passées pour reconnaître qu’il y a quelque chose de mystérieux et de symbolique au fond de toutes les histoires.

Et comme il faut une moralité aux contes les plus vulgaires, vous ne me défendrez pas, messieurs, d’en attacher une à celui-ci, qui est un des plus extraordinaires, et cependant des plus vrais, que vous ayez jamais entendu réciter. C’est qu’il serait bien temps que le genre humain réprouvât d’une voix unanime cette justice impie qui a usurpé insolemment l’œuvre de la mort sur la puissance de Dieu, l’œuvre que Dieu s’était réservée quand il frappa toute notre race d’un jugement de mort qui n’appartenait qu’à lui. Oh ! vous êtes de grands faiseurs de révolutions ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les institutions morales et politiques de la société ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les lois ! Vous en avez fait contre les pensées les plus intimes de l’âme, contre ses affections, contre ses croyances, contre sa foi ! Vous en avez fait contre les trônes, contre les autels, contre les monuments, contre les pierres, contre l’inanimé, contre la mort, contre le tombeau et la poussière des aïeux. Vous n’avez point fait de révolution contre l’échafaud, car jamais un sentiment d’homme n’a prévalu, jamais une émotion d’homme n’a palpité dans vos révolutions de sauvages ! Et vous parlez de vos lumières ! et vous ne craignez pas de vous proposer pour modèles d’une civilisation perfectionnée ! Oserais-je vous demander où elle est votre civilisation ? Serait-ce par hasard cette stryge hideuse qui aiguise un triangle de fer pour couper des têtes ? – Allez, vous êtes des barbares !

Quant à vous, mes bons amis, rappelez-vous maintenant des histoires plus gracieuses, celles qui nous berçaient si mollement aux bassins du Doubs, dans nos nacelles chargées de fruits, de fleurs et de jeunes femmes, tandis que les rochers voisins nous rapportaient en longs échos le bruit des cornemuses. Ces histoires, je prendrais plaisir à les redire ou à les entendre aujourd’hui, car, je ne vous le cacherais pas, la parole a plus d’une fois manqué à mes lèvres, comme dit le poète, pendant que je racontais celle-ci. – Mais nous vivons dans un temps de pensées sévères et de tristes prévisions, où les gens de bien peuvent avoir besoin, comme la noble populace du Morimont, de se coaliser d’avance contre le bourreau ; et si elle n’avait pas tué le bourreau, ce qui est un crime aussi, je vous proposerais volontiers d’élever un monument à son courage.

Il ne faut tuer personne. Il ne faut pas tuer ceux qui tuent. Il ne faut tuer le bourreau ! Les lois d’homicide il faut les tuer !…


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Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres de Charles Nodier III Romans, Contes et nouvelles, Paris, Eugène Renduel, 1832. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Rivage à marée basse et Bass Rock depuis North-Berwick, a été prise par Laura Barr-Wells le 14.07.2014.

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[1] Parue dans l’édition des « Œuvres » de Charles Nodier III, Paris, Eugène Renduel, 1832. [note des éd. de la BNR.]

[2] Histoire d’Hélène Gillet, ou Relation et un événement extraordinaire et tragique survenu à Dijon dans le dix-septième siècle, par un ancien avocat. Dijon, Lagier, 1829 ; In-8. de 72 pages.

[3] Par Edme-Bernard Bourrée, oratorien. Lyon, Jean Certe, 1699. In-8. de 541 pages.

[4] Paris, 1768-1778, 5 vol. in-fol.