G. Lenotre

HISTOIRES ÉTRANGES QUI SONT ARRIVÉES

1917

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Table des matières

 

MURÉE VIVE. 4

PROPHÈTE PAR AMOUR.. 21

LA BÊTE DU GÉVAUDAN.. 32

LES TROIS PERSANS. 50

MONSIEUR BOURET, NOUVEAU RICHE. 57

GIBIER DE BAGNE. 78

I  Anthelme Collet. 78

II  Monsieur le Comte de Sainte-Hélène. 88

L’INVENTEUR DU VOYAGE À PIED.. 104

MÈRE ET FILS ?. 118

I  Stéphanie de Beauharnais. 118

II  Gaspard Hauser. 136

L’AVENTURE DE M. DE TROMELIN.. 155

Ce livre numérique. 168

 

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À mes chers petits-fils

ANDRÉ ET FRANÇOIS GAUCHET

pour quand ils sauront lire.

G. L.

MURÉE VIVE

Comme le vent sifflait sous les portes mal jointes et que l’un de nous, ayant soulevé le rideau de la fenêtre, avait constaté que la neige tombait, on se rapprocha du feu et l’on poursuivit la causerie.

C’était dans un de ces grands châteaux sans style du nord de la France qui sont noirs comme des usines et vastes comme des casernes. On avait chassé tout le jour, et depuis qu’on avait soupé là, devant l’âtre, où brûlait un grand feu, on goûtait, dans la fumée des cigares et des pipes, le repos délicieux qui suit les rudes journées de marche. La maison où nous allions passer la nuit était ancienne de deux siècles, un peu délabrée, comme il convient ; et, du charme des vieilles demeures, la conversation était passée tout naturellement aux souvenirs qu’elles abritent.

On avait parlé de chambres hantées, de dames blanches, d’apparitions, de coups frappés dans les murs, de portes s’ouvrant toutes seules, et de lumière astrale. Chacun avait dit « la sienne » et, ainsi qu’il arrive en pareils sujets, toute nouvelle histoire renchérissait d’invraisemblance sur les précédentes.

Soit que nous eussions l’âme fortement trempée, soit plutôt que, entre chasseurs, on soit sceptique, ces affolants récits n’avaient pas causé grand émoi, et l’on allait être réduit à faire tourner une table quand l’un de nous, secouant sa pipe sur les grands chenets, insinua :

— J’en sais une, moi, mais terrible.

— Contez-la !

— Par malheur elle est longue.

— Bravo !

— Elle vous fera peur.

— Tant mieux !

— Elle vous empêchera de dormir.

— Ne l’espérez pas !

— Et puis, ce n’est pas, à proprement parler, une histoire de revenants… C’est bien pis.

— De qui la tenez-vous ?

— C’est un de mes plus vieux souvenirs. La bibliothèque du collège où j’ai passé huit ans de ma vie ne contenait, parmi des collections complètes des Lettres édifiantes et des Voyages de M. de la Harpe, qu’un seul livre « amusant » ; je dis un seul. Celui-là, on se le disputait : au cours de mes huit années d’étude, il me revint une douzaine de fois dans les mains, et je le relisais toujours avec une angoisse nouvelle. Je ne l’ai plus jamais rencontré depuis ce temps-là, et je ne l’ai pas cherché d’ailleurs, craignant d’émousser une impression qui m’est restée très vive. Peut-être l’avez-vous tous lu ; peut-être fait-il frissonner encore la jeune génération actuelle. C’était un vieux bouquin, de l’époque de la Restauration, je pense, et qui avait pour titre : Le Dernier des Rabasteins. L’auteur, dont le nom flamboyait dans nos admirations d’enfants bien au-dessus de Virgile et de Hugo, était un certain Mazas qui, je l’ai su depuis, fut l’un des précepteurs du duc de Bordeaux.

De quoi traitait ce livre admirable, je l’ai oublié ; je ne me souviens que d’un épisode qui s’y trouve réparti en plusieurs fragments dans le cours du récit. Le fait est-il authentique ? Je l’ignore également ; mais comme Mazas mêle à son récit le nom de certaines nobles familles encore existantes, je vois là une raison de croire qu’elle repose sur un fond de vérité, une tradition locale peut-être. Au surplus, peu importe et voici l’histoire :

Vers le milieu du XVIIIème siècle, vers 1745 ou 1750, le jeune vicomte de Rabasteins, qui avait alors une vingtaine d’années, parcourant en touriste le Dauphiné, visita, un jour d’été, avec quelques compagnons de son âge, le vieux château de Montségur, aux environs de Saint-Paul-Trois-Châteaux.

C’était un antique manoir alors à demi ruiné et qui, depuis près de trente ans, restait déshabité. Il avait été le repaire du baron des Adrets, le huguenot fameux dont la bravoure, la ruse et la cruauté demeuraient légendaires. Pendant bien des années, au temps de Henri IV, le baron des Adrets avait terrorisé la contrée ; en guerre perpétuelle avec tous ses voisins, il possédait le don singulier de disparaître quand ses ennemis le talonnaient de trop près, et les paysans assuraient, en se signant, que le diable, son associé, lui procurait pour ces jours-là une retraite impénétrable que, depuis lors, personne n’avait découverte. En revanche, son Montségur passait pour être hanté ; par certains temps d’orage, aux grondements du tonnerre répondaient de longues plaintes qui semblaient sortir des souterrains du château, et peu de gens osaient s’aventurer dans le dédale de bâtiments, de cours, de galeries, de salles et d’escaliers que formait l’immense construction. Un gardien, vivant avec sa famille dans un pavillon isolé, montrait aux touristes la propriété et leur en racontait les traditions.

Le jour où le vicomte de Rabasteins s’y présenta avec ses compagnons d’excursion, l’atmosphère était lourde et la chaleur écrasante. Le gardien conduisit les jeunes gens à l’entrée du château, leur conta quelques traits de la vie du baron des Adrets ; mais cette vieille légende ne les émut pas beaucoup. On fit le tour des remparts qui, bâtis sur le roc, surplombaient de profonds ravins embroussaillés. Parvenu avec les visiteurs à une sorte d’esplanade gazonnée et très déclive, le gardien s’arrêta devant une croix de pierre, se découvrit et désigna solennellement, d’un geste de la main, l’inscription gravée sur le socle :

Lucie de Pracontal

25 juin 1715.

Puis il commença la terrifiante histoire.

Dans les dernières années du règne de Louis XIV, le château de Montségur était habité par la noble famille de Pracontal ; le marquis, un grand seigneur presque toujours à la cour ou en guerre, la marquise, une pieuse et charitable dame que les pauvres adoraient, leur fille Lucie, douce et charmante enfant dont tout le pays vantait la grâce, l’intelligence et la bonté.

Au printemps de 1715, Lucie de Pracontal, qui avait alors dix-huit ans, fut demandée en mariage par un jeune gentilhomme dauphinois, le vicomte de Quinsonas : les deux jeunes gens s’aimaient, l’union projetée satisfaisait leurs familles, et les noces furent annoncées pour le 25 juin. Ce jour-là, ce fut grande fête à Montségur. Après la messe, célébrée à la chapelle du château, on prit place à la table dressée dans une galerie du rez-de-chaussée et que présidait la mariée, rayonnante de bonheur et jolie à miracle sous l’auréole de ses cheveux blonds, dans la robe de soie d’un bleu très clair, au corsage de laquelle la marquise de Pracontal avait, suivant l’usage du temps, sitôt après la bénédiction nuptiale, épinglé ses bijoux de famille : d’admirables ferrets de diamants et un double rang de grosses perles, vieilles de cinq siècles. Depuis bien des années, le manoir du baron des Adrets n’avait abrité autant de gaîté et de bonheur. Pourtant, un accident singulier assombrit un peu la fin du dîner : Lucie, en s’efforçant d’ouvrir un noyau d’abricot dont elle voulait partager l’amande avec son mari, brisa le frêle anneau d’or qui, depuis une heure à peine, était à son doigt :

— Oh ! fit-elle, n’est-ce pas là un présage de malheur ?

On s’empressa de la rassurer en riant et de lui faire honte de sa superstition, puis, comme le repas s’achevait et que les paysans organisaient des rondes sur l’esplanade, l’incident fut vite oublié. Toute l’assistance était pleine d’entrain. En attendant que la chaleur fût un peu tombée et qu’on pût se mêler aux danses, quelqu’un proposa une partie de « cligne-musette » (c’est là le vieux nom du jeu de cache-cache). L’étendue et la complication des appartements du château se prêtaient admirablement à ce passe-temps et réservaient autant de surprenants enfoncements que d’admirables embuscades.

Après une heure de courses dans les longs couloirs, de cris de joie, d’appels, de rires, de chasses à travers les escaliers et de perquisitions dans les vastes armoires, on battit le rappel et tous les joueurs se rassemblèrent. Lucie seule manquait : connaissant mieux que les autres les dispositions du château, elle s’était sans doute si bien cachée qu’elle n’avait pas entendu le signal terminant la partie. On l’appela, rien ne répondit : les joueurs, intrigués, reprirent la chasse, ouvrant toutes les portes… Lucie ne fut pas retrouvée. M. de Quinsonas, nerveux, presque inquiet déjà, se mit en quête, appelant sa femme : « Lucie ! Lucie ! » Lucie ne répondit pas.

Tous les invités, tous les serviteurs, instruits de cette inexplicable disparition, s’employèrent à chercher la jeune mariée. On scruta les moindres coins des greniers, des écuries ; les grands coffres à avoine, les souterrains ; on explora le château tout entier, les granges, les communs, les remparts ; on visita les toits, les caves ; on sonda les murs… Personne ! Mme de Pracontal, éplorée, réclamait sa fille à tous les assistants ; les danses villageoises étaient interrompues ; des paysans visitaient les fossés entourant le vieux manoir, battaient les broussailles, poussaient leurs investigations jusqu’aux vergers voisins. On ne découvrit de Lucie aucune trace.

La nuit vint : la fête commencée dans la joie s’achevait dans la consternation. Il fallut bien interrompre les recherches pour les reprendre le lendemain, dès l’aube ; mais elles n’eurent pas meilleur résultat. Mme de Pracontal se persuadait que sa fille était sortie du château, et que, entraînée par la déclivité de l’esplanade tapissée d’un gazon glissant, elle était tombée dans le ravin ; on suivit cette piste, mais on ne trouva rien. Quelque bête fauve avait-elle, durant la nuit, déchiré et emporté le corps ? Supposition d’autant plus invraisemblable que nulle part on ne rencontrait trace de chute, aucun lambeau de vêtement, aucune herbe foulée ou tachée de sang.

On apprit que, le jour des noces, une bande de bohémiens avait campé aux environs du château : ces nomades, disparus au cours de la fête, n’avaient-ils point enlevé la jeune femme pour s’emparer de ses bijoux ? On lança à leur poursuite la maréchaussée de Saint-Paul-Trois-Châteaux : ils furent rejoints, ramenés à Montségur ; mais les plus menaçants interrogatoires, les fouilles les plus minutieuses établirent que ces bohémiens étaient innocents : le hasard de leur pérégrination les avait seul amenés dans la région et ils ignoraient même la disparition de Lucie de Pracontal. Seulement, une cartomancienne, qui faisait partie de leur troupe, émue du désespoir de la marquise, offrit à la noble dame le concours de son art magique. Elle étala ses tarots, se livra à des calculs mystérieux et décréta que « la châtelaine reverrait sa fille. »

Pourtant, les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent et jamais on ne découvrit trace de Lucie. Mme de Pracontal, obstinée à son idée d’une chute dans quelque gouffre, fit élever, au bord du ravin, la croix de pierre portant le nom de sa fille et la date de la disparition. Ce n’était pas une tombe, puisque le monument ne recouvrait aucun corps ; ce n’était pas un cénotaphe, puisque le mot « décédée » ne s’y lisait pas ; ce laconisme de l’inscription signifiait que, en dépit de la douloureuse certitude, la marquise ne se résignait pas et que la prédiction de la cartomancienne restait, comme une petite lueur d’espoir, au fond de sa pensée en deuil.

À la suite de cette catastrophe, les Pracontal avaient quitté Montségur. Le château, abandonné à la surveillance du gardien, tombait en ruines. Depuis trente ans la marquise n’y avait point reparu : elle vivait à Valence, dans la retraite, uniquement occupée d’œuvres pieuses et charitables.

Tel fut le récit du garde. La joyeuse bande des visiteurs y prit plus d’intérêt qu’aux souvenirs du baron des Adrets. Mais ils n’étaient ni d’âge ni de disposition d’esprit à s’en émouvoir profondément ; ils donnèrent un regard à la croix, s’approchèrent du ravin où la malheureuse Lucie avait sans doute disparu ; puis, comme il était l’heure du dîner, ils sortirent de leurs portemanteaux les provisions dont ils s’étaient munis. La femme et les filles du gardien dressèrent la table à l’ombre d’un portique délabré et le repas commença gaîment. Seul le vicomte de Rabasteins se montrait moins animé que ses compagnons : encore qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître, la tragique histoire de Lucie de Pracontal l’avait grandement impressionné. L’image de cette jolie fille avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur obsédait sa pensée : il venait d’entendre prononcer son nom pour la première fois, et pourtant il lui semblait qu’un lien mystérieux l’unissait à ce fantôme. Il ne se sentait point maître de cette impression d’autant plus inexplicable qu’il était, par tempérament, peu disposé à la mélancolie. Aussi portait-il cette insolite disposition d’esprit au compte de l’orage qui grondait au lointain : de gros nuages couleur d’étain accouraient de l’horizon et montaient à l’assaut du ciel, et les arbres de l’esplanade agitaient furieusement leurs bras tordus.

Le pique-nique se poursuivait, très bruyant ; mais Rabasteins se mêlait distraitement à la joie générale. Il mangeait peu et caressait, d’un geste machinal, un gros chat gris, le chat du gardien sans doute. L’animal, attiré par l’odeur des mets, était venu rôder autour des convives et avait familièrement sauté sur ses genoux ; il s’y pelotonnait en ronronnant, et, par moments, levait vers Rabasteins ses yeux mi-clos, couleur d’ambre, câlins et attirants comme une énigme.

Un peu fatigué de la turbulence de ses camarades, Rabasteins quitta le premier la table. Désireux de se mouvoir, il parcourut les remparts et, instinctivement, se rapprocha de l’esplanade où s’élevait la croix commémorative ; il relut l’inscription : Lucie de Pracontal, 25 juin 1715. Pourquoi ce nom le troublait-il à ce point ? Il s’approcha du bord du ravin, se pencha, se retenant aux branches, cherchant à voir : il lui semblait que la morte était là, que jadis on l’avait mal cherchée, et que, malgré les trente ans écoulés, il allait apercevoir, au fond du trou broussailleux, quelque lambeau de sa robe bleue, quelque floche de ses cheveux blonds.

La pluie, tombant par rafales, le chassa de ce lieu sinistre ; il rejoignit ses compagnons qui, très animés, regardaient tomber l’averse. L’orage interrompait leur excursion, mais ils en prenaient allègrement leur parti. Ils demandèrent au vicomte d’où il venait, et celui-ci leur conta son pèlerinage à l’esplanade : il ne cacha point combien l’histoire de Lucie de Pracontal l’avait ému. Les autres l’avaient déjà oubliée ; pourtant, par complaisance, ils en rappelèrent les péripéties : l’anneau brisé, la partie de cligne-musette… Et, comme la pluie tombait à torrents, comme on ne pouvait songer à se remettre en route, l’un des jeunes gens proposa de jouer à cache-cache. Dans cet immense château, dont toutes les salles étaient désertes, comme ce serait amusant !

Tout de suite, on applaudit, le jeu s’organise. La bande se divise en deux camps : les uns se cacheront, les autres chercheront. Vite on se disperse. Rabasteins est de ceux qui se cachent. Ayant retrouvé tout son entrain, curieux de partir à la découverte à travers le dédale des étages, il s’élance, traverse trois ou quatre salles démeublées et poussiéreuses, longe une galerie, pousse une porte, descend un escalier dérobé, se trouve dans une salle basse ouvrant sur un corridor obscur… Mais déjà il entend, derrière lui, résonner sur les parquets sonores le pas d’un poursuivant : il se dissimule dans l’ombre, se tapit derrière une porte dont il ramène sur lui l’un des battants et se tient là immobile, retenant son souffle.

Le traqueur approche plus lentement, à tâtons, car le couloir est obscur : encore quelques pas et il va se heurter à Rabasteins. Celui-ci se fait aussi mince que possible, s’appuie à la muraille, s’y incruste, et, tout à coup, il sent la cloison céder sous son effort. Une porte qu’il n’avait pas aperçue s’ouvre sans bruit derrière lui, donnant accès à une cache admirable : il s’y enfonce, la porte retombe silencieusement, et Rabasteins presque aussitôt perçoit le bruit que font, contre cette mince cloison qui le sépare de lui, les mains de son poursuivant frôlant la boiserie. Le chasseur palpe, furète, s’éloigne, et ses pas se perdent bientôt dans le lointain.

La pièce où se trouvait Rabasteins était absolument obscure. Armoire ou cave ? Il n’en pouvait juger, car d’aucun joint n’y filtrait le moindre rayon de lumière. Assuré maintenant d’avoir, par une chance inespérée, échappé aux recherches de son camarade, il jugea inutile de séjourner plus longtemps dans cet endroit ténébreux… Mais ses mains ne retrouvent pas la serrure ; il les promène du haut en bas de la cloison, en large, en long, sans rencontrer la moindre aspérité. Étendant les bras, avançant avec précaution, il mesure son réduit : c’est un cabinet de cinq pas en tous sens, entièrement lambrissé de planches lisses. Il faut sortir de là pourtant, d’autant plus que l’air y fait défaut au point que la respiration du jeune homme se trouve déjà gênée. Appeler ? Frapper à la boiserie ? C’est inutilement s’exposer aux railleries de ses compagnons et perdre la partie si heureusement gagnée. Il est inadmissible que, de ce cabinet où l’on entre sans le vouloir, on ne puisse sortir en s’y appliquant.

Et, de nouveau, Rabasteins palpe les parois de sa prison, méthodiquement cette fois, ne laissant pas un point inexploré, et, sur la muraille opposée à celle par laquelle il a pénétré dans le cabinet, ses doigts fureteurs s’arrêtent à une petite cavité, assez semblable, comme dimension, à l’intérieur d’un dé à coudre. Il y enfonce l’index, appuie… Tout aussitôt le coup sourd d’un contrepoids retombé résonne dans la muraille ; une porte s’entrebâille, Rabasteins la pousse : elle ouvre, non dans le corridor où il se trouvait tout à l’heure, mais dans une chambre basse à laquelle on descend par quatre marches de pierre.

Du haut de ce perron, retenant d’une main la porte, le jeune homme, se penchant, examine la salle : un soupirail, garni de forts barreaux et percé à la hauteur du plafond, l’éclaire d’une pénombre grise ; une armure ternie est suspendue au mur ; comme meubles, une large table et deux fauteuils à grand dossier incliné. Ces choses, veloutées de poussière, semblent être d’une teinte uniformément morte ; il s’en exhale une odeur nauséabonde.

L’un des sièges est placé de façon que, du seuil, on n’aperçoit que le haut dossier de cuir gris ; mais, en avançant la tête, Rabasteins s’aperçoit que quelqu’un y est assis. Rassuré, il cesse de maintenir la porte, qui se referme aussitôt. Au bruit de chaînes qu’elle fait en retombant, le vicomte tressaille involontairement ; déjà il s’efforce de la rouvrir, mais elle est sans loquet, sans poignée, sans serrure : une feuille de métal implacablement plane. Malgré l’angoisse qui l’oppresse, Rabasteins ne veut pas avoir peur. Que craindrait-il en effet ? Puisqu’un être humain a trouvé le moyen de pénétrer dans cette chambre, il est facile aussi bien d’en sortir. Il descend les marches de pierre, s’avance : en effet, une femme est là, immobile, la tête appuyée au dossier, les bras posés sur les accotoirs du fauteuil. Elle dort… C’est l’une des filles du gardien, sans doute, qui, ayant peur de l’orage, s’est réfugiée ici et s’y est assoupie.

Rabasteins ne se permet pas de la réveiller. La situation qu’elle occupe, dans la partie la plus sombre de la pièce, où elle s’est placée pour mieux dormir, ne laisse apercevoir que sa silhouette vaguement estompée ; mais on distingue pourtant qu’un sourire écarte ses lèvres, découvrant ses dents blanches. Le vicomte, un peu étonné que le bruit de la porte n’ait pas interrompu le sommeil de la dormeuse, se résout à prendre patience ; il s’assied dans le fauteuil vide ; un livre est sur la table, un antique bouquin à fermoir de fer rouillé. Il attire à soi le volume, chasse d’un souffle la poussière qui le recouvre, et feuillette : c’est une Bible huguenote vieille de deux cents ans, la Bible du baron des Adrets, peut-être. La lecture est peu récréative…

Mais qu’est ceci ? À l’intérieur de la couverture de cuir, quelques mots sont tracés, ou pour mieux dire gravés, au moyen d’un stylet maladroit. Et le stylet, le voici sur la table : c’est une longue et forte épingle, à grosse tête de métal ciselé, comme les femmes du temps de Louis XIV en portaient pour maintenir leur coiffe… Le jeune homme, pour s’occuper, cherche à lire : « Vous qui pénétrerez dans cette chambre, recommandez… » Mais ici l’épingle a déchiré le vélin, laissant un mot illisible ; à la ligne suivante les caractères se succèdent, très nets… « âme à Dieu, vous n’en sortirez pas… »

Rabasteins jette un cri d’effroi. D’un coup d’œil il a lu la fin : « vous n’en sortirez pas plus que moi, Lucie de Pracontal… »

Lucie de Pracontal ! Mais cette femme qui est là, immobile, endormie, il faut qu’elle s’éveille, il le faut ! Il se lève d’un bond, court à elle, étend le bras, pour effleurer la main de la dormeuse. Épouvante ! Les doigts qu’il a touchés sont froids et durs comme des ossements. Il se rue sur la porte, s’y roule, essaie de s’y cramponner, s’y retourne les ongles : « À moi ! à moi ! au secours ! » Mais il sent que sa voix est sans force ; sa clameur est rauque et sourde comme celles qu’on pousse dans les cauchemars : elle ne doit pas percer l’effroyable épaisseur des murs de son cachot. Dans la frénésie de sa terreur, emporté par le besoin d’agir, de se sentir vivre, il se précipite vers l’armure d’acier rouillé appuyée au mur ; il s’empare du casque, le lance de toute sa vigueur contre la porte ; il le reprend, le jette encore, s’épuise à cet effort enfantin, puis il s’arrête, écoute… Hélas ! au fracas du vieil armet, roulant sur les marches de pierre, rien ne répond.

Et la nuit vient. Déjà l’étroite meurtrière, qu’obstrue un croisillon de barreaux, apparaît à peine, brouillée dans un crépuscule livide. Rabasteins ne se résigne pas. La terreur double ses forces. Il traîne sous le soupirail la robuste table de chêne ; sur la table, il place le fauteuil ; il se hisse sur cet échafaudage ; ses mains atteignent ainsi le bord de la fenêtre ; elles agrippent les barreaux rugueux ; il s’y suspend, s’élève, parvient à voir…

Le soupirail ouvre au niveau du sol d’une cour exiguë qu’enclosent de hautes murailles nues et noires. Il semble à Rabasteins qu’il est au fond d’un puits. Il crie, il appelle ; mais quel espoir que le bruit de sa voix franchisse cet amoncellement de pierres ! Depuis que ces énormes murs ont été construits, aucun être vivant, si ce n’est, peut-être, les reptiles et les rats, n’a pénétré dans ce cloaque sans issue apparente, bourré de gravats et d’orties. Pourtant le malheureux crie encore ; il se cramponne aux barreaux : cette bouffée d’air qu’ils tamisent, cette lueur brumeuse qu’ils interceptent, c’est tout ce qui lui reste de la vie, et il n’y veut pas renoncer.

Il retombe, cependant, vaincu par la fatigue ; il se retrouve dans son tombeau : l’obscurité est complète. Immobile, n’osant faire un mouvement, Rabasteins suppute les heures qu’il va passer là : sera-t-il fou avant la fin, ou lui faudra-t-il souffrir, en pleine raison, toutes les tortures de l’agonie ? Il est en sueur et il frissonne ; sa tête est en feu, ses membres sont glacés ; il prie, il prie désespérément ; il sanglote, il n’a plus de résolution, plus de forces, plus d’idées. Accoté au mur, il essaie encore de se maintenir debout. S’il pouvait atteindre le fauteuil, s’y étendre… Mais ses jambes faiblissent, ses yeux se ferment, son corps fléchit ; il glisse sur les dalles froides, sans heurt, évanoui.

Il lui sembla qu’après un long, très long sommeil, un bruit l’avait réveillé. Le sentiment de son atroce situation lui revint aussitôt avec une implacable lucidité. Tout de suite sa pensée retourna à l’horrible voisinage du cadavre, son compagnon d’agonie : il le savait là, derrière lui, figé dans cette attitude effrayante qui n’avait pas varié depuis trente ans. Rabasteins, encore qu’il se rendit compte que, de la place où il était couché, il ne pouvait apercevoir la morte, s’obstinait cependant à tenir les yeux fermés. Pourtant, un bruit très net, assez semblable au choc d’un meuble contre un parquet, le fit tressaillir. Il regarda… L’obscurité était complète encore ; mais, en face de lui, dans l’ombre opaque, luisaient deux yeux, deux yeux vivants, jaunes et immobiles. Était-ce une illusion du délire ? Rabasteins gardait pourtant la certitude que le cadavre n’était pas là, qu’il se trouvait au fond de la salle, près des marches, et que, d’ailleurs, aucune lueur ne pouvait jaillir de ses yeux vidés par la mort depuis tant d’années.

Cependant, il lui fallait bien croire à la réalité : deux prunelles rondes et lumineuses étaient fixées sur lui. Il fit un mouvement : les yeux disparurent ; il les revit presque aussitôt, plus loin, plus haut, comme si l’être auquel ils appartenaient se fut dressé sans aucun bruit. Rabasteins projetait de marcher vers cette apparition : que risquait-il ? Mais il se sentait sans forces, et ne bougeait pas. D’ailleurs il était distrait de sa résolution par une douleur grandissante, qui le tenaillait : il avait faim, sa gorge était brûlante ; il se rappela qu’il n’avait pas soupé : c’était le commencement ! Il se pelotonnait, attentif à ne point remuer, craignant qu’un mouvement avivât ses souffrances. Ses idées se brouillèrent ; de nouveau il ferma les paupières ; il les rouvrit, revit les deux yeux brillants dans l’ombre, mais ne leur donna plus aucune attention. Il songeait au repas qu’il avait pris, la veille, avec ses compagnons ; son dernier repas ; il s’en remémorait les plus insignifiants détails : un flacon d’eau, très claire, qu’on avait placé devant lui, sur la nappe blanche, obsédait particulièrement sa pensée. Il lui sembla aussi sentir l’odeur du pain bis servi par la femme du garde ; il se souvint du gros chat gourmand qu’il avait gratifié de la meilleure part de son dîner, puis il ne pensa plus ; ses douleurs se calmèrent ; il s’endormit.

Quand il reprit ses sens, il faisait jour : du soupirail tombait sur les dalles grises un mince rayon de lumière. Rabasteins se trouvait très dispos : il sortit sa montre, pressa le bouton, mais le timbre ne sonna pas : la montre était arrêtée. Bien qu’il ignorât l’heure, il fixa l’aiguille sur midi et remonta le ressort, puis il se leva, fit quelques pas dans la pièce, descendit le fauteuil de la table où il l’avait placé la veille, et seulement alors il tourna les yeux vers le cadavre de Lucie de Pracontal. Il n’avait plus peur, il n’éprouvait même plus de répugnance, mais, au contraire, une sorte de curiosité respectueuse pour cette forme silencieuse et rigide que le destin lui avait donnée pour compagne.

Il s’approcha d’elle, la contempla longuement. Les yeux de la morte étaient clos, ses paupières creuses ; les cheveux pendaient en longues floches, légères comme une vapeur blonde ; la peau du visage semblait momifiée ; les lèvres rétractées laissaient paraître les dents et semblaient sourire ; les plis de la robe, élimée et ternie, tombaient, droits et raides, sur le corps desséché ; à peine distinguait-on sous la poussière fine le bleu de la soie, au fond des cassures que la lumière n’avait pas atteintes. Au corsage pendait une sorte d’éponge desséchée et noire qui avait été un bouquet ; les diamants étaient noirs aussi et les perles du collier, mortes et ternes, s’étaient en partie égrenées. Aux bras du fauteuil, les doigts osseux semblaient d’une longueur démesurée.

Rabasteins se souvenait d’avoir vu, à Bordeaux, dans la crypte humide d’une église, des cadavres momifiés depuis plusieurs siècles : celui de Lucie de Pracontal avait manifestement été l’objet d’un phénomène similaire. De son attitude calme il essayait de déduire les circonstances de l’agonie de la jeune femme : elle était morte, pensait-il, sans souffrance, dans un évanouissement prolongé. Il ne pensait pas qu’un sort semblable lui était réservé ; non pas qu’il conçut l’espoir de sortir de ce lieu maudit, mais il était absorbé par l’attirante contemplation du cadavre : une sorte de quiétude s’était faite en son esprit. Il replaça la table devant le fauteuil de Lucie, approcha l’autre siège, s’assit en face d’elle, et, les coudes appuyés sur la tablette noircie, il resta là, rêveur, comme s’il attendait le réveil de la morte, fasciné par ses yeux creux et son rictus continu. Il lui semblait que plus jamais il ne pourrait détourner son regard de cette face parcheminée, de ces longs doigts couleur de cendre. Qui lui eût prédit, quand, si peu d’heures auparavant, il écoutait le récit de l’énigmatique disparition de Lucie, qu’il était appelé à en découvrir sitôt le mystère ? Il s’expliquait maintenant l’invincible attrait qu’avaient exercé sur sa pensée, alors qu’il était parmi les vivants, le nom et l’histoire de la pauvre fille : c’était elle qui l’appelait ; cette âme en peine l’avait désigné pour être son compagnon de sépulture ; et il lui semblait qu’en pénétrant dans ce caveau, il avait involontairement obéi à l’appel du fantôme.

Pour échapper à ces hallucinations, il ouvrit la Bible. Tandis qu’il feuilletait le livre, sa songerie allait au baron des Adrets, au terrible partisan huguenot qui avait, lui aussi, passé bien des heures dans cet obscur réduit : c’était là sa cachette, assurément, cette retraite restée inconnue depuis deux siècles et si secrète que les paysans ne l’avaient jamais soupçonnée. Rabasteins se mit à lire ; de temps à autre il levait les yeux et regardait Lucie, puis son front retombait sur sa main et il reprenait sa lecture.

La nuit tombait. Depuis plus de vingt-quatre heures il était là ; un grand calme l’avait tout entier envahi ; son esprit lui paraissait paralysé ; il savait inutile toute tentative d’évasion, et il espérait qu’il mourrait ainsi, dans un assoupissement de son être, sans souffrance, résigné. Un nouveau bruit, léger et flou comme le glissement d’un spectre, le tira de cet engourdissement : il avait l’impression que quelque chose de vivant passait derrière lui. Doucement il tourna la tête, et revit, dans l’ombre d’un angle, briller les deux mêmes yeux ronds qui l’avaient épouvanté durant la nuit. Comme ses regards étaient accoutumés déjà à l’obscurité de la tombe, il constata que ces deux yeux étaient ceux d’un chat, un familier du caveau sans doute, qui s’y était glissé à travers le croisillon du soupirail. Même, en fixant plus attentivement, il reconnut le matou : c’était le gros chat gris du gardien de Montségur.

Tout aussitôt, Rabasteins sentit ses artères battre à coups précipités. Il n’a encore aucun projet, mais il comprend que cette bête est pour lui une communication possible avec l’extérieur. Cent idées se heurtent dans sa tête ; il ne s’arrête à aucune ; il ne fait pas un mouvement ; il craint d’effaroucher l’animal, surpris évidemment de rencontrer un vivant dans cette cave où, depuis longtemps sans doute, il vient quotidiennement tenir compagnie à la morte. S’il allait avoir peur, s’enfuir, disparaître, ne plus revenir ! Et, doucement, doucement, s’efforçant à ne point faire un geste brusque, en dépit de l’angoisse qui le serre à la gorge et de la palpitation galopante de son cœur, Rabasteins glisse la main vers la poche de sa veste ; il en tire avec précaution son mouchoir, le roule lentement en corde, sans cesser un instant de tenir ses yeux fixés sur ceux du chat, et, tout à coup, il bondit, se rue sur l’animal, qu’il saisit malgré les coups de griffes et les contorsions ; il l’étreint, le captive, s’en rend maître, noue le mouchoir à l’une des pattes, ramène les deux pointes sur le dos où il les serre d’un triple nœud, ceinturant le corps souple de la bête qu’il lâche enfin, grondante et terrifiée…

Le chat saute sur une pierre en saillie, atteint d’un second bond le soupirail, se glisse sous les barreaux et disparaît. Déjà Rabasteins l’a suivi ; debout sur le dossier du fauteuil, fou d’espoir, il secoue le croisillon de fer, et, d’une clameur continue, où il met ses dernières forces, il appelle : « À moi ! à moi ! Rabasteins ! » jusqu’à ce que, défaillant, sans souffle, il vacille, étend les bras et tombe évanoui sur les dalles, étendu, aux pieds de la morte.

Le conteur ralluma sa pipe, satisfait de son succès. Comme il s’enorgueillissait de nos airs angoissés, l’un des auditeurs attesta qu’il n’avait pas conçu la moindre inquiétude sur le sort du jeune Rabasteins, attendu que, pour qu’on connût tous ces détails, il fallait bien qu’il fût sorti vivant de sa cave. Le narrateur un peu mortifié, ajouta :

— Il en sortit, en effet. Ses compagnons n’avaient pas voulu quitter Montségur. Voyant le chat revenir au logis porteur du mouchoir de leur ami, ils comprirent que celui-ci avait dû tomber dans quelque oubliette. On suivit le matou, on découvrit le soupirail, on chercha la porte de la chambre inconnue qu’il devait aérer. Ne l’ayant pas trouvée, on s’arma de pics et de pioches, on arracha les barreaux, on agrandit l’ouverture et l’on descendit, au moyen d’une échelle, dans le caveau, d’où l’on tira, toujours évanoui, le pauvre vicomte.

Il était resté là deux jours entiers.

On découvrit en même temps le cadavre de Lucie de Pracontal. Mme de Pracontal, aussitôt prévenue, se transporta à Montségur ; elle eut le courage de pénétrer dans le caveau où sa fille était morte, et c’est ainsi que se trouva réalisée la prophétie de la cartomancienne : « La châtelaine reverra son enfant. »

L’ancien retrait du baron des Adrets fut converti en chapelle. Jamais on ne put ouvrir la porte de métal qui en formait l’entrée : il fallut abattre la muraille dont la cavité dissimulait un formidable mécanisme composé de roues, de grosses chaînes et d’énormes contrepoids.

PROPHÈTE PAR AMOUR

En 1786, M. le marquis Nicolas-Louis-Marie Magon de La Gervaisais, sous-lieutenant aux Carabiniers de Monsieur, alors en garnison à Saumur, tomba de cheval et se démit le pied droit. Le chirurgien major du régiment le soigna de son mieux ; à peu près rétabli, le jeune officier, – il avait vingt ans, – obtint un congé de deux mois et partit pour les eaux de Bourbon-l’Archambault, afin d’y parfaire son rétablissement. Il allait y contracter un mal dont il ne devait jamais guérir.

Ce n’est point que les célèbres sources, fameuses depuis les Romains, n’opérassent pas sur lui leur miracle coutumier. Un vieux dicton assure qu’on pourrait chauffer tous les fours de la ville de Bourbon-l’Archambault rien qu’en brûlant les béquilles laissées par les malades à la fin de leur traitement ; et M. de La Gervaisais, très satisfait de sa cure, se voyait déjà, au bout de quelques jours, en état de parcourir, sans soutien, les belles avenues de marronniers plantés, un siècle auparavant, sur l’ordre de Mme de Montespan. C’est même à cette guérison rapide qu’il dut de ne pouvoir échapper à la corvée de saluer M. le duc de Bourbon venu de Chantilly pour prendre les eaux. Le duc de Bourbon, arrière petit-fils du grand Condé, était un très haut et très puissant personnage ; prince du sang royal, pair et grand maître de France, duc d’Enghien et de Guise, comte de Clermont et de cent autres lieux, gouverneur et lieutenant général pour le roi en ses provinces de Bourgogne et de Bresse… M. de La Gervaisais, en sa qualité d’officier du roi, se voyait dans l’obligation d’aller, une fois au moins, faire sa cour au nouvel arrivé ; quoiqu’il ne détestât rien tant que le monde et la fréquentation des grands, quoiqu’il aimât par dessus tout la solitude, la lecture et la rêverie, il revêtit donc son plus bel habit d’uniforme, en drap bleu de France à revers couleur de ciel, la veste chamois et la culotte de peau selon l’ordonnance, et il se rendit chez le prince afin de lui présenter ses hommages.

Or, ledit prince avait amené avec lui sa fille, la princesse Louise, connue à la Cour sous le nom de Mlle de Condé ; elle avait vingt-huit ans ; elle était charmante ; des traits délicats, un teint d’une blancheur délicieuse, une chevelure opulente, et dans le regard, ainsi que dans le sourire, une expression d’enjouement et de candeur qui charmait dès l’abord. En dépit de tous ces avantages Mlle de Condé était restée fille ; non point que les prétendants à sa main eussent manqué ; mais la maison royale de France, à laquelle elle appartenait, était alors en tel renom dans le monde que ses princesses ne pouvaient contracter aucun mariage qui ne ressemblât à une mésalliance, nulle famille souveraine n’étant de rang à présenter, pour de tels partis, un époux sortable : les filles de Louis XV ne s’étaient point mariées, la sœur de Louis XVI devait également renoncer à trouver un prince digne d’elle, et il en avait été de même pour Louise de Condé. Elle s’était, d’ailleurs, très facilement résignée à ce célibat auquel la condamnait sa grandeur, possédant à la fois, outre la conscience de son haut rang et la fierté de son auguste nom, une modestie, une affabilité, une simplicité sans égales ; son âme et son esprit étaient plus dignes d’admiration encore que les traits de son visage, et il faut bien que tant de qualités eussent été irrésistibles puisque M. de La Gervaisais, dès la première entrevue, se trouva, non point seulement séduit, mais subjugué. Et ce qui étonnera davantage c’est que la princesse elle-même, ne parvint pas à dissimuler l’intérêt que lui inspirait soudain cet humble officier, jugé par elle bien différent de tous les courtisans qui l’entouraient depuis son enfance. Il n’était pas cependant d’une beauté saisissante : la chronique n’a rien rapporté de ses avantages physiques, et c’est donc qu’ils n’avaient rien de particulier ; son élégance était médiocre, son attitude paraissait à l’ordinaire assez gauche et timide ; il ne ressemblait pas du tout à ces officiers de Cour, parés, musqués, beaux parleurs, devant à la société des grandes dames et à l’habitude d’approcher le roi, une suffisance et une autorité conquérantes. La Gervaisais, breton d’origine, gardait dans ses façons quelque chose de la rudesse et de l’âpreté de sa terre natale ; il n’avait jamais mis le pied à Versailles et s’était jusqu’alors confiné dans les devoirs de sa vie de garnison. Comment Mlle de Condé pressentit-elle l’ardeur insoupçonnée de ce jeune gentilhomme pour les idées généreuses et nobles ? À quel signe devina-t-elle qu’il y avait en lui un héros assoiffé de sacrifice et d’abnégation ? Ou plutôt n’est-ce pas d’un regard de la princesse que naquirent au cœur du petit officier ces sentiments si peu communs et si désintéressés ? Leur première rencontre décida de leur vie à tous deux : ils s’aimèrent ; et si nul ne s’étonnera de cette passion subite d’un jeune homme de vingt ans pour une si délicieuse princesse, il est plus surprenant que celle-ci ait éprouvé, – en coup de foudre, – cet amour sans issue qui ne pouvait apporter à l’un et à l’autre que des douleurs.

Ils s’aimèrent ; et Mlle de Condé ne chercha pas un instant à cacher la ferveur débordante de son cœur : elle n’accepta plus que M. de La Gervaisais comme compagnon de ses promenades ; chaque matin ils allaient ensemble à la source Jonas ou à la fontaine de Saint-Pardoux, afin d’y prendre les eaux ; on les revoyait, par les beaux après-midi, cueillant des fleurs sauvages au pied de la Quinquengrogne, vieille tour du XIVème siècle, vestige de l’antique château des Bourbons ; en revenant de leurs courses, chargés de violettes et de pervenches, ils ne prenaient point la peine de se soustraire aux curieux et suivaient la grande rue de la ville sans songer que leur apparition causait événement : les gens les regardaient passer et s’ébahissaient de la témérité de l’amoureux lieutenant ; car il était bien certain que ce roman ne pouvait se terminer pour lui que par la Bastille ou quelqu’autre geôle d’État, une lettre de cachet étant la seule solution possible de cette idylle presque semblable à un crime de lèse-majesté.

La princesse et l’officier avaient déjà tracé le plan de leur existence : ils s’aimeraient de loin, ne pouvant songer à s’unir ; ils s’aimeraient toujours, sans se voir jamais ; détermination héroïque que, dans l’enthousiaste ardeur des premiers jours, ils jugeaient réalisable… Ils en échangèrent le serment et, quand Mlle de Condé quitta Bourbon-l’Archambault, comme le lieutenant, perdu dans la foule entourant la berline, se tenait à l’écart, s’efforçant à réprimer sa trop manifeste émotion, on entendit la princesse, s’adressant à lui, dire à haute voix : « Monsieur le marquis, vous me donnerez de vos nouvelles, je promets de vous répondre. » C’était l’aveu public d’une situation sans précédent comme sans exemple dans l’histoire de la Cour de France.

C’est ainsi que s’amorça cette correspondance qui, publiée cinquante ans plus tard, révéla la chaste histoire d’amour et fit connaître l’âme admirable de la dernière des Condé. Celle-ci, en des lettres où, a-t-on dit justement, « tous les mots flamboient sous des ardeurs qui ne sont pas de ce monde, » exprime ses sentiments avec une candeur, une tendresse, une grâce et une humilité singulières ; elle se fait petite devant son ami ; sa délicatesse l’avertit que, princesse du sang royal, elle doit lui faire oublier l’infranchissable distance qui le sépare d’elle. Le secret de son cœur est connu maintenant du prince son père et de son frère le duc de Bourbon ; pourquoi le dissimulerait-elle ? Sa vertu n’a rien à cacher, elle rougirait de ne point proclamer le lien qui l’unit devant Dieu à celui que les préjugés mondains lui interdisent d’élire pour époux. Mais elle est prête au sacrifice ; elle se sent de force à immoler son bonheur à celui qu’elle aime. S’il devait trop souffrir d’une tendresse sans espoir, elle préférerait son indifférence ; elle trouverait de la consolation à le sentir heureux. Elle sait qu’un jour il a regardé avec tristesse des petits enfants et elle s’épouvante à la pensée qu’elle le prive du bonheur d’être père : aussitôt elle le dégage de son serment ; elle ne demande plus que la seconde place dans le cœur dont son cœur est plein… « Il y a des sacrifices bien cruels, écrit-elle ; quand on aime on les fait,… je ne sais pas si on les supporte. » Elle en arrive à maudire le rang auquel elle appartient ; le roi lui-même ne pourrait lever les obstacles qui s’opposent à son bonheur ; d’ailleurs, ces préjugés redoutables, elle les partage ; elle en souffre mais veut y demeurer fidèle… avec quels déchirements, quels regrets ! « Oh ! les petites maisons des vignes ! » soupire-t-elle.

Il faut dire que le marquis de La Gervaisais n’avait rien d’un mystique ni d’un ascète : esprit fort, imbu de la philosophie du siècle, ayant, depuis son jeune âge, perdu tout sentiment religieux, il était peu disposé à la vie séraphique ; aussi est-il surprenant de constater combien est rapidement puissante, sur cet esprit indépendant, mal préparé au renoncement et à la résignation, l’empreinte de la sainte fille qui lui a voué un si parfait amour. À peine se débat-il sous la douce main qui le mène ; sa pieuse princesse exige qu’il apprenne à prier en priant pour elle ; elle veut qu’il demande à Dieu qu’elle obtienne la grâce de porter allègrement l’épreuve qui détruit leur avenir à tous deux ; elle ne consent pas à ce que son ami soit malheureux ; elle lui enseigne discrètement un moyen d’échapper à la tristesse : si elle devait bientôt mourir, elle souhaiterait qu’il se consolât en s’occupant des pauvres ; la charité, à son avis, est la vraie source de toutes les joies. Elle cherche à lui rendre la foi qu’il a perdue ; elle répond à ses objections en lui dépeignant la puissance de la prière, la générosité du sacrifice chrétien ; et quel cri de bonheur le jour où elle apprend que, par amour pour elle, il est entré dans une église, et qu’il est resté longtemps agenouillé devant le tabernacle, implorant Dieu pour qu’elle soit heureuse. Il semble que, à cette confidence, le cœur de la princesse a débordé : la passion l’emporte ; elle ne peut plus vivre loin de son ami qui tient maintenant garnison à Rennes ; elle demande pour lui à son père une lieutenance dans les gardes françaises dont le régiment ne quitte jamais Paris. Le prince de Condé, sûr de sa fille, obtient facilement cette faveur enviée : la princesse est à Chantilly ; bientôt, l’hiver venant, elle va rentrer à Paris où La Gervaisais vient de s’installer, ivre de bonheur. Mais, à mesure que le moment approche de cette réunion tant désirée, – un an déjà s’est écoulé depuis les trop courtes entrevues de Bourbon-l’Archambault, – la pure amoureuse est prise d’effroi : ses lettres deviennent plus rares, plus réservées ; elle a scrupule de le revoir. Lui, trépigne d’impatience, s’irrite ; quand donc quittera-t-elle Chantilly ? Et, après un mois de silence, il reçoit une lettre où elle le supplie de partir avant qu’elle arrive : elle est sans force ; si elle le rencontre elle sait qu’elle perdra toute sa vaillance ; ces luttes la brisent ; elle est malade. Il l’aime tant qu’il obéit, et retourne à sa lointaine Bretagne… Alors seulement elle ose affronter Paris et se réinstalle dans ce joli hôtel bâti pour elle par l’architecte Brongniart au fond du faubourg Saint-Germain et qu’on peut voir encore, parfaitement intact, au n° 12 de la rue Monsieur.

Là, elle s’abandonna à ses larmes ; de ce « cabinet bleu » qui lui est si cher, dont elle a si souvent décrit à son ami l’élégante intimité et dont elle a même à son intention tracé le plan, elle lui écrit une lettre, la dernière : « Oh ! ne me haïssez pas, mais ne m’aimez plus ! Adieu ! Votre réponse terminera notre correspondance… » mais elle se sent si peu de courage et tant d’alarme, qu’elle redoute déjà cette réponse : « Si elle ne doit pas achever de briser mon cœur, je vous supplie de m’en prévenir par une petite croix tracée sur l’enveloppe, » sans ce signe, elle n’osera pas l’ouvrir.

La réponse de La Gervaisais parvint trois semaines plus tard ; l’enveloppe ne portait pas de petite croix et la lettre fut brûlée sans être lue. On a de la princesse un dernier billet adressé à un confident de ses peines : « Dites-lui, non pas que je serai heureuse, il ne le croirait pas ; mais que l’idée d’avoir rempli mon devoir sera toujours ma consolation… »

Le marquis de La Gervaisais l’aimait encore pourtant ; mais la haute vertu de son idole avait transformé son cœur : lui aussi, maintenant, comprenait l’austérité du devoir, et se plaisait au sacrifice : revenu au Dieu de celle qui l’avait tout entier conquis, il acceptait courageusement de n’exister plus que pour les âpres voluptés cénobitiques ; cette sainte avait accompli un miracle et fait de lui un saint ; il se résignait à ne plus la voir, à ne plus correspondre avec elle, mais il s’était juré de lui consacrer tout de même sa vie. Il donna sa démission et partit pour la Suisse qu’il explora, seul, à pied. L’isolement, l’amour éperdu et sans espoir, la contention de son esprit, l’habituelle fréquentation des hautes pensées, avaient produit en lui une singulière métamorphose qui se manifestait par une sorte de pouvoir divinatoire. Avant 1789 il fut le premier qui prédit à la Monarchie : « Tu vas tomber ; la République viendra après toi. » Au premier jour de la Révolution, il pressentit le calvaire qu’allait gravir la famille royale ; il fit aviser de ses craintes la princesse de Condé ; elle gagna l’étranger, avec son père, son frère, et son neveu, ce charmant et brave petit duc d’Enghien qu’elle aimait comme un fils et dont elle avait surveillé maternellement l’éducation.

Louise de Condé était en Allemagne. La Gervaisais passa en Angleterre : il y resta tant que dura la Terreur. À son retour en Bretagne, dans les premiers jours de 1795, il s’occupait à rassembler les débris de sa fortune, quand il apprit que, du fond de son exil, sa fidèle princesse, qui n’avait cessé de penser à lui, ordonnait qu’il renonçât au célibat : « Aussitôt que vous le pourrez, avait-elle écrit, vous vous marierez avec une femme digne de vous. » Docile, il obéit encore ; il épousa l’une de ses cousines, choisie et désignée par la proscrite. Et l’on ne sait auquel des trois personnages de cette extraordinaire histoire, décerner la palme du stoïcisme : ou de l’aimante lointaine qui, pour parachever la cruelle rupture, exige ce mariage, ou de l’homme qui y consent, ou de la femme qui s’y résigne, avertie qu’elle n’aura que la seconde place dans un cœur où règne une rivale adorée.

Errante à travers l’Europe, Mlle de Condé, assurée maintenant contre soi-même, se donna à Dieu sans partage ; désormais elle ne sera plus ni Altesse ni Condé ; elle a revêtu la robe de bure et coiffé le bonnet de deuil des religieuses ; elle ne veut porter d’autre nom que celui de sœur Marie-Joseph de la Miséricorde. Un deuil terrible a déchiré son âme : son cher neveu, son enfant d’élection, le petit, comme elle le nomme, le duc d’Enghien, arraché traîtreusement de sa retraite hors de France est tombé, sans jugement, sous les balles de Bonaparte ; l’Europe entière a frémi de ce crime. Louise de Condé, « la vestale catholique, » s’est réfugiée dans la prière ; désormais elle est morte au monde ; ce qu’apprenant, le marquis de La Gervaisais s’est cloîtré, lui aussi, il s’est retiré dans une de ses terres où il vit isolé de tous, poussant la charrue, défrichant les landes, menant l’existence d’un paysan, sans plaisirs, sans relations, sans autre préoccupation mondaine que l’idée fixe de son amie perdue dont il lui semble que, à toute heure, la pensée muette rencontre sa pensée à travers les espaces. Une seule fois il sort de son silence ; c’est en 1811, alors que Napoléon, à son apogée, sacré par le Pape et marié à la fille des Habsbourg, tient le monde sous ses pieds : La Gervaisais, inspiré par quelque voix secrète, est seul à discerner la fragilité du colossal édifice : de sa main alourdie par le soc et la bêche, il écrit au tout puissant Empereur : « Sire, faites la paix ! Si vous brûlez une cartouche de plus vous êtes perdu : c’est un paysan qui vous le dit. » La missive parvint au ministère de la police et fut classée parmi les paperasses dans le carton réservé aux lettres de fous. Deux ans plus tard l’Empire s’effondrait ; les survivants de la famille de Condé, c’est-à-dire la princesse Louise, son père et son frère, rentraient à Paris ; la princesse trouvait un asile chez sa belle-sœur, la duchesse de Bourbon, dans ce bel hôtel de Matignon, rue de Varennes, qui, récemment, abritait les ambassadeurs d’Autriche. Mais cette demeure paraissait trop somptueuse à la pieuse fille des Condé ; elle obtint de se retirer dans un petit pavillon élevé à l’extrémité du vaste parc de l’hôtel, modeste construction qui, réparée il y a quelque trente ans, existe encore et prend accès sur la rue de Babylone. Louise était là tout près de la chapelle des Missions, alors église paroissiale, et de son ancien hôtel de la rue Monsieur qu’elle ne voulait plus habiter, redoutant encore de se retrouver en ce « cabinet bleu, » où elle avait écrit tant de lettres brûlantes à l’ami volontairement aboli.

Lui, déjà cinquantenaire, n’oubliait pas : on a quelque indice que, apprenant le retour de celle qu’il aimait toujours, il quitta sa charrue et vint à Paris, dans l’espoir, peut-être, de la revoir. Il ne tenta point pourtant de la rencontrer ; mais il se risqua à parcourir cette rue de Babylone où il savait qu’elle demeurait, et à passer, le cœur grelottant, devant la petite maison que signalaient « deux guérites vides, » la modestie de la dernière des Condé s’effarouchant des sentinelles d’honneur auxquelles avaient droit les princesses. On sait seulement, que, un jour, à la fin de février 1815, elle reçut un billet anonyme contenant ces seuls mots : « Quittez Paris. Il va revenir. » C’était La Gervaisais qui, veillant sur elle, prophétisait. Dix jours plus tard on apprenait que Bonaparte avait débarqué au golfe Juan et qu’il marchait triomphalement sur la capitale.

Nouvel exil pour les Bourbons, exil de courte durée qui ne se prolongea pas au delà des Cent Jours fatidiques. À la seconde Restauration Louise de Condé obtint du roi la faveur de se loger au Temple et d’y établir la Communauté fondée par elle : la vieille Tour sinistre, naguère prison de la famille royale, était démolie ; mais l’ancien palais du Grand Prieur où Louis XVI détrôné avait été livré, le 13 août 1792, à la Commune triomphante, existait encore. C’est là que s’établit Sœur Marie-Joseph de la Miséricorde. L’ancien grand salon fut transformé en chapelle et, chaque jour, par la volonté de la tante du duc d’Enghien, on priait là… pour le meurtrier ! C’est au Temple que l’ex-princesse mourut, parmi ses Bénédictines éplorées, en 1824. L’éloge de la sainte défunte parut en une brochure intitulée Une âme de Bourbon et signée du nom d’un écrivain que personne ne connaissait, de sorte que la plaquette passa inaperçue : ce nom était Marquis de La Gervaisais. De même que jadis il avait dit à la République : « Tu es trop violente, un soldat te bridera, » il prédisait maintenant à la Royauté et à ses partisans : « Vous songez trop au passé, l’avenir se débarrassera de vous… » Six ans plus tard l’oracle se réalisait : aux Bourbons de la branche aînée, succédait le roi citoyen : La Gervaisais salua son intronisation par cet avis : « Vous avez fait choir votre cousin, un homme en blouse vous fera tomber. »

Car maintenant il n’arrête pas de vaticiner. N’ayant plus de charrue à diriger, libre – enfin – de reparaître au jour des vivants, après trente-huit ans de séquestration volontaire, il se manifeste abondamment. « Je ne suis ni prophète ni fils de prophète, proclame-t-il ; le seigneur m’a pris lorsque je menais mes bêtes et il m’a dit : allez et parlez à mon peuple d’Israël… » Et il parle, le loquace Breton, qui s’est tû durant si longtemps ! Il parle, ou plutôt il écrit, sans ménagement. Plus de trois cents brochures sont publiées par lui, sous son nom ; on a calculé que ces opuscules réunis formeraient au moins vingt-cinq gros volumes ; par malheur tout cela est éparpillé, presque introuvable ; et d’ailleurs qui de nous aurait le courage d’aborder ce fatras : ceux qui ont essayé d’y pénétrer assurent que « ni la Sibylle de Cumes, ni le divin Tirésias, ni la pythonisse de Delphes, ni Mlle Lenormant, ni les somnambules, ni les astrologues, n’ont égalé en lucidité et en divination le marquis de La Gervaisais. » Mais ces horoscopes sont présentés sous une forme si grandiloquente qu’on a quelque peine à en poursuivre la lecture. Pourtant on y rencontre des aperçus saisissants : cet homme étrange a vu, longtemps à l’avance, la mort du duc d’Orléans, tombant de voiture en se brisant le crâne sur un pavé de Neuilly, le vieux roi Louis-Philippe, déconcerté et perplexe, abdiquant au premier murmure de l’émeute. Il a vu la république s’installer à la place du monarque détrôné dans les Tuileries vacantes ; mais, à cette république hésitante, il a prédit : « Tu auras trop de bavards, trop de clubs, trop de brouillons et d’agitations stériles. La France se jettera de nouveau entre les bras des princes » : il a vu le péril prussien et le vieil empire d’Allemagne rétabli au profit des Hohenzollern ; il a vu le triomphe de l’aristocratie bourgeoise, l’oligarchie financière : « Attendez ! Attendez ! vous avez fait une révolution contre les nobles, on en fera une contre vous. Vous adorez l’argent, votre seule Charte, votre unique souci, votre Dieu ! On ne vous coupera pas la tête ; à quoi bon ? Ils guillotineront votre argent ! » Il a vu, – et pour un homme qui mourut en 1838, ce n’est point, à coup sûr, ordinaire, – il a vu avec effroi les progrès de la science tueuse d’hommes, le matérialisme des demi-savants, la dégradation et le mépris des vieilles et saines traditions, « après l’âge du papier, l’âge du fer, puis l’âge du plomb, » l’âge des balles et des tueries, des querelles vidées à coups de canon, des hécatombes effroyables et des haines sociales irréductibles.

Ils ne sont pas souvent réconfortants, les prophètes ; celui-là, particulièrement, est porté à voir sombre – ou rouge. Il est vrai que, par suite d’une rencontre fortuite, la vie l’avait bien mal servi et sans doute lui en gardait-il rancune.

Son nom est tout à fait tombé dans l’oubli et nul ne songe plus à la touchante histoire de ses blanches amours.

Celle pour laquelle il se sacrifia doit à sa haute vertu de survivre dans des mémoires fidèles. Soir et matin, chaque jour, son nom est répété au pied d’un autel fleuri, là-bas, derrière les grilles d’un couvent, au fond du faubourg Saint-Germain. Lorsque les Bénédictines du Temple durent abandonner il y a soixante-dix ans le vieux palais où les avait groupées sœur Marie-Joseph de la Miséricorde, elles firent choix, pour s’y installer, d’un terrain dépendant de l’ancien hôtel de la princesse de Condé, rue Monsieur ; et quand leur chapelle y fut bâtie, elles y transportèrent le corps vénéré de leur fondatrice. Il repose, dans la crypte, fermée aux profanes, non loin de ce « cabinet bleu » où la descendante du Grand Condé a tant aimé, tant pleuré et tant souffert.

LA BÊTE DU GÉVAUDAN

En quelle année les habitués de la Bibliothèque Nationale virent-ils pénétrer dans la grande salle de lecture, un prêtre véritable, d’allure sévère et campagnarde, vêtu d’une soutane grossière et chaussé d’énormes souliers boueux ? La chose, si je ne me trompe, date d’une trentaine d’années – elle ne passa pas inaperçue, car, tout de suite, la légende s’accrédita que le nouveau était le curé d’un petit village perdu dans les montagnes de l’Auvergne, et qu’il réalisait le rêve de toute sa vie en venant à la Bibliothèque, afin de consulter certains documents intéressant l’histoire de sa paroisse. On assura même que, ne pouvant rien distraire du budget de ses charités, il avait fait à pied la plus grande partie du chemin, et qu’il ne voulut rien voir à Paris que les ouvrages dont il avait besoin ; ses notes prises, il reprit son bâton, et regagna ses montagnes.

Bien des années après son passage, je rencontrai chez un bouquiniste, un volume d’aspect étrange, tel qu’il n’en sort d’aucune imprimerie : il était du format d’un livre de prières, mais épais comme deux dictionnaires, et, de fait, en le feuilletant, je constatai qu’il comportait 1040 pages. Le caractère, la justification, la disposition du titre courant, le brochage même avaient je ne sais quoi de singulier et de jamais vu.

— Il est bien curieux, le volume que vous tenez là, me dit le bouquiniste. C’est l’œuvre d’un brave curé de la Lozère, qui, pendant cinquante ans, occupa tous ses loisirs à parcourir l’Auvergne, recueillant des traditions, copiant les registres de paroisses, ramassant partout des documents dont il remplit son presbytère : quand il eut composé de la sorte une Histoire du Clergé de la Lozère pendant la Révolution, il conçut l’ambition de publier son œuvre ; mais aucun éditeur ne consentit à l’imprimer. Alors, le courageux abbé acheta, dit-on, d’un journal en déconfiture, le matériel nécessaire, apprit le métier, se procura du papier et une presse à bras, et, feuille par feuille, car les caractères lui manquaient, il imprima de ses mains son travail, qui forme trois gros volumes. Puis il se mit au pliage et brocha lui-même ses livres, car il en écrivit bien d’autres. Il parvenait, tous frais payés, à vendre soixante centimes, un ouvrage de trois cent cinquante pages. Celui que vous avez en mains est très recherché aujourd’hui ; il est devenu rare ; je le vends quinze francs.

En souvenir du laborieux ecclésiastique que j’avais aperçu, naguère, à la Bibliothèque, – car c’était bien le même, – j’achetai le livre et n’ai pas eu à m’en repentir. – Il est intitulé : Histoire de la Bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu, d’après les documents inédits et authentiques, par l’abbé Pourcher, curé de Saint-Martin de Bouchaux, Lozère. Chez l’auteur. 1889.

C’est moins un récit qu’un recueil de textes – Mr l’abbé Pourcher a fouillé tous les dépôts d’archives de sa région, les plus modestes comme les plus importants – on retrouve là ses découvertes à la Bibliothèque de la rue de Richelieu : il a tout consulté, tout lu, tout noté : et, sur un fait extraordinaire de notre histoire, qui, jusqu’alors, je le crois bien, n’avait été traité qu’en complaintes, il a écrit un livre de science, où la tradition, comme il convient, a sa part, et dont voici un court résumé :

Au commencement du mois de juin de l’année 1764, une femme de Langogne, gardant son troupeau de bœufs, aux environs du bourg, fut attaquée par une bête féroce. Les chiens à l’aspect de la bête, tremblants de peur, s’enfuirent la queue basse ; les bœufs, au contraire, vaillamment groupés autour de leur gardienne, mirent l’animal en fuite ; la femme, au reste, n’était pas blessée ; elle rentra à Langogne, très émue, la robe et le corsage en lambeaux ; à la description qu’elle fit du monstre qui l’avait assaillie, on comprit que la peur lui avait quelque peu troublé la tête ; c’était un loup, tout simplement, assuraient les sceptiques, peut-être un loup enragé ; le fait n’était pas rare et l’on n’en parla plus.

Mais quelques semaines plus tard, le bruit se répand, dans toute la vallée de l’Allier supérieur, que la Bête a reparu ; le 3 juillet, à Saint-Étienne de Lugdarès, en Vivarais, elle a dévoré une fillette de quatorze ans ; le 8 août, elle attaque une fille de Puy-Laurent, en Gévaudan, et la déchire ; trois garçons de quinze ans, du village de Chayla-l’Évêque, une femme d’Arzenc, une fillette du village du Thorts, un berger de Chaudeyrac, sont trouvés morts dans les champs ; leurs corps, horriblement mutilés, sont à peine reconnaissables. En septembre, une fille de Rocles, un homme des Choisinets, une femme d’Apcher disparaissent, on recueille leurs débris et des lambeaux de leurs vêtements épars dans les champs et dans les bois ; le 8 octobre, un jeune homme du Pouget rentre au village terrifié, à demi-mort ; il a rencontré, dans un verger, la Bête qui lui a lacéré la peau du crâne et la poitrine ; deux jours plus tard, un enfant de treize ans a également le front ouvert et le cuir chevelu arraché ; le 19, une fille de vingt ans est trouvée aux environs de Saint-Alban, dans une prairie, affreusement déchiquetée : la Bête s’était acharnée sur elle, avait bu tout son sang et dévoré ses entrailles.

Tout le Gévaudan en tremblait. Le capitaine Duhamel, aide-major des dragons de Langogne, s’était bravement mis à la tête d’une troupe de hardis paysans, afin de donner la chasse à l’animal mystérieux : il avait même cerné et tué un grand loup qui lui avait valu dix-huit livres de prime, mais les gens de la campagne ne se rassuraient point ; ce vulgaire loup n’était pas la Bête, ainsi qu’on s’efforçait à le leur faire croire, et, de fait, on apprit presque aussitôt que celle-ci se moquait des chasseurs, et poursuivait ses ravages. Un soir d’octobre, un paysan du village de Zulianges, Jean Pierre Pourcher, rangeait des bottes de paille dans sa grange : le soir tombait, la neige couvrait la campagne. Tout à coup, une ombre passe devant l’étroite fenêtre du hangar. Pourcher est pris d’une « espèce de frayeur » : il va décrocher son fusil, se poste à la lucarne de son écurie et il aperçoit, dans la rue du village, devant la fontaine, un animal monstrueux et tel qu’il n’en a jamais vu.

— C’est la Bête… C’est la Bête, se dit-il.

Quoiqu’il fût très fort et courageux, il tremblait au point que ses mains pouvaient à peine tenir son arme. Pourtant, ayant fait le signe de la croix, il épaule, vise et tire ; la Bête tombe, se relève, secoue la tête sans bouger de place et regardant de tous côtés d’un air furieux. Pourcher lâche un second coup – la Bête jette un cri terrifiant, fléchit sur ses pattes et s’enfuit en faisant « un bruit semblable à celui d’une personne qui se sépare d’une autre après une dispute. » De ce soir-là Pourcher resta bien convaincu que, à moins d’un miracle, tous les habitants du Gévaudan étaient destinés à être mangés…

De tels récits portaient au loin la terreur ; les travaux des champs étaient délaissés, les routes désertes ; les gens ne sortaient de chez eux, qu’en troupes bien armées. Le capitaine Duhamel et ses dragons opéraient des battues journalières – douze cents paysans, porteurs de fusils, de faux, d’épieux, de bâtons, lui servaient d’escorte ; dès qu’un méfait de la Bête était signalé, on se portait en masse à sa poursuite. Mr de Lafont, syndic à Mende, Mr de Moncan, commandant général des troupes du Languedoc, un gentilhomme de la région, Mr de Morangies, et Mercier, le plus hardi chasseur du Gévaudan, s’étaient mis en campagne ; ils battaient le pays de Langogne à Saint-Chely, et du Malzieu à Marvejols. Des crieurs allaient de villages en villages, pour ameuter les paysans, les braves se mobilisaient, et, par les chemins neigeux, partaient résolument à la recherche du monstre.

Un jour, la bande que commandait Mr de Lafont, en marche depuis soixante-douze heures, s’arrêta subitement tout près du château de La Baume. Qu’y-a-t-il ? La Bête, la Bête est là : on vient de l’apercevoir, dissimulée derrière un mur ; elle est couchée sur le ventre et guette un jeune berger qui, à quelque distance, garde des bœufs dans un pâturage. Mais elle a éventé l’ennemi : en quelques bonds, elle gagne un bosquet voisin. Cette fois, on la tient ; les paysans se précipitent au nombre d’une centaine, cernent le petit bois, tandis que d’autres, avec précautions, se glissent sous les branches, battant les fourrés… La Bête, débuchée, prend son élan. Un chasseur la tire à dix pas, elle tombe, se relève, reçoit une seconde balle, tombe de nouveau, se relève encore et rentre dans le bois, en clopinant : on la poursuit, on la fusille de tous côtés, la voici de nouveau en plaine, tombant à chaque décharge, se redressant toujours, on la voit enfin revenir au bosquet et s’y enfoncer…

On l’y poursuit jusqu’à la nuit sans la rencontrer ; comme on la croyait morte, on remit au lendemain la recherche de sa dépouille ; à l’aube, deux cents hommes, bien armés, explorèrent tous les buissons, écartant les branches, fouillant les amoncellements de feuilles mortes jusqu’à ce qu’on apprit que deux femmes qui s’étaient risquées dans les champs, sur la bonne nouvelle que la Bête était tuée, l’avaient vu passer, très vivante mais boitant un peu. Deux jours plus tard, à trois lieues de là, un jeune homme de Rimeize était rapporté tout sanglant, la peau du crâne enlevée, et le flanc ouvert ; le même jour une enfant de Foutan était mordue à la joue et au bras ; on trouvait dans un champ voisin de l’habitation de Mr de Morangier, le cadavre en lambeaux d’une fille de vingt et un an, que, malgré son épouvante, ses parents avaient forcée d’aller traire les vaches. C’était à désespérer ! Des dix mille chasseurs qui, à la fin d’octobre, s’étaient mis en campagne, il n’en restait plus un qui n’estimât toute tentative désormais inutile. Le Gévaudan devait se résigner et subir avec une pieuse patience ce mystérieux et cruel fléau.

On savait bien maintenant que la Bête n’était pas un loup. Trop de gens l’avaient vue et donnaient d’elle des descriptions concordantes : c’était un animal fantastique de la taille d’un veau ou d’un âne, il avait le poil rougeâtre, la tête grosse, assez semblable à celle d’un cochon, la gueule toujours béante, les oreilles courtes et droites, le poitrail blanc et fort large, la queue longue et fournie avec le bout blanc. Certains disaient que ses pieds de derrière étaient garnis de sabots comme ceux d’un cheval. La Bête semblait douée d’une sorte d’ubiquité dénotant une agilité surprenante : dans le même jour on avait constaté sa présence en des endroits distants l’un de l’autre de sept à huit lieues : elle aimait à se dresser sur son derrière et à faire « de petites singeries » ; car elle paraissait « gaie comme une personne » et feignait de n’avoir point de méchanceté. Si elle était pressée, elle traversait les rivières en deux ou trois sauts, mais, quand elle avait le temps, on la voyait marcher sur l’eau, sans se mouiller. Quelqu’un assurait l’avoir entendu rire et parler. Il était de tradition que lorsqu’une mère gourmandait son enfant et le menaçait de la Bête, celle-ci, avisée on ne sait par qui, venait poser ses deux pattes de devant sur l’appui de la fenêtre, et contemplait d’un air arrogant le baby, promis à sa convoitise. D’ailleurs, elle dévorait rarement le cadavre de ses victimes, se contentant de les déchirer, de sucer leur sang, de scalper la tête, d’emporter le cœur, le foie et les intestins.

La calamité qui frappait le Gévaudan mettait en émoi tout le royaume : des journaux de Clermont et de Montpellier, la nouvelle était passée aux gazettes parisiennes et la Bête faisait, à la Ville et à la Cour, le sujet de toutes les conversations. Une complainte circulait, qui comptait de nombreux couplets, tous pareils, invariablement composés de ce distique résumant tragiquement la situation :

Elle a tant mangé de monde,

La Bête du Gévaudan,

Elle a tant mangé de monde… !

Le roi Louis XV lui-même, bien qu’il eût d’autres soucis, voulut bien compatir aux malheurs de ses féaux sujets du Haut Languedoc, et son ministre donna l’ordre de faire donner la troupe. Conformément à ces instructions, le capitaine Duhamel vint, à la tête de ses dragons, installer son quartier général à Saint-Chely : il y tint conseil avec les tireurs les plus réputés de la région, une gratification de deux mille, puis de six mille livres, fut promise à celui qui tuerait la Bête ; aux prônes de toutes les paroisses fut donnée lecture des dispositions prises, et l’annonce de si sages mesures réconforta quelque peu les paysans. À moins qu’il ne fût vomi par l’enfer, le monstre devait, à coup sûr, succomber et l’on ne tarderait pas à apprendre sa fin. Même, pour plus d’assurance, ces Messieurs des États de Languedoc ordonnèrent que sa dépouille serait apportée au lieu de leurs séances, afin que chacun pût se rendre compte que la Bête était enfin exterminée.

Les huit battues s’effectuèrent, dans l’ordre prescrit, du 20 au 27 novembre ; elles ne donnèrent aucun résultat. Dès que les troupes eurent regagné leur cantonnement, on apprit que, durant l’expédition, la Bête avait poussé une pointe du côté de Sainte-Colombe, elle y avait tué cinq filles, une femme et quatre enfants… ! La terreur redoubla – l’évêque de Mende consacra un mandement à cette désolation publique et des oraisons furent ordonnées dans toute l’étendue du diocèse pour qu’il plût à Dieu de susciter un nouveau Saint Georges, assuré d’avance de la vénération de tout le pays. Et tandis que les habitants étaient en prières, la Bête en plein jour, le 6 janvier 1765, enlevait une mère de famille, Delphine Courtiol, au village de Saint-Quéry. C’était, assurait-on, sa soixantième victime, sans compter les malheureux, très nombreux, qu’elle avait, en six mois, blessés ou estropiés.

À cette époque – janvier 1765 – se place un incident qui mit en émoi tout le pays. Le 12, un jeune berger du village de Chanaleilles, âgé de douze ans, et nommé André Portefaix, gardait des bestiaux dans la montagne. Il était accompagné de quatre camarades et de deux fillettes, plus jeunes que lui ; par crainte de la Bête, ces enfants étaient armés de bâtons, à l’extrémité desquels ils avaient fiché des lames de couteaux. L’une des petites, soudain, poussa un cri : la Bête venait de surgir d’un buisson à quelques pas d’elle. André Portefaix groupe tout son monde ; les plus forts en avant, protégeant le reste de la troupe ; le monstre tourne autour d’eux, la gueule écumante ; les braves petits, serrés l’un contre l’autre, font le signe de la croix et cherchent à se défendre à coups de leurs épieux ; mais la Bête, se ruant, saisit l’un des enfants à la gorge et l’emporte ; c’est le petit Panafieux, qui a huit ans. Portefaix, héroïquement, se lance à la poursuite du fauve, le larde de coups de couteau, le force à lâcher sa proie. Joseph Panafieux en est quitte pour une joue arrachée que la Bête, en trois coups de dents, mange sur place : mise en goût, elle attaque une seconde fois le groupe terrifié, renverse l’une des fillettes, d’un coup de son horrible museau mord un des garçons à la lèvre, – il s’appelait Jean Vévrier, – le saisit par le bras et l’emporte… Un autre, qui a trop peur, crie qu’il faut sacrifier celui-là et profiter, pour s’enfuir, du temps que la Bête mettra à le manger. Mais Portefaix déclare qu’ils sauveront leur camarade ou qu’ils périront tous. Ils le suivent, même Panafieux qui n’a plus qu’une joue et que le sang aveugle ; tous, hardiment, piquent la Bête, cherchant à lui crever les yeux, ou à lui couper la langue ; ils l’acculent dans un bourbier, où s’enlisant, elle lâche l’enfant qu’elle tient. Portefaix se jette entre elle et lui, cogne à grands coups de bâton sur le groin du monstre, qui recule, se secoue, et s’enfuit…

Le procès-verbal authentique de cet exploit fut envoyé à Mgr l’évêque de Mende, qui l’adressa au roi. Celui-ci décida que chacun des sept petits paysans de Chanaleilles toucheraient trois cents livres sur sa cassette et que le jeune Portefaix serait élevé aux frais de l’État. Il fut placé quelques mois plus tard chez les Frères de Montpellier : disons, pour n’y plus revenir, qu’après de brillantes études, il entra dans l’armée et mourut en 1785, lieutenant d’artillerie coloniale.

La France entière connut, par les gazettes, les complaintes et les images, cet épique combat : si la célébrité d’André Portefaix fut immédiate, la renommée de la Bête s’accrut de l’aventure. De tous les points du royaume, de Marseille et de Gascogne surtout, des héros s’offraient, pour en débarrasser le Gévaudan. Le moindre tireur d’alouettes rêvait de ce beau coup de fusil, d’autant plus que le roi promettait une prime de 9,400 livres à l’heureux chasseur qui triompherait de l’invincible et mystérieux animal. Les gens timorés eux-mêmes ne se désintéressaient point de ce malheur public et imaginaient les stratagèmes les plus prudents : l’un émettait l’idée saugrenue de fabriquer des femmes artificielles qu’on ficherait sur des piquets à l’orée des bois fréquentés par la Bête : c’était très simple, un sac en peau de brebis pour simuler le corps, deux autres, plus allongés, représentant les jambes ; le tout surmonté d’une vessie peinte en manière de visage et rempli d’éponges imbibées de sang frais, mêlées à des boyaux assaisonnés de poison, de façon « à forcer la Bête vivace à avaler sa propre fin. » Un autre proposait d’élire vingt-cinq hommes intrépides, de les revêtir de peaux de lions, d’ours, de léopards, de cerfs, de biches, de veaux, de chèvres, de sangliers et de loups, avec un bonnet de carton garni de lames de couteaux ; chacun de ces déguisés devait être porteur d’une petite boîte contenant douze onces de graisse de chrétien ou de chrétienne, mêlée à du sang de vipère, et muni de trois balles carrées mordues par la dent d’une jeune fille… Un troisième avait inventé une machine infernale composée de trente fusils à la gâchette desquelles trente cordes attachées devaient être mises en mouvement par les contorsions d’un veau de six mois, se débattant à l’aspect de la Bête.

Tandis que les fantaisistes s’ingéniaient, celle-ci continuait ses ravages et son audace semblait croître. Vers le 15 janvier, elle déchira un enfant de quatorze ans, Jean Chateauneuf de la paroisse de Grèzes. On célébra, pour la victime, un service à l’église du village, et, le lendemain, au crépuscule, comme le père de Chateauneuf pleurait dans sa cuisine, la Bête vint le regarder par la fenêtre : elle posa ses pieds de devant sur l’appui de la croisée, Chateauneuf aurait pu la saisir par les pattes, mais il n’osa pas. Le 2 février, elle traversa au petit trot le village de Saint-Amant à l’heure où les paysans assistaient à la grand-messe ; elle espérait pénétrer dans quelque maison et y trouver des enfants ; mais toutes les portes étaient bien fermées, et elle s’en alla, dépitée, après avoir fureté partout.

Alors une grande chasse fut organisée : Duhamel donna l’ordre à soixante-treize paroisses ; vingt mille hommes répondirent à son appel, les seigneurs de toute la région se mirent à la tête de leurs paysans ; et cette formidable armée entra en campagne le 7 février : le pays était couvert de neige, il fut facile de relever la piste de la Bête et de suivre sa trace. Cinq paysans du Malzieu la tirèrent ; elle tomba en poussant un grand cri, mais se releva aussitôt et disparut… Comme le lendemain, on trouva le corps d’une fillette de quatorze ans dont elle avait, d’un coup de gueule, tranché la tête, on fit de ce cadavre, un appât, disposé en bonne place, et entouré d’une ligne d’habiles tireurs, bien cachés ; mais la Bête se méfia et ne se montra plus.

Le découragement fut immense : ces chasses infructueuses, les exigences des dragons, les dépenses que leur séjour imposait aux paysans, ruinaient le pays, que la peur, au reste, paralysait, au point qu’on n’osait plus mettre le bétail aux pâturages et que les marchés restaient déserts. Jamais si lamentable catastrophe n’avait frappé le Gévaudan, et nul ne pouvait prévoir la fin du fléau.

Il y avait alors, en Normandie, un vieux gentilhomme nommé Denneval, dont la réputation de louvetier était grande. Il avait, en son existence, tiré, assurait-il, douze cents loups ; les exploits de la Bête du Gévaudan troublaient ses sommeils ; il entreprit le voyage de Versailles, parvint à se faire représenter au roi Louis XV, offrit ses services, qui furent acceptés. Il jura à Sa Majesté qu’il tuerait la Bête et la rapporterait, empaillée, à Versailles, afin que tous les seigneurs de la Cour fussent les témoins de son triomphe… Le roi lui souhaita bonne chasse, et Denneval se mit en route.

Le 19 février, il arrivait à Saint-Flour avec son fils, deux piqueurs et six énormes dogues ; pour ne point fatiguer leurs chiens, les Normands voyageaient à petites journées, ce dont la Bête profita pour dévorer, à raison d’un par jour, environ une vingtaine d’enfants.

Denneval procéda avec une sage lenteur à ses préparatifs ; il voulait étudier savamment l’insolite gibier qu’il se préparait à chasser ; à le voir si méticuleux, les paysans trépignaient d’impatience : ils avaient repris confiance à l’annonce de cet homme providentiel, envoyé par le roi, et ne doutaient pas, que, du premier coup de mousqueton, il ne les débarrassât de la Bête. Mais lui ne se hâtait pas ; il explorait prudemment le pays, relevait ça et là les passées du faune, et constatait que chacun de ses bonds avait, en terrain plat, une longueur de vingt-huit pieds. Il en concluait que « cette Bête n’est nullement facile à avoir. » D’ailleurs, ses chiens étaient restés en route et il lui fallait les attendre avant de se mettre en chasse.

Et puis, il ne voulait pas de rival, et il fit comprendre qu’il ne tenterait rien si Duhamel et ses dragons ne se retiraient. Discussions, intrigues à ce sujet ; le temps passait et la Bête ne jeûnait pas ; le 4 mars, elle dévorait, à Ally, une femme de quarante ans ; le 8, au village de Fayet, elle coupait la tête d’un enfant de dix ans ; le 9, à Ruines, elle mangeait une fille de vingt ans ; le 11, dans un hangar, à Malevieillette, elle déchirait en lambeaux, une fillette de cinq ans : méfaits semblables le 12, 13 et le 14, et en des endroits si distants, qu’on ne pouvait s’expliquer la rapidité de ses courses : ce perpétuel vagabondage inspirait par toute la France tant de terreur, que certains accidents similaires s’étant produits aux environs de Soissons, on publia partout que la Bête du Gévaudan ravageait à la fois l’Auvergne et la Picardie.

Denneval, très calme, cependant, prétendait agir sans concurrents – Duhamel, s’obstinait à ne point quitter la place… Et la Bête mangeait le monde !

Il serait oiseux de détailler les disputes du Normand et du dragon : comme bien on pense, c’est le Normand qui l’emporta. – Duhamel battit en retraite, avec ses soldats, et quitta le pays, fort dépité d’abandonner à son rival la victoire ; car nul ne doutait que, maintenant, libre de ses mouvements, le terrible louvetier ne triomphât bientôt de la Bête. Hélas ! Durant trois mois, il lui donna la chasse, sans l’atteindre ; les dix mille paysans qu’il avait mis sur pied ne réussirent qu’à tuer une pauvre petite louve, qui pesait à peine quarante livres, et dans le corps de laquelle on trouva quelques chiffons de linge et du poil de lièvre. En vain Denneval se résolut-il à des expédients indignes de sa grande renommée ; en vain, empoisonna-t-il un cadavre, qu’il exposa, en manière de piège, aux environs d’un bois, où la présence du monstre avait été signalée ; celui-ci déchira le cadavre, en fit un bon repas, et ne parut pas s’en porter moins bien. Après dix semaines de battues et d’embuscades, il fallut bien convenir qu’il se moquait des gens, des balles et du poison. Denneval se lamentait d’être mal secondé, les paysans riaient de lui et le déclarèrent incapable de tuer le moindre lapin. Les esprits s’aigrissaient, le ton de la correspondance officielle, même, devenait acerbe, et l’on reprochait au Normand de trop ménager ses pas, sa peine et ses chiens.

Ce fut un beau temps pour la Bête, elle se montrait journellement et ne se privait de rien. La liste de ses carnages est terrifiante ; elle dévore, à La Clause, une première communiante, Gabrielle Pélissier, dont elle arrangea si proprement la tête coupée, les vêtements et le chapeau, que lorsqu’on découvrit les restes de la fillette on la crut tout simplement endormie. Le 18 avril, elle tue un vacher de douze ans, le saigne comme aurait fait un boucher, mange ses joues, ses yeux, ses cuisses et lui disloque les genoux. À Ventuejols elle égorge une femme de quarante ans, puis deux filles dont elle suce tout le sang et arrache le cœur… Il n’est point de village dans le Gévaudan, dont les registres de paroisse ne portent, dans cette période de printemps de 1765, maintes sinistres mentions de ce genre : acte de sépulture du corps demangé en partie par la Bête féroce… Toujours aperçue, traquée, fusillée, poursuivie, empoisonnée, et aussi toujours affamée, elle reparaissait chaque jour et semblait s’amuser de la terreur qu’elle inspirait : on la voyait, de loin, s’embusquer auprès d’un buisson, s’asseoir sur son derrière, et gesticuler avec ses pattes de devant, comme pour narguer ses futures victimes. Le bruit de ses exploits avait passé les mers, les Anglais, se sentant bien à l’abri dans leur île, se moquaient fort des terreurs du Gévaudan ; une gazette de Londres annonçait plaisamment qu’une armée française de cent vingt mille hommes avait été défaite par cet animal féroce, qui, après avoir dévoré vingt-cinq mille cavaliers et toute l’artillerie, s’était trouvé le lendemain vaincu par une chatte dont il avait mangé les petits.

C’en était trop ; l’honneur du pays se trouvait en jeu ; Louis XV, qui ne s’émouvait pas facilement, comprit qu’il fallait agir et il donna l’ordre à son premier porte-arquebuse, Mr Antoine de Bauterne, de se rendre immédiatement dans le Gévaudan et de lui rapporter à Versailles, la dépouille du monstre. Cette fois, on fut rassuré, la Bête allait périr puisque tel était le bon plaisir de Sa Majesté.

Antoine, son fils, ses domestiques, ses gardes, ses valets et ses limiers arrivèrent à Saugues, le 22 juin. Il commença par congédier Denneval, puis il réquisitionna des hommes de peine pour porter ses bagages et soigner ses chiens. Il agissait en grand seigneur, sûr de n’avoir pour vaincre qu’à paraître. Ce qu’ayant appris, la Bête lui porta un défi. Le 4 juillet, en plein midi, elle enleva une bonne vieille, Marguerite Ourtamœr, qui filait à la quenouille dans un champ voisin de Broussoles, et la laissa morte après lui avoir arraché la peau du visage.

En sa qualité de porte-arquebuse du roi, de lieutenant de ses chasses et de chevalier de Saint-Louis, Antoine voulut demeurer impassible : il organisa quelques reconnaissances qui ne donnèrent aucun résultat. Les paysans ne se gênaient pas pour dire qu’il coûtait plus cher et n’en faisait pas plus que les autres. Ce fut une bien autre surprise quand, après trois mois de tâtonnements et de ripailles, on le vit partir, avec tout son équipage, pour une partie de l’Auvergne où la présence de la Bête n’avait jamais été signalée. Il alla jusqu’au bois de l’Abbaye des Chazes où les loups étaient nombreux. Le 21 septembre, il se trouvait là, à l’affût, quand il vit venir à lui, un animal de forte taille, la gueule ouverte et les yeux en sang. C’était la Bête ! Antoine tira ; la Bête tomba ; elle avait reçu la balle dans l’œil droit. Elle se releva pourtant, mais une seconde balle l’atteignit en plein corps ; elle roula, raide morte.

Antoine et tous ses gardes se précipitèrent ; la Bête pesait cent trente livres ; elle mesurait cinq pieds sept pouces de longueur, avait des dents et des pieds énormes. C’était, d’ailleurs, un loup, un vulgaire loup, qu’on rapporta triomphalement à Saugues où le chirurgien Boulanger procéda à l’autopsie. On convoqua sept ou huit enfants, qui, naguère, avaient vu la Bête, et qui, sévèrement interpellés par Mr le porte-arquebuse, déclarèrent qu’ils la reconnaissaient. Du tout il fut dressé procès-verbal et Mr de Ballainvilliers, intendant d’Auvergne, écrivit à Sa Majesté une lettre enthousiaste pour La remercier de ce qu’Elle avait daigné secourir Son bon peuple du Gévaudan. Le cadavre de la Bête, transporté sans délai à Clermont, fut empaillé et expédié à Fontainebleau où se trouvait la Cour ; le roi rit beaucoup de la simplicité de ces bons paysans dont la superstition avait transformé un simple loup en une bête apocalyptique. Néanmoins, pour avoir à tout jamais débarrassé le royaume de ce cauchemar, Antoine fut nommé, – ce qui paraît invraisemblable, – grand Croix de l’ordre de Saint-Louis, et reçut mille livres de pension : son fils obtint une compagnie de cavalerie, sans compter qu’il gagna une fortune en exhibant à Paris la Bête du Gévaudan ; dix ans plus tard, on la montrait encore dans les foires de province. Elle était donc bien officiellement morte et l’on n’y pensa plus.

Sauf en Gévaudan… Il se trouvait là des incrédules pour assurer, sauf respect, que Mr Antoine n’était qu’un mystificateur ; que, du moins, par trop d’empressement d’obéir aux ordres du roi, il avait bien tué une bête, mais que ce n’était pas la Bête. Pourtant, celle-ci ne se montrait plus, par courtisanerie sans doute, car les bonnes gens assuraient qu’on la reverrait bientôt.

On la revit, en effet. Dès les premières neiges, elle enleva une fille de Marcillac, fit son second repas d’une femme de Sulianges, dont elle ne laissa que les deux mains… Les curés, sur les registres paroissiaux, eurent, de nouveau, à transcrire : j’ai enterré, dans le cimetière du village, les restes de…, dévoré par la Bête féroce qui parcourt le pays. Elle avait, en effet, repris ses courses vagabondes, et, à compter du premier janvier, 1766, elle se montra tous les jours. C’était bien Elle, on ne pouvait s’y tromper : comme jadis, elle enlevait quotidiennement un enfant ou une femme, comme jadis elle venait le soir, dans les villages, poser ses pattes sur l’appui des fenêtres et regarder dans les cuisines. Et ce n’était pas un loup, tout le Gévaudan l’aurait attesté sous serment ; depuis deux ans, on avait tué, dans la région, cent cinquante-deux loups et les paysans ne s’y trompaient pas.

Il y eut des faits tragiques extraordinaires ; deux petites filles de Lèbre jouaient devant la maison de leurs parents, quand la Bête survenant se jeta sur l’une d’elle et la saisit dans ses crocs. L’autre fillette, espérant défendre sa sœur, sauta sur le dos du monstre, s’y cramponna et se laissa emporter. À ses cris, les villageois accoururent… trop tard : la tête d’une des enfants était déjà séparée de son corps, l’autre petite avait le visage en lambeaux. – Un paysan, Pierre Blanc, lutta un jour avec la Bête, durant trois heures consécutives. Quand ils étaient trop essoufflés, lui et elle se reposaient un peu : puis ils reprenaient le combat. Pierre Blanc la vit de près, il affirma qu’elle se plantait sur ses pattes de derrière, pour mieux allonger des coups de griffe, et qu’elle paraissait « toute boutonnée sous le ventre. »

Le Gévaudan suppliait qu’on lui vînt en aide, mais ses lamentations restaient sans échos. L’intendant de la province ne voulait pas encourir la disgrâce, en réveillant une affaire que Versailles déclarait depuis longtemps terminée. Reparler de la Bête c’eût été en quelque sorte désavouer le roi, ou, tout au moins, insinuer qu’on l’avait trompé. Risquer d’impatienter Sa Majesté, pour quelques malheureux paysans de plus ou de moins ! Quel courtisan aurait eu cette audace ? La Bête était morte, Mr Antoine l’avait tuée, voilà qui était définitif ; il n’y avait plus à y revenir.

Et toujours, toujours, la Bête mangeait le monde. Le 19 juin 1767, après un grand pèlerinage à Notre Dame des Tours, où toutes les paroisses du pays se rendirent, le marquis d’Apcher, l’un des seigneurs du Gévaudan, organisa une battue : au nombre des chasseurs se trouvait un rude homme, du nom de Jean Chastel. Il avait soixante ans, étant né vers le commencement du siècle, à Darmes, près de la Besseyre-Sainte-Mary. C’était un gars robuste et pieux, que toute la région estimait pour son honnêteté scrupuleuse et sa bonne conduite.

Jean Chastel se trouvait donc ce jour-là posté sur la Sogne d’Auvert, près de Saugues. Il avait à la main son fusil, chargé de deux balles bénites, il récitait ses litanies, quand il vit venir à lui la Bête, la vraie. Tranquillement, il ferme son livre de prières, le met dans sa poche, retire ses lunettes, les plie dans l’étui… La Bête ne bouge pas ; elle attend. Chastel épaule, vise, tire ; la Bête reste immobile : les chiens accourent au bruit du coup de feu, la renversent, la déchirent… Elle est morte. Son corps, chargé sur un cheval, est aussitôt porté au château de Besque – là on l’examine, et c’est bien la Bête, ce n’est pas un loup. Ses pattes, ses oreilles, l’énormité de sa gueule, indiquent un monstre d’espèce inconnue ; en l’ouvrant, on trouve dans ses entrailles l’os de l’épaule d’une jeune fille, sans doute celle qui, l’avant-veille, a été dévorée, à Pébrac.

On promena la dépouille de la Bête dans tout le pays, puis on la mit dans une caisse et Jean Chastel partit, avec ce triomphal et encombrant colis, pour Versailles. Là, ne manqueraient point les savants pour diagnostiquer quel pouvait être cet animal fantastique, on verrait bien que Mr Antoine s’était joué du roi ! Par malheur, le voyage s’effectua par les chaleurs d’août ; à l’arrivée, la Bête était dans un tel état de putréfaction qu’on se hâta de l’enterrer sans que quiconque eut le courage de l’examiner. De sorte qu’on ne saura jamais – jamais, ce qu’était la Bête du Gévaudan. Chastel, cependant, fut présenté au roi, qui se moqua de lui. Le brave homme soupçonna toujours qu’il était victime d’une intrigue de Cour : il n’était pas de taille à protester : il courba le front, et revint au pays où le receveur des tailles lui compta, pour toute gratification, 72 livres.

Mais le Gévaudan fut moins ingrat que Versailles ; Jean Chastel en devint le héros, son nom, après un siècle et demi, y est connu de tous ; un écrivain local, lui consacra un poème épique qui ne compte pas moins de 360 pages et dont l’élaboration dura vingt ans ; la mort du monstre y est pittoresquement contée ; on y voit le hardi chasseur

 

Ajustant son fusil ; le coup part et la Bête

Vomit des flots de sang. Certain de sa conquête,

Voyant que tout effort, tout cri sont superflus,

Chastel s’écrie ; Bête, tu n’en mangeras plus !

 

L’arme qui délivra le Gévaudan a été conservée comme une relique : c’est un fusil à deux coups ; la crosse, en très vieux bois, est copieusement sculptée, et porte une plaque d’argent sur laquelle est gravé ce nom glorieux : Jean Chastel. Ce fusil appartient aujourd’hui à Mr l’abbé Pourcher.

À la Sogne d’Auvert, est-il nécessaire de l’ajouter, certains assurent qu’au lieu même où a été tuée la Bête « l’herbe ne vient pas plus haute une saison que l’autre » – elle y est d’ailleurs toujours rougeâtre et aucun animal ne consent à brouter ce gazon maudit.

LES TROIS PERSANS

Quand nos journaux illustrés nous montrent – et la chose est fréquente – ces reproductions d’instantanés représentant quelqu’une des nombreuses conférences où les diplomates des nations alliées discutent les grands intérêts de la société future, on ressent, à contempler ces images, une indéfinissable émotion, plus poignante, à coup sûr, que la simple curiosité. Le décor est souvent banal, le luxe de l’ameublement est purement « officiel » ; les importants personnages groupés là ne sont point, pour la plupart, particulièrement séduisants : ils sont vieux ; quelques-uns « bedonnent » ; leurs têtes sont chauves, leurs attitudes lasses et sans gaieté, et la lumière crue tombant des fenêtres n’avantage pas leurs physionomies pensives et peu souriantes. Cependant, pour qui songe, il se dégage de l’ensemble une impression de grandeur et de solennité. Que sortira-t-il de ce lieu fatidique ? Sera-ce cette concorde universelle à laquelle le pauvre monde aspire depuis le début des siècles ? Cette salle, au contraire, sera-t-elle seulement, comme tant d’autres, le théâtre de discussions poliment acrimonieuses et de vaines protestations de fraternité ? Sera-ce l’harmonie rêvée, ou la menace de nouvelles calamités ? À moins d’un avortement qu’on n’ose ni ne veut prévoir, l’avenir de l’humanité va naître là, et voilà pourquoi sont si attachantes ces images où les regards ne trouvent rien qui les retienne, mais où la pensée s’attarde avec une sorte d’anxiété.

Ces hommes qu’on voit là, tournés vers le photographe, sont les représentants de tous les peuples civilisés venus dans le but d’établir et de rédiger enfin la police d’assurance des nations contre le plus effroyable des fléaux. Mais sont-ils vraiment de ces « hommes de bonne volonté » auxquels est promise la paix bienfaisante ? Ont-ils bien chassé de leurs esprits tout souci d’intérêts particuliers, tout préjugé égoïste ? On les voudrait des anges… peut-être ne sont-ils que des diplomates. Et l’on pense ainsi à ce que doivent éprouver ceux qui, dans cette assemblée, représentent notre France ; hommes éminents dont le talent, la loyauté, l’autorité, l’expérience sont universellement reconnus. Quelle tâche redoutable d’être, devant le monde attentif, les porte-paroles de notre pays victorieux, sous les regards mauvais de l’ennemi abattu, ruminant son humiliation et sa rancune ! Quelle noble mission d’avoir à prouver que, – comme l’écrivait récemment un Lorrain de race, – « la France est encore la nation la plus douce, la plus délicate, la plus humaine, la plus réellement civilisatrice que le monde ait jamais connue. »

Je m’excuse de ce préambule sans autre prétention, on peut le croire, que de relier à l’actualité l’anecdote que j’ai à conter : elle date d’un temps où il n’était pas question d’un tribunal suprême des nations ; la raison du plus fort était toujours la règle du monde et les opprimés devaient se résigner à subir le joug, sans avoir à qui faire entendre leur plainte. Or, en 1827, la guerre étant déclarée entre la Russie et la Perse, le souverain de ce pays, afin de soutenir la lutte contre son puissant adversaire, imposa à ses sujets des contributions extraordinaires ; toutes les cités du royaume, tous les villages durent fournir au trésor du Shah une somme en proportion avec leurs ressources supposées, et celle qu’on exigea de la vieille ville de Khorrem-Abad fut énorme : elle équivalait à cinq mille francs de notre monnaie. Il faut dire que Khorrem-Abad, dans le Khourdistan, était une pauvre agglomération d’Arméniens catholiques, vivant misérablement de leurs cultures ; le chiffre de la contribution leur parut fantastique et tel que jamais ils n’en avaient entendu énoncer de pareils. Cependant il fallut payer, sous peine de voir les musulmans emmener les hommes en esclavage et vendre les femmes et les enfants aux marchands de Mossoul ou d’Erzeroum. Khorrem-Abad ne possédait pas un sol en caisse ; les habitants s’assemblèrent et résolurent de contracter un emprunt ; des juifs de Bagdad consentirent à prêter la somme, mais à un taux d’intérêt qui devait la tripler en cinq ans. Si, ce délai expiré, elle n’était pas complètement remboursée, il faudrait vendre comme esclaves les femmes et les filles de Khorrem-Abad, jusqu’à pleine satisfaction des créanciers.

Les trois premières années s’écoulèrent sans que le miracle escompté se produisit : Khorrem-Abad était toujours sans argent ; un terrible cauchemar pesait sur la ville : comment, quand viendrait l’heure de l’effrayante échéance, serait-il possible d’éviter la dispersion ? Il ne fallait pas songer à un nouvel emprunt dont le seul résultat serait de retarder la catastrophe en la faisant plus cruelle et plus générale : impossible, d’ailleurs, d’implorer la munificence du Shah, qui considérait comme des intrus dans son empire les Arméniens catholiques ; isolés en plein Islamisme, ces malheureux se sentirent perdus ; rien ne pouvait les soustraire à la catastrophe dont chaque jour écoulé rapprochait le terme menaçant. C’est alors qu’un des anciens de la ville, qu’on appelait David, fils de Gabriel, se mit à songer qu’il y avait, sur la surface de ce triste monde, un pays au nom très doux, – la France, – dont le renom secourable était fameux dans tout l’Iran ; si cette puissante et charitable nation connaissait la détresse des pauvres gens de Khorrem-Abad, nul doute que, d’un geste généreux, elle les tirât de peine ; car jamais les malheureux ne l’avaient sollicitée en vain et son large cœur était plein de tendresse pour ceux qui souffrent. Ainsi parla David, fils de Gabriel, et ce qu’il y a d’admirablement touchant dans cette histoire qui n’est point du tout une légende, mais un épisode parfaitement authentique du martyrologe des Arméniens, c’est qu’il ne se trouva personne à Khorrem-Abad pour rire de l’idée de David : au contraire ; tous s’accordèrent à la persuasion que si la France savait leurs angoisses, ils seraient sauvés.

Mais comment entrer en communication avec ce pays lointain ? À qui s’adresser ? Où écrire ? La lettre parviendrait-elle ? Et, si elle arrivait à destination, celui qui la recevrait ne pourrait-il pas croire à quelque mystification ? Khorrem-Abad était certainement inconnu des Parisiens et aucun d’eux ne voudrait risquer une somme si importante, en l’expédiant par la poste, à cette bourgade hypothétique. Sur quoi David reprit la parole. Il connaissait, lui, un Français. Vingt ans auparavant un voyageur, venu de Paris, avait traversé Khorrem-Abad : il avait même assisté au service divin dans la pauvre église de la ville où il séjourna durant quelques jours. Et David lui avait servi de palefrenier ; il n’avait pas perdu le souvenir de la bonté, de la simplicité affable, de la générosité de ce Français entreprenant ; par malheur il ne se rappelait plus son nom ; mais peu importait, c’était à cet homme qu’il fallait s’adresser si l’on voulait sortir de peine. D’ailleurs il ne s’agissait pas d’écrire, mais d’aller trouver ce voyageur charitable ; et David se proposait comme émissaire de ses concitoyens ; on avait deux ans de répit : il irait à Paris, se mettrait à la recherche, et, quand il aurait rencontré celui en qui il mettait son espoir, il lui exposerait la situation tragique de la colonie arménienne, certain, sinon de rapporter l’argent, du moins de recevoir un utile conseil et une assistance profitable. Alors dans l’assemblée se levèrent deux autres habitants de Khorrem-Abad : Kiril, fils de Yousouf, homme dans la force de l’âge, et Yousouf, fils de Yohan, qui n’avait pas encore vingt ans. Tous deux déclarèrent que la conception de David était excellente ; ils s’offraient à l’accompagner. Quelques sceptiques, – il y en a partout, – alléguèrent que l’expédition serait rude, personne n’étant assez riche pour subvenir aux frais d’un tel voyage ; David, Kiril et Yousouf protestèrent qu’ils partiraient sans argent et vivraient d’aumônes au cours de leur route. Mais quel chemin prendraient-ils ? Où était située la France ? Comment se diriger dans ce long trajet puisqu’aucun des trois délégués ne connaissait un seul mot de français ? « Dieu nous conduira, » répondit David, qui était le plus vieux et le plus sage. Sur quoi on leur souhaita bon voyage : ils partirent.

Ce qu’il y a de plus étonnant c’est qu’ils arrivèrent. Après six mois de marche et de mendicité, ils entrèrent dans Paris un soir d’hiver. En quel état ! Leurs longues robes étaient en lambeaux ; ils étaient chaussés de babouches en guenilles ; leurs bonnets de fourrure avaient souffert mille avaries, et leurs barbes que, en qualité de pèlerins, ils n’avaient pas coupées depuis leur départ de Khorrem-Abad, couvraient leurs poitrines et s’allongeaient jusqu’à la ceinture. Paris ne s’étonne pas facilement ; cependant les trois voyageurs furent remarqués dans la longue rue du faubourg par lequel ils descendaient vers le centre de la ville. Les gens se retournaient, riaient un peu, et passaient ; ceux qui avaient teinture des Mille et une nuits, discernaient au costume la nationalité de ces étrangers : « Tiens ! Des Persans ! » disaient-ils. Puis ils allaient à leurs affaires sans plus s’émouvoir de la rencontre.

Cependant David, Kiril et Yousouf, tout en s’ébahissant de la cohue, de l’étroitesse et du dédale des rues, et de l’immensité de la ville, étaient parvenus jusqu’aux quais de la Seine et hésitaient à franchir le fleuve, quand un gamin qui les suivait depuis quelque temps, ne se tint plus de leur demander ce qu’ils cherchaient. Ils ne comprirent pas sa question ; mais recourant à la mimique qu’ils avaient employée depuis bien des jours, ils portèrent la main à leur bouche, puis ils penchèrent la tête en fermant les yeux, ce qui, dans tous les pays du monde, signifie qu’on a faim et qu’on voudrait bien dormir. L’enfant qui d’abord n’avait pensé qu’à se gausser de ces personnages de mi-carême, sentit s’émouvoir, devant leur misère trop apparente, son bon cœur de petit Parisien ; d’un geste il engagea « les Persans » à le suivre : ils marchèrent à sa remorque pendant bien longtemps. Il les conduisit rue Mouffetard, chez un logeur qu’il connaissait ; mais celui-ci refusa nettement d’héberger cette mascarade : il ne pouvait, allégua-t-il, d’après les règlements, recevoir pour la nuit quiconque n’était porteur d’un livret ou d’un passeport, et il ne voulait pas risquer une contravention pour des étrangers dont la mine n’était point engageante. Les pauvres pèlerins, harassés, suivaient la discussion, comprenant que leur sort se jouait ; ils auraient bien voulu s’asseoir et rester dans cette salle basse où il faisait chaud et où régnait un délicieux parfum de miroton et de hareng frit ; ce désir était si vif qu’il ouvrit leur entendement, et l’un d’eux sortit de sa poche des papiers crasseux que le logeur examina : véritable grimoire auquel il ne comprit rien et qui le rassura d’autant mieux sur l’honorabilité des personnages. Il mit les papiers sous clef, et fit signe qu’il consentait à recevoir ces Turcs pour une nuit. Le lendemain, il les éveilla dès la première heure, leur servit le café au lait, et, leur faisant signe de le suivre, les conduisit tout droit à la Préfecture de police.

Personne, dans les bureaux, ne put comprendre un mot de leur langage, ni déchiffrer une ligne de leurs passeports, chargés de visas extravagants. Comme on les traînait de corridors en corridors, et que leur présence faisait sensation dans le vieux local où régnait le préfet Gisquet, un Polonais, qui, en quête d’un parapluie égaré, cherchait le guichet des objets perdus, prit la complaisance de s’immiscer dans l’aventure et déclara parfaitement authentiques et valables les visas russes et polonais, et crut bien reconnaître que ces vagabonds venaient de Perse, par Constantinople et Varsovie. Quelqu’un qui passait dit : « Il faudrait les conduire à M. Jouannin, qui a longtemps habité la Perse. » Un agent fut chargé de la mission. M. Jouannin, qui, au temps de l’Empire, avait été chargé d’affaires à Téhéran, était bien connu à Paris : par bonheur on le trouva chez lui : à sa vue David poussa un cri de joie, se prosterna, et, sanglotant d’émotion, il se traîna sur les genoux jusqu’aux pieds du vieux diplomate ébahi. David, fils de Gabriel, venait de reconnaître en lui ce Français qui, vingt ans auparavant, avait séjourné durant quelques jours à Khorrem-Abad, et auquel il avait servi de palefrenier. Le pauvre homme n’en revenait pas d’avoir été conduit, dès son arrivée, chez celui qu’il désirait voir, et qu’il s’était d’avance résigné à chercher durant plusieurs semaines. Il reconnut là l’intervention divine, et quand son émotion fut un peu calmée, il exposa à M. Jouannin le but de son voyage.

Le dénouement ne fait de doute pour personne : M. Jouannin avait de belles relations ; l’histoire merveilleuse des Trois Persans se répandit dans toute la ville ; David, Kiril et Yousouf connurent une vogue semblable à celle qui, vers la même époque, avait accueilli la Girafe, et dont devaient si largement bénéficier plus tard les frères Siamois. Tandis que les gens du monde organisaient une loterie au profit des habitants de Khorrem-Abad, les trois Arméniens, mis aux enchères, reçurent des offres magnifiques de la part de cafetiers des boulevards, désireux de les engager afin d’achalander leur établissement. Rien que pour figurer durant un mois dans un comptoir, on proposait des sommes bien supérieures à celle dont ils avaient besoin : mais cette humiliation leur fut épargnée : la loterie suffit, ou à peu près, à parfaire le chiffre : le gouvernement l’arrondit et se chargea d’envoyer l’argent aux créanciers par les soins de ses consuls. La générosité des Parisiens permit même aux Trois Persans de retourner dans leur pays en s’offrant le détour de Rome, et en voyageant de façon plus confortable qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors.

Je pense que, à Khorrem-Abad, ce fait singulier n’est pas oublié ; s’il s’est, en effet, transmis par la tradition, il y a là-bas, certainement, des braves gens qui suivent avec une reconnaissante inquiétude les démêlés des peuples européens et qui forment des vœux pour la prospérité de la France à laquelle leurs ancêtres ont dû leur salut.

MONSIEUR BOURET, NOUVEAU RICHE

On raconte que, dans le cours du XVIIIe siècle, M. le maréchal de Richelieu, gentilhomme accompli, et parfait modèle des manières élégantes, visitait son petit-fils, alors duc de Fronsac, pensionnaire au collège Louis-le-Grand. Après s’être informé des travaux et des succès du jeune homme, il tira de sa poche une bourse de cent louis, somme dont il gratifiait mensuellement l’écolier. « Je vous rends grâce, monsieur, fit celui-ci ; je n’ai pas besoin d’argent, ayant économisé, ces temps derniers, sur la pension que vous voulez bien me servir. — Économisé ? riposta Richelieu grimaçant de dégoût… Économisé ? Quel est ce méchant mot ? Un garçon de votre rang doit-il songer à de telles vilenies ? » Comme on entendait dans la rue un pauvre joueur de vielle qui implorait la charité, le maréchal ouvrit la croisée : « Eh ! Psst ! L’homme ! » cria-t-il ; et lançant la bourse par la fenêtre aux pieds du mendiant ébahi : « Voilà ce que M. le duc de Fronsac te donne pour se former aux bonnes façons. »

Si l’histoire a recueilli cette anecdote, c’est parce qu’elle caractérise une époque et un monde abolis. Il fut un temps, en effet, où la société française méprisait l’argent avec une ostentation un peu folle, mais non sans grâce ni même sans une certaine grandeur : savoir compter était une tare ; s’enrichir était une honte ; le bon ton exigeait qu’on se ruinât allègrement. Et si l’aristocratie de cour s’y évertuait avec une sorte d’acharnement, la classe bourgeoise, parcimonieuse par tradition séculaire, professait, elle aussi, le même dédain superbe pour les « financiers », mot aujourd’hui prestigieux mais qui, jadis, était entaché d’une sorte d’opprobre. Quant au menu peuple, il détestait d’instinct les « parvenus, » « traitants, » fermiers généraux, fournisseurs et commis des subsistances dont la scandaleuse opulence s’était fondée sur les embarras de la France.

Être millionnaire était pire qu’un déshonneur ; c’était un ridicule, et il n’y avait pas de railleries, de brocarts, de persiflages, voire d’invectives, qu’on ne s’amusât à décocher, en pleine face, aux enrichis, pour peu qu’on leur fît l’honneur de pénétrer en leurs fastueux palais ou de s’asseoir à leur table. « Comme c’est beau ! Comme c’est bien tenu ! s’exclamait une danseuse de l’Opéra émerveillée en visitant l’Élysée nouvellement aménagé par le trésorier Beaujon. — Oui, observa un grand seigneur qui accompagnait la dame ; on ne saurait vraiment où cracher, s’il n’y avait pas la figure du maître de la maison ! » – « Voilà un délicieux potage ! disait en se pourléchant un gourmet dînant chez un richissime administrateur des hospices. — Je crois bien ! remarqua à haute voix un convive, il est tiré de la marmite de vingt mille malades ! »

Les amphitryons empochaient moqueries et nasardes de l’air le plus satisfait du monde : ne convenait-il pas qu’ils se fissent pardonner leur opulence par ces commensaux infatués de leur glorieuse pénurie ? Et c’était merveille de voir l’humilité de ces richissimes banquiers, flattés d’être malmenés par les « gens de qualité » qui condescendaient à manger leurs dîners, à puiser dans leurs caisses, et à les traiter familièrement de filous et de sangsues.

Il faut dire que, nul homme « bien né » ne consentant à déroger en trafiquant des deniers publics, la finance se composait presque exclusivement de gens d’origine très modeste : la tradition exigeait même que tous fussent d’anciens valets ayant reçu des coups de bâton et mérité les galères ; tradition légendaire, est-il besoin de le faire remarquer ? Beaucoup de ces traitants étaient de fort honnêtes banquiers qu’une spéculation trop heureuse ou un coup de bourse trop profitable avaient transformés en Crésus.

Pour s’excuser de ces faveurs de la fortune en un temps où le respect et la considération n’allaient qu’aux nobles noms et aux grands services rendus au pays, ils faisaient de leur mieux pour se ruiner et luttaient avec une émulation presque touchante à qui mettrait à sec le Pactole qui les submergeait ; il semble que la plupart de ces nouveaux riches s’appliquassent à mourir insolvables et à se réhabiliter ainsi aux yeux de leurs contemporains : et c’est ce qui explique l’averse de millions qu’ils déversaient sur leur entourage de commensaux insolents et de parasites gouailleurs, et aussi les folies de dépenses et le luxe extravagant dont ils se faisaient un point d’honneur.

Beaujon, déjà nommé, qui, perclus, contrefait, presque aveugle, réduit à ne boire que de l’eau et à ne manger que des herbes bouillies, tenait table ouverte et laissait jour et nuit ses invités maîtres de son palais, dormait dans une corbeille tapissée de peaux de cygnes suspendue par des guirlandes de fleurs à quatre palmiers ombrageant son alcôve ; il possédait presque tous les terrains du faubourg Saint-Honoré, où, après avoir acquis le plus bel hôtel de Paris, une ferme des Mille et une nuits, un château dont les pièces étaient machinées avec une extravagance d’opéra, même une chapelle monumentale destinée à recevoir son tombeau, il eut l’heureuse idée d’élever un hospice, la seule de ses fondations qui assure à son nom la pérennité.

À un dîner chez le financier La Mosson, les convives voient apporter cinquante soupes dans des vases d’argent ; succèdent trois services, chacun de cent quarante plats, tous dressés en vaisselle plate ; il y a sur la table et sur les buffets quarante-huit douzaines d’assiettes d’or ; et défilent les marcassins rôtis, les turbots au coulis de homard, les ortolans à la financière, les jambons trois fois cuits au vin de Madère, les pyramides de truffes étuvées aux vapeurs du Champagne. On boit à la santé du Dauphin et, pour ce faire, on remplit puis on brise deux mille coupes du cristal le plus pur ; et quand les trois services ont défilé, on passe, pour le quatrième, dans un autre appartement : c’est le dessert ; la table est couverte de grands arbres aux branches desquels pendent des fruits de tous les pays et de toutes les saisons : il n’y a qu’à cueillir… tandis que des rossignols vivants, nichés sous les feuilles, modulent délicieusement.

Chez Monville, autre Plutus, tous les appartements sont chauffés par des tuyaux de chaleur invisibles, si bien que, au cœur de l’hiver, on peut se croire, toutes portes ouvertes, en plein été… agrément devenu banal, mais qui constituait alors une nouveauté merveilleuse ; les boiseries sont machinées de telle sorte qu’il en sort des concerts à grand orchestre, et le maître du lieu a pour bureau une grande table, toute en porcelaine ouvragée, et tenue tiède par des conduites dissimulées.

À Chevilly, chez Thoynard, il y a une laiterie construite en coquillages, isolée sur un grand parterre de violettes et de muguets : les plafonds sont de marbre blanc, les sièges recouverts d’étoffes d’argent.

Le banquier La Haye, rue Plumet, a fait construire sa maison : une vieille masure qui semble prête à s’écrouler ; une porte d’entrée vermoulue qu’on a étayée d’un côté. Cette porte franchie, on est dans une cour « d’une pauvreté à serrer le cœur » ; on entre par un perron déjeté, et… c’est l’antichambre, pavée d’une mosaïque italienne représentant l’Amour jonglant avec des cœurs ; puis vient la salle à manger simulant un bosquet de marronniers ; au pied de chacun des troncs d’arbre, un buisson de roses ; un grand rocher d’où tombe une cascade soutient la tribune des musiciens, et quand les convives prennent place à table, de tous les arbres sortent des satyres et des nymphes portant des girandoles d’or ; la chambre à coucher est tendue d’une étoffe de soie glacée d’argent sur laquelle est drapée une mousseline des Indes bordée d’un inimitable point d’Angleterre ; les secrétaires, les commodes, les chiffonniers, comme la cheminée, sont en porcelaine de Sèvres, et le maître de cette féerie a commis la folie de faire peindre ses volets et ses persiennes par le maître Vien, afin qu’aucune main qui ne fût celle d’un grand artiste ne contribuât à orner sa demeure…

Ce préambule fera paraître moins invraisemblable l’aventure du pauvre Bouret, lui aussi fermier général, trésorier de France, secrétaire du Roi du grand collège, l’une des puissances financières du XVIIIe siècle.

C’était « le prototype des parvenus, » celui en qui se résumaient leurs défauts, leurs qualités, leurs goûts, « mais au centuple, à l’extrême » ; le plus fou, le plus dissipateur, le plus audacieux, le plus charitable des privilégiés de l’argent. Son grand-père avait convoyé des trains de bois sur la Seine ; son père portait la livrée chez M. de Ferriol, ambassadeur de France près la Sublime Porte, et avait épousé une femme de chambre de Mme de Ferriol ; il s’était poussé de son mieux et s’était introduit, on ne sait comment, dans le monde des gens en place, où on croit qu’il parvint à obtenir un emploi de receveur des gabelles. Étienne-Michel Bouret, son fils, troisième du nom, le futur financier dont on va conter l’histoire, commença sa fortune dans le voiturage des sels.

Dès ses débuts, il est ambitieux : « Il faut que je devienne riche ou qu’on me pende » : tel est son programme d’existence. Il se contente pourtant du poste très modeste de receveur général à La Rochelle ; mais il n’y demeure pas longtemps : un trait de génie le tire de l’ombre.

En 1747, la Provence souffre d’une effroyable disette : les spéculateurs accaparent les grains, leurs greniers regorgent mais les marchés sont vides ; Bouret réunit toutes ses ressources, charge un bateau de sacs aux trois quarts remplis de sable et, pour le dernier quart, « celui du dessus, » de beau froment, fait voile vers Sète, court à Montpellier, annonce à grand fracas qu’il vient, envoyé par le gouvernement, afin de terminer la disette ; qu’un premier bateau chargé de blé est au port, suivi de toute une flotte… Les monopoliseurs se voient ruinés, ouvrent leurs greniers, jettent leurs réserves dans la circulation, vendent à tout prix ; l’abondance renaît ; en huit jours la crise est résolue et la Provence acclame son sauveur.

Bouret est nommé trésorier général de la maison du Roi. Il vend sa charge au bout de cinq ans, bénéficie d’un bon de Sa Majesté pour un emploi de fermier général ; et, son honnête renom, sa libéralité et sa belle prestance aidant, les millions se bousculent à qui entrera dans sa caisse, au point qu’il n’arrive plus à les compter…

Dix ans après avoir conduit les voitures de sel sur la route du Mans à Paris, Étienne-Michel Bouret est possesseur d’une fortune qu’on évalue à cent millions, chiffre qui nous paraît quelque peu mesquin aujourd’hui, mais qui alors passait pour fabuleux et que le bilan d’aucun particulier n’avait encore jamais atteint.

Bouret cependant n’est point grisé par cette invraisemblable fortune : il n’est pas de ceux qui oublient leur origine et se posent en grands seigneurs, encore qu’il ait des armoiries : « d’azur aux chevrons d’or accompagnés de trois canettes d’argent posées deux en chef, une en pointe, » comme les fleurs de lys du roi.

On le chansonne, on le raille, on le traite d’exploiteur et d’escroc ; il laisse dire, sachant que tout se lasse et que le succès justifie bien des choses. Il est en grand crédit auprès des puissants et il apporte à maintenir sa situation une ingéniosité des plus galantes.

Il n’est point de semaine où la chronique anecdotique n’ait à publier un trait dont le tour aimable désarme les plus hargneux et porte aux nuées la réputation d’esprit du Plutus en vogue.

Il arrive, par exemple, que M. de Machault, contrôleur général des finances, a perdu un épagneul auquel il tenait infiniment. Bouret fait chercher dans tout Paris un chien parfaitement semblable, le trouve, bien entendu, commande à son coiffeur une perruque et à son tailleur une simarre exactement copiées sur celles du contrôleur général ; il ordonne à son tapissier de disposer sa chambre de façon à la rendre absolument pareille à la chambre de Son Excellence : mêmes meubles, mêmes tentures, mêmes tapis ; il place dans tous les coins des écuelles de pâtées merveilleuses, il entasse sur sa table de nuit et jusque dans son lit des gimblettes, des pralines et autres friandises, et, tous les matins, l’épagneul est introduit dans cet Éden pour chiens, comblé de caresses, choyé, bourré, cajolé, flatté par le financier, qui a pris soin de se coiffer de la perruque et de passer sur ses vêtements le simarre du ministre ; si bien que, au bout de trois jours, dès que le valet de chambre ouvre la porte, la bête ainsi fêtée bondit vers ce maître d’une si exquise munificence, lui lèche les mains, frétille, s’ébat, jappe de joie, se roule à terre, et manifeste son bonheur par les plus exubérantes et affectueuses démonstrations.

La chose étant à point, Bouret avise humblement M. de Machault qu’il a eu l’heureuse chance de retrouver son chien et qu’il se permet de le lui renvoyer : en même temps que la lettre, l’épagneul arrive. C’est l’heure où le contrôleur général des finances revient de son audience : il porte sa perruque et n’a pas encore dépouillé sa simarre. Trompé par ces apparences, le chien, tout haletant d’émotion joyeuse, saute sur les genoux du contrôleur général, furette par la chambre, flairant tout, en bête qui se retrouve chez soi, et M. de Machault se montre d’autant plus touché de cette intrusion inespérée qu’il a « perdu » son chien, en effet, mais perdu « de maladie » ; ce fidèle ami est mort sous ses yeux et il l’a fait enterrer dans une pelouse de son jardin ! Le bruit courut que Bouret était si riche et si puissant qu’il était parvenu à ressusciter l’épagneul de Son Excellence ; on ne parla de rien d’autre, à la Cour et dans les salons, durant au moins deux jours.

D’ailleurs Bouret ne laissait pas reposer l’éphémère sollicitude du public : il la savait inconstante et l’aiguillonnait de son mieux : il donnait à dîner tous les jours et il s’appliquait à varier les surprises ; tantôt les dames trouvaient devant elles, en se mettant à table, deux verres dont l’un contenait un bouquet de fleurs, l’autre une aigrette de diamants ; ou bien, à la fin de la soirée, chacun des invités, au lieu du fiacre ou du carrosse de louage qui l’avait amené, était reconduit à sa demeure par un phaéton à la dernière mode ou une dormeuse de grand luxe, attelés de superbes chevaux, simple souvenir discrètement offert à ses convives par le magnifique amphitryon ; d’autres fois on découvrait sous sa serviette une action de la Ferme générale ou un bon au porteur sur l’une des nombreuses caisses dont Bouret disposait en maître.

Un jour, il invite à souper certaine friande marquise qui « raffole » des petits pois : on est au cœur de l’hiver, à l’époque où une « poignée de cette primeur délicate se paie une poignée de louis » ; le financier allèche la dame par la perspective d’une profusion de son légume favori. Par malheur, elle est au régime : son médecin lui a ordonné de n’absorber rien d’autre que du lait trait devant elle ; elle consent à accepter l’invitation, mais à la condition expresse qu’on ne servira pas son mets de prédilection, afin qu’elle n’ait pas à lutter contre la tentation. La clause est acceptée ; mais quand la marquise arrive à l’heure dite, elle trouve dans le vestibule de Bouret la vache dont elle va boire le lait, broutant gloutonnement à même une auge immense remplie de petits pois, trente ou quarante boisseaux que la dame va, de la sorte, absorber sans enfreindre les rigoureuses prescriptions de la Faculté !

On riait, on admirait, on critiquait, quelques-uns même s’indignaient de cette prodigalité voisine de la démence : Bouret laissait s’épuiser les quolibets et poursuivait paisiblement sa route. Il était parvenu à s’insinuer dans les bonnes grâces de la marquise de Pompadour et faisait figure de favori : cet avancement lui avait coûté gros, bien probablement ; mais on a vu qu’il ne regardait pas à la dépense.

Le journal de d’Argenson note que « le sieur Bouret occupe beaucoup la Cour ; le roi, dit-on, ne parle que de lui à son lever, à son coucher, et partout… » et d’Argenson insinue que l’adroit financier est parvenu, en sous-main, à intéresser Sa Majesté dans les affaires des Fermes. Le vrai, c’est que Louis XV, qui gaspillait à l’égal de tous les gens « biens nés » et connaissait des « fins de mois » très pénibles, rêvait d’emprunter de l’argent à ce roi de l’or dont il enviait la magnificence. Bouret fut prévenu avec précaution. Consentirait-il à avancer cinq ou six millions à Sa Majesté ? « Dix millions, vingt millions, tout ce qu’Elle daignera accepter… » telle fut la réponse. « Mais à quel taux ?… — À celui que le roi lui-même consentira à fixer… sans intérêts même, si Sa Majesté veut bien le permettre… mais à une seule condition qui ne sera pas bien coûteuse. » Bouret sollicite la faveur d’être présenté à la Cour, afin de pouvoir « monter dans les carrosses du roi. »

Il faut rappeler que cet honneur de la présentation et du carrosse était, par une tradition séculaire, réservé aux gentilshommes de pure race ; il fallait, pour l’obtenir, présenter sa généalogie à M. d’Hozier, juge suprême en pareille matière, et faire preuve d’une noblesse remontant sans tare ni mésalliance à une respectable antiquité. Nul, s’il ne comptait des aïeux en nombre, n’ayant tous consacré leur vie qu’au service du pays, ne pouvait approcher le roi de France qu’en suppliant ou en badaud.

On imagine combien dut paraître extravagante la prétention du pauvre Bouret, issu d’un valet et d’une femme de chambre, et qui ne pouvait remonter, dans l’obscure histoire de sa famille, plus haut que son grand-père, le convoyeur des trains de bois de la basse Seine. Le roi lui-même n’était pas assez puissant pour se permettre de déroger à ces traditions d’étiquette… Pourtant, il avait bien envie, et, peut-être, bien besoin, des millions du rustre. Comment faire ? Il réfléchit quelque temps et dit : « Acceptez l’argent ; en ce qui concerne le reste, j’arrangerai cela. Disposez simplement les choses pour que je me trouve, par suite d’un apparent hasard, en présence de M. Bouret, un jour que je me promènerai dans mes jardins de Marly. »

De cet instant, et sur l’espoir adroitement insinué que Sa Majesté avait l’intention de lui décerner certaine faveur exceptionnelle, Bouret en bel habit, couvert de tous ses diamants et de toutes ses plumes, ne quittait plus le parc de Marly : à force de s’y promener sans pouvoir s’asseoir ni pénétrer dans aucun des pavillons réservés aux gentilshommes et aux nobles dames faisant partie de la Cour, il savait par cœur le bassin des Carpes, le bosquet d’Atalante et les fameux chevaux de marbre que Coustou avait sculptés pour orner la terrasse de l’abreuvoir. Il avait donné ses millions, sans même solliciter la grâce d’un reçu, mais il jugeait que la récompense de ce coûteux dévouement tardait beaucoup.

Enfin, un jour, comme à son habitude, il perdait son temps à tourner sous les berceaux de jasmin et de glycine qui encadraient le grand parterre, il aperçut un groupe nombreux dont toutes les têtes étaient découvertes, sauf une… Et à mesure que ce groupe approchait de lui, il y distinguait les plus hautes personnalités de la Cour, des gens à noms éblouissants, dont il connaissait la pénurie pour leur avoir à tous prêté de l’argent, mais en présence desquels il se sentait si humble et si ridiculement mesquin, qu’il pensa d’abord à prendre la fuite.

Il n’était plus temps : le roi, vêtu d’un habit de chasse, chapeau en tête et badine à la main, s’avançait, en flânant ; les courtisans semblaient autour de lui très à l’aise, lui adressaient la parole presque familièrement, riaient avec une aisance que le financier se prit à leur envier jalousement : car il était saisi d’un tremblement qui secouait comme des grelots les pierreries dont son habit était cousu du col aux basques ; son cœur battait à grands coups ; le pauvre homme se sentait défaillir et, s’il lui eût été permis de s’asseoir dans un lieu réservé au plaisir du roi, il se serait laissé tomber sur un de ces bancs de marbre qui sollicitaient ses jambes flageolantes.

Louis XV approchait ; son attention paraissait être absorbée par un groupe de beaux cygnes qui, sur l’eau du grand plafond, suivaient majestueusement la promenade royale. Et tout à coup Bouret, dans l’ouragan d’apoplexie qui remplit ses oreilles de bourdonnements et fit passer un nuage devant ses yeux, entendit que quelqu’un annonçait son nom : — Monsieur Bouret ! Il vit que le roi se tournait vers lui et, de ce ton infiniment affable « qui lui ralliait tous les cœurs, » disait : « Ah ! monsieur Bouret !… J’en suis aise… Quand j’irai à Fontainebleau, monsieur Bouret, je m’arrêterai à votre maison de campagne pour y manger une pêche… »

Le financier, affaissé par l’émotion, sentait bien qu’il fallait répondre, se confondre en remerciements, offrir le reste de ses millions, ses hôtels et ses châteaux, sa vie même en reconnaissance d’une si insigne marque de bonté… mais rien ne sortit et, quand il reprit ses sens, tout essoufflé encore et les pieds rivés au sol, le roi et ses intimes étaient loin.

Bouret sortit du parc, la tête en feu, l’âme en fête. Quel grand roi ! Manger une pêche ! Que de bonté souveraine, que d’exquise délicatesse dans cette intention ! Quel tact et quelle prévenance ! Réclamer un fruit, un fruit d’un sol, à lui, le millionnaire dont les caisses regorgent d’or… Mais tout à coup un frisson glacé le cloue sur place : à peine connaît-il tous ses châteaux et toutes ses propriétés suburbaines, mais il a la certitude de ne posséder aucune terre sur la route de Fontainebleau.

En fièvre il rentre chez lui, convoque les notaires, dépêche des courtiers nombreux vers Corbeil et vers Melun, se rend acquéreur d’un immense terrain sis aux bords de la Seine, près de Croix-Fontaine, à égale distance des deux routes qui vont de Paris à Fontainebleau, recrute par centaines des terrassiers, des fleuristes, des jardiniers, des maçons, des voituriers, transforme en quelques jours ce coin de banlieue en un verger des Mille et une nuits, fait planter une forêt de pêchers, qu’on amène, tout venus, des points les plus éloignés du pays, sur de lourds chars qui les transportent avec toutes leurs branches, toutes leurs feuilles et toutes leurs racines : il y a le bosquet des Montreuil, celui des pêches de Perse, celui des pêches du Midi, des pêches de vigne, des espaliers, des plein-vent.

On s’ingénie à construire des réserves pour conserver les fruits ; on combine des courants d’air glacé avec des courants d’air tiède, des lumières tamisées avec des ombres propices aux maturations hâtives ou retardées, et, tandis que les arboriculteurs les plus experts épuisent leur science à réaliser cette folie, les architectes élèvent un pavillon délicieux, dont le chiffre du roi, renouvelé de cent façons, constitue le motif décoratif unique et infiniment varié. De gros pêchers courbent leurs branches au-dessus des marches du perron, d’autres tapissent de leurs vieux rameaux ces murailles neuves, et il y a des parterres, des vases de marbre, des fleurs, des gazons, soignés brin à brin, étendus comme des tapis sans un pli, des eaux jaillissantes, des étangs réfléchissant des futaies centenaires improvisées.

Quand cet Éden fut terminé, Bouret attendit ; il attendit des jours, des semaines, des mois, embellissant et perfectionnant sans répit ce paradis où le roi devait passer quelques minutes. Il n’entendait plus parler du projet qui avait bouleversé sa vie : il se permit de faire timidement rappeler à Sa Majesté sa promesse. Ce n’était pas, certes, pour les millions prêtés avec tant de joie, mais pour l’honneur de recevoir le Maître sur sa terre… La réclamation parvint jusqu’à Louis XV. « Ah ! oui, dit-il, monsieur Bouret… J’irai chasser un jour chez lui… »

Le mot, rapporté au financier, le jeta dans des perplexités. « Chasser ! Le roi viendra chasser chez moi !… » Mais il n’y a pas de chasse à Croix-Fontaine ! Tout de suite Bouret achète la forêt des Rougeaux, la relie par des avenues à la forêt royale de Sénart, établit au loin dans la campagne des remises à gibier, des véneries, des faisanderies où l’on nourrit les oiseaux d’œufs de fourmis amenés chaque jour par tombereaux ; il se procure des troupeaux de cerfs, de biches, de chevreuils et de faons ; il engage écuyers, piqueurs, rabatteurs, fauconniers, armuriers, gardes ; construit des écuries et des chenils semblables à des palais ; fonde une école de sonneurs de trompe ; achète des meutes, recrute un bataillon de valets de chiens ; apprend à monter à cheval, afin de pouvoir se tenir le plus près possible du roi pendant la chasse, et un maître de belles manières lui enseigne la façon de saluer, d’un grand geste arrondi du bras, tout en s’inclinant sur l’encolure de sa monture, ainsi qu’on voit le grand veneur sur les tapisseries de M. Oudry… Quand, à coup de millions, à force de peines, tout est prêt, Bouret attend.

Il aurait sans doute attendu jusqu’à l’heure marquée pour son trépas si, en grand enfant que l’opulence a gâté et qui ne supporte pas de retard dans la satisfaction de ses fantaisies, il n’avait pris le courage de remémorer au roi sa parole : il reprit donc ses stations dans le parc de Marly ; l’entrevue du monarque et du financier fut encore l’effet d’un hasard combiné. On avait fait comprendre à Louis XV qu’il fallait, ou s’exécuter, ou rendre les millions, ou en payer les intérêts. Comme aucune de ces solutions ne séduisait Sa Majesté, comme les millions étaient dépensés depuis longtemps et que, peut-être, on ne jugeait pas impossible d’en soutirer quelques autres à l’ambitieux Bouret, Louis XV résolut d’être très aimable. Ce fut avec un sourire enjôleur qu’il aborda le pauvre homme muet d’émoi : « Voilà monsieur Bouret, fit le roi ; monsieur Bouret fidèle à suivre ma promenade… Je n’oublie pas ma promesse d’aller vous demander à déjeuner un jour… Comptez sur moi. »

Déjeuner, maintenant ! Le roi viendra déjeuner, faveur qu’il n’accorde qu’à ses plus intimes, à ceux dont la noblesse remonte à Mérovée, ou dont il récompense magnifiquement les grands services rendus à l’État ! Et cette fois, la chose est certaine ; le roi a dit : comptez sur moi ! À peine reste-t-il le temps de tout préparer…

C’est que, un déjeuner royal, cela ne s’improvise guère : c’est toute la Cour à recevoir : il faut des écuries pour sept ou huit cents chevaux, des remises pour une centaine de carrosses, soixante ou quatre-vingts tables dressées et servies à la même heure pour la famille royale, pour les dames, pour les grands seigneurs, pour les fonctionnaires de la Cour, les écuyers cavalcadours, les pages, les gardes du corps, les gentilshommes de service, les médecins, les officiers, les serviteurs ; il faut dresser des échansons, des panetiers, des rôtisseurs, des pâtissiers, des sauciers ; il faut établir des glacières pour les vins de Champagne et d’Alsace, des réchauffoirs pour chambrer ceux de Bourgogne et de l’Ermitage. Il faut expédier des émissaires experts à Alençon et en Angleterre pour en rapporter des nappages de dentelles, à Strasbourg pour les pâtés, à Genève pour les truites, à la Rochelle pour les huîtres de choix, à Nantua pour les écrevisses, au Mans pour les chapons gras ; il faut faire venir de Madère, du Cap, de Chypre, des flacons de grand choix ; il faut des surtouts d’argenterie aux armes du maître, des cristaux taillés à Venise, des faïences rutilantes d’Ispahan et des porcelaines du Japon.

C’est ainsi que Bouret comprend les choses : dût-il s’y ruiner, il sait que le seul titre d’excuse à sa fortune insolente, sera de l’avoir gaspillée pour une fantaisie du roi de France ; et puisque celui-ci condescend à se compromettre jusqu’à s’asseoir à la table d’un enrichi, il convient que le parvenu paie cet honneur sans précédent de tout ce qu’il lui reste d’écus.

Bouret, d’ailleurs, ne parvint pas à vider ses coffres : le déjeuner prêt, les gens bien informés assuraient qu’il possédait encore, malgré ses extravagances, une dizaine de millions, au moyen desquels on évaluait qu’il était de force et d’adresse à refaire sa fortune ; d’autres le jugeaient « fini, » estimant qu’une sorte de démence l’obsédait et que l’idée fixe, l’idée folle, d’avoir chez soi, ne fût-ce qu’un instant, le premier roi du monde, avait pour jamais troublé la raison de ce spéculateur modèle.

Quelques amis bien intentionnés tentèrent de le mettre en garde en lui faisant envisager le désastre inévitable : il n’avait pas le temps d’écouter ces bons conseils, très occupé à s’assurer le concours des chefs de cuisine illustres, débauchant à prix d’or ceux des plus nobles maisons du royaume, dépêchant des ambassadeurs ou courant lui-même à la poursuite d’artistes fameux qu’on lui signalait comme étant les premiers hommes du monde pour les ailerons de becfigues à la purée d’avelines, ou les cassolettes de langues de dinde étuvées au vin d’Alicante ; il recherchait aussi, avec une ardeur anxieuse, les recettes célèbres, entre autres celles des aiguillettes de lamproie au beurre de gazelle qu’on mangeait chez Lucullus ou de la véritable sauce Mahonnaise telle qu’elle avait été inspirée au génie improvisateur du cuisinier du maréchal de Richelieu, le matin même de la prise de Port-Mahon. Enfin, quand il se crut à peu près paré pour tenir tête, sans trop déchoir, à l’honneur qui lui était réservé, torturé par l’impatience, il revint encore à Marly, dans l’espoir d’obtenir du roi une date fixe lui permettant de mettre en action l’armée de cuisiniers qui se morfondaient dans l’expectative. Il rencontra Louis XV ; mais le roi lui parut vieilli, attristé, mal en train : « Ah ! monsieur Bouret, fit Sa Majesté, je ne vous ai pas oublié, mais l’âge vient ; je n’ai plus ma gaillardise d’antan ; je ne chasse pas souvent, je ne mange plus guère : la route de Fontainebleau me paraît bien fatigante à parcourir en un seul jour. Il me faudra désormais la couper par moitié ; je coucherai en route, et ce sera chez vous, monsieur Bouret, si vous voulez bien, sans trop vous déranger, me donner un lit et héberger mes gens… »

Bouret se retira, très grave : il sentait tout le poids du grand événement qui allait couronner sa carrière et illustrer son nom d’un immortel éclat. Le roi de France, en effet, de par les lois d’une étiquette sans exception ni dérogation possible, ne couchait jamais que chez soi. Partout où il passait la nuit, même en guerre, l’abri qui le recevait, château, masure, cabane, ou simple hutte, était décrété pour quelques heures demeure royale et l’occupant, de quelque rang fût-il, était relégué simplement à celui que lui assignaient à la cour sa noblesse et sa situation.

Or le financier, n’ayant ni situation ni noblesse, n’avait plus qu’à quitter son toit pour y laisser la place libre ; mais il jugea que sa réputation l’obligeait à plus d’ingéniosité : après une heure de réflexion, une demi-journée de conférence avec les architectes et les entrepreneurs, après six semaines de travaux ininterrompus jour et nuit, la difficulté se trouvait escamotée.

À quelque distance de son pavillon de Croix-Fontaine, Bouret avait fait élever un château destiné au roi et à sa cour : de sorte que Sa Majesté se trouverait chez elle, tout en étant chez Bouret. Ce château semblait bâti par les fées pour leur filleul préféré : la chambre royale surtout était une splendeur, tendue de velours bleu de France tombant d’un lambrequin formé de panaches d’admirables bouquets de plumes blanches et relevé sur des lampas gris de perle, dont les moires figuraient des cœurs ardents – le cœur de Bouret – projetant leur flamme vers des L entrelacées de grands lys épanouis. Le reste du palais était à l’avenant : galerie de stuc, marbres précieux, glaces sans nombre, pavés de marbre, meubles de rêve.

Dans le grand vestibule, une bibliothèque en bois de santal contenait une quarantaine de gros volumes splendidement reliés et marqués au dos d’un titre et d’une date ; le titre était le même pour tous les volumes : Le Vrai Bonheur. La date variait avec chacun d’eux, depuis celle de 1774, l’année courante, jusqu’à celle, lointaine, de 1814. Le premier de ces volumes était disposé sur une table, à côté d’une écritoire d’onyx incrustée de platine, avec laquelle voisinait une plume d’or en forme de sceptre ; il comportait, comme tous les autres, trois cent soixante-cinq pages et, sur chacune d’elles, datée d’un des jours de l’année, encadrée de gerbes de fleurs peintes par les plus fameux miniaturistes, cette simple phrase : le roi est venu chez Bouret. Cette phrase se répétait sur chacune des trois cent soixante-cinq pages des quarante volumes et, le jour où le Vrai Bonheur se réaliserait, Louis XV serait invité à signer de sa main la page afférente à la date de sa visite : lui laisser quarante années pour s’acquitter de sa promesse était lui souhaiter la plus invraisemblable des longévités.

Dans la cour du pavillon royal, encadrée de vastes et somptueux communs, se dressait une statue du roi : le piédestal avait reçu une inscription louangeuse que Bouret, soucieux de ne s’adresser qu’aux fournisseurs de tout premier ordre, avait demandée à M. de Voltaire. Pour éviter au roi de descendre de son carrosse et de prendre place sur un bac, un pont avait été jeté sur la Seine, et une longue avenue en droite ligne, unie comme le tapis d’un billard, et sablée de cailloux pilés pour parer à l’inconvénient de la poussière, amenait de la grande route de Fontainebleau vers ce pont, cette cour et ce palais…

Et quand tout fut prêt, quand Bouret contempla son œuvre et jugea qu’elle était belle, quelqu’un – un mauvais plaisant, peut-être désireux de voir jusqu’où le pauvre millionnaire pousserait sa folie – lui souffla que tout cela était très réussi, mais qu’il manquait quelque chose à ce château enchanté : une maîtresse de maison pour en faire dignement les honneurs. Il n’était pas convenable que le roi, se déplaçant avec toute sa cour, amenant par conséquent à sa suite les dames les plus titrées et les plus respectables de France, fût reçu « en garçon » par un célibataire ; il y avait là une faute de tact qui ôtait à la réception projetée toute sa signification et la condamnait d’avance à l’allure d’une escapade sans dignité.

Bouret poussa un cri, se frappa le front, se jeta dans une voiture, partit pour Paris… Le malheureux allait chercher une femme : il revint quelques jours plus tard, marié, très régulièrement marié, non pas avec une Rohan ou une Montmorency – tout omnipotent fût-il, ce prodige lui était interdit – mais avec une fille de bonne maison bourgeoise dont le nom, du moins, sonnait comme un nom noble, Mlle Tellez d’Acosta… Et maintenant le roi pouvait venir, Bouret n’avait plus d’extravagances à commettre.

Ce fut un moment de joie délirante celui où – enfin ! enfin ! – il apprit que Louis XV, qu’on disait assez gravement indisposé, avait fixé la date de sa visite. Dès l’aurore du jour béni – un beau jour de mai – Bouret donna un dernier coup d’œil aux merveilles qu’il avait créées ; puis il se para longuement, passa en revue tout son personnel, donna ses derniers ordres, s’assura que les cuisiniers étaient à leurs fourneaux, les tables dressées, les musiciens d’accord, et les illuminations disposées. Alors, solennellement, il alla, avec sa femme, suivi d’un cortège composé de ses piqueurs, de ses sonneurs de trompe, de ses écuyers, valets, majordomes et serviteurs de tous genres, se poster à l’endroit où sa belle avenue se détachait de la route de Fontainebleau.

Une tente avait été dressée là pour que le roi mît pied à terre à l’abri des rayons du soleil et trouvât sous ses pieds, en quittant son carrosse, les plus moelleux tapis. Bouret, la tête en feu, les mains tremblantes, repassait de mémoire son compliment : quand on aperçut au loin poindre sur la grande route un petit nuage de poussière, le financier pâlit ; son visage redevint cramoisi lorsqu’on vit émerger de ce nuage un cavalier à la livrée royale : c’était le piqueur précédant les équipages de Sa Majesté.

Au grand galop de son cheval, il approche, il est là, tout près, semble ne rien remarquer des préparatifs, de la tente, de la foule massée à l’entrée de l’avenue ; sans ralentir l’allure de sa monture, il passe et poursuit sa route vers Fontainebleau.

« Eh ! l’homme ! Halte ! Halte ! C’est ici… Arrête ! Arrête ! » Bouret à grands gestes de bras, avec son habit brodé, ses rubans, ses plumes, s’est lancé à la poursuite du cavalier. Le piqueur entend les cris, tire sur sa bride, fait demi-tour, revient à celui qui l’appelle… « Ne va pas plus loin ! » souffle Bouret, haletant d’émotion autant que du mouvement qu’il se donne. « Tu es au roi ? — Oui. — Les voitures te suivent ?… Sont-elles encore loin ? — Les voitures ? répond le courrier stupéfait. … Le roi est mort, à Versailles, ce matin… J’en porte la nouvelle à Fontainebleau ! »

Un terrible silence, puis un grand remous chez ces gens subitement consternés ; on entoure l’homme, on le questionne : il ne sait rien, sinon que le roi est trépassé ; il a, dans sa sacoche, l’avis officiel de l’événement, signé du premier gentilhomme de la chambre. Et, tandis qu’on doute encore, qu’on échange des prévisions et des commentaires, une sorte de râle, affreux et terrifiant, domine les bavardages. Bouret, à qui les jambes ont manqué, s’est assis, puis couché, sans dire un mot, battant l’air de ses deux mains, comme s’il essayait de se raccrocher à quelque chose qui le fuyait ; et il meurt là, sur ces tapis où celui qu’il attendait ne posera jamais les pieds.

Est-ce là une histoire vraie, une histoire qui est arrivée ? Si les légendes ont leur agrément, il n’est pas non plus sans intérêt de chercher en quoi elles s’éloignent de la vérité historique et sur quels points elles concordent avec elle. Or, dans celle-ci, tout n’est point faux : il suffit d’ouvrir la carte de l’État-major qui fait loi en topographie, pour constater qu’il existe encore à Croix-Fontaine, dans les environs de Cesson, au bord de la Seine, un château désigné sous le nom de Pavillon Bouret ; non loin de là, un autre château est encore appelé Pavillon royal ; voici la forêt des Rougeaux et la grande avenue qui va droit, à travers bois, jusqu’à la route de Fontainebleau.

Le souvenir du financier est demeuré durant longtemps vivant en ces endroits témoins de sa folie : au temps lointain de Louis-Philippe, un charmant écrivain, injustement oublié, Léon Gozlan, ayant entrepris le voyage de Croix-Fontaine afin d’y recueillir les éléments d’une chronique, en rapporta l’histoire de Bouret, telle que la lui contèrent les paysans, et même ils ajoutèrent que, durant certaines nuits, ils entendaient dans les bois d’alentour de plaintives sonneries de cor, des abois de meutes et de fantastiques galops de chevaux : c’était l’âme de Bouret, conduisant la chasse royale et poursuivant son rêve outre-tombe.

Si l’on consulte les historiens, ennemis-nés de la fantaisie et fervents du document authentique, on discerne quel petit effort d’imagination suffit à transformer en un conte du genre fantasmagorique la véritable biographie de Bouret. En abordant le personnage dans sa précieuse étude sur la Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, M. Thirion a tracé de lui un portrait fort peu différent de celui du roman.

En ce qui concerne Croix-Fontaine, il est très vrai qu’il enfouit là des millions dans l’espoir d’y recevoir Louis XV, lequel passa vingt fois sur la route voisine sans daigner franchir la grille du financier. Un jour pourtant – c’était le 28 octobre 1758 – il consentit à s’y arrêter un instant et accepta un fruit… C’est là, évidemment, l’origine de l’histoire de la pêche et des développements greffés sur ce pittoresque point de départ.

C’est vrai que Bouret éleva une statue à la gloire du roi, c’est vrai qu’il demanda pour le socle de cette statue des vers à Voltaire, lequel lui en envoya quatre – bien mauvais. C’est vrai aussi qu’il ne cessa d’embellir son château et qu’il l’offrit enfin à Louis XV, à titre de simple hommage. Louis XV déclina cette offre inconvenante de la part d’un financier sans naissance.

Est-ce de ce coup-là que mourut Bouret ? c’est peu probable ; mais sa fin reste assez mystérieuse. « Aux richesses incalculables, aux millions ramassés à la pelle, aux extravagances de luxe et de prodigalité, succéda la ruine. » Bouret voyait fondre son dernier tas d’écus. On le trouva mort dans son lit : comme il portait toujours sur lui une petite boîte remplie de pilules d’arsenic, on conclut à un suicide. On assura que peu de jours avant sa mort un usurier lui avait refusé un prêt de quarante louis…

N’importe ; son nom n’est point de ceux que maudit la postérité ; Bouret demeure sympathique : l’indulgence des pauvres hères est d’avance acquise à l’enrichi qui meurt insolvable, prouvant ainsi que l’argent n’a pas satisfait tous ses désirs ; l’opinion n’est point hostile au parvenu qui dépense, mais seulement à celui qui amasse. Puissent les nouveaux riches méditer cette moralité et mériter d’être des héros de légendes à l’exemple de l’infortuné Bouret qui, né dans la misère, acquit des millions sans nombre et les sema jusqu’au dernier : ce qui lui vaut dans l’histoire une petite place qu’il n’occuperait pas s’il eût rendu l’âme sur ses sacs d’or et si l’on eût trouvé ses coffres pleins.

GIBIER DE BAGNE

I

Anthelme Collet

Nombre de vieux proverbes enseignent qu’il ne faut point discuter des goûts de chacun, et qu’on doit laisser à tout homme la liberté de suivre sa fantaisie, à la condition qu’elle ne soit pas nuisible et ne trouble en rien l’ordre établi. C’est la sagesse même : on ne peut cependant s’empêcher de remarquer que les goûts de M. B. Appert étaient singuliers.

M. B. Appert vivait à l’époque de la Restauration : c’était un brave et honnête bourgeois, respectueux de toutes les autorités, possédant une fort agréable fortune, et rempli de tous les bons sentiments qui font les citoyens modèles. Mais il avait une marotte : il ne pouvait entendre parler d’un vol ou d’un assassinat sans être pris, immédiatement, d’une compassion profonde pour… le voleur ou le meurtrier. Son cœur s’attendrissait à la pensée de ce pauvre dévoyé que la misère ou le défaut de bons conseils avaient obligé à commettre un crime. Il était sans doute disciple de Rousseau et gardait la conviction que « l’homme naît bon et que la société le rend mauvais. » Pour s’affirmer dans cette conviction, il commença, en 1816, à visiter les prisonniers : il écoutait leurs doléances, plaignait leur malheureux sort, et s’indignait avec eux des cruautés de l’aveugle justice. Il ne voyait que des innocents persécutés, des fers inutiles, des rigueurs barbares, trouvant tant de plaisir à la fréquentation de ce monde interlope, qu’il résolut de lui consacrer sa vie. Il y avait alors à Paris deux maisons de détention réservées aux militaires : l’une était l’Abbaye, l’autre la prison de Montaigu, aménagée dans l’ancien collège de ce nom. Appert sollicita du ministre de la justice l’autorisation d’entreprendre une série de conférences destinées à moraliser et à distraire les pensionnaires de cette seconde geôle. Sans doute était-il fortement recommandé, car le ministre n’osa repousser la requête ; mais, dans l’espoir de décourager le conférencier, il l’avisa qu’il devrait faire son cours à quatre heures du matin, le règlement de Montaigu ne se prêtant pas à une combinaison plus arrangeante. Le pauvre philanthrope dut, pour exercer son apostolat, se lever à deux heures de la nuit : il ne s’en plaignait pas, étant chauffé par le feu sacré ; mais il serait intéressant de connaître quelles étaient les impressions de ses auditeurs réveillés en plein sommeil pour entendre discourir sur la morale et le bonheur qu’assure la bonne conduite ; encore que le sujet eût pour eux tout l’attrait de la nouveauté, on peut supposer que leur attention manquait de continuité et que bien des yeux se fermaient au ronronnement de ces homélies nocturnes. Elles se terminaient généralement par des confidences échangées entre le professeur et ses élèves ; ceux-ci ne manquaient pas d’exposer au crédule M. Appert qu’ils étaient tous les victimes d’épouvantables erreurs judiciaires ; deux d’entre eux l’en persuadèrent si aisément qu’il facilita leur évasion, ce qui lui valut d’être arrêté, conduit au Dépôt, d’abord, puis à la prison de la Force où il fut gardé durant huit mois.

Ce fut le plus beau temps de sa vie : jamais il n’avait conçu le fol espoir d’être emprisonné pour son propre compte ; ce bonheur lui étant advenu, il mit à profit sa détention pour vivre en intimité avec ses chers criminels, s’instruire de leur argot, s’assimiler leurs habitudes, connaître leurs groupements, leur hiérarchie, leurs stratagèmes et leur mentalité : de ces divers sujets d’étude, il acquit un redoublement de pitié pour ces malheureux incompris que la cruauté, l’insouciance ou l’égoïsme de la société conduisent au mal et qui s’y complaisent, ne pouvant rompre avec lui. Et dès que, son temps fini, Appert voit s’ouvrir les portes de son cachot, il comprend que jamais il ne pourra vivre ailleurs que dans les prisons ; le voilà, muni d’une autorisation spéciale, visitant toutes les geôles de Paris, puis de province : toutes : celles du Nord comme celles du Midi, les simples violons des bourgades comme les grandes maisons de détention des plus importants chefs-lieux ; et ce n’est pas en curieux qu’il accomplit ces pèlerinages ; non point ; il veut partager le repas des prisonniers, causer longuement avec eux, coucher sur leur paille, pénétrer dans les in-pace les plus redoutables, prendre sa bonne part de la crasse et de la vermine pénitentiaires ; il confesse les grands coupables, trouve des excuses à leurs crimes, intercède pour eux, paie la goutte, distribue du tabac et des jeux de cartes, de bons livres aussi et, sans compter, des exhortations à la patience. Il est de toutes les « fêtes » ; quand on « ferre » les forçats à Bicêtre, il se trouve là, non point parmi les spectateurs, mais dans les rangs des condamnés ; il leur tient les mains tandis que, à grands coups de marteau, on rive les carcans et les menottes ; il suit la chaîne sur la route du Bagne ; il est un habitué de Rochefort, de Brest et de Toulon, très familier parmi les bonnets rouges ou verts et se plaisant surtout avec les pensionnaires du lieu réputés les plus dangereux et les plus incorrigibles : il pénètre la nuit, sans garde-chiourme, dans le dortoir de ces fauves, s’assied sur leurs paillasses, prend sur ses genoux le boulet qu’ils traînent au pied, et cause amicalement avec ces farouches parias ; il se fait dompteur de ces misérables, parvient à les amadouer, parfois à les attendrir. Ils le voient arriver avec plaisir : ils ne se méfient pas de lui ; n’est-ce point à lui que s’adressent, pour qu’il les aide à dépister la police, tous ceux qui sont parvenus à rompre leurs bans et à s’évader du bagne ? Il leur procure de faux papiers, les moyens de passer à l’étranger, des subsides, voire des recommandations, parvient à les placer et quelques-uns lui causeront la joie d’être, sous un nom supposé, des hommes très honorables. Un jour, à Brest, il exige des autorités du Bagne, qu’on lui rive le carcan au cou, les chaînes aux pieds, et, à la vue de tous les forçats ébahis, il traîne en souriant son boulet dans la cour de l’établissement !

Mais c’est lorsqu’il est avisé d’une condamnation à mort qu’il sent se développer toutes ses facultés : vite il accourt vers le malheureux qui attend l’échafaud ; il s’enferme seul avec lui, se plaît à rester là de longues heures dans l’intimité du moribond ; l’assassin le plus fameux est celui qui l’attire le plus : une correspondance s’établit entre Appert et ces misérables ; il lui arrive d’être pris en véritable affection par ces désespérés ; ils obtiennent de lui qu’il viendra les voir mourir, qu’il suivra leur corps à l’amphithéâtre ou à la fosse des suppliciés. L’un d’eux, Roch, exigea que « le bon M. Appert » passât en sa compagnie, toute sa dernière journée : on les enferma ensemble ; quand, l’heure de l’exécution venue, l’aumônier et le bourreau se présentèrent, le condamné et le philanthrope étaient devenus si bons amis qu’ils en étaient au tutoiement : ils s’embrassaient encore quand le malheureux monta dans la charrette !…

L’existence extraordinaire de cet original bienfaisant et courageux a été contée par lui-même en quatre volumes publiés vers 1836 sous le titre suffisamment rébarbatif de Bagnes, Prisons et Criminels. L’ouvrage est illustré de lithographies représentant des têtes de guillotinés fameux, des scènes du Bagne, et d’un grand nombre d’autographes d’assassins en vue. Je ne connais pas de livre dont la lecture soit plus féconde en cauchemars, et il fallut que le « bon M. Appert » eût acquis des nerfs d’acier pour supporter, durant vingt années, – les plus belles de sa vie, assure-t-il, – la constante promiscuité de tant de criminels et de bourreaux. De bon nombre de ses amis du bagne il reçut des confidences écrites dont il nous donne de longs extraits, et ce n’est point la partie la moins intéressante de cet étonnant recueil. Il y a là de quoi gémir, de quoi frissonner, et de quoi rire aussi : les mémoires authentiques d’Anthelme Collet, qui connut, à l’époque de la Restauration, une célébrité presque égale à celle de Cartouche et de Mandrin, forment un spécimen achevé d’une littérature spéciale : c’est l’œuvre d’un inconscient, pour qui, on va le voir, les choses les plus sacrées demeurent sans aucun prestige, mais d’un inconscient « rigolo, » prodigieusement audacieux, madré, ingénieux, ayant sondé la candeur des honnêtes gens et constaté qu’elle est sans fond. En somme une pittoresque figure de brigand, en comparaison de laquelle pâlissent les plus renommés des aventuriers. Je doute même que les premiers sujets de la troupe de cambrioleurs émérites dont l’arrivée prochaine nous est annoncée d’Amérique égalent en aplomb et en habileté ce précurseur éblouissant.

Il était né à Belley, d’une honnête famille d’ouvriers menuisiers : d’abord élève à l’institution des Frères, il dut bientôt quitter l’école, que la Révolution fermait : on était en 1793 et les communautés religieuses se dispersaient : Anthelme resta donc sans maîtres et sans direction : son père s’était engagé dans les armées de la République ; l’enfant fut confié à son aïeul qui le traita rudement, sur les conseils d’un vieux général retraité qui avait des prétentions d’éducateur et préconisait la manière forte. Le jeune Collet conçut une vive rancune contre ce militaire auquel il était redevable de tant de taloches et de pains secs : il résolut de se venger : il fit le tour de toutes les pâtisseries de la ville, et dans chacune d’elles, se présentant comme domestique du citoyen général D…, il commanda des petits pâtés, pour un grand dîner que le dit général allait offrir à ses amis ; puis il se lança dans la campagne, annonçant que Mme D… venait de donner le jour à un gros garçon et cherchait une nourrice pour élever son fils : au jour dit, vingt douzaines de petits pâtés et soixante-huit nourrices arrivaient en même temps chez le général ; la ville fut en rumeur devant cette invasion ; on s’attroupa ; on s’informa ; on éclata de rire : le général, furieux, dut payer les pâtisseries, les distribuer aux nourrices qui s’en régalèrent, et, durant plus d’une semaine, toute la région s’esclaffa du bon tour dont on faisait honneur au jeune Collet, lequel avait pris la précaution de disparaître.

Il erra par la province, cherchant à gagner sa vie, sans travailler ; dès qu’il eut l’âge d’être soldat, – à dix-sept ans, – il s’enrôla. Le voilà incorporé à la 101ème demi-brigade, en route pour Brescia ; comme il est intelligent et brave, en deux ans il conquiert ses grades ; sous-lieutenant, en garnison à Naples, il est blessé dans une escarmouche, porté à l’hôpital où sa bonne mine et sa jeunesse lui attirent l’intérêt d’un candide ecclésiastique auquel il se confie : il est, dit-il, issu d’une noble famille de France ; son père, le marquis de Collet, l’a chassé du logis familial pour quelques peccadilles sans gravité : le charitable prêtre entreprend de rendre à ce gentilhomme trop sévère, son fils repentant : il adresse au marquis de Collet une lettre émouvante qu’Anthelme se charge de mettre à la poste : quelques semaines plus tard, parvient la réponse : une belle missive, fermée d’un cachet armorié, – Collet s’est appliqué à étudier l’art délicat et utile de la gravure sur métaux ; – le naïf abbé rompt en tremblant ce cachet : la lettre est signée du marquis de Collet, commandeur de plusieurs ordres. Ô joie ! Le père irrité s’est laissé attendrir : il pardonne ; recommande au bon prêtre de veiller sur Anthelme, l’assurant d’avance de toute sa reconnaissance ; il insinue que tous ses vœux seraient comblés si son fils entrait dans les ordres, certain que, grâce à son nom et à la brillante éducation qu’il lui a fait donner, le jeune homme parviendrait rapidement aux plus hautes dignités de l’Église. Voici donc Anthelme au séminaire : bientôt clerc, puis sous-diacre, il édifie la sainte maison par sa docilité et sa piété ardente ; le royaume de Naples était alors gouverné par le roi Joseph, frère de l’empereur Napoléon ; le nouveau souverain recrutait sa Cour et son armée ; un beau jour, on apprend, au séminaire, que Sa Majesté a daigné jeter les yeux sur le chevalier de Collet et qu’il lui offre une lieutenance dans les troupes de sa garde. Comment refuser une telle faveur ? Le jeune diacre troque aussitôt le froc pour l’épée ; il n’est pas sans argent, ayant amassé, durant son noviciat, une somme de 5,000 francs quêtés par lui, chez les nobles familles de la région, en vue de soi-disant bonnes œuvres. Il se commande à crédit un bel uniforme, parade, fait des conquêtes, – lucratives, – joue avec frénésie, ne perd jamais, amasse une petite fortune, achète sans compter, ne paie pas, sûr moyen de s’enrichir, et, tout à coup, disparaît. Il a eu vent que la police napolitaine témoigne à son égard de certaines curiosités qu’il préfère ne point satisfaire. À quelques jours de là, sur la plage méditerranéenne, aux environs de Civita-Vecchia, les pêcheurs voient émerger de l’onde un malheureux naufragé ; on l’assiste, on le déshabille, on le sèche, on l’interroge : il est le capitaine d’un vaisseau marchand français dont tout l’équipage a péri en mer : il s’est sauvé par miracle ; il s’appelle Tolozan, et, des poches de ses vêtements trempés, il sort une liasse en loques, tous les papiers du bord qu’il a pu sauver : rôle de l’équipage, livre de route, liste des braves marins qui ont eu le malheur de ne pas survivre à l’horrible catastrophe ; on distingue assez nettement les cachets les plus officiels sur ces feuillets maculés par l’eau de mer. Tolozan, – c’est Collet, ainsi qu’on s’en doute, – est recueilli, hébergé et fêté par les autorités de Civita-Vecchia ; le malheureux a tout perdu dans le désastre auquel il vient d’échapper ; mais on pourvoit largement à ses besoins ; il arrive à Rome où sa lamentable aventure s’est déjà répandue. Le cardinal Fesch veut le voir, le loge dans son palais ; Fesch est archevêque de Lyon, comme nul ne l’ignore, et justement Tolozan est originaire de cette ville ; c’est un devoir de conscience pour la toute puissante Éminence de protéger cet infortuné compatriote. Logé somptueusement, patronné par un cardinal, Collet a toute facilité de faire des dupes : les premières banques de Rome lui offrent des avances ; en deux mois il se procure ainsi 38,000 francs qui, joints aux fonds récoltés à Naples et soigneusement mis en sûreté, composent un « magot » appréciable. Il est temps de regagner la France : une chaise de poste du cardinal est mise à la disposition du naufragé : il part, bien muni de lettres de recommandation, traverse Viterbe, Florence, Milan ; à chacune de ces étapes, grâce aux références dont il est muni, sa bourse se gonfle : il possède 60,000 francs lorsqu’il arrive à Turin. Là, par prudence, il juge bon de plonger une fois de plus : il se retrouve directeur de théâtre, à Gênes, commandant, aux frais de la municipalité qui lui accorde une large subvention, une masse de costumes pour habiller somptueusement la troupe de comédiens qu’il recrute : habits dorés de généraux, soutanes d’évêques, crachats, grands cordons et croix de différents ordres, italiens, français et autres. Et c’est ainsi que, trois semaines plus tard, tandis que les amateurs de spectacle génois attendaient avec impatience la première représentation d’une pièce annoncée à grand fracas, un vénérable prélat, qui n’était autre que Collet, arrivait à Sion et débarquait chez l’évêque du lieu, son digne confrère. Il y séjourna quelque temps, célébrant les offices, et recueillant des dons pour la reconstitution de l’église Saint-Pierre dont il avait entrepris de faire une merveilleuse basilique : abondamment pourvu d’une collection de bulles, de lettres patentes, de formules sacerdotales et autres attestations émanant des plus hautes autorités de la Cour Papale, il eut tôt fait, grâce à son éloquence entraînante, d’obtenir de la piété des fidèles une somme de cent mille francs, suffisante aux premiers travaux. L’architecte est mandé : il arrive porteur de projets mirifiques ; mais le saint promoteur de l’œuvre pieuse est introuvable…

Il roule, maintenant, costumé en général de brigade, chamarré de décorations, sur la route de Strasbourg, passe en Allemagne, pousse jusqu’à Vienne, revient par la Lombardie, évite Gênes et pénètre en France : à la frontière, changement à vue ; ayant escroqué cent mille francs à un banquier de Savone, le général se transforme en évêque : il a revêtu la soutane violette, passé à son cou la croix pastorale et à son doigt l’anneau d’améthyste : il est Mgr Dominique Pasqualini, évêque de Manfredonia : il se rend à Lyon pour voir son oncle le cardinal archevêque, puis à Paris où il est attendu par son illustre cousin l’empereur Napoléon. C’est dire avec quel empressement il est accueilli par l’évêque de Nice qui l’invite à officier pontificalement à la cathédrale, crosse en main, mitre en tête et à ordonner trente-trois abbés, tant prêtres que diacres ou sous-diacres.

Après trois semaines consacrées à ces pieux devoirs, Collet quitte Nice : il traverse Fréjus en coup de vent, non sans avoir requis, du commandant de la place, deux gendarmes pour escorter sa voiture ; car il a renoncé à la soutane : il est maintenant général de division, inspecteur plénipotentiaire chargé par Sa Majesté l’Empereur et Roi de l’équipement de l’armée de Catalogne. Un courrier précède sa berline : à Draguignan il est reçu par M. le Commissaire des guerres, qui dépêche estafettes sur estafettes afin de faciliter la route à Son Excellence. Son Excellence parvient ainsi à Toulon ; le préfet maritime, les autorités civiles, navales et militaires l’attendent à l’entrée de la ville ; on tire le canon en son honneur ; il descend à la Préfecture, passe une revue, distribue des croix et des grades, attache à sa personne deux officiers d’ordonnance choisis parmi les plus décoratifs, et, à la prière du sous-préfet, il prend le fils de celui-ci comme secrétaire. Il voyage « en trois voitures » et avec une suite de vingt personnes, et c’est en cet équipage imposant qu’il fait son entrée à Marseille. Inspection de la division, parade des troupes, vérification de toutes les caisses – où l’équipement de l’armée impériale de Catalogne oblige M. le général inspecteur à prélever une somme de cent trente-trois mille francs. Opérations similaires à Nîmes, à Avignon, où, pour les mêmes nécessités, il « encaisse » trois cent mille francs. Il vient ensuite à Montpellier ; le préfet le reçoit avec honneur, l’invite à dîner pour le lendemain : ce jour-là, à neuf heures du matin, grande revue de la garnison ; à midi, le général s’assied à la table de la préfecture : à deux heures, au moment des toasts, les gendarmes envahissent la salle à manger, et Collet, arrêté, à l’émoi indescriptible de tous les convives, est jeté en prison, avec sa loyale épée, son chapeau à plumes et toutes ses décorations.

Il y resta un mois, au secret ; on avait trouvé dans ses cantines pêle-mêle, des soutanes, une mitre, une crosse d’évêque, une petite imprimerie, des sceaux de tous genres… L’affaire faisait du bruit, si grand bruit que M. le Préfet ne se lassait pas d’expliquer à tous les familiers de son hôtel, comment il avait été « pris » et comment aussi tout autre, à sa place, aurait été également trompé. Un soir même, comme il y avait réception à la Préfecture, et qu’on y parlait, à l’habitude, de Collet et de ses exploits, des dames manifestèrent le désir de contempler cet homme extraordinaire. Le préfet, galant, ne s’y refusa point : un ordre est donné ; trois gendarmes tirent Collet de son cachot, l’amènent à la Préfecture et le casent, en attendant que le dîner soit terminé, dans un office où les cuisiniers déposent les plats. Les gendarmes montent la garde devant l’unique porte de cette pièce, après avoir bien constaté que la fenêtre en est garnie de solides barreaux. Collet attend là le bon plaisir des dîneurs, quand, tout à coup, il aperçoit, sur une chaise, un bonnet de coton, une veste rose et un tablier de cuisine dont quelque marmiton s’est débarrassé. En un tournemain le voilà déguisé : il s’empare de deux plats posés sur un dressoir, donne un vigoureux coup de pied à la porte, et, criant gare ! gare ! traverse, en courant, le groupe des gendarmes qui s’écartent pour lui faire passage. D’un bond il est dans l’escalier qui descend vers les cuisines, et, deux minutes plus tard, il marchait d’un bon pas, les mains dans les poches, sur la route de Lodève…

Et l’étonnante odyssée se poursuit : moine à Montauban, médecin à Saumur, assistant d’un commissaire de police aux environs de Périgueux, chirurgien à l’armée d’Italie, capitaine au 47ème de ligne, frère de la Doctrine chrétienne à Toulouse. Collet fut enfin arrêté au Mans, et condamné à vingt ans de travaux forcés. Et ainsi fut-il amené à se lier avec M. Appert, l’ami des galériens ; ce fut la dernière de ses belles relations. On imagine avec quelle joie déférente le « bon M. Appert » fit la connaissance de ce roi du bagne et accueillit le manuscrit autographe de ses mémoires. Et s’il fallait trouver une morale à ce surprenant récit, ce serait une morale « à rebours » ; on en devrait emprunter la formule à un politicien du siècle passé, qui, après avoir longtemps vécu parmi les gens en place et parmi ceux qui convoitent leur sort, écrivait mélancoliquement : « Les hommes probes se tromperont toujours quand ils s’efforceront de calculer la marche des scélérats et les divers degrés du crime, » ce qui est fort encourageant pour les coquins, mais très peu rassurant pour les honnêtes gens.

II

Monsieur le Comte de Sainte-Hélène

Sur la place du Palais de Justice, à Paris, un jour de printemps de 1801, les badauds s’attroupaient autour du petit échafaud ; on appelait ainsi, non point l’instrument des supplices si fort en vogue durant la Terreur, mais l’escabeau qu’on dressait pour servir à l’exposition des malfaiteurs. L’« exposition » était en effet, à cette époque, un complément de peine en même temps qu’une sage précaution : avant qu’un voleur fût expédié au bagne, on l’exhibait, durant quelques heures, sur la place publique, afin que chacun pût, à loisir, se fixer ses traits dans la mémoire et le reconnaître en cas d’évasion. La chose était si fréquente qu’elle ne causait pas grand émoi : assis sur un tabouret, liés à un poteau, les condamnés, d’ordinaire, supportaient, sans trop de confusion, la flétrissure du carcan ; il n’était point rare qu’ils répondissent par des grimaces ou par des plaisanteries cyniques aux apostrophes ironiques des passants.

Ce jour-là étaient assis sur le tabouret d’infamie un homme et une femme. L’homme était un beau garçon d’une trentaine d’années, à l’air martial, au visage distingué ; un tic nerveux, par moments, tordait sa lèvre inférieure : l’écriteau cloué au-dessus de sa tête indiquait qu’il s’appelait Pierre Coignard, né à Langeais, et que le tribunal criminel l’avait condamné à quatorze ans de travaux forcés pour vol et pour escroquerie. La femme était sa complice ; elle se nommait Lise Lordat et le verdict infligeait vingt années de fers. Après les quatre heures réglementaires de carcan, les deux coupables furent descendus de l’échafaud ; on envoya la fille à la prison de Saint-Lazare et Coignard fut conduit à Bicêtre pour attendre le départ de la chaîne. Un mois plus tard, rivé à vingt compagnons, le lourd anneau de fer au cou, sous la bâtonnade des gardes-chiourmes, il partait pour Toulon où il devait subir sa peine.

Pierre Coignard, fils d’un vigneron, avait été placé, alors qu’il avait quinze ans, en apprentissage chez un chapelier. En 1792, il s’enrôla parmi les volontaires, et, comme il était bel homme, on l’immatricula dans les grenadiers de la Convention. Ce corps d’élite n’était pas composé que de purs patriotes ; Coignard y fit de mauvaises connaissances, prit vite le goût de l’oisiveté et du plaisir. Sa maigre paie ne satisfaisant pas ses ambitions, il avait demandé au vol des ressources supplémentaires, et c’est ainsi que, de méfaits en délits, de rapines en escroqueries, il était tombé au banc du tribunal criminel et, de là, aux galères.

À Toulon, il connut l’obsédante horreur de l’accouplement, par une chaîne de trois pieds de long, avec un compagnon dont il fallait, jour et nuit, subir la promiscuité – ce compagnon se nommait Darius – l’entassement dans l’entrepont infect, le bonnet rouge des condamnés à temps, le labeur forcé de l’aube à la nuit, sans repos ni trêve ; jamais de dimanches ; l’éternel pain noir et l’invariable soupe aux fèves, le cachot pour un geste, les coups de bâton pour un mot… Au bout de quatre ans, Pierre Coignard en avait assez : il fit ses adieux à Darius, brisa sa chaîne et s’échappa, risquant, s’il était repris, le bonnet vert des forçats à perpétuité et peut-être la guillotine. Il parvint à gagner la campagne, entendit les trois coups de canon qui – c’était l’usage – signalaient l’évasion d’un forçat, se terra pendant plusieurs jours, réussit à se procurer un costume de paysan et une perruque, traversa toute la Provence, atteignit les Pyrénées et passa en Espagne. Il était sauf.

Mais il fallait vivre : il s’engagea dans les guérillas levées à cette époque par le général Mina pour s’opposer aux incursions des troupes françaises de Moncey et de Duhesme qui menaçaient la Catalogne, se conduisit bien, combattit bravement, fut promu capitaine, puis commandant : il avait pris le nom de Pontis et se faisait passer pour un royaliste français, compromis dans quelque complot et échappé aux prisons de Bonaparte. En 1810, il était commandant d’une guérilla et chevalier des ordres d’Alcantara et de Saint-Wladimir. Il est permis de supposer que, lorsqu’il accrochait sur sa poitrine ces signes de l’honneur, l’ancien forçat devait rire dans sa barbe et juger qu’il était bien facile à un homme avisé de mystifier ses contemporains.

L’ex-Coignard, devenu l’hidalgo Pontis, avait fait, à Barcelone, la connaissance d’une fille Rosa Marcen, laquelle était restée, durant plusieurs années, au service d’un vieil émigré français, le comte de Sainte-Hélène, mort récemment. Elle se trouvait sans ressources et n’avait, pour tous biens, que quelques bijoux et un cachet marqué aux armes de son défunt maître. Coignard recueillit la pauvre servante, et, de ce jour-là, en vue d’incarnations futures, il s’habitua, prudemment d’abord, à compléter son nom de Pontis par celui plus sonore de Sainte-Hélène. Le commandant Pontis de Sainte-Hélène – cela fleurait la vieille France, et cette appellation assurait à l’ancien grenadier de la Convention un bel avenir auprès des Bourbons d’Espagne, quand, par malheur pour lui, la fortune lui fut infidèle.

La Péninsule était tout entière envahie par les armées de Napoléon : fait prisonnier au cours d’un combat, Coignard fut amené au camp français ; il risquait, soit d’être reconduit au bagne s’il dévoilait son véritable état civil, soit d’être fusillé comme émigré ayant porté les armes contre la France, s’il s’obstinait dans sa personnalité d’emprunt. Tout autre ne serait pas sorti sans malencombre de ce mauvais pas. Mais notre personnage avait de l’aplomb, du savoir-faire ; il possédait, on outre, cette sorte de séduction audacieuse, plus utile, en certains cas, qu’une bonne conscience ; il se tira donc de l’aventure à son grand avantage. Conduit devant le maréchal Soult, il plut à ce guerrier fameux, qui se piquait de s’y connaître en hommes, et il passa dans l’armée française avec son grade de commandant. Il fut affecté au 100ème régiment de ligne. À cette époque, où la loterie de la guerre abondait en gros lots fantastiques, l’ex-compagnon de chaînes du forçat Darius n’avait plus qu’à se laisser vivre pour arriver un jour à être maréchal de France, prince de l’Empire, ou même, comme certains camarades, roi de quelque province médiatisée.

Mais il était écrit que d’autres destinées l’attendaient. Vinrent les mauvais jours, l’étoile de Napoléon pâlissait, l’armée française dut évacuer l’Espagne, et on apprit bientôt que, l’Empereur ayant abdiqué, le trône de France était rendu aux Bourbons. Louis XVIII était roi ; les guerres se trouvaient terminées et tout rentrait dans l’ordre. Ceci ne plaisait pas à Coignard. Allait-il donc se contenter d’une modeste pension de commandant en retraite ? Devrait-il se résoudre désormais à vivre dans la quiétude, à cultiver son jardinet et à se remémorer ses exploits ? La prudence le lui conseillait ; car, chercher à se créer une situation en vue, alors que, de tous côtés, la noblesse susceptible et perspicace réclamait avec âpreté ses anciens droits, c’était risquer beaucoup. Coignard tint conseil avec Rosa Marcen, qui ne l’avait pas quitté, et, après quelques hésitations, il prit le parti téméraire de venir à Paris où il s’installa sous le nom de comte de Sainte-Hélène.

D’abord, dans le grand désarroi de la Restauration commençante, tout alla bien. Tant de fantômes sortaient alors de tant de tombes oubliées qu’un de plus n’étonnait guère. De tous les points de la France surgissaient des représentants de grandes familles ruinées ou réputées éteintes, revendiquant, qui leur fortune confisquée, qui leur emploi à la cour, qui encore un grade dans l’armée et n’ayant d’autres titres à ces restitutions que d’avoir perdu tous leurs parents sur l’échafaud, ou d’avoir crié Vive le roi « tout bas, » pendant le règne de l’Usurpateur.

Le comte de Sainte-Hélène ne demandait rien, rien qu’à témoigner à Sa Majesté le désir qu’il avait de mourir pour la cause royale. Il obtint une audience du roi qui reçut avec bonté ce descendant des anciens preux, et Coignard dut éprouver une singulière impression à parcourir, chamarré d’ordres et coudoyant les plus illustres seigneurs, ce château des Tuileries où, jadis, simple grenadier, il avait monté la garde, à la porte du Comité de Salut public.

Mais, quelque grande que fut son audace, il comprenait bien qu’une heure viendrait où il lui faudrait justifier de ses prétentions, et il s’ingénia à se procurer des pièces d’identité. Rosa Marcen croyait se rappeler que le véritable comte de Sainte-Hélène était originaire de Saint-Pierre-du-Chemin, village de Vendée dont les archives, certainement, avaient dû être détruites au cours de la Révolution. Coignard s’adressa donc au maire de l’endroit, lequel répondit que ses archives étaient intactes et que jamais le nom de Sainte-Hélène n’y avait figuré. L’ancien forçat restait ainsi sans état civil présentable, quand, par hasard, il apprit que, en 1814, les Prussiens avaient brûlé l’hôtel de ville de Soissons, et qu’il ne restait rien des papiers de la mairie.

Vite, le faux comte de Sainte-Hélène part pour Soissons ; il descend à l’auberge de la Grosse-Tête, commande un repas plantureux, fait comparaître l’hôtelière, toute interdite en présence de ce grand seigneur fastueux, qui, sur son uniforme, porte, à côté de la croix de Saint-Louis, celle de la Légion d’honneur et d’autres décorations encore. Un valet de pied se tient respectueusement derrière sa chaise ; car, disons-le, Coignard avait engagé, pour ce rôle intime, son frère Alexandre, un mauvais sujet, qui avait essayé, sans y réussir, de tous les métiers, mais qui possédait une superbe prestance.

D’un ton familier, le noble voyageur demande donc à l’hôtelière si elle n’a pas entendu parler d’un fait qui s’est passé, il y a quelque quarante-cinq ans, dans son auberge : une très grande dame, voyageant avec son mari et sa suite, s’était arrêtée à la Grosse-Tête et y avait donné le jour à un fils.

— Cette dame était ma mère, bonne femme, ajouta d’un ton débonnaire le comte de Sainte-Hélène, et l’enfant, c’était moi.

L’aubergiste se confond en compliments sur l’honneur qu’avait fait à sa maison un si grand seigneur, en acceptant d’y pousser son premier cri ; mais elle avoue qu’elle n’a jamais entendu parler de cette aventure de voyage. Sainte-Hélène, poursuivant son récit, expose qu’il a été baptisé à la cathédrale et que, s’il s’arrête aujourd’hui à Soissons, c’est en manière de pèlerinage au lieu de sa naissance, et pour y relever, sur les registres déposés à la mairie, l’acte de son baptême ; il veut connaître quels furent les témoins de rencontre qui le présentèrent à l’église et, s’ils existent encore, les récompenser richement. À quoi l’hôtelière réplique que la chose sera difficile, et que c’est bien regrettable ; mais tous les registres des anciennes paroisses, ainsi que ceux de l’état-civil, ont disparu dans l’incendie de l’hôtel de ville ; même que ces papiers font grande faute aux gens du pays et que leur perte cause de l’embarras à bien des familles.

Sainte-Hélène s’attendait à la réponse ; néanmoins, il montre un vif dépit, se rend à la mairie, suivi de son valet de pied, interroge les employés, s’assure que rien n’a été sauvé, exige des preuves, tempête, s’informe et ne consent à se calmer qu’après avoir reçu l’assurance qu’il est possible de suppléer à l’absence d’un acte de baptême par un acte de notoriété, M. le comte n’a qu’à s’adresser à son notaire et, sur la signature de six témoins honorables, il obtiendra sans difficulté la pièce en question. Sainte-Hélène reprend aussitôt la route de Paris, et, chez le notaire Morand, l’acte de notoriété est, quelques jours plus tard, respectueusement dressé en présence des témoins requis, lesquels portent les plus beaux noms. On n’a point dit quels étaient ces noms, mais il paraît probable qu’ils déguisaient d’anciens camarades de bagne, le Gros, la Rouscaille, le Fils du meunier, et autres grinches que le pseudo-comte avait retrouvés battant le pavé de Paris, et qu’il avait engagés à son service.

Il était donc, désormais, en possession d’un état civil inattaquable, quand Napoléon s’échappa de l’île d’Elbe et reconquit, en vingt jours, son empire. Cette escapade du grand homme dérangea bien des gens ; mais nul n’en fut plus tracassé que le comte de Sainte-Hélène.

Le sort lui serait donc toujours contraire ! Comment ! Il avait tout combiné pour s’assurer une situation brillante ; il avait usurpé un vieux nom, flatté Louis XVIII, hautement proclamé ses sentiments royalistes ; par un miracle d’adresse, il s’était insinué dans la vieille société, il avait rompu avec le passé, fait peau absolument neuve ; et voilà que, pour un caprice. Napoléon compromettait un si beau résultat ! Sans compter que cet homme néfaste allait sans doute rétablir sa police si clairvoyante et si avisée, avec laquelle l’ex-Coignard préférait ne pas entrer en lutte. Il fallait disparaître. Mais comment ?

C’est ici que l’ancien forçat fit preuve de génie : le soir où Louis XVIII quitta les Tuileries, fuyant l’usurpateur encore une fois triomphant, le vieux roi prit en toute hâte la route de Lille, escorté de quelques gardes du corps et suivi d’un petit nombre de fidèles, qui tous appartenaient aux premières familles du royaume. Le comte de Sainte-Hélène était du nombre…

Il accompagna la monarchie fugitive jusqu’à Gand, où Louis XVIII, confiant en l’avenir, avait résolu d’attendre la fin de l’interrègne : et tant que durèrent les Cent Jours, on vit, entourant d’hommages attendris le roi exilé, quelques serviteurs de la bonne cause, dont l’abnégation et le dévouement faisaient l’admiration du monde, et qui n’étaient autres que MM. les ducs de Duras et de Lévis, M. de Vaublanc, M. de Sèze, M. de Lally-Tollendal, M. de Chateaubriand… et Pierre Coignard, forçat évadé, déguisé en comte de Sainte-Hélène, ne manquant pas un « lever » du roi, disant son mot sur la situation européenne, offrant ses services en traitant de haut les puissances alliées qui montraient peu d’empressement à envahir la France et à restaurer l’auguste famille des Bourbons.

Certes, les princes proscrits avaient été les jouets de si grandioses événements qu’ils devaient être un peu blasés sur les catastrophes et ne plus rien estimer d’invraisemblable. On peut gager pourtant qu’ils eussent été bien surpris, si quelqu’un leur eût dit que, dans leur noble entourage, vivait un ancien grenadier de la Convention, jadis exposé, pour vol, au carcan et condamné à quatorze ans de galères. Mais personne ne les en pouvait instruire, la petite cour de Gand étant l’endroit du monde où Pierre Coignard se trouvait le plus assuré de ne point rencontrer un ancien compagnon de chaîne. Aussi dut-il éprouver quelque regret lorsque, après Waterloo, il fallut rentrer à Paris ; Louis XVIII avait définitivement reconquis sa couronne ; il connaissait maintenant ses vrais fidèles. Le comte de Sainte-Hélène, qui comptait parmi les plus sûrs, reçut, en récompense, un poste de confiance : il fut nommé lieutenant-colonel de la Garde nationale parisienne.

Il fait merveille, à la tête de sa légion, défilant, à cheval, dans la cour des Tuileries, et saluant, d’un geste noble, l’épée basse, le roi podagre assis au balcon du château. Sainte-Hélène est de toutes les fêtes : il a partagé l’exil de Gand ; il est bien en cour ; il est aimé du monarque et des princes ; Mme la duchesse d’Angoulême lui adresse les plus gracieux de ses rares sourires. L’ancienne servante de Barcelone, Rosa Marcen, est également montée en grade : elle est la comtesse de Sainte-Hélène : son mari laisse entendre qu’elle se rattache à la famille des La Feuillade, vieux nom, bonne race, fiers ancêtres. À ceux qui s’étonnent de l’accent exotique et des allures un peu étranges de la dame, il insinue qu’elle est la fille du vice-roi de Malaga. Et les portes les plus fermées s’ouvrent devant ces descendants de grandes races qui ont tant souffert pour la cause des Bourbons.

Car, il n’en tait pas mystère, il a perdu presque tous ses biens ; son pauvre père, sa mère bien-aimée… disparus dans la tourmente ; ses deux sœurs sont religieuses, en Amérique. Existe-t-il d’autres Sainte-Hélène que lui ? Il n’en sait rien ; mais il croit bien être le seul à porter le poids de ce grand nom. Il le porte sans faste exagéré, mais dignement. Le couple s’est logé, près du boulevard, dans la rue Basse-Porte-Saint-Denis ; l’intérieur est un peu bizarre, mais convenable : on y peut recevoir sans déchoir. Le comte est d’une tenue impeccable, un vrai soldat ; la comtesse porte les cachemires à la mode et ses bijoux sont enviables ; quant à la livrée, elle est imposante. Le grand valet de pied qui accompagne Madame dans ses visites, produit surtout très bonne impression.

Un succès trop facile nuit, souvent, plus que vingt échecs ; il est bon de ne point s’endormir dans la confiance ; cette dangereuse somnolence devait perdre Coignard, parvenu à l’apogée de sa périlleuse carrière. Car, sûr maintenant d’être à l’abri du soupçon, il revient à son premier état et dévalise les maisons où il est reçu ; non pas qu’il mette lui-même la main à l’ouvrage ; non, il se contente de servir d’indicateur à la bande qu’il dirige et prépare les bons coups que ses acolytes exécuteront.

Dans les soirées mondaines, tout en racontant ses campagnes ou en faisant la cour aux dames, debout devant quelque meuble, les mains derrière le dos, il prend l’empreinte des serrures au moyen d’une boule de cire qu’il fourre ensuite adroitement dans sa poche : peu de jours plus tard, ses complices, munis de fausses clefs, se glisseront dans l’appartement et y opéreront une rafle fructueuse. Les relations du comte de Sainte-Hélène lui permettent de savoir à quel moment précis les maîtres d’une maison sont absents : au besoin, il les invite à dîner, pour laisser à la Rouscaille ou au Fils du meunier le loisir de dévaliser, en toute sécurité, la maison de ses convives.

Un exemple fera mieux connaître sa façon de procéder. Un jour de novembre 1816, le comte de Sainte-Hélène se présentait chez M. Sergent de Sampigny, chef de division au ministère de la guerre, avec lequel il était en rapports d’étroite amitié ; il amenait avec lui un ami, pour lequel il sollicitait des recommandations auprès de la commission russe établie à Maubeuge. Tandis que M. de Sampigny, sans défiance, rédige la lettre, Sainte-Hélène, en familier de la maison, va et vient dans le cabinet et dans le salon voisin, ouvre sans façon les tiroirs et, y apercevant des pièces d’argenterie et des écrins, il les fait admirer à son compagnon : « Mais voyez donc tout cela ; il est logé et meublé comme un ministre ! » Puis il demande l’autorisation de montrer à son ami les autres pièces de l’appartement, à quoi Sampigny, qui, sans doute, est célibataire, consent bien volontiers ; il les laisse aller et continue à écrire.

Deux semaines plus tard, le 11 Décembre, Sainte-Hélène arrive au ministère et pénètre dans le bureau du chef de division ; c’est le jour où celui-ci donne l’audience ; il faut l’immobiliser durant tout l’après-midi ; à cet effet Sainte-Hélène s’installe, assiste au défilé des nombreux visiteurs. Sampigny, de temps à autre, s’informe aimablement du motif qui retient là le lieutenant-colonel de la garde nationale ; mais Sainte-Hélène ne veut pas être importun : « Ne vous occupez pas de moi, cher ami ; je passerai après les autres. » Il garde ainsi sa victime à vue jusqu’à l’heure du souper, et quand Sampigny, enfin délivré, parvient à regagner son domicile, il trouve son appartement dévasté et constate que des malfaiteurs ont profité de son absence pour s’emparer de tous les objets précieux que contenaient ses armoires et ses meubles. D’ailleurs aucun indice, nul soupçon ; dans quel esprit aurait pu germer la pensée que le coupable était le lieutenant-colonel des gardes nationales parisiennes lequel, justement ce jour-là, avait passé son après-midi entier dans les antichambres du ministère de la guerre ?

De son côté, Mme la comtesse de Sainte-Hélène ne restait pas inactive, et voici l’un de ses exploits. Le 31 décembre de cette même année 1816, son carrosse s’arrête à la porte du général espagnol Marti, qui demeure rue Basse-du-Rempart. L’impeccable valet de pied saute à bas du siège, demande si le général est chez lui et s’il consent à recevoir Mme la comtesse. Sur la réponse affirmative, Rosa Marcen, très élégamment vêtue, descend de voiture, pénètre dans la maison, est introduite dans le salon, tandis que son valet, qui l’a suivie, reste planté dans l’antichambre. Le général se confond en politesses : à quel heureux hasard doit-il la bonne fortune d’une si aimable visite ? Presque rien ; la comtesse vient seulement s’informer de l’adresse du général Mina, qu’elle sait être de passage à Paris, et auquel elle a une petite requête à présenter. Mais cette adresse, Marti ne la connaît pas : il sonne son valet de chambre, lui ordonne de courir à l’ambassade d’Espagne, de se procurer l’adresse en question et de ne pas rentrer qu’il ne la rapporte.

Le domestique sort aussitôt pour se mettre en quête, et, pendant que la comtesse et le général bavardent dans le salon, au coin du feu, échangeant de vieux souvenirs du temps des guerres d’Espagne, le beau laquais de la dame, maître de l’appartement, prend tranquillement les empreintes et explore le contenu des armoires. Le 18 janvier suivant, le général espagnol, rentrant chez lui, vers le soir, éprouva la désagréable surprise de les trouver vides ; on lui avait volé tous ses uniformes brodés, sept cents francs en or, son linge, son argenterie et les décorations des nombreux ordres dont il était dignitaire.

Il serait facile de multiplier les traits de ce genre, car M. le comte et Mme la comtesse de Sainte-Hélène, ne possédant, si l’on excepte la maigre solde de lieutenant-colonel, pas d’autres moyens d’existence, opéraient dans toutes les bonnes maisons où ils avaient accès. Il faut bien soutenir son train… Mais la chose était faite avec tant d’habileté et de désinvolture que jamais personne n’établit une corrélation entre la fréquence de leurs visites et les vols qui en étaient la suite.

Une circonstance imprévue brusqua l’inéluctable dénouement.

Un jour du printemps de 1818, comme le comte de Sainte-Hélène était dans son cabinet de travail, on lui annonça la visite d’un pauvre hère qui s’était déjà présenté plusieurs fois, sans être reçu. Le comte voulut bien, ce matin-là, l’admettre en sa présence ; dès que l’homme fut seul avec lui il engagea la conversation sur le ton familier :

— Tu ne me reconnais pas ? Je suis Darius, ton compagnon de chaîne au bagne de Toulon…

Le comte eût dû, tout de suite, faire jeter l’insolent à la rue ; mais contre toute attente, il exigea quelques explications, et, dès ce moment, il était perdu. Darius, sentant l’avantage, gagna de l’aplomb, et voici, à peu près, quel fut son discours. Arrivé depuis peu à Paris, après avoir « fini son temps, » il avait assisté à la dernière revue de la garde nationale, sur la place Vendôme, et reconnu avec stupeur, paradant à la tête de la soixante-douzième légion, Coignard, « son vieux frangin des galères. » Oh ! il ne s’y était pas trompé un instant : le tic qui, de temps à autre, crispait la lèvre du comte de Sainte-Hélène, l’avait, du premier regard, édifié, quoique, à vrai dire, il se crut le jouet d’un rêve. Il avait suivi le beau colonel jusqu’à sa maison, et il venait l’implorer, en bon camarade. « Je ne veux point te nuire, conclut-il, et je ne songe pas à te dénoncer ; mais je suis dans le besoin ; tu es riche ; viens à mon secours, et je m’engage à la discrétion. »

Pendant ce récit, Sainte-Hélène, un peu troublé de l’abord brutal du personnage, avait repris tout son sang-froid ; il protesta qu’il n’entendait rien à cette stupide histoire, sonna ses gens, et les chargea de le débarrasser de l’intrus, en les gourmandant sévèrement de ne savoir pas mieux garder sa porte. Darius, houspillé, se retira en maugréant des menaces de vengeance.

Trois jours plus tard, le colonel de Sainte-Hélène était mandé chez le général comte Despinois, commandant la division militaire : il se rendit, en grand uniforme, à la convocation et fut aussitôt introduit dans le cabinet de son chef. Despinois était de manières brusques et ne savait pas biaiser.

— Monsieur le comte de Sainte-Hélène, dit-il d’un ton sévère, vous n’abuserez pas plus longtemps le Gouvernement, ni moi : je sais que vous êtes Pierre Coignard, forçat en rupture de ban…

Sainte-Hélène s’était préparé à la lutte : de l’air le plus stupéfait, avec un ton d’indignation contenue, il répondit que, grâce au ciel, il possédait chez lui des preuves généalogiques propres à confondre les calomniateurs, et, pour ne pas laisser un soupçon effleurer son vieux renom d’honnêteté, il allait, dès l’instant, chercher ces pièces décisives.

— Attendez ! fit le général.

Et sur un coup de timbre, la porte s’ouvrit, Darius parut. Coignard, – il est temps de lui restituer ce nom, – ne put réprimer un mouvement d’effroi ; l’autre s’approchait de lui, traînant la jambe, ricanant et répétant d’une voix éraillée :

— Tu ne me reconnais donc pas… Nous avons tiré quatre ans ensemble.

Coignard s’emporta : les honnêtes gens seraient donc toujours à la merci des fripons ! Il traita Darius de fourbe, de lâche et d’imposteur, en appela à ses nobles aïeux, frappa sa poitrine constellée de croix.

— Assez ! commanda sèchement le général. Appelant un des officiers de son état-major : — Vous allez, dit-il à celui-ci, accompagner, avec deux gendarmes, le colonel à son domicile. Ne le quittez pas : vous êtes responsable de sa personne.

L’aide de camp obéit : mais, en route, par égard, il ordonna aux gendarmes de marcher à distance respectueuse et, quand on fut arrivé, de ne point pénétrer dans la maison, et de se tenir en surveillance à la porte. Coignard fit les honneurs de son salon à l’officier, appela la comtesse qui parut révoltée du procédé brutal dont son mari était victime ; elle invita gracieusement le visiteur à se rafraîchir, lui servit un flacon de délicieux vin d’Alicante et, tandis qu’il l’appréciait, Coignard passa dans la chambre voisine pour y prendre ses papiers.

Quelque agréable que fût la compagnie de l’aimable comtesse, l’aide de camp, après trois quarts d’heure de causerie, s’avisa que le colonel tardait bien à reparaître. Inquiet, il ouvrit la porte par laquelle Coignard était sorti… La chambre était vide. L’officier appela les gendarmes, visita toute la maison, ouvrit les placards, bouscula les literies, regarda sous les meubles sans découvrir le colonel. Depuis près d’une heure, en effet, celui-ci, affublé de la veste et du tablier de son valet de chambre, un plumeau sous le bras, avait descendu l’escalier, traversé la cour, sous l’œil indifférent des gendarmes… Il était loin maintenant et l’officier d’ordonnance alla, très penaud, à la division, rendre compte de sa piteuse campagne au général Despinois, lequel l’envoya, pour huit jours, à la prison de l’Abbaye. Là, le pauvre aide de camp put réfléchir longuement aux dangers qu’il y a, pour un officier en service, à boire du vin fin, en compagnie d’une bavarde comtesse, chez un colonel de la Garde nationale.

Un mois après, la police de Vidocq arrêtait, au faubourg de Popincourt, la bande de Coignard, réfugiée là, dans un taudis où furent découverts des bijoux volés, des cachemires de prix, des fausses barbes, des armes et tout un assortiment de costumes variés que les voleurs employaient à leurs déguisements. L’ex-comte de Sainte-Hélène fit une belle défense. Il n’était pas dans la maison quand les agents la visitèrent. Vidocq plaça ses hommes dans la rue, leur recommandant l’immobilité et le silence. Tard dans la nuit, l’un d’eux, nommé Fouché, vit une ombre qui s’y glissait, sans bruit, le long des murs : à la lueur d’un réverbère, il reconnut Coignard et le saisit au collet. Coignard tenait à la main un pistolet ; il fit feu ; la balle traversa le bras de Fouché qui pourtant ne lâcha pas prise ; les policiers accoururent et l’ancien forçat, terrassé, fut lié de cordes et porté à la Conciergerie. Il revenait à son point de départ. Après quarante jours de secret, il paraissait devant la Cour d’assises. Ce premier procès n’avait pour objet que de fixer son identité : était-il Pierre Coignard ou bien le comte de Sainte-Hélène ? Il soutint avec obstination, et non sans une certaine éloquence, qu’il avait droit à ce noble nom. Peut-être allait-il réussir à jeter le doute dans l’esprit des jurés, car le ministère public n’étayait l’accusation que sur des dépositions de galériens et de mouchards, toutes les relations mondaines du colonel s’étant, comme bien on pense, dispensées d’assister à l’audience : ceux qui l’avaient reçu, aux jours de ses splendeurs, ne le connaissaient plus et feignaient d’ignorer jusqu’à son existence. Même on ne put retrouver aucun des six nobles signataires de son acte de notoriété, ce qui donnait à penser que ces complaisants répondants n’étaient autres que des faussaires. Par malheur, à l’époque même où s’ouvrait le procès, mourait à Saint-Lazare la fille Lordat qui, en 1801, on s’en souvient peut-être, avait été condamnée, comme complice de Coignard, à vingt ans de fers, et l’on trouva, dans sa défroque, un portrait du beau grenadier de la Convention ; l’image, produite à l’audience, levait tous les doutes : l’accusé était bien Coignard, et l’arrêt lui imposa cette personnalité.

En juin 1819, il remontait au banc des accusés, pour répondre cette fois des nombreux crimes dont il s’était rendu coupable. Sa qualité d’évadé du bagne, aggravant la tentative d’homicide commise sur l’agent Fouché, lui faisait encourir la peine de mort ; mais, circonstance bien étrange, Fouché demeura insaisissable ; toutes les recherches entreprises par ses camarades de la préfecture furent vaines, et nul ne sut ce qu’était devenu ce policier fantôme. Son absence infirmait l’inculpation d’assassinat, et Coignard fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à six heures d’exposition au carcan et à la flétrissure des lettres T. P. qu’on traçait, alors, au fer rouge, sur l’épaule des misérables qui ne devaient plus sortir du bagne. Alexandre Coignard, l’imposant valet de chambre, était puni des mêmes peines ; Rosa Marcen, la sémillante comtesse, fut acquittée ; cinq autres complices, hommes et femmes, étaient ou absous, ou frappés de cinq ans de prison.

Au bagne de Toulon, où il retourna, Coignard fut mis à la double chaîne. En raison de sa première évasion, il ne partageait pas les travaux de ses compagnons et ne sortait jamais. Il recevait de fréquentes visites, étant une sorte de célébrité. Un philanthrope qui le vit là, vers 1830, raconte que l’ex-colonel parlait avec beaucoup d’assurance et affectait de grands airs, cherchant à soutenir de son mieux son rôle de comte de Sainte-Hélène. Il possédait une réelle influence sur ses camarades, qui connaissaient son histoire et la racontaient avec admiration. Dans ce monde spécial, il avait pris les allures d’un héros de légende ; Rosa Marcen, assuraient les rapports, ne l’avait pas abandonné, elle s’était fixée à Toulon et lui faisait passer des sommes assez rondes, envoyées par d’anciens amis. Pierre Coignard était devenu le roi du bagne.

L’INVENTEUR DU VOYAGE À PIED

Il serait, je pense, téméraire de qualifier d’irréductibles les opinions politiques du chevalier de la Tocnaye, encore qu’il vécût au temps de le Révolution, époque où, comme chacun sait, les partisans et les adversaires du nouvel ordre de choses paraissaient devoir être à jamais irréconciliables. Ce chevalier comptait vingt-quatre ans en 1791, il était officier au régiment de Monsieur-Infanterie, il émigra pour ne point se faire remarquer ; avant de passer la frontière, il était allé embrasser ses parents, dans leur gentilhommière des environs de Nantes, et avait pris le soin de se munir d’une importante lettre de crédit. Ainsi pourvu, il flâna un peu en Savoie et se dirigea sans hâte vers Coblence où se trouvait le quartier général des émigrés. Incorporé dans l’armée des Princes qui devait en quelques jours, dès qu’elle se déciderait à s’ébranler, mettre les révolutionnaires à la raison, il attendit près d’une année le moment d’entrer en campagne. Autant qu’à bon nombre de ses compagnons, l’aventure lui semblait assez déplaisante. L’idée de combattre des compatriotes, fussent-ils des « frères égarés, » ainsi qu’on disait alors, et surtout la perspective de marcher avec l’armée prussienne, n’avaient rien de séduisant, et, de fait, la répugnance fut unanime, dès qu’on eut pénétré en France : il faut dire à la décharge des émigrés que jamais Français ne se montrèrent moins valeureux ; non par absence de courage, mais par prompt dégoût de cette lutte fratricide. Le chevalier de la Tocnaye, mal résigné, remplissait sans entrain son office de simple cavalier dans cette armée où, disait-il, « il y avait des officiers pour plus de cent mille hommes, mais à peine assez de soldats pour cinquante officiers. »… Quant aux manœuvres, aux batailles, aux sièges auxquels il prit part, il ne devait en connaître les péripéties que beaucoup plus tard, lorsqu’il eut le loisir de lire « les papiers qui en parlaient » ; il n’en avait pas eu la moindre idée jusqu’alors ; il suivait le torrent, pansait son cheval, le sellait, dormait sur la paille, souvent à la belle étoile, et s’imaginait tous les jours que, le lendemain, il découvrirait à l’horizon les clochers de Paris.

Il ne devait pas les apercevoir de longtemps ! On sait comment, entraînés par la déroute des Prussiens, écœurés du contact de ces étrangers pillards et malappris, les émigrés se replièrent rapidement vers la frontière et se regroupèrent à Coblence qu’ils avaient espéré ne jamais revoir. Ceux d’entre eux qui se trouvaient sans ressources ou qui jugèrent élégant de s’obstiner, formèrent l’armée de Condé, laquelle, de reculs en retraites, devait, malgré sa bravoure, se replier jusqu’en Pologne ; les autres se dispersèrent, gagnèrent la Hollande ou le Danemark, l’Angleterre ou l’Italie, comptant attendre là des jours meilleurs, qui furent lents à venir. Le chevalier de La Tocnaye, lui, était un sage : désaveuglé par le début malheureux, il résolut de ne plus servir « l’intérêt, la folie ou l’ambition des puissances étrangères en guerre contre les Français » et de se désintéresser de la lutte jusqu’à ce que la raison éclairât l’esprit de ces furieux qui s’entr’égorgeaient au lieu de s’expliquer. Il s’embarqua à Rotterdam sur un bateau charbonnier et arriva à Londres dans les derniers jours de 1792.

Londres regorgeait d’émigrés : beaucoup y mouraient de faim ; certains avaient trouvé à gagner misérablement leur vie ; quelques-uns, plus favorisés ou plus prévoyants, y menaient un train convenable ; tous, sans exception, parlaient politique. Or ce sujet de conversation était particulièrement odieux au chevalier de la Tocnaye : depuis deux ans et plus qu’on rabâchait autour de lui les mêmes sornettes, qu’on supputait, à quinze jours près, la date où l’on allait rentrer en France pour y rétablir l’ancien régime, qu’on énumérait, avec une complaisance alléchée, tous les jacobins qu’on se réjouissait de pendre, il avait pris en telle horreur ces hâbleries, que le cœur lui en tournait dès les premiers mots ; il rêvait d’un pays écarté où l’on pourrait, en dînant, causer d’autres choses que des constitutionnels, des démocrates, des septembriseurs, des acquéreurs de biens nationaux, de la droite, de la gauche, des Girondins, des Feuillants et des lois effarantes émanées sans discontinuité de l’antre où s’agitaient tant d’énergumènes. Au bout de quelques jours le chevalier quittait Londres et se mettait en route, droit devant lui, résolu à marcher tant que la terre ne lui manquerait pas.

La première étape, de la capitale à Windsor, le mit en goût : il était muni d’un passeport en règle, et d’un lexique franco-anglais de tous les mots usuels. Son bagage, d’ailleurs, ne lui pesait guère, et lui-même a pris soin de consigner dans son journal de route en quoi consistait son ingénieux équipement – « pour l’instruction des futurs voyageurs à pied, » écrit-il. Dans une paire d’escarpins de bal il avait fourré un sac à poudre fait d’un gant de femme, un rasoir, des ciseaux, un peigne, une paire de bas de soie et une culotte d’une étoffe assez légère pour n’être pas plus grosse que le poing lorsqu’elle était roulée ; l’une des six poches de son habit contenait deux chemises très fines, trois cravates et trois mouchoirs ; les autres recelaient le linge de rechange, les lettres, le portefeuille et un pistolet qui ne fut jamais chargé, par la bonne raison qu’il manquait de gâchette et de ressort. Marchait-il sur la route ? Il nouait, pour s’alléger, tous ces objets dans un mouchoir qu’il portait sur l’épaule, au bout de sa canne à épée, à l’extrémité de laquelle était adapté un parapluie. Approchait-il de quelque ville ? Il replaçait le tout dans ses poches et flânait par les rues, la canne à la main. Était-il invité par quelque particulier d’importance chez qui lui donnaient accès sa bonne mine et son nom français ? En un instant il se transformait et se présentait au salon avec des bas de soie blancs, de la poudre, et tout aussi pimpant que s’il avait voyagé pourvu d’un bagage considérable et dans une bonne voiture.

Comme il n’est pas encore « entraîné, » il ne dédaigne point parfois le coche public et c’est sur l’impériale d’une diligence qu’il gagne Oxford, d’où il se dirige vers Blenheim, puis vers Bath. Mais bientôt il se fatigue de ce genre trop facile de locomotion et décide que, puisqu’il est originaire d’un pays qui vient de conquérir sa liberté, il se soustraira à toute tyrannie et « n’aura plus désormais d’obligation à d’autres qu’à ses jambes » pour effectuer à loisir sa fantaisiste pérégrination.

L’homme de génie inconnu qui, le premier, imagina, il y a bien longtemps, de glisser quelques rouleaux de bois sous un fardeau que ses efforts ne parvenaient pas à déplacer, doit être à coup sûr compté au nombre des plus illustres bienfaiteurs de notre pauvre monde. Il venait de créer la roue, jouet merveilleux pour lequel, après tant et tant de siècles, l’inconstante humanité témoigne encore d’un engouement qui n’est point près de se lasser. Certes, l’invention n’était là qu’en germe : on dut attendre que d’autres inspirés s’appliquassent à la perfectionner ; des centaines et des milliers d’années séparent le rugueux rondin, sur quoi roula le chariot initial, des disques d’acier matelassé qui font légères comme l’oiseau nos pesantes autos ; mais ce qui frappe en cette attachante succession de transformations progressives, c’est le souci constant et tenace de découvrir des moyens de se mouvoir toujours plus rapides et plus confortables, et le dédain manifeste du plus salutaire et du plus naturel de tous les sports : la marche. Bien avant l’âge des chemins de fer, d’où l’on peut dater les premiers symptômes de la contagieuse frénésie de roulement dont l’espèce humaine est aujourd’hui atteinte, les hommes avaient déjà renoncé à faire usage de leurs jambes. À lire les mémorialistes du XVIIIème siècle, on constate que nos ancêtres de ce temps-là n’étaient point du tout sédentaires ; on les voit toujours sur les routes ; beaucoup sont en voiture, le plus grand nombre à cheval… mais personne ne va à pied, si l’on excepte les vagabonds, les mendiants et quelques originaux désireux de se singulariser. Un honnête homme se serait cru déshonoré en cheminant comme un sans-asile, et il fallut attendre l’époque romantique pour rencontrer des poètes ou des peintres touristes, en quête de beaux sites, bravant, sac au dos, le vieux préjugé des bourgeois, pleins de méfiance contre le piéton.

C’est en quoi le chevalier de la Tocnaye fut vraiment un précurseur. Sans aucune prétention de se poser en initiateur, puisque, de son propre aveu, il ne cherche, en imitant le Juif Errant, qu’à échapper aux doléances et aux récriminations des émigrés, ses frères en infortune, il demeure cependant un modèle que notre Touring-Club devrait inscrire dans la généalogie de ses ancêtres : il est courageux, tenace et plein d’entrain. Le voilà à Chester, à Liverpool, à Manchester, dans le pays du charbon et des fabriques où tout, jusqu’au ciel, est noir de suie. Dès qu’il a franchi, marchant toujours, la frontière de l’Écosse, ce pays pittoresque, qu’il découvre, le ravit. Il se croit revenu dans sa Bretagne aux mœurs simples ; comme à Plougastel et à Lesneven, les femmes portent le corsage de soie, les hommes soufflent dans des musettes ; on danse aux jours de fête sous les vieux chênes, on chante en « gaëlic » qui est presque le breton, et le chevalier errant s’émeut en retrouvant chez les paysans du Forth une sorte de parenté mystérieuse avec ses compatriotes du continent. « De tous les peuples que j’ai connus aucun ne m’a paru plus estimable, » déclarera-t-il, et il se plaît si bien dans cette Bretagne anglaise qu’il s’installe à Édimbourg afin d’y reprendre haleine et d’y renouveler son rudimentaire équipement.

Quelque bien garnie qu’eût été sa bourse au début de l’expédition, il voit cependant, à force d’y puiser, diminuer sensiblement le nombre de ses louis d’or et de ses guinées ; comme il ne veut rien solliciter et n’a, d’ailleurs, rien à attendre de ses confrères en proscription, il juge élégant de n’être redevable qu’au voyage, et, durant son séjour à Édimbourg, il écrit le récit de sa déjà longue randonnée, rédigeant ses impressions de route, sous le titre alléchant de Promenades dans la Grande-Bretagne. Le livre terminé, il le présente à un éditeur qui s’offre à le publier et le lui paie un bon prix.

… Il paraît que, en ce temps-là, le métier d’écrivain était lucratif, ce qui prouve combien les mœurs les plus respectables se sont malencontreusement modifiées au cours du dernier siècle.

La Tocnaye s’est fait des amis, à Édimbourg ; on s’y intéresse à ce Français courageux, qui ne se lamente jamais, ne mendie pas, n’a point de dettes et n’attend pas en poussant des soupirs et en levant les yeux au ciel qu’un miracle, ajourné de mois en mois, le rétablisse dans sa fortune et ses privilèges abolis. Sur ces recommandations, le livre a du succès, l’auteur est fêté, reçu avec honneur, presque célèbre et, durant toute l’année qu’il passe dans la capitale de l’Écosse, il est comblé de prévenances et accablé d’invitations. Si bien qu’il reprit goût à la vie mondaine et crut terminée sa carrière de voyageur. Il avait quitté Londres depuis plus de deux ans ; il était temps de regagner la grande ville afin d’apprendre où en était la Révolution française et de savoir si, à force de vœux, les émigrés n’avaient point hâté la Restauration tant désirée. Il prit donc passage sur un bateau servant au transport des saumons vivants et, après quelques jours d’heureuse traversée, débarqua aux quais de la Tamise, bien persuadé de retrouver la société française de Londres, sinon assagie par le long exil, du moins un peu guérie de ses trépidantes illusions. Horreur ! On est à l’automne de 1795 et plus que jamais l’émigration déraisonne : on vient d’apprendre le désastre de Quiberon, et, depuis la demeure des princes jusqu’aux taudis où ravaudent leurs vieilles toilettes les belles marquises de Versailles et des Tuileries, tout le monde trépigne du désir de la vengeance. Cette fois, c’est bien résolu : on va se jeter en masse sur les côtes de Bretagne et de Vendée, et on exterminera, jusqu’au dernier, les sans-culottes…

Ce qu’entendant, déjà La Tocnaye a bouclé son bagage : il a rajeuni son sac à poudre, reprisé ses bas de soie, ressemelé ses souliers de marche, et, sa canne-épée-parasol à l’épaule, il est en quête de nouvelles explorations. C’est vers l’Irlande qu’il se dirige ; il passe le canal Saint-Georges, arrive à Dublin et s’enfonce dans l’intérieur du pays. Quelle malencontre ! L’Irlande est en pleine révolution ! Il y a des émeutes tous les jours, des incendies toutes les nuits, des figures « patibulaires » à tous les coins de rues ; les gens qu’on rencontre ont la mine épouvantée ou menaçante ; les cultivateurs négligent la terre, les ouvriers se croisent les bras, seules les potences ne chôment guère, et, après quelques semaines de ce lamentable spectacle, l’émigré nantais considère que ce n’est point la peine d’avoir quitté la France et fui ses troubles populaires pour assister à pire dans cette île condamnée à la perpétuelle insurrection… Excellente occasion de franchir le canal du Nord et de se réfugier dans la douce Écosse dont la proverbiale hospitalité lui a laissé de si doux souvenirs.

À peine à terre, il reprend sa bonne vie nomade, « sa promenade sans provisions, sans soucis, sans autres effets que ce que ses poches peuvent contenir. » À Édimbourg, où il retrouve sa vogue, il publie un second volume, traitant des Causes de la Révolution française, livre assez médiocre sur un sujet déjà trop rebattu ; il est vrai que le but de l’auteur, en produisant ces banales considérations, n’était point d’éclairer les peuples ni de les mettre en garde contre les dangers des bouleversements sociaux, mais bien plutôt de garnir sa bourse avant de se lancer dans l’inconnu. Car il a fait serment de marcher, droit devant soi, jusqu’à ce que la terre lui manque… Or la terre lui manque : à force de pérégriner dans les îles anglaises, il les a parcourues en tous sens ; elles ne lui offrent que du déjà vu. D’ailleurs, à s’y attarder, il risquerait de s’y enliser dans l’odieuse politique : l’un des frères de Louis XVI vient de s’installer à Holyrood, aux portes d’Édimbourg, et une partie de l’émigration l’y a suivi, la plus aigre, la plus désemparée, la plus perdue de dettes… Il n’est que temps de fuir…

Voilà le chevalier de La Tocnaye embarqué à destination de la Suède : il touche terre à Göteborg, et, après quelque repos, toujours les bras ballants, et sa houpette à poudre dans sa poche, il s’enfonce, en promeneur, dans l’intérieur de ce pays ignoré. Il n’a pour arme que son vieux pistolet sans gâchette et la courte épée que recèle le parapluie porté en sautoir ; il n’est pas bien certain que cet arsenal sera suffisant, car, dès ses premiers pas, certains indices lui donnent à croire que la contrée, presque inexplorée à cette époque par les voyageurs et dans laquelle il se hasarde témérairement, ne doit pas être des plus sûres : n’a-t-il pas remarqué que les nombreux gardiens de nuit circulant dans les rues de Göteborg, où, toutes les demi-heures, à chaque carrefour, ils poussent des cris pour avertir les habitants qu’ils peuvent dormir en paix, sont armés non seulement d’un porte-voix et d’une crécelle, mais encore d’une hache et d’un terrible croc, au moyen duquel ils peuvent saisir à distance, et sans être exposés aux coups, les malfaiteurs noctambules ? Ceci donne à réfléchir : les populations à la sûreté desquelles veillent ces gardes municipaux sont donc bien redoutables ? Et La Tocnaye entrevoit, non sans quelque inquiétude, les aventures désagréables qui le guettent dans ce pays mystérieux dont il ignore totalement et la langue et les mœurs, où il ne connaît personne, où il peut être supprimé sans que nul s’inquiète de son sort et songe seulement à s’étonner de sa disparition.

Au bout de deux ou trois étapes, il est, du reste, complètement rassuré : jamais encore il n’a rencontré gens plus accueillants, plus sobres et plus honnêtes ; on le regarde un peu comme une curiosité, c’est vrai ; même il constate que son passage dans les villages suscite un ébahissement non dissimulé : quel peut être cet original, qui n’est porteur d’aucun bagage, qui a l’air d’un désœuvré et dont le langage et l’attitude révèlent pourtant un étranger venu de très loin ? Son habit léger et de bonne coupe, ses bas bien tirés, l’élégance de sa tenue indiquent un citadin aisé. Pourquoi dédaigne-t-il la carriole ou la chaise de poste ? Où va-t-il ainsi, sans havresac et sans portemanteau ? Compte-t-il, en cet équipage, affronter l’hiver déjà menaçant ? Est-ce un homme que des brigands ont dévalisé ? Est-ce un naufragé ? A-t-il fait un pari ou un vœu ? Mais non, c’est un Français, et tout s’explique ; cette crânerie, cette incurie, cette insouciance, cette bravade ou cette méconnaissance de tous les usages se trouvent justifiées par ce seul mot, chacun sachant que les Français ne font rien comme les autres, et s’embarquent à la légère dans les escapades les plus périlleuses. Celui-ci doit être quelque Parisien qui sera sorti, après son déjeuner, pour prendre l’air, et qui aura oublié de rentrer chez lui.

Partout on fête cet aventureux ; comme il ne cache à personne son projet de parcourir toute la péninsule scandinave et de pousser même sa promenade jusqu’aux confins de la Laponie, on s’émerveille de son audace ; les rares voyageurs anglais ou allemands qui ont entrepris cette exploration étaient emmitouflés de fourrures, accompagnés de guides, bourrés de recommandations et suivis d’un fourgon de bagages : mais s’y risquer ainsi, le chapeau sur l’oreille, les mains dans les poches, c’est ce qui ne s’est jamais vu. Il expose allègrement son cas ; il ne peut rentrer dans son pays, pourquoi se fixerait-il ailleurs ? Son but n’est que de passer son temps le mieux possible, en attendant des jours meilleurs. On s’intéresse à lui : il est invité chez des notables, désireux d’héberger cet excentrique dont on parle beaucoup. Il pénètre ainsi dans des intérieurs bourgeois, dont le formalisme l’amuse. Il fait son profit de tout ; d’ailleurs le pays est si beau !

Par les rapides de Trolhättan, les immenses forêts de la Gothie, le lac Vettern, il se dirige à petites journées vers Stockholm ; les lettres de présentation dont on se plaît à le munir lui ouvrent de proche en proche les portes des presbytères et des manoirs ; partout on reçoit avec égard ce jeune homme de bonne mine et toujours de belle humeur ; il en arrive à regretter que les jours soient trop courts et les dîners trop prolongés : il lui faut demeurer patiemment plusieurs heures à table, ce qui met à l’épreuve sa naturelle impatience, en dépit de la pieuse coutume qui impose aux convives, en manière d’entremets, de longs entr’actes consacrés à une prière ou à une méditation.

On n’a pas la prétention de suivre ce père du footing dans son voyage à travers la Scandinavie. Ceux qu’intéresseraient particulièrement les récits de cette excursion devront se reporter aux volumes qui la relatent, encore qu’ils soient aujourd’hui à peu près introuvables et qu’on ne puisse guère les consulter que dans les exemplaires conservés par les bibliothèques publiques. Ils y sont au repos, car les lecteurs ne se les disputent pas. Mais La Tocnaye a trouvé son historiographe. M. Fernand Baldensperger lui a consacré, il y a quelques années, une très curieuse étude dans la Bibliothèque universelle de Lausanne : c’est à lui que revient l’honneur d’avoir « découvert » cet intrépide et tenace touriste, le seul peut-être de tous les Français ayant vécu à l’époque de la Révolution, qui conserva assez de sang-froid pour se désintéresser d’une catastrophe à laquelle il n’était pas en situation de remédier. M. Baldensperger a eu le courage de lire et d’analyser les récits de voyages du chevalier, courage méritoire, car ces relations sont écrites sur un ton quelque peu démodé et les renseignements qu’on y trouve manquent, comme bien on pense, d’actualité. L’auteur est plus attachant que son œuvre, et le principal mérite de ces volumes oubliés est de nous révéler certains traits de son caractère et de nous instruire, sans omission, de son long itinéraire.

Il visite donc Stockholm qui l’enchante ; le roi Gustave IV fait accueil à ce voyageur intrépide et l’engage à se diriger vers les provinces septentrionales de la Suède. L’hiver est venu, normal pour un Scandinave, mais déconcertant pour un Breton ; les canaux de la ville, les bassins du port, la mer elle-même, tout est gelé ; c’est « la bonne saison » ; La Tocnaye décide d’en profiter ; seulement, comme il se rend compte qu’il ferait assez triste figure dans les frimas de la Dalécarlie, avec ses escarpins légers, ses bas de soie et son mince habit de droguet, il s’équipe un peu plus confortablement : trois redingotes superposées et, pour braver les tourbillons, un vêtement de cuir en manière de pardessus. En route ! Il y a véritable témérité à s’engager ainsi, seul, en décembre, dans ces contrées presque inabordables. Notez que l’intrépide touriste ne connaît pas la langue du pays ; il s’est formé, il est vrai, « à boire un grand coup d’eau-de-vie avant le dîner, à fumer la pipe suivant l’occasion, et à répondre ja so à toutes les questions qu’on lui pose » ; une ample provision de jurons nationaux, à l’adresse des aubergistes mal complaisants, complète son vocabulaire. Comme il n’a pas d’autres armes que la lame à laquelle le manche du parapluie sert de fourreau et le pistolet déjà décrit, lequel n’est jamais chargé, et pour cause, le touriste, dans les circonstances graves, simulera une grande exaltation, sortira ce pistolet de sa poche et le tiendra à la main en gesticulant furieusement : cette pantomime suffira à maintenir à distance les mal-intentionnés. Et, le lac Mälar traversé sur la glace, La Tocnaye poursuit vers le Nord : les chemins sont à ce point impraticables à la marche qu’il lui faut parfois louer un traîneau ou l’une de ces légères carrioles du pays qui passent partout et versent à chaque tournant. Un jour, la neige est si haute qu’il ne voit plus, de son cheval, que les deux oreilles émergeant de la plaine blanche, lui-même est tiré de là, transformé en sorbet, il se réfugie chez de pauvres gens, dispose sur le grabat qui lui est offert tous ses vêtements, toutes les couvertures et toutes les fourrures de la maison, « les meubles mêmes, » ce qui ne l’empêche pas de passer la nuit à claquer des dents et à attendre la congestion que lui présage l’insensibilité de la peau de son crâne, « raide comme un glaçon et sans élasticité. »

Ces inconvénients n’enlèvent rien à sa belle humeur : tout est nouveau pour lui, il s’amuse de tout, des avalanches qui le bousculent, des chutes où il se meurtrit, de la bise qui le cingle, et il n’arrête pas de noter consciencieusement ses impressions. Au reste, pas même un rhume ; quoiqu’il soit dès le matin « mouillé jusqu’à la peau, » et tous les soirs transi, fourbu, harassé, époumoné et courbatu, il engraisse à vue d’œil, tant son plaisir est intense et journellement renouvelé. « J’avais mis les peines et les soucis entièrement de côté, écrit-il ; mon bagage en sautoir ou dans ma poche, j’allais, je courais, j’examinais… le monde semblait m’appartenir ! » C’est ainsi que, « profitant » de l’hiver, il s’avança jusqu’au lac Sugun, où, seul être vivant dans des solitudes désolés, il put contempler le pays le plus sauvage de l’Europe, « des bois de sapins qu’on voit se prolonger à des distances prodigieuses, sans la moindre apparence d’habitation. » Il était là aux confins du pays des Lapons, où, en janvier, le jour se montre à peine, et il fallait qu’il eût amassé une forte provision de jovialité pour ne rien perdre de son entrain en de tels décors, baignés d’une nuit presque sans entr’acte.

Quelques jours de marche encore et le voici dans la Norvège septentrionale ; il redescendra, le long de la côte, par Bergen, et c’est dans ce parcours neigeux qu’il découvrira le ski. Écoutez la première description qui fut faite, en français, de cet appareil aujourd’hui universellement répandu dans tous les centres de sports hivernaux. « Il consiste, relate La Tocnaye, en de longs patins de bois au moyen desquels les Lapons montent et descendent les montagnes avec une vitesse prodigieuse. Un de ces patins a huit pieds de long, l’autre quatre : les habitants des Alpes, de la Suisse, de l’Allemagne et même de la France pourraient aussi en faire un usage très avantageux. » Décidément notre touriste fut un initiateur.

Un accident – le premier qui lui advint – suffit à calmer son humeur nomade. Dans la vallée de l’Ongernan, la carriole sur laquelle il était juché, tourna court… et versa. On releva La Tocnaye blessé : l’un de ses genoux était déboîté. Il fut transporté dans la maison d’un pasteur qui, sans charitable enthousiasme, dut, en raison de son ministère, recevoir cet étranger qui en avait bien pour deux mois de lit. Le pauvre Français fut placé dans une chambre dont les murs étaient ornés de quelques gravures : durant ses longues heures de fièvre, il regardait ces images sans les voir ; une d’elles cependant attirait particulièrement son attention ; il lui semblait « qu’elle l’appelait, » qu’elle lui était, depuis longtemps, familière. Un jour que sa fièvre était un peu tombée, il s’appliqua à lire, du fond de son lit, la légende inscrite dans la marge de cette estampe attirante : Vue du port de Nantes. Nantes ! Son pays natal ! La ville qu’habitaient ses parents ! « Ah ! dit-il, quand quelque grand malheur nous arrive, il n’est pas besoin d’un tableau pour que nos idées s’arrêtent sur notre patrie ; mais la circonstance était bien extraordinaire : le port de Nantes, et j’étais au bout du monde ! « Voilà que, pendant les six semaines que dure sa convalescence, l’éclopé ne cesse d’avoir devant les yeux cet aspect du coin familial où s’est écoulée son enfance. Quelle révolution s’opère en son esprit ? Quelle nostalgie succède tout à coup au prurit de vagabondage qui l’a, depuis huit ans, mobilisé ? Il semble que, de ce jour-là, d’autres désirs le sollicitent ; le charme des continuels déplacements paraît pour lui aboli. Pour la première fois il se révèle sensible aux attraits de la vie sédentaire et, sur son carnet de route, il trace cette mélancolique réflexion : « Si jamais je me trouve posséder un chez moi, puissé-je le perdre encore si j’en voyage assez loin pour en voir disparaître les cheminées ! »

Dès qu’il est debout, pourtant, il ne se sent pas complètement « corrigé » : c’est en flânant qu’il regagne Göteborg où il rentre après une randonnée de dix-huit mois. Il veut explorer encore le sud du pays, revoir Stockholm, et peut-être n’y revient-il que dans l’espoir d’être renseigné sur les événements survenus en France. Il y a si longtemps qu’il n’a entendu parler politique : cela lui manque, maintenant ; car, il faut le dire, on s’occupait peu des Jacobins ou des Perruques blondes, des muscadins et des merveilleuses, chez les paysans de la Dalécarlie et dans les forêts du lac Sungun. Il est curieux de connaître les péripéties du drame dont il n’a vu que le lever de rideau, négligeant volontairement d’assister au reste de la pièce ou même d’en lire un compte rendu.

Or, la pièce a duré longtemps : on est dans la première année du XIXème siècle et il a pu se passer bien des choses sur le théâtre du monde, depuis que La Tocnaye a quitté sa stalle. Il s’est passé bien des choses, en effet. Un certain Bonaparte, surgi de la tempête, a mis le holà et réconcilié les combattants. Il règne maintenant sur la France, qu’il s’efforce à pacifier : il a rouvert aux émigrés les portes du pays ; et l’on est bien à l’heure que s’était fixée l’officier breton, lorsqu’il se promettait de se désintéresser des luttes politiques, tant que les Français n’auraient pas recouvré la raison. Le cœur léger, il se remet en route, mais vers sa patrie qu’il a fuie durant tant d’années. Comme il a besoin de « se refaire, » et qu’il ne veut pas rentrer en gueux sous le toit paternel, il s’arrête durant quatre mois à Copenhague, y publie un volume encore, remplit sa bourse amaigrie par le long voyage aux pays du Nord, et, d’une traite, gagne Hambourg, Cologne, traverse Bruxelles, arrive à Paris et court vers Nantes. Son père et deux de ses frères étaient morts ; sa mère, son frère cadet et sa sœur habitaient encore la maison de famille. Il s’y fixa et ne la quitta plus.

On le retrouve, en 1807, membre de la Société des sciences et des arts de son département ; la Restauration fit de lui un conseiller d’arrondissement, et si l’on est curieux de savoir avec quel souci du vrai mérite étaient, à cette époque lointaine, distribuées les récompenses nationales, il suffit de feuilleter les listes des gentilshommes décorés par Louis XVIII pour services rendus à la cause royale pendant la Révolution : on y trouve le nom du chevalier de La Tocnaye, décoré de la croix Saint-Louis, pour avoir combattu sans discontinuité, à l’armée des Princes, de 1792 à 1798 !

MÈRE ET FILS ?

I

Stéphanie de Beauharnais

Quand mourut en 1780, un peu d’avoir trop vécu, beaucoup du chagrin de voir se fermer obstinément devant lui les portes de l’Académie, le poète Dorat, alors quasi célèbre par ses petits vers, il ne laissait comme patrimoine qu’un nom assez répandu, une admiratrice fervente et un disciple qui s’efforçait de marcher sur ses traces. Ce disciple, qui se parait du titre de chevalier, s’appelait Cubières ; c’était un échappé du séminaire de Saint-Sulpice ; il essayait de vivre en plaçant à l’Almanach des Muses tant et tant de madrigaux, d’églogues, d’épigrammes, de quatrains, voire de charades et de devinettes, qu’il avait dû, afin de voiler sa trop grande fécondité et donner le change à la critique, se dédoubler et créer de toutes pièces un certain M. de Palmezeaux, personnage imaginaire, qu’il rendait responsable du trop-plein de sa verve poétique.

Quant à l’admiratrice du défunt Dorat, c’était, elle aussi, une passionnée de littérature mondaine : née d’un brave financier, nommé Mouchard, elle avait épousé, à dix-sept ans, un officier de la marine royale, le comte de Beauharnais, qui touchait à la quarantaine. La jeune fille s’était laissé séduire par la perspective d’être comtesse et de changer son nom vulgaire de Fanny Mouchard contre celui, beaucoup plus flatteur, de Fanny de Beauharnais ; une fille était née de ce mariage bâclé ; mais comme son mari n’était pas poète, Fanny l’avait pris vite en mépris : on s’était séparé ; le comte, allègrement résigné au veuvage, avait rallié son port d’attache et la comtesse Fanny, profitant de sa liberté, s’était aussitôt ingéniée à fonder un « bureau d’esprit. » Ce genre d’institution, très en faveur au XVIIIème siècle, doit répondre à quelque besoin de notre civilisation, car il a survécu à nos révolutions et on le trouve subsistant à toutes les époques de notre histoire ; il est assez facile d’y réussir : il suffit d’ouvrir la porte de sa salle à manger certains jours de la semaine, et de le faire savoir aux littérateurs en quête d’un dîner et de compliments, en échange desquels ils font à la dame une réputation de beauté, d’esprit et de talent. Fanny se mit donc à écrire et à traiter ses confrères : tout ce qu’elle produisait était par eux déclaré exquis, délicat et profond ; il est vrai que, à peine dans l’escalier, ils riaient de ses œuvres. Certains même assuraient que, si mauvais que fussent ses romans, si pauvres de rimes et d’idées que fussent ses poésies, elle était incapable de les mettre sur pied, et le bruit courait avec persistance que Dorat, l’intime de la maison, s’employait secrètement à cette besogne et s’était institué le « teinturier » de ce bas-bleu. Si bien que, lorsqu’il mourut, quelqu’un – l’un des dîneurs, n’en doutez pas – lança cette épigramme :

 

Hélas ! Dorat n’est plus ! Savez-vous ce qu’on dit ?

Que Fanny Beauharnais en a « perdu l’esprit. »…

 

Comprenant donc qu’il y avait là une place à prendre, Cubières-Palmezeaux s’offrit à remplacer le défunt : outre qu’il trouvait enfin l’écoulement de son important stock de petits vers, il s’assurait en même temps le vivre et le couvert : il fut agréé et entra aussitôt en fonctions. Mis en goût par cette aubaine, il jugea que, héritant ainsi d’une situation avantageuse et d’une protectrice très influente, c’était bien dommage de laisser perdre, sans profit pour personne, le nom de Dorat, presque fameux. Sous prétexte de témoigner au mort son admiration et sa piété fidèles, il s’affubla, par surplus, de ce nom désormais sans titulaire, et à compter de ce jour signa audacieusement ses œuvres Dorat-Cubières, prétendant « honorer ainsi la mémoire de son ami tant pleuré. » Il n’y eut rien de changé aux dîners de Fanny, si ce n’est que Dorat-Cubières y tenait maintenant la place qu’avait longtemps occupée feu le vrai Dorat. On y papotait comme naguère, on s’y encensait réciproquement, on se pâmait d’extase quand l’hôtesse consentait à présenter aux convives un poème nouveau-né – et elle y consentait souvent !

La vie de ces gens heureux se serait prolongée dans ces plaisirs faciles si la Révolution n’était survenue, brouillant tout et mettant en péril des institutions bien autrement vénérables que ne l’étaient les agapes littéraires de Fanny. Dorat-Cubières-Palmezeaux comprit que c’en était fini pour longtemps des bergerades, des bouquets à Chloris, des pipeaux et des houlettes et que l’heure n’était plus à l’églogue. Mais il excellait, on l’a vu, aux transformations : et le voilà pris d’enthousiasme démagogique, coiffant le bonnet rouge, s’insinuant à la Commune insurrectionnelle, s’érigeant en secrétaire de cette tumultueuse assemblée, jacobinant, signant des ordres d’arrestation, morigénant, le chapeau sur la tête, la famille royale détenue au Temple, fréquentant chez Anaxagoras Chaumette et chez Anacharsis Clootz, surveillant les suspects, rimant toujours et ayant changé de nom pour la quatrième fois : il s’appelait maintenant Marat-Cubières.

Soit qu’il reniât ses anciennes relations aristocratiques, soit que son crédit fût limité, la pauvre Fanny, tandis qu’il pérorait à l’Hôtel de ville, dépérissait de consomption dans une prison où son titre de comtesse lui avait valu un logement ; elle y resta toute une année, au bout de laquelle on s’aperçut qu’il y avait erreur ; aucun mandat d’arrêt n’avait été décerné contre elle ; elle fut mise en liberté et rouvrit aussitôt son bureau d’esprit. Ses dîneurs étaient maintenant de purs démagogues, triés sur le volet de la démocratie ; ils ne lisaient plus de couplets badins, mais ils déblatéraient contre les tyrans. Marat-Dorat-Cubières-Palmezeaux jouait là le rôle de maître de la maison et il eût été de mauvais goût de risquer devant ce pur patriote la moindre allusion au neveu de Fanny, Alexandre de Beauharnais, qui fut guillotiné sur ces entrefaites, laissant dans la misère une femme et deux enfants, dont Fanny semble, à cette époque, du moins, s’être désintéressée complètement.

Absorbée par son salon et tout occupée à recruter des convives, elle se désintéressait également d’une petite-fille qu’elle avait et dont elle eût été fort embarrassée d’indiquer la résidence. Car Fanny était grand’mère : on a vu, plus haut, qu’une fille était née de sa courte union avec le comte de Beauharnais. Cette enfant ne tint pas plus de place dans la vie de la Muse qu’elle n’en occupe dans ce récit : mariée jeune à un cousin de son père, portant également le nom de Beauharnais, elle était morte après avoir donné le jour à une fille, qu’on avait appelée Stéphanie, et qui, comme bien d’autres, avait disparu dans le grand naufrage de la vieille société. À l’époque où finissait le XVIIIème siècle, Fanny n’aurait certainement pas pu dire en quel lieu du monde était échouée cette épave : l’histoire est mieux renseignée.

Stéphanie, née en 1789, n’avait point connu sa mère ; son père avait émigré ; une Anglaise charitable s’était intéressée à l’enfant, l’avait emmenée de Paris, pendant la Terreur, et placée, au fond de la province, chez deux anciennes religieuses expulsées de leur couvent, et qui s’étaient engagées à élever l’orpheline et à veiller sur elle jusqu’au jour où les circonstances permettraient d’envisager avec quelque sécurité l’avenir. Stéphanie vit là, recluse, ne voyant du monde que les deux pieuses filles auxquelles elle est confiée, ne sortant que pour aller à l’église où on l’accompagne assidûment. L’existence est pour elle étroite et sévère : ses institutrices ne sont pas riches, et Stéphanie, dès sa onzième année, les aide au ménage et à la couture ; elle sait que son père est émigré, par conséquent mort de par la loi ; on lui a bien laissé entendre que sa grand’mère, au bon temps des rois, a été une poétesse renommée, mais on s’est tû sur la situation actuelle de la dame et la petite est assez fine pour comprendre qu’il y a là un mystère qu’elle ne doit point pénétrer ; on ne lui parle pas davantage du reste de sa famille, dispersée en des aventures du genre de celles qu’on ne raconte pas aux filles dévotement élevées. Sans fortune, sans autres relations que deux vieilles nonnes sécularisées et qui se cachent, sans protecteur, Stéphanie voit l’avenir couleur de brouillard : nul rayon ne perce cette brume ; elle s’y résigne ; le mieux qu’elle puisse espérer c’est, au cas où les communautés religieuses parviendraient à se reconstituer, de trouver en l’une d’elles un abri, de vouer sa vie au travail, au soulagement des pauvres et à la prière, et de subsister, dans l’obscurité et le silence d’un cloître, sombre perspective pour une enfant que l’atavisme ne prédispose en rien à la vie religieuse.

Il est vrai que le monde lui est présenté par ses deux compagnes sous un aspect si effrayant, qu’elle ressent à la pensée de s’y mêler une peur instinctive : on ne lui a pas caché que l’un de ses parents est mort sur l’échafaud ; elle sait que la France est en proie aux plus sanglantes perturbations ; on lui dit que Paris, où elle est née, est un enfer ; que tout y est danger pour les âmes honnêtes ; qu’à un certain Robespierre – une bête féroce – a succédé un certain Barras – un homme perdu de mœurs – lequel est remplacé au pouvoir par un énergumène nommé Bonaparte – tyran sanguinaire et implacable, et que la Providence semble avoir collectionné les monstres pour les imposer comme chefs au pays qu’elle a entrepris de châtier et de ramener au bien par de terribles leçons. C’est tout ce que Stéphanie connaît de l’histoire contemporaine, et cette courte science l’aide à ne point regretter sa réclusion et la vie monotone mais paisible à laquelle elle se sait inéluctablement vouée.

Ici l’histoire tourne au conte de fées. Certain jour, un citoyen venu de Paris se présente chez les deux religieuses et les interroge sur la pupille qui leur a été confiée : elles répondent en tremblant, le plus succinctement et le plus discrètement possible, ne dissimulant rien du nom de l’enfant ni du rang que, jadis, a tenu sa famille, mais éperdues à quelques allusions faites par cet inconnu, qui parle avec autorité et prétend emmener Stéphanie : ce à quoi les nonnes se refusent avec opiniâtreté. Elles sont à peine remises de leur émotion lorsque, quelques semaines plus tard, un autre inconnu, descendu d’une belle voiture, apporte l’ordre de livrer la jeune fille ; il parle au nom de la loi et le préfet du département s’en mêle : nulle résistance n’est plus possible ; Stéphanie, arrachée à ses institutrices éplorées, est invitée à monter dans la berline, qui part aussitôt et s’éloigne, au grand trot de ses quatre chevaux, sur la route de Paris.

Sans transition, voilà Stéphanie princesse : son « ravisseur » l’a conduite droit au château des Tuileries ; tout de suite elle y est entourée d’une Cour, de dames d’honneur, de pimpants officiers, de servantes de haut style, de grands laquais chamarrés. Qu’elle comprenne quelque chose à ce prodige, c’est peu probable : il lui eût fallu, pour se l’expliquer, faire table rase de tout ce qu’on lui a enseigné, et s’initier en quelques heures aux résultats des tremblements de terre qui ont secoué le vieux monde. Ce qu’on lui apprend, c’est que Bonaparte – celui qu’elle a si souvent entendu surnommer le fléau de Dieu – Bonaparte, dans le palais duquel elle habite, a épousé Joséphine de Beauharnais, l’une des frivoles cousines dont les bonnes sœurs ne parlaient jamais ; qu’il est devenu le maître de la France, et qu’il règne sous le titre de Premier Consul, en attendant mieux ; ce que voyant, la grand’mère Fanny, son compère Dorat-Cubières, et l’unanimité des dîneurs du bureau d’esprit, ont aussitôt cessé de vanter les beautés du gouvernement démocratique pour chanter en chœur des hymnes à la gloire du nouveau régime. Toute la bande bombarde le Consul de petits vers louangeux et d’odes enthousiastes ; Cubières a mis son bonnet rouge en poche et pris l’encensoir ; il entasse des Pélions de flatteries sur des Ossas d’adulation ; le boudoir de Fanny s’est transformé en un flagornoir ; il n’y pas une fête aux Tuileries, pas une victoire, pas un anniversaire sans un poème, un acrostiche, une églogue ou un chant triomphal sortis de l’usine Beauharnais-Cubières.

Ce lyrisme est récompensé d’une pension de 24,000 livres ; mais l’aïeule, née Mouchard, souhaite plus encore ; elle se proclame de la famille du triomphateur ; elle est une Beauharnais, elle aussi ; elle se sent prise d’une affection des plus tendres pour cette vague parente Joséphine, si peu regardée quand elle était dans la misère ; elle parle de sa fille défunte, une Beauharnais encore ; et aussi de sa chère petite-fille, une Beauharnais toujours, disparue dans la tourmente et dont elle n’a cessé, assure-t-elle, de déplorer la perte. Bonaparte, peu satisfait qu’une jeune fille portant le nom de la femme qu’il a épousée soit en proie à la misère et peut-être aux aventures, a mis sa police en quête ; soit que ses limiers fussent plus habiles que ceux de Fanny, soit que celle-ci se fût vantée en assurant qu’elle avait remué ciel et terre sans parvenir à découvrir la retraite de Stéphanie, on eut tôt fait de retrouver la jeune fille et de lui donner à la Cour le rang auquel son nom lui confère des droits.

Tandis qu’on lui laisse le temps de s’acclimater à l’air de la France nouvelle et d’apprendre, chez Mme Campan, les belles manières, l’empire est proclamé : la cousine dont on ne prononçait pas le nom chez les bonnes sœurs est sacrée impératrice par le Saint-Père, venu de Rome tout exprès, et les événements extravagants se succèdent comme les tableaux d’une féerie. La petite Stéphanie, dont la mine enjouée, le rire sonore, l’espièglerie plaisent à Napoléon, est l’objet d’un message au Sénat qui la déclare fille adoptive du maître du monde ; elle reçoit aussi gravement qu’il lui est possible les députations des grands corps de l’État venus pour lui offrir l’hommage de leurs félicitations ; elle a des chevaux empanachés, des carrosses tout d’or et de glace, des écuyers, des robes à ne savoir les compter, des dentelles, des pierreries, un trousseau royal, une admirable parure de diamants, un million et demi de dot et vingt mille francs d’argent de poche. Depuis la fabuleuse aventure de Cendrillon qui a vu les souris de son galetas se transformer en valets de pied et les rats qui rongeaient ses hardes prendre tout à coup l’apparence de serviteurs bien stylés, jamais pareille métamorphose n’a été relatée dans l’Histoire.

Décidément Stéphanie n’entrera pas au couvent ; sa vie ne se passera point à ravauder des robes de bure et à consoler les pauvres malades ; elle sera souveraine, épouse et mère ; elle n’a qu’à choisir parmi ce peuple de héros courbés quand elle passe ; les plus illustres et les plus ambitieux osent à peine, non point solliciter sa main, mais seulement rêver une alliance avec cette fille adoptive de César triomphant ; elle-même, si elle était libre, trouverait bien, parmi eux, celui avec lequel elle aimerait vivre ; certains hommages ne lui sont pas indifférents et peut-être son cœur parlerait-il… si on le questionnait. Mais, aux Tuileries, on n’interroge pas, on ordonne : l’Empereur a décidé que, dans l’intérêt de sa politique, Stéphanie épousera le grand-duc héritier de Bade.

Eh ! quoi ! Un étranger ? Un Allemand à cette petite Gauloise si vive, si franche, si heureuse de vivre, si fière d’être Française ? C’est justement là le beau de la combinaison : la fille adoptive de Napoléon aura pour mission de franciser la Cour allemande où elle va être introduite, de faire souche de jeunes princes qui, élevés par leur mère dans la vénération et l’amour des constitutions impériales, seront, plus tard, des vassaux soumis et dociles, des pionniers de l’influence française sur la rive droite du Rhin. Le cœur déchiré, l’âme en deuil, Stéphanie obéit ; sa reconnaissance pour celui qui l’avait tirée de la misère était si sincère et si profonde qu’elle lui eût donné sa vie s’il l’avait demandée : il n’exigeait d’elle que son bonheur, elle le sacrifia, non sans plainte, encore qu’elle comptât sur quelque nouveau miracle qui l’arracherait à l’affreux destin : n’était-elle pas la protégée, la fille unique, de celui qui commandait au monde ? La laisserait-il se consumer de désespoir et d’ennui, loin de cette France qu’elle avait eu à peine le temps de connaître ? Ah ! si elle avait su, si quelque devin se fût trouvé là pour lui prédire l’avenir, comme elle aurait vite renoncé à ses titres, aux honneurs, aux richesses, aux hommages, pour retourner chez les vieilles religieuses qui avaient pris soin de son enfance, et les conjurer de lui donner à leur humble foyer une place que jamais plus elle n’aurait consenti à quitter !

Son mariage fut une splendeur : canons, fanfares, acclamations de la foule, défilé de princes étrangers, humbles comme des parents pauvres dans ces Tuileries étincelantes, feux d’artifice, grand bal dans la galerie de Diane. Mais, parmi ce magnifique tumulte, Stéphanie demeurait songeuse : déjà elle présageait d’affreux revers, et ses dix-huit ans se révoltaient aux perspectives des lourdes années qui menaçaient. Son mari est, à la vérité, un brave garçon, très amoureux de sa femme, mais prodigieusement timide et gauche : il tremble à la pensée d’être lié pour la vie à la fille adoptive de Napoléon, et ses bonnes qualités sont si dissimulées que celle-ci n’en discerne pas une seule. Elle ne voit qu’une chose, c’est que l’époux qu’on lui impose est parfaitement ridicule, à le comparer aux brillants généraux et aux sémillants chambellans de la Cour impériale : ce descendant des Margraves a proprement la mine d’un rustre, sans éducation et sans élégance. Dès le premier jour de vie commune, Stéphanie refuse absolument de le recevoir s’il ne se fait couper les cheveux qu’il porte à l’ancienne mode : il reparaît le lendemain, complètement tondu et il est jugé, de nouveau, inacceptable : le malheureux se résigne et dort sur un fauteuil, dans l’antichambre de sa femme.

Napoléon sermonne Stéphanie ; il importe à ses projets politiques qu’elle fasse preuve d’esprit de conciliation, et qu’elle parte pour Karlsruhe, sa capitale. La pauvre fille quitte la France, désespérée : elle fait son entrée, dans ses futurs États, sous les guirlandes et les arcs de triomphe : elle doit sourire, d’un air charmé, aux Hoch ! gutturaux qui l’accueillent ; mais de cette Allemagne qu’elle entrevoit, tout la choque et lui répugne, et dès qu’elle est seule, ses yeux se noient de larmes qu’elle ne peut retenir. Jamais elle n’aura le courage de vivre dans ce lourd palais grand-ducal de Karlsruhe, bâti à la lisière d’une profonde forêt ; il compte quatre cents chambres meublées à l’allemande, et la massive Tour de plomb qui en forme le pavillon central semble peser de tout son poids sur ce cœur de dix-huit ans.

À peine entrée dans cette résidence de malheur, elle s’y sent haïe et méprisée. Son beau-père, le prince régnant, sa belle-mère, la rébarbative Margrave, la reçoivent avec des mines contraintes et une affabilité de commande : ils sont à genoux devant l’empereur des Français qui peut, d’un trait de plume, rayer de la carte leur grand-duché ; mais l’orgueil teuton ne s’incline que par bassesse et quand commande l’intérêt : l’un et l’autre ne supportent qu’avec rage l’intrusion dans leur auguste famille de cette enfant trouvée dont la grand’mère était née Mouchard, et qui vient faire tache sur le blason de la maison de Bade.

Ce qui les mortifie davantage encore, c’est que cette aventurière, en sa qualité de fille adoptive du Bonaparte maudit, est Altesse Impériale, et ce titre lui vaut le pas sur toutes les princesses du grand-duché, sur la Margrave elle-même, humiliation dont celle-ci dessèche à vue d’œil. Mais le moyen de protester ? Le ministre de France auprès de la Cour de Bade veille à l’exécution des ordres de l’Empereur, et le moindre manquement serait vertement relevé.

Quelle vie pour la pauvre Stéphanie aux prises avec toutes ces vanités froissées, obligée de supporter les avanies déguisées en sourires, les grossièretés en forme de facéties, les réprimandes affectant l’allure de conseils paternels, l’espionnage des valets, la morgue des courtisans, les allusions perfides à son enfance solitaire, les questions insolemment naïves sur sa famille et sa parenté, les perpétuels dénigrements de la France nouvelle, soigneusement dissimulés sous des mines patelines d’intérêt et de commisération, et surtout l’éloge incessant de la grande Allemagne, de ses vertus, de son passé, de sa forte kultur et de son respect des traditions !

Dans ce milieu d’envie, de jalousie et de haine, Beauharnais parmi ces Zœringhen, Française au milieu de tous ces Teutons acharnés à la faire souffrir, étrangère à son peuple, à toute heure guettée par des serviteurs obséquieux et hostiles, elle comprit que, dans cet affreux isolement, il ne lui restait d’autre ressource que de confier sa torture à son mari qui l’adorait ; elle s’appliqua à l’aimer de toute l’obstination de son cœur honnête et loyal. Le pauvre homme en faillit trépasser de bonheur ; il tremblait de peur au seul nom de ses parents et redoutait d’entrer en lutte avec le puissant parti qui avait résolu la perte de Stéphanie : c’est en se cachant de tous qu’il osa compatir aux tristesses de sa femme, et de cette complicité secrète, les deux époux connurent un semblant de bonheur. Le prince avait succédé à son père ; mais les hobereaux badois, ligués contre la Beauharnais et résolus à se débarrasser d’elle dès que l’occasion semblerait favorable, terrifiaient ce souverain falot qui savait tout ce que l’âme allemande renferme de haine patiente et d’irréductible rancune.

Pourtant Stéphanie peut se croire sauvée : elle est grande-duchesse régnante ; ce titre suprême, l’affection de son époux, la toute-puissante protection de Napoléon victorieux lui assurent l’apparente soumission de son hypocrite entourage. Bien plus, elle est mère : un fils lui est né qu’elle se promet d’élever dans l’amour de la France et qu’elle rêve déjà loyal et chevaleresque. Elle ignore que cette naissance a exaspéré les haines qui l’enserrent, haines de pleutres qui n’osent être agissantes par crainte du châtiment ; mais après Moscou, l’Europe a constaté que Napoléon n’est pas invincible, et déjà le parti des Zœringhen suppute que si l’enfant de la Beauharnais venait à disparaître, la couronne grand-ducale, passerait à une branche collatérale, pure de toute souillure française. Et l’enfant meurt dans des circonstances tragiques et mystérieuses : on n’a point dit à la mère qu’il était souffrant ; on la prévient seulement quand il expire : elle se précipite, elle court vers l’appartement du petit prince bien-aimé ; on barre la route à la pauvre maman affolée ; des serviteurs dévoués s’opposent à ce qu’elle approche du berceau… Oh ! par intérêt pour elle ! Ce spectacle la tuerait : on veut épargner à cette bonne grande-duchesse qu’on aime tant, la vue de son enfant moribond. Elle supplie, elle sanglote, elle implore ; on la reconduit de force à sa chambre, aussi émue peut-être du malheur qui la frappe que touchée de la sollicitude de tous ces Allemands qu’elle a considérés comme des ennemis. Comme elle s’est trompée ! Ne viennent-ils pas de lui donner une preuve, brutale, il est vrai, mais irrécusable, de leur tendresse pour elle ? Ils pousseront si loin le dévouement qu’ils feront au petit mort un rempart de leurs corps et que, pour ne point être témoins de la douleur de leur souveraine, ils ne permettront pas qu’elle revoie son enfant ; on emportera le corps à un château éloigné, perdu dans les bois ; l’autopsie et les funérailles auront lieu sans que la grande-duchesse en soit avisée : et c’est ainsi que lui fut révélé le Gemuth, cette délicatesse de sentiment dont les Teutons se targuent et qu’ils se plaisent à prôner comme le témoignage de leur exquise et supérieure sensibilité.

L’année suivante, nouvelles tortures : Napoléon est décidément vaincu ; le trône impérial est ébranlé ; on n’a plus à se gêner avec la Beauharnais ; le Corse abhorré a bien d’autres soucis que celui de venger les injures dont est accablée sa fille adoptive. Le mari de Stéphanie est contraint de faire cause commune avec les souverains allemands ; elle-même se voit obligée de montrer bonne mine aux ennemis de cet empereur pour lequel elle professe une sorte d’idolâtrie. Elle voit s’avancer ces armées innombrables qui marchent vers la France pour la ravager ; ses propres soldats en font partie ; elle doit les passer en revue, les exhorter à bien combattre, parler, comme du plus cher de ses vœux, de la chute prochaine du tyran, dont elle souhaite intimement le triomphe de toutes les forces de son cœur. Il y a quelques années, en une précieuse étude historique, M. Gailly de Taurines analysait le déchirant conflit de cette âme de Française réduite, sous peine de félonie envers son mari, à contenir ses plus ardentes aspirations. Il n’y a pas de drame plus cruel ni plus navrant.

Pourtant Stéphanie n’était pas au terme de ses larmes ; après Waterloo, l’Empereur, agonisant sur son rocher de Sainte-Hélène, ne fait plus trembler personne ; les haines de la Cour de Bade contre la grande-duchesse se donnent libre cours, d’autant plus farouches et plus insolentes que la peur les a longtemps contenues et que la Sainte-Alliance les approuve et les excite sournoisement. On juge, à Berlin et à Vienne, que la présence sur le trône de Bade d’une fille de rien telle que la Beauharnais est une offense à la grandeur de l’Allemagne : on insinue au grand-duc qu’il doit répudier sa femme et faire choix d’une autre épouse plus digne de perpétuer son sang princier. Mais il aime Stéphanie ; elle l’a conquis tout entier par sa grâce mélancolique autant que par sa confiante résignation ; il est pour toujours entièrement dévoué à cette femme pour qui le mariage n’a été qu’un effroyable calvaire ; il refuse avec indignation de chasser celle qu’on lui dit être une intruse et qu’il proclame avoir épousée librement, maître de son cœur et de son choix. Aussitôt il est englobé dans la réprobation grandissante ; des complots se trament pour le détrôner ; la branche cadette des Zœringhen, qui se dit pure de toute mésalliance, intrigue auprès de toutes les cours d’Allemagne, protestant que le grand-duc régnant de Bade a dérogé en épousant cette créature de l’odieuse Révolution française, cette intrigante, alliée à ces Bonaparte que toute l’Europe proscrit à présent.

Stéphanie et son mari vivent en parias, isolés parmi ces hostilités chaque jour plus acerbes, sentant diminuer quotidiennement le nombre de leurs rares fidèles, sans cesse espionnés, guettés, surveillés, menacés ; leurs moindres actions sont commentées, travesties, aussitôt rapportées et trahies ; l’intime union des deux époux est leur dernier rempart contre tant de vilenies et de félonies, et un événement inespéré déconcerte soudain leurs ennemis : en 1816, Stéphanie donne le jour à un second fils. Ah ! comme elle l’aimera, celui-là, comme elle veillera sur lui, comme elle le gardera, comme elle se promet de ne le point quitter ! Son avenir et celui de la dynastie badoise reposent sur la tête de cet enfant ; sa frêle existence suffit à dérouter les projets odieux du parti « pur allemand. » Les parents tremblent pour sa vie : Stéphanie prend soin elle-même de ce talisman chéri ; toutes les heures de ses journées lui sont consacrées ; elle ne cache rien de ses méfiances, elle préfère lutter ouvertement contre les dangers qu’elle redoute, surveille, de sa personne, les entrées du château, ferme les portes, espionne à son tour les serviteurs, confine son cher petit prince au second étage, loin des appartements ouverts à tous venants… Vaines précautions ; cet enfant si précieux meurt comme son frère aîné, dans des conditions tout aussi inexplicables.

Alors l’infortunée mère sent que la fatalité est acharnée à sa perte ; elle se renferme en un désespoir muet : à qui, d’ailleurs, en appellerait-elle de ces cruautés du destin ? Il fut un temps, pas très éloigné, alors qu’elle vivait aux Tuileries, dans l’ombre du géant maintenant abattu, où tout ce qui disposait en Europe de quelque puissance était agenouillé devant elle, prêt à recevoir comme des ordres l’expression de ses moindres désirs ; un temps où les grands corps de l’État se disaient ses très humbles serviteurs, et où, pour plaire au maître, on s’ingéniait à satisfaire ses caprices d’enfant ; mais aujourd’hui ! L’Empereur est moribond dans son île déserte ; s’il pense parfois à elle, lui qui remâche tant le passé, c’est comme à l’une des fraîches roses des jardins de son Saint-Cloud, fugitive image estompée par tant de brumes ; songe-t-il qu’elle est de ces innombrables êtres que la roue de son char a broyés et qu’en associant cette fillette à sa politique, en la tirant de l’ombre où elle végétait, il l’a vouée à un supplice qui se prolongera, sans trêve, jusqu’au jour béni où la mort la prendra enfin ? Joséphine, sa parente, est décédée depuis plusieurs années ; les frères de Napoléon sont exilés, dispersés à travers le monde, cachés sous de faux noms, traqués par tous les limiers des cabinets prussien et autrichien ; la mère de l’Empereur vit à Rome dans le deuil et la retraite, figure tragique et grandiose, sans crédit et sans influence : celle qui fut l’impératrice Marie-Louise a renié son glorieux passé, et son fils, pauvre enfant malingre, élevé à l’allemande, sous la férule impitoyable de Metternich, est corrigé sévèrement lorsqu’il rêve seulement à celui de qui il est né… Vers qui Stéphanie crierait-elle sa peine ? Qui appeler à son secours ? Elle est seule dans le monde, n’ayant pour soutien que son mari, pauvre homme que cet ostracisme affole et qui a plus besoin de réconfort qu’il n’en peut lui-même apporter. Un an après son fils, dans la force de l’âge, il meurt à son tour ; la Sainte-Alliance allemande a atteint son but : l’arbre généalogique de la maison de Zœringhen se trouve émondé ; Stéphanie, veuve et sans enfant, pourra être reléguée loin de la Cour, et la famille cadette de Bade, libérée grâce à… combien de crimes ?… de toute tare française, poursuivra conjointement avec les autres princes allemands le rêve d’hégémonie teutonne qui déjà hante les cerveaux d’Outre-Rhin.

Pour fixer le lecteur sur le sort des divers personnages de ce court récit, il convient de dire que la grand’mère Fanny, la poétesse, avait depuis quelques années déjà disparu, sans laisser un vide irréparable, de la scène du monde où elle s’était évertuée si longtemps à tenir un rôle qu’elle estimait de premier plan. Jusqu’à sa fin elle avait conservé son bureau d’esprit et trouvé des dîneurs assidus ; elle n’était plus attrayante ; elle n’était plus jeune, on s’en doute : petite, ridée, le visage maquillé, la tête coiffée d’un énorme chignon poudré à frimas autour duquel s’enroulait une pièce d’étoffe de laine blanche à la façon des femmes de Tivoli, elle essayait encore de trôner parmi ses adulateurs intéressés. M. Alfred Marquiset, dans son joli livre sur les Bas-bleus du Premier Empire, a tracé d’elle une bien amusante silhouette. Fanny apparaissait à ses convives en robe de velours brodé ; on l’entendait beaucoup plus souvent tousser que parler ; depuis qu’elle n’était plus jolie, elle avait une singulière aversion pour la lumière : une simple lampe éclairait à demi son boudoir tout en glaces et garni de meubles couverts de satin bleu. Les invités se cognaient aux sièges et se marchaient sur les pieds. Pourtant la pauvre vieille écrivait toujours : en 1811, elle mettait au jour les Amours magiques et presque en même temps elle livrait à l’admiration des connaisseurs son grand poème en prose le Cyn-Achantide ou le Voyage de Zizi et Azor, qui est un dialogue entre des oiseaux lâchés dans le cabinet de l’impératrice Marie-Louise : ces œuvres parurent aux adulateurs plus obscures encore que ne l’était le salon de la dame. Elle-même avouait s’être parfois endormie en les écrivant, et c’est une impression que retrouvèrent les téméraires qui se hasardèrent à feuilleter ces ouvrages : en littérature le sommeil est une opinion, a dit quelqu’un, et celle des lecteurs du Cyn-Achantide fut profonde… Fanny mourut en 1813.

Dans les premières années qui suivirent la Restauration des Bourbons, les habitants du quartier de la Croix-Rouge voyaient, chaque matin, un vieillard fort misérable, malproprement vêtu, le dos voûté, entrer chez un fruitier du carrefour et acheter deux œufs rouges qu’il allait manger dans la boutique d’un marchand de vin : c’était le chevalier de Cubières-Palmezeaux-Dorat-Marat, l’ex-fringant « papillon des Muses » ; sans doute se rappelait-il, en cassant ses œufs sur le marbre de la table, les beaux surtouts de fleurs, les services élégants et les bons dîners devant lesquels il s’était si souvent assis chez son Égérie défunte, moins oubliée, peut-être, qu’il ne l’était lui-même : il logeait dans une ruelle voisine de la rue de Sèvres et c’est là qu’il décéda en 1820.

À cette époque Stéphanie, recluse au colossal château de Mannheim, l’un de ces Versailles tudesques plus semblables à une caserne qu’à un palais, vivait, jeune encore – elle était morte à l’existence alors qu’elle avait à peine trente ans – dans la hantise de ses souvenirs et en compagnie de ses fantômes, ressassant les catastrophes de sa courte et dramatique aventure. De douloureuses hallucinations l’obsédaient : elle imaginait que l’aîné de ses enfants, dont on lui avait interdit l’approche alors qu’il agonisait, n’était point mort, qu’il avait été enlevé ; et toujours l’épouvantait le cauchemar de la lugubre nuit ; on l’entendait se parlant à elle-même : « Quand on vint m’apprendre, murmurait-elle, que mon premier-né expirait, je courus vers son appartement pour l’embrasser. Pourquoi m’a-t-on empêchée de pénétrer dans sa chambre, en m’assurant que l’émotion me tuerait ? Si on m’avait trompée !… Si mon fils vivait encore !… Comment n’ai-je pas eu la force d’exiger qu’on me le laissât voir ? » Parfois la vision se précisait ; son cher petit prince était là, devant ses yeux ; elle lui parlait, les bras tendus dans le vide : « C’est toi, mon bien-aimé ! Tu n’es donc point mort ? Qui t’a dérobé ? Où t’a-t-on conduit ?… »

Sur les soupçons qui la torturaient, jamais la grande-duchesse ne consentit à s’expliquer : mais quand elle se remémorait son histoire, qu’elle songeait à la férocité des haines que, malgré sa douceur, sa bonté, sa patience méritoire, elle avait soulevées par sa seule qualité de Française, parmi ces Allemands avec lesquels son destin la condamnait à vivre, quand elle se rappelait leur servilité des premiers jours, leur bassesse devant son crédit, leur arrogance implacable à mesure que sa fortune déclinait, leur irréductible rancune qu’aucun procédé conciliant ne parvenait à désarmer, elle en arrivait à se persuader que ces ennemis étaient gens à ne reculer devant aucun crime, si odieux, si ignoble fût-il, et que des âmes de sauvages se cachaient sous leurs platitudes et leur apparente soumission. Quand, dans l’été de 1828, le bruit se répandit dans toute l’Europe indignée, qu’un jeune vagabond de seize à dix-huit ans avait été rencontré errant aux portes de Nuremberg où un inconnu, venu de loin, l’avait déposé, et que le malheureux ne pouvait dire ni qui il était ni d’où il arrivait, car, depuis sa plus petite enfance, privé de toute communication avec des êtres humains, il avait vécu dans un souterrain, et parvenait à peine à formuler quelques mots ; quand, recueilli par un médecin philanthrope, le pauvre idiot, Gaspard Hauser, s’éveillant peu à peu, put fournir quelques précisions sur sa réclusion de seize années, les angoisses de Stéphanie redoublèrent et il lui sembla que ce fantôme était bien à elle.

La fille adoptive de Napoléon n’eut point à ce sujet de certitude ; lorsqu’elle apprenait que Gaspard, interrogé méthodiquement, et faisant effort pour raviver sa chancelante mémoire, se rappelait, parmi les plus lointaines images demeurées en son cerveau affaibli, une vaste place, ornée d’une fontaine, et sur laquelle prenaient jour de grands salons en enfilade sur les tapis desquels il s’était traîné ; lorsqu’il évoquait le brumeux souvenir d’un escalier spacieux, d’une statue armée d’une épée, de hautes glaces à cadres d’or ; quand il précisa enfin qu’il avait vu se pencher sur son berceau une femme coiffée d’un chapeau jaune orné d’une plume blanche et que suivait un homme vêtu d’un habit noir, un chapeau bicorne en tête, avec une écharpe bleue qui suspendait une croix sur sa poitrine, Stéphanie, haletante d’émotion, sanglotait : « Mais c’est lui ! C’est mon fils !… » Puis d’autres circonstances lui étaient rapportées, le doute la reprenait, elle tombait en de longues mélancolies. À vrai dire, l’idée ne pouvait pas entrer dans son esprit qu’il y eût au monde des hommes assez obstinément cruels pour perpétrer sur un innocent une si effroyable vengeance, dans un intérêt politique. Qu’on l’eût tué, ce pauvre petit, dans une explosion de haine irraisonnée et furieuse, elle l’eût admis avec horreur ; mais qu’on l’eût enterré vivant, durant seize ans, qu’on l’eût soustrait à la vie sans le faire mourir, qu’il eût été volontairement atrophié dans son corps et dans son âme, réduit à l’état de bête rampante, sans force musculaire, sans intelligence ; qu’on l’eût privé de la vue et de la parole, pour qu’il ne pût rien révéler plus tard qui dévoilât le nom de ses bourreaux, il y avait là une si exécrable, si surinhumaine perpétration d’atrocités et de barbaries, que, même de la part de ces Allemands qui l’avaient, elle, si longuement et si perfidement persécutée, la Française se refusait à les envisager. Elle vécut dans ces perplexités jusqu’au second Empire : dans l’entourage du grand-duc régnant, on ricanait et l’on assurait que la Beauharnais était folle.

II

Gaspard Hauser

Le cordonnier Weickmann, bourgeois de Nuremberg, faisait, le 26 mai 1828, son « tour de remparts » quand, vers cinq heures de l’après-midi, il rencontra son confrère Beck, qui flânait également aux environs de la Porte Neuve. L’endroit était désert, presque toute la population de la ville s’étant rendue, ce jour-là, qui était le lundi de la Pentecôte, dans les jardins de la banlieue pour y danser et boire la bière.

Tandis que les deux cordonniers bavardaient, ils aperçurent un jeune homme qui, descendant à pas hésitants le sentier mal pavé du Bärleinhutter, se dirigeait vers eux en leur adressant des signes.

— Hé ! garçons, criait-il, où est le faubourg de la Porte-Neuve ?

C’était un étranger à la ville qui, au premier aspect, semblait être un apprenti cocher ou un compagnon tailleur. Ses vêtements étaient propres et neufs, mais il était manifestement très las et paraissait se tenir avec peine sur ses jambes. Weickmann, qui se disposait à rentrer dans la ville, proposa au jeune homme de faire route avec lui jusqu’à la Porte Neuve ; mais, après quelques pas, l’inconnu s’arrêta et tira de sa poche une grande enveloppe cachetée qu’il présenta à son compagnon. La suscription portait : Au très honoré commandant du quatrième escadron du sixième régiment de chevau-légers, à Nuremberg.

Le cordonnier ne connaissait pas le destinataire de la lettre ; mais, chemin faisant, il se renseigna au corps de garde et apprit là que le très honoré commandant en question s’appelait Frédéric de Wessenig et demeurait précisément dans le faubourg tout proche. Muni de ces renseignements, le porteur de l’enveloppe prit congé de son guide et se dirigea seul vers la maison de l’officier. Il sonna à la porte ; l’ordonnance du commandant vint ouvrir et l’inconnu lui dit, sans préambule, qu’on l’avait adressé à cette maison et qu’il voulait être officier comme son père. Sur quoi, le soldat, fort embarrassé, attendu que le commandant était absent, demanda au visiteur d’où il venait.

— Je ne sais pas, répondait celui-ci, d’une voix presque indistincte.

Puis il désigna du geste ses bottes poussiéreuses, indiquant qu’il tombait de fatigue. L’ordonnance, qui était brave homme, le conduisit à l’écurie et lui offrit de la bière et du vin. L’étrange personnage repoussa les verres avec répugnance ; mais il se jeta sur un morceau de pain qu’il avala gloutonnement et il but avidement un grand coup d’eau. Ensuite il s’étendit sur la paille, s’y roula, et s’endormit presque subitement, « en rond, » comme un chien.

À huit heures du soir seulement, le commandant de Wessenig rentra chez lui, en compagnie de trois camarades. Sur le récit de l’ordonnance, les quatre officiers descendirent à l’écurie et réveillèrent le dormeur qui, se levant aussitôt, s’approcha du commandant humblement, et, touchant la poignée de son sabre, dit :

— C’en est un pareil que je voudrais être.

M. de Wessenig lui fit remarquer qu’il était trop petit pour entrer dans la cavalerie et qu’il devait s’engager dans les fantassins.

— Non, non, pas fantassin : je veux être comme ça…

Il s’exprimait en un patois presque inintelligible ; pourtant, comme le commandant lui demandait son nom, il répondit assez distinctement :

— Mon tuteur m’a recommandé de toujours dire : Je ne sais pas, Votre Grâce.

Et, se découvrant, il ajouta :

— Mon tuteur m’a recommandé de toujours ôter mon chapeau et dire Votre Grâce.

L’officier, stupéfait de l’aventure, se décida, ne pouvant rien tirer de ce singulier hôte, à rompre le cachet de l’enveloppe qu’avait mise de côté l’ordonnance : ce cachet, qu’il examina, portait des caractères presque effacés, qu’on pouvait lire G. I. R. ou C. T. R. Dans l’enveloppe se trouvaient deux lettres ; la première, écrite en lettres gothiques, était ainsi conçue :

 

« Frontières bavaroises, 1828.

« Très honoré Chef d’escadron,

« Je vous envoie un garçon qui ne demande qu’à servir fidèlement son roi. Quelqu’un m’a remis cet enfant le 7 octobre 1812. Je ne suis qu’un pauvre journalier et j’ai moi-même dix enfants à nourrir. N’ayant rien pu demander à sa mère, je n’ai pas fait de déclaration à la justice. Je me suis dit qu’il fallait le traiter comme mon propre fils, je l’ai élevé chrétiennement et je ne l’ai pas laissé faire un pas hors de la maison depuis 1812 pour que personne ne sache où il a été élevé, et lui-même ne sait en rien comment ma maison s’appelle et le village ne le connaît pas non plus ; vous pouvez déjà le lui demander, il ne pourra tout de même pas le dire. Je lui ai appris à lire et à écrire ; il sait écrire mon écriture comme j’écris, et quand nous lui demandons ce qu’il veut devenir, il a répondu : il veut aussi devenir un chevau-léger ; ce que son père a été, il veut aussi le devenir.

« S’il avait eu des parents, il serait devenu un gaillard très instruit : vous n’avez qu’à lui montrer quelque chose, il le sait tout de suite.

« Je ne l’ai accompagné que jusqu’au chemin de Neumark, d’où il a été obligé de se rendre chez vous tout seul… Honoré chef d’escadron, vous n’avez pas du tout à l’interroger ; il ne sait pas l’endroit où je suis ; je l’ai emmené au milieu de la nuit, il ne retrouvera plus le chemin de la maison… Et il n’a pas un kreutzer de monnaie, car moi-même je n’ai rien. Si vous ne le gardez pas, il faudra qu’on le fasse abattre ou qu’on le pende dans la cheminée. »

 

La seconde lettre n’était pas plus explicite. Quoiqu’elle fût datée de 1812 et libellée de façon qu’on pût l’attribuer à la mère du mystérieux enfant, elle semblait être écrite par la même main que la première et avec la même encre ; mais, pour déguiser cette similitude, on l’avait tracée en caractères français :

 

« L’enfant a été baptisé, lisait-on ; il s’appelle Gaspard ; pour ce qui est de l’autre nom, il faudra lui en donner un vous-même. Élevez l’enfant. Son père était un chevau-léger. Quand il aura dix-sept ans, vous l’amènerez à Nuremberg, au quatrième régiment de chevau-légers, là aussi a été son père. Je vous supplie de l’élever jusqu’à dix-sept ans. Il est né le 30 avril 1812. Je suis une pauvre fille, je ne peux nourrir l’enfant. Son père est mort… »

 

On imagine l’embarras du commandant Wessenig à la lecture de ces deux billets. Était-ce une mauvaise farce ? Était-il en présence d’un malheureux imbécile ou d’un vagabond jouant la folie ? Ce qui inspirait quelque soupçon, c’est que, en 1812, le 4ème régiment de chevau-légers n’était pas en garnison à Nuremberg ; il n’y devait arriver qu’après la campagne de France, en 1815, et la mère de l’enfant, en supposant que le second billet fût d’elle, ne pouvait deviner, seize ans d’avance, dans quelle ville ce régiment serait, en 1828, caserné. L’imposture semblait évidente : le commandant remit la lettre dans la poche du jeune homme dont il se débarrassa en le faisant conduire au commissariat de police de l’hôtel de ville.

Le commissaire essaya de procéder à un interrogatoire en règle ; mais il fut vite rebuté. Après plusieurs questions auxquelles l’inconnu répondit par quelques lambeaux de phrases incompréhensibles, le policier, essayant de l’intimidation, frappa un grand coup sur la table en criant :

— Gredin ! Tu es un menteur !

L’autre, fidèle aux leçons reçues, répliqua doucement :

— Je ne sais pas, je veux rentrer à la maison.

Il se prêta d’assez mauvaise grâce à réciter un Pater noster ; puis on plaça devant lui du papier et une plume, en l’invitant à écrire son nom ; il obéit, et dessina lentement ces deux mots : Gaspard Hauser. Comme on le pressait d’ajouter la désignation du lieu d’où il venait :

— Ça, je ne peux pas, fit-il.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne le sais pas.

On le déshabilla : ses bras portaient des marques de vaccine ; il avait la peau très blanche, les attaches fines, les mains et les pieds petits : ceux-ci étaient tendres et satinés comme si jamais une chaussure ne les eût emprisonnés. D’ailleurs, Gaspard Hauser – on lui laissa ce nom qu’il s’était donné – paraissait avoir seize ou dix-sept ans : il avait les cheveux blonds et bouclés, les yeux bleu clair ; ses membres étaient bien proportionnés, mais il était débile et pouvait à peine se tenir debout. Il s’asseyait par terre, les jambes étendues, et, dans cette position, somnolait, sans souci des menaces et des exhortations. On fouilla les poches de ses vêtements : elles contenaient un rosaire de corne et quelques petits livres de piété dont l’un était orné d’un écusson saupoudré de sable d’or. Le commissaire, fort perplexe, expédia Gaspard à la prison de la ville. Quelqu’un observa que, malgré sa fatigue, il monta sans faiblesse les quatre-vingt-dix marches de l’escalier conduisant à la cellule qu’on lui destinait. En pénétrant dans ce cachot, il remarqua simplement :

— J’en ai eu un comme ça…

On l’enferma avec un garçon boucher, condamné à quarante-huit heures de prison pour ivrognerie et que le geôlier invita « à faire parler » Gaspard ; mais quand, le lendemain matin, on ouvrit la porte de la chambre, le boucher déclara tout net que ses efforts avaient été inutiles et que le jeune gars était un « bœuf » d’où il n’y avait rien à tirer.

Le gardien ne fut pas plus heureux : il n’obtint de son laconique pensionnaire que de nombreux je ne sais pas, et un nouvel interrogatoire devant les magistrats de la ville n’eut pas meilleur résultat. Tout ce qu’on parvint à connaître, c’est ce qu’on savait déjà : l’inconnu se nommait Gaspard Hauser, avait dix-sept ans, était catholique et voulait être cavalier comme son père.

Le bruit se répandit rapidement, dans toute la ville et bientôt aussi dans la Bavière entière, qu’un jeune sauvage était gardé dans la Festner Thurm. Sa détention, au reste n’avait rien de sévère. Gaspard Hauser était l’enfant gâté de la municipalité nurembergeoise. Maître Binder, le bourgmestre, l’avait-pris sous sa protection et il ne négligeait rien pour mettre le mystérieux enfant en contact, avec les bourgeois de la cité, dans l’espoir que quelqu’un le reconnaîtrait. Un sergent de ville, attaché à sa personne, le promenait, durant tout le jour, à travers les rues, dans les jardins publics, dans les brasseries ; bientôt tous les physiologistes, les criminalistes, les homéopathes, les médecins légistes, tous les savants et les docteurs, qui de tout temps ont abondé en Allemagne, s’offrirent à déchiffrer, avec l’aide de leur science, l’énigme qui passionnait le pays. Herr Doctor Karl Preu examina longtemps « le sujet » : il décréta que Gaspard n’était ni fou ni imbécile ; mais, soustrait par la force à toute éducation humaine et sociale, il avait été élevé dans les forêts, comme un demi-sauvage ; pour cette raison, à toute nourriture confortable il préférait le pain noir et l’eau pure.

Tel était le diagnostic. Tous ceux qui approchaient l’enfant s’ingéniaient à lui faire conter ses aventures et à éveiller ses souvenirs du passé.

Peu à peu ces souvenirs se précisaient en sa mémoire ; il décrivait l’endroit où, de tout temps, il avait vécu : une grotte étroite, au sol boueux, couverte d’un toit de planches jointes de façon à intercepter le jour. Jamais il n’avait vu le soleil ; il se tenait accroupi par terre, vêtu d’une chemise de couleur et d’une culotte retenue par des bretelles ; il n’avait d’autres jouets que deux petits chevaux et un chien, taillés dans du bois blanc ; les meubles de sa grotte consistaient en un poêle de faïence en forme de ruche d’abeilles et en une paillasse qui était son lit. Un tonneau muni d’un couvercle lui servait de garde-robe. Jamais il ne voyait personne ; car le poêle se chauffait du dehors et, chaque matin, à son réveil, il trouvait renouvelée la provision de pain et d’eau qui était sa ration quotidienne.

Quelquefois il s’apercevait que, durant son sommeil, on lui avait coupé les ongles et les cheveux ; on le changeait aussi de linge, mais seulement lorsqu’il était endormi, de sorte qu’il ignora toujours par qui et comment ce changement s’était opéré. Jamais non plus il n’avait entendu le son d’aucune voix humaine, d’aucun chant d’oiseau, et cette effrayante solitude s’était prolongée durant des années et des années dont Gaspard ne pouvait, même approximativement, évaluer le nombre.

Un jour, enfin, la porte de son réduit, cadenassée a l’extérieur, s’ouvrit : comme les yeux de l’enfant étaient habitués à l’obscurité, il distingua un « homme noir » qui, nu-pieds, courbé pour ne pas se heurter aux planches du plafond, pénétra jusqu’au grabat où le malheureux était couché, se présenta comme étant celui qui, chaque nuit, le fournissait de pain et d’eau ; il mit devant Gaspard des livres de piété et lui signifia qu’il fallait apprendre à lire et à écrire. L’homme noir revint tous les cinq jours et l’enfant se montra élève docile, car il fut rapidement en état de lire assez couramment et de signer son nom. Son maître était brutal et le frappait de coups de bâton si rudement appliqués que le bras droit de Gaspard en portait encore les marques. Une nuit, l’homme noir le réveilla brusquement, le prit sur son dos et l’emporta… Après un assez long parcours, il le déposa sur le chemin, et tous deux, de compagnie, se mirent à marcher.

De ce voyage Gaspard ne pouvait rien dire, sinon que, inhabitué à tout exercice, il avait atrocement souffert de cette course exténuante ; ses pieds étaient en sang et les courbatures le tenaillaient. Pourtant, pendant deux jours et deux nuits, il lui fallut avancer, sans s’arrêter dans aucune maison, sans parler à aucun des paysans fréquemment rencontrés. Bien que la pluie tombât à torrents, les deux voyageurs avaient dormi sur la terre boueuse. Le troisième jour, l’homme noir fit halte, tira de son bissac des vêtements neufs dont il habilla Gaspard, puis il lui montra, de loin, une agglomération qu’il appelait « le grand village, » remit à l’enfant l’enveloppe cachetée dont on a fait plus haut mention et lui ordonna de continuer seul son chemin…

Le grand village, c’était Nuremberg, et c’est ainsi que le malheureux enfant avait fait son entrée dans le monde des vivants.

À vrai dire, un tel récit ne présentait aucune vraisemblance. Les sceptiques – il y en avait – assuraient que c’était là une fable ridicule et que certaines allégations de Gaspard offraient des contradictions manifestes. D’abord un enfant ne peut vivre pendant tant et tant d’années sans des soins d’hygiène et de propreté dont Hauser ne faisait point mention. Puisqu’il ne voyait personne, qui le baignait, qui du moins lui fournissait l’eau nécessaire à ses ablutions ? Comment, puisqu’il vivait dans l’obscurité, avait-il pu apprendre à lire ?

En supposant que ses yeux fussent habitués à percer les ténèbres, fallait-il donc admettre que son gardien était doué, lui aussi, de la même hyperesthésie ? Ce qui étonnait davantage, c’étaient les progrès rapides que faisait, depuis son arrivée à Nuremberg, ce sauvage presque inconscient. Le jour où il s’était présenté chez le commandant de Wessenig, il connaissait à peine quelques mots d’allemand : trois semaines plus tard, il parlait assez couramment pour raconter toute son histoire ; il comptait, alignait des chiffres et jouait de petits airs sur le clavecin. Les savants ont réponse à tout. Ils alléguaient que Gaspard devait à sa longue séquestration une sensibilité exceptionnelle. La finesse de son odorat était miraculeuse ; toutes les odeurs, sauf celles du pain, du fenouil, de l’anis et du cumin, lui étaient désagréables ; il s’évanouissait au parfum d’une rose et le voisinage d’un cimetière lui donnait la fièvre. Il voyait mieux au crépuscule qu’en plein jour, et, la nuit, il apercevait facilement les étoiles invisibles à l’œil nu. Le plus léger attouchement produisait sur lui l’effet d’un coup violent. Bien plus, il se trouva un professeur pour établir que Gaspard était un sujet magnétique de puissance exceptionnelle : il découvrait l’or et les diamants cachés ; quand il se servait, à table, d’une cuiller d’argent, sa main tremblait au point qu’il était obligé d’interrompre son repas, et chaque fois qu’il buvait dans un verre, il éprouvait autour de la bouche une sensation de frigidité qui le paralysait jusqu’au menton. Par surcroît, il avait des visions, croyait recevoir des visites de personnages inconnus avec lesquels il s’entretenait, et il ne se rendait point un compte exact de la différence entre les faits imaginaires de ses rêves et les faits réels de sa vie active.

Deux mois après son arrivée à Nuremberg, le professeur Daumer, chez qui la municipalité l’avait mis en pension, conduisit son élève au vieux château de la ville pour visiter une exposition de peinture. À l’entrée du château, un haut portail se dresse dont l’aspect émeut singulièrement Gaspard. Ce portail, assure-t-il, ressemble à s’y méprendre à l’entrée d’un autre château qu’il a visité en songe dans la nuit du 30 au 31 août. Et tout à coup, les nuages qui enveloppent son passé paraissent se dissiper : arrivé dans l’escalier, il prétend avoir déjà gravi un escalier semblable. Dans la salle où il pénètre, il s’arrête ; son visage est crispé de mouvements convulsifs : il se souvient avoir vécu, il y a longtemps, bien longtemps, dans un palais merveilleux. Quand on ouvrait une porte, on voyait des salons en enfilade dont toutes les fenêtres prenaient jour sur une place ornée d’une fontaine ; les murs de ces grands salons étaient garnis de glaces à cadres d’or ; des lustres pendaient des voûtes peintes… Il se revoyait, avec une intense émotion, couché dans un lit somptueux ; une femme coiffée d’un chapeau jaune garni de plumes blanches se tenait à son chevet ; derrière elle était un homme vêtu de noir, bicorne en tête, épée au côté, avec une écharpe bleue en sautoir et une croix pendue sur la poitrine… Maintenant il se souvenait : la femme lui avait silencieusement présenté un mouchoir blanc ; il lui demanda ce qu’elle voulait ; elle ne répondit pas et se retira sans avoir prononcé une parole…

Rêve, vision ou ressouvenir d’un passé disparu ? Voilà ce que nul ne pouvait savoir.

Toute l’Europe s’efforça de déchiffrer le rébus : on ne trouva rien, absolument rien, et l’histoire de Gaspard Hauser pourrait finir ici, car ce qui nous reste à raconter, loin de résoudre le problème, ne sert qu’à le rendre plus obscur et plus indéchiffrable.

Depuis quinze mois environ, Hauser vivait, aux frais de la ville qui l’avait adopté, chez le professeur Daumer. Il s’exprimait maintenant avec facilité ; il portait avec modestie son écrasante célébrité ; très sympathique à tous ceux qui l’abordaient, on lui trouvait bonne tournure et agréable mine malgré un air vieillot et précoce dû, sans doute, à ses malheurs. N’importe, les jolies Bavaroises rêvaient de lui et il était considéré, même par les sceptiques des premiers jours, comme le palladium de la cité, quand, le 17 octobre 1829, le professeur Daumer, en rentrant à sa maison, n’y trouva point son pupille. Il parcourut toutes les pièces de son appartement : Gaspard avait disparu… On le découvrit, après bien des recherches, blotti dans un coin de la cave, blessé, couvert de sang, tout tremblant, balbutiant des mots entrecoupés : « Homme… Homme noir… noir comme ramoneur… réfugié dans cave… » On le porta sur son lit où il s’évanouit.

Le docteur Preu accourut, l’examina. Gaspard portait au front une large plaie longue de près d’un pouce : pourtant la blessure était sans gravité. Dès qu’il fut en état d’être interrogé par les magistrats, Hauser raconta comment, le 17 octobre, après avoir fait quelques courses en ville, il était rentré seul à la maison de son tuteur. Il était descendu à la garde-robe lorsqu’il entendit dans l’escalier le bruit d’un pas furtif, qui s’arrêta à l’entrée du corridor. Ayant appliqué l’œil à une fente de la porte, il aperçut avec effroi un homme dont le visage était tout noir et qui se tenait « collé contre la muraille, » comme s’il guettait quelqu’un.

Cet homme portait un pardessus neuf, un pantalon de couleur foncée, des bottines fines et des gants jaunes. Presque aussitôt Gaspard fut frappé d’un grand coup à la tête : au moment où il tombait, renversé par le choc, il entendit l’homme proférer distinctement ces mots : « Il faudra bien que tu meures avant de quitter Nuremberg ! » C’était la voix bien connue de l’homme noir… l’homme noir qui l’avait séquestré, qui l’avait amené au grand village… Et, d’émoi, Gaspard s’évanouit. Longtemps après, quand il revint à lui, il était inondé de sang ; il avait si grand’peur que, voyant ouverte la porte de la cave, il s’y glissa et s’y tapit pour y mourir… Quant à l’homme noir, il avait disparu.

Cette fois, on touchait à la solution du mystère. Il n’était pas possible que quelqu’un d’autre que Gaspard n’eût pas aperçu l’assassin : peut-être était-il encore à Nuremberg, caché dans la maison d’un complice. La cour d’appel d’Anspach entreprit l’enquête ; le ministre de la justice s’en mêla ; le roi de Bavière, Louis Ier promit, par rescrit solennel, une récompense de 500 florins à qui fournirait une révélation, un simple indice… Tous les ramoneurs de Nuremberg furent interrogés ; les magistrats entendirent des centaines de témoins dont aucun ne savait rien et dont les dépositions néanmoins, soigneusement conservées, formèrent huit à neuf volumes… Personne n’avait vu l’homme noir, personne ne put fournir un détail, émettre un soupçon qui permît d’éclaircir la question : il était maintenant évident que tout ce qui concernait Gaspard Hauser resterait ténébreux et qu’il se trouvait, pour souhaiter sa mort, des gens hardis et puissants au point de braver tous les obstacles et d’échapper à toutes les recherches.

Il faudrait ici, pour étudier dans ses diverses péripéties l’histoire de Gaspard Hauser, dire l’émoi que la nouvelle de cet attentat causa dans toute l’Allemagne ; il faudrait détailler les mesures de surveillance et la curiosité passionnée dont Gaspard devint l’objet. Ainsi, il fut décidé que deux agents de police seraient continuellement en sentinelle à sa porte et l’accompagneraient partout ; on lui fit quitter la maison Daumer et on le plaça chez un négociant, maître Biberach, puis chez un riche bourgeois, M. de Tucher ; seuls les étrangers de marque furent admis à lui rendre visite et toujours accompagnés d’un magistrat ou d’un officier de police.

Au nombre de ces étrangers se trouva le lieutenant prussien von Pirch, venu de Berlin ; il crut reconnaître, dans la façon dont s’exprimait Gaspard, quelques tournures de phrases particulières à la langue tchèque et il n’en fallut pas plus pour persuader les chercheurs de rébus que le malheureux abandonné était issu de quelque grande famille des environs de Pesth. Un magnat hongrois se rend à Nuremberg ; les soupçons se confirment, et l’on décide d’expédier Gaspard en Hongrie, à la recherche de ses nobles parents, sous la conduite de M. de Tucher et du commissaire de police d’Anspach, le lieutenant Hickel. Le voyage a lieu en septembre 1831 et reste infructueux, comme on pense.

À l’époque du retour à Nuremberg se place l’intrigue Stanhope, trop confuse et trop discutée encore pour être ici exposée avec quelque clarté. Qu’il suffise de savoir que lord Stanhope, Anglais riche et généreux, attiré comme tant d’autres en Allemagne par le désir de débrouiller le problème, se prend d’une étrange et subite affection pour Gaspard : il veut l’emmener en Italie, lui faire un sort, l’adopter, lui léguer son immense fortune ; il le caresse, le comble de cadeaux, le gâte de cent façons : l’enfant le nomme son véritable père… Et peu à peu les protecteurs nurembergeois de Gaspard, jaloux de voir décroître leur influence, s’étonnent, s’inquiètent ; concurremment au mystère Hauser se dresse le mystère Stanhope. Cet Anglais n’est-il pas un aventurier ? Quelles louches machinations cachent ses bienfaits ? Ne projette-t-il point d’emmener au loin Gaspard pour le faire disparaître ? Ne serait-ce point lui l’homme noir, le meurtrier introuvable du 17 octobre 1829 ?

On comprend aisément que ces soupçons, cette méfiance mal dissimulée, refroidirent rapidement l’enthousiasme du généreux Anglais. Il convient de noter aussi que ses conseils et ses gâteries avaient singulièrement modifié le caractère de Gaspard : naguère soumis, obéissant, affectueux, il était devenu volontaire, entêté et menteur. M. de Tucher signifiait qu’il ne voulait plus garder l’enfant dans sa maison, à moins que Stanhope ne mît fin à ses visites. Brouilles, discussions, débats, discorde. Enfin il fut décidé que Gaspard Hauser quitterait Nuremberg et serait, aux frais du lord, mis en pension à Anspach, qu’habitait son plus fidèle et dévoué partisan, le conseiller de Feuerbach. On fit choix, dans cette ville, d’un homme sévère et d’esprit peu romanesque, le professor Meyer, par qui le jeune homme serait logé, nourri et instruit. Stanhope le conduisit à ce nouveau mentor, présida à son installation et retourna en Angleterre.

À Anspach se joua le dernier acte du drame et le plus intéressant.

Hauser vivait là assez isolé. Si l’on excepte le chevalier de Feuerbach, convaincu que Gaspard, d’origine princière, était victime d’une criminelle combinaison politique, le jeune homme ne fréquentait guère que chez le pasteur Fuhrmann, chargé de son instruction religieuse, et chez Hickel, le lieutenant de police. Celui-ci n’avait plus sur l’énigmatique pensionnaire du professor Meyer grande illusion. « Le gaillard, disait-il, en sait plus long que ceux qui rédigent des livres, mais il ne veut point parler. Toute la question est là. » Lord Stanhope écrivait quelquefois, mais pour avouer sa déception et déclarer que ses doutes touchant la véracité de Gaspard se fortifiaient chaque jour par la réflexion.

Quant à Meyer et à sa femme, ils traitaient leur pupille en enfant indiscipliné et le morigénaient continuellement : toutes ses démarches étaient épiées ; la plus insignifiante de ses allégations était contrôlée, et si l’on soupçonnait qu’il eût menti, on l’accablait d’exaspérantes réprimandes. Ses repas étaient réduits au strict nécessaire, et, dans la crainte qu’il ne restât oisif, on l’avait fait attacher comme copiste au greffe de la cour d’appel. Quelle déchéance ! Le beau temps était passé, et le pauvre adolescent, conscient de la méfiance qu’il inspirait, devenait triste, ombrageux, distrait : il avait perdu l’appétit, cherchait à s’isoler et se barricadait dans sa chambre. La mort subite de Feuerbach, son plus zélé champion, ajouta encore à sa tristesse : on présume bien qu’il se trouva des gens pour assurer que le chevalier avait été empoisonné, et les « gasparistes » obstinés accusèrent l’homme noir de ce nouveau crime.

Gaspard Hauser avait-il des idées de suicide ? On l’a dit. Il est certain que, du temps où il habitait encore Nuremberg, un jour qu’il s’était enfermé dans sa chambre, le bruit d’une détonation attira ses gardiens, qui le trouvèrent étendu sans connaissance, portant à l’oreille droite une légère blessure. Ayant repris ses sens, il expliqua que, cherchant à atteindre un livre placé sur le plus haut rayon de sa bibliothèque, il avait fait tomber l’un de ses pistolets accrochés à la muraille.

Le 13 décembre 1833, Meyer, donnant à Gaspard une leçon d’arithmétique, le trouva plus absorbé, plus rêveur et plus indifférent encore qu’à l’ordinaire : le professeur constata aussi que, vers la même date, son élève détruisit plusieurs lettres qu’il conservait depuis longtemps. Le samedi, 14 décembre, Gaspard se promena par les rues, au bras du pasteur Fuhrmann, dont il se sépara sous prétexte de rendre visite à une dame. Peu après, des passants le virent entrer seul dans le jardin du château royal ; il était à ce moment environ trois heures ; la neige, tombée le matin, couvrait les allées du parc, très désert à cette saison de l’année.

Une demi-heure plus tard, quelqu’un aperçut Gaspard traversant en courant la cour du château et remarqua que le jeune homme avait du sang aux mains. Hauser courut ainsi jusqu’à la maison Meyer : il se présenta tout effaré à son professeur, leva les deux bras en l’air dans une attitude éperdue et, sans dire une parole, entraîna Meyer vers le jardin du château.

Il parcourut de la sorte environ cinq cents pas, sans donner une explication, mais gesticulant beaucoup, comme pour inviter son compagnon à s’enfoncer avec lui dans les bosquets du parc. Meyer n’était pas brave, il eut peur et rebroussa chemin. Alors seulement Gaspard, en mots entrecoupés, balbutia :

— Dans le jardin royal… homme… avec couteau… donné bourse… poignardé… couru tant que j’ai pu… bourse encore là-bas, par terre…

Meyer, comme le magister de la fable, entreprit de prononcer une éloquente réprimande, mais son élève ne l’entendit pas, il murmura encore : « Dieu !… savoir !… » et il s’évanouit. Meyer le traîna comme il put jusqu’à sa maison et quand Gaspard fut couché dans son lit et eut repris ses sens, il raconta que, étant allé se promener dans le parc pour y visiter les travaux du puits artésien, il avait rencontré un homme couvert d’une longue pèlerine et coiffé d’un chapeau haut de forme. Cet inconnu, qui portait une moustache et des favoris bruns, s’approcha de lui et demanda : « N’êtes-vous pas Gaspard Hauser ? » Sur sa réponse affirmative, l’homme exigea que jamais l’adolescent ne révélerait à personne ce qu’il allait apprendre, et, lui tendant une bourse à cordons bleus, il ajouta : « C’est là dedans. Prenez ! » La bourse tomba par terre. Gaspard se baissait pour la ramasser quand il se sentit frappé d’un coup de stylet ; il porta la main à son côté, la vit pleine de sang…, l’inconnu était déjà loin. Rassemblant ses forces défaillantes, le blessé avait couru jusqu’à la maison Meyer.

Un agent de police explora aussitôt le parc : il n’y rencontra personne ; mais au pied d’un arbre il découvrit, en effet, une bourse en soie bleue doublée de blanc ; il remarqua sur la neige, à cet endroit, une double empreinte de pas paraissant provenir d’un seul promeneur qui serait arrivé du côté de la ville et reparti dans la même direction : la neige n’avait point été foulée aux environs du puits artésien.

La bourse fut apportée au professeur Meyer, qui l’ouvrit ; elle contenait un billet plié de façon compliquée, en quatre triangles ; et Mme Meyer observa aussitôt que c’était absolument la façon dont Hauser pliait ses lettres. Le texte du billet, écrit au crayon, était tracé de droite à gauche, en écriture retournée ; en le plaçant devant un miroir, il était facile de le lire ; il était ainsi libellé :

 

Hauser pourra vous conter avec beaucoup de précision quels sont mes dehors et d’où je viens. Pour éviter cette peine à Hauser, je vais vous le dire moi-même d’où je viens. – Je viens – je viens de, de – des frontières bavaroises – au Fleuve. – Je veux même vous dire encore le nom : M. L. O.

 

Meyer et sa femme, depuis longtemps persuadés que leur pensionnaire était un imposteur, affirmaient qu’il s’était frappé lui-même dans l’espoir de réveiller l’intérêt de ses protecteurs et particulièrement de lord Stanhope. Le lieutenant de police Hickel soutenait la même opinion : et, tandis que le malheureux enfant, dont la blessure était grave, agonisait, les magistrats s’efforçaient de tirer de lui quelque renseignement ; le pasteur Fuhrmann l’exhortait à libérer sa conscience du lourd secret dont elle était chargée… Le pauvre Gaspard, d’une voix mourante, répondait à tous. À Hickel, il dit d’un ton de reproche : « Vous savez bien que ce n’est pas moi qui me suis blessé ; c’est de votre imagination : bientôt vous penserez autrement. » Puis, s’adressant au pasteur : « Pour qui éprouverais-je des ressentiments ? Je pardonnerais volontiers, mais je ne sais qui m’a fait du mal. »

Le 16 décembre, dans le délire commençant, ceux qui l’assistaient recueillirent ces lambeaux de phrases : « On ne peut pas lire ce qui est écrit au crayon… Oh ! mon Dieu ! être obligé de décamper ainsi dans la honte et le mépris !… Quand il y a plusieurs chats, la mort de la souris est certaine… » Le moribond se dressait tout à coup sur son lit et geignait : « Mère ! mère ! viens ! » On entendit encore qu’il disait : « Une dame, une grande dame ! Que Dieu ait pitié d’elle ! »

Vers dix heures du soir, il sembla plus calme. « Je suis fatigué, fit-il, très fatigué, et j’ai pourtant un si grand chemin à faire… » Il parut s’endormir paisiblement. Il était mort.

On l’enterra le 19 décembre : tous les habitants de la ville accompagnèrent jusqu’au cimetière le corps de cet enfant dont personne ne connaissait le véritable nom. À l’endroit où il fut frappé se voit encore aujourd’hui un monument sur la pierre duquel sont gravés ces mots qui résument adroitement son existence mystérieuse et sa fin tragique :

 

HIC

OCCULTUS

OCCULTO

OCCISUS

EST

XIV DEC

MDCCCXXXIII[1]

 

Qui était-il ? On ne sait pas. Pour écrire ce trop succinct récit de son éphémère existence, nous avons suivi trois auteurs dont les conclusions sont différentes : l’Anglais André Lang, traduit par M. Téodor de Wyzewa, M. Jules Hoche qui, dans son recueil des Causes célèbres de l’Allemagne, a longuement étudié, d’après les polémistes allemands, la vie de Gaspard Hauser, et M. le comte Fleury. Celui-ci, dans une très complète étude de son volume les Drames de l’Histoire, a exposé et discuté toutes les phases de cette extraordinaire aventure.

Pour le premier, Hauser est un misérable imposteur qui, à son grand profit, mystifia l’Europe et sut adroitement tirer parti d’un roman grossier inventé à plaisir.

M. Jules Hoche n’est pas éloigné de résoudre le problème « hausérien » en considérant le personnage comme un fou hystérique, ou, tout au moins, comme un névropathe dont le dérangement cérébral se traduit par la monomanie du suicide.

D’autres ont voulu voir en Gaspard Hauser le fils de Napoléon Ier, tout simplement : cette version, d’ailleurs, est assez obscure et nécessite une dose un peu trop forte de crédulité : car, pour l’adopter, il faut admettre une succession de faits dont aucun témoin et aucun texte n’ont jamais fait mention.

L’opinion ralliant aujourd’hui le plus de partisans s’appuie sur des présomptions assez frappantes : Gaspard Hauser ne serait autre que le prince héritier de Bade, le fils de la grande-duchesse Stéphanie de Beauharnais, volé, dès sa naissance, au profit d’une branche cadette de la famille grand-ducale, réduit ensuite à l’imbécillité par un régime cruel de mauvais traitements, lâché dans le monde à l’âge de seize ans et enfin assassiné, de crainte que le secret de son origine ne fût révélé. M. le comte Fleury a savamment exposé cette thèse, et les documents qu’il produit semblent défier toute critique. Pourtant il y a encore des sceptiques et pour beaucoup le pauvre Gaspard Hauser restera longtemps tel qu’il est désigné sur la pierre du parc d’Anspach : un inconnu, tué par un inconnu

L’AVENTURE DE M. DE TROMELIN

C’était un gentilhomme breton, sous-lieutenant au régiment de Limousin et qui, émigré en 1792, avait fait, à l’armée des princes proscrits, toutes les campagnes du Rhin et de l’Ouest. Brave et aventureux comme les Français l’étaient alors, il avait échappé, par miracle, aux exécutions en masse des vaincus de Quiberon, avait profité d’un moment de répit pour se marier et s’était réfugié à Londres où il vivait, très maigrement, de quelques leçons de dessin.

Tout émigré pris sur le territoire de la République était, par ce seul fait, condamné à mort, sans sursis ni grâce possibles. Le comte de Tromelin ne pouvait donc, sans risquer sa tête, débarquer en France ; mais comme il s’ennuyait à Londres, il se fit présenter à Sir Sydney Smith, le commodore de l’escadre anglaise croisant en vue des côtes de Normandie. Sydney Smith prit le gentilhomme en affection et lui offrit, pour le distraire, de l’emmener à son bord, au cours de la campagne de 1796.

Sir Sydney Smith était, à cette époque, le marin le plus fameux de toute l’Angleterre et passait pour l’ennemi le plus acharné de la Révolution française. Il cabotait des chouans en armes à la barbe des douaniers, cueillait sur les côtes les royalistes fugitifs, opérait le transit des conspirateurs entre l’Angleterre et la France, et passait les correspondances interdites avec autant et plus de régularité qu’un simple facteur. On tenait pour assuré qu’il avait ordonné l’incendie de Toulon, et, comme les navires qui lui donnaient la chasse semblaient voués à quelque désastre : tempête, échouage, explosion de sainte-barbe ; comme sa péniche amirale, le Diamond, était insaisissable et se montrait un soir au large des îles Saint-Marcouf pour se retrouver, à l’aube du lendemain, devant Dieppe, les marins de la République en arrivaient à se persuader que l’amiral anglais était le diable en personne. Son renom, son audace et sa chance lui avaient valu, de ce côté-ci du détroit, les sobriquets de Milord Fantôme ou du Lion de la mer. C’était, au demeurant, un parfait gentleman, fin, lettré, spirituel, un peu hautain et d’une loyauté proverbiale.

M. de Tromelin vivait donc agréablement à bord du Diamond, en simple amateur que la chasse de mer amuse ; mais, dans la nuit du 18 au 19 avril 1796, son hôte, voulant lui donner le spectacle d’un exploit à sensation, cingla témérairement, escorté d’une flottille de cinq ou six canonnières, vers la rade du Havre, accosta la frégate française Vengeur, qui s’y trouvait mouillée en vue des côtes, s’empara du vaisseau et filait avec sa prise vers un port anglais, quand une saute de vent et la marée montante le poussèrent en Seine. Quelques chaloupes républicaines et le lougre Renard, sortirent du port et se lancèrent à sa poursuite : une corvette, commandée par le capitaine Le Loup, atteignit la péniche de Sydney Smith ; l’équipage sauta à l’abordage… Le Lion de la mer était pris !

L’événement n’allait pas sans quelque désagrément pour le commodore, non plus que pour les officiers et les marins de son équipage ; mais le pis qu’ils risquaient était d’être expédiés, comme prisonniers de guerre, pour un temps plus ou moins long, dans quelque forteresse française. Ils devraient, là, attendre, sous la sauvegarde du « droit des gens, » la conclusion de la paix. Mais il en était tout autrement de Tromelin. Gentilhomme, émigré, capturé à bord d’un vaisseau de guerre ennemi, sa situation était nette : il allait être fusillé ou guillotiné dans les vingt-quatre heures, sur la seule constatation de son identité. Aussi, dans les rapides instants qui s’écoulèrent entre l’abordage et l’irruption sur sa péniche des marins français, Sydney Smith réunit son équipage pour un dernier mot d’ordre : « M. de Tromelin va passer pour mon domestique. — Mais il connaît à peine quelques mots d’anglais… — Soit, il sera Canadien et s’appellera John Bromley. » À ce moment, le capitaine Le Loup enjambait le bastingage du navire ; Sydney Smith lui rendait son épée et lui présentait ses officiers ; tout l’équipage était déclaré prisonnier, le pavillon anglais amené ; quant à John, à peine nommé, en personnage de très minime importance, il était déjà dans la cabine, occupé à garnir un portemanteau des effets de « son maître » ; personne ne fit attention à lui et quand, avec les cuisiniers et les mousses, il émergea de l’entrepont, portant la valise, le bateau entrait dans le port du Havre.

C’était à l’aube du 19 avril : toute la population de la ville s’était massée sur les jetées, et dès qu’on aperçut Milord Fantôme, un formidable « Vive la République ! » s’éleva de la foule. Sydney Smith se conduisit en gentleman : il salua poliment, répondit par de correctes inclinaisons de tête aux bravos un peu ironiques qui l’accueillaient sur le chemin de l’hôtel qu’on lui donna pour résidence, se déclara très satisfait du hasard qui lui réservait un séjour en France, assura qu’il ne regrettait pas le mauvais succès de sa « partie de chasse » et qu’il trouvait de l’amusement dans la nouveauté de sa situation. Toutes les curiosités allaient à lui d’abord, à son secrétaire, le capitaine Wright, et aux officiers de son état-major ; ses marins étaient, naturellement, moins regardés ; quant à « son domestique », il passa tout à fait inaperçu : c’est à peine si quelques amateurs de minuties remarquèrent l’empressement et le dévouement que ce garçon, bien tourné, témoignait à son maître, lequel, il faut le dire, le traitait, pour plus de vraisemblance, avec quelque dureté. Pas un des Anglais qui connaissaient sa situation, et qu’une dure captivité attendait, n’acheta par une délation la faveur d’une amélioration de régime ; le suprême mot d’ordre du commodore fut religieusement respecté par tous, et John, se voyant, dès la première heure, si peu surveillé, se demanda s’il ne devait pas profiter de l’indifférence générale pour s’échapper et gagner la Basse-Normandie, où il trouverait facilement à s’embarquer pour Jersey. Il n’en fit rien cependant, et, à le connaître, on jugera qu’il s’amusait peut-être, tout le premier, de l’aventure et que ce pittoresque chapitre, ajouté au feuilleton de sa vie, lui procurait plus de plaisir que d’inquiétude.

Le soir même, on signifiait à Sydney Smith qu’il allait être, avec son secrétaire Wright, transféré à Paris : tous deux montèrent, accompagnés d’un brigadier de gendarmerie, dans une chaise de poste qui, entourée d’un détachement de cavalerie, s’éloigna, au grand trot des chevaux, sur la route de Rouen. John, dont personne ne s’occupa, s’était installé sur le siège. Aux relais, il entrait en familiarité avec les palefreniers que mettait en gaîté l’air ahuri du Canadien, très intéressé par ce premier voyage à travers la France ; sa mine « exotique » réjouissait les servantes d’auberge ; son baragouin, volontairement incompréhensible, faisait la joie des postillons, et, charitablement, ils s’ingéniaient à instruire ce brave garçon des premiers éléments de la langue française. C’est dire que Tromelin jouait son rôle en comédien consommé ; et comme, jadis, il avait eu, lui aussi, des domestiques, il n’avait qu’à se souvenir de leurs défauts pour être un parfait serviteur. Sydney Smith déclarait – sans mentir – que jamais il n’avait eu pareil valet de chambre. John prévenait ses moindres désirs et le servait avec une sollicitude attendrissante. La brusquerie du commodore et quelques coups de pied qu’il décochait, devant témoins, à Tromelin, n’altéraient pas la déférence de celui-ci et ajoutaient à l’air de vérité de la comédie.

Après un court séjour à Rouen, Sydney Smith, le capitaine Wright et John Bromley arrivèrent à Paris dans les premiers jours de mai : on les déposa à la prison de l’Abbaye où ils restèrent six semaines, au bout desquelles ils furent écroués à la Tour du Temple.

Le sinistre donjon, fameux dans le monde entier par la captivité de la famille royale, était, en 1796, la prison d’État réservée aux détenus de marque. Elle était gardée comme une forteresse en temps de siège, ce qui n’empêchait pas les prisonniers de communiquer avec l’extérieur. C’est un axiome reconnu en matière d’administration pénitentiaire que, plus la surveillance d’une geôle est active, plus est stimulée l’ingéniosité des surveillés et celle de leurs amis du dehors. Les abords de la Tour du Temple se trouvaient donc, depuis longtemps, machinés comme un théâtre d’escamoteur, et Sydney Smith, qui connaissait les légendes du vieux donjon, ne fut qu’à demi étonné quand, dès le premier soir de sa détention, comme il prenait le frais derrière ses barreaux, il aperçut une lueur étrange à une fenêtre ouverte au troisième étage d’une maison de la rue de la Corderie qui dominait le préau de la prison.

Des ombres passaient et repassaient dans la chambre : bientôt, sur un drap tendu au fond de la pièce apparurent, projetées par une lanterne magique, des lettres dont la succession formait des mots. Cette télégraphie, qui, paraît-il, fonctionnait depuis trois ans, ne pouvait être aperçue des étages bas de la Tour, où se tenaient les gardiens, et moins encore du logement de Lasne, le concierge chef, situé fort loin de là, sur la rue du Temple. Ce stratagème était de l’invention d’une dame royaliste, Mme Launoy, qui, demeurant rue de la Corderie avec ses trois filles, avait imaginé ce moyen de correspondre avec les prisonniers.

Le Commodore et son fidèle John apprirent ainsi que, à la nouvelle de l’arrestation de son mari, la jeune Mme de Tromelin était accourue à Paris, et s’était logée dans la maison même dont Mme Launoy occupait le troisième étage ; les signaux apprenaient en outre que des amis concertaient une évasion, et que le commodore devait se tenir prêt à tout événement.

Mais le plus urgent était de délivrer le pauvre John, que pouvait perdre une reconnaissance fortuite, une rencontre, le geste d’étonnement d’un de ses anciens compagnons d’armes au régiment de Limousin ou ailleurs. Sa vie était, à vrai dire, à la merci du plus banal hasard ; d’autant plus que les abords de la Tour du Temple étaient le rendez-vous de tous les mouchards de Paris, flairant que là se trouvait le quartier général des conspirateurs et que la besogne s’y présentait lucrative. De ces incessants périls, John ne prenait nul souci ; sa bonne humeur et sa placidité n’en étaient pas altérées ; tout le monde, au Temple, prenait en pitié ce pauvre garçon qui, par pur dévouement, partageait la captivité de son maître. Captivité pour lui très relative, d’ailleurs, car, n’étant pas un personnage d’importance, il lui était loisible de circuler à son gré. Certain même que, sans ressources pécuniaires, sans relations dans Paris, ignorant nos usages et notre langue, cet étranger ne pourrait aller bien loin, Lasne, le soupçonneux concierge, tolérait qu’il sortît en ville ; chacun se plaisait à le charger, moyennant pourboire, de commissions pour le dehors, dont il s’acquittait en conscience : il rentrait exactement à l’heure qui lui était fixée, et comme il buvait tous ses petits profits avec les guichetiers, il ne comptait au Temple que des amis.

Les policiers, postés en faction dans les rues voisines, s’étaient bien avisés, tout d’abord, des fréquentes excursions du domestique de Sydney Smith. Ils avaient suivi ses pas à distance et épié ses démarches. Mais ils s’étaient bientôt convaincus que John ne pensait pas à mal. Chaque jour, après avoir terminé ses courses dans le quartier, il allait, de son pas tranquille, jusqu’à la rue de la Corderie, entrait là dans une maison à trois étages où il était reçu par une dame avec laquelle il s’enfermait souvent pendant plusieurs heures. Mais de ceci encore les mouchards ne s’étonnaient pas, tout le monde sachant dans le quartier que cette dame était une Anglaise, fort liée avec Sydney Smith ; et l’on jugeait tout naturel que celui-ci correspondît, par l’intermédiaire de son valet de chambre, avec son amie éplorée.

Cette « dame anglaise » n’était autre, on le pense bien, que la comtesse de Tromelin, et les deux époux, grâce à la complicité inconsciente de toute la garde de la prison et de tous les mouchards du ministère de la police, passaient ainsi ensemble le meilleur de leur temps. Ils ne se réunissaient pas seulement pour le plaisir ; Mme de Tromelin n’avait pas abandonné son projet d’évasion et elle ne perdait pas un jour. Quelques anciens compagnons d’armes de son mari l’aidaient activement : c’étaient Phélippeaux, le chef hardi de la « Vendée Sancerroise » ; Hyde de Neuville, le téméraire conspirateur dont la tête était mise à prix ; Boisgirard, d’une excellente famille, très royaliste, de Bourges, et qui n’avait rien trouvé de plus ingénieux, pour échapper aux tracasseries de la police, que de s’engager comme danseur à l’Opéra ; d’autres encore. La comtesse de Tromelin ayant loué un rez-de-chaussée vacant dans une maison contiguë à l’enceinte du Temple, ses complices s’assurèrent que la cave de l’immeuble s’étendait sous le préau de la prison et, courageusement, ils entreprirent de percer un souterrain assez large pour donner passage à un homme, et dont la longueur, d’après les calculs, n’excéderait pas douze pieds. Un dernier coup de pioche devait ouvrir le sol du préau ; Sydney Smith, Wright et Tromelin se jetteraient dans l’excavation, et, guidés par leurs amis, s’éloigneraient par la rue de la Corderie avant que le poste de la grande porte du Temple fût avisé de l’évasion. Ce hasardeux projet fut mené secrètement jusqu’à l’heure fixée pour sa réalisation. Tout était combiné et, dans les premiers jours de juillet 1797, les détenus se tenaient prêts à fuir : un maçon, engagé par la comtesse de Tromelin, et qui comprit à demi-mot de quoi il s’agissait, fut chargé d’ouvrir la brèche… Mais, à son premier coup de pic, une masse énorme de terre et de pavés s’écroule, toute la cour du Temple apparaît, un factionnaire s’engouffre dans l’excavation et disparaît comme par une trappe, non pourtant sans avoir jeté un cri d’alarme… Le poste court aux armes ; les libérateurs, déçus, ont déjà pris la fuite et quand la garde, obligée à un long détour, envahit leur logis, elle n’y trouve plus que des malles remplies de bûches de bois, des meubles sans valeur, et quelques hardes que personne, comme bien on pense, ne se risqua à réclamer.

Cette tentative éveilla enfin les soupçons. L’ordre vint, du bureau central, de resserrer la captivité du commodore et, pour mettre fin à ses communications avec le dehors, on lui signifia qu’il eût à se priver des services de son domestique : le ministre se décidait à renvoyer celui-ci en Angleterre.

Ce fut un deuil dans toute la prison. L’honnête John y comptait bien des sympathies ; on se répétait ses naïvetés, on s’amusait de ses bévues, on s’intéressait à ses progrès dans la langue française « qu’il commençait à écorcher très passablement. » Le brave domestique n’était ni susceptible, ni « regardant » ; il traitait tous les surveillants en camarades ; même il courtisait la fille de l’un d’eux et ne cachait pas qu’il la demanderait en mariage, dès qu’il aurait trouvé une place honnête dans quelque bonne maison de Paris.

Il fallait quitter tout cela, renoncer à ces rêves d’avenir, et le désespoir de John fut grand lorsque, le 8 juillet 1797, le brigadier de gendarmerie Dumaltera, escorté d’un de ses hommes, se présenta au Temple pour exécuter l’arrêt du Directoire. Les adieux furent déchirants. L’excellent serviteur se précipita en pleurant sur les mains que lui tendait son maître ; il les couvrit de baisers, jurant qu’il ne l’oublierait jamais et protestant, devant les geôliers attendris, qu’il risquerait tout pour le tirer de sa prison. Sydney Smith demeura très digne ; il remercia le dévoué garçon de ses services, lui vida sa bourse dans les mains, le chargea de commissions pour sa famille et lui remit un élogieux certificat, afin qu’il pût se placer honorablement dès qu’il serait rentré en Angleterre.

Enfin John, tout en larmes, se rendit aux gendarmes attendris, et, une heure plus tard, le brigadier Dumaltera, afin de rassurer le ministre, libellait ce certificat : « Ce jourd’hui, 20 messidor an V, nous, brigadier à la résidence de Paris, avons extrait de la maison du Temple John Bromley, domestique du commodore Sydney Smith, pour être conduit de brigade en brigade au port de Dunkerque et de là passer en Angleterre. »

Le voyage pour Tromelin fut charmant ; depuis bien longtemps, il n’avait déambulé en si grande sécurité ; ce proscrit, qui n’eût osé, même de nuit, se hasarder sur une route de France, ce contumace qui, naguère, lorsqu’il portait à l’armée de Vendée quelque message, était réduit à coucher dans les bois ou à ramper de broussaille en broussaille ; ce condamné à mort que le maire du plus humble village pouvait, sur le simple énoncé de son nom, livrer au bourreau, suivait, en plein jour, le grand chemin entre deux gendarmes chargés de le préserver de toute malencontre ; ces honnêtes militaires, qui l’auraient appréhendé au col s’ils eussent connu sa véritable identité, se montraient pour lui pleins d’égards. De poste en poste, ils se transmettaient l’éloge de ce bon serviteur, si désolé de quitter son maître, et dont ils appréciaient, à leur valeur, les sentiments. Ils eurent bien soin de ne le point quitter avant qu’il se fût embarqué à Dunkerque, et constatèrent dans un rapport qu’ils l’avaient vu prendre la mer… C’était le 22 juillet, Tromelin enfin était libre.

Deux jours après, il abordait l’Angleterre : il ne fit que la traverser. Trois semaines plus tard, il était en Normandie et s’installait sous un faux nom à Caen où Mme de Tromelin vint le rejoindre.

Les deux époux vécurent là parfaitement ignorés durant plusieurs mois : pourtant le ministère de la police n’était pas sans nouvelles de John – des nouvelles fausses, bien entendu. Car Sydney Smith, sachant bien que le cabinet noir du Directoire ne se faisait pas faute d’ouvrir les lettres qui lui étaient adressées d’Angleterre, avait, par Tromelin, recommandé à ses parents de l’entretenir fréquemment, dans leur correspondance, de son ancien serviteur. Ainsi la police de la République apprit que le frère du commodore reprochait vertement à celui-ci de s’être privé d’un si bon domestique : « Il doit aller à Portsmouth chercher ses hardes et, de là, faire un voyage dans le pays pour voir ses amis. » À quelque temps de là, l’oncle Edward Smith renchérissait : « John, écrivait-il, a passé ici ; l’acte de le séparer de vous ne fait pas honneur au Directoire et j’aurais cru que la nation française respecterait davantage le malheur et le courage. Le pauvre garçon a couru chez votre mère : il témoigne beaucoup d’empressement à porter de vos nouvelles à vos amis ; il lui est dû une année et demie de traitement comme employé à votre service. » Ces lettres, soigneusement décachetées à Paris, puis recachetées avant d’être remises à sir Sydney Smith, eussent dissipé tous les soupçons du ministère de la police, si quelqu’un y eût conçu le moindre doute en l’authentique personnalité de John, et cette confiance laissait à Tromelin tout le loisir de préparer l’évasion du commodore.

Rentré en France, pourvu d’un crédit illimité sur le banquier Harris, il commença par rallier ses anciens amis, Hyde de Neuville, Phélippeaux, le danseur Boisgirard, avec lesquels il se mit de nouveau en rapports. Le plan adopté était aussi hardi que simple : il suffisait de se procurer un papier à en-tête du ministère, portant la vignette et le timbre officiels. La chose, avec de l’argent, était facile : l’homme qui s’en chargea – un espion dalmate nommé Wiscowitch – poussa même la conscience jusqu’à fournir aux conspirateurs un de ces feuillets signé d’avance par le ministre, et dérobé sur le bureau de celui-ci. Il suffisait de transformer ce blanc-seing en un ordre de translation et de présenter cette pièce au concierge du Temple, avec un certain apparat qu’il restait à régler – et ceci fut tout plaisir.

Le 24 avril 1798, vers huit heures du soir, un fiacre s’arrêta devant la grande porte du Temple ; sur le siège, à côté du cocher, était un agent en bourgeois, coiffé d’un grand chapeau rabattu sur les yeux : c’était Tromelin. Deux militaires descendirent de la voiture : l’un portait l’uniforme d’officier d’état-major, l’autre était vêtu en capitaine de voltigeurs : c’était le danseur Boisgirard et l’un de ses amis, nommé Legrand de Palluau. Dans le fiacre, assez vaste pour voiturer toute une famille, apparaissait la louche silhouette d’un policier, costumé de la houppelande traditionnelle : c’était Phélippeaux.

Les deux officiers franchirent la porte et présentèrent au concierge l’ordre, signé par le ministre, de leur remettre, sur-le-champ, le prisonnier Sydney Smith, qui devait être, dans la nuit même, transféré à Fontainebleau. Le concierge prit copie de l’arrêt sur son livre d’écrou et ordonna aux guichetiers de faire descendre le détenu : ils le trouvèrent occupé à lire Gil Blas. Arrivé au greffe, le commodore salua les officiers et apprit d’eux qu’on allait le transférer.

— Où me conduit-on ? demanda-t-il.

— À Fontainebleau.

— Oh ! ce n’est pas loin… Et mes affaires ? mes livres ? Vous me les enverrez, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la peine que je les prenne avec moi ce soir.

L’officier qui commandait le poste – un vrai celui-là – offrit à ses « collègues » une escorte de six hommes. Ceci pouvait tout perdre. Boisgirard s’interposa.

— Citoyen, fit-il avec un geste de théâtre, la parole suffit entre militaires.

Puis, s’adressant à Smith :

— Commodore, vous êtes officier, moi aussi ; donnez-moi votre parole et nous nous passerons d’escorte.

— Monsieur, répondit l’Anglais, je jure sur mon honneur de vous accompagner partout où vous voudrez me conduire.

La porte s’ouvre : on est dehors. Le prisonnier monte avec ses libérateurs dans le fiacre. La portière se referme. Tromelin, resté sur le siège, donne l’ordre au cocher d’aller bon train, et celui-ci obéit avec tant de docilité qu’il jette son attelage dans la boutique d’une fruitière : un enfant est renversé par l’un des chevaux. Grand émoi, attroupement, bousculade, cris : « Arrête ! À la garde ! Chez le commissaire ! » Mais la foule qui s’amasse reste stupéfaite en voyant sauter de la voiture et s’enfuir à toutes jambes les quatre voyageurs qu’elle renferme – y compris deux officiers en grand uniforme. Le cocher est non moins ébahi en constatant que le compagnon assis près de lui sur le siège a également disparu, d’un bond, après lui avoir mis dans la main un double louis d’or au lieu d’une pièce de trente sous.

Une heure plus tard, Sydney Smith était caché dans un hôtel du faubourg Saint-Germain ; le lendemain il gagnait les bois des environs de Paris et parvenait sans encombre à Rouen où il s’embarqua avec Phélippeaux pour l’Angleterre. Tromelin retourna à Caen où sa femme venait de le rendre père ; Boisgirard et les autres restaient à Paris ; et c’est alors qu’ils connurent l’angoisse. Ils s’attendaient bien, en effet, en ouvrant les journaux du lendemain, d’y lire l’audacieuse évasion de l’amiral anglais et d’apprendre que la police était, comme il convient, sur la piste des coupables. Mais aucune gazette ne faisait allusion à leur extravagant exploit. Le surlendemain, les jours suivants, même silence. Ceux des conspirateurs qui osèrent se risquer à rôder autour du Temple n’aperçurent rien d’anormal. Tout y était parfaitement tranquille et il ne semblait pas que la prison d’État fût le théâtre d’aucune enquête. Ils en arrivaient à se demander s’ils n’avaient point rêvé, s’ils avaient véritablement mis à exécution leur téméraire projet et si Milord Fantôme était bien hors du Temple, ce dont la police ne semblait pas se douter.

Et, de fait, elle ne s’en doutait pas. Tout avait été si administrativement et si légalement conduit, qu’il fallut un hasard pour instruire le gouvernement de l’évasion du prisonnier. Huit jours plus tard, dînant avec l’un des membres du Directoire, le médecin chargé de visiter les prisonniers du Temple demanda, par hasard de causerie, si lord Smith se trouvait bien de son séjour à Fontainebleau. À Fontainebleau ! Les estafettes sont dépêchées à la police, au Temple, à la préfecture, aux ministères, et l’affaire fut ainsi divulguée, à la grande confusion des autorités de tous rangs. Le coup fut si rude pour la police du Directoire que, humblement, elle s’avoua vaincue et ne se hasarda même pas à rechercher les coupables.

Tromelin profita de ce répit pour courir de nouvelles aventures. Las enfin des escapades, il s’établit, avec sa femme et ses deux enfants, dans son vieux château de Coatserho, aux portes de Morlaix. Moins d’un mois après son installation, il était arrêté et conduit à la prison de l’Abbaye. Dès ses premiers interrogatoires, se sachant couvert par l’amnistie, il raconta, sans rien cacher, toute sa vie, et c’est alors seulement, et par lui-même, que la police – après neuf ans écoulés – apprit que l’honnête John et le farouche Tromelin ne faisaient qu’un. L’Empereur en fut instruit ; il aimait les braves et offrit au gentilhomme détenu un grade dans son armée. Tromelin, bon Français plus encore que bon royaliste, accepta ; en 1805 il recevait sa commission de capitaine ; quatre ans plus tard, il était nommé colonel, chef d’état major de la Grande Armée, et à l’époque de Waterloo, général commandant une division qui resta la dernière sur le champ de bataille.


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[1] Ci-gît un inconnu, tué par un inconnu, le 14 décembre 1833.