Charles Nodier

TRÉSOR DES FÈVES

et autres récits

1837

édité par les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

TRÉSOR DES FÈVES ET FLEUR DES POIS. 3

LE GÉNIE BONHOMME. 30

L’HOMME ET LA FOURMI, 41

SIBYLLE MÉRIAN. 51

LE BIBLIOMANE. 58

POLICHINELLE. 74

Ce livre numérique. 86

 

TRÉSOR DES FÈVES
ET
FLEUR DES POIS.

CONTES DES FÉES.

 

Tout ce que la vie a de positif est mauvais.

Tout ce qu’elle a de bon est imaginaire.

BRUSCAMBILLE.

Il y avait une fois un pauvre homme et une pauvre femme qui étaient bien vieux, et qui n’avaient jamais eu d’enfants : c’était un grand chagrin pour eux, parce qu’ils prévoyaient que dans quelques années ils ne pourraient plus cultiver leurs fèves et les aller vendre au marché. Un jour qu’ils sarclaient leur champ de fèves (c’était tout ce qu’ils possédaient avec une petite chaumière ; je voudrais bien en avoir autant) ; un jour, dis-je, qu’ils sarclaient pour ôter les mauvaises herbes, la vieille découvrit dans un coin, sous les touffes les plus drues, un petit paquet fort bien troussé, qui contenait un superbe garçon de huit à dix mois, comme il paraissait à son air, mais qui avait bien deux ans pour la raison, car il était déjà sevré. Tant y a qu’il ne fit point de façon pour accepter des fèves bouillies qu’il porta aussitôt à sa bouche d’une manière fort délicate. Quand le vieux fut arrivé du bout de son champ aux acclamations de la vieille, et qu’il eut regardé à son tour le bel enfant que le bon Dieu leur donnait, le vieux et la vieille se mirent à s’embrasser en pleurant de joie ; et puis ils firent hâte de regagner la chaumine, parce que le serein qui tombait pouvait nuire à leur garçon.

Une fois qu’ils furent rendus au coin de l’âtre, ce fut bien un autre contentement, car le petit leur tendait les bras avec des rires charmants, et les appelait maman et papa, comme s’il ne s’en était jamais connu d’autres. Le vieux le prit donc sur son genou, et l’y fit sauter doucement, comme les demoiselles qui se promènent à cheval, en lui adressant mille paroles agréables, auxquelles l’enfant répondait à sa manière, pour ne pas être en reste avec le vieux dans une conversation si honnête. Et pendant ce temps, la vieille allumait un joli feu clair de gousses de fèves sèches qui éclairaient toute la maison, afin de réjouir les petits membres du nouveau venu par une douce chaleur, et de lui préparer une excellente bouillie de fèves où elle délaya une cuillerée de miel qui en fit un manger délicieux. Ensuite elle le coucha dans ses beaux langes de fine toile qui étaient fort propres, sur la meilleure couchette de paille de fèves qu’il y eût à la maison ; car de la plume et de l’édredon, ces pauvres gens n’en connaissaient pas l’usage. Le petit s’y endormit très bien.

Quand le petit fut endormi, le vieux dit à la vieille : Il y a une chose qui m’inquiète, c’est de savoir comment nous appellerons ce bel enfant, car nous ne connaissons pas ses parents, et nous ne savons pas d’où il vient. – La vieille, qui avait de l’esprit, quoique ce ne fût qu’une simple femme de campagne, lui répondit sur-le-champ : Il faut l’appeler Trésor des Fèves, parce que c’est dans notre champ de fèves qu’il nous est venu, et que c’est un véritable trésor pour la consolation de nos vieux jours. – Le vieux convint qu’on ne pouvait rien imaginer de mieux.

Je ne vous dirai pas en détail comment se passèrent tous les jours suivants et toutes les années suivantes, ce qui allongerait beaucoup l’histoire. Il suffit que vous sachiez que les vieux vieillirent toujours, tandis que Trésor des Fèves devenait à vue d’œil plus fort et plus beau. Ce n’est pas qu’il eût beaucoup grandi, car il n’avait que deux pieds et demi à douze ans ; et quand il travaillait dans son champ de fèves, qu’il tenait en grande affection, vous l’auriez à grand’peine aperçu de la route ; mais il était si bien pris dans sa petite taille, si avenant de figure et de façons, si doux et cependant si résolu en paroles, si brave dans son sarrau bleu de ciel à rouge ceinture, et sous sa fine toque des dimanches au panache de fleurs de fèves, qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer comme un vrai miracle de nature, en sorte qu’il y avait nombre de gens qui le croyaient génie ou fée.

Il faut avouer que bien des choses donnaient crédit à cette supposition du moyen peuple. D’abord, la chaumine et son champ de fèves, où une vache n’eût trouvé que brouter quelques années auparavant, étaient devenus un des bons domaines de la contrée, sans que l’on pût dire comment ; car de voir des pieds de fèves qui poussent, qui fleurissent, qui passent fleur, et des fèves qui mûrissent dans leur gousse, il n’y a vraiment rien de plus ordinaire ; mais de voir un champ de fèves qui grandit sans qu’on n’y ait rien ajouté par acquisition ou par empiètement méchamment fait sur le terrain d’autrui, c’est ce qui passe la portée de l’entendement. Cependant le champ de fèves allait toujours grandissant et grandissant, grandissant à vent, grandissant à bise, grandissant à matin, grandissant à ponant ; et les voisins avaient beau mesurer leurs terres, leur compte s’y trouvait toujours avec le bénéfice d’une sexterée[1] ou deux, de manière qu’ils en vinrent à penser naturellement que tout le pays était en croissance. D’un autre côté, les fèves donnaient si fort, que la chaumine n’aurait pu contenir sa récolte, si elle ne s’était notablement élargie ; et cependant elles avaient manqué partout à plus de cinq lieues à la ronde, ce qui les rendait hors de prix, à cause du grand usage qu’on en faisait à la table des rois et des seigneurs. Au milieu de cette abondance, Trésor des Fèves suffisait à toutes choses, retournant la terre, triant les semences, mondant les plants, sarclant, fouissant, serfouant, moissonnant, écossant, et, de surcroît, entretenant soigneusement les haies et les échaliers ; après quoi il employait le temps qui lui restait à recevoir les acheteurs et à régler les marchés, car il savait lire, écrire et calculer sans avoir appris : c’était une véritable bénédiction.

Une nuit que Trésor des Fèves dormait, le vieux dit à la vieille : Voilà Trésor des Fèves qui a porté un grand avantage à notre bien, puisqu’il nous a mis en état de passer doucement, sans rien faire, quelques années qui nous restent à vivre encore. En lui donnant par testament l’héritage de tout ceci, nous n’avons fait que lui rendre ce qui lui appartient ; mais nous serions ingrats envers cet enfant, si nous n’avisions à lui procurer un rang plus convenable dans le monde que celui de marchand de fèves. C’est bien dommage qu’il soit trop modeste pour avoir brevet de savant dans les universités, et un tantet trop petit pour être général.

— C’est dommage, dit la vieille, qu’il n’ait pas étudié pour apprendre le nom de cinq ou six maladies en latin ; on le recevrait médecin tout de suite.

— Quant aux procès, continua le vieux, j’ai peur qu’il n’ait trop d’esprit et de raison pour en jamais débrouiller un seul. – Remarquez qu’on n’avait pas encore inventé les philanthropes.

— J’ai toujours eu en idée, reprit la vieille, qu’il épouserait Fleur des Pois quand il serait d’âge.

— Fleur des Pois, dit le vieillard en hochant la tête, est bien trop grande princesse pour épouser un pauvre enfant trouvé, qui n’aura vaillant qu’une chaumine et un champ de fèves. Fleur des Pois, ma mie, est un parti pour le sous-préfet ou pour le procureur du roi, et peut-être pour le roi lui-même, s’il devenait veuf. Nous parlons ici de choses sérieuses, et vous n’êtes pas raisonnable.

— Trésor des Fèves l’est plus que nous deux ensemble, répondit la vieille, après avoir un brin réfléchi. C’est d’ailleurs lui que l’affaire concerne, et il serait de mauvaise grâce de la pousser plus avant sans le consulter. – Là-dessus le vieux et la vieille s’endormirent profondément.

Le jour commençait à poindre quand Trésor des Fèves sauta de son lit pour aller au champ selon sa coutume. Qui fut étonné ? Ce fut lui, de ne trouver que ses habits de fête au bahut où il avait rangé les autres en se couchant. — C’est cependant jour ouvrable ou jamais, si le calendrier n’est en défaut, dit-il à part lui ; et il faut que ma mère ait quelque saint à chômer, dont je n’ouïs parler de ma vie, pour m’avoir préparé durant la nuit mon beau sarrau et ma toque de cérémonie. Qu’il soit fait pourtant comme elle l’entend, car je ne voudrais pas la contrarier en rien dans son grand âge, et quelques heures perdues se retrouveront aisément sur ma semaine, en me levant plus tôt et rentrant plus tard. Sur quoi Trésor des Fèves s’habilla aussi galamment qu’il le put, après avoir prié Dieu pour la santé de ses parents et la prospérité de ses fèves.

Comme il se disposait à sortir, afin d’avoir au moins un coup d’œil à donner à ses échaliers ayant le réveil de la vieille et du vieux, il rencontra la vieille sur l’huis, qui apportait un bon brouet tout fumant, et le plaça sur sa petite table avec une cuiller de bois : Mange, mange, lui dit-elle, et ne te fais pas faute de ce brouet au miel avec une pointe d’anis vert, comme tu l’aimais quand tu étais encore tout enfant ; car tu as du chemin, mon mignon, et beaucoup de chemin à faire aujourd’hui.

— Voilà qui est bien, dit Trésor des Fèves, en la regardant d’un air étonné ; mais où donc m’envoyez-vous ?

La vieille s’assit sur une escabelle qui était là, et les deux mains sur ses genoux : — Dans le monde, répondit-elle en riant, dans le monde, mon petit trésor ! tu n’as jamais vu que nous, et deux ou trois méchants regrattiers[2] auxquels tu vends tes fèves pour fournir aux dépenses de la maisonnée, digne garçon que tu es ; et comme tu dois être un jour un grand monsieur, si le prix des fèves se soutient, il est bon, mon mignon, que tu fasses des connaissances dans la belle société. Il faut te dire qu’il y a une grande ville, à trois quarts de lieue d’ici, où l’on rencontre à chaque pas des seigneurs en habit d’or, et des dames en robe d’argent, avec des bouquets de roses tout autour. Ta jolie petite mine si gracieuse et si éveillée ne manquera pas de les frapper d’admiration ; et je serai bien trompée si tu passes le jour sans obtenir quelque profession honorable où l’on gagne beaucoup d’argent sans travailler, à la cour ou dans les bureaux. Mange donc, mange, mignon, et ne te fais pas faute de ce brouet au miel avec une pointe d’anis vert.

Comme tu connais mieux la valeur des fèves que celle de la monnaie, continua la vieille, tu vendras au marché ces six litrons de fèves choisies à la grande mesure. Je n’en ai pas mis davantage pour ne pas te charger ; avec cela, les fèves sont si chères au temps présent, que tu serais bien empêché d’en rapporter le prix, quand on te paierait tout en or. Aussi nous entendons, ton père et moi, que tu en emploieras moitié à t’ébaudir honnêtement, comme il convient à ton âge, ou en achat de quelques joyaux bien ouvrés, propres à te récréer le dimanche, tels que montres d’argent à breloques de rubis ou d’émeraudes, bilboquets d’ivoire et toupies de Nuremberg. Le reste du montant, tu le verseras à la caisse.

Pars donc, mon petit Trésor, puisque tu as fini ton brouet, et avise de ne pas t’attarder en courant après les papillons, car nous mourrions de douleur si tu ne rentrais avant la nuit. – Garde aussi les chemins battus, crainte des loups.

— Vous serez obéie, ma mère, dit Trésor des Fèves en embrassant la vieille, quoique j’aimasse mieux pour mon plaisir passer la journée au champ. Quant aux loups, je n’en ai cure avec ma serfouette.

Disant cela, il pendit hardiment sa serfouette à sa ceinture, et partit d’un pas délibéré.

— Reviens de bonne heure, lui cria longtemps la vieille, qui regrettait déjà de l’avoir laissé partir.

Trésor des Fèves marcha, marcha, faisant des enjambées terribles comme un homme de cinq pieds, et regardant de ci, de là, les choses d’apparence inconnue qui se trouvaient sur sa route ; car il n’avait jamais pensé que la terre fût si grande et si curieuse. Cependant, quand il eut marché plus d’une heure, ce qu’il jugeait à la hauteur du soleil, et comme il s’étonnait de n’être pas encore rendu à la ville au train qu’il était allé, il lui sembla qu’on le récriait :

— Bou bou, bou bou, bou bou, tui ! arrêtez, monsieur Trésor des Fèves, on vous en prie !

— Qui m’appelle ? dit Trésor des Fèves, en mettant fièrement la main sur sa serfouette.

— De grâce, arrêtez-ci, monsieur Trésor des Fèves ! Bou bou, bou bou, bou bou, tui ! c’est moi qui vous parle.

— Est-il vrai ? dit Trésor des Fèves en dressant son regard jusqu’au sommet d’un vieux pin caverneux et demi-mort, sur lequel un maître hibou se berçait lourdement au souffle du vent ; et qu’avons-nous à démêler ensemble, mon bel oiseau ?

— Ce serait merveille que vous me reconnussiez, répliqua le hibou, car je ne vous ai obligé qu’à votre insu, comme doit faire un hibou délicat, modeste et homme de bien, en mangeant, un à un, à mes risques et périls, les canailles de rats qui grignotaient, bon an mal an, la moitié de votre récolte ; mais c’est ce qui fait que votre champ vous rapporte aujourd’hui de quoi acheter quelque part un joli royaume, si vous savez vous contenter. Quant à moi, victime malheureuse et désintéressée du dévouement, je n’ai pas au crochet un misérable rat maigre pour mes bons jours, mes yeux s’étant tellement affaiblis à votre service, que j’ai peine à me diriger, même de nuit. Je vous appelais donc, généreux Trésor des Fèves, pour vous prier de m’octroyer un de ces bons litrons de fèves que vous portez pendus à votre bâton, et qui suffirait à soutenir ma triste existence jusqu’à la majorité de mon aîné, que vous pouvez compter pour féal.

— Ceci, monsieur du hibou, s’écria Trésor des Fèves en détachant du bout de son bâton un des trois litrons de fèves qui lui appartenaient, c’est la dette de la reconnaissance, et j’ai plaisir à l’acquitter.

Le hibou s’abattit dessus, le saisit des serres et du bec, et d’un tire-d’aile il l’emporta sur son arbre.

— Oh ! que vous partez donc vite ! reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, monsieur du hibou, si je suis encore loin du monde où ma mère m’envoie ?

— Vous y entrez, mon ami, dit le hibou ; et il alla se percher ailleurs.

Trésor des Fèves se remit donc en chemin, allégé d’un de ses litrons, et comme sûr qu’il ne tarderait pas d’arriver ; mais il n’avait pas fait cent pas qu’il s’entendit appeler encore.

— Béé-é, béé-é, béé-é, bekki ! Arrêtez-ici, monsieur Trésor des Fèves, on vous en prie.

— Je crois connaître cette voix, dit Trésor des Fèves en se retournant. Eh ! oui, vraiment, c’est cette mièvre effrontée de chevrette de montagne, qui rôdait toujours avec ses petits autour de mon champ pour me rafler quelque bonne lippée. Vous voilà donc, madame la maraudeuse !

— Que dites-vous de marauder, joli Trésor ! Ah ! vos haies étaient bien trop frondues, vos fossés trop profonds, et vos échaliers trop serrés pour cela ! Tout ce qu’on pouvait faire était de tondre le bout de quelques feuilles qui for-issaient entre les joints de la claie, et c’est au grand bénéfice des pieds que nous émondons, comme dit le commun proverbe :

Dent de mouton porte nuisance

Et dent de chevrette abondance.

— Voilà qui suffit, dit Trésor des Fèves, et le mal que je vous ai souhaité puisse-t-il m’advenir incontinent ! Mais qu’aviez-vous à m’arrêter, et que saurais-je faire qui vous fût à gré, dame chevrette ?

— Hélas ! répondit-elle en versant de grosses larmes… Béé-é, béé-é, bekki… c’est pour vous dire qu’un méchant loup a mangé mon mari le chevret, et que nous sommes en grande misère, l’orpheline et moi, depuis qu’il ne va plus fourrager pour nous ; de sorte qu’elle est en danger de mourir de male-faim, si vous ne lui portez aide, la malheureuse biquette ! Je vous appelais donc, noble Trésor, pour vous prier de nous faire la charité d’un de ces bons litrons de fèves que vous portez pendus à votre bâton, et qui nous serait un suffisant réconfort, en attendant que nous ayons reçu des secours de nos parents.

— Ceci, dame chevrette, s’écria Trésor des Fèves, en détachant du bout de son bâton un des deux litrons de fèves qui lui appartenaient encore, c’est œuvre de bienfaisance et de compassion que je me tiens heureux d’accomplir.

La chevrette le happa du bout des lèvres, et d’un bond disparut dans le hallier.

— Oh ! que vous partez donc vite ! reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, ma voisine, si je suis encore loin du monde où ma mère m’envoie ?

— Vous y êtes déjà, cria la chevrette en s’enfonçant parmi les broussailles.

Et Trésor des Fèves se remit en chemin, allégé de deux de ses litrons, et cherchant du regard les murailles de la ville, quand il s’aperçut, à quelque bruit qui se faisait sur la lisière du bois, qu’il devait être suivi de près. Il s’avança soudainement de ce côté, sa serfouette ouverte à la main ; et bien lui en prit, car le compagnon qui l’escortait à pas de loup n’était autre qu’un vieux loup dont la physionomie ne promettait rien d’honnête.

— C’est donc vous, maligne bête, dit Trésor des Fèves, qui me réserviez l’honneur de figurer chez vous au banquet de la vesprée ? Heureusement ma serfouette a deux dents qui valent bien toutes les vôtres, sans vous faire tort ; et il faut vous tenir pour dit, mon compère, que vous souperez aujourd’hui sans moi. Regardez-vous de plus comme bien chanceux, s’il vous plaît, que je ne venge pas sur votre vilaine personne le mari de la chevrette, qui était le père de la biquette, et dont la famille est réduite par votre cruauté à une piteuse misère. Je le devrais peut-être, et je le ferais justement, si je n’avais été nourri dans l’horreur du sang, jusqu’au point de ménager celui des loups !

Le loup, qui avait écouté jusqu’alors en toute humilité, partit subitement d’une longue et plaintive exclamation, en élevant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin :

— Puissance divine qui m’avez donné la robe des loups, dit-il en sanglotant, vous savez si j’en ai jamais senti dans mon cœur les mauvaises inclinations ! Vous êtes maître cependant, monseigneur, ajouta-t-il avec abandon, la tête respectueusement penchée vers Trésor des Fèves, de disposer de ma triste vie, que je remets à votre merci, sans crainte et sans remords. Je périrai content de vos mains, s’il vous convient de m’immoler en expiation des crimes trop avérés de ma race ; car je vous ai toujours aimé tendrement, et parfaitement honoré, depuis le temps où je prenais un innocent plaisir à vous caresser au berceau, quand madame votre mère n’y était pas. Vous étiez dès lors de si bonne mine, et si imposante, qu’on aurait deviné, rien qu’à vous voir, que vous deviendriez un prince puissant et magnanime comme vous êtes. Je vous prie seulement de croire, avant de me condamner, que je n’ai pas trempé mes pattes sanglantes à l’assassinat perpétré sur l’époux infortuné de la chevrette. Élevé dans les principes d’abstinence et de modération auxquels je n’ai failli de toute ma vie de loup, j’étais alors en mission pour répandre les saines doctrines de la morale parmi les tribus lupines qui relèvent de ma communauté, et pour les amener graduellement, par l’enseignement et par l’exemple, à la pratique d’un régime frugal, qui est le but essentiel de la perfectibilité des loups. Je vous dirai mieux, monseigneur, l’époux de la chevrette fut mon ami ; je chérissais en lui d’heureuses dispositions, et nous voyageâmes souvent ensemble en devisant, parce qu’il avait beaucoup d’esprit naturel et de goût pour apprendre. Une malheureuse rixe de préséance (vous savez combien le caractère de sa nation est chatouilleux sur ce chapitre) occasionna sa mort en mon absence, et je ne m’en suis pas consolé.

Et le loup pleura, ce semblait, du profond de son cœur, ni plus ni moins que la chevrette.

— Vous me suiviez pourtant, dit Trésor des Fèves, sans remboîter le double fer de sa serfouette.

— Il est vrai, monseigneur, répondit le loup en câlinant ; je vous suivais dans l’espérance de vous intéresser à mes vues bénévoles et philosophiques en quelque endroit plus propre à la conversation. Las ! me disais-je, si monseigneur Trésor des Fèves, dont la réputation est si étendue et si accréditée dans le pays, voulait contribuer de sa part au plan de réforme que j’ai fait, il en aurait une belle occasion aujourd’hui ; je suis caution qu’il ne lui en coûterait qu’un des litrons de bonnes fèves qu’il porte pendus à son bâton, pour affriander une table d’hôte de loups, de louvats et de louveteaux, à la vie granivore, et pour sauver des générations innombrables de chevrettes et de chevrets, de biquettes et de biquets.

C’est le dernier de mes litrons, pensa Trésor des Fèves ; mais qu’ai-je affaire de bilboquet, de rubis et de toupie ? et qu’est-ce qu’un plaisir d’enfant au prix d’une action utile ?

— Voilà ton litron de fèves ! s’écria-t-il en détachant du bout de son bâton le dernier des litrons que sa mère lui avait donnés pour ses menus plaisirs, mais sans fermer sa serfouette.

— C’est le reste de ma fortune, ajouta-t-il ; mais je n’y ai point de regret, et je te serai reconnaissant, ami loup, si tu en fais le bon usage que tu m’as dit.

Le loup y enfonça ses crocs, et l’emporta d’un trait vers sa tanière.

— Oh ! que vous partez donc vite ! reprit Trésor des Fèves. Oserais-je vous demander, messire loup, si je suis encore loin du monde où ma mère m’envoie ?

— Tu y es depuis longtemps, répondit le loup en riant de travers, et tu y resterais bien mille ans, sans voir autre chose que ce que tu as vu.

Trésor des Fèves se remit alors en chemin, allégé de ses trois litrons, et cherchant toujours du regard les murailles de la ville, qui ne se montraient jamais. Il commençait à céder à la lassitude et à l’ennui, quand des cris perçants qui partaient d’un petit sentier détourné réveillèrent son attention. Il courut au bruit.

— Qu’est-ce, dit-il, la serfouette à la main, et qui a besoin de secours ? Parlez, car je ne vous vois pas.

— C’est moi, monsieur Trésor des Fèves ; c’est Fleur des Pois, répondit une petite voix pleine de douceur, qui vous prie de la délivrer de l’embarras où elle se trouve ; il ne faut que vouloir, et il ne vous en coûtera guère.

— Eh ! vraiment, madame, je n’ai point coutume de regarder à ce qu’il m’en coûtera pour obliger ! Vous pouvez disposer de ma fortune et de mon bien, continua-t-il, à l’exception de ces trois litrons de fèves que je porte pendus à mon bâton, parce qu’ils ne m’appartiennent pas, mais à mon père et à ma mère, et que j’ai donné tout-à-l’heure ceux qui étaient miens à un vénérable hibou, à un saint homme de loup qui prêche comme un ermite, et à la plus intéressante des chevrettes de montagne. Il ne me reste pas une seule fève que j’aie licence de vous offrir.

— Vous vous moquez, reprit Fleur des Pois, un peu piquée. Qui vous parle de vos fèves, seigneur ? Je n’ai que faire de vos fèves, grâce à Dieu ; et on ne sait ce que c’est dans mon office. Le service que je vous demande, c’est de mettre le doigt sur le bouton de ma calèche pour en relever la capote, sous laquelle je suis près d’étouffer.

— Je ne demanderais pas mieux, madame, s’écria Trésor des Fèves, si j’avais l’honneur de voir votre calèche ; mais il n’y a pas ombre de calèche dans ce sentier, qui me paraît d’ailleurs peu voyable aux équipages. Cependant je ne mettrai pas longtemps meshuy[3] à la découvrir, car je vous entends de bien près.

— Eh quoi ! dit-elle, en s’éclatant de rire, vous ne voyez pas ma calèche ! vous avez failli l’écraser en courant comme un étourdi ! Elle est devant vous, aimable Trésor des Fèves, et il est facile de la reconnaître à son apparence élégante, qui a quelque chose de celle d’un pois chiche.

— Tellement l’apparence d’un pois chiche, rumina Trésor des Fèves en s’accroupetonnant, que je me serais laissé pendre avant d’y voir autre chose qu’un pois chiche.

Un coup d’œil suffit pourtant à Trésor des Fèves pour remarquer que c’était un fort gros pois chiche, plus rond qu’orange, et plus jaune que citron, porté sur quatre petites roues d’or, et muni d’un joli porte-manteau[4] qui était fait d’une petite gousse de pois, verte et lustrée comme maroquin.

Il se hâta de mettre la main sur le bouton, et la porte s’ouvrit.

Fleur des Pois en jaillit comme une graine de balsamine, et tomba leste et joyeuse sur ses talons. Trésor des Fèves se releva émerveillé, car il n’avait jamais rien imaginé d’aussi beau que Fleur des Pois. C’était en effet le minois le plus accompli qu’un peintre puisse inventer : des yeux longs comme des amandes, violets comme des betteraves, aux regards pointus comme des alènes, et une bouche fine et moqueuse qui ne s’entr’ouvrait à demi que pour laisser voir des dents blanches comme albâtre et luisantes comme émail. Sa robe courte, un peu bouffante, panachée de flammes roses, comme les fleurs qui viennent aux pois, parvenait à peine à moitié de ses jambes faites au tour, chaussées d’un bas de soie blanc aussi tendu que si on y avait employé le cabestan, et terminées par des pieds si mignons, qu’on ne pouvait les voir sans envier le bonheur du cordonnier qui les avait de sa main emprisonnés dans le satin.

— De quoi t’étonnes-tu ? dit Fleur des Pois. – Ce qui prouve, par parenthèses, que Trésor des Fèves n’avait pas l’air extrêmement spirituel dans ce moment-là. –

Trésor des Fèves rougit ; mais il se remit bientôt. — Je m’étonne, répondit-il modestement, qu’une aussi belle princesse, qui est à peu près de ma taille, ait pu tenir dans un pois chiche.

— Vous déprisez mal à propos ma calèche, Trésor des Fèves, reprit Fleur des Pois. On y voyage très commodément quand elle est ouverte ; et c’est par hasard que je n’y ai pas mon grand-écuyer, mon aumônier, mon gouverneur, mon secrétaire des commandements, et deux ou trois de mes femmes. J’aime à me promener seule, et ce caprice m’a valu l’accident qui m’est arrivé. Je ne sais si vous avez jamais rencontré en société le roi des Grillons, qui est fort reconnaissable à son masque noir et poli comme celui d’Arlequin, à deux cornes droites et mobiles, et à certaine symphonie de mauvais goût dont il a coutume d’accompagner ses moindres paroles. Le roi des Grillons me faisait la grâce de m’aimer ; il n’ignorait pas que ma minorité expire aujourd’hui, et qu’il est de l’usage des princesses de ma maison de prendre un mari à dix ans. Il s’est donc trouvé sur ma route, suivant l’usage, pour m’obséder du tintamarre infernal de ses carillonnantes déclarations, et je lui ai répondu, comme à l’ordinaire, en me bouchant les oreilles.

— Ô bonheur ! dit Trésor des Fèves enchanté ; vous n’épouserez pas le roi des Grillons !

— Je ne l’épouserai pas, répondit Fleur des Pois avec dignité. Mon choix était fait. – Je ne lui eus pas plus tôt signifié ma résolution, que l’odieux Cri-Cri (c’est le nom de ce monarque) s’élança d’un bond sur ma voiture, comme s’il avait voulu la dévorer, et qu’il en fit brutalement tomber la capote. — Marie-toi maintenant, me dit-il, impertinente mijaurée ! marie-toi, si tu peux, et si jamais mari vient te chercher dans cet équipage ! Quant à moi, je ne fais pas plus de cas de ton royaume et de ta main que d’un pois chiche.

— Si vous pouviez me dire en quel trou le roi des Grillons s’est caché, s’écria Trésor des Fèves furieux, je l’aurais bientôt déterré avec ma serfouette, et je l’amènerais pieds et poings liés, princesse, à votre discrétion. – Je comprends cependant son désespoir, ajouta-t-il en laissant tomber son front sur sa main. – Mais ne pensez-vous pas qu’il faut que je vous accompagne jusque dans vos états, pour vous mettre à l’abri de ses poursuites ?

— Il le faudrait en effet, magnanime Trésor des Fèves, si j’étais loin de ma frontière ; mais voilà un champ de pois musqués où je ne compte que des sujets fidèles, et dont l’approche est interdite à mon ennemi. – Ainsi parlant, elle frappa la terre du pied, et tomba suspendue des deux bras à deux tiges penchantes qui s’inclinèrent et se relevèrent sous elle, en semant ses cheveux des débris de leurs fleurs parfumées.

Pendant que Trésor des Fèves se complaisait à la regarder, et je vous réponds que j’y aurais pris plaisir moi-même, elle le fixait des traits acérés de ses yeux, et le liait des petits plis de son sourire, tellement qu’il aurait voulu mourir dans la joie de la voir ainsi, et qu’il y serait peut-être encore si elle ne l’avait averti.

— C’est trop vous avoir retenu, lui dit-elle, car je sais que le commerce des fèves est fort affaireux par le temps qui court ; mais ma calèche, ou plutôt la vôtre, vous fera regagner les moments perdus. Ne m’offensez pas, je vous prie, du refus d’un si mince cadeau. J’ai des millions de calèches pareilles dans les greniers du château, et quand j’en veux une nouvelle, je la trie sur le volet au milieu d’une poignée, et je donne le reste aux souris.

— Le moindre des bienfaits de votre altesse ferait la gloire et le bonheur de ma vie, répondit Trésor des Fèves ; mais elle ne pense pas que je suis encore chargé de provisions. Or, je conçois à merveille, si bien mesurées que soient mes fèves, qu’il y aurait moyen de faire entrer assez commodément votre calèche dans un de mes litrons ; mais mes litrons dans votre calèche, c’est une chose impossible.

— Essaie, dit Fleur des Pois en riant et en se balançant à ses fleurs ; essaie, et ne t’émerveille pas de tout, comme un enfant qui n’a rien vu. – En effet, Trésor des Fèves n’éprouva aucune difficulté à placer les trois litrons dans la caisse de la voiture ; elle en aurait contenu trente et davantage. Il fut un peu mortifié.

— Je suis prêt à partir, madame, reprit-il en se plaçant lui-même sur un coussin bien rembourré dont l’ampleur lui permettait de s’accommoder fort agréablement dans toutes les positions, jusqu’à s’y coucher tout du long s’il lui en avait pris envie. Je dois à la tendresse de mes parents de ne pas leur laisser d’inquiétude sur ce que je suis devenu à notre première séparation, et je n’attends plus que votre cocher qui s’est enfui épouvanté, sans doute, à l’incartade grossière du roi des Grillons, en reconduisant l’attelage et en emportant les brancards. Alors j’abandonnerai ces lieux avec l’éternel regret de vous avoir vue sans espérer de vous revoir.

— Bon ! répartit Fleur des Pois, sans avoir l’air de prendre garde à cette dernière partie du discours de Trésor des Fèves, qui tirait fort à conséquence ; bon ! ma calèche n’a ni cocher, ni brancards, ni attelage : elle marche à la vapeur, et il n’y a pas d’heure où elle ne fasse aisément cinquante mille lieues. Je te demande si tu seras en peine de retourner chez toi quand cela te conviendra. Il suffira que tu retiennes bien le geste et le mot dont je me servirai pour la mettre en route. – Le porte-manteau contient différents objets qui peuvent te servir en voyage, et qui t’appartiennent sans réserve. En l’ouvrant à la manière dont tu ouvrirais une gousse de pois verts, tu y trouveras trois écrins de la forme et de la juste grosseur d’un pois, suspendus chacun d’un fil léger qui les soutient dans leur étui comme des pois en cosse, de telle façon qu’ils ne puissent se heurter dommageablement dans les déménagements et le transport : c’est un travail merveilleux. Ils céderont à la pression de ton doigt comme le soufflet de ma calèche, et tu n’auras plus qu’à en semer le contenu en terre dans un trou fait à la pointe de ta serfouette, pour voir poindre, trésir[5], éclore tout ce que tu auras souhaité. N’est-ce pas miracle, cela ? Retiens bien seulement que, le troisième épuisé, il ne me reste rien à t’offrir, car je n’ai à moi que trois pois verts, comme tu n’avais que trois litrons de fèves, et la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. – Es-tu disposé à te mettre en route maintenant ?

Sur le signe affirmatif de Trésor des Fèves, qui ne se sentait pas la force de parler, Fleur des Pois fit claquer le pouce de sa main droite contre le doigt du milieu, en criant : Partez, pois chiche !

Et le pois chiche était à plus de quinze cents kilomètres du champ musqué de Fleur des Pois, que les yeux de Trésor des Fèves la cherchaient encore inutilement. Hélas ! dit-il.

C’est que ce serait faire tort à la célérité du pois chiche que de dire qu’il parcourait l’espace avec la célérité d’une balle d’arquebuse. Les bois, les villes, les montagnes, les mers, disparaissaient incomparablement plus vite sur son passage que les ombres chinoises de Séraphin sous la baguette du fameux magicien Rotomago. Les horizons les plus lointains se dessinaient à peine dans une immense profondeur, qu’ils s’étaient précipités sur le pois chiche, et que Trésor des Fèves se serait efforcé en vain de les retrouver derrière lui. Pendant qu’il se retournait, crac, ils n’y étaient plus. Enfin il avait plusieurs fois repris l’avance sur le soleil ; plusieurs fois il l’avait rejoint au retour pour le devancer encore, dans de brusques alternatives de jour et de nuit, quand Trésor des Fèves se douta qu’il avait laissé de côté la ville qu’il allait voir, et le marché où il portait vendre ses litrons.

— Les ressorts de cette voiture sont un peu gais, imagina-t-il soudain ; car on n’oublie pas qu’il était doué d’un esprit très subtil. Elle est partie à l’étourdie avant que Fleur des Pois eût achevé de s’expliquer sur ma destination, et il n’y a pas de raison pour que ce voyage finisse dans tous les siècles des siècles, cette aimable princesse, qui est assez évaporée, comme le comporte sa jeunesse, ayant bien pensé à me dire en quelle sorte on mettait sa calèche en route, mais non pas ce qu’il fallait faire pour l’arrêter.

Effectivement Trésor des Fèves s’était servi sans succès de toutes les interjections mal sonnantes qu’il eût jamais recueillies, pudeur gardée, de la bouche blasphématoire des voiturins et des muletiers, gens de pauvre éducation et de méchant langage. La diantre de calèche allait toujours, elle n’allait que de plus belle ; et, pendant qu’il fouillait dans sa mémoire pour varier ses apostrophes de plus d’euphémismes que n’en pourrait enseigner la rhétorique, madame la calèche coupait des latitudes à la course, et passait sur le ventre de dix royaumes qui n’en pouvaient mais. — Le diable t’emporte, chienne de calèche ! s’écriait Trésor des Fèves ; – et le diable obéissant ne manquait pas d’emporter la calèche des tropiques aux pôles, ou des pôles aux tropiques, et de la ramener par tous les cercles de la sphère, sans égard au changement insalubre des températures. Il y avait de quoi rôtir ou se morfondre avant peu, si Trésor des Fèves n’avait été doué, ainsi que nous l’avons dit souvent, d’une admirable intelligence.

Voire, dit-il en lui-même, puisque Fleur des Pois l’a lancée à travers le monde, en lui disant : Partez, pois chiche !… on l’arrêterait peut-être en lui disant le contraire. Cela était extrêmement logique.

— Arrêtez, pois chiche ! cria Trésor des Fèves en faisant claquer le pouce de sa main droite contre le doigt du milieu, comme il l’avait vu faire à Fleur des Pois.

Voyez si une académie tout entière aurait aussi bien trouvé ! Le pois chiche s’arrêta si juste, que vous ne l’auriez pas mieux arrêté, en le fichant sur terre avec un clou. Il ne bougea.

Trésor des Fèves descendit de son équipage, le ramassa précieusement, et le laissa couler dans une bougette[6] de cuir qu’il avait à sa ceinture pour y serrer les échantillons de ses fèves, mais après en avoir retiré le porte-manteau.

L’endroit où la calèche de Trésor des Fèves s’était ainsi butée à son ordre n’est pas décrit par les voyageurs. Bruce le place aux sources du Nil, M. Douville au Congo, et M. Caillé à Tombouctou. C’était une plaine sans bornes, si sèche, si rocailleuse et si sauvage, qu’il n’y avait pas un buisson sous lequel gîter, ni une mousse du désert pour reposer sa tête endormie, ni une feuille nourricière ou rafraîchissante pour apaiser la faim et la soif. Trésor des Fèves ne s’inquiéta point. Il fendit proprement de l’ongle son porte-manteau, et il en détacha un des trois petits écrins dont Fleur des Fois lui avait fait la description.

Ensuite, il l’ouvrit comme il avait fait de la calèche, et semant son contenu en terre, à la pointe de la serfouette : Il en arrivera ce qui pourra, dit-il, mais j’aurais grand besoin d’un pavillon pour me couvrir cette nuit, ne fût-il que d’une plante de pois en fleur ; d’un petit régal pour me nourrir, ne fût-il que d’une purée de pois au sucre, et d’un lit pour me coucher, ne fût-il que d’une plume de colibri. Aussi bien, je ne saurais revoir mes parents d’aujourd’hui, tant je me sens pressé d’appétit, et courbatu de la fatigue du voyage.

Trésor des Fèves n’avait pas fini de parler, qu’il vit sourdre du sable un superbe pavillon en forme de plante de pois, qui monta, grandit, s’épanouit au loin, s’appuya, d’espace en espace, sur dix échalas d’or, se répandit de toutes parts en gracieuses tentures de feuillage, parsemées de fleurs de pois, et s’arrondit en arcades innombrables, dont chacune supportait à la clef de son cintre un riche lustre de cristal chargé de bougies musquées. Tout le fond des arcades était garni de glaces de Venise, d’une hauteur démesurée, qui n’avaient pas le moindre défaut, et qui réfléchissaient les lumières à éblouir d’une lieue la vue d’un aigle de sept ans.

Sous les pieds de Trésor des Fèves, une feuille de pois, tombée d’accident de la voûte, s’élargit en magnifique tapis diapré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et d’une multitude d’autres. Bien plus, ce tapis était bordé de guéridons de bois d’aloès et de sandal, qui semblaient prêts à s’affaisser sous le poids des pâtisseries et des confitures, ou sur lesquels des fruits glacés au marasquin cernaient élégamment dans leurs coupes de porcelaine surdorée une bonne jatte de purée de petits pois au sucre, marbrée à sa surface de raisins de Corinthe noirs comme le jais, de vertes pistaches, de dragées de coriandre et de tranches d’ananas.

Au milieu de toutes ces pompes, Trésor des Fèves ne fut cependant pas en peine de reconnaître son lit, c’est-à-dire la plume de colibri qu’il avait souhaitée, et qui scintillait dans un coin, comme une escarboucle tombée de la couronne du grand Mogol, quoiqu’elle fût si petite, qu’on l’aurait cachée d’un grain de mil. Trésor des Fèves pensa d’abord que ce sommier répondait peu au reste des commodités du pavillon ; mais, à mesure qu’il regardait la plume de colibri, elle se mit à foisonner tellement, qu’il eut bientôt des plumes de colibri à la hauteur de la main, couchette de molles topazes, de flexibles saphirs et d’opales élastiques où un papillon aurait enfoncé en s’y posant. — Assez, dit Trésor des Fèves, assez, plume de colibri ! je dormirai trop bien comme cela !

Que notre voyageur ait fait fête à son banquet, et qu’il eût hâte de se reposer, cela n’a pas besoin d’être dit. L’amour lui trottait bien un peu dans la tête ; mais douze ans ne sont pas l’âge où l’amour ôte le sommeil, et Fleur des Pois, à peine vue, n’avait laissé à sa pensée que l’impression d’un rêve charmant, dont le sommeil seul pouvait lui rendre l’illusion. Raison de plus pour dormir, s’il vous en souvient comme à moi. Toutefois, Trésor des Fèves était trop prudent pour s’abandonner à cette joie paresseuse avant de s’être assuré de l’extérieur de son pavillon, dont l’éclat suffisait pour attirer de fort loin les voleurs et les gens du roi. Il y en a en tous pays. Il sortit donc de l’enceinte magique, la serfouette ouverte à la main, comme d’habitude, pour faire le tour de sa tente, et aviser au bon état de son campement.

Aussitôt qu’il fut parvenu à son extrême frontière (c’était un petit ravin creusé par les eaux, et que la biquette aurait franchi sans façon), Trésor des Fèves s’arrêta, transi du frisson d’un homme de cœur ; car le vrai courage a les terreurs communes à notre pauvre humanité, et ne s’affermit en lui-même que par réflexion. Il y avait, ma foi, de quoi réfléchir au spectacle dont je parle !

C’était un front de bataille où reluisaient dans l’obscurité d’une nuit sans étoiles deux cents yeux ardents et immobiles, au devant desquels couraient sans relâche de la droite à la gauche, de la gauche à la droite et sur les flancs, deux yeux perçants et obliques dont l’expression indiquait assez la ronde d’un général fort actif. Trésor des Fèves ne connaissait ni Lavater, ni Gall, ni Spurzheim ; il n’était pas de la société phrénologique, mais il avait l’instinct de simple nature qui instruit tous les êtres créés à discerner de loin la physionomie d’un ennemi ; et il n’eut pas regardé un moment le commandant en chef de cette louvetaille affamée, sans reconnaître en lui le loup couard et patelin qui lui avait adroitement escroqué, sous couleur de philosophie et de vertu, le dernier de ses litrons.

— Messire loup, dit Trésor des Fèves, n’a pas perdu de temps pour rassembler son bercail et le mettre à ma poursuite ! Mais par quel mystère ont-ils pu me rejoindre, tous tant qu’ils sont, si ces vauriens de loups n’ont aussi voyagé en pois chiche ? – C’est probablement, reprit-il en soupirant, que les secrets de la science ne sont pas inconnus des méchants ; et je n’oserais jurer, quand j’y pense, que ce ne sont pas eux qui les ont inventés pour mieux engeigner[7] les bonnes créatures dans leurs détestables machinations.

Trésor des Fèves était réservé dans ses entreprises, mais soudain dans ses résolutions ; il exhiba donc hâtivement de sa bougette le porte-manteau qu’il y avait glissé à côté de sa calèche ; il en détacha le second de ses petits pois, l’ouvrit comme il avait fait le premier et la calèche, et sema son contenu en terre, à la pointe de la serfouette. — Il en arrivera ce qui pourra, dit-il ; mais j’aurais grand besoin cette nuit d’une muraille solide, ne fût-elle pas plus épaisse que celle de la chaumine, et d’une claie bien serrée, ne fût-elle pas plus forte que celle de mes échaliers, pour me défendre de messieurs les loups.

Et des murailles se dressèrent, non pas murailles de chaumine, mais murailles de palais ; et des claies germèrent devant tous les portiques, non pas claies en façon d’échaliers, mais hautes grilles seigneuriales d’acier bleu, à flèches et buissons dorés, où loup, ni blaireau, ni renard, n’auraient passé, sans se meurtrir ou se navrer la fine pointe de son museau. Au point où en était alors la stratégie des loups, l’armée des loups n’y avait que faire. Après avoir tenté quelques pointes, elle se retira en mauvais ordre.

Tranquille sur la suite de cet événement, Trésor des Fèves regagna son pavillon ; mais ce fut cette fois sur des parvis de marbre, à travers des péristyles illuminés comme pour une noce, des escaliers qui montaient toujours et des galeries sans fin. Il fut tout aise de retrouver son pavillon de fleurs de pois au cœur d’un grand jardin verdoyant et florissant qu’il ne se connaissait pas, et son lit de plumes de colibri, où je suppose qu’il dormit plus heureux qu’un roi. On sait que je n’exagère jamais.

Son premier soin du lendemain fut de visiter la somptueuse demeure qu’il s’était trouvée dans un petit pois, et dont les moindres beautés le remplirent d’étonnement ; car l’ameublement répondait très bien à la bonne mine du dehors. Il examina en détail son musée de tableaux, son cabinet des antiques, son casier, de médailles, ses insectes, ses coquillage, sa bibliothèque, délicieuses merveilles encore nouvelles pour lui. Ses livres le charmèrent surtout par le goût délicat qui avait présidé à leur choix. Ce qu’il y a de plus exquis dans la littérature et de plus utile dans les sciences humaines s’y trouvait rassemblé pour le plaisir et l’instruction d’unie longue vie, comme les Aventures de l’ingénieux don Quichotte de la Manche, les chefs-d’œuvre de la Bibliothèque bleue, de la fameuse édition de madame Oudot ; des Contes des fées de toute sorte, avec de belles images en taille-douce ; une collection de Voyages curieux et récréatifs, dont les plus authentiques étaient déjà ceux de Robinson et de Gulliver ; d’excellents Almanachs pleins d’anecdotes divertissantes et de renseignements infaillibles sur les phases de la lune et les jours propres aux semailles ; des Traités innombrables, écrits d’une manière fort simple et fort claire, sur l’agriculture, le jardinage, la pêche à la ligne, la chasse au filet, et l’art d’apprivoiser les rossignols ; tout ce qu’on peut désirer enfin quand on est parvenu à connaître ce que valent les livres de l’homme et son esprit : il n’y avait d’ailleurs point d’autres savants, point d’autres philosophes, point d’autres poètes, par la raison incontestable que tout savoir, toute philosophie, toute poésie, sont là, ou ne seront jamais nulle part : c’est moi qui vous en réponds.

Pendant qu’il procédait ainsi à l’inventaire de ses richesses, Trésor des Fèves se sentit frappé du reflet de son image dans un des miroirs dont tous les salons étaient ornés. Si la glace n’était menteuse, il devait avoir grandi, ô prodige ! de plus de trois pieds depuis la veille ; et la moustache brune qui ombrageait sa lèvre supérieure annonçait distinctement en effet qu’il commençait à passer d’une adolescence robuste à une jeunesse virile. Ce phénomène le travaillait un peu, quand une riche pendule placée entre deux trumeaux lui permit de l’éclaircir à son grand regret : une des aiguilles marquait le quantième des années, et Trésor des Fèves s’aperçut, à n’en pas douter, qu’il avait réellement vieilli de six ans.

— Six ans ! s’écria-t-il, malheur à moi ! Mes pauvres parents sont morts de vieillesse et peut-être de besoin ! peut-être, hélas ! sont-ils morts de la douleur de ma perte ! et qu’auront-ils pensé en mourant de mon cruel abandon ou de ma pitoyable infortune ? Je comprends, calèche maudite, que tu fasses bien du chemin, car tu dévores bien des jours dans tes minutes ! Partez donc, partez donc, pois chiche ! continua-t-il en tirant le pois chiche de sa bougette, et en le lançant par la fenêtre. Allez si loin, damné de pois chiche, que l’on ne vous revoie jamais ! – Aussi n’a-t-on jamais revu, à ma connaissance, de pois chiche en façon de chaise de poste qui fît cinquante lieues à l’heure.

Trésor des Fèves descendit ses degrés de marbre plus triste qu’il n’avait jamais fait l’échelle du grenier aux fèves. Il sortit du palais sans le voir ; il chemina dans ses plaines incultes, sans prendre garde si les loups n’y avaient pas insolemment bivouaqué pour le menacer d’un blocus. Il rêvait en marchant, se frappait le front de la main, et pleurait quelquefois.

— Et qu’aurais-je à souhaiter, maintenant que mes parents n’existent plus ? dit-il en tournant machinalement son a porte-manteau entre ses doigts… Maintenant que Fleur des Pois est depuis six ans mariée, car c’était le jour où je l’ai vue qu’expirait sa dixième année, et cette époque est celle du mariage des princesses de sa maison ! D’ailleurs, son choix était fait. – Que m’importe le monde entier, le monde qui ne se composait pour moi que d’une chaumine et d’un champ de fèves que vous ne me rendrez jamais, petit pois vert, ajouta-t-il en le détachant de sa gousse, car les jours si doux de l’enfance ne se renouvellent plus. Allez, petit pois vert, allez où Dieu vous portera, et produisez ce que vous devez produire à la gloire de votre maîtresse, puisque c’en est fait de mes vieux parents, de la chaumine, du champ de fèves et de Fleur des Pois ! Allez, petit pois vert, allez bien loin !

Et il le lança de si grande force, que le petit pois vert aurait facilement rattrapé le gros pois chiche, si cela avait été de sa nature. – Après quoi, Trésor des Fèves tomba par terre d’accablement et de douleur.

Quand il se releva, tout l’aspect de la plaine était changé. C’était jusqu’à l’horizon une mer sans bornes de brune ou de riante verdure, sur laquelle se roulaient comme des flots confus, au petit souffle des brises, de blanches fleurs à la carène de bateau et aux ailes de papillon, lavées de violet comme celles des fèves, ou de rose comme celles des pois ; et quand le vent courbait ensemble tous leurs fronts ondoyants, toutes ces nuances se confondaient dans une nuance inconnue, qui était plus belle mille fois que celle des plus beaux parterres.

Trésor des Fèves s’élança, car il avait tout revu, le champ agrandi, la chaumine embellie, son père et sa mère vivants, et qui accouraient au devant de lui, bien qu’un peu cassés, de toute la force de leurs jambes, pour lui apprendre comment, depuis le jour de son départ, ils n’avaient jamais manqué de recevoir de ses nouvelles tous les soirs, avec quelques gracieusetés qui ameilleuraient leur vie, et de bonnes espérances de retour qui les avaient sauvés de mourir.

Trésor des Fèves, après les avoir tendrement embrassés, leur donna ses bras pour l’accompagner à son palais. À mesure, qu’ils en approchaient, le vieux et la vieille s’ébahissaient de plus en plus, et Trésor des Fèves aurait craint de troubler leur joie. Il ne put cependant s’empêcher de dire en soupirant : Ah ! si vous aviez vu Fleur des Pois ! Mais il y a six ans qu’elle est mariée !

— Et que je suis mariée avec toi, dit Fleur des Pois en ouvrant la grille à deux battants. Mon choix était fait alors, t’en souvient-il ? Entrez ici, continua-t-elle en baisant le vieux et la vieille qui ne pouvaient se lasser de l’admirer, car elle était aussi grandie de six ans, et l’histoire indique par là qu’elle en avait seize. — Entrez ici chez votre fils : c’est un pays d’âme et d’imagination où l’on ne vieillit plus et où l’on ne meurt pas.

Il était difficile d’apprendre une meilleure nouvelle à ces pauvres gens.

Les fêtes du mariage s’accomplirent dans toute la splendeur requise entre de si grands personnage, et leur ménage ne cessa jamais d’être un parfait exemple d’amour, de constance et de bonheur.

C’est ainsi que finissent les contes de fées.

LE GÉNIE BONHOMME.

Il y avait autrefois des génies. Il y en aurait bien encore, si vous vouliez croire tous ceux qui se piquent d’être des génies ; mais il ne faut pas s’y fier.

Celui dont il sera question ici n’était pas d’ailleurs de la première volée des génies. C’était un génie d’entresol, un pauvre garçon de génie, qui ne siégeait dans l’assemblée des génies que par droit de naissance, et sauf le bon plaisir des génies titrés. Quand il s’y présenta pour la première fois, j’ai toujours envie de rire quand j’y pense, il avait pris pour devise de son petit étendard de cérémonie : Fais ce que dois ; advienne que pourra. Aussi l’appela-t-on le génie BONHOMME. Ce dernier sobriquet est resté depuis aux esprits simples et naïfs qui pratiquent le bien par sentiment, ou par habitude, et qui n’ont pas trouvé le secret de faire une science de la vertu.

Quant au sobriquet de génie, on en a fait tout ce qu’on a voulu. Cela ne nous regarde pas.

À plus de deux cents lieues d’ici, et bien avant la révolution, vivait, dans un vieux château seigneurial, une riche douairière dont ces messieurs de l’école des chartes n’ont jamais pu retrouver le nom. La bonne dame avait perdu sa bru jeune, et son fils à la guerre. Il ne lui restait pour la consoler dans les ennuis de sa vieillesse que son petit-fils et sa petite fille, qui semblaient être créés pour le plaisir de les voir ; car la peinture elle-même, qui aspire toujours à faire mieux que Dieu n’a fait, n’a jamais rien fait de plus joli. Le garçon, qui avait douze ans, s’appelait SAPHIR, et la fille, qui en avait dix, s’appelait AMÉTHYSTE. On croit, mais je n’oserais l’assurer, que ces noms leur avaient été donnés à cause de la couleur de leurs yeux, et ceci me permet de vous apprendre ou de vous rappeler deux choses en passant : la première, c’est que le saphir est une belle pierre d’un bleu transparent, et que l’améthyste en est une autre qui tire sur le violet. La seconde, c’est que les enfants de grande maison n’étaient ordinairement nommés que cinq ou six mois après leur naissance.

On chercherait longtemps avant de rencontrer une aussi bonne femme que la grand’mère d’AMÉTHYSTE et de SAPHIR ; elle l’était même trop, et c’est un inconvénient dans lequel les femmes tombent volontiers quand elles ont pris la peine d’être bonnes ; mais ce hasard n’est pas assez commun pour mériter qu’on s’en inquiète. Nous la désignerons cependant par le surnom de TROPBONNE, afin d’éviter la confusion, s’il y a lieu.

TROPBONNE aimait tant ses petits-enfants qu’elle les élevait comme si elle ne les avait pas aimés. Elle leur laissait suivre tous leurs caprices, ne leur parlait jamais d’études, et jouait avec eux pour aiguiser ou renouveler leur plaisir quand ils s’ennuyaient de jouer. Il résultait de là qu’ils ne savaient presque rien, et que, s’ils n’avaient pas été curieux comme sont tous les enfants, ils n’auraient rien su du tout.

Cependant TROPBONNE était de vieille date l’amie du génie BONHOMME, qu’elle avait vu quelque part dans sa jeunesse. Il est probable que ce n’était pas à la cour. Elle s’accusait souvent auprès de lui, dans leurs entretiens secrets, de n’avoir pas eu la force de pourvoir à l’instruction de ces deux charmantes petites créatures auxquelles elle pouvait manquer d’un jour à l’autre. Le génie lui avait promis d’y penser quand ses affaires le permettraient, mais il s’occupait alors de remédier aux mauvais effets de l’éducation des pédants et des charlatans, qui commençaient à être à la mode. Il avait bien de la besogne.

Un soir d’été, cependant, TROPBONNE s’était couchée de bonne heure, selon sa coutume : le repos des honnêtes gens est si doux ! AMÉTHYSTE et SAPHIR s’entretenaient dans le grand salon de quelques-uns de ces riens qui remplissent la fade oisiveté des châteaux, et ils auraient bâillé plus d’une fois en se regardant, si la nature n’avait pris soin de les distraire par un de ses phénomènes les plus effrayants, et pourtant les plus communs. L’orage grondait au dehors. De minute en minute, les éclairs enflammaient le vaste espace, ou se croisaient en zig-zags de feu sur les vitres ébranlées. Les arbres de l’avenue criaient et se fendaient en éclats ; la foudre roulait dans les nues comme un char d’airain ; il n’y avait pas jusqu’à la cloche de la chapelle qui ne vibrât de terreur, et qui ne mêlât sa plainte longue et sonore au fracas des éléments. Cela était sublime et terrible.

Tout-à-coup, les domestiques vinrent annoncer qu’on avait recueilli à la porte un petit vieillard percé par la pluie, transi de froid, et probablement mourant de faim, parce que la tempête devait l’avoir écarté beaucoup de sa route. AMÉTHYSTE, qui s’était pressée dans son effroi contre le sein de son frère, fut la première à courir à la rencontre de l’étranger ; mais comme SAPHIR était le plus fort et le plus leste, il l’aurait facilement devancée, s’il n’avait pas voulu lui donner le plaisir d’arriver avant lui, car ces aimables enfants étaient aussi bons qu’ils étaient beaux. Je vous laisse à penser si les membres endoloris du pauvre homme furent réjouis par un feu pétillant et clair, si le sucre fut ménagé dans le vin généreux qu’AMÉTHYSTE faisait chauffer pour lui sur un petit lit de braise ardente, s’il eut enfin bon souper, bon gîte, et surtout bonne mine d’hôte. Je ne vous dirai pas même qui était ce vieillard, parce que je veux vous ménager le plaisir de la surprise.

Quand le vieillard fut un peu remis de sa fatigue et de ses besoins, il devint joyeux et causeur, et les jeunes gens y prirent plaisir. Les jeunes gens de ce temps-là ne dédaignaient pas la conversation des vieilles gens, où ils pensaient avec raison qu’on peut apprendre quelque chose. Aujourd’hui, la vieillesse est beaucoup moins respectée, et je n’en suis pas surpris. La jeunesse a si peu de chose à apprendre !

« Vous m’avez si bien traité, leur dit-il, que mon cœur s’épanouit à l’idée de vous savoir heureux. Je suppose que dans ce château magnifique, où tout vous vient à souhait, vous devez couler de beaux jours ? »

SAPHIR baissa les yeux.

— Heureux, sans doute, répondit AMÉTHYSTE ! Notre grand’mère a tant de bontés pour nous et nous l’aimons tant ! Rien ne nous manque, à la vérité, mais nous nous ennuyons souvent.

« Vous vous ennuyez ! s’écria le vieillard avec les marques du plus vif étonnement. Qui a jamais entendu dire qu’on s’ennuyât à votre âge, avec de la fortune et de l’esprit ? L’ennui est la maladie des gens inutiles, des paresseux et des sots. Quiconque s’ennuie est un être à charge à la société comme à lui-même, qui ne mérite que le mépris. Mais ce n’est pas tout d’être doué par la Providence d’un excellent naturel comme le vôtre, si on ne le cultive par le travail. Vous ne travaillez donc pas ? »

— Travailler ? répliqua SAPHIR un peu piqué. Nous sommes riches, et ce château le fait assez voir.

« Prenez garde, reprit le vieillard en laissant échapper à regret un sourire amer. La foudre qui se tait à peine aurait pu le consumer en passant. »

— Ma grand’mère a plus d’or qu’il n’en faut pour suffire au luxe de sa maison.

« Les voleurs pourraient le prendre. »

— Si vous venez du côté que vous nous avez dit, continua SAPHIR d’un ton assuré, vous avez dû traverser une plaine de dix lieues d’étendue, toute chargée de vergers et de moissons. La montagne qui la domine du côté de l’occident est couronnée d’un palais immense qui fut celui de mes ancêtres, et où ils avaient amassé à grands frais toutes les richesses de dix générations !

« Hélas ! dit l’inconnu, pourquoi me forcez-vous à payer une si douce hospitalité par une mauvaise nouvelle ? Le temps, qui n’épargne rien, n’a pas épargné la plus solide de vos espérances. J’ai côtoyé longtemps la plaine dont vous parlez. Elle a été remplacée par un lac. J’ai voulu visiter le palais de vos aïeux. Je n’en ai trouvé que les ruines, qui servent tout au plus d’asile aujourd’hui à quelques oiseaux nocturnes et à quelques bêtes de proie. Les loutres se disputent la moitié de votre héritage, et l’autre appartient aux hiboux. C’est si peu, mes amis, que l’opulence des hommes ! »

Les enfants se regardèrent.

« Il n’y a qu’un bien, poursuivit le vieillard comme s’il ne les avait pas remarqués, qui mette la vie à l’abri de ces dures vicissitudes, et on ne se le procure que par l’étude et le travail. Oh ! contre celui-là, c’est en vain que les eaux se débordent, et que la terre se soulève, et que le ciel épuise ses fléaux. Pour qui possède celui-là, il n’y a point de revers qui puisse démonter son courage, tant qu’il lui reste une faculté dans l’âme ou un métier dans la main. L’aimable science des arts est la plus belle dot des fiancées. L’aptitude aux soins domestiques est la couronne des femmes. L’homme qui possède une industrie utile, ou des connaissances d’une application commune, est plus réellement riche que les riches, ou plutôt il n’y a que lui de riche et d’indépendant sur la terre. Toute autre fortune est trompeuse et passagère. Elle vaut moins et dure peu. »

AMÉTHYSTE et SAPHIR n’avaient jamais entendu ce langage. Ils se regardèrent encore et ne répondirent pas. Pendant qu’ils gardaient le silence, le vieillard se transfigurait. Ses traits décrépits reprenaient les grâces du bel âge, et ses membres cassés, l’attitude saine et robuste de la force. Ce pauvre homme était un génie bienfaisant avec lequel je vous ai déjà fait faire connaissance. Nos jeunes gens ne s’en étaient guère doutés, ni vous non plus.

« Je ne vous quitterai pas, ajouta-t-il en souriant, sans vous laisser un faible gage de ma reconnaissance, pour les soins dont vous m’avez comblé. Puisque l’ennui seul a jusqu’ici troublé le bonheur que la nature vous dispensait d’une manière si libérale, recevez de moi ces deux anneaux qui sont de puissants talismans. En poussant le ressort qui en ouvre le chaton, vous trouverez toujours dans l’enseignement qui y est caché un remède infaillible contre cette triste maladie du cœur et de l’esprit. Si cependant l’art divin qui les a fabriqués trompait une fois mes espérances, nous nous reverrons dans un an, et nous aviserons alors à d’autres moyens. En attendant, les petits cadeaux entretiennent l’amitié, et je n’attache à celui-ci que deux conditions faciles à remplir : la première, c’est de ne pas consulter l’oracle de l’anneau sans nécessité, c’est-à-dire avant que l’ennui vous gagne. La seconde, c’est d’exécuter ponctuellement tout ce qu’il vous prescrira.

En achevant ces paroles, le génie BONHOMME s’en alla, et un auteur, doué d’une imagination plus poétique, vous dirait probablement qu’il disparut. C’est la manière dont les génies prenaient congé.

AMÉTHYSTE et SAPHIR ne s’ennuyèrent pas cette nuit-là, et j’imagine cependant qu’ils dormirent peu. Ils pensèrent probablement à leur fortune perdue, à leurs années d’aptitude et d’intelligence plus irréparablement perdues encore. Ils regrettèrent tant d’heures passées dans de vaines dissipations, et qui auraient pu devenir profitables et fécondes s’ils avaient su les employer. Ils se levèrent tristement, se cherchèrent en craignant de se rencontrer, et s’embrassèrent à la hâte en se cachant une larme. Au bout d’un moment d’embarras, la force de l’habitude l’emporta pourtant encore une fois. Ils retournèrent à leurs amusements accoutumés, et s’amusèrent moins que de coutume.

— Je crois que tu t’ennuies ? dit AMÉTHYSTE.

— J’allais t’adresser la même question, répondit SAPHIR ; mais j’ai eu peur que l’ennui ne servît de prétexte à la curiosité.

— Je te jure, reprit AMÉTHYSTE en poussant le ressort du chaton, que je m’ennuie à la mort !

Et au même instant, elle lut, artistement gravée sur la plaque intérieure, cette inscription que SAPHIR lisait déjà de son côté :

 

TRAVAILLEZ

POUR VOUS RENDRE UTILES

RENDEZ-VOUS UTILES

POUR ÊTRE AIMÉS

SOYEZ AIMÉS

POUR ÊTRE HEUREUX.

 

— Ce n’est pas tout, observa gravement SAPHIR. Ce que l’oracle de l’anneau nous prescrit, il faut l’exécuter ponctuellement. Essayons, si tu m’en crois. Le travail n’est peut-être pas plus ennuyeux que l’oisiveté.

— Oh ! pour cela, je l’en défie ! répliqua la petite fille. Et puis l’anneau nous réserve certainement quelque autre ressource contre l’ennui. Essayons, comme tu dis. Un mauvais jour est bientôt passé.

Sans être absolument mauvais, comme le craignait AMÉTHYSTE, ce jour n’eut rien d’agréable. On avait fait venir les maîtres, si souvent repoussés, et ces gens-là parlent une langue qui paraît maussade parce qu’elle est inconnue, mais à laquelle on finit par trouver quelque charme quand on en a pris l’habitude.

Le frère et la sœur n’en étaient pas là. Vingt fois, pendant chaque leçon, le chaton s’était entr’ouvert au mouvement du ressort, et vingt fois l’inscription obstinée s’était montrée à la même place. Il n’y avait pas un mot changé.

Ce fut toujours la même chose pendant une longue semaine ; ce fut encore la même chose pendant la semaine qui la suivit. SAPHIR ne se sentait pas d’impatience : « On a bien raison de dire, murmurait-il en griffonnant un pensum, que les génies de ce temps-ci se répètent ! Et puis, ajoutait-il, on en conviendra, c’est un étrange moyen pour guérir les gens de l’ennui, que de les ennuyer à outrance ! »

Au bout de quinze jours, il s’ennuyèrent moins, parce que leur amour propre commençait à s’intéresser à la poursuite de leurs études. Au bout d’un mois, ils s’ennuyèrent à peine, parce qu’ils avaient déjà semé assez pour recueillir. Ils se divertissaient à lire à la récréation, et même dans le travail, des livres fort instructifs, et cependant fort amusants, en italien, en anglais, en allemand ; ils ne prenaient point de part directe à la conversation des personnes éclairées, mais ils en faisaient leur profit, depuis que leurs études les mettaient à portée de la comprendre. Ils pensaient enfin, et cette vie de l’âme que l’oisiveté détruit, cette vie nouvelle pour eux leur semblait plus douce que l’autre, car ils avaient beaucoup d’esprit naturel. Leur grand’mère était d’ailleurs si heureuse de les voir étudier sans y être contraints, et jouissait si délicieusement de leurs succès ! Je me rappelle fort bien que le plaisir qu’ils procurent à leurs parents est la plus pure joie des enfants.

Le ressort joua cependant bien des fois durant la première moitié de l’année ; le septième, le huitième, le neuvième mois on l’exerçait encore de temps à autre. Le douzième, il était rouillé.

Ce fut alors que le génie devint au château comme il s’y était engagé. Les génies de cette époque étaient fort ponctuels dans leurs promesses. Pour cette nouvelle visite, il avait déployé un peu plus de pompe, celle d’un sage qui use de sa fortune sans l’étaler en vain appareil, parce qu’il sait le moyen d’en faire un meilleur usage. Il sauta au cou de ses jeunes amis qui ne se formaient pas encore une idée bien distincte du bonheur dont ils lui étaient redevables. Ils l’accueillirent avec tendresse, avant d’avoir récapitulé dans leur esprit ce qu’il avait fait pour eux. La bonne reconnaissance est comme la bonne bienfaisance. Elle ne compte pas.

« Eh bien ! enfants, leur dit-il gaîment, vous m’en avez beaucoup voulu, car la science est aussi de l’ennui. Je l’ai entendu dire souvent, et il y a des savants par le monde qui m’ont disposé à le croire. Aujourd’hui plus d’études, plus de science, plus de travaux sérieux ! Du plaisir, s’il y en a, des jouets, des spectacles, des fêtes ! SAPHIR, vous m’enseignerez le pas le plus à la mode. Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous retenir pour la première contre-danse. Je me suis réservé de vous apprendre que vous étiez plus riches que jamais. Ce maudit lac s’est retiré, et le séjour de ces conquérants importuns décuple la fertilité des terres. On a déblayé les ruines du palais, et on a trouvé dans les fondations un trésor qui a dix fois plus de valeur !… »

— Les voleurs pourraient le prendre, dit AMÉTHYSTE.

— Le lac regagnera peut-être le terrain qu’il a perdu ! dit SAPHIR.

Le génie avait perdu leurs dernières paroles, ou il en avait l’air. Il était dans le salon.

— Ce brave homme est bien frivole pour un vieillard ! dit SAPHIR.

— Et bien bête pour un génie, dit AMÉTHYSTE. Il croit peut-être que je ne finirai pas le vase de fleurs que je peins pour la fête de grand’maman. Mon maître dit qu’il voudrait l’avoir fait, et qu’on n’a jamais approché de plus près du fameux monsieur Rabel.

— Je serais fâché, bonne petite sœur, reprit SAPHIR, d’avoir quelque avantage sur toi ce jour-là ; mais j’espère qu’elle aura autant de joie qu’on peut en avoir sans mourir, en comptant mes six couronnes.

— Encore faudra-t-il travailler pour cela, repartit AMÉTHYSTE, car tes cours ne sont pas finis.

— Aussi faudra-t-il travailler pour finir ton vase de fleurs, répliqua SAPHIR, car il n’est pas fini non plus.

— Tu travailleras donc ? dit AMÉTHYSTE d’une voix caressante, comme si elle avait voulu implorer de l’indulgence pour elle-même.

— Je le crois bien, dit SAPHIR, et je ne vois aucune raison pour ne pas travailler, tant que je ne saurai pas tout.

— Nous en avons pour longtemps, s’écria sa sœur en bondissant de plaisir.

Et en parlant ainsi, les jeunes gens arrivèrent auprès de TROPBONNE, qui était alors trop heureuse. SAPHIR s’avança le premier, comme le plus déterminé, pour prier sa grand’mère de leur permettre le travail, au moins pour deux ou trois années encore. Le génie, qui essayait des entrechats et des ronds de jambe, en attendant sa première leçon de danse, partit d’un éclat de rire presque inextinguible, auquel succédèrent pourtant quelques douces larmes.

« Travaillez, aimables enfants, leur dit-il, votre bonne aïeule le permet, et vous pouvez reconnaître à son émotion le plaisir qu’elle éprouve à vous contenter. Travaillez avec modération, car un travail excessif brise les meilleurs esprits, comme une culture trop exigeante épuise le sol le plus productif. Amusez-vous quelquefois, et même souvent, car les exercices du corps sont nécessaires à votre âge, et tout ce qui délasse la pensée d’un travail suspendu à propos la rend plus capable de le reprendre sans effort. Revenez au travail avant que le plaisir vous ennuie ; les plaisirs poussés jusqu’à l’ennui dégoûtent du plaisir. Rendez-vous utiles enfin pour vous rendre dignes d’être aimés, et, comme disait le talisman, soyez aimés pour être heureux. S’il existe un autre bonheur sur la terre, je n’en sais pas le secret. »

L’HOMME ET LA FOURMI,

APOLOGUE PRIMITIF.

Quand l’homme arriva sur la terre, les animaux y vivaient depuis des siècles sans nombre, chacun selon ses mœurs, et ne reconnaissaient point de maîtres.

L’année n’avait alors qu’une saison qui surpassait en douceur les plus beaux printemps. Toute la terre était chargée d’arbres qui prodiguaient quatre fois par an leurs fleurs aux papillons, leurs fruits aux oiseaux du ciel, et sous lesquels s’étendait un ample et gras pâturage, infini par son étendue, perpétuellement vivace dans sa riche verdure, dont les quadrupèdes, grands et petits, avaient peine à émonder la luxuriante abondance.

Le sol était parfaitement égal et uni, comme s’il eût été poli à la roue du tourneur, parce qu’il n’avait encore été ni remué par les tremblements de terre, ni bouleversé par les volcans, ni ravagé par les déluges. Il n’y avait point de ces sites âpres qui font naître de tristes pensées, comme il n’y avait point de ces besoins dévorants qui développent des passions farouches. Il n’y avait point de bêtes féroces ni malfaisantes d’aucune espèce. Pour quiconque se serait trouvé une âme, c’était alors plaisir de vivre. Le monde était si beau avant que l’homme fût venu !

Quand l’homme arriva sur la terre, nu, inquiet, peureux, mais déjà ambitieux, convoiteur, impatient d’agitation et de puissance, les animaux le regardèrent avec surprise, s’éparpillèrent devant lui, et le laissèrent passer. Il chercha de nuit un lieu solitaire ; les anciennes histoires racontent qu’une femelle lui fut donnée dans son sommeil ; une race entière sortit de lui, et cette race, jalouse et craintive, tant qu’elle était faible, se parqua dans ses domaines et disparut longtemps.

Un jour enfin, l’espace qu’elle occupait ne suffit plus à la nourrir. Elle fit des sorties furtives autour de ses enceintes pour surprendre l’oiseau dans son nid, le lièvre dans son gîte du soir, le chevreau sous ses buissons, le chevreuil sous ses grands ombrages. Elle les emporta palpitants au fond de son repaire, les égorgea sans pitié, et mangea de la chair et du sang.

Les mères s’en aperçurent d’abord. On entendit pour la première fois dans les forêts un bruit immense de gémissements qui ne pouvait se comparer à rien, car on ne connaissait pas les tempêtes.

L’homme était doué d’une faculté particulière, ou, pour s’exprimer plus justement, Dieu l’avait frappé, entre toutes ses autres créatures, d’une infirmité propre à sa malheureuse espèce. Il était intelligent. Il pressentit bientôt que les animaux irrités deviendraient dangereux pour lui. Il inventa des pièges pour traquer les imprudents et les maladroits, des amorces pour duper les faibles, des armes pour tuer les forts. Comme il tenait surtout à se défendre, il s’entoura de palissades et de remparts.

Le nombre de ses enfants s’accroissant de jour en jour, il imagina d’élever leurs demeures au-dessus de la surface des basses terres. Il bâtit des étages sur des étages, il construisit les premières maisons, il fonda la première ville, que les Grecs ont appelée Biblos, par allusion au nom de Biblion, qu’ils donnaient au livre, et il est probable qu’ils firent ainsi pour représenter par un seul mot l’origine de toutes les calamités du monde. Cette ville fut la reine des peuples.

On ne sait rien d’ailleurs de son histoire, si ce n’est qu’elle vit danser les premiers baladins, approvisionner la première boucherie, et dresser le premier échafaud.

Les animaux s’effrayèrent en effet des accroissements de cette espèce ennemie qui avait inventé la mort, car, avant elle, la cessation de l’existence ne passait que pour ce qu’elle est réellement, pour un sommeil plus long et plus doux que l’autre, qui arrivait à son terme, et que chaque espèce allait goûter à son tour dans un lieu retiré, au jour marqué par la nature.

Depuis l’avènement de l’homme, c’était autre chose. L’agneau manquait au bêlement d’appel de sa mère, et, quand elle cherchait à retrouver sa trace aux débris de ses toisons, elle flairait du sang sur les herbes à l’endroit où il avait cessé de les brouter.

Elle se disait : l’homme a passé là.

On s’assembla pour remédier aux malheurs qu’amenait avec lui ce nouvel hôte de la création, destiné par un instinct fatal à en troubler l’harmonie. Et comme les idées les plus indulgentes prévalaient toujours dans le sage conseil de ces peuples innocents, on avisa d’envoyer vers l’homme des ambassadeurs choisis parmi les plus intelligents et les plus graves, l’éléphant, le cheval, le bœuf, le faucon et le chien. On chargea ces notables personnages d’offrir au nouveau venu la domination de la moitié du monde, sous la condition qu’il s’y renfermerait avec sa famille, et qu’il cesserait d’épouvanter le reste des êtres vivants de son aspect menaçant et de ses sanglantes excursions.

« Qu’il vive, dit le lion, mais qu’il respecte nos droits et notre liberté, s’il ne veut pas que je fasse sur lui, comme il l’a fait sur nous, l’épreuve de mes ongles et de mes dents ! C’est le meilleur parti qu’il puisse prendre, si j’en crois ma force ; car les lâches avantages qu’il a usurpés jusqu’ici reposent sur des artifices indignes du vrai courage. » –

Et en même temps le lion apprit à rugir, et battit ses flancs de sa queue.

« Il n’a point d’avantages que nous ne possédions bien mieux, dit la biche. Il s’est vainement fatigué à poursuivre le plus petit de mes faons, celui dont la tête s’élève à peine au-dessus des plus modestes bruyères, et je l’ai vu tomber, haletant et rebuté, après quelques efforts maladroits. » –

« Je construirai comme lui, quand il me plaira, dit le castor, des maisons et des citadelles. » –

« Je lui opposerai une cuirasse qui ne redoute pas ses atteintes, dit le rhinocéros. » –

« J’enlèverais, s’il m’en prenait envie, ses nouveau-nés dans les bras de leur mère, dit le vautour. » –

« Il ne me suivra pas dans les eaux, dit l’hippopotame. » –

« Ni moi dans les airs, dit le roitelet. Je suis faible et petit, mais je vole. » –

Les ambassadeurs, assurés des dispositions de leurs commettants, se rendirent à la demeure de l’homme qui les attendait, et qui s’était tenu en mesure de les recevoir.

Il les accueillit avec cette perfidie caressante et fardée qu’on a depuis appelée de la politesse.

Le lendemain, il mit un chaperon au faucon, un mors et une bride au cheval, au bœuf un joug, des ceps[8] à l’éléphant, et il s’occupa de construire sur son dos une tour pour la guerre. C’est ce jour-là que cet exécrable mot fut inventé.

Le chien, qui était de son tempérament paresseux, glouton et couard, se coucha aux pieds de l’homme, et lécha indignement la main qui allait l’enchaîner. L’homme jugea le chien assez méprisable pour le trouver bon à devenir son complice. Mais, comme tout méchant que fût le dernier des animaux créés, il avait du moins apporté avec lui quelque vague sentiment du bien et du mal, il imprima au nom de son vil esclave un sceau éternel d’infamie qui ne s’est effacé dans aucun langage.

Ces conquêtes achevées, il s’enhardit au crime par la facilité de le commettre. Il fit profession de la chasse et de la guerre, inonda du sang des animaux la riante parure des prairies, et n’épargna pas même dans sa rage ses frères et ses enfants. Il avait travaillé un métal meurtrier qui perçait et coupait la chair ; et il lui avait donné des ailes en le munissant des plumes de l’oiseau. Il ne négligeait pas, pendant ce temps-là, de s’envelopper de nouvelles forteresses, et les enfants qui sortaient du monstre allaient plus loin construire d’autres villes et porter d’autres ravages.

Et partout où l’homme arrivait, la création désolée poussait des hurlements de douleur.

La matière inorganisée elle-même parut sensible à l’affreuse détresse des créatures. Les éléments se déchaînèrent contre l’homme avec autant de fureur que s’ils avaient pu le connaître. La terre qu’il avait vue encore si paisible et si magnifique fut incendiée par des feux souterrains, foudroyée par les météores de l’air, et noyée par les eaux du ciel.

Et quand le phénomène avait disparu, l’homme se retrouvait debout.

Le petit nombre d’animaux qui s’étaient soustraits à ces désastres, et qui ne faisaient pas partie de ceux que l’ennemi commun avait soumis, n’hésitèrent pas à se soustraire à son dangereux voisinage par tous les moyens que leur donnaient leur instinct et leur génie. L’aigle, heureux d’avoir vu surgir des rochers inaccessibles, se hâta de placer son aire à leur sommet ; la panthère se réfugia dans des forêts impénétrables ; la gazelle, dans des sables mouvants qui auraient aisément saisi des pieds moins vites et moins légers que les siens ; le chamois dans les franges bleues des glaciers ; l’hyène dans les sépultures. La licorne, l’hippogriphe et le dragon firent tant de chemin qu’on ne les a jamais revus depuis. Le bruit commun dans l’Orient est que le griffon s’en alla d’un vol se cacher dans la fameuse montagne de Kaff, qui est la ceinture du monde, et que les navigateurs cherchent encore.

L’homme croyait avoir asservi tout le reste. Il fut content.

Un jour qu’il marchait en grande pompe dans son orgueil insolent (c’était un dieu de ce temps-là), un jour donc, fatigué de carnage et de gloire, il s’assit sur un cône assez grossier que ses ouvriers paraissaient avoir élevé à dessein dans la campagne. La construction en était régulière, solide, assez compacte pour résister au marteau, et rien n’y manquait pour seoir commodément le maître du monde.

« Eh bien ! dit-il, que sont devenus les animaux que mes pères ont rencontrés ? Les uns ont fui ma colère, et je m’en inquiète peu ! Je les retrouverai bien avec mes chiens et mes faucons, avec mes soldats et mes vaisseaux, quand j’aurai besoin de leur duvet pour mes sommiers ou de leur poil pour mes fourrures. Les autres se sont dévoués de bonne grâce au pouvoir de leur maître légitime. Ils ouvrent mes sillons, traînent mes chars, ou servent mes plaisirs. Ils fournissent leurs molles toisons à mes vêtements, leurs plumes diaprées à ma parure, leur sang à ma soif et leur chair à mon appétit. Je n’ai pas trop à me plaindre. Je suis l’homme et je règne. Est-il un seul être animé, sur tout l’espace où je daigne étendre mon empire, qui m’ait refusé son hommage et sa foi ?…

» — Oui, dit une voix grêle, mais aigre et sifflante, qui s’élevait en face de lui du haut d’un grain de sable ; oui, tyran, tu n’as pas encore dompté la fourmi Termès qui se rit de ton pouvoir, et qui te forcera peut-être demain à t’enfuir de tes cités, et à te livrer nu, comme tu es arrivé, à la mouche de Nubie ! Prends garde, roi des animaux, car tu n’as pensé ni à la mouche, ni à la fourmi !… »

C’était une fourmi en effet ; et l’homme s’élançait pour la tuer, quand elle disparut dans un trou. Longtemps il le cerna de la pointe de son fer ; mais il eut beau soulever le sable à une grande profondeur : la galerie souterraine se prolongeait en s’élargissant, et il s’arrêta d’épouvante et d’horreur en sentant le sol s’ébranler sous ses pieds, tout près de l’entraîner dans un abîme horrible à concevoir, pour y servir de pâture à la famille de la fourmi Termès.

Il appela ses gardes et ses esclaves. L’homme en avait déjà ; car l’esclavage et l’inégalité sont les premières choses qu’il ait inventées pour son usage. Il fit retourner, il fit labourer, il fit creuser la terre. Il fit renverser à grand’peine tous ces monticules artificiels sur l’un desquels il s’était reposé. La bêche et la sape lui découvrirent partout des trous pareils à celui où la fourmi Termès s’était précipitée à ses yeux. Il calcula en frémissant de terreur que le nombre de ses sujets rebelles excédait dans une proportion infinie celui des grains de sable du désert, puisqu’il n’y avait pas un grain de sable qui n’eût son trou, pas un trou qui n’eût sa fourmi, pas une fourmi qui n’eût son peuple. Il se demanda sans doute avec un ressentiment amer pourquoi le vainqueur des éléphants n’avait point de pouvoir sur le plus vil des insectes de la nature ! Mais il était déjà trop avancé en civilisation pour être resté capable d’attacher une solution naturelle à une idée simple.

« Que me peut-elle enfin, s’écria-t-il, cette fourmi Termès qui abuse de sa bassesse et de son obscurité pour insulter à ma juste domination sur tout ce qui respire ? que m’importe qu’elle murmure dans les retraites où elle se sauve de ma colère, et où je suis peu jaloux de la suivre ? Toutes les fois qu’elle se retrouvera sur mon chemin, je l’écraserai du talon. C’est à moi que le monde appartient. »

L’homme rentra dans son palais. Il s’endormit à la vapeur des parfums et au chant des femmes.

La femme, c’est autre chose. C’était la femelle de l’homme ; une créature ingénue, vive et délicate, irritable et flexible ; un autre animal plein de charmes dans lequel l’esprit créateur avait suppléé à la force par la finesse et par la grâce, et qui caressait l’homme sans l’aimer, parce qu’elle croyait l’aimer ; une espèce crédule et tendre que Dieu avait déplacée à dessein de sa destinée naturelle pour éprouver jusqu’au bout son dévouement et sa pureté ; un ange tombé par excès d’amour qui achevait son expiation dans l’alliance de l’homme, pour subir tout le malheur de sa faute. L’amour d’une femme pour un homme ; Dieu lui-même ne l’aurait pas compris ! Mais il se jouait, dans les ironies de sa haute sagesse, des déceptions d’un cœur qu’il avait formé à se laisser surprendre aux apparences de quelque beauté, à la foi de quelques serments, à l’espérance d’un faux bonheur.

La femme n’était pas de ce monde matériel ; c’est la première fiction que le ciel ait donnée à la terre.

L’homme parvint donc à se distraire ainsi, entre les molles voluptés et les jeux cruels qui se partageaient sa vie, du regret de n’avoir pas assujetti une fourmi à sa puissance, et il se reprocha même le mouvement passager de douleur qu’il en avait ressenti, comme une faiblesse indigne de la majesté souveraine.

Pendant ce temps, la fourmi Termès, descendue dans ses chemins couverts, avait convoqué son peuple entier ; elle continuait, avec une infatigable persévérance, à ouvrir de loin mille voies convergentes vers la principale ville de l’homme. Elle arriva, suivie d’un monde de fourmis, sous les fondations de ses édifices, et cent mille noires légions, plus pressées que des troupeaux de moutons, s’introduisirent de toutes parts dans les pièces de charpente, ou allèrent fouiller la terre autour de la base des colonnes. Quand les pierres angulaires de tous les bâtiments ne s’appuyèrent plus que sur les plans inclinés d’un terrain mobile et perfide ; quand les poutres et les solives, rongées intérieurement jusqu’à leur épiderme, et vides comme le chalumeau flétri d’une paille sèche, n’offrirent plus qu’une vaine apparence d’écorce, la fourmi Termès se retira subitement avec son armée de mineurs en bon ordre.

Et le lendemain, tout Biblos tomba sur ses habitants.

Elle poursuivit ensuite son dessein, en dirigeant ses troupes d’impitoyables ouvriers sur tous les points où l’homme avait bâti des villes ; et, pendant qu’il fuyait, éperdu, devant son invisible vainqueur, il n’y eut pas une de ses villes qui ne tombât comme Biblos. Après cela, l’empire de l’homme ne fut plus qu’une solitude, où s’élevaient seulement çà et là des constructions de peu d’apparence, qui annonçaient aux yeux la demeure du conquérant définitif de la terre. Ce grand ravageur de cités, cet envahisseur formidable à qui demeurait, du droit royal de dernière possession, la propriété des immenses pays qu’il avait parcourus, ce n’était ni Bélus ni Sésostris ; c’était la fourmi Termès.

Les faibles débris de la famille humaine qui échappèrent à la ruine des villes, aux obsessions opiniâtres de la mouche homicide, et aux ardeurs du seymoun, furent trop heureux de se réfugier dans des contrées disgraciées qui ne reçoivent du soleil que des rayons obliques, pâlis par d’incessantes vapeurs, et de relever des villes pauvres, fétides, pétries de fange ou d’ossements calcinés délayés avec du sang, et fières, pour toute gloire, de quelques ignobles monuments qui trahissent partout l’orgueil, l’avarice et la misère.

Dieu ne s’irrite que dans le langage des orateurs et des prophètes auxquels il permet quelquefois d’interpréter sa parole ; il sourit aux erreurs qu’il méprise, aux fureurs mêmes qu’il sait réparer ; car rien de tout ce qui a été n’a cessé d’être qu’en apparence ; et il ne crut pas que la création eût besoin d’un autre vengeur qu’une pauvre fourmi en colère. « Patient, parce qu’il est éternel, » il attendit que la fourmi Termès se fût creusé des routes sous les mers, et qu’elle vînt ouvrir des abîmes sous les cités d’une espèce qu’il ne daignerait pas haïr, s’il était capable de haine ; il la croit assez punie par sa démence et ses passions.

L’homme bâtit encore, et la fourmi Termès marche toujours.

SIBYLLE MÉRIAN.

Quand le général suédois Rosander eut consommé en folles dissipations l’immense fortune que lui avait laissée son beau-père Mathieu Mérian[9], conseiller de l’électeur de Mayence, il ne vit plus d’autre parti à prendre que d’aller cacher sa misère trop méritée dans une contrée où les yeux des hommes ne le suivissent pas ; mais il commença par assurer la vie d’un fils presqu’au berceau, qui avait coûté le jour à sa mère, en allant le déposer entre les mains protectrices de la fameuse Marie-Sibylle Mérian, grand’tante de cet enfant, dont le talent riche, exact et soigneux, sera l’éternel désespoir des peintres d’histoire naturelle. La bonne Marie-Sibylle accueillit le petit Gustave de Rosander comme un fils que Dieu lui donnait ; car elle n’avait eu que deux filles de son mariage malheureux avec André Graff. Gustave, aimé, caressé, nourri dans les bonnes études, vint si parfaitement à bien, qu’il ne lui aurait rien manqué pour remplir tous les vœux de sa vieille mère adoptive, s’il avait témoigné un peu de penchant à observer avec elle ses insectes et ses papillons chéris ; mais le maussade n’en voulait pas entendre parler ; et, à douze ans, il aurait à peine, distingué le ver-à-soie hâve et blafard, de la pompeuse chenille du tithymale.

« Il vous est bien aisé, tante-grand’, » lui dit-il un jour avec une aigreur dont il s’accusa depuis fort amèrement auprès du chevalier Linnée, son contemporain, son compatriote et son ami ; « Il vous est bien aisé, vraiment, de parler des merveilleuses beautés de la nature, vous qui avez pu les admirer sous le ciel de Surinam ; mais, si vous aviez à cœur de me faire partager votre enthousiasme, il fallait m’y envoyer avec ma tante Dorothée, et ne pas me retenir dans ces lagunes hideuses, au milieu de vos larves, de vos chenilles et de vos cocons que je n’ai, grâce à Dieu, regardés de ma vie, tant le dégoût que ce spectacle m’inspire est pénible à dévorer. J’aime à croire qu’il y a sur la terre des pays favorisés et des races d’élection sur lesquelles Dieu a déployé sa puissance ; mais si le monde entier ressemblait à ce que j’en ai vu, il ne me paraîtrait guère digne de la peine que le Seigneur a prise à le faire. Je vous demande pardon, ma respectable mère, de contrarier ainsi vos idées ; je ne cherche qu’à m’instruire, et ce n’est pas tout-à-fait par ma faute que la nature ne me paraît pas revêtue des merveilleuses couleurs que lui prêtent vos pinceaux. »

Sibylle ne jugea pas à propos de heurter de front les opinions de Gustave, parce que c’est un mauvais moyen d’éclairer l’ignorance présomptueuse des jeunes gens, qu’il est plus facile de conduire à la vérité par une instruction progressive. Elle sourit et l’embrassa.

« S’il ne s’agit que de cela, répondit-elle, et que tu aies un peu de confiance en mes récits, je ne suis pas en peine de dissiper tous les doutes qui se sont élevés dans ta petite tête sur la sagesse et la puissance du Créateur. Je n’userai pas même pour cela du privilège commun des voyageurs, qui n’enragent pas pour mentir quand ils reviennent de loin. Tu sais bien que je n’en impose jamais. Le peuple d’élection que tu as deviné par un heureux instinct existe réellement, et je l’ai vu moi-même en courant le monde, si bien que tu peux t’en rapporter à ma relation avec plus d’assurance encore que si tu la lisais dans les superbes cosmographies de ton fameux trisaïeul Théodore de Bry ; car, ce qu’il n’a fait que peindre, j’ai pu l’observer de très près et avec beaucoup de soin.

— Oh ! que j’aurais de plaisir, chère maman, s’écria Gustave, de vous entendre raconter ces belles choses !

— Je le veux bien, reprit Sibylle, et je te réponds qu’elles passeront de beaucoup l’idée que tu peux t’en former. Imagine-toi d’abord que, dans ce peuple-là, tout le monde naît adulte et parfait, sans subir aucun des inconvénients d’un âge d’apprentissage et de faiblesse.

— Cela devait être ainsi, dit Gustave, dans une espèce véritablement favorisée du ciel.

— Ce n’est rien encore ; tout le monde y naît vêtu, mais non pas d’une folle plume comme les oiseaux, ou d’une toison grossière comme les brebis. Ces gens-là viennent sur terre habillés de pompeux accoutrements drapés et flottants comme la toge des sénateurs, ou brillants et polis comme l’armure des chevaliers. Il y en a qui sont brodés de points si délicats et si habilement nuancés en leurs couleurs, que l’aiguille et la trame des fées n’ont jamais rien produit de pareil. Il n’est pas rare d’en trouver qui étalent dans leurs parures tout ce que le corail, le jais, le lapis et l’or ont de plus éclatant ; et d’autres dans lesquels tous ces reflets se confondent, avec une harmonie inexprimable, en mosaïques chatoyantes qui n’ont point de nom parmi les hommes. On en voit enfin qui portent plus loin les raffinements de ce luxe magnifique, et dont la robe est émaillée de plus de rubis, de saphirs, d’améthystes, d’émeraudes et de diamants que M. Tavernier n’en a compté dans le trésor du grand Mogol. J’oserais à peine te parler après cela des panaches ondoyants qui ombragent leurs couronnes, parce que c’est une chose de peu de conséquence auprès des autres ; mais le tout compose un ensemble éblouissant à regarder.

— Je vous avoue que j’aurais bien de la peine à croire ces miracles, répondit Gustave, si ce n’était vous qui les attestiez ; mais il faut remarquer aussi, ma bonne amie, que jusqu’ici vous ne m’avez parlé que des rois.

— C’est que je me serai mal exprimée, continua Sibylle. Je ne disconviens pas qu’il n’y ait chez eux des castes plus simples et dont les atours, d’ailleurs élégants, offrent un peu moins d’appareil ; mais comme ils sont tous égaux, et que c’est d’ailleurs à la nature elle-même qu’ils sont redevables de leurs richesses extérieures, on ne s’étonne pas de trouver ce faste involontaire dans les états les plus communs. J’ai vu de simples charpentiers qui ont des robes de pourpre relevées par des camails de velours noir, et des maçons enveloppés de balandrans[10] de soie comme des bourguemestres. Ceci n’est cependant qu’une faible partie de leurs avantages. Comme ils ont des ennemis nombreux, ce qui est malheureusement propre à toutes les créatures, croirais-tu que le Seigneur a daigné les munir d’avance des armes nécessaires pour se défendre, et qu’il n’y en a pas un qui ne porte son arsenal avec lui ?…

— Et quelle arme le Seigneur leur a-t-il donnée ? s’écria le jeune gentilhomme suédois, qui sentait bouillonner dans ses veines le sang belliqueux de ses ancêtres.

— Toutes celles, Gustave, qui sont à l’usage de l’homme, et bien d’autres que l’homme ne connaît pas, tellement que je ne saurais t’en communiquer l’idée sans te les faire voir : des casques, des morions, des cuirasses, des boucliers, des sabres, des coutelas, des épées, des stylets, des poignards hérissés de pointes qui se rebroussent, et déchirent en se retirant la blessure qu’ils ont ouverte. Certains portent sur eux des acides brûlants qui dévorent tout ce qu’ils touchent et des poisons subtils qui font mourir leurs agresseurs, quoiqu’ils aient en général plus de goût pour les parfums ; et ceux que les plus coquets exhalent au loin feraient envie à l’ambre et à la rose. Pour revenir à leurs moyens de défense, il n’y a personne dans ce peuple qui ne soit pourvu de tenailles vigoureuses et bien acérées dont ils percent, coupent et broient les membres de leurs adversaires.

» Je t’en montrerais certains dont la casaque de guerre est toute semée d’épines raides et pénétrantes ; d’autres qui marchent protégés par trois lances fermes, longues, serrées, inséparables, comme la phalange de Macédoine. Ils connaissent aussi l’usage des armes à feu, et il est même bien plus ancien chez ce peuple-là que chez nous ; mais ceux qui s’en servent ne les emploient que dans la retraite, à la manière des Parthes. J’ai assisté souvent aux exercices de ces arquebusiers, et j’ai même eu l’occasion de les voir en bataille. Je me souviens d’en avoir remarqué un qui fit plus de trente décharges dans une demi-minute, ce que les tireurs les plus habiles tiennent pour presque impossible. À la fin il s’arrêta, probablement à défaut de munitions, et bien lui en prit, pour échapper aux assaillants, de se fier à ses ailes…

— Attendez, ma tante, au nom du ciel, interrompit brusquement Gustave. « Le peuple dont vous parlez a donc des ailes ?…

— J’avais oublié de t’en instruire, jusqu’ici, répliqua la bonne Sibylle. Dieu n’aurait pas laissé sur lui un pareil avantage aux oiseaux. Bien plus, il a des tribus puissantes qui sont tout autrement douées. Combattues sur la terre par un ennemi supérieur en nombre, elles se précipitent dans les airs comme je te le disais. Si l’armée rivale jouit du privilège de les suivre, et menace de les rejoindre dans ces campagnes infinies, les escadrons fugitifs se contentent de replier leur ailes inutiles sous le dos de la cuirasse, et plongent au fond des eaux. Là, ils s’organisent en flottille vivante ; car ils ont avec eux, dans leur bagage portatif, des nacelles légères, des petits bâtiments de course, rapides comme le regard, des esquifs carénés comme des vaisseaux de haut-bord qui triomphent des courants à force de rames, et où d’intrépides navigateurs s’avancent, à rangs pressés, en brandissant le glaive inflexible que la nature a fixé sur leur poitrine.

— Cela est prodigieux, dit Gustave ; mais ces avantages ne sont-ils pas payés au prix de quelques graves inconvénients ? leurs organes valent-ils les nôtres ?

— Garde-toi bien d’en faire la comparaison, répartit Sibylle, elle serait trop humiliante pour nous. Je te parlerai seulement de leurs yeux qu’une cornée solide, épaisse, inoffensible et cependant diaphane, met à l’abri de tous les accidents extérieurs. Ils sont presque toujours prédominants et disposés latéralement, de manière à embrasser, ou peu s’en faut, toute la circonférence de l’horizon ; et leur globe, ordinairement taillé à facettes, perçait les objets par une incroyable multitude de regards divergents, dont chacun revient peut-être éveiller une sensation. Tu me demanderais volontiers aussi, je n’en doute pas, s’ils savent pratiquer nos industries et mettre à profit les matériaux que la création nous fournit. Ce sont bien là d’autres miracles ! Que te dirai-je de la savante économie de leur architecture, de l’habile ordonnance de leurs fortifications, des ressources inépuisables de leur stratégie, de la variété de leurs artifices de chasse et de pêche ? Que te dirai-je de la perfection de leurs instrumenta, de la légèreté de leurs tissus, de la délicatesse exquise de leurs ciselures, du fini de leurs moindres ouvrages, qui ne soit infiniment au-dessous de la vérité ? Il faut vivre parmi eux comme je l’ai fait, Gustave, pour savoir les admirer.

— Je les verrai certainement, dit Gustave, en prenant l’attitude résolue d’un homme qui entreprend un voyage lointain à ses risques et périls. Mais où habite ce peuple extraordinaire, continua-t-il ? faut-il l’aller chercher bien au-delà de Surinam ?

— Nous le verrons dès demain, si tu veux en prendre la peine, répondit Sibylle. Il habite partout, sur la terre où nous marchons, dans le ruisseau qui baigne nos prairies, dans l’air que tu respires. Il habite le calice d’une fleur qui vient de s’ouvrir, et jusqu’à la goutte de rosée qui tremble suspendue à ses pétales ; il frémit dans le sable ; il murmure sous le gazon ; il danse et tourbillonne dans un rayon du soleil. Mon armée navale a jeté l’ancre dans une mare prochaine ; mes arquebusiers sont retranchés sous une pierre du jardin. Je te parlais des insectes. »

Gustave, un peu piqué, se mordit les lèvres ; mais il ne voulut pas en avoir le démenti. Dès le point du jour du lendemain, il se mit en route avec sa grand’tante vers le peuple inconnu dont elle lui avait appris l’existence, muni pour toute arme et pour tout équipage d’un petit filet de gaze.

Il prit goût à ces découvertes qui devenaient tous les jours plus instructives, plus amusantes et plus gracieuses ; et, quand la mort lui eut enlevé sa bonne parente, le 13 janvier 1717, il sentit qu’il n’aurait jamais pu s’en consoler, si elle ne l’avait introduit auparavant au milieu du peuple inconnu, dont l’étude assidue lui fournissait tant d’agréables loisirs et de douces consolations.

Gustave de Rosander vécut longtemps. Il fut savant, c’est peu de chose ; il fut célèbre, ce n’est rien ; il fut tranquille, parce que les goûts simples donnent la paix du cœur ; il fut bon, parce que l’amour de la nature est un acheminement à la vertu ; il fut heureux, parce que le calme de l’esprit et la bienveillance de l’âme composent le seul vrai bonheur de l’homme. Cela, c’est tout.

LE BIBLIOMANE.

Vous avez tous connu ce bon Théodore, sur la tombe duquel je viens jeter des fleurs, en priant le ciel que la terre lui soit légère.

Ces deux lambeaux de phrase, qui sont aussi de votre connaissance, vous annoncent assez que je me propose de lui consacrer quelques pages de notice nécrologique ou d’oraison funèbre.

Il y a vingt ans que Théodore s’était retiré du monde pour travailler ou pour ne rien faire : lequel des deux, c’était un grand secret. Il songeait, et on ne savait à quoi il songeait. Il passait sa vie au milieu des livres, et ne s’occupait que de livres, ce qui avait donné lieu à quelques-uns de penser qu’il composait un livre qui rendrait tous les livres inutiles ; mais ils se trompaient évidemment. Théodore avait tiré trop bon parti de ses études pour ignorer que ce livre est fait il y a trois cents ans. C’est le treizième chapitre du livre premier de Rabelais.

Théodore ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n’allait plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes, qu’il avait aimées dans sa jeunesse, n’attiraient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardait qu’au pied ; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention : — Hélas, disait-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu !

Il avait autrefois sacrifié à la mode ; les mémoires du temps nous apprennent qu’il est le premier qui ait noué la cravate à gauche, malgré l’autorité de Garat, qui la nouait à droite, et en dépit du vulgaire qui s’obstine encore aujourd’hui à la nouer au milieu. Théodore ne se souciait plus de la mode. Il n’a eu pendant vingt ans qu’une dispute avec son tailleur : — « Monsieur, lui dit-il un jour, cet habit est le dernier que je reçois de vous, si l’on oublie encore une fois de me faire des poches in-quarto. »

La politique, dont les chances ridicules ont créé la fortune de tant de sots, ne parvint jamais à le distraire plus d’un moment de ses méditations. Elle le mettait de mauvaise humeur, depuis les folles entreprises de Napoléon dans le Nord, qui avaient fait enchérir le cuir de Russie. Il approuva cependant l’intervention française dans les révolutions d’Espagne.

« C’est, dit-il, une belle occasion pour rapporter de la Péninsule des romans de chevalerie et des Cancioneros. » – Mais l’armée expéditionnaire ne s’en avisa nullement, et il en fut piqué. Quand on lui parlait Trocadéro, il répondait ironiquement Romancero, ce qui le fit passer pour libéral.

La mémorable campagne de M. de Bourmont sur les côtes d’Afrique, le transporta de joie. – « Grâce au ciel, dit-il en se frottant les mains, nous aurons les maroquins du Levant à bon marché ; » – ce qui le fit passer pour carliste.

Il se promenait l’été dernier dans une rue populeuse, en collationnant un livre. D’honnêtes citoyens, qui sortaient du cabaret d’un pied titubant, vinrent le prier, le couteau sur la gorge, au nom de la liberté des opinions, de crier : Vivent les Polonais ! « Je ne demande pas mieux, répondit Théodore dont la pensée était un cri éternel en faveur du genre humain, mais pourrais-je vous demander à quel propos ? » — Parce que nous déclarons la guerre à la Hollande qui opprime les Polonais, sous prétexte qu’ils n’aiment pas les jésuites, répartit l’ami des lumières qui était un rude géographe et un intrépide logicien. « Dieu nous pardonne, murmura notre ami en croisant piteusement les mains ! Serons-nous donc réduits au prétendu papier de Hollande de M. Montgolfier ! »

L’homme éminemment civilisé lui cassa la jambe d’un coup de bâton.

Théodore passa trois mois au lit à compulser des catalogues de livres. Disposé comme il l’a toujours été à prendre les émotions à l’extrême, cette lecture lui enflamma le sang.

Dans sa convalescence même, son sommeil était horriblement agité. Sa femme le réveilla une nuit au milieu des angoisses du cauchemar. « Vous arrivez à propos, lui dit-il en l’embrassant, pour m’empêcher de mourir d’effroi et de douleur. J’étais entouré de monstres qui ne m’auraient point fait de quartier. »

— Et quels monstres pouvez-vous redouter, mon bon ami, vous qui n’avez jamais fait de mal à personne ?

« C’était, s’il m’en souvient, l’ombre de Purgold dont les funestes ciseaux mordaient d’un pouce et demi sur les marges de mes aldes brochés, tandis que celle d’Heudier plongeait impitoyablement dans un acide dévorant mon plus beau volume d’édition princeps, et l’en retirait tout blanc ; mais j’ai de bonnes raisons de penser qu’ils sont au moins en purgatoire. »

Sa femme crut qu’il parlait grec, car il savait un peu le grec, à telles enseignes que trois tablettes de sa bibliothèque étaient chargées de livres grecs dont les feuilles n’étaient pas fendues. Aussi ne les ouvrait-il jamais, se contentant de les montrer à ses plus privées connaissances, par le plat et par le dos, mais en indiquant le lieu de l’impression, le nom de l’imprimeur et la date, avec une imperturbable assurance. Les simples en concluaient qu’il était sorcier. Je ne le crois pas.

Comme il dépérissait à vue d’œil, on appela son médecin qui était, par hasard, homme d’esprit et philosophe. Vous le trouverez si vous pouvez. Le docteur reconnut que la congestion cérébrale était imminente, et il fit un beau rapport sur cette maladie dans le Journal des sciences médicales, où elle est désignée sous le nom de monomanie du maroquin, ou de typhus des bibliomanes ; mais il n’en fut pas question à l’Académie des sciences, parce qu’elle se trouva en concurrence avec le cholera-morbus.

On lui conseilla l’exercice, et comme cette idée lui souriait, il se mit en route l’autre jour de bonne heure. J’étais trop peu rassuré pour le quitter d’un pas. Nous nous dirigeâmes du côté des quais, et je m’en réjouis, parce que j’imaginai que la vue de la rivière le récréerait ; mais il ne détourna pas ses regards du niveau des parapets. Les parapets étaient aussi lisses d’étalages que s’ils avaient été visités dès le matin par les défenseurs de la presse, qui ont noyé en février la bibliothèque de l’Archevêché. Nous fûmes plus heureux au Quai aux fleurs. Il y avait profusion de bouquins, mais quels bouquins ! Tous les ouvrages dont les journaux ont dit du bien depuis un mois, et qui tombent là infailliblement dans la case à cinquante centimes, du bureau de rédaction, ou du fonds de libraire. Philosophes, historiens, poètes, romanciers, auteurs de tous les genres et de tous les formats, pour qui les annonces les plus pompeuses ne sont que les limbes infranchissables de l’immortalité, et qui passent, dédaignés, des tablettes du magasin aux margelles de la Seine, Léthé profond d’où ils contemplent, en moisissant, le terme assuré de leur présomptueux essor. Je déployais là les pages satinées de mes in-octavo, entre cinq ou six de mes amis.

Théodore soupira, mais ce n’était pas de voir les œuvres de mon esprit exposées à la pluie, dont les garantit mal l’officieux balandran de toile cirée.

« Qu’est devenu, dit-il, l’âge d’or des bouquinistes en plein vent ? C’est ici pourtant que mon illustre ami Barbier avait colligé tant de trésors, qu’il était parvenu à en composer une bibliographie spéciale de quelques milliers d’articles. C’est ici que prolongeaient, pendant des heures entières, leurs doctes et fructueuses promenades, le sage Monmerqué en allant au Palais, et le sage Labouderie en sortant de la métropole[11]. C’est d’ici que le vénérable Boulard enlevait tous les jours un mètre de raretés, toisé à sa canne de mesure, pour lequel ses six maisons pléthoriques de volumes n’avaient pas de place en réserve. Oh ! qu’il a de fois désiré en pareille occasion le modeste angulus d’Horace, ou la capsule élastique de ce pavillon des fées qui aurait couvert au besoin l’armée de Xerxès, et se portait aussi commodément à la ceinture que la gaine aux couteaux du grand-père de Jeannot ! Maintenant, quelle pitié ! vous n’y voyez plus que les ineptes rogatons de cette littérature moderne qui ne sera jamais de la littérature ancienne, et dont la vie s’évapore en vingt-quatre heures, comme celle des mouches du fleuve Hypanis[12] : Il soupira encore, et je soupirai aussi, mais ce n’était pas pour la même raison.

J’étais pressé de l’entraîner, car son exaltation, qui croissait à chaque pas, semblait le menacer d’un accès mortel. Il fallait que ce fût un jour néfaste, puisque tout contribuait à aigrir sa mélancolie.

« Voilà, dit-il en passant, la pompeuse façade de Ladvocat, le Galiot du Pré des lettres abâtardies du dix-neuvième siècle, libraire industrieux et libéral, qui aurait mérité de naître dans un meilleur âge, mais dont l’activité déplorable a cruellement multiplié les livres nouveaux au préjudice éternel des vieux livres ; fauteur impardonnable à jamais de la papeterie de coton, de l’orthographe ignorante, et de la vignette maniérée ; tuteur fatal de la prose académique et de la poésie à la mode ; comme si la France avait eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne ! Ce palais de bibliopole est le cheval de Troie qui a porté tous les ravisseurs du palladium, la boîte de Pandore qui a donné passage à tous les maux de la terre ! J’aime encore le cannibale, et je ferai un chapitre dans son livre, mais je ne le verrai plus !

» Voilà, continua-t-il, le magasin aux vertes parois du digne Crozet[13], le plus aimable de nos jeunes libraires, l’homme de Paris qui distingue le mieux une reliure de Derome l’aîné d’une reliure de Derome le jeune[14], et la dernière espérance de la dernière génération d’amateurs, si elle s’élève encore au milieu de notre barbarie ; mais je ne jouirai pas aujourd’hui de son entretien dans lequel j’apprends toujours quelque chose ! Il est en Angleterre où il dispute, par juste droit de représailles, à nos avides envahisseurs de Soho-Square et de Fleet-Street, les précieux débris des monuments de notre belle langue, oubliés depuis deux siècles sur la terre ingrate qui les a produits ! Macte animo, generose puer ![15]

» Voilà, reprit-il en revenant sur ses pas, voilà le Pont-des-Arts, dont l’inutile balcon ne supportera jamais, sur son garde-fou ridicule de quelques centimètres de largeur, le noble dépôt de l’in-folio triséculaire qui a flatté les yeux de dix générations de l’aspect de sa couverture en peau de truie et de ses fermoirs de bronze ; passage profondément emblématique, à la vérité, qui conduit du château à l’institut par un chemin qui n’est pas celui de la science. Je ne sais si je me trompe, mais l’invention de cette espèce de pont devait être pour l’érudit une révélation flagrante de la décadence des bonnes lettres.

» Voilà, dit toujours Théodore en passant sur la place du Louvre, la blanche enseigne d’un autre libraire actif et ingénieux ; elle a longtemps fait palpiter mon cœur, mais je ne l’aperçois plus sans une émotion pénible depuis que Techner s’est avisé de faire réimprimer avec les caractères de Tastu, sur un papier éblouissant et sous un cartonnage coquet, les gothiques merveilles de Jehan Bonfons de Paris, de Jehan Mareschal de Lyon, et de Jehan de Chaney d’Avignon, bagatelles introuvables qu’il a multipliées en délicieuses contrefaçons. Le papier d’un blanc neigeux me fait horreur, mon ami, et il n’est rien que je ne lui préfère, si ce n’est ce qu’il devient quand il a reçu, sous le coup de barre d’un bourreau de pressier, l’empreinte déplorable des rêveries et des sottises de ce siècle de fer. »

Théodore soupirait de plus belle ; il allait de mal en pis.

Nous arrivâmes ainsi dans la rue des Bons-Enfants, au riche bazar littéraire des ventes publiques de Silvestre, local honoré des savants, où se sont succédé en un quart de siècle plus d’inappréciables curiosités que n’en renferma jamais la bibliothèque des Ptolémées, qui n’a peut-être pas été brûlée par Omar, quoi qu’en disent nos radoteurs d’historiens. Jamais je n’avais vu étaler tant de splendides volumes.

« Malheureux ceux qui les vendent ! dis-je à Théodore.

— Ils sont morts, répondit-il, ou ils en mourront. »

Mais la salle était vide. On n’y remarquait plus que l’infatigable M. Thour, fac-similant avec une patiente exactitude, sur des cartes soigneusement préparées, les titres des ouvrages qui avaient échappé la veille à son investigation quotidienne. Homme heureux entre tous les hommes, qui possède dans ses cartons, par ordre de matières, l’image fidèle du frontispice de tous les livres connus. C’est en vain, pour celui-là, que toutes les productions de l’imprimerie périront, dans la première et prochaine révolution que les progrès de la perfectibilité nous assurent. Il pourra léguer à l’avenir le catalogue complet de la bibliothèque universelle. Il y avait certainement un tact admirable de prescience à prévoir de si loin le moment où il serait temps de compiler l’inventaire de la civilisation. Quelques années encore, et on n’en parlera plus.

« Dieu me pardonne ! brave Théodore, dit l’honnête M. Silvestre, vous vous êtes trompé d’un jour. C’était hier la dernière vacation. Les livres que vous voyez sont vendus et attendent les porteurs.

Théodore chancela et blêmit. Son front prit la teinte d’un maroquin-citron un peu usé. Le coup qui le frappa retentit au fond de mon cœur...

« Voilà qui est bien, dit-il d’un air atterré. Je reconnais mon malheur accoutumé à cette affreuse nouvelle ! Mais encore, à qui appartiennent ces perles, ces diamants, ces richesses fantastiques dont la bibliothèque des de Thou et des Grolier se serait fait gloire ? 

— Comme à l’ordinaire, monsieur, répliqua M. Silvestre. Ces excellents classiques d’édition originale, ces vieux et parfaits exemplaires autographiés par des érudits célèbres, ces piquantes raretés philologiques dont l’Académie et l’Université n’ont pas entendu parler, revenaient de droit à sir Richard Heber. C’est la part du lion anglais auquel nous cédons de bonne grâce le grec et le latin que nous ne savons plus. – Ces belles collections d’histoire naturelle, ces chefs-d’œuvre de méthode et d’iconographie sont au prince de…, dont les goûts studieux ennoblissent encore, par son emploi, une noble et immense fortune. – Ces mystères du moyen âge, ces moralités phénix dont le ménechme n’existe nulle part, ces curieux essais dramatiques de nos aïeux, vont augmenter la bibliothèque-modèle de M. de Solenne. – Ces facéties anciennes, si sveltes, si élégantes, si mignonnes, si bien conservées, composent le lot de votre aimable et ingénieux ami, M. Aimé-Martin. – Je n’ai pas besoin de vous dire à qui appartiennent ces maroquins frais et brillants, à triples filets, à larges dentelles, à fastueux compartiments. C’est le Shakespeare de la petite propriété, le Corneille du mélodrame, l’interprète habile et souvent éloquent des passions et des vertus du peuple, qui, après les avoir un peu déprisés le matin, en a fait le soir emplette au poids de l’or, non sans gronder entre ses dents, comme un sanglier blessé à mort, et sans tourner sur ses compétiteurs son œil tragique ombragé de noirs sourcils. –

Théodore avait cessé d’écouter. Il venait de mettre la main sur un volume d’assez bonne apparence, auquel il s’était empressé d’appliquer son elzéviriomètre, c’est-à-dire le demi-pied divisé presqu’à l’infini, sur lequel il réglait le prix, hélas ! et le mérite intrinsèque de ses livres. Il le rapprocha dix fois du livre maudit, vérifia dix fois l’accablant calcul, murmura quelques mots que je n’entendis pas, changea de couleur encore une fois, et défaillit dans mes bras. J’eus beaucoup de peine à le conduire au premier fiacre venu.

Mes instances, pour lui arracher le secret de sa subite douleur furent longtemps inutiles. Il ne parlait pas. Mes paroles ne lui parvenaient plus. C’est le typhus, pensai-je, et le paroxisme du typhus.

Je le pressais dans mes bras. Je continuais à l’interroger. Il parut céder à un mouvement d’expansion. « Voyez en moi, me dit-il, le plus malheureux des hommes ! Ce volume, c’est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensais avoir l’exemplaire géant, et il l’emporte sur le mien d’un tiers de ligne de hauteur. Des esprits ennemis ou prévenus pourraient même y trouver la demi-ligne. Un tiers de ligne, grand Dieu ! »

Je fus foudroyé. Je compris que le délire le gagnait.

« Un tiers de ligne ! » répéta-t-il en menaçant le ciel d’un poing furieux, comme Ajax ou Capanée.

Je tremblais de tous mes membres.

Il tomba peu à peu dans le plus profond abattement. Le pauvre homme ne vivait plus que pour souffrir. Il reprenait seulement de temps à autre : « Un tiers de ligne ! » en se rongeant les mains. – Et je redisais tout bas : Foin des livres et du typhus !

Tranquillisez-vous, mon ami, soufflais-je tendrement à son oreille, chaque fois que la crise se renouvelait. Un tiers de ligne n’est pas grand’chose dans les affaires les plus délicates de ce monde !

« Pas grand’chose, s’écriait-il, un tiers de ligne au Virgile de 1676 ! C’est un tiers de ligne qui a augmenté de cent louis le prix de l’Homère de Nerli chez M. de Cotte ; un tiers de ligne ! Ah ! compteriez-vous pour rien un tiers de ligne du poinçon qui vous perce le cœur ! »

Sa figure se renversa tout-à-fait, ses bras se raidirent, ses jambes furent saisies d’une crampe aux ongles de fer. Le typhus gagnait visiblement les extrémités. Je n’aurais pas voulu être obligé d’allonger d’un tiers de ligne le court chemin qui nous séparait de sa maison.

Nous arrivâmes enfin. « Un tiers de ligne ! » dit-il au portier.

« Un tiers de ligne ! » dit-il à la cuisinière qui vint ouvrir.

« Un tiers de ligne ! » dit-il à sa femme, en la mouillant de ses pleurs.

« Ma perruche s’est envolée », dit sa petite fille qui pleurait comme lui !

« Pourquoi laissait-on la cage ouverte ? répondit Théodore. – Un tiers de ligne ! »

« Le peuple se soulève dans le Midi, et à la rue du Cadran », dit la vieille tante qui lisait le journal du soir.

« De quoi diable se mêle le peuple ? répondit Théodore. – Un tiers de ligne ! »

« Votre ferme de la Beauce a été incendiée », lui dit son domestique en le couchant.

« Il faudra la rebâtir, répondit Théodore, si le domaine en vaut la peine. – Un tiers de ligne ! » –

« Pensez-vous que cela soit sérieux ? me dit la nourrice.

— Vous n’avez donc pas lu, ma bonne, le Journal des Sciences médicales ? Qu’attendez-vous d’aller chercher un prêtre ? »

Heureusement, le curé entrait au même instant pour venir causer, suivant l’usage, de mille jolies broutilles littéraires et bibliographiques, dont son bréviaire ne l’avait jamais complètement distrait, mais il n’y pensa plus quand il eut tâté le pouls de Théodore.

« Hélas ! mon enfant, lui dit-il, la vie de l’homme n’est qu’un passage, et le monde, lui-même, n’est pas affermi sur des fondements éternels. Il doit finir comme tout ce qui a commencé.

— Avez-vous lu, sur ce sujet, répondit Théodore, le Traité de son origine et de son antiquité ?

— J’ai appris ce que j’en sais dans la Genèse, reprit le respectable pasteur ; mais j’ai ouï dire qu’un sophiste du siècle dernier, nommé M. de Mirabaud, a fait un livre à ce sujet.

— Sub judice lis est, interrompit brusquement Théodore. J’ai prouvé dans mes Stromates que les deux premières parties du monde étaient de ce triste pédant de Mirabaud, et la troisième de l’abbé le Mascrier.

— Eh ! mon Dieu, reprit la vieille tante en soulevant ses lunettes, qui est-ce donc qui a fait l’Amérique ?

— Ce n’est pas de cela qu’il est question, continua l’abbé. Croyez-vous à la Trinité ?

— Comment ne croirais-je pas au fameux volume de Trinitate de Servet, dit Théodore en se relevant à mi-corps sur son oreiller, puisque j’en ai vu céder, ipsissimis oculis, pour la modique somme de deux cent quinze francs, chez M. de Maccarthy, un exemplaire que celui-ci avait payé sept cents livres à la vente de La Vallière ?

— Nous n’y sommes pas, exclama l’apôtre un peu déconcerté. Je vous demande, mon fils, ce que vous pensez de la divinité de Jésus-Christ ?

— Bien, bien, dit Théodore. Il ne s’agit que de s’entendre. Je soutiendrai envers et contre tous que le Toldos-jeschu, où cet ignorant pasquin[16] de Voltaire a puisé tant de sottes fables, dignes des Mille et une Nuits, n’est qu’une méchante ineptie rabbinique, indigne de figurer dans la bibliothèque d’un savant !

— À la bonne heure ! soupira le digne ecclésiastique.

— À moins qu’on n’en retrouve un jour, continua Théodore, l’exemplaire in chartâ maximâ dont il est question, si j’ai bonne mémoire, dans le fatras inédit de David Clément. »

Le curé gémit, cette fois, fort intelligiblement, se leva tout ému de sa chaise, et se pencha sur Théodore pour lui faire nettement comprendre, sans ambages et sans équivoques, qu’il était atteint au dernier degré du typhus des bibliomanes, dont il est parlé dans le Journal des Sciences médicales, et qu’il n’avait plus à s’occuper d’autre chose que de son salut.

Théodore ne s’était retranché de sa vie sous cette impertinente négative des incrédules qui est la science des sots ; mais le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s’attacher à l’esprit. En plein état de santé une doctrine lui aurait donné la fièvre, et un dogme le tétanos. Il aurait baissé pavillon en morale théologique devant un saint-simonien. Il se retourna vers la muraille.

Au long temps qu’il passa sans parler, nous l’aurions cru mort, si, en me rapprochant de lui, je ne l’avais entendu sourdement murmurer : « Un tiers de ligne ! Dieu de justice et de bonté ! mais où me rendrez-vous ce tiers de ligne, et jusqu’à quel point votre omnipotence peut-elle réparer la bévue irréparable de ce relieur ? »

Un bibliophile de ses amis arriva un instant après. On lui dit que Théodore était agonisant, qu’il délirait au point de croire que l’abbé le Mascrier avait fait la troisième partie du monde, et que depuis un quart d’heure il avait perdu la parole.

Je vais m’en assurer, répliqua l’amateur.

— À quelle faute de pagination reconnaît-on la bonne édition du César Elzévir de 1635 ? demanda-t-il à Théodore.

— 153 pour 149.

— Très bien. Et du Térence de la même année ?

— 108 pour 104.

— Diable ! dis-je, les Elzévirs jouaient de malheur cette année-là sur le chiffre. Ils ont bien fait de ne pas la prendre pour imprimer leurs logarithmes !

— À merveille ! continua l’ami de Théodore. Si j’avais voulu écouter ces gens-ci, je t’aurais cru à un doigt de la mort.

— À un tiers de ligne, répondit Théodore dont la voix s’éteignait par degrés.

— Je connais ton histoire, mais elle n’est rien auprès de la mienne. Imagine-toi que j’ai manqué, il y a huit jours, dans une de ces ventes bâtardes et anonymes dont on n’est averti que par l’affiche de la porte, un Boccace de 1527, aussi magnifique que le tien, avec la reliure en vélin de Venise, les a pointus, des témoins partout, et pas un feuillet renouvelé.

Toutes les facultés de Théodore se concentraient dans une seule pensée : « Es-tu bien sûr au moins que les a étaient pointus ?

— Comme le fer qui arme la hallebarde d’un lancier.

— C’était donc, à n’en pas douter, la vintisettin[17] elle même !

— Elle-même. Nous avions ce jour-là un joli dîner, des femmes charmantes, des huîtres vertes, des gens d’esprit, du vin de champagne. Je suis arrivé trois minutes après l’adjudication.

— Monsieur, cria Théodore furieux, » quand la vintisettine est à vendre, on ne dîne pas ! »

Ce dernier effort épuisa le reste de vie qui l’animait encore, et que le mouvement de cette conversation avait soutenu comme le soufflet qui joue sur une étincelle expirante. Ses lèvres balbutièrent cependant encore : « Un tiers de ligne ! » mais ce fut sa dernière parole.

Depuis le moment où nous avions renoncé à l’espoir de le conserver, on avait roulé son lit près de sa bibliothèque, d’où nous descendions un à un chaque volume qui paraissait appelé par ses yeux, en tenant plus longtemps exposés à sa vue ceux que nous jugions les plus propres à la flatter. Il mourut à minuit, entre un Deseuil et un Padeloup, les deux mains amoureusement pressées sur un Thouvenin.

Le lendemain nous escortâmes son convoi, à la tête d’un nombreux concours de maroquiniers éplorés, et nous fîmes sceller sur sa tombe une pierre chargée de l’inscription suivante, qu’il avait parodiée pour lui-même de l’épitaphe de Franklin.

CI-GÎT

SOUS SA RELIURE DE BOIS,

UN EXEMPLAIRE IN-FOLIO

DE LA MEILLEURE ÉDITION

DE L’HOMME,

ÉCRIT DANS UNE LANGUE DE L’ÂGE d’OR

QUE LE MONDE NE COMPREND PLUS.

C’EST AUJOURD’HUI

UN BOUQUIN

GÂTÉ,

MACULÉ,

MOUILLÉ,

DÉPAREILLÉ,

IMPARFAIT DU FRONTISPICE,

PIQUÉ DES VERS,

ET FORT ENDOMMAGÉ DE POURRITURE.

ON N’OSE ATTENDRE POUR LUI

LES HONNEURS TARDIFS

ET INUTILES

DE LA RÉIMPRESSION.

POLICHINELLE.

Polichinelle est un de ces grands personnages tout en dehors de la vie privée, qu’on ne peut juger que par leur extérieur, et sur lesquels on se compose, par conséquent, des opinions plus ou moins hasardées, à défaut d’avoir pénétré dans l’intimité de leurs habitudes domestiques. C’est une fatalité attachée à la haute destinée de Polichinelle. Il n’y a point de grandeur humaine qui n’ait ses compensations.

Depuis que je connais Polichinelle, comme tout le monde le connaît, pour l’avoir rencontré souvent sur la voie publique, dans sa maison portative, je n’ai pas passé un jour sans désirer de le connaître mieux ; mais ma timidité naturelle, et peut-être aussi quelque difficulté qui se trouve à la chose, m’ont empêché d’y réussir. Mes ambitions ont été si bornées, que je ne me rappelle pas qu’il me soit arrivé, en ce genre, d’autre désappointement, et je n’en conçois point de comparable à l’inconsolable douleur que celui-ci me laisserait au dernier moment, si j’ai le malheur d’y parvenir sans avoir joui d’un entretien familier de Polichinelle, en audience particulière. Que de secrets de l’âme, que de curieuses révélations des mystères du génie et de la sensibilité, que d’observations d’une vraie et profonde philosophie il y aurait à recueillir dans la conversation de Polichinelle, si Polichinelle le voulait ! Mais Polichinelle ressemble à tous les grands hommes de toutes les époques : il est quinteux, fantasque, ombrageux ; Polichinelle est foncièrement mélancolique. Une expérience amère de la perversité de l’espèce, qui l’a d’abord rendu hostile envers ses semblables, et qui s’est convertie depuis en dédaigneuse et insultante ironie, l’a détourné de se commettre aux relations triviales de la société. Il ne consent à communiquer avec elle que du haut de sa case oblongue, et il se joue des vaines curiosités de la foule, qui le poursuivrait, sans le trouver, derrière le pan de vieux tapis dont il se couvre quand il lui plaît. Les philosophes ont vu bien des choses, mais je ne crois pas qu’il y ait un seul philosophe qui ait vu l’envers du tapis de Polichinelle. C’est qu’au milieu de cette multitude qui afflue au bruit de sa voix, Polichinelle s’est fait la solitude du sage, et reste étranger aux sympathies qu’il excite de toutes parts, lui dont le cœur, éteint par l’expérience ou par le malheur, ne sympathise plus avec personne, si ce n’est peut-être avec son compère, dont je parlerai une autre fois. Je suis trop occupé maintenant de Polichinelle pour m’arrêter aux accessoires. Un épisode ingénieux peut tenir sa place dans les histoires ordinaires, mais l’épisode serait oiseux, l’épisode serait inconvenant, j’ose dire qu’il serait profane dans l’histoire de Polichinelle.

On appréciera, je l’espère, à sa valeur, mon grand travail sur Polichinelle (si je le conduis jamais à fin), par un seul fait qui est heureusement bien connu, et que je rapporte sans vain orgueil comme sans fausse modestie. Bayle adorait Polichinelle. Bayle passait les plus belles heures de sa laborieuse vie, debout, devant la maison de Polichinelle, les yeux fixés par le plaisir sur les yeux de Polichinelle, la bouche entr’ouverte par un doux sourire aux lazzi de Polichinelle, l’air badaud, et les mains dans ses poches, comme le reste des spectateurs de Polichinelle. C’était Pierre Bayle que vous connaissez, Bayle l’avocat-général des philosophes et le prince des critiques, Bayle qui a fait la biographie de tout le monde en quatre énormes in-folio ; et Pierre Bayle n’a pas osé faire la biographie de Polichinelle ! Je ne cherche pas toutefois dans ce rapprochement des motifs de m’enorgueillir, comme un sot écrivain amoureux de ses ouvrages. La civilisation marchait, mais elle n’était pas arrivée. C’est la faute de la civilisation, ce n’est pas la faute de Bayle. Il fallait à Polichinelle un siècle digne de lui. Si ce n’est pas celui-ci, j’y renonce.

L’ignorance où nous sommes des faits intimes de la vie de Polichinelle était une des conditions nécessaires de sa suprématie sociale. Polichinelle, qui sait tout, a réfléchi depuis longtemps sur l’instabilité de notre foi politique et sur celle de nos religions. C’est sans doute lui qui a suggéré à Byron l’idée qu’un système de croyances ne durait guère plus de deux mille ans, et Polichinelle n’est pas homme à s’accommoder de deux mille ans de popularité, comme un législateur ou comme un sectaire. Polichinelle, qui a pour devise l’Odi profamun vulgus, a senti que les positions solennelles exigeaient une grande réserve, et qu’elles perdaient progressivement de leur autorité, en s’abaissant à des rapports trop vulgaires, Polichinelle a pensé comme Pascal, si ce n’est Pascal qui l’a pensé comme Polichinelle, que le côté faible des plus hautes célébrités de l’histoire, c’est qu’elles touchaient à la terre par les pieds, et c’est de là que proviennent en effet ces immenses vicissitudes qui ont fait dire à Mahomet :

Mon empire est détruit si l’homme est reconnu !

Polichinelle, logicien comme il l’est toujours, n’a jamais touché à la terre par les pieds. Il ne montre pas ses pieds. Ce n’est que sur la foi de la tradition et des monuments qu’on peut assurer qu’il a des sabots. Vous ne verrez Polichinelle, ni dans les cafés ou les salons comme un grand homme ordinaire, ni à l’Opéra comme un souverain apprivoisé qui vient complaisamment, une fois par semaine, faire constater à la multitude son identité matérielle d’homme. Polichinelle entend mieux le décorum d’un pouvoir qui ne vit que par l’opinion. Il se tient sagement à son entresol au-dessus de toutes les têtes du peuple, et personne ne voudrait le voir à une autre place, tant celle-là est bien assortie à la commodité publique, et heureusement exposée à l’action des rayons visuels du spectateur. Polichinelle n’aspire point à occuper superbement le faîte d’une colonne, il sait trop comment on en tombe ; mais Polichinelle ne descendra de sa vie au rez-de-chaussée, comme Pierre de Provence, parce qu’il sait aussi que Polichinelle sur le pavé serait à peine quelque chose de plus qu’un homme : il ne serait qu’une marionnette. Cette leçon de la philosophie de Polichinelle est si grave, qu’on a vu des empires s’écrouler pour l’avoir laissée en oubli, et qu’on ne connaît aujourd’hui de systèmes politiques bien établis que ceux dans lesquels elle a passé en dogme, celui de l’empereur de la Chine, celui du grand Lama, et celui de Polichinelle.

Aussi est-il des sophistes (et il n’en manque pas dans ce temps de paradoxes) qui vous soutiendront hardiment que Polichinelle se perpétue de siècle en siècle, à la ressemblance du grand Lama, sous des formes toujours semblables, dans des individus toujours nouveaux, comme si la nature prodigue pouvait incessamment fournir à la reproduction de Polichinelle ! Il y a près d’un demi-siècle, à mon grand regret, que je vois Polichinelle. Pendant tout ce temps-là, je n’ai guère vu que Polichinelle ; je n’ai guère médité que sur Polichinelle, et, je le déclare dans la sincérité de ma conscience, non loin du moment où je rendrai compte à Dieu de mes opinions philologiques et des autres, je suis encore à concevoir comment le monde pourrait en contenir deux.

Le secret de Polichinelle, qu’on cherche depuis si longtemps, consiste à se cacher à propos sous un rideau qui ne doit être soulevé que par son compère, comme celui d’Isis ; à se couvrir d’un voile qui ne s’ouvre que devant ses prêtres ; et il y a plus de rapport qu’on ne pense entre les compères d’Isis et le grand-prêtre de Polichinelle. Sa puissance est dans son mystère, comme celle de ces talismans qui perdent toute leur vertu quand on en livre le mot. Polichinelle palpable aux sens de l’homme, comme Apollonius de Tyane, comme Saint-Simon, comme Deburau, n’aurait peut-être été qu’un philosophe, un funambule, ou un prophète. Polichinelle, idéal et fantastique occupe le point culminant de la société moderne. Il y brille au zénith de la civilisation, ou plutôt l’expression actuelle de la civilisation perfectionnée est toute entière dans Polichinelle ; et si elle n’y était pas, je voudrais bien savoir où elle est.

Pour exercer à ce point l’incalculable influence qui s’attache au nom de Polichinelle, il ne suffisait pas de réunir le génie presque créateur des Hermès et des Orphée, l’aventureuse témérité d’Alexandre, la force de volonté de Napoléon, et l’universalité de M. Jacotot. Il fallait être doué, dans le sens que la féerie attribue à ce mot, c’est-à-dire pourvu d’une multitude de facultés de choix propres à composer une de ces individualités toutes-puissantes qui n’ont qu’à se montrer pour subjuguer les nations. Il fallait avoir reçu de la nature le galbe heureux et riant qui entraîne tous les cœurs, l’accent qui parvient à l’âme, le geste qui lie, et le regard qui fascine. Je n’ai pas besoin de dire que tout cela se trouve en Polichinelle. On l’aurait reconnu sans que je l’eusse nommé.

Je vous ai déjà dit que Polichinelle était éternel, ou plutôt j’ai eu l’honneur de vous le rappeler en passant, l’éternité de Polichinelle étant, grâce à Dieu, de toutes les questions dogmatiques celle qui a été le moins contestée, à ma connaissance. J’ai lu du moins tous les livres de polémique religieuse que l’on a écrits depuis que l’on prend la peine d’en écrire, et je n’y ai trouvé de ma vie un seul mot qui pût mettre en doute l’indubitable éternité de Polichinelle, qui est attestée par la tradition monumentale, par la tradition écrite, et par la tradition verbale. – Pour la première, son masque a été retrouvé, saisissant de ressemblance, dans les fouilles de l’Égypte. On sait s’il est possible de se tromper sur la ressemblance du masque de Polichinelle ! et on m’assure que l’authenticité de ce portrait est au moins aussi bien démontrée que celle du testament autographe de Sésostris qu’on a dernièrement retrouvé aussi quelque part, à la grande satisfaction des gens de goût qui ne pouvaient plus se passer du testament de Sésostris. Pour la tradition écrite, elle ne remonte pas tout-à-fait si haut, mais nous savons que Polichinelle existait identiquement et nominativement à l’époque de la création de l’Académie, qui partage avec Polichinelle le privilège de l’immortalité, par lettres-patentes du roi. Il est vrai que Polichinelle ne fut pas de l’Académie, et qu’elle en parle même en termes un peu légers dans son Dictionnaire, mais cela s’explique naturellement par le sentiment d’aigreur que jettent des concurrences de gloire entre deux grandes notabilités. – Pour la tradition orale enfin, vous ne rencontrerez nulle part d’homme assez vieux pour avoir vu Polichinelle plus jeune qu’il n’est aujourd’hui, et qui ait entendu parler à son bisaïeul d’un autre Polichinelle. – On a retrouvé le berceau de Jupiter dans l’île de Crète ; on n’a jamais retrouvé le berceau de Polichinelle. « L’âge adulte est l’âge des dieux, » dit Hésiode qui ne devait pas croire au berceau de Jupiter. L’âge adulte est l’âge aussi de Polichinelle, et je n’entends pas tirer de là une conséquence rigoureuse qui risquerait fort d’être une impiété. J’en conclus seulement qu’il a été donné à Polichinelle de fixer ce présent fugitif qui nous échappe toujours. Nous vieillissons incessamment, tous tant que nous sommes, autour de Polichinelle qui ne vieillit pas. Les dynasties passent ; les royaumes tombent ; les pairies, plus vivaces que les royaumes, s’en vont ; les journaux, qui ont détruit tout cela, s’en iront faute d’abonnés. Que dis-je ! les nations s’effacent de la terre ; les religions descendent et disparaissent dans l’abîme du passé après les religions qui ont disparu ; l’Opéra-Comique a déjà fermé deux fois, et Polichinelle ne ferme point ! Polichinelle fustige encore le même enfant ; Polichinelle bat toujours la même femme ; Polichinelle assommera demain soir le Barigel qu’il assommait ce matin, ce qui ne justifie en aucune manière le soupçon de cruauté que des historiens, ignorants ou prévenus, font peser mal à propos sur Polichinelle. Ses innocentes rigueurs ne se déploient que sur des acteurs de bois, car tous les acteurs du théâtre de Polichinelle sont de bois. Il n’y a que Polichinelle qui soit vivant.

Polichinelle est invulnérable ; et l’invulnérabilité des héros de l’Arioste est moins prouvée que celle de Polichinelle. Je ne sais si son talon est resté caché dans la main de sa mère quand elle le plongea dans le Styx, mais qu’importe à Polichinelle dont on n’a jamais vu les talons ? Ce qu’il y a de certain, et ce que tout le monde peut vérifier à l’instant même sur la place du Châtelet, si ces louables études occupent encore quelques bons esprits, c’est que Polichinelle, roué de coups par les sbires, assassiné par les bravi, pendu par le bourreau, et emporté par le diable, reparaît infailliblement, un quart d’heure après, dans sa cage dramatique, aussi frisque[18], aussi vert et aussi galant que jamais, ne rêvant qu’amourettes clandestines et qu’espiègleries grivoises. Polichinelle est mort ; Vive Polichinelle ! C’est ce phénomène qui a donné l’idée de la légitimité. Montesquieu l’aurait dit s’il l’avait su. On ne peut pas tout savoir.

Je poursuis. Polichinelle éternel et invulnérable, comme on voudrait l’être quand on ne sait pas ce que vaut la vie, Polichinelle a le don des langues qui n’a été donné que trois fois : la première fois aux apôtres, la seconde fois à la Société Asiatique, et la troisième fois à Polichinelle. Parcourez la terre habitée, si vous en avez le temps et le moyen ; allez aussi loin de Paris qu’il vous sera possible, et je vous le souhaite, en vérité, du plus profond de mon cœur. Cherchez Polichinelle, et que chercheriez-vous ? Je vous mets au défi de suspendre votre hamac dans un coin du globe où Polichinelle ne soit pas arrivé avant vous.

Polichinelle est cosmopolite. Ce que vous preniez d’abord pour la hutte du sauvage, c’est la maison de Polichinelle sous ses portières de coutil, flottant (et vous savez si elle s’annonce de loin par le cercle joyeux qui l’entoure) ! Polichinelle encore endormi, sa tête sur un bras, et son bras sur la barre de sa tribune en plein vent, comme l’Aurore de La Fontaine, ne se sera pas réveillé au brusque appel de son compère, ou au retentissement de l’airain monnayé qui sonne harmonieusement sur les pavés, que vous allez le voir tressaillir, sursaillir, bondir, danser, et que vous l’entendrez s’exprimer allègrement, comme un naturel, dans l’idiome du pays. Moi, voyageur nomade à travers toutes les régions de l’ancien monde, je n’ai pas fait vingt lieues sans retrouver Polichinelle, sans le retrouver naturalisé par les mœurs et par la parole ; et si je ne l’avais pas retrouvé, je serais revenu ; j’aurais dit comme les compagnons de Regnard :

Hic tandem stetimus nobis ubi defuit orbis.

Les colonnes d’Hercule de la civilisation des modernes, c’est la loge de Polichinelle.

Ce n’est pas tout : Polichinelle possède la véritable pierre philosophale, ou, ce qui est plus commode encore dans la manipulation, l’infaillible denier du juif errant. Polichinelle n’a pas besoin de traîner à sa suite un long cortège de financiers, et de mander à travers les royaumes ses courtiers en estafettes et ses banquiers en ambassadeurs. Polichinelle exerce une puissance d’attraction qui agit sur les menus métaux comme la parole d’un ministre sur le vote d’un fonctionnaire public, puissance avouée, réciproque, solidaire, synallagmatique, amiable, désarmée de réquisitions, de sommations, d’exécutions et de moyens coercitifs, à laquelle les contribuables se soumettent d’eux-mêmes et sans réclamer, ce qui ne s’est jamais vu dans aucun autre budget depuis que le système représentatif est en vigueur, et ce qui ne se verra peut-être jamais, car la concorde des payeurs et des payés est encore plus rare que celle des frères. Il n’y a si mince prolétaire qui n’ait pris plaisir à s’inscrire, au moins une fois en sa vie, parmi les contribuables spontanés de Polichinelle. L’ex-capitaliste ruiné par une banqueroute, le solliciteur désappointé, le savant dépensionné, le pauvre qui n’a ni feu ni lieu, philosophe, artiste ou poète, garde un sou de luxe dans sa réserve pour la liste civile de Polichinelle. Aussi voyez comme elle pleut, sans être demandée, sur les humbles parvis de son palais de bois ! C’est que les nations tributaires n’ont jamais été unanimes qu’une fois sur la légalité du pouvoir, et c’était en faveur de Polichinelle ; mais Polichinelle était l’expression d’une haute pensée, d’une puissante nécessité sociale, et tout homme d’état qui ne comprendra pas ce mystère, je le prouverai quand on voudra, est indigne de presser la noble main du compère de Polichinelle.

L’incomparable ministre dont j’ai eu l’honneur d’être le secrétaire particulier, dans le temps où les ministres répondaient encore aux lettres qui leur étaient écrites, se plaignant un jour de mes inexactitudes régulières, j’essayai de m’excuser, comme un écolier, par le plaisir que j’avais pris à m’arrêter quelque temps devant la loge de Polichinelle. « À la bonne heure, me dit-il en souriant, mais comment se fait-il que je ne vous y aie pas rencontré ?... » Mot sublime qui révèle une immense portée d’études et de vues politiques. Malheureusement il ne conserva le portefeuille que cinquante-trois heures et demie, et je ne le plaignis point, parce que je connaissais la force et la stoïcité de son esprit. Polichinelle venait de s’arrêter par hasard devant l’hôtel du ministère ; Polichinelle insouciant et libre, en sa qualité de Polichinelle, du caprice et de la mauvaise humeur des rois. Le ministre disgracié s’arrêta, par un de ces échanges de procédés qui signalent les bonnes éducations, devant la loge de Polichinelle. Polichinelle chantait toujours ; le ministre se remit à l’écouter avec autant de joie que s’il n’avait jamais été ministre ; et vous l’y trouverez peut-être encore, mais vous verrez, hélas ! qu’on n’ira pas le chercher là.

Les notabilités n’y manquent pas, devant la loge de Polichinelle ! Tout le monde y passe à son tour ! Peu sont dignes de s’y fixer. L’oisif hébété la laisse en dédain ; le flâneur, impatient de nouvelles émotions, la salue tout au plus d’un regard de connaissance ; le pédant, pétrifié dans sa sotte science, la cligne en rougissant d’un coup d’œil honteux. Vous n’y craindrez pas le contact effronté de la grossière populace aux goûts blasés et abrutis, écume de l’émeute et de l’orgie, qui se roule, sale cohue, autour des monstres du carrefour, des disputes gymniques des cabarets, et des échafauds du palais ; elle a vu des enfants sans tête et des enfants à deux têtes ; elle a vu des têtes coupées : elle ne se soucie plus de Polichinelle.

La clientèle ordinaire de Polichinelle est beaucoup mieux composée. C’est l’étudiant fraîchement émoulu de sa province, qui rêve encore les douceurs de sa famille et les adieux de sa mère. Hâtez-vous de goûter sur son visage frais et riant l’expansion de son dernier bonheur ; demain il sera classique, romantique, ou saint-simonien ; il sera perdu ! – C’est le jeune député, patriote de conviction, honnête homme d’instinct, qui brave l’appel nominal pour venir méditer un moment avec Polichinelle sur les institutions rationnelles de la société. Loué soit Dieu qui l’a mis dans la bonne voie ! La tribune de Polichinelle lui apprendra plus de vérités en un quart d’heure que l’autre ne peut lui en désapprendre dans une session. – C’est le pair déshérité qui descend de son cabriolet devenu plus modeste, pour se former au mépris des grandeurs humaines par l’exemple de Polichinelle. Homme heureux entre tous les hommes ! il a perdu la pairie, mais il a gagné la sagesse. – C’est l’érudit cassé de travail que Polichinelle délasse et reverdit, ou le philosophe épuisé de spéculations inutiles qui vient, en désespoir de cause, humilier ses doctrines trompées aux pieds invisibles de Polichinelle. – Et c’est encore mieux que tout cela !

Voilà, voilà Polichinelle, le grand, le vrai, l’unique Polichinelle ! Il ne paraît pas encore, et vous le voyez déjà ! Vous le reconnaissez à son rire fantastique, inextinguible comme celui des dieux. Il ne paraît pas encore ; mais il susurre, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix qui n’est pas une voix d’homme, de cet accent qui n’est pas pris dans les organes de l’homme, et qui annonce quelque chose de supérieur à l’homme, Polichinelle, par exemple. Il s’élance en riant, il tombe, il se relève, il se promène, il gambade, il saute, il se débat, il gesticule, et retombe démantibulé contre un châssis qui résonne de sa chute. Ce n’est rien, c’est tout, c’est Polichinelle ! Les sourds l’entendent et rient ; les aveugles rient et le voient ; et toutes les pensées de la multitude enivrée se confondent en un cri : C’est lui ! c’est lui ! c’est Polichinelle !

Alors… Oh ! c’est un spectacle enchanteur que celui-ci !… Alors les petits enfants, qui se tenaient immobiles d’un curieux effroi entre les bras de leurs bonnes, la vue fixée avec inquiétude sur le théâtre vide, s’émeuvent et s’agitent tout-à-coup, agrandissent encore leurs beaux yeux ronds pour mieux voir, s’approchent, se retirent, se rapprochent, se disputent la première place. – Ils s’en disputeront bien d’autres quand ils seront grands ! – Le flot de l’avant-scène roule à sa surface de petits bonnets, de petits chapeaux, de petits schakos, des toques, des casquettes, des bourrelets, de jolis bras blancs qui se contrarient, de jolies mains blanches qui se repoussent, et tout cela, vous savez pourquoi ? pour saisir, pour avoir Polichinelle vivant ! Je le comprends à merveille ; mais moi, pauvres enfants, moi qui ai grisonné là, derrière vos pères, il y a quarante ans que je l’attends !…

Au second rang cependant se pressent les bonnes et les nourrices, épanouies, vermeilles, joyeuses comme d’autres enfants, sous le bonnet pointu et sous le bonnet rond, sous la cornette aux bandes flottantes, et sous le madras en turban ; les bonnes de la haute société surtout, aux manières de femmes de chambre, au cou penché, à l’épaule dédaigneuse, au geste rond, au regard oblique et acéré que darde, entre de longs cils, une prunelle violette, et qui promet tout ce qu’il refuse. Je ne sais pas si cela est changé, mais je me souviens qu’elles étaient charmantes.

C’est ici que devrait commencer logiquement l’histoire de Polichinelle ; mais ces prémisses philosophiques m’ont entraîné à des considérations si profondes sur les besoins moraux de notre malheureuse société, que l’attendrissement m’a gagné au premier chapitre de l’histoire de Polichinelle. L’histoire de Polichinelle, c’est, hélas ! l’histoire entière de l’homme, avec tout ce qu’il a d’aveugles croyances, d’aveugles passions, d’aveugles folies et d’aveugles joies. Le cœur se brise sur l’histoire de Polichinelle : sunt lacrymœ rerum ![19]

J’ai promis cependant l’histoire de Polichinelle. Eh ! mon Dieu ! je la ferai un jour, et je ne ferai plus que cela : car c’est décidément le seul livre qui reste à faire ; et si je ne le faisais pas, je vous conseille en ami de la demander à deux hommes qui la savent mieux que moi : – Cruyshank et Charlet.


Ce livre numérique

a été édité par

l’Association Les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

 

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en mars 2015.

 

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Les membres de l’association qui ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique sont : Hubert, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres complètes de Charles Nodier XI, Contes en prose et en vers, Paris, Eugène Renduel, 1837. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Route rouge de Ciel, a été prise par Anne Van de Perre, le 26.11.2011.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (mise en page, notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation des Bourlapapey. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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[1] D’après des dictionnaires anciens, une sexterée équivaut à environ 87 ares, soit un peu moins d’un hectare. (NBNR.)

[2] Au sens propre, un regrattier était une personne qui faisait le commerce du sel au détail, et, par extension, qui fait le commerce de produits de seconde main, en petite quantité, ou de marchandises de médiocre valeur. (NBNR.)

[3] Adverbe archaïque signifiant désormais. (NBNR.)

[4] Le mot désignait autrefois aussi un sac permettant de transporter des vêtements avec soi. (NBNR.)

[5]En langage comtois, sortir de terre (en parlant d’une plante), naître, jaillir (au propre et au figuré), mais aussi sortir d’un lieu. Rappelons que Nodier, né à Besançon, a passé la plus grande partie de sa jeunesse dans cette ville. (NBNR.)

[6] Sacoche. (NBNR.)

[7] Archaïsme : duper, tromper. (NBNR.)

[8] Pièces de bois servant d’entraves ou, par extension, chaînes destinées à retenir prisonnier. (NBNR.)

[9] Matthäus Merian l’Ancien (1593 – 1650) était un graveur sur cuivre et éditeur germano-suisse, réputé aujourd’hui pour ses plans de villes et ses cartes, qui a travaillé un temps pour l’éditeur et graveur sur cuivre Johann Theodor de Bry, dont il a épousé la fille en premières noces. De son deuxième mariage naît une fille, Anne Marie Sibylle (1647 – 1717), naturaliste et artiste peintre, qui fit un grand voyage exploratoire au Surinam, qui lui fournit la matière de son ouvrage le plus important, Metamorphosis insectorum Surinamensium, paru en 1679. (NBNR.)

[10] Le balandran ou balandras était un long manteau de pluie, sans manches, qu’on portait en voyage et dans les camps. (NBNR.)

[11]Notre-Dame, ou église métropole de Paris. (NBNR.)

[12] Allusion à Pline l’ancien, Histoire naturelle, livre XI : « Le fleuve Hypanis, dans le Pont, entraîne, vers le solstice d’été, des membranes ténues ayant la forme de grains de raisin ; il en sort un animal à quatre pattes, ailé, comme cela dont il vient d’être parlé. Il ne vit pas plus d’un jour ; d’où lui vient son nom d’hémérobion. » (NBNR.)

[13] Libraire de la Bibliothèque royale, quai Malaquais à Paris. (NBNR.)

[14] Sans doute Jacques-Antoine Derome (1696 – 1760) et son fils Nicolas-Denis Derome (1731 – 1788). (NBNR.)

[15] Courage noble enfant ! (NBNR.)

[16] Archaïsme : bouffon d’une troupe de comédiens. (NBNR.)

[17] L’orthographe italienne est ventisettana ; le mot désigne deux livres : l’édition du Décaméron imprimée par Giunti à Florence en 1527, mais surtout la première édition des Fiancés de Manzoni, imprimée en 1827 à Milan par Ferrario. (NBNR.)

[18] Vif et pimpant. (NBNR.)

[19] Il y a des choses qui font pleurer. (NBNR.)