Charles Nodier

LE
NOUVEAU FAUST
ET LA
NOUVELLE MARGUERITE

Ou comment je me suis donné au Diable

1832

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Table des matières

 

LE NOUVEAU FAUST ET LA NOUVELLE MARGUERITE  3

Ce livre numérique. 46

 

LE
NOUVEAU FAUST
ET
LA NOUVELLE MARGUERITE

Ne vous effrayez pas, âmes débonnaires et pieuses, du titre incendiaire de cette historiette.

Je vous atteste que je ne me crois pas damné, et qu’il s’agit tout au plus ici d’un cas de conscience que le moindre absolvo du curé de votre village réglerait à l’amiable ; mais enfin je vieillis vite et bien vite, puisque le monde ne m’amuse plus ; et je ne suis pas fâché d’avoir le cœur net du dernier de mes scrupules.

Je confesse donc que j’ai eu deux grandes et puériles passions dans ma vie, et qu’elles l’ont absorbée tout entière.

La première des deux grandes et puériles passions que j’ai eues dans ma vie, c’était l’envie de me trouver le héros d’une histoire fantastique, de coiffer le chapeau de Fortunatus, de chausser la botte de l’Ogre, ou de percher sottement sur le Rameau d’or, à côté de l’Oiseau bleu.

Vous me direz que ce goût n’est pas excusable dans une créature intelligente qui a fait d’assez bonnes études ; mais c’était ma manie.

La seconde des deux grandes et puériles passions que j’ai eues dans ma vie, c’était l’ambition de faire, avant de mourir, quelque bonne histoire fantastique, bien extravagante et bien innocente, dans le goût de mademoiselle de Lubert ou de madame Daulnoy, parce que M. Perrault me paraissait trop fort, et d’en amuser, au moins pendant quelques générations, une petite postérité d’enfants badins et joufflus, aux joues roses, à l’œil éveillé, qui se souviendraient joyeusement de mes inventions pendant les heures les plus rebutantes du travail, et même aux heures délicieuses où l’on ne fait rien !

Quant à l’autre postérité que vous savez, figure pâle, efflanquée, insignifiante, stupide, qu’on vous montrera au prochain salon, et qui tient suspendues, au bout de deux vilains bras, deux vilaines couronnes de lauriers en plâtre, je vous jure sur l’honneur que je n’y ai jamais pensé.

Quoi qu’il en soit, je ne saurais me dissimuler que ces deux frénésies ont singulièrement déteint sur ma vie réelle et sur mon triste métier de conteur de fariboles.

Il faut bien qu’il en aille ainsi.

Défense à moi de réciter un fait patent, un événement qui s’est passé coram populo, senatu et patribus, une de ces histoires sur la sincérité desquelles on se donnerait au diable sans qu’on crie à la fantaisie.

Je parle de trois femmes charmantes que j’ai aimées en tout bien, tout honneur, et que j’ai vu mourir en quinze ans.

— Trois femmes mortes en quinze ans ! mais c’est une fable à dormir debout ! fantastique !

— Attendez, monsieur, s’il vous plaît ! c’est que j’en ai aimé sept cents pendant ce temps-là, et cela rend un peu moins hyperbolique le chiffre de la mortalité.

D’ailleurs, je vous ai parlé à dessein et très exclusivement de mes amours posthumes, parce qu’un autre genre de confidences aurait été de mauvais goût dans ma jeunesse, et que je ne suppose pas qu’on ait rien changé aux bienséances.

La pudeur de ces mystères ne s’affranchissait de ses voiles qu’en prenant ceux du deuil et du veuvage, et c’est alors seulement qu’on permettait à la douleur du survivant l’effusion respectueuse et délicate d’un sentiment longtemps caché !

— Eh bien, raison de plus ! fantastique, morbleu ! fantastique s’il en fût jamais !

Fantastique si vous le voulez : fantastique, puisqu’il le faut !

Hélas ! je ne demanderais pas mieux ; je voudrais bien en trouver dans mes souvenirs, du fantastique !

Eh ! que n’aurais-je pas échangé contre un peu de fantastique, surtout quand j’ai connu le vrai de ce monde, quand l’expérience me l’a fait percevoir et absorber par tous les pores ?

Du fantastique, mon Dieu ! mais j’aurais donné dix ans de ma vie, et j’aurais fait un grand marché, pour la rencontre d’un sylphe, d’une fée, d’un sorcier, d’une somnambule qui sut ce qu’elle disait, d’un idéologue qui se comprît ; pour celle d’un gnome aux cheveux flamboyants, d’un revenant à la robe de chambre de brouillards, d’un follet grand comme rien, du diablotin le plus succinct de corps et le plus pauvre d’esprit qui ait jamais grêlé sur le persil depuis le diable de Papefiguière.

Pas possible, monsieur ! s’il y avait eu du fantastique à trois mille lieues à la ronde, il aurait été pour moi ; mais il n’y en avait pas !

Et je ne sais ce qui serait arrivé de ma foi poétique dans le monde merveilleux, si je n’avais cédé un jour à l’étrange idée que je vous disais, celle de me donner au diable.

C’est, à parler franchement, une résolution un peu dure, mais elle simplifie admirablement la question.

À l’époque dont je parle j’aurais été bien fâché de ne pas passer pour un mauvais sujet ; d’abord parce que c’était la mode, et puis parce qu’il est agréable d’occuper les femmes qui ne s’occupaient jamais que des mauvais sujets.

Je m’étais donc fait mauvais sujet, et j’en avais pris les licences au grand regret de mon excellent père, qui payait chèrement mes professeurs pour me faire prendre des licences plus honorables ; mais je dois le dire tout de suite, afin de prémunir le lecteur contre l’infaillible dégoût qui s’attache à la renommée de Lovelace et de M. le chevalier de Faublas, oh ! je n’étais rien de pareil ; j’en avais bien garde, vraiment. Vous ne trouveriez pas dans toute mon histoire trois pages qui pussent faire envie aux bonnes fortunes de votre valet de chambre, si vous en avez un, ce que je ne vous souhaite pas, car c’est un grand embarras.

J’étais mauvais sujet sans préjudice de la morale et du sentiment, mauvais sujet timoré pour tout ce qui peut imposer le respect, pour tout ce qui peut effaroucher la bienséance, un de ces conquérants à l’amiable, qui ne tentent leurs invasions que dans les pays de bonne volonté.

Cependant on savait que j’étais mauvais sujet, parce que j’étais mauvais sujet à découvert, libertin affiché, séducteur en titre de tout ce qui voulait être séduit, et cela pour me faire honneur.

À cet énorme défaut près, j’ose dire que personne n’avait des principes plus arrêtés sur les mœurs, et que je les portais en tout et partout à un degré d’observance judaïque, dont la combinaison, incroyable avec mes désordres expansifs, n’avait pas de nom de mon temps.

On pourrait appeler cela maintenant de la débauche éclectique, un libertinage doctrinaire, mais ce n’est pas la peine, parce que cela ne se rencontrera plus ; les jours sont devenus trop mauvais.

Pour faire comprendre ma philosophie, car c’était une philosophie si on veut, il faut mettre l’exemple à côté de la définition, et j’ai peur encore qu’on ne me comprenne pas.

L’idée de porter un moment de trouble dans un cœur innocent que la société me refusait, l’idée de relâcher le moins du monde, par un effort criminel, un lien que la société avait formé, aurait suffi à me faire subir une anticipation très réelle des maux de l’enfer.

Je me serais sauvé de Clarens au premier sourire significatif de Julie d’Étanges, de peur de ses âcres baisers.

J’aurais laissé mon manteau dans les mains de la jolie épouse de Putiphar, eût-il valu celui d’Élie, par qui on devenait prophète ; mais rien ne m’arrêtait pour goûter un fruit qui avait perdu sa fleur, et qui était tombé de sa branche nourricière sans être recueilli par la main dédaigneuse du jardinier.

— Ma foi, disais-je, il est agréable et doux, et je le savoure sans en faire tort à personne.

De sorte que si le maître s’était trouvé là de fortune, j’aurais pu répondre à ses reproches : — Pardon, maître ! je ne maraude pas ; c’est que je glane.

Et cette conviction m’avait procuré l’inappréciable sécurité de cœur, qui est la première récompense de la vertu.

Voilà précisément pourquoi j’étais alors un mauvais sujet, et ce qui m’avait fait appeler mauvais sujet par excellence, comme un véritable prototype de l’espèce.

Je viens de dire de moi des choses si flatteuses, que j’ai quelque pudeur d’y ajouter encore.

Cependant, je me le dois à moi-même, comme on dit, pour l’exactitude de ce récit, qui est presque la seule chose du genre merveilleux que j’aie écrite : la seule chose merveilleuse, c’est une autre affaire, et cela dépend des goûts.

Le plus extraordinaire des résultats de mon système, c’est que j’avais fait des élèves parmi de bons et dignes jeunes gens de mon âge, nés avec une singulière aptitude à la perfectibilité, et que j’étais heureusement parvenu à détourner du crime par la facilité du vice, en attendant que mes leçons portassent de meilleurs fruits et les convertissent tout à fait.

Une vingtaine d’années après, c’étaient des hommes-modèles.

Le temps n’y a pas nui, mais c’est peut-être à moi qu’ils doivent de n’avoir point de remords, douce et précieuse allégeance pour leur vieillesse.

Je ne sais pourtant comment cela se faisait, mais les femmes de bonne compagnie nous avaient en exécration.

Le premier de mes acolytes s’appelait Amandus.

C’était mon lieutenant en pied, mon ménechme, mon alter ego dans toutes ces affaires de cœur où le cœur n’est pas intéressé, qui se multiplient par le seul acte de la volonté, qui se compliquent par les moindres condescendances de la politesse, et qui réduiraient un pacha sans auxiliaire à se rendre de guerre lasse en huit jours.

Amandus était à la vérité un joli garçon complet.

Avec une tournure à peindre, un jargon à étourdir, une suffisance accablante, il jouait tous les jeux dans la perfection, et ne jouait jamais sans perdre ; montait à cheval comme un centaure, et se rompait quelque membre tous les mois ; tirait des armes comme Saint-Georges, et sortait régulièrement de ses duels avec un bras en écharpe.

Héritier d’une assez belle fortune, il l’avait dissipée en six mois, ce qui prouve beaucoup d’esprit, et il trouvait encore des dettes à faire, ce qui en prouve bien davantage.

Enfin il n’y avait qu’un cri sur son compte quand il traversait un salon ; c’est qu’Amandus était charmant.

Amandus n’avait pas le sens commun.

L’excellente éducation d’Amandus avait été négligée sur un point que certains esprits routiniers tiennent pour capital.

Il y a des taches dans le soleil.

Soit incapacité, soit préoccupation, Amandus n’avait jamais pu apprendre à écrire.

J’incline à croire que c’est parce qu’il n’en sentait pas la nécessité, et ce dédain cache une idée bien philosophique.

Ce n’est pas qu’Amandus n’eût écrit, s’il avait voulu, mais il aurait mieux valu qu’il n’écrivît point.

Ce n’est pas qu’Amandus n’eût une orthographe à lui, tant s’en faut !

Elle était si bien à lui que personne n’avait rien à y prendre : à y reprendre, je ne dis pas.

Si je vous disais que c’était l’orthographe de M. Marle, qui sera l’an prochain celle de l’Académie, vous me répondriez sans doute qu’il n’y a pas grand mal à écrire comme l’Académie, surtout si vous êtes de l’Académie, comme cela peut arriver à tout le monde ; mais ce n’était pas l’orthographe de l’Académie, c’était l’orthographe d’Amandus, une orthographe miraculeuse !

Amandus s’était avisé, au contraire de M. Marle, que le génie de l’écriture consistait à déguiser le mot parlé sous toutes les figures qu’il avait vues éparses dans son syllabaire.

À lui, sur tous les articles, sur tous les pronoms, sur toutes les particules, toutes les lettres parasites de la dernière personne du pluriel des verbes ; à lui l’accent sur les lettres muettes ou atoniques ; à lui le tréma sur les diphtongues, à lui l’apostrophe au milieu des mots, à lui de belles majuscules ornées, et des virgules, bon Dieu, des virgules partout ! jamais on n’a vu tant de virgules ! – Dans les habitudes de l’amour vulgaire dont j’ai parlé, cela ne tirait pas à conséquence ; la plupart de nos héroïnes ne savaient pas lire, mais si elles avaient su lire, elles auraient été dans un cruel embarras !

Il y avait cependant des occasions difficiles, des chances de notabilités galantes, dans lesquelles je devenais d’un immense secours avec mon orthographe triviale que je n’avais pas jugé à propos d’enrichir de toutes ces magnificences.

Le seul des amis d’Amandus qui lui fût resté fidèle depuis qu’il était ruiné, je me dévouai bravement à l’interprétation de ces hiéroglyphes dont l’impénétrable obscurité ferait tressaillir l’ombre savante de Champollion.

Je venais de quitter l’hébreu, je me mis à l’Amandus ; je réussis à le lire assez couramment au bout de trois ou quatre mois, et je me hasardai enfin à mettre mes propres idées à la place, quand un texte scabreux et rebelle déroutait mon érudition ou fatiguait ma patience.

Les traducteurs prennent souvent le même parti quand ils n’entendent plus leur auteur.

Amandus, dépouillé de son luxe grammatical, copiait ensuite mot pour mot et lettre pour lettre, comme l’Homère de l’anthologie sous la dictée d’Apollon.

La comparaison est un peu fière, mais elle n’est pas trop disproportionnée.

Ce temps, je l’avouerai, ne fut pas perdu pour mes études, car j’appris ainsi à tourner convenablement une lettre d’amour, et je m’étais obstiné jusqu’alors à n’en pas écrire une seule.

Les écrits restent.

Nous ne fréquentions pas ce qu’on appelle la mauvaise société, mais la nature de nos occupations nous conduisait rarement dans ce qu’on appelle la bonne.

Voyageurs nomades au milieu de la vie, nous plantions tous les soirs notre tente aventurière entre deux mondes auxquels nous participions également, retenus au premier par les liens de l’éducation et de l’habitude, rappelés à tout moment vers le second par des plaisirs commodes et des conquêtes sans alarmes.

Si la topographie de ce double hémisphère ne vous est pas exactement connue, j’aurai l’avantage de vous apprendre que le point contingent en est occupé par le théâtre, et pour mieux caractériser la localité, par la galerie des premières dans les bonnes villes de province.

À peine la toile était levée d’une part qu’une douzaine d’yeux noirs ou bleus – je parle des scènes d’ensemble – venaient nous chercher sur notre divan, et nous accueillir de délicieux reproches et de séduisantes promesses.

Le regard furtif d’une beauté qui soupirait, à la cantonade avant de faire son entrée, nous épiait en tapinois derrière le manteau d’Arlequin, ou jaillissait par éclairs à travers les énormes bâillements d’un châssis mal ajusté, entre deux touffes de roses en toile peinte.

Elle entrait enfin en déployant les richesses d’un gosier de rossignol, ou de tout autre gosier qu’il vous plaira de mettre à la place de celui-là.

Elle entrait aux murmures flatteurs d’une assemblée qui semblait n’applaudir que pour nous, car nous remportions la moitié de toutes les ovations.

Il me semble que nous avions aussi quelquefois notre part dans les sifflets, mais il faut savoir s’accommoder aux circonstances.

Je me crois même sûr que j’étais de nous deux le plus intéressé dans les disgrâces, parce que mon caractère impatient et mobile me rendait fort chanceux ; mais nous partagions en frères, Amandus et moi, et nous ne comptions pas.

Il me souvient, sans aller plus loin, que ma mauvaise destinée m’avait imposé ce mois-là une Dugazon de cinq pieds sept pouces et d’un embonpoint à l’avenant, mieux taillée pour le frac surdoré du tambour-major des Suisses que pour le corset des bergères. Quand elle jouait Babet, – tudieu, quelle Babet ! – et qu’il lui arrivait de me foudroyer d’une œillade aimable, en fouillant un panier de vilaines fleurs avec de grosses mains, et en chantant d’une voix heureusement plus déliée que sa formidable personne,

 

C’est pour toi que je les arrange…

 

oh ! vous pouvez m’en croire ! j’aurais béni le poignard bienfaisant qui serait venu me percer le sein !

Mais qu’y faire ?

C’était une des conditions essentielles de mon bonheur, parce que c’était une des sauvegardes inexpugnables de mon innocence.

J’ai oublié de dire qu’elle était fort laide, mais elle louchait horriblement.

L’autre partie du monde était dans les loges, et ceci est fort clair si l’on a eu la complaisance de suivre ma métaphore.

Les loges, notre moralité nous défendait d’y regarder, mais non pas d’y voir, et à force d’avoir vu ce qui est bon à voir, on y regarde.

C’est qu’il y avait alors dans une des loges de ce petit théâtre d’une petite ville, et je ne vous dirai pas au juste quelle ville c’était, sinon que vous êtes parfaitement libre de la chercher à l’ouest, il y avait, dis-je, dans la troisième loge de droite une de ces figures d’ange qui font damner les hommes et rêver les saints.

Je ne sais pas peindre, mais vous peignez à merveille quand vous avez une palette.

Mettez seize ans, une taille de roseau, une peau blanche et cependant animée, sous laquelle le sang circule comme un esprit de vie, colorant tout et ne rougissant rien, des cheveux blonds qui se floconnent comme une vapeur sur des épaules où le regard coule comme ferait la main ; relevez cela de je ne sais quoi de pur et de céleste qui ne peut pas se décrire, de traits qui auraient forcé le sculpteur de la Vénus à se couper la gorge avec son ciseau, et d’un regard large et bleu qui enchante comme le ciel, et qui brûle comme le soleil, vous n’aurez pas d’idée de la millième partie des perfections de Marguerite.

Marguerite avait perdu fort jeune son père et sa mère.

La pauvre petite était restée avec quatre-vingt mille francs de rentes aux soins d’une tante maternelle, veuve encore agaçante, qui passait de si peu la quarantaine que ce n’est pas la peine d’en parler, et qu’on n’accusait pas d’être insensible aux soupirs d’un cœur bien épris.

Je m’en étais trouvé très vivement et même très significativement amoureux un ou deux ans auparavant – c’est de la tante que je parle – et cela m’avait coûté je ne sais combien de mortelles heures de projets, d’angoisses et d’espérances, mais sans autre résultat, parce que cette passion m’était justement survenue la veille du jour auquel remonte l’ère mémorable de mes amours philosophiques.

Depuis, je n’y avais pas pensé une fois, même dans ces moments extatiques où l’âme se berce entre deux sommeils, et mon imperturbable mémoire, si fidèle au nom des mouches et des papillons, aurait peut-être perdu jusqu’au nom de la tante, si la tante n’avait pas eu de nièce.

Je n’ai pas besoin de dire que l’âge et l’innocence de cette charmante enfant – c’est de la nièce qu’il est maintenant question – jetaient entre elle et moi un espace infranchissable.

Quatre-vingt mille francs de rentes, c’était bien pis ! j’en avais à peine le capital en passif.

— Tu manques à nos conditions, me dit un jour Amandus, tu regardes aux loges !

— Comme les enfants morts sans baptême regardent le ciel depuis les limbes, lui répondis-je, et sans appeler de si haut un regard pour un regard.

D’ailleurs, j’ai mes raisons, et je ne t’en fais pas mystère.

Le temps marche impitoyablement, pendant que nous croyons éterniser le présent dans quelques heures de folie ; et, tout jolis garçons que nous voilà, nous risquons fort de vieillir aussi bien que les sept sages de la Grèce.

Tu as encore en perspective une assez douce vie à couler entre les aimables loisirs de la paresse et le galant exercice de la chasse au renard dans les halliers de la Vulpinière, si ton oncle, désarmé par une conduite plus exacte, veut bien te laisser à sa mort, qui ne se fera pas attendre longtemps, son castel délabré, son colombier et ses broussailles.

Moi, je n’ai ni oncle, ni castel, ni colombier, ni broussailles, ni renards en espérance : trop heureux quand mes créanciers se seront partagé mes tristes dépouilles, de trouver un public d’assez bonne composition pour lire mes romans, et surtout pour les acheter !

J’ai donc besoin de m’inspirer de quelque type qui vive à jamais dans mes souvenirs, de rêver, de caresser, de nourrir dans ma pensée quelque adorable figure, et, quand je la rencontre, je la prends.

— La petite Marguerite, dit Amandus, en épanouissant son binocle et en le tournant effrontément sur cette figure divine devant laquelle ma paupière s’abaissait d’admiration et de respect.

C’est qu’elle est véritablement angélique, divine, presque inimaginable, une apparition, un phénomène.

Ravissant privilège de l’innocence ! étrange sympathie des belles âmes !

Hélas ! mon vertueux ami ! quelle perle, quel diamant dans un comptoir de modistes ou dans un groupe de figurantes !

La fortune aveugle a tout gâté, mais elle n’en fait jamais d’autres.

Il faut avouer que la destinée fit une sottise bien amère de jucher ce minois délicieux dans un carrosse, au lieu de nous le montrer ce soir entre deux quinquets dans la coulisse des soupirs. –

Je frissonnai d’indignation…

La coulisse des soupirs était la quatrième à gauche.

— Eh bien, inspire-toi, reprit Amandus en appuyant sa tête sur mon épaule, et en s’étalant sur la banquette, à mon grand scandale, car Marguerite pouvait nous voir.

— Inspire-toi de Marguerite, si cela te convient, car j’ai plus affaire que jamais de tes inspirations.

Fais des romans, Maxime, fais des romans !

Le mien, si je ne me trompe, touche à un dénouement heureux.

Mon oncle ne manque pas de bonne volonté pour moi, et je le sais décidé à m’assurer sa mince fortune le jour où je ferai mon premier acte de sagesse en me mariant honorablement.

— Te marier honorablement ! m’écriai-je. Y penses-tu, Amandus ? penses-tu à te marier ?

— Pourquoi pas ? continua-t-il avec un éclat de rire. Me crois-tu incapable d’une idée grave et d’une ferme résolution ? –Mon Dieu, qu’Aglaé est mal faite aujourd’hui, et que sa toilette de mauvaise grâce est convenablement assortie à ses minauderies d’éléphant ! – Il faut faire une fin, Maxime, une fin raisonnable, une fin sérieuse et très sérieuse, quand on n’a plus d’argent.

C’est l’avis de mon oncle et celui de la sagesse. Tu ne sais pas, toi, ce que c’est que la sagesse, mais cela te viendra. – Tiens, voilà qu’elle chante faux, maintenant ! – Inspire-toi donc pour me tourner une petite déclaration bien expresse, bien passionnée, bien sincère ; un aveu sans détour de mes faiblesses, de mes erreurs, de tout ce que tu voudras ; je n’y regarde pas. Taille, tranche, augmente si tu peux, retranche si tu l’oses ! Tu es ma conscience, tu es mon cœur, tu sais tout ce qui repose de tendresse et de bons sentiments dans ce sein fraternel qui bat contre le tien ! – Remarques-tu cette possédée de Laure qui ne m’a pas perdu de vue de la soirée… mais elle a beau se pincer les lèvres ! il lui manque deux dents.

— Encore serait-il à propos, repris-je sans avoir égard à ses digressions, que j’eusse quelqu’idée de l’heureuse fille qui a fixé ton choix, pour assortir ma correspondance aux convenances de ta proposition. Est modus in rebus ; sunt certi denique fines

Et puis je ne devine pas…

— Il n’y a ni finesse ni rébus, Maxime ; et si tu devinais, tu en saurais vraiment plus que moi sur l’avenir où je me précipite la tête baissée pour me sauver du présent.

Si tu devinais, je te prierais de me dire à qui je pense, et quel est l’objet auquel le premier de mes amours raisonnables s’est attaché.

Je ne te demande pas de deviner, de par tous les diables ! je te demande une circulaire gracieuse et formaliste en beaux termes, comme Télémaque ou la Princesse de Clèves, qui puisse s’introduire sous l’adresse de tout le monde, un passe-partout épistolaire, un extrait de ton invention que je me hasarde à jouer à la loterie du mariage. Parle de candeur, de vertu, de beauté ; ne te mêle pas de la couleur des cheveux, parce que cela pourrait nous faire tomber dans quelques méprises. Je copierai tout avec exactitude ; la poste et mon étoile se chargeront de mes espérances, et mon digne oncle, qui veut absolument que je prenne une femme, n’aura rien à me reprocher quand je pourrai lui démontrer que j’ai été refusé par cinquante. – Ou bien il en viendra deux, trois, une douzaine, je ne sais combien ; et alors tu choisiras tout de suite après moi, mieux que moi, peut-être ! tu as la main si heureuse ! –

Le traître ! Aglaé chantait cependant !

— Moi ! laisse donc, répondis-je avec aigreur, je n’ai pas le domaine de la Vulpinière !

— Eh quoi ! cette faible espérance te tiendrait-elle à cœur ? je vais la jouer contre ton cheval ou contre Aglaé, à la première rafle.

— J’ai vendu mon cheval hier ; je te donne Aglaé ce soir, si tu la veux ; quant à la lettre, je la ferai si j’y pense. –

La correspondance alla son train, car, à ma grande surprise et à celle d’Amandus sans doute, il n’en fut pas pour les frais de son initiative.

Je ne jugeais pourtant de ses progrès que par ses importunités, car il était devenu discret, et je n’ai jamais été curieux.

Quand nous en fûmes aux grands-parents, je tombai de mon haut.

Les difficultés ne procédaient plus que d’eux, et je m’abîmais dans l’idée qu’il se fût trouvé une femme assez intrépidement résolue pour croire aux incroyables serments d’Amandus.

Nous allions encore au spectacle, mais très rarement ; Amandus surtout, qui commençait à garder, suivant sa promesse, un certain quant à soi fort respectable.

J’étais malheureusement retenu comme on sait par un autre lien ; ma colossale bergère n’avait pas encore enfoncé les planches, et il ne s’était pas rencontré d’homme assez hardi pour me débusquer, quoique ce fût un beau temps de passage pour la cavalerie.

Je ne me sentais pas d’aise à l’arrivée d’un régiment de dragons, tout brillant d’épaulettes, de poussière et de gloire, dont les chevaux piaffaient sous sa fenêtre.

Vaine espérance ! les hussards les suivirent, et ces papillons de plaisir et de guerre qui butinent partout ne daignèrent pas effleurer Aglaé d’un coup d’aile.

Je comptai inutilement sur le courage éprouvé des cuirassiers : Aglaé conserva dans cette longue épreuve tous les honneurs d’une fidélité sans nuages et en fit valoir tous les droits. C’était une femme inexpugnable, une constance à faire mourir. Sa vertu est de toutes les contrariétés que j’ai subies en amour celle qui m’a donné le plus d’envie de me brûler la cervelle.

Je ne cherchais qu’un prétexte pour m’exiler à jamais du monde, et ce fut le plus pur de mes sentiments moraux qui me le fournit, au moment où je m’y attendais le moins.

J’avais déjà remarqué que Marguerite faisait plus d’attention à nous que je ne l’aurais voulu.

Cette préoccupation avait même pris depuis quelque temps un caractère qui m’inquiétait, l’expression d’un intérêt affectueux, d’une sensibilité rêveuse, de ce je ne sais quoi de vague, de tendre et d’idéal qui annonce au front pudique d’une jeune fille le développement d’un penchant secret. – « Infortune et désolation, me dis-je en moi-même ! serais-tu condamnée par ta mauvaise étoile, pauvre et gracieuse enfant, à aimer l’un de nous deux ? Ah ! je ne serai du moins pas complice de sa rigueur ! Le temps des examens va venir, et je n’ai pas ouvert un livre pour m’y préparer. Eh bien ! je renonce pour le travail à toutes ces déceptions passagères qu’on appelle des voluptés ! Je lirai, s’il le faut, les dix volumes de Jacobus Cujacius dans l’édition d’Annibal Fabroti, cum promptuariis ; je les lirai – horresco referens – avant de m’occuper d’une femme, et j’en prends à témoin l’ombre de Justinien ! »

Là-dessus, je sortis de la salle, et je rentrai chez moi pour expédier un congé définitif à Aglaé.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette résolution m’affranchit d’un grand fardeau.

Il y avait probablement une assurance persuasive dans la communication que je fis le lendemain à mon père de ce nouveau plan de vie, car il me fit présent à l’instant, pour reconnaître mes sacrifices, de sa bibliothèque tout entière, et du joli pavillon qui la contenait.

C’étaient les deux choses qu’il aimait le mieux après moi.

Je passai le jour à y disposer tout ce qui pouvait servir à mes études ou embellir mon exil volontaire, et je m’aperçus, à la satisfaction dont me comblèrent ces soins agréables, que le bonheur avait plus d’un aspect.

Que dis-je ! le bonheur pur d’une âme contente d’elle-même l’emporte sur nos bonheurs imaginaires par sa durée comme par son objet.

Je fus heureux jusqu’au soir : il ne m’en était jamais tant arrivé.

Le soir je bâillai ; je regardai vingt fois à ma montre dans dix minutes ; le premier coup d’archet de l’orchestre me poursuivait ; le bruit presque aussi discord des loges ouvertes et fermées retentissait dans mon oreille ; mes narines sollicitaient en vain dans un air, hélas ! trop pur, le maussade arôme qui se compose de la vapeur des lampes fumantes et de l’exhalaison des essences.

Je demandais le délicieux regard de Marguerite à tous les attiques, à tous les lambris ; je le demandais à toutes les tablettes de ma bibliothèque, et mes yeux ne rencontraient que le Jacobus Gujacius d’Annibal Fabroti.

« Je serais curieux, m’écriai-je enfin, de savoir si ses regards étaient pour lui – ou s’ils étaient pour moi, – et comme il a emprunté ce matin une chaise de poste, il faut bien qu’il soit en voyage.

» Une meilleure occasion d’éclaircir mes doutes ne se présentera jamais, et je n’en serai que mieux confirmé, quel que soit le résultat de cette épreuve, dans les raisonnables desseins que j’ai formés.

» Je travaillerai demain ! »

Cette fois-là je n’eus pas à m’y tromper : je vous le déclare avec toute la suffisance que peut inspirer à un sot la plus inespérée des aubaines de l’amour : ces regards, ils étaient pour moi, pour moi seul ! Vous me direz que j’étais seul, et que, semblable à ce fossile merveilleux dont les pores amoureux de la lumière en recèlent encore quelques pâles atomes longtemps après le coucher du soleil, je n’étais peut-être pour Marguerite que la pierre de Bologne d’Amandus.

Cette idée ne me vint pas ; et puis, d’ailleurs, si je m’y connaissais, et quel homme ne croit pas s’y connaître, il y avait dans l’expression intelligente et significative de cette physionomie céleste une pensée qui ne pouvait se rapporter qu’à moi, et qui n’attendait que de moi l’échange d’une pensée.

J’essayai, je frémis de comprendre, je m’armai d’un courage héroïque, et je m’enfuis la mort dans le cœur, à force de me croire heureux !

— Non, non, Marguerite ! je ne violerai pas le sanctuaire de ton âme innocente pour y allumer ou pour y entretenir une passion qui nous perdrait tous les deux !

Non, je ne transplanterai pas dans le stérile désert de ma vie ta tige si fraîche et si délicate avec ses fleurs embaumées !

Et cependant quel autre que moi t’aimera comme tu dois être aimée !

J’aurais été l’autel de tes pieds, la harpe de tes soupirs, le vase de tes parfums ! j’aurais brûlé devant toi comme l’encens ! je me serais anéanti dans un rayon de tes yeux comme une goutte de rosée dans les feux du midi !

Oh ! ne crois pas que j’eusse dénoué les cordons de ta robe virginale avec des mains d’homme ! je me serais purifié au cratère d’un volcan avant d’approcher de toi, et mes lèvres elles-mêmes ne se seraient collées à ton sein qu’à travers un voile, de crainte de le profaner…

Mais tu es riche, Marguerite, et il n’y a point d’événement possible qui puisse te dépouiller assez complètement de tant de biens inutiles pour te réduire à l’égal de ma fortune ! Tu ne serais encore que trop au-dessus d’elle et trop digne des rois !…

Non, Marguerite, non, je ne vous reverrai jamais… – à moins que le diable ne s’en mêle. –

En finissant cette apostrophe poétique, dont la fin triviale gâte un peu le commencement, je tombai d’accablement dans mon fauteuil, qui était par bonheur souple, élastique et profond.

Dine alluma sur mon bureau trois bougies, luxe inaccoutumé de mes nuits, qui me témoignait par une preuve de plus la satisfaction de ma famille, et je restai livré à ma studieuse solitude.

Je me penchai un moment sur mon balcon.

Le ciel était limpide comme un lac, émaillé comme une prairie.

On entendait à peine le souffle de l’air dans les rameaux de mes jeunes arbres, et il semblait ne les traverser, en se jouant, que pour en rapporter des émanations suaves.

Le rossignol chantait dans le lointain ; les phalènes bruissaient doucement en voletant sous les feuilles.

C’était une belle soirée pour un autre amour que celui qui m’était connu, un magnifique empyrée dont j’aurais voulu parcourir les sphères innombrables avec la rapidité des feux qui s’y croisaient de toutes parts, mais dont mon âme ne pouvait pas plus sonder la profondeur que mes yeux.

Je fermai tout pour me délivrer de ces distractions immenses, et je m’assis, dans l’intention de me mettre tout de bon à la besogne, après avoir laissé tomber un dernier sourire de satisfaction sur l’admirable ordonnance de mon cabinet.

Sa description n’est pas moins nécessaire ici que la carte du Latium à l’Énéide de Virgile.

Mon père avait fait construire ce pavillon, dans des temps plus heureux, entre sa cour et son jardin, au-dessus d’une vaste allée-cochère, qui aurait pu aisément remiser dans ses flancs spacieux le cabriolet que je n’eus jamais.

Tout le bâtiment ne contenait qu’une longue chambre en parallélogramme, éclairée à l’est et à l’ouest par des fenêtres ogives, et qui s’ouvrait au midi sur un jardin de peu d’étendue, mais assez bien conçu dans sa distribution.

Ce point était le seul par lequel on pût arriver à ma chambre, soit qu’on y vînt de la cour, soit qu’on y entrât du jardin, ce qui n’était pas difficile, son étroite enceinte communiquant de toutes parts et par des portes toujours ouvertes aux larges enclos de nos voisins.

C’était entre d’excellents vieillards, accoutumés à se voir depuis l’enfance, le rendez-vous philosophique d’Académus et de ses amis.

Le double escalier tournant qui conduisait au balcon n’avait pas plus de six degrés, parce qu’il s’élevait d’une terrasse.

Le second des côtés étroits du carré long qui faisait face à l’entrée était occupé par mon lit, couchette modeste de l’étudiant, autour de laquelle s’arrondissait en cloche le rideau blanc aux longs plis, passé sur une flèche dorée.

Tout le reste de l’intérieur des murailles n’offrait rien à l’œil qui ne fût le dos d’un vieux livre.

Ma table noire, taillée, dans une plus petite proportion, sur la même figure que ce petit édifice monoïque dont le souvenir me charme encore, en formait le juste milieu ; mais il restait toute la place nécessaire pour circuler commodément autour d’elle, et pour en mesurer les quatre faces en vingt-quatre ou vingt-cinq pas, dans un espace de temps qui se précipite et se ralentit tour à tour, au gré des émotions du promeneur.

J’y fis bien du chemin ce jour-là.

Toutefois je m’assis, et, jetant négligemment la main derrière moi à la tablette où s’appuyait mon fauteuil, j’essayai d’en tirer le premier volume du beau Traité de la procédure civile, par Robert-Joseph Pothier, et je ramenai devant moi l’Histoire des apparitions de D. Calmet, qui est, comme tout le monde le sait, un des meilleurs recueils de facéties infernales qu’on puisse lire.

La page était curieuse.

Je tournai six fois le feuillet.

« Quelle misère, pensai-je enfin, qu’un homme aussi docte ait pu donner à plein collier dans de pareilles balivernes, comme une vieille femme de village, qui rêve esprits et démons en ramassant des feuilles mortes et quelques bouts de ramées à la lisière des bois !

» Je voudrais bien vraiment que le diable m’apparut, et il ne tient qu’à moi de l’évoquer, puisque j’ai ici la Clavicule du roi Salomon et l’Enchiridion de Léon pape en manuscrit authentique, héritage précieux d’un dominicain de notre famille, qui s’est servi mille fois de ce grimoire pour la délivrance des possédés.

» La conversation du diable en personne naturelle serait aussi amusante et aussi instructive, si je ne me trompe, que celle de Pothier et de Cujas ; et s’il est difficile d’obtenir de lui cette faveur qu’Agrippa et Cardan payèrent un peu cher, elle mérite au moins d’être tentée par un esprit résolu. »

Cela dépendait en effet d’un simple acte de ma volonté ; car j’avais justement ce méchant grimoire sous les yeux, entre mon écritoire et mon sablier.

Je ne sais qui diable l’avait mis là.

J’allongeai sur lui des doigts tremblants, comme si le seul contact du parchemin éraillé avait dû faire passer dans mes sens quelque influence de malédiction.

Il n’était que froid, sale et grippé.

Je développai ses huit plis sans qu’il s’en exhalât le moindre atome de soufre ou de bitume brûlant.

La terre ne tressaillit point ; la flamme de mes bougies continua de reposer calme et blanche sur ses lumignons bleus ; mes volumes inébranlables restèrent endormis sous les doctes tissus de leurs araignées bibliophiles.

Je m’enhardis, j’essayai de lire, je lançai à haute voix dans l’air les formules solennelles de l’esprit de Python, dont je commençais à être animé, jusqu’à en faire résonner mes vitres innocentes, qui n’avaient jamais vibré sous de telles paroles.

— Mais c’était bien un autre grimoire que je ne l’avais pensé.

Je n’avais pas parcouru douze lignes du livre fatal que je me trouvai arrêté par des signes inintelligibles et vraiment diaboliques, par des symboles impénétrables et par des lettres innommées dans les alphabets de la terre, qui me coupèrent la parole.

Un autre aurait perdu courage à l’aspect de ces monogrammes hétéroclites, de ces hiéroglyphes de l’autre monde, qui pouvaient bien n’être, au bout du compte, que le caprice d’un charlatan de copiste.

Imprudent, mais décidé, je me campai fièrement parmi mes bougies, en m’écriant d’une voix énergique :

« Venez à moi, saint et crédule Sperberus, savant Khunrath, immortel Knorr von Rosenroth ! et toi, bon Gabriel de Col-lange, qui usa jadis une si digne vie à te rendre l’indéchiffrable traducteur de l’indéchiffrable Trithème ! Venez, et développez-moi ces mystères dont l’ignorance seule peut s’effrayer !… »

Le diable ne bougea pas plus qu’auparavant, car il faut que j’en avertisse mes lecteurs : ce ne sont pas des noms de démons que je viens de prononcer ; ce sont tout bonnement des noms de cabalistes.

Pour la première fois peut-être, ces braves auteurs virent flotter leurs signets jaunis sur des pages exposées au jour des flambeaux, et dont les angles rompus avaient vieilli sur la poussière.

Je ne me sentis pas de surprise en comprenant, à travers ce long labyrinthe d’une folle science, tout ce qu’il avait fallu de loisir, de patience et surtout de bonne volonté, pour retrouver tant de langues perdues, sans en excepter celle des anges, qui est la plus sûre ; mais la besogne ne m’épouvante pas quand elle m’amuse.

Je vins à bout de celle-là en vingt minutes, qui suffiraient pour savoir tout ce qu’il y a d’utile à savoir si on les employait bien.

Je déclamai le grimoire nettement, et, j’ose le dire, sans fautes.

Minuit sonna comme je finissais, et le diable, qui est essentiellement rebelle, le diable ne vint pas.

Le diable vient fort rarement ; il ne vient même plus sous la figure que vous savez, et cependant il ne faut pas s’y fier ; car il a tout l’esprit nécessaire pour en prendre de plus séduisantes, quand il est bien sûr d’avoir quelque chose à y gagner.

« Il faut convenir, dis-je en me replongeant dans mes coussins, que j’ai joué gros jeu à cette expérience d’étourdi.

» Quel embarras pour moi s’il m’était apparu en me demandant, suivant l’usage, d’une voix creuse et terrible, ce que j’exigeais de lui ? On ne l’appelle pas impunément. Ses questions veulent des réponses, et c’est une adverse partie dont on ne se débarrasse pas comme d’un plaideur maladroit, avec quelque méchante fin de non-recevoir.

» Quelle grâce aurais-je essayé d’impétrer de sa noire puissance, en échange de ma pauvre âme que j’avais jetée sur le tapis de la damnation, ainsi qu’un enjeu de peu de valeur ?

» De l’argent ? À quoi bon ?

» Les cartes m’ont été si favorables cette semaine, que le prix de mon cheval s’est presque décuplé dans ma bourse ; une pièce d’or de plus n’y tiendrait pas, et je payerais trois de mes créanciers, si je le voulais.

» Du savoir ?

» J’en ai plus qu’il ne m’en faut, sans vanité, pour mon usage particulier, et les honnêtes gens qui ont la bonté de prendre un peu d’intérêt à mes succès à venir ne se gênent pas de prédire qu’il répandra sur mes ouvrages, si j’en fais jamais, un vernis pédantesque d’assez mauvais goût.

» Du pouvoir ?

» Dieu m’en préserve ! on n’arrive à en obtenir qu’au prix du repos et du bonheur.

» Le don de prévision, peut-être ?

» Avantage fatal, qu’il faut payer de toutes les douceurs de l’espérance et de toutes les délices de l’incertitude ! le vague de la vie, voilà ce qui en fait le charme !

» Des femmes et des aventures ?

» Ce serait abuser de sa complaisance ; le pauvre diable ne s’est que trop bien exécuté sur ce chapitre-là.

» — Et cependant, continuai-je en sommeillant à demi, s’il m’avait présenté cette jeune Marguerite, si fraîche, si déliée, si blonde, si rosée…

» Diable ! c’est une autre paire de manches, comme disait M. de Buffon…

» Si Marguerite, émue, palpitante, un peu décoiffée, une mèche de cheveux pendante sur le sein, et le sein presque affranchi d’un fichu mal attaché…

» — Si Marguerite, la belle Marguerite, avait tout à coup monté mon escalier d’un pas furtif ; si, arrivée à ma porte, elle y avait frappé d’une main timide, qui désire et qui craint d’être entendue, trois petits coups discrets… tac, tac, tac !… »

Je dormais à moitié, comme on sait, et je répétais vaguement… tac, tac, tac… en m’endormant tout à fait.

— Tac, tac, tac… – Ceci, ô merveille incompréhensible ! ne se passait plus dans les ténébreuses régions de ma pensée assoupie.

Je le crus cependant un moment ; je me mordis les doigts jusqu’au sang pour m’assurer que je veillais.

— Tac, tac, tac… – On a frappé, m’écriai-je en grelottant de tous mes membres.

Ma pendule sonna une heure.

— Tac, tac, tac… – Je me levai, je marchai précipitamment ; je rappelai, je recueillis mes esprits épouvantés.

— Tac, tac, tac… – Je m’armai d’une de mes bougies ; je m’avançai résolument du côté du balcon ; j’ouvris le volet…

Ô terreur ! jamais la nature n’a rien montré de plus ravissant aux yeux de l’amour ; je crus que je mourrais de peur.

C’était Marguerite, appuyée aux glaces de la porte, plus belle mille fois que je ne l’avais vue, plus belle qu’on ne peut la rêver ; Marguerite, émue, palpitante, un peu décoiffée, une mèche de cheveux pendante sur le sein, et le sein presque affranchi d’un fichu mal attaché.

Je me signai ; je me recommandai à Dieu, et j’ouvris.

C’était bien elle ; c’était sa main douce, veloutée, délicate ; c’était sa main tremblante que je touchai sans me brûler.

Je la conduisis, toute interdite, jusqu’à mon fauteuil, et j’attendis un signe de ses yeux pour m’asseoir à quelques pas de là sur un pliant.

Elle appuya son bras sur un des bras du fauteuil, sa tête sur sa main, et voila son front de ses jolis doigts.

J’attendais qu’elle parlât ; elle ne parla point ; elle soupira.

— Oserais-je vous demander, mademoiselle – c’est moi qui commençai, – à quel inconcevable hasard je suis redevable d’une démarche si faite pour m’étonner ?…

— Eh quoi ! monsieur, reprit-elle vivement, ma démarche vous étonnerait ! n’était-ce pas une chose convenue ?

— Convenue, mademoiselle, convenue, cela est vrai, quoique la convention n’ait pas été stipulée selon toutes les formes requises en pareil cas, et qu’elle soit loin d’être aussi positive et aussi valable en bonne justice que vous paraissez le croire. – Il survient des idées si étranges dans un esprit malade qu’un amour imprudent a égaré… Enfin, pour vous dire vrai, je ne comptais pas du tout sur le bonheur… qui m’accable… –

Je ne savais plus ce que je disais.

— Je vous comprends, monsieur, le dénouement vous rebute de l’entreprise. Accoutumé à des plaisirs brillants, mais faciles, vous n’aviez jamais mesuré la portée des sacrifices du véritable amour…

— Arrêtez, Marguerite, et n’outragez pas mon cœur.

La portée des sacrifices du véritable amour, je la connais… je m’en flatte !

(Je trouvais pourtant celui-là un peu fort.)

— Mais encore, pourquoi n’est-il pas venu ? pourquoi ne vous a-t-il pas accompagnée ! Il fallait au moins entre nous cet échange de paroles qui est la première condition du contrat synallagmatique.

Je ne sais pas si vous le savez.

— Après m’avoir enlevée il m’a quittée au bas de l’escalier, et il ne viendra me prendre qu’au point du jour.

— Vous prendre ? ma chère enfant ; mais je vous prie de croire que je n’ai traité que pour moi… si j’ai traité.

Je le lui dirais bien s’il était là.

— Il n’a pas osé monter auprès de vous, parce qu’il prévoyait vos scrupules.

— Il n’a pas osé monter, dites-vous ? Pas possible ! je ne le croyais pas si timide.

— Je suppose qu’il a pu s’effrayer de l’irritabilité de vos sentiments, et de la délicatesse de vos principes…

— Je lui en suis bien obligé ; cela fait toujours plaisir ; mais il faudra enfin que je le voie…

— Au lever du soleil, dans trois ou quatre heures d’ici.

— Trois ou quatre heures, dis-je avec expansion, en me rapprochant d’elle…

Trois ou quatre heures, Marguerite !

— Et pendant ce temps-là, Maxime, reprit-elle avec douceur, en se rapprochant de moi, je n’ai d’abri et de protecteur que vous, puisqu’il faut que les portes soient ouvertes pour laisser passer sa chaise de poste.

— Ah ! il faut que les portes soient ouvertes pour laisser passer sa chaise de poste, répliquai-je, en me frottant les yeux comme un homme qui se réveille.

— Il vous aurait épargné l’inquiétude et la responsabilité du service que vous nous rendez à tous deux, si sa respectable mère n’était morte l’année dernière d’une fluxion de poitrine.

— Attendez, mademoiselle, m’écriai-je en repoussant mon pliant d’un coup de pied jusqu’à l’autre extrémité de mon cabinet, sa mère est morte d’une fluxion de poitrine ! mais de qui me parlez-vous donc ?

— Je vous parle d’Amandus, bon Maxime, d’Amandus, qui vous est si attaché et que vous aimez tant. – Puisque vous ignorez ces détails, vous apprendrez qu’il est venu me chercher ce soir à l’heure indiquée entre nous pour m’enlever de la maison de ma tante, parce qu’elle s’obstinait à lui refuser ma main. C’était le seul moyen, vous en conviendrez, d’obtenir d’elle une résolution plus favorable ; mais comme il y avait soirée, la cour était pleine d’allants, de venants et de domestiques qui auraient épié notre fuite, et nous nous sommes sauvés par les jardins. À peine a-t-il vu votre croisée éclairée qu’il m’a dit avec joie : — Vois-tu, Marguerite, le sage et studieux Maxime travaille encore ; Maxime qui est mon frère, mon confident, ma providence ; Maxime qui n’ignore aucun de mes secrets, et qui sera trop heureux, je connais son cœur, de te donner un asile jusqu’au jour. Monte et frappe avec assurance, Marguerite, pendant que je vais tout disposer pour notre départ. Là-dessus, il m’a quittée ; j’ai monté, j’ai frappé plusieurs fois sans reproche… et vous savez tout.

— Je n’en sais que trop ; mais à tout prendre j’aime encore mieux cela qu’autre chose. Le principal, Marguerite, c’est que vous puissiez être heureuse. – Vous avez donc une passion bien décidée pour Amandus ? –

C’est pour lui, n’est-il pas vrai ?

— Pour qui donc ? Je ne lui ai parlé que trois fois ; mais il écrit avec une chaleur si pénétrante, avec une tendresse si persuasive ! il exprimait avec une énergie si passionnée les sentiments qu’il éprouvait pour moi, Amandus, mon cher Amandus !

— Attendez, attendez ! C’est de ses lettres que vous parlez ?

Et au même instant je m’arrêtai tout court, parce que j’allais dire, selon toute apparence, une sottise énorme.

Je méditai ma pensée ; je me réfugiai comme un personnage de mélodrame dans un à parte mystérieux.

« Non, non, mon ami, dis-je au démon ; vous n’êtes pas entré par le côté faible de l’amour ; vous n’entrerez pas, je vous le signifie, par celui de la vanité. »

— Vous trouvez donc qu’Amandus écrit bien, murmurai-je avec une insouciance affectée en clouant ma langue entre mes dents ?

C’est qu’en vérité, pensai-je tout bas, elle est aussi spirituelle que jolie !

— Vous étiez distrait par une autre idée, Maxime, et ce n’était pas cela que vous vouliez me répondre.

— Votre observation est juste, mademoiselle. – Je faisais ce que vous auriez dû faire, souffrez que je vous le dise, avant de prendre une résolution aussi hasardée, aussi téméraire que la vôtre !

— Et quoi donc ?

— Je réfléchissais. – Amandus perdait la tête, et il y a bien de quoi, quand il s’est avisé de vous faire passer une nuit, belle et sage Marguerite, dans la chambre d’un écervelé de mon espèce, d’un homme sans principes, qui n’a ni foi ni loi, et qui a failli se donner au diable il y a une demi-heure, – d’un mauvais sujet enfin.

— Vous parlez trop rigoureusement, par ironie peut-être, de deux ou trois étourderies de jeune homme qui ne compromettent pas le caractère, et qui ne vous ont rien fait perdre dans l’estime des honnêtes gens. Amandus, qui a quelques fautes du même genre à se reprocher, s’en justifie dans ses lettres avec une éloquence dont ma tante elle-même a été touchée, quoiqu’elle soit extraordinairement rigoriste.

Un mauvais sujet, Maxime ! oh ! vous n’en avez pas l’air ! –

— Je vous remercie, mademoiselle, de la bonne opinion que vous daignez avoir de moi. – Mais cette entrevue longue, mystérieuse, embarrassante à l’excès, tranchons le mot, pour la vertu que vous voulez bien me supposer, est au moins de nature à rendre votre innocence suspecte devant ce misérable vulgaire qui porte un jugement moins favorable de ma pureté juvénile ; et je frémis pour vous d’y penser. Permettez, au nom de votre réputation, et par compassion pour la mienne, que je vous cherche une autre retraite jusqu’au matin. Je reviens à vous dans un moment, et je vous laisse maîtresse souveraine de toutes vos actions, si ce n’est de sortir seule et d’ouvrir à quelqu’un.

J’attendais son consentement ; je l’obtins et je fis mieux.

Je m’en assurai, ne varietur, en fermant la porte à double tour.

Ma résolution était prise, car j’avais les idées vives et soudaines du jeune âge.

C’était soirée chez la tante de Marguerite, je venais de l’apprendre, et les soirées de province sont d’une longueur démesurée sous tous les rapports.

Quand j’approchai, les derniers équipages s’éloignaient ; je me glissai, leste et subtil comme un oiseau, entre deux laquais qui allaient fermer.

— Où va monsieur ?

— Chez madame.

— Tout le monde est parti.

— J’arrive.

— Madame se couche.

— C’est égal.

À cette réponse décisive il n’y avait point d’objection, et dix secondes après j’étais dans la chambre à coucher de madame, où je n’avais jamais mis le pied, ni si tard ni si matin, quoique j’y eusse pensé quelquefois.

Le bruit que je fis la força à se détourner, comme elle allait détacher, Dieu me pardonne ! l’avant-dernière de ses agrafes.

— Quelle horreur !… s’écria-t-elle. Vous, monsieur ! – chez moi ! – à cette heure ! – dans ma chambre à coucher !!! sans être annoncé, sans égard pour les plus communes bienséances !…

— Comme vous dites, madame ; je n’en connais point quand j’obéis à l’impulsion de mon cœur.

— Eh ! monsieur, allez-vous en revenir à vos anciennes frénésies ? Gardez, je vous en supplie, tout cet étalage de sentiments qui s’expriment avec tant de véhémence et qui s’oublient si vite, pour un moment plus convenable.

— Il serait difficile, madame, de le mieux choisir, si j’avais à vous entretenir du sujet auquel vous attribuez ma visite ; mais je suis appelé chez vous par des motifs plus sérieux et qui ne souffrent aucun retard.

Au nom du ciel, continuai-je, en saisissant vivement sa main, Clarice, écoutez-moi !

— Des motifs sérieux, dites-vous ! quelque résolution désespérée dont vous n’êtes que trop capable !… Vous m’épouvantez, monsieur, vous me faites une peur affreuse !

Je connais vos emportements, j’ai des violences à redouter, monsieur, je vais sonner.

— Gardez-vous en bien, madame, repris-je en m’emparant de celle de ses mains qui était encore libre, et en la contraignant assez brusquement à s’asseoir sur son canapé.

Ceci doit se passer entre nous, madame, dans le mystère le plus profond, loin de toutes les oreilles et de tous les yeux ; et c’est à vos genoux que je vous conjure de m’écouter un seul instant !

Nous n’avons point de temps à perdre !

— Malheur à moi, sanglota-t-elle d’une voix étouffée ; il faut que j’aie renvoyé mes femmes !

— Elles seraient de trop, encore une fois, et si elles étaient ici j’exigerais qu’elles sortissent ; le moindre éclat vous perdrait.

— Mais c’est un guet-apens, c’est un assassinat, c’est un crime inimaginable. – Monstre, qu’exigez-vous donc ?

— Presque rien ; et si vous m’aviez écouté, vous sauriez déjà ce que c’est. – Faites-moi seulement la grâce de me dire où est Marguerite ?

— Marguerite ? ma nièce ? quelle étrange question ! – Qu’a Marguerite à démêler avec la scène outrageante que vous me faites ? – Marguerite se retire de bonne heure, surtout quand j’ai du monde. – C’est une des pratiques scrupuleuses de l’éducation tendre, mais régulière, que je lui ai donnée. – Marguerite est dans sa chambre, Marguerite est dans son lit ; Marguerite dort ; j’en suis sûre comme de ma propre existence !

— Dieu, qui est le maître de tout, pourrait l’avoir permis, comme tant de choses inexplicables qu’il est impossible de nier, mais cela serait bien curieux !

Au reste, voilà sa porte, si j’ai bonne mémoire : il vous est facile de vous convaincre qu’elle n’est pas sortie de chez elle, si elle n’en est réellement pas sortie, et de nous tirer tous les deux d’un doute affligeant qui intéresse de plus près la responsabilité d’une tante que celle d’un voisin…

— Éveiller cette enfant, Maxime, et l’éveiller quand il y a un homme dans mon appartement !

— Oh ! que vous ne l’éveillerez pas, répondis-je en m’assurant que ma clef n’était pas absente de ma poche.

Elle est, parbleu, bien éveillée, je vous en réponds, éveillée s’il en fut jamais ; et si vous la trouvez endormie dans son lit, le diable en sait plus long aujourd’hui que du temps de D. Calmet.

Elle prit une bougie, entra, fit quelques pas, et revint juste à point pour s’évanouir sur le canapé.

Comme je m’attendais à l’événement, je m’étais muni sur sa toilette d’un flacon de sel.

Je détachai l’agrafe retardataire, je frappai légèrement sur dix doigts potelés qui se crispaient sous les miens, et j’en baisai l’extrémité plus légèrement encore avec toute la modestie dont je suis capable.

J’avais à cœur d’éviter l’attaque de nerfs, parce que l’attaque de nerfs tire en longueur.

— Nous n’avons pas le temps de nous livrer à des émotions inutiles, trop belle et trop adorable Clarice ! – où diable va-t-on prendre ces choses-là ? – les circonstances nous demandent une prompte résolution.

— Hélas ! je le sais bien ! mais à qui s’adresser, si ce n’est à vous qui avez pénétré dans cet horrible mystère, à vous, Maxime, le complice de cet attentat !… le coupable, peut-être !

— Ma foi non, dis-je en soupirant.

— Vous savez où elle est, Maxime ! vous le savez, mon ami ! vous ne pouvez le nier !… rendez-la moi !

— Ceci, madame, est interdit à ma loyauté : j’ai son secret, mais il ne sortira pas de mon cœur, et vous me mépriseriez si j’en abusais.

Ce que j’atteste, c’est qu’elle est sous la garde d’un homme d’honneur, qui ne la remettra que dans vos mains, quand vous aurez consenti à la laisser passer dans celles d’un époux, comme vous le devez, Clarice ! Hier, c’était question, aujourd’hui c’est nécessité : voilà ce que j’avais à vous dire.

— Un époux ! Amandus, sans doute ! un fou, un débauché, un dissipateur ! beau mariage, en vérité !

— On ne se marie pas comme on veut, madame, quand on a été enlevée ; et l’homme qui passe à la légère sur ce scrupule, en considération d’une dot opulente, est mille fois pire qu’un fou : c’est un misérable.

Amandus n’est pas un personnage fort exemplaire, j’en conviens, mais un noble amour doit le corriger. – Mon cœur n’a jamais mieux compris qu’aujourd’hui la facilité de cette métamorphose. – Je ne crois pas ses dettes considérables ; c’est un homme d’ordre : depuis qu’il n’a plus rien, il est fort réglé sur sa dépense. Je sais de bonne part, car c’est lui qui me l’a dit, que la fortune de son oncle lui sera assurée au contrat de mariage. Le domaine n’est pas très productif, mais c’est un beau pays de chasse. – Quant à la dot de la mineure, continuai-je, il est aisé de l’assurer contre les dilapidations d’un mari extravagant, par cinquante précautions que je me ferai un devoir de vous indiquer, aussitôt que j’aurai achevé mes immenses travaux sur Cujas, et cela ne sera pas long ; j’y passe les jours et les nuits ; il y a quelques minutes que j’y travaillais encore.

L’alliance est, sous tout autre rapport, aussi convenable qu’on puisse le désirer, et les défauts mêmes d’Amandus n’obscurcissent pas en lui des qualités brillantes et honorables : il est franc, loyal, obligeant, brave ! –

— Et il écrit à merveille ; il tourne une lettre dans la perfection, c’est une justice qu’il faut lui rendre.

— Comment, madame, vous daignez penser… c’est un effet de votre indulgence !

— Ne seriez-vous pas de cette opinion ? j’ai peur, Maxime, que vous n’en parliez par envie.

— Au contraire, madame, je m’en rapporte aveuglément à votre goût, répliquai-je en me reprenant : je souhaite seulement que vous ne lui trouviez pas, par la suite, le style un peu inégal. – Mais son style ne fait rien à l’affaire, si j’entends quelque chose aux bienséances matrimoniales : il s’agit ici d’autres précautions et d’autres convenances que les convenances et les précautions oratoires.

Vous jugerez en dix minutes de réflexion, et l’urgence de la position actuelle ne vous en laisse pas davantage, de la nature des moyens à prendre pour détourner de votre maison le scandale qui la menace.

D’abord ceci ne change rien à l’état de votre fortune.

Marguerite se formait, comme vous voyez ; elle est très avancée, mais extrêmement avancée pour son âge !

Il aurait bien fallu tôt ou tard vous décider à la marier, quand vous la verriez fille à se marier toute seule.

Oh ! c’est une aimable enfant ! c’est grand bonheur qu’elle soit devenue amoureuse d’un étourdi que sa vie passée soumet d’avance à toutes les concessions, au lieu de se jeter à la tête d’un homme d’argent ou d’un homme de loi. Le procès serait entré chez vous par la même porte que le sacrement, si elle avait eu le guignon de se passionner d’un avocat : vous auriez été obligée d’y mettre du vôtre. Je ne vous dis pas pour cela qu’on puisse se passionner d’un avocat : c’est une supposition. Avec Amandus, pas un embarras à subir ! il est si coulant en affaires, ce digne Amandus, qu’il y a des jours où il vous donnerait acquit de toute la succession pour un rouleau de louis rognés ; encore serait-il homme à payer le notaire et à faire une grosse gratification au maître clerc : un caractère sublime !

D’un autre côté, la petite grandissait à vue d’œil. Sa beauté d’enfant, qui est très remarquable, aurait fini par afficher l’impertinente prétention de rivaliser avec la vôtre, et j’ai déjà entendu des sots se crier d’une loge à l’autre : « Cette jolie personne a dû se marier bien jeune !… » – Ils vous prenaient pour la mère !

— Fi donc ! Maxime, je n’étais pas encore en pension quand elle vint au monde !

— À qui le dites-vous ! – Enfin l’événement prononce, et je lui sais gré de mettre un terme à vos irrésolutions.

— Vous en parlez à votre aise ! l’événement, l’événement ! il ne sera pas connu si elle revient, et je compte assez sur votre discrétion…

— Ma discrétion, madame, est à toute épreuve ; – mais Marguerite ne reviendra pas, et l’événement sera ébruité demain.

Et si Marguerite revenait, et que l’événement ne fût pas ébruité demain par hasard, il le serait probablement d’ici à…

Permettez, continuai-je en feignant de supputer sur mes doigts, car ce n’était ici qu’un effort d’imaginative, l’argument captieux de la péroraison, recommandé par les rhéteurs…

Je me penchai ensuite à son oreille, et j’y chuchotai deux ou trois mots.

— Quelle horrible idée ! s’écria-t-elle en se laissant presque défaillir sur son coussin.

— C’est comme j’ai pris la liberté de vous le dire : le monde marche d’un pas effrayant !

— Monsieur, reprit-elle en se levant avec dignité, vous connaissez la retraite de Marguerite : allez la chercher, et promettez-lui sur ma foi qu’elle sera dans quinze jours la femme d’Amandus, puisqu’elle l’a voulu. — Eh bien ! vous n’êtes pas parti ?

— Sur votre foi, madame ?… Que ne peut-on y compter pour son bonheur comme pour celui des autres !

— Allez, allez, Maxime, baisez ma main – et ramenez ma nièce. – Eh bien ! ne sortez-vous pas sans rattacher mon agrafe ? je paraîtrais à ses yeux dans un bel état ! –

Je reconduisis Marguerite après l’avoir convaincue par un nouveau plaidoyer de la sincérité des promesses que je venais de recevoir pour elle.

La tante fut austère mais raisonnable, la petite, respectueuse mais résolue.

Les choses se passèrent dans la perfection de part et d’autre ; Marguerite m’embrassa, je l’en aurais volontiers dispensée.

— Vous avez accommodé bien des difficultés en peu de temps, me dit la tante en me reconduisant ; vous êtes un homme admirable pour terminer les débats de famille ; j’espère que nous vous verrons à la noce ?

— Oui, madame, et nous y reprendrons la conversation de cette nuit au moment où elle a commencé.

— Si vous le voulez… mais vous ne perdrez rien à la reprendre où elle a fini.

Cela était fort joli, mais il y a des mots délicieux qui perdent beaucoup de leur agrément à n’être pas mimés.

« Il faut convenir, dis-je en regagnant mon pavillon, que j’ai en effet accompli dans quelques heures des entreprises d’intelligence et des œuvres d’héroïsme qui n’ont pas beaucoup à céder aux travaux d’Hercule : – D’abord j’ai appris le Grimoire sans y manquer un mot ni une lettre, un esprit ni un séphiroth ; secondement, j’ai marié avec son amant, contre toute espérance, une jeune fille dont j’étais passionnément amoureux, et qui ne paraissait pas trop mal disposée de son côté à me vouloir du bien, puisqu’elle me faisait la grâce de venir passer la nuit sans façon dans ma chambre à coucher ; troisièmement, j’ai fait la cour à une femme de quarante-cinq ans, si plus ne passe ; – quatrièmement, je me suis donné au diable, ce qui est à peu près le seul moyen d’expliquer comment je suis venu à bout de tant de merveilles. » – Cette dernière idée me chiffonnait tellement l’esprit au moment où j’achevais de tourner ma clef dans la serrure, que je n’eus pas la force de faire deux pas sur le tapis : je trouvai à propos à l’intérieur de la porte le pliant que j’y avais brutalement lancé en recevant la confidence inopinée de Marguerite, et je m’y assis les jambes croisées, les mains croisées, la tête pendante sous le poids d’une méditation chagrine, en soupirant de temps à autre comme une âme en peine qui attend son jugement.

Mes paupières fatiguées de veilles et de soucis ne se soulevèrent que lentement. Deux de mes trois bougies étaient éteintes ; la dernière se mourait en jetant çà et là des lueurs blafardes et vacillantes qui prêtaient à tous les objets des mouvements étranges et des couleurs ou des ombres inaccoutumées. Tout à coup je sentis mes cheveux se hérisser sur ma tête, et mon sang se figer d’horreur ! Mon fauteuil était occupé comme celui de Banquo dans la tragédie de Macbeth ; il n’y avait pas à en douter.

Ma première pensée fut de courir directement à l’apparition ; mais mes membres enchaînés par la peur refusèrent leur office à ma volonté impuissante.

Je fus réduit à mesurer d’un regard effaré le spectre grêle, décharné, livide, qui était venu prendre la place de Marguerite, comme pour me punir du péché par une hideuse parodie des illusions qui l’avait produit.

— Ce devait être effectivement un fantôme de femme, à en juger par les longues barbes de sa noire coiffure, sous laquelle se dessinait confusément je ne sais quoi de vague et d’épouvantable qui tenait à peu près la place d’un visage. –

De l’endroit où l’on aurait dû chercher les épaules dans la conformation d’une créature régulière, descendaient sur les deux bras du fauteuil deux espèces de bras minces et inarticulés qui se cramponnaient de part et d’autre à leur extrémité par une paire de griffés pâles dont l’éclat du maroquin relevait la blancheur ; l’accoutrement de cette larve funèbre consistait d’ailleurs dans le simple appareil

 

D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

 

— Protection du Seigneur ! m’écriai-je en élevant les mains au ciel, m’abandonnerez-vous dans cette terrible extrémité ! Ne daignerez-vous pas descendre par pitié sur l’infortuné Maxime qui a, sans le savoir et sans le vouloir, ô mon Dieu ! appelé le diable en personne dans la maison de son père !

— Voilà précisément ce que j’imaginais, répondit le fantôme d’une voix aigre, en se dressant de toute sa hauteur, et en retombant comme foudroyé sur le dossier !

Que le ciel ait pitié de nous !

— Eh quoi ! Dine, est-ce vous qui avez parlé ?

Par quel miracle êtes-vous ici, à l’heure qu’il est ?

Dine, que j’ai nommée ailleurs sans la faire connaître, avait été, un demi-siècle auparavant, la nourrice de ma mère, et, du vivant de ma mère, elle ne l’avait jamais quittée.

Depuis sa mort, elle était restée dans la famille, à titre de femme de charge et de gouvernante absolue.

J’aimais Dine tendrement.

— Je ne suis pas entrée ici par miracle, reprit Dine en grommelant ; j’y suis entrée avec la double clef qui me sert à veiller à tous les soins de la maison, et à faire luire l’appartement de monsieur, dans son absence.

— Voilà qui est bien, ma bonne amie ; mais on ne s’occupe guère de faire les appartements à deux heures du matin, et vous me permettrez de dire, ajoutai-je en souriant, car cette péripétie m’avait rendu un peu de confiance, qu’avec votre physionomie encore fraîche et votre air encore égrillard, l’instant est singulièrement pris pour s’introduire chez un jeune homme qui a fait ses preuves de témérité.

— Il le fallait bien, mauvais plaisant, puisque vous ne m’avez pas laissée dormir de la nuit ! et quelle veille, sainte Vierge ! un bruit d’imprécations à faire frémir ! plus de mots et de noms diaboliques qu’il n’y a de saints dans les litanies ! des lumières errantes qui se promènent, des esprits noirs et blancs qui tombent des nues dans le jardin, les esprits noirs qui s’en vont des deux côtés, les esprits blancs qui ouvrent vos croisées, comme pour prendre l’air, en fredonnant des romances de comédie, et le plus terrible de tous, qui vous emporte enfin sous mes yeux dans quelque purgatoire dont mes prières vous ont probablement tiré !

Maxime ! qu’avez-vous fait ?

— Tout cela s’explique à merveille, ma pauvre Dine, et D. Calmet lui-même n’aurait cependant pas représenté ces hallucinations infernales avec plus d’énergie et de naïveté.

Mais puisque vous voilà réveillée, il faut que vous entendiez ma réponse, car vous êtes une femme pleine d’esprit, de jugement et d’expérience, et il n’y a que vous qui puissiez m’affranchir de mes scrupules.

Écoutez-moi donc avec attention, si vous ne dormez pas.

Je lui racontai là-dessus tout ce que je viens de raconter – et je suppose que vous ne seriez pas curieux de l’entendre raconter deux fois. –

Je le lui racontai, dis-je, avec une componction si pénétrante et une inquiétude si sincère sur les résultats de ma faute, que le diable lui-même en aurait été touché s’il m’avait entendu.

Quand j’eus fini, j’attendis en tremblant la réponse de Dine, comme mon arrêt suprême.

Elle tarda si longtemps que je craignis que Dine ne se fût endormie pendant que je racontais.

Cela pouvait arriver.

Enfin elle détacha solennellement ses lunettes, qu’elle avait mises préalablement pour suivre le jeu de ma physionomie, à la clarté des bougies, renouvelées par ses soins depuis mon retour.

Elle en frotta un à un les verres à sa manche, les fit rentrer dans leur étui, et les remit dans sa poche – les dignes femmes de ménage qui se piquent de précaution et d’exactitude ne se séparent jamais de leurs poches. –

Ensuite elle se leva, et marcha en ligne droite au pliant où j’étais encore assis.

— Va te coucher, badin, me dit-elle en frappant doucement mes deux joues d’un petit coup de revers de sa main.

Va te coucher, Maxime, et dors tranquillement, mon enfant.

Non vraiment, tu n’es pas encore damné cette fois ; mais ce n’est pas la faute du diable !


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Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Nodier, Charles, Œuvres complètes VI, Paris, Renduel, 1832. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, est tirée de Wikimédia : Faust et Marguerite, Lawrence Alma-Tadema, huile sur toile, sd.

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