André Gide
SAÜL
suivi de
LE ROI CANDAULE
(1903, 1901)
Table des matières
PRÉFACE POUR LA SECONDE ÉDITION DU ROI CANDAULE
À propos de cette édition électronique
À Émile Verhaeren.
CONFÉRENCE PRONONCÉE LE 25 MARS 1904
À LA
« LIBRE ESTHÉTIQUE » DE BRUXELLES[1]
Mesdames et Messieurs,
L’évolution de l’art dramatique est un sujet tout particulièrement difficile. Je voudrais commencer par vous dire pourquoi. Peut-être me permettrez-vous, après, de causer plutôt que de discourir et plutôt autour du sujet que sur le sujet lui-même.
Et parce que je considère que l’œuvre d’art dramatique ne trouve pas, ne veut pas trouver sa fin suffisante en elle-même – ce qui cause une des pires difficultés du sujet – mais que l’auteur dramatique la dresse pour ainsi dire entre les spectateurs et l’acteur, c’est successivement au point de vue de l’auteur, puis de l’acteur, puis du spectateur, que je me propose de me placer, essayant d’envisager tour à tour, de cette même évolution, les trois faces.
Une autre difficulté, non des moindres, vient de ce que, dans le succès d’une pièce, ou même d’un genre de pièces, bien des considérations peuvent entrer en jeu qui n’ont rien à voir avec la littérature. Je ne parle pas seulement de ces multiples éléments auxquels l’œuvre d’art dramatique, pour être exécutée, et avec succès, fait appel : richesse des décors, éclat des costumes, beauté des femmes, talent et célébrité des acteurs ; je parle surtout des préoccupations sociales, patriotiques, pornographiques ou pseudo-artistiques de l’auteur.
Les pièces à succès d’aujourd’hui sont souvent tissues de ces préoccupations-là, à ce point qu’en les faisant choir une à une on supprime à peu près la pièce[2].
Mais la plupart du temps, c’est à ces préoccupations précisément que la pièce doit sa vogue ; l’auteur qui n’y obéit pas, que la seule préoccupation d’art fait écrire, risque fort, non seulement de n’être pas couru, mais même de n’être pas représenté.
Or, l’œuvre d’art dramatique ne vivant que virtuellement dans le livre, ne vivant complètement que sur la scène, le critique qui s’occuperait aujourd’hui de l’évolution du théâtre se verrait obligé, pour ne négliger point l’évolution parallèle de l’acteur et du public, de parler d’œuvres qui n’ont qu’un très lointain rapport avec la littérature, et de négliger au contraire des pièces de mérite purement littéraire, je ne dis pas seulement comme le Phocas de Francis Vielé-Griffin, la Gardienne de Henri de Régnier, ou comme Un Jour de Francis Jammes, en qui je comprends qu’on ne consente à voir que des poèmes, – mais comme les premières pièces de Maeterlinck, comme les drames de Claudel, comme le Pain de Henri Ghéon, comme d’autres encore – et j’allais dire : comme le Cloître de Verhaeren, si je ne me souvenais de l’heureux succès qu’il a pu remporter à Bruxelles. Ou s’il en parle, ce critique, ce ne peut être que comme de manifestations toutes livresques, qu’ignorent les planches et la salle – cette évolution, non seulement restant distincte de l’autre, très distincte, mais encore s’y opposant.
« Chez les animaux vivant en société, écrit Darwin, la sélection naturelle transforme la conformation de chaque individu de telle sorte qu’il puisse se rendre utile à la communauté ; à condition toutefois, ajoute-t-il, que la communauté profite du changement. » – Ici la communauté ne profite pas… L’artiste non joué s’enferme dans son œuvre, se dérobe à l’évolution générale et finit par s’y opposer. Toutes les œuvres dont je parle sont des œuvres de réaction.
Réaction contre quoi ? – Je dirais volontiers : contre le réalisme, mais ce mot réalisme, auquel on a déjà prêté tant de sens, ne tarderait pas à me gêner moi-même grandement. La plus habile mauvaise foi que j’y pourrais mettre ne suffirait pas à convaincre de réalisme les œuvres de M. Rostand par exemple, ni d’anti-réalisme les comédies de Molière ou les drames d’Ibsen. Réaction, disons plutôt : contre l’épisodisme. Oui, faute d’un meilleur, épisodisme me paraît le mot préférable. Car l’art ne consiste pas dans l’emploi de figures héroïques, historiques ou légendaires ; non plus qu’il n’est nécessairement inartistique d’occuper la scène avec des bourgeois contemporains. Pourtant le mot de Racine a du vrai, que je lis dans la préface de Bajazet : « Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de près. On peut dire, ajoute-t-il, que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous. » On peut dire aussi, me permets-je d’ajouter à mon tour, que ce respect pour les personnages représentés n’est peut-être pas indispensable. Le choix que fait l’artiste de figures distantes de nous vient plutôt de ce que le temps, ou quelque distance que ce soit, n’en laisse parvenir à nous qu’une image dépouillée déjà de tout ce qu’elle put avoir d’épisodique, de bizarre et de passager, ne laisse subsister d’elle que sa part de vérité profonde sur laquelle l’art peut œuvrer. Et le dépaysement que l’artiste cherche à produire en éloignant de nous ses personnages indique précisément ce désir : nous donner son œuvre d’art pour une œuvre d’art, son drame pour un drame, simplement – et non courir après une illusion de réalité qui, lors même qu’elle serait obtenue, ne servirait qu’à faire avec la réalité pléonasme. Et n’est-ce pas, presque à leur insu, ce même désir qui poussait nos classiques à s’astreindre aux trois unités : faire de l’œuvre dramatique une œuvre délibérément et manifestement artistique ?
Chaque fois que l’art languit, on le renvoie à la nature, comme on mène un malade aux eaux. La nature, hélas ! n’y peut mais ; il y a quiproquo. Je consens qu’il soit bon parfois que l’art se remette au vert, et s’il pâlit d’épuisement, qu’il cherche dans les champs, dans la vie, l’espoir d’une vigueur nouvelle. Mais les Grecs nos maîtres savaient bien qu’Aphrodite ne naît point d’une fécondation naturelle. La beauté ne sera jamais une production naturelle : elle ne s’obtient que par une artificielle contrainte. Art et nature sont en rivalité sur la terre. Oui, l’artiste embrasse la nature, il embrasse toute la nature, et l’étreint ; mais se servant du vers célèbre il pourrait dire : « J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer. »
L’art est toujours le résultat d’une contrainte. Croire qu’il s’élève d’autant plus haut qu’il est plus libre, c’est croire que ce qui retient le cerf-volant de monter, c’est sa corde. Or, sans corde, il ne pourrait pas s’élever. La colombe de Kant qui pense qu’elle volerait mieux sans cet air qui gêne son aile ne sait pas qu’il lui faut, pour voler, cette résistance de l’air où pouvoir appuyer son aile. C’est sur de la résistance de même que l’art doit pouvoir s’appuyer pour monter. Je parlais des trois unités dramatiques, mais ce que je dis à présent est vrai tout aussi bien pour la peinture, pour la sculpture, la musique et la poésie. L’art n’aspire à la liberté que dans les périodes malades ; il voudrait être facilement. Chaque fois qu’il est vigoureux, il cherche la lutte et l’obstacle. Il aime faire éclater ses gaines, et donc il les choisit serrées. N’est-ce pas dans les périodes où déborde le plus la vie, que sentent l’usage des formes les plus strictes les plus pathétiques génies ? De là l’usage du sonnet, lors de la luxuriante Renaissance, chez Shakespeare, chez Ronsard, Pétrarque, Michel-Ange même ; l’emploi des tierces-rimes par Dante ; l’amour de la fugue chez Bach ; cet inquiet besoin de la contrainte de la fugue dans les dernières œuvres de Beethoven. Que d’exemples citer encore ? Et faut-il s’étonner que la force d’expansion du souffle lyrique soit en raison de sa compression ; ou que ce soit la pesanteur à vaincre qui permette l’architecture ?
Le grand artiste est celui qu’exalte la gêne, à qui l’obstacle sert de tremplin. C’est au défaut même du marbre que Michel-Ange dut, raconte-t-on, d’inventer le geste ramassé du Moïse. C’est par le nombre restreint des voix dont il pouvait à la fois disposer sur la scène que, contraint, Eschyle dut d’inventer le silence de Prométhée lorsqu’on l’enchaîne au mont Caucase. La Grèce proscrivit celui qui ajouta une corde à la lyre. L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté.
L’artiste, s’applaudissant d’abord de faire gagner au drame en expression ce que le drame perdit aussitôt en beauté, diminua peu à peu l’espace qui sépare la scène de la salle. Évolution fatale, semble-t-il ; cette « distance » que réclamait Racine, entre le spectateur et la figure représentée, l’acteur aussi fit de son mieux pour la diminuer et pour humaniser le héros. Il rejeta tour à tour masque, cothurne, tout ce qui faisait de lui quelque chose d’étrange, et que l’on devait regarder, pour reprendre le mot de Racine, « d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de près ». Il supprima jusqu’au costume de convention qui, sortant la figure dramatique de l’époque représentée, et l’abstrayant pour ainsi dire, n’en laissait précisément subsister que ce qu’elle a de général et d’humain. S’il y eut là progrès peut-être, ce fut du moins progrès bien dangereux. Sous prétexte de vérité, on rechercha l’exactitude. Costumes, accessoires, décors, s’efforcèrent de préciser le lieu du drame et le moment, sans souci qu’un Racine n’eût eu qu’un souci tout contraire. On lit dans Gœthe : « Il n’y a point, à proprement parler, de personnages historiques en poésie ; seulement, quand le poète veut représenter le monde qu’il a conçu, il fait à certains individus qu’il rencontre dans l’histoire l’honneur de leur emprunter leurs noms pour les appliquer aux êtres de sa création[3]. » Je prends ces lignes telles qu’elles sont citées par Victor Hugo dans une des notes de son Cromwell. « On s’étonne, dit-il, de lire ces lignes dans M. Gœthe. » Aujourd’hui, nous nous étonnons peut-être moins.
Mais l’auteur, dans ce cas, a contre lui l’acteur. Talma, devant jouer le Mahomet de Voltaire, crut bien faire d’étudier d’abord celui de l’histoire tout un mois. Il raconte lui-même comment, « ayant trouvé de trop grandes disparates entre celui qu’il avait conçu et celui que Voltaire lui présentait, il avait immédiatement renoncé à un rôle qu’il lui aurait été impossible de rendre sans sortir de la vérité ». Je cite le texte même des souvenirs de Guiraud ; je n’inventerais pas mieux. – Cela va bien parce que le Mahomet de Voltaire n’est pas une bonne pièce ; mais…… Lors d’une répétition de Britannicus, on reprochait à un de nos plus grands acteurs d’aujourd’hui de ne pas interpréter son rôle d’une manière conforme à celle que peut-être eût désirée Racine – « Racine ?… qui est-ce ? – s’écria-t-il. Moi je ne connais que Néron[4]. »
L’indispensable collaboration de l’acteur particularise donc où l’auteur généralisait. Je ne puis accuser l’acteur ; l’œuvre d’art dramatique n’est pas une œuvre d’abstraction ; les caractères sont prétexte à généralisation, mais sont toujours d’une vérité particulière ; et le théâtre, ainsi que le roman, est le lieu des caractères.
Mesdames et Messieurs, c’est une extraordinaire chose que le théâtre. Des gens comme vous et moi s’assemblent le soir dans une salle pour voir feindre par d’autres des passions qu’eux n’ont pas le droit d’avoir – parce que les lois et les mœurs s’y opposent. Je propose à votre méditation un mot extraordinaire de Balzac ; on le lit dans la Physiologie du mariage : « Les mœurs, – dit-il, – les mœurs sont l’hypocrisie des nations. » – Veut-il dire, peut-être, que ces passions, que représente l’acteur, ne sont pas en nous supprimées par les mœurs, mais cachées ? que nos mouvements mesurés ne sont que pour donner le change ? que c’est nous, qui sommes les comédiens (hypocritès en grec, vous le savez, veut dire acteur), que notre politesse n’est que feinte, et qu’enfin la vertu, cette « politesse de l’âme » comme l’appelle Balzac encore, que la vertu n’est qu’en décor ? Serait-ce de là que viendrait en partie notre plaisir au théâtre : entendre parler haut des voix qu’en nous la bienséance étouffe ? – Parfois – mais plus souvent l’homme regarde les passions sur la scène comme d’affreux monstres domptés. Il a cette admirable faculté de devenir bientôt ce qu’il prétend être et c’est là ce qui faisait écrire à Condorcet (je suis heureux de m’abriter derrière un nom si grave) : « L’hypocrisie des mœurs, vice particulier aux nations modernes de l’Europe, a contribué plus qu’on ne croit à détruire l’énergie de caractère qui distingue les nations antiques[5]. » L’hypocrisie des mœurs n’a donc pas toujours existé.
Oui, l’homme devient ce qu’il prétend être ; mais prétendre être ce que l’on n’est pas, c’est une prétention toute moderne ; précisons : c’est proprement la prétention chrétienne. Je ne dis pas que l’intervention de la volonté ne puisse rien dans la formation ou la déformation de l’être ; mais le païen ne croyait pas devoir être différent de ce qu’il était. L’être ne se banalisait pas, par contrainte, mais se poussait à bout, par vertu ; chacun n’exigeait de soi que soi-même, et s’apposait, sans se déformer, sur le dieu. De là le grand nombre de dieux ; aussi nombreux que les instincts des hommes. Ce n’était pas par libre choix que l’homme se vouait à tel dieu ; le dieu reconnaissait dans l’homme son image. Parfois il advenait que l’homme, lui, se refusait à la voir ; et le dieu, méconnu dans l’homme, se vengeait, comme il advient terriblement pour Penthée, dans les Bacchantes d’Euripide.
Les païens peu souvent considéraient les qualités de l’âme comme des biens qui pussent s’acquérir ; mais, ainsi que celles du corps, plutôt comme des propriétés naturelles. Agathocle était bon, Chariclès courageux, tout aussi naturellement que l’un avait l’œil bleu, l’autre noir. La religion, pour eux, ne dressait pas, au sommet d’une croix ou sur terre, devant eux, tel faisceau de vertus, tel fantôme moral auquel il importât de ressembler, sous peine d’être pris pour impie ; l’homme type n’était pas un, mais légion, ou plutôt il n’y avait pas d’homme type. – Le masque, dès lors sans emploi dans la vie, était réservé pour l’acteur.
Il importe lorsqu’on parle de l’histoire du drame – il importe avant tout de se demander : « Où est le masque ? – Dans la salle ou sur la scène ? – Dans le théâtre ? ou dans la vie ? » – Il n’est jamais qu’ici ou là. Les plus splendides époques de l’art dramatique, celles où le masque triomphe sur la scène, sont celles où l’hypocrisie disparaît de la vie. Au contraire, celles où triomphe ce que Condorcet appelle « l’hypocrisie des mœurs » sont celles même où l’on arrache le masque à l’acteur, où on lui demande, non plus tant d’être beau que d’être naturel ; c’est-à-dire, si je comprends bien, de prendre exemple sur les réalités, sur les apparences du moins, que le spectateur lui propose, – c’est-à-dire sur une humanité monotone ou déjà masquée. L’auteur, du reste, et qui se pique aussi de naturel, se chargera de lui fournir du drame à cet usage : un drame monotone, masqué – un drame enfin où le tragique de situations (car il faut toujours du tragique) remplacera peu à peu le tragique de caractères. – C’est une chose à considérer dans le roman naturaliste, celui qui prétend copier la réalité, cette inquiétante pénurie de caractères. Quoi d’étonnant ? Notre société moderne, notre morale chrétienne font tout ce qu’elles peuvent pour les empêcher. « La religion antique, écrivait déjà Machiavel, ne béatifiait que les hommes de gloire mondaine, comme les capitaines d’armée, fondateurs de république, tandis que la nôtre a glorifié plutôt les hommes humbles et contemplatifs que les actifs. Elle a placé le souverain bien dans l’humilité, dans l’abjection, dans le mépris des choses mondaines, tandis que l’autre le plaçait dans la grandeur d’âme, dans la force du corps et dans ce qui rend audacieux les hommes. La nôtre les veut forts pour endurer, non pour accomplir des actions fortes. » Avec de tels caractères – si ce sont là des caractères encore, quelles actions dramatiques restent possibles ? – Qui dit drame dit caractères, et le christianisme s’oppose aux caractères, proposant à chaque homme un idéal commun.
Aussi le drame purement chrétien à vrai dire n’existe pas. Les Saint-Genest, les Polyeucte peuvent bien s’intituler, s’ils veulent, drames chrétiens. Ils sont chrétiens en effet par tout l’élément chrétien qui y entre, mais ne sont drames qu’en raison de l’élément non chrétien que l’élément chrétien combat.
Une autre raison pour quoi le théâtre chrétien n’est pas possible, c’est que le dernier acte s’en passe de toute nécessité dans la coulisse, je veux dire dans l’autre vie. Gœthe l’a bien senti : c’est en plein ciel que s’achève le second Faust. C’est en plein ciel de même que se joue, je suppose, le sixième acte de Polyeucte, le sixième acte de Saint-Genest. Que si ni Corneille ni Rotrou ne l’écrivirent, ce n’est pas seulement par respect des trois unités, mais parce que Polyeucte, Pauline, Saint-Genest, laissant au seuil du paradis tomber toute la passion par quoi se soutenait le drame, chrétiens parfaits, complètement décaractérisés, n’ont, en vérité, plus rien à dire.
Mesdames et Messieurs, je ne propose pas un retour au paganisme. Je constate simplement de quoi meurt notre tragédie : de la disette de caractères. Le christianisme, hélas ! n’est pas seul responsable dans ce travail de nivellement qui faisait dire à Kirkegaard : « Le nivellement n’est pas de Dieu, et tout homme de bien doit connaître des moments où il est tenté de pleurer sur cette œuvre de désolation. » – À ceux sur qui les désirs sont vainqueurs, il n’est pas malaisé de croire aux dieux. Ils sont vrais dieux tant qu’ils gouvernent ; pour les convaincre de fausseté il est nécessaire déjà que l’unité d’une raison despote les supplante. C’est l’invention d’une moralité qui fit de l’Olympe un désert. Le monothéisme est en l’homme avant d’être dieu au dehors. C’est en lui-même qu’avant de projeter sa foi dans la nue l’homme sent un ou plusieurs dieux. Paganisme ou christianisme, c’est d’abord une psychologie, avant d’être une métaphysique. Le paganisme fut tout à la fois le triomphe de l’individualisme et la croyance que l’homme ne peut se faire autre qu’il est. Ce fut l’école du théâtre.
Mais, encore une fois, ce n’est pas l’impossible retour au paganisme que je viens proposer ici ; je ne viens pas non plus froidement constater la mort du théâtre – mais, par l’examen de ce qui de nos jours le tue, discerner ce qui le ferait vivre, car ce n’est pas la décadence de l’art dramatique, mais sa renaissance, à laquelle je crois et que j’entrevois, qui m’importe.
Le moyen d’arracher le théâtre à l’épisodisme, c’est de lui retrouver des contraintes. Le moyen de le faire habiter à nouveau par des caractères, c’est de l’écarter à nouveau de la vie.
Je dirais assez volontiers : Qu’on nous redonne la liberté des mœurs, et la contrainte de l’art suivra ; qu’on supprime l’hypocrisie de la vie, et le masque remontera sur la scène. Mais puisque les mœurs ne veulent encore rien entendre, alors donc que l’artiste commence. J’ai quelque espoir que les mœurs suivront ; voici pourquoi :
Il est évident que de nouvelles formes de sociétés, de nouvelles distributions de richesses, d’imprévus apports extérieurs sont pour beaucoup dans la formation des caractères ; mais je crois qu’on est porté à s’exagérer cependant leur importance formatrice : je la crois plutôt révélatrice simplement. Tout a toujours été dans l’homme d’une manière plus ou moins découverte ou cachée – et ce que les temps nouveaux y découvrent encore, éclot sous le regard, mais y sommeillait de tout temps. De même que je crois qu’il existe encore à notre époque des Princesse de Clèves, des Onuphre, des Céladon, je crois très volontiers qu’il existait déjà, bien avant qu’ils n’apparussent dans les livres, des Adolphe, des Rastignac, et même des Julien Sorel. Bien plus, je crois que, l’humanité l’emportant après tout sur la race, on peut trouver ailleurs qu’à Pétersbourg, je veux dire à Bruxelles ou à Paris, des Nejdanoff, des Muichkine et des Prince André. Mais, tant que les voix de ceux-ci n’ont pas retenti ou dans le livre, ou sur la scène, elles étouffent sous le manteau des mœurs, attendant leur heure. On écoute le monde, et on ne les entend pas, parce que le monde n’entend que ceux dont il reconnaît la voix, et parce que ces voix neuves sont étouffées. On regarde le manteau noir des mœurs, et on ne les voit pas ; bien mieux – bien pis, veux-je dire – ces formes neuves de l’humanité ne se connaissent pas elles-mêmes. Que de Werther secrets s’ignoraient, qui n’attendaient que la balle du Werther de Gœthe pour se tuer ! Que de héros cachés qui n’attendent que l’exemple du héros d’un livre, qu’une étincelle de vie échappée à sa vie pour vivre, que sa parole pour parler ! N’est-ce pas là, Mesdames et Messieurs, ce que nous espérons du théâtre : qu’il propose à l’humanité de nouvelles formes d’héroïsme, de nouvelles figures de héros ?
Et je rencontre ici une dernière difficulté : notre société ne permet guère aujourd’hui qu’une seule forme d’héroïsme (si c’est de l’héroïsme encore) : l’héroïsme de résignation, d’acceptation. Voilà pourquoi, lorsqu’un puissant créateur de caractères comme Ibsen étend sur les figures de son théâtre le triste manteau de nos mœurs, il condamne du même coup ses plus héroïques héros à la banqueroute. Oui, son admirable théâtre, forcément, ne nous présente d’un bout à l’autre que des banqueroutes d’héroïsme. Comment eût-il fait autrement, sans s’éloigner de la réalité – puisque aussi bien, si la réalité permettait l’héroïsme – j’entends l’héroïsme apparent, théâtral – on le saurait. Voilà pourquoi cette tâche hardie de Pygmalion, de Prométhée, je la crois réservée à ceux qui délibérément feront un fossé de la rampe, écarteront à neuf de la scène la salle, de la réalité la fiction, du spectateur l’acteur et du manteau des mœurs le héros.
Voilà pourquoi mes yeux se tournent pleins d’attente et de joie vers ce théâtre non joué dont je vous parlais tout à l’heure, vers ces pièces, d’année en année plus nombreuses et qui bientôt j’espère trouveront une scène où monter. Chaque tour de roue de l’histoire porte au jour ce qui la veille était invisible dans l’ombre. « Le temps lent et infini, dit l’Ajax de Sophocle, manifeste à la lumière toutes choses cachées, et cache les choses manifestes, et il n’est rien qui ne puisse arriver. » Nous attendons de l’humanité des manifestations nouvelles.
Parfois ceux qui prennent la parole la gardent terriblement longtemps ; des générations muettes encore cependant s’impatientent en silence. Il semble que ceux qui parlent se rendent compte, malgré la prétention qu’ils ont de représenter toute l’humanité de leur temps, que d’autres attendent et qu’après que ces autres auront pris la parole eux ne l’auront plus… de longtemps. La parole aujourd’hui est à ceux qui n’ont pas encore parlé. Qui sont-ils ?
C’est ce que nous dira le théâtre.
Je songe à la « pleine mer » dont parle Nietzsche, à ces régions inexplorées de l’homme, pleines de dangers neufs, de surprises pour l’héroïque navigateur. Je songe à ce qu’étaient les voyages avant les cartes et sans le répertoire exact et limité du connu. Je relis ces mots de Sindbad : « Nous vîmes alors le capitaine jeter à terre son turban, se frapper la figure, s’arracher la barbe, se laisser choir au beau milieu du navire, en proie à un chagrin inexprimable. Alors tous les passagers et les marchands l’entourèrent et lui demandèrent : Ô capitaine ! quelle nouvelle y a-t-il donc ? Le capitaine répondit : Sachez, bonnes gens ici assemblés, que nous nous sommes égarés avec notre navire, et nous sommes sortis de la mer où nous étions, pour entrer dans une mer dont nous ne connaissons guère la route. » Je songe au vaisseau de Sindbad, – et qu’en quittant la réalité le théâtre aujourd’hui lève l’ancre.
À Ed. de Max.
Voici déjà six ans que cette pièce fut écrite. Si je ne la publiai pas aussitôt, c’est que je l’écrivis non pour le livre, mais pour la scène, et que, durant assez longtemps, je ne désespérai pas de l’y voir monter.
Aucun directeur cependant ne s’étant décidé à la prendre, je me décide enfin à la laisser paraître ainsi ; non point que je sois las d’attendre – mais, en dehors de la valeur de l’œuvre, j’estime que sa date importe. Œuvre passable de jeunesse pourrait paraître œuvre médiocre d’âge mûr.
Certains amis, qui sont de la partie, m’avertissent qu’il ne faut que de l’inédit pour la scène, et qu’en publiant mon Saül je dois résigner tout espoir de le voir jamais représenter. Tant pis. – Mais je ne puis accepter que cette dévotion au neuf soit fondée, ni que le principal attrait du théâtre soit la surprise. Ma pièce, au reste, n’en offre que fort peu. Tout homme un peu lettré connaît déjà l’histoire que mon drame expose ; les quelques beautés qui peut-être s’y trouvent, c’est à la Bible que je les dois, et je n’ai presque fait ici que mettre en scène ce qui reste incomparablement raconté dans les deux livres de Samuel.
Le palais du roi.
Une vaste salle peu décorée ; à droite, des portes donnant dans l’intérieur du palais ; à gauche, des embrasures fermées par des rideaux retombés. En face, une large ouverture ; des colonnes massives remplacent le mur, à droite et à gauche : au milieu, l’espace entre les colonnes est fermé par un énorme trône. Entre les colonnes la vue se prolonge sur une terrasse, puis continue sur des jardins ; on aperçoit les cimes des arbres. Il fait nuit. Au fond de la terrasse on voit, éclairé par la lune, le roi Saül en prières. Près de lui, l’échanson endormi.
Par
les rideaux soulevés, les démons entrent. D’autres arrivent par d’autres côtés.
DÉMONS
Le palais du roi ? s’il vous plaît.
PREMIER DÉMON
C’est ici.
DÉMONS
Ah ! Ah ! la bonne farce ! Nous sommes venus ensemble, et c’est vous qui nous recevez à présent. Par où donc êtes-vous entrés ?
PREMIER DÉMON
Chut ! Chut ! parlez plus bas ; le roi est là.
Il l’indique.
TROISIÈME DÉMON
Où donc ? (Il l’aperçoit.) Ah ! Et près de lui ?
PREMIER DÉMON
Un échanson.
DEUXIÈME DÉMON
Que fait le roi ?
TROISIÈME DÉMON
Il dort ?
PREMIER DÉMON
Non, il prie. Parle plus bas.
TROISIÈME DÉMON
Je parle assez bas ; si je le dérange, c’est qu’il ne priait pas assez haut.
QUATRIÈME DÉMON
Il fait ce qu’il peut.
PREMIER DÉMON
Tais-toi donc, imbécile. Où sont les autres ?
DEUXIÈME DÉMON
Ils arrivent.
PREMIER DÉMON
Allons ! Entrez ! Entrez ! – Tous sont-ils là ?
De nouveaux démons entrent.
DEUXIÈME DÉMON
On ne peut jamais savoir. Quelques-uns s’attardent encore au désert.
PREMIER DÉMON
Et maintenant, dites : est-ce vrai qu’il a fait tuer tous nos maîtres ?
PLUSIEURS DÉMON
Oui ; tous ! tous !
CINQUIÈME DÉMON
Pas tous. Il a laissé la sorcière d’Endor.
DEUXIÈME DÉMON
Oh ! chez elle il n’y avait pas de démons sérieux ; rien que des petits crapauds sans paroles.
PREMIER DÉMON
Mais les sorciers ?
CINQUIÈME DÉMON
Tous tués, – tous !
PREMIER DÉMON
Alors tant pis pour lui ! Puisque c’est lui qui nous déloge, nous, nous habiterons le roi Saül.
QUATRIÈME DÉMON
Mais pourquoi est-ce qu’il a fait tuer les sorciers ?
DEUXIÈME DÉMON
Malin ! pour être seul à savoir l’avenir.
QUATRIÈME DÉMON
Pour être seul à le chercher, tu veux dire.
TROISIÈME DÉMON
On le cherche tant, qu’il arrive.
SIXIÈME DÉMON
Quel est le plus caché des avenirs ?
CINQUIÈME DÉMON
Celui qui ne doit jamais être.
Tous rient.
PREMIER DÉMON
Tas de falots ! Tâchez d’être sérieux. Occupons-nous d’abord du logement : après, vous pourrez rire. Partageons justement la besogne, selon les moyens de chacun. Que chacun dise ce qui lui convient – (grouillement) et seulement quand je l’interroge. – Toi, là-bas, dis : que prends-tu ? – Répondez bien.
SIXIÈME DÉMON
Sa coupe. Je m’appelle colère ou démence ; il me trouvera quand il cherchera l’ivresse.
PREMIER DÉMON
C’est bien. Et toi ?
CINQUIÈME DÉMON
Moi, sa couche, – et je m’appelle luxure ; c’est moi qui serai là quand il cherchera le sommeil.
PREMIER DÉMON, à un autre.
Tu t’appelles !
QUATRIÈME DÉMON
La peur : et je m’assierai sur son trône, où je ferai trembler ses espérances comme la flamme d’un cierge sous mon souffle ; et je m’appelle aussi le doute, quand je lui soufflerai ce qu’il prendra pour des conseils.
PREMIER DÉMON
Toi ?
TROISIÈME DÉMON
Moi, je prends son sceptre. Il sera pesant à ses mains et pesant sur les épaules des autres, quand il s’en servira pour frapper, mais fragile et tremblotant comme un roseau quand il s’en servira pour y appuyer sa faiblesse. Je m’appellerai domination.
UN AUTRE, sur un signe du premier.
Moi sa pourpre, et je m’appelle vanité ; car il sera tout nu sous sa pourpre ; et quand le vent soufflera, il grelottera sous la pourpre ; et quand il fera chaud, je m’appellerai indécence.
PREMIER DÉMON
Moi, je prends sa couronne – et je m’appelle Légion. – Et maintenant ah ! chers amis ! nous pouvons rire ! Allons ! qu’on me passe ma couronne ! qu’on relève ma pourpre qui traîne ! qu’on soutienne mon javelot ! et qu’on porte devant moi cette coupe, pour voir comme un roi court après – court après avec toute sa gloire !
Il s’affuble des vêtements du roi laissés sur le trône ; tous ensemble forment un cortège grotesque.
Le roi bouge ! Attention ! – Le jour vient ! – Vite ! À nos postes ! – Disparaissons ! !
Ils reposent les vêtements du roi à leur place sur le trône et disparaissent comme s’ils rentraient dans l’intérieur du trône. Le roi Saül avance lentement.
SAÜL
Je suis pourtant le roi Saül – mais il reste un point, passé lequel je ne parviens plus à savoir. Il y eut un temps où Dieu me répondait : mais alors il est vrai que je l’interrogeais très peu. Chaque matin, le prêtre me disait ce que je devais faire : c’était tout l’avenir ; et je le connaissais. L’avenir, c’est moi qui le faisais. – Les Philistins sont venus ; je me suis inquiété ; j’ai voulu interroger moi-même ; et, dès lors, Dieu s’est tu. Comment voulait-il donc que j’agisse ? pour agir bien, il faut connaître l’avenir. – J’ai commencé de le découvrir dans les astres ; depuis vingt nuits, j’ai patiemment regardé. Je n’ai rien vu touchant les Philistins… mais peu m’importe ! j’ai découvert ceci, qui m’a vieilli : Jonathan, mon fils Jonathan, n’est pas celui qui me succédera sur le trône, et ma race ici finira. Mais celui qui prendra ma place, voilà ce que je ne peux parvenir à savoir – et depuis vingt nuits j’interroge ; – et même, cette nuit, j’ai tâché de nouveau des prières. Les nuits sont trop courtes, l’été ; il fait si chaud que rien autour de moi ne peut dormir – rien que mon échanson fatigué ; – j’ai besoin du sommeil des autres ; je suis constamment dérangé. – Le moindre bruit, le moindre parfum me réclame ; mes sens sont ouverts au dehors et rien de doux ne passe inaperçu de moi.
Cette nuit, mes serviteurs, sur mes ordres, sont allés tuer les sorciers – ah ! tous les sorciers d’Israël. Ce secret, il ne faut pas qu’aucun autre que moi le sache. Et quand je serai seul à savoir l’avenir, je crois que je pourrai le changer. – Ils sont morts, à présent ; je le sais : j’ai senti, vers minuit, mon secret soudain se gonfler, maintenant connu de moi seul, comme prendre en mon cœur une place plus grande – et m’oppresser. – Je le possède !
Allons ! voici le jour. – Que tout dans le palais s’éveille ! Moi, je vais dormir un instant. – J’ai composé cette nuit quelques cantiques que je veux porter au grand prêtre ; qu’il les chante et les fasse chanter partout dans le royaume.
Il se revêt de la pourpre, pose la couronne sur sa tête, prend le sceptre et sort en disant :
Allons ! je suis encore Saül – et j’ai des serviteurs en grand nombre.
DEUX SERVITEURS
arrivent avec des balais sur l’épaule.
PREMIER SERVITEUR
Eh ! bien ! – tu l’as vu ?
DEUXIÈME SERVITEUR (JOHEL)
Qui ?
PREMIER SERVITEUR
Le roi.
DEUXIÈME SERVITEUR (JOHEL)
Le roi ?
PREMIER SERVITEUR
Eh ! oui ! Voilà trois nuits qu’on le retrouve. Il se sauve quand nous arrivons sur la terrasse.
Je ne sais pas ce qu’il peut bien y faire, mais, maigre comme il est, ce n’est à coup sûr pas des prières.
Ils balaient la salle – puis soulèvent un vaste rideau de gauche. Le jour du dehors entre.
DEUXIÈME SERVITEUR,
aperçoit l’échanson endormi.
Tiens Saki ! – Eh ! l’échanson ! C’est pas là un endroit pour dormir. Allons ! houst ! qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ?
SAKI, s’éveille.
Le roi…
PREMIER SERVITEUR,
fait mine de le balayer.
Le roi ! C’est moi ; le roi des balayeurs ! (Saki se lève.) Oui ! Parlons-en du roi. Une fière noce qu’il vient faire ici sur la terrasse ! hein ?
DEUXIÈME SERVITEUR (JOHEL)
Tais-toi donc, imbécile !… Dis-moi, petit ; le roi a passé la nuit ici ?
SAKI
Oui.
JOHEL
Toute la nuit ?
SAKI
Oui.
JOHEL
Toute la nuit – et toutes les nuits ?
SAKI
Depuis plus de dix jours.
JOHEL
Et toi, qu’est-ce que tu fais ?
SAKI
Je lui verse à boire.
PREMIER SERVITEUR
Et lui, qu’est-ce qu’il fait ?
SAKI
Il boit.
PREMIER SERVITEUR
C’est dégoûtant, pourtant, – un roi, de se griser.
SAKI
Saül ne se grise pas.
PREMIER SERVITEUR, ricanant.
C’est que tu ne verses pas comme il faut.
JOHEL
Tais-toi donc, imbécile ! – Alors quoi ? petit ; parle. – Qu’est-ce que fait le roi, ici, toute la nuit ?
SAKI
Il dit qu’il voudrait se griser, mais qu’il ne peut pas – et que le vin n’est pas assez fort ; alors, il regarde le ciel et parle comme s’il était seul.
JOHEL
Qu’est-ce qu’il dit ?
SAKI
Je ne sais pas : on voit seulement qu’il est très tourmenté. Quelquefois, il se met à genoux comme pour prier, mais alors il ne dit plus rien du tout. Hier, il m’a demandé si je savais prier ; j’ai dit que oui, alors il m’a dit de prier pour les prophètes ; j’ai cru qu’il plaisantait et j’ai dit que c’était aux prophètes de prier pour nous ; alors il a dit qu’il fallait prier avant d’être prophète, parce qu’après on ne pouvait plus y arriver ; – et puis d’autres choses encore que je n’ai pas bien comprises, mais qui le faisaient rire et pleurer.
JOHEL
Et après ?
SAKI
Il me dit que je dois être fatigué et qu’il faut que je dorme.
JOHEL
Et tu t’endors ?
SAKI
Et je m’endors.
Pause.
JOHEL
Tu aimes le roi, – petit ?
SAKI
Oui, j’aime le roi ; – beaucoup.
JOHEL
Tant pis.
SAKI
Pourquoi, tant pis ?
JOHEL
Tant pis, tant pis !
SAKI
Oui, j’aime le roi ; il est très bon pour moi ; il veut que je boive un peu dans sa coupe et sourit doucement quand je trouve le vin trop fort. Il me parle ; il dit qu’il n’est heureux que la nuit – mais que même la nuit les soucis du jour le tourmentent. Il dit qu’il était heureux quand il était jeune et qu’il n’a pas toujours été roi.
PREMIER SERVITEUR
Parbleu !
SAKI
C’est vrai qu’il n’a pas toujours été roi ?
PREMIER SERVITEUR
Il a gardé les chèvres, comme nous.
SAKI
C’est donc vrai ce qu’il me raconte, qu’une fois il a couru très loin dans le désert, vingt jours et vingt nuits, pour chercher des ânesses qui s’étaient égarées ; je croyais aussi qu’il plaisantait, – car il disait que le moment où il avait été le plus heureux, c’est quand il cherchait ses ânesses dans le désert – mais que ces ânesses, il ne les a jamais retrouvées ; – il dit aussi que, quand il était jeune, il était très beau – le plus beau des enfants d’Israël, qu’il me dit… Il est encore très beau, n’est-ce pas, le roi Saül ?
PREMIER SERVITEUR
Un peu fatigué, le roi Saül – s’il continue comme ça à se piquer le nez toutes les nuits sous les étoiles…
JOHEL
Tais-toi donc, imbécile ! – Va te coucher, petit ; après des nuits pareilles, le matin n’est bon qu’à dormir… (À part.) Rien à faire avec ce petit.
Saki va s’éloigner ; le premier serviteur lui arrache la cruche des mains.
PREMIER SERVITEUR
Eh ! laisse donc cela, voyons ! – tu ne vas pas dormir avec la cruche… (Saki attend.) Allons ! Adieu ! Adieu !
LES DEUX SERVITEURS
PREMIER SERVITEUR, il boit.
Il est fou.
JOHEL
Qui ?
PREMIER SERVITEUR
Le roi. Il est fou ! (Il boit.) Il est fou ! – Vois-tu, je veux bien qu’on reste toute la nuit à boire de ce vin-là ; – ou bien qu’on fasse des prières si on a quelque chose sur le cœur qui ne passe pas ; ou bien qu’on regarde le ciel pour savoir le temps qu’il fera demain… mais tout ça à la fois ! ! (Il boit.) – Il est fou ! (Il boit.)
JOHEL, absorbé.
Tais-toi donc, imbécile ! – (À part.)… Il est trop jeune et simple – avec lui, on ne pourra rien savoir.
PREMIER SERVITEUR
Tiens ! Le grand prêtre !… C’est quand le roi va se coucher qu’il se lève…
LES DEUX SERVITEURS, le GRAND PRÊTRE, puis la REINE
LE GRAND PRÊTRE,
au premier serviteur.
Va balayer plus loin.
Le premier serviteur sort.
Eh bien, Johel ! as-tu vu le roi ? – A-t-il parlé de lui ? Que sais-tu ? Que sais-tu ? Raconte. Je suis venu dès l’aurore parce qu’il faudrait, avant qu’il ait revu les messagers, savoir à quoi s’en tenir et pouvoir faire face à de nouvelles résolutions. Déjà les messagers sont de retour ; leur œuvre abominable est faite ; et les clameurs du peuple ont réveillé le roi, si tant est qu’il dormît encore.
JOHEL
Non pas encore, mais déjà. – Toutes ces nuits, depuis bientôt longtemps, le roi veille sur la terrasse.
LE GRAND PRÊTRE
Aux belles étoiles… Tiens ! Tiens !… Seul ?
JOHEL
Oui… Non : avec l’échanson.
LE GRAND PRÊTRE
Le petit… Parle-t-il – Allons, dis : que sais-tu ?
JOHEL
Vous questionnez trop vite – et puis je ne sais rien.
LE GRAND PRÊTRE
Que dit le petit ?
JOHEL
Rien qui vaille.
LE GRAND PRÊTRE
Il est trop jeune, – Le roi s’enivre ?
JOHEL
Il dit qu’il ne peut pas se griser.
LE GRAND PRÊTRE
Nous chercherons donc autre chose.
JOHEL
La reine !
La reine entre.
LE GRAND PRÊTRE, vers elle.
Rien encore, Madame, toujours rien.
Silence, puis :
LA REINE, au serviteur.
Il parle à l’échanson ?
JOHEL
Non ; à lui-même.
LA REINE
Et… ce qu’il dit ?…
JOHEL
Le petit ne sait rien répéter.
LE GRAND PRÊTRE
C’est ce que je craignais, Madame ; il est trop jeune.
LA REINE
Il faudra trouver quelqu’un d’autre.
Le serviteur fait mine de sortir. Le grand prêtre le rappelle.
LE GRAND PRÊTRE
Johel !… encore… Que dit Saki du roi ?
JOHEL
Qu’il l’aime.
LE GRAND PRÊTRE, vers la reine.
Puis, voyez : il se l’est attaché.
Johel sort.
LE GRAND PRÊTRE et LA REINE
LE GRAND PRÊTRE
Plus de doutes, Madame : le roi tient un secret. Il cherche à lire dans les astres. Et s’il fait tuer les sorciers, c’est, je pense, parce qu’ayant lu il veut être seul à connaître… La Reine sait sans doute que Saül passe à présent ses nuits sur la terrasse…
LA REINE
Eh ! Nabal ! comment le saurais-je ? (Le grand prêtre sourit.) Oh ! depuis si longtemps Saül s’est retiré… Nabal ! aujourd’hui mon inquiétude augmente et je te parlerai plus longuement. Nabal ! Saül ne m’a jamais aimée. Il fit semblant, quand il m’eut épousée, d’incliner vers moi quelque flamme ; mais ce fut une peu durable contrainte… et tu n’as pas idée, Nabal, de la froideur de ses embrassements ! Dès que je fus enceinte, ils cessèrent. Je pus craindre un instant d’être jalouse, mais je craignais à tort : ce n’était rien. Je sais, je sais qu’il prit des concubines ; mais à présent il les a toutes répudiées – et puis, Nabal, te le dirai-je ? – Jonathan, Jonathan seul est de lui. Il tomba de mon sein avant terme et comme un fruit encore vert qui se flétrira sans mûrir. La honte d’un rejeton si chétif ne s’est en moi que bien lentement endormie. Tôt sevré, je voulus ne confier sa faiblesse qu’à des hommes, pensant longtemps qu’à vivre au milieu des guerriers s’exalterait un peu son courage… À peine donc, s’il me connaît. Je suis la reine et non sa mère. Il me craint, il ne m’aime pas. J’ai mis du temps, je te l’avoue, à étouffer chaque entraînement de mon cœur, avant de m’occuper comme aujourd’hui, tout entière, aux difficiles questions du royaume. Saül se trouve heureux de ne m’aider en rien ; sa négligence est incroyable : pourtant il est toujours préoccupé. – Nabal ! Nabal que j’ai souffert d’abord de revoir le souci de son front sur celui de son fils débile. Je le suivais parfois errant dans les jardins, dans l’ombre des couloirs du palais ; jamais je ne l’ai vu sourire ; – et ma haine se retournait contre Saül, de ce qu’à travers moi il eût ainsi créé une piteuse postérité à sa hideuse ressemblance.
LE GRAND PRÊTRE
Pourtant, Saül était très beau.
LA REINE
Jonathan aussi est très beau… Je sais. – Je sais, – sa faiblesse n’est pas sans grâce ; – mais je hais sa faiblesse, Nabal ; – je le hais ; je le hais ! je le hais !
Mais est-ce donc pour te parler de lui que je t’ai dérangé de ton culte ! – Écoute ; ce n’est point que l’inquiétude du roi me tourmente ; j’aime à le savoir occupé. Les soucis d’amour sont plus durs, plus usants que ceux du royaume ; ceux-ci me désoccupent de ceux-là. J’aime aussi sentir ma puissance ; le roi d’ailleurs ne revendiquait rien. Tout allait bien : le Dieu d’Israël élargi prospérait aussi de mes ordres. Et maintenant, Nabal…
LE GRAND PRÊTRE
Et maintenant… !
LA REINE
Nous le tenions si bien, Nabal.
LE GRAND PRÊTRE
Oui ; mais depuis un mois il nous a complètement échappé.
LA REINE
Il me semble que je ne peux plus rien tant que je ne sais pas ce qu’il pense. Les Philistins sont là, ils attendent. Saül seul peut donner un ordre ; mais moi je commandais sa volonté. Je pouvais tout à travers lui. Il écoutait du moins ce que je lui disais par ta bouche. Mais, maintenant, comme tu dis, il échappe, et pendant que les Philistins aux portes, sans avancer ni reculer, s’amusent de l’inertie de nos hommes, lui les voit du haut des terrasses et semble s’occuper d’autre chose…
LE GRAND PRÊTRE
Les Philistins s’amusent, il est vrai ; – et même, pour rire plus de nous, ils ont inventé quelque chose : c’est un homme hideux, nommé Goliath, qui dépasse les plus grands de la tête. Depuis quatre jours, on entend au matin une sonnerie de trompette ; c’est un petit soldat qui précède le grand et qui le long des rangs de notre armée se promène. Goliath appelle en défi quiconque veut bien le combattre et propose par ce jeu singulier de décider de la bataille. Notre armée le regarde, se tait, et personne ne se propose, de sorte que chaque matin l’arrogance du géant est plus grande, son défi plus moqueur et l’insulte qu’il y mêle outrageante. Bientôt il se regardera comme ayant déjà la victoire ; une victoire sans combat, une victoire à l’amiable ! – Nos soldats mêmes ne se prennent plus au sérieux : c’est un jeu que cette guerre ; on en rit ; un commerce s’établit entre les deux peuples qui, sitôt passé le défi du matin, rompent les limites des camps, se fréquentent et fusionnent ; ils échangent des instruments, des dieux, des amours, des marchandises ; – Saül continue son silence et le dur Israël se laisse peu à peu pénétrer.
LA REINE
Ce géant, tu dis qu’il s’appelle… ?
LE GRAND PRÊTRE
Goliath !
LA REINE
Contre lui, tu ne connais personne ?
LE GRAND PRÊTRE
Personne encore.
LA REINE
Et pour remplacer l’échanson ?
LE GRAND PRÊTRE
Le barbier s’en occupe. Mais pourquoi remplacer ? Le roi soupçonnerait quelque chose ; il s’est attaché au petit. Il faut créer un nouveau poste ; un chanteur, un joueur de guitare, que sais-je ?
LA REINE
Mais lui faire accepter, qui s’en charge ? – Il se défie de nous et n’admet plus un étranger en sa présence… Il faut que Jonas le barbier le travaille ; il sait prendre Saül ; il le prépare et le roi lui permet d’être écouté.
LE GRAND PRÊTRE
Viendra-t-il ?
LA REINE
Avec Saül tantôt.
LE GRAND PRÊTRE
Les voici tous les deux.
PRÉCÉDENTS. – SAÜL ET LE BARBIER JONAS, DES GARDES, puis
JONATHAN, puis LES MESSAGERS
LA REINE, s’empresse.
Seigneur Saül, comment avez-vous passé cette nuit ? Vous êtes bien pâle, comme si l’éclat de la lune était encore sur votre front. Croyez-moi, vous avez tort de demeurer ainsi la nuit sur la terrasse. (Saül fait un geste.) On dit les pleines lunes de l’été pernicieuses à nos pensées. Depuis que vous veillez ainsi, le souci semble avoir fait de votre front sa demeure.
SAÜL
Oh ! laissez-moi, Madame ! C’est depuis que le souci habite mon front que je veille ainsi. (Des gardes sont entrés. Aux gardes :) Eh bien ! ces messagers ?
PREMIER GARDE
Ils attendent que le roi les appelle.
SAÜL
Où sont-ils ?
PREMIER GARDE
Dans la cour.
SAÜL
Avec le peuple ! (À part.) J’aurais dû faire cela secrètement.
LA REINE, s’approche.
Seigneur Saül, est-ce donc vrai ce qu’on raconte dans le palais ? Vous auriez fait mourir les prophètes ?
SAÜL
Pas les prophètes, Madame ; les sorciers. Vous savez bien que Dieu ne peut pas les souffrir.
LA REINE
Alors qui maintenant nous dira l’avenir ?
SAÜL, criant.
Le roi. (Au garde.) Allons ! qu’on les appelle !
Le garde sort par la gauche. Jonathan arrive par la droite.
SAÜL, l’apercevant :
Ça ! Prince Jonathan ! Bonjour. Je suis heureux de vous voir près de nous à cette heure. Vous verrez comme il faut qu’on gouverne. Il est temps que vous appreniez. Venez là.
Jonathan à gauche du roi. La reine à droite.
LA REINE, se penchant.
Encore trois cheveux blancs, mon Seigneur ! – Barbier ! vous soignez mal le roi. Vous le recoifferez dès après la séance. – : Ses traits sont fatigués aussi, et sa barbe imparfaite…
Ce disant, elle s’approche du barbier. Le garde rentre.
LE GARDE
Seigneur, les messagers sont là.
LE ROI
Qu’ils entrent.
Pendant l’entrée des messagers, la reine, près du barbier, à voix basse :
LA REINE
Eh bien ?
LE BARBIER
Eh bien ! Madame, j’ai trouvé. C’est…
LA REINE
Parle vite…
Leurs voix sont couvertes.
LE ROI
Éliphas. C’est à toi que j’avais confié la liste.
ÉLIPHAS, un des messagers.
La voici.
Il la tend, et tandis que le roi l’examine,
LA REINE, au barbier :
David, dis-tu ?
LE BARBIER
David, Bethléemite…
LE ROI, lisant.
Deux à Rama : à Keila, l’évocateur : trois sur la montagne de Béthel, et quatre sur celle de Guilboa : à la citerne de Secou, un expliqueur de songes ; à Micmasch…
Il continue à lire à voix basse. – La reine s’est rapprochée du grand prêtre et quand baisse la voix du roi on entend celle de la reine.
LA REINE, au grand prêtre, comme continuant.
David.
LE GRAND PRÊTRE
David ?
LA REINE
Fils d’Isaï, oui, de Bethléem. Va vite, et fais-le chercher dans le camp.
Le grand prêtre sort.
LE ROI
Alors, dites, – c’est vrai ; vous les avez frappés par derrière, – ou si c’est par devant, c’est parce qu’ils étaient endormis ? Ils n’ont donc pu vous voir. Ils n’ont rien dit ? (Jonathan chancelle.) Mais Jonathan… Eh quoi ! vous chancelez.
JONATHAN
Eh non ! mon père. Nous gouvernons.
SAÜL
Appuyez-vous sur moi ; voyons ! – Soyez solide… Et je ne puis le demander à tous : je suis trop fatigué ce matin ; ils n’ont rien dit ?… Ah ! je vous avais dit d’arracher à chacun la langue…
ÉLIPHAS
Nous les avons.
SAÜL, vers Jonathan.
Il en est qui parlent après la mort.
Jonathan s’évanouit.
SAÜL
Allons ! le voilà qui défaille ! – Ah ! (Geste de colère.) Madame, enlevez-le. – Fi ! c’est comme une femme. – Il est cause que je les interroge très mal… Alors, c’est entendu, n’est-ce pas ? Je suis décidément très las. – Tous y sont. Tous… et aucun n’a parlé. – Si peut-être un de vous avait appris, qu’il prenne garde… Mais, en vérité, chacun de vous, fidèles serviteurs, aura sa récompense.
En parlant, le roi passe plusieurs fois la main sur son front, dont il retire la couronne. Il se lève et se dirige vers la porte. Les serviteurs et messagers sortent. Le premier garde et le barbier sont restés un instant seuls.
LE GARDE
Mais qu’a le roi ? Il est malade ?
LE BARBIER
Laisse, laisse : – je vais le soigner.
LE GARDE
Mais…
Le roi rentre. Voyant que les messagers sont sortis, il fait signe au garde et, mystérieusement :
SAÜL
Tu feras tuer ces messagers…
Le garde s’éloigne.
LE BARBIER, LE ROI, puis LA REINE
LE BARBIER, au roi qui s’écarte.
Que Votre Majesté me permette,… un simple rafraîchissement – une friction… oh ! oh ! de loin déjà j’apercevais cette ride… deux caresses de cet onguent et il n’y paraîtra plus rien.
Ce disant, il sort des instruments de sa poche et installe le roi sur une chaise à droite.
Et voici les cheveux que la reine signalait tout à l’heure. – Ah ! c’est vrai qu’ils sont d’un beau blanc ; mais les autres sont d’un beau noir ; et sa Majesté n’a pas l’âge… C’est une merveille de conservation que sa Majesté ! (Geste de Saül.) Malgré tous les soucis du royaume (Nouveau geste ; le barbier qui place du kohl sous les yeux :) attention !… conserver sa beauté… N’importe ! on s’est un peu fatigué ces derniers temps…
SAÜL
Je ne me…
LE BARBIER
Non ! non ! ne bougez pas les lèvres… J’ai fait là une petite erreur dans la barbe… Ah ! je voulais prévenir son Altesse : j’ai pu préparer (c’est une invention) une nouvelle espèce de sorbets… à l’anis… oui, l’anis ! qui est très particulièrement rafraîchissante et qui grise, ah !… Quand la soif de sa Majesté me fera la faveur d’ordonner… Et j’allais oublier ! !… Quelle distraction !
La reine entre doucement par derrière.
Le petit chanteur que j’avais annoncé…
SAÜL
Tu n’as rien annoncé du tout.
LE BARBIER
Rien annoncé du tout ?… Où donc avais-je la tête ? – Un chanteur merveilleux, Sire… qui chante en s’accompagnant sur la harpe lui-même…
LE ROI
Eh bien ?
LE BARBIER
Eh bien, je l’ai trouvé ! – (Insinuant.) Il est là.
LE ROI
Mais qui t’a demandé ?…
LE BARBIER
Mais son Altesse, son Altesse… : l’autre jour, en sortant du bain, elle s’est écriée : ah ! si seulement un peu de musique… Mais c’est qu’elle est trop fatiguée maintenant ; – elle ne se souvient pas.
SAÜL
Eh ! laisse-moi tranquille avec ton joueur de harpe ! – Je ne veux personne, entends-tu, personne auprès de moi. – Apporte seulement tes sorbets, car j’ai soif.
LA REINE, qui s’est approchée.
Que ne l’écoutez-vous, cher époux ? un gentil joueur de guitare ! Cher époux de mon cœur ; un joueur de lyre pour charmer un peu votre ennui…
SAÜL
Tiens ! Madame la reine ! – Du moment qu’elle le propose, c’est que cela doit m’être mauvais.
LA REINE
J’ai déjà remarqué que la musique, et même les fanfares guerrières, produisent l’effet le meilleur sur vos facultés affaiblies…
SAÜL, à part.
Cette femme me déteste.
LA REINE
Souvent l’esprit, distrait de son inquiétude, à la suite d’un chant de harpe, s’abandonne aisément au sommeil…
SAÜL, à part.
Je la hais.
Il se lève.
LA REINE
Ou, se délivrant de ce qu’il a d’impur, rejette en des paroles égarées ce qui…
SAÜL
Taisez-vous donc, Madame ! je vous ai très suffisamment entendue.
Il sort.
LA REINE, LE BARBIER
LA REINE
Eh bien ! barbier !
LE BARBIER
Que voulez-vous, Madame, il faut y renoncer.
LA REINE
Quoi ! tu te décourages ? Bah ! Essayons toujours ; le roi ne sait jamais ce qu’il désire. Attendons qu’il l’ait vu.
LE BARBIER
Le voilà.
Arrivent en causant David et le grand prêtre.
PRÉCÉDENTS – puis le GRAND PRÊTRE et DAVID
LA REINE
Il est bien beau !
LE GRAND PRÊTRE, à la cantonade.
Combattre Goliath !… Quelle plaisanterie ! (Ils entrent.) Croiriez-vous, Madame, que cet enfant voulait…
LA REINE
J’entends. – Mais il est bien trop jeune !
LE BARBIER
C’est lui.
LA REINE
Tais-toi. (Le barbier sort.) C’est vous qui êtes David ? David de Bethléem. Daoud, comme il en est qui disent.
DAVID, avec intention.
David – oui, Madame.
LA REINE
Je vous cherchais, David.
DAVID
Je vous cherchais, Madame.
LA REINE, irritée.
David ! – Et pourquoi, David, me cherchiez-vous ?
DAVID
Pour vous demander de me laisser combattre.
LA REINE
Le géant ! – C’est donc sérieux ?
DAVID
Quoi, Madame ? – Le défi du géant ?
LA REINE
Le vôtre, David.
DAVID
En doutez-vous ?
LA REINE, le regarde longuement.
Non. – Mais vous êtes un enfant, David. Un véritable enfant ! – de quel âge ?
DAVID
J’ai dix-sept ans.
LA REINE
Dix-sept ans ! – Et tu sais le métier des armes ?
DAVID
Non. J’ai vécu jusqu’à présent dans les montagnes. Je suis berger. Mais si je n’ai pas combattu les hommes, j’ai combattu les ours lorsqu’ils attaquaient mon troupeau ; – les ours et quelquefois les lions.
LA REINE, vers le grand prêtre.
C’est vrai qu’il a l’air fort. – Pourtant c’est dans le camp qu’on t’a trouvé, dis ? – Comment as-tu quitté Bethléem ?
DAVID
Oh ! depuis peu de jours et pour peu. J’allais seulement voir mes frères et leur porter de la part de mon père des gâteaux au miel qu’il avait préparés pour eux. Je suis plus jeune qu’eux. Eux sont dans votre armée ; mais, dans votre armée, il n’y a personne qui veuille combattre. Tous ont peur. Et tous ont ri de moi, quand j’ai parlé d’aller contre Goliath. Ils n’ont pas voulu me laisser ; (avec colère) et même mes frères m’ont dit des insultes. C’est pourquoi j’ai voulu vous trouver.
LA REINE
Je ne ris pas de toi, noble David.
DAVID
Et vous me laisseriez ?
LA REINE
Attends encore.
LE GRAND PRÊTRE
Quoi ! vous voulez, Madame ?…
LA REINE
Essayons. Il me plaît. Nabal, aurons-nous une armure ?
LE GRAND PRÊTRE, souriant.
Celle du roi, Madame. Elle ne fait plus rien.
LA REINE
Le prince Jonathan ne peut pas la mettre.
LE GRAND PRÊTRE
Oui ; mais David est plus fort.
LA REINE
Fais-la chercher.
Suivant des yeux le serviteur qui sort :
Qui donc vient de passer sur la terrasse ? – N’est-ce pas le prince Jonathan ? – Appelez-le.
LES PRÉCÉDENTS – JONATHAN
LA REINE, à David.
C’est Jonathan, mon fils, que tu vas aimer comme un frère. N’est-ce pas, Jonathan ? – Allons, enfants, embrassez-vous. (Au grand prêtre.) Voyez s’ils sont délicieux ainsi. – Quoi, prince Jonathan vous souriez ! Je ne vous avais jamais vu sourire.
JONATHAN
C’est à David que je souris, Madame.
LA REINE
Je pense bien. – Il va combattre.
JONATHAN
Goliath ! C’est vrai, David ?
On apporte l’armure.
LA REINE
Et voici l’armure du roi.
DAVID,
prend le casque et le met un instant sur sa tête ; il soupèse l’armure.
Non ! je ne prendrai rien. Je combattrai comme je suis.
LA REINE
Mais c’est une folie, David.
DAVID
Excusez-moi, Madame ; tout ce poids me protégerait moins qu’il ne gênerait mon courage. Je ne crains rien, sachant que le Dieu d’Israël me protège. J’irai comme je suis, avec seulement une fronde, dont je sais me servir habilement.
Le serviteur, qui avait apporté les armes et qui était resté là, les remporte.
La reine et le grand prêtre se regardent.
LE GRAND PRÊTRE
Madame, laissons-le. – Il semble bien vaillant.
Ils s’éloignent lentement sans sortir encore. David et Jonathan sont sur le devant de la scène.
JONATHAN
David, prenez ma fronde, voulez-vous ?
DAVID, la prend, l’examine et la rend.
Je suis habitué à la mienne. Elle est meilleure.
JONATHAN
Alors, prenez ces palets.
DAVID, même jeu.
Ils ne sont pas assez aigus.
LA REINE, dans le fond du théâtre.
Allons ! grand prêtre, venez ! – Qu’ils s’arrangent. – Laissons-les. Ce sont des enfants.
Ils sortent.
JONATHAN
David, alors que vous donnerai-je ? Pourtant j’aimerais…
DAVID
Prince…
JONATHAN
Ah ! ne m’appelez pas : prince ! Appelez-moi simplement Jonathan. Personne ici ne m’appelle ainsi, mais toujours : Prince Jonathan ! – Et même mon père et ma mère… – J’en suis las.
DAVID
Mon père et ma mère, à Bethléem, m’appellent Daoud – et au contraire il n’y a qu’eux.
JONATHAN
Alors, moi, comment vous nommerai-je ?
DAVID
Comme eux : Daoud aussi. Vous le voulez bien, Jonathan ?
JONATHAN
Allez vaincre, Daoud ! – Du haut de la terrasse, je vous verrai.
FIN DU PREMIER ACTE
Même décor qu’au premier acte, mais pleine lumière. Tous les rideaux de gauche sont relevés. Des gens circulent, forment des groupes animés. Johel entre avec le barbier par la droite.
GROUPES D’HOMMES
PREMIER HOMME
Je te dis que c’est pour voir ses frères.
DEUXIÈME HOMME
Non, c’est pour combattre les Philistins.
TROISIÈME HOMME
Allons donc ! Est-ce qu’il pouvait savoir, à Bethléem ? C’est la reine qui l’a envoyé combattre.
QUATRIÈME HOMME
Oui, quand elle l’a vu ; mais ça n’explique pas comment il est entré dans le palais ?
DEUXIÈME HOMME
Il est entré dans le palais ?
QUATRIÈME HOMME
Ni comment il a parlé à la reine.
PREMIER HOMME
Il a parlé avec la reine !
Un autre arrive.
CINQUIÈME HOMME
Laissez donc ! Il ne serait pas venu près du roi, si la reine n’avait pas cherché de joueur de harpe.
Un autre arrive.
SIXIÈME HOMME
Il ne serait pas venu près de la reine si le roi n’avait pas eu de secret…
DEUXIÈME HOMME
Ah ! le secret du roi ! ! – Tu veux savoir le secret du roi ?
Il se penche vers le premier homme et lui parle à l’oreille.
PREMIER HOMME,
s’esclaffe, – au troisième homme.
Tu veux savoir le secret du roi ?
Il lui parle à l’oreille ; le troisième s’esclaffe.
Qui veut savoir le secret du roi ?
TROISIÈME HOMME
Dix drachmes pour le secret du roi !
Un autre s’est approché pendant les derniers mots.
SEPTIÈME HOMME
Eh bien ! moi, j’ai un secret, comme le roi. (On se groupe autour de lui.) C’est que, avant de mourir, le grand Samuel est allé à Bethléem ; il a fait venir le petit David près de lui, et dans une petite cour où ne l’a vu presque personne, il a pris de l’huile et il l’a oint – comme il avait fait pour Saül… C’est trente drachmes.
Johel et le barbier se sont approchés.
JOHEL
Un secret qui pourrait bien valoir plus, vieux indiscret.
SEPTIÈME HOMME
Combien ?
JOHEL
Ta tête, espèce de drôle ! – Fais bien attention que personne…
Les uns et les autres s’écartent, puis disparaissent.
SEPTIÈME HOMME
Ah ! qu’on est mal récompensé de sa confiance !
JOHEL et LE BARBIER
JOHEL
Le roi sait cela ?
LE BARBIER
Certainement non. – Et la reine ?
JOHEL, intimidant.
Barbier ! fais attention…
LE BARBIER, même jeu.
Johel ! prends garde…
JOHEL,
se ravisant et comme pris d’une subite sympathie.
Ce cher barbier !
LE BARBIER, même jeu.
Cet excellent Johel !…
Ils se prennent par le bras pour sortir. – Cris au dehors.
Mais, tous ces cris…
JOHEL
C’est l’escorte de David qui passe.
D’autres gens avec eux se précipitent.
On entend grossir les cris sous la terrasse.
LE BARBIER
Descendons vite.
Jonathan et Saki se dirigent vers la terrasse.
JONATHAN et SAKI
SAKI
Non, prince – par ici – vous verrez mieux.
JONATHAN
Alors, Saki, raconte encore… tout seul ! avec sa simple fronde ! – Tu l’as bien vu ! ah ! qu’il avait l’air glorieux ! – C’est mon ami, tu sais… (Paraît Saül.) Mais viens, voici mon père…
La scène se vide.
SAÜL
La scène, à
l’entrée de Saül, s’est vidée.
J’obtiens la solitude ! – mais c’est parce qu’on me fuit ! Allons ! ce conquérant… qu’on me l’amène. Je suis irrité contre lui. – Je suis fort irrité contre tous ! – Ce peuple criard m’importune. De telles acclamations – qu’on me dérobe – pour un triomphe accidentel ! – ils ne les faisaient pas pour moi, lors de mes difficiles victoires… Ah ! Madame la Reine, vous choisissez vos gens ! – Un enfant, m’a-t-on dit… quoi ? pour me rassurer ? – Qui donc lui conféra le droit de vaincre ? ! – Vous, peut-être ! Moi, pas.
Il parle en marchant et continue de marcher pendant le début de la scène suivante. – Des gardes paraissent à la porte de gauche.
SAÜL et DAVID, GARDES
SAÜL
Allons ! qu’on me l’amène. Eh ! mais, c’est un berger, ce conquérant ! C’est vrai qu’il est tout jeune. – Ah ! c’est qu’il est terriblement beau. (Ces trois phrases sont dites à voix de plus en plus basse. Saül, qui arpente la scène, n’a d’abord vu David que de dos. Il s’approche. À voix haute et colère.) Mais ses mains sont encore pleines de sang ! (Il le regarde de toutes parts.) Il en est tout taché !… Mais on se purifie d’abord !… Vous, gardes ! ne pouviez-vous donc pas l’avertir ? Rien de sanglant ne doit entrer ici ! (David fait le geste de sortir.) Non ! qu’il reste ! – Petit tueur de géant, je suis fort irrité contre vous.
Il marche à grands pas. Après un court silence :
DAVID
Pourquoi m’en voulez-vous, roi Saül ? J’ai pu vaincre, il est vrai, – mais ce n’était pas contre vous.
SAÜL
Mais qui vous permettait ?
DAVID
La reine me…
SAÜL
La reine – oui. Apprenez qu’il n’y a pas de reine en Israël. Il n’y a que la femme du roi.
DAVID, après un silence.
Pourquoi vous irriter, Seigneur ? – C’est à vous que je suis dévoué.
SAÜL, à part.
Ah ! sa voix tombe sur ma colère comme l’eau du ciel sur la poussière soulevée !… (À voix haute.) Qu’on me laisse seul… (David va sortir) avec lui.
Les gardes sortent.
DAVID et LE ROI
SAÜL, continuant à marcher.
J’ai l’air très irrité, n’est-ce pas ? (David se tait.) Allons, parle ! – Ton nom ? Comment t’appelles-tu ?
DAVID
David.
SAÜL
David… David… Les Moabites, eux, disent : Daoud. – Tu veux bien que je t’appelle Daoud ?
DAVID
Non.
SAÜL
Non ! – Pourquoi ? Laisse-moi t’appeler… Je veux t’appeler Daoud.
DAVID
Quelqu’un déjà m’appelle ainsi ; j’ai promis que seul…
SAÜL
Quelqu’un ? – Qui ?
David se tait.
SAÜL
Petit berger, je veux savoir. Je suis ton roi.
DAVID
Votre droit ne va pas plus loin que votre pouvoir.
SAÜL
Que mon pouvoir ! Qu’est-ce que tu fais quand une chèvre de ton troupeau refuse d’obéir ?
DAVID
Je la frappe.
SAÜL
Tu refuses toujours.
DAVID
Frappez-moi.
SAÜL,
lève son javelot, puis, se ravisant.
Aimes-tu Dieu ?
DAVID
C’est mon amour pour Lui qui fait ma force.
SAÜL
Es-tu si fort, David ?
DAVID
IL est très fort.
SAÜL, après un silence.
Et maintenant que vas-tu faire ?
DAVID
Je rentre à Bethléem, ma patrie.
SAÜL
Non, David. – Écoute : Je te veux attacher à ma personne… La reine avait parlé pour moi d’un joueur de harpe ; – je ne veux pas du sien, mais…
DAVID
C’était moi.
SAÜL,
soucieux, puis, se reprenant.
Ah ! – Alors, vous savez jouer… – Mais voici la reine. Elle vous chercherait peut-être. – Je vous laisse. Je pense que vous aurez à parler.
Il fait geste de sortir, mais se cache derrière une colonne.
LA REINE, DAVID, SAÜL, caché
La reine arrive par la droite, causant avec le grand prêtre. – Apercevant David.
LA REINE, au grand prêtre.
Le voici. Laisse-nous.
Le grand prêtre sort.
Ah ! David ! Je vous trouve enfin et, vive Dieu ! couvert de gloire. D’abord, délicieux déjà, je ne voyais en vous qu’un berger, mais plus beau par votre triomphe, je ne veux plus vous voir qu’en vainqueur. D’où vient votre souci, David ? car vous avez l’air soucieux. Je sais que le roi vous parlait durement tout à l’heure. Est-ce cela ?
DAVID
Non, Madame ; le roi peu à peu a calmé l’âpreté de ses premières paroles et m’a bientôt parlé très doucement.
LA REINE
Très longuement aussi ? – Vous étiez restés seuls, n’est-ce pas ?
DAVID
Oui ; quelque temps.
SAÜL, caché.
Ils sont trop loin. Je n’entends rien.
LA REINE
Vraiment vous auriez tort, David, de vous faire souci de ces choses. L’humeur du roi ne doit pas vous vexer : elle n’a pas grande importance ; elle est revêche et souvent hostile sans cause ; elle varie incessamment…
DAVID
Mais je ne m’en fais point souci, Madame. Le roi s’est montré bon pour moi.
LA REINE
J’en suis heureuse, David. Il est vrai que votre beauté ne peut que plaire, mais la bonté, que vous dites, du roi, aidera beaucoup nos affaires. Car je vous veux du bien, David : votre courage de tantôt mérite une autre récompense que les ovations d’un peuple stupide exalté… Je vois que vous saurez parler au roi, puisque sa triste humeur, en causant avec vous, s’est changée, et… mais d’abord, David, dites : n’oubliez pas que c’est à moi que vous devez cet honneur !…
DAVID
Et quel honneur, Madame ?
LA REINE
Être chanteur auprès du roi.
DAVID
Excusez-moi, Madame, si je savais déjà…
LA REINE
Ah ! le grand prêtre vous avait dit ?
DAVID
Non.
LA REINE
Le barbier ?
DAVID
… D’ailleurs le roi lui-même aussi m’a demandé…
LA REINE
Ah !
DAVID
Vous en semblez fâchée ?…
LA REINE
Et pourquoi fâchée ? David, n’est-ce pas pour le mieux au contraire, cette rencontre en vous de nos désirs ?… Et vous, qu’avez-vous répondu ?
Ils se rapprochent du roi.
DAVID
C’est alors que vous êtes entrée, et le roi est parti avant que j’aie pu lui répondre.
Ils se rapprochent encore.
LA REINE
Alors… maintenant – répondez.
DAVID
Mais le roi n’est plus là, Madame.
SAÜL, caché.
Bien, courageux David !
LA REINE
David, votre jeunesse a besoin qu’on l’instruise. Le roi Saül n’a pas l’autorité que vous croyez ?
SAÜL, caché.
Ah ! Ah !
LA REINE
Jadis, je sais, c’était un roi plein de sagesse et de courage ; mais à présent sa volonté s’est excédée ; elle a besoin qu’on la dirige, et c’est moi qui souvent choisis ses décisions. – Ainsi, l’idée d’avoir un chanteur près de lui, – c’est la mienne, il l’accepte : – et tant mieux puisque ce sera vous ce chanteur. Mais comprenez aussi, David, que le roi, fatigué de mauvaises pensées, a besoin que je le surveille sans cesse.
SAÜL, caché.
Méfiez-vous, Madame !
LA REINE
Mais il me parle peu ; je suis rarement près de lui… Ses moindres mots, ses moindres gestes, tout ce qui vient de lui, éclairant son état maladif, peut rendre mes soins plus habiles. Tout doit donc m’être rapporté.
DAVID
Madame !
LA REINE
David, vous ne pouvez prendre mal mes paroles. Sans mes soins, que vaudrait votre roi ? – Vous m’aiderez. À nous deux, nous pourrons parfois essayer d’épuiser ses tristesses. Vous les saurez plus tôt que moi, me les direz – et tous les deux… Mais vous ne dites rien… répondez-moi… Ah ! pour un conquérant, vous semblez bien craintif ! et vous baissez les yeux quand c’est moi qui les lève – sur vous – Daoud – plus délicieux ainsi…
Elle touche sa joue de la main.
DAVID
Ah ! Madame ! Le roi…
Saül bondit de derrière la colonne. David s’enfuit.
SAÜL, LA REINE
SAÜL
Daoud ! ! – Assez ! Madame, assez ! – Vous voyez bien que cet enfant… Mais ne fuis pas, David ! – Je ne te poursuis pas, David, et, vois ! ce n’est pas toi que je frappe.
Il a saisi la reine par les vêtements et les cheveux et la traîne à terre.
LA REINE
Jaloux, peut-être ! – vous ! !
SAÜL
Ah ! ne plaisantez pas, Madame… Jaloux, terriblement !
Il la frappe de plusieurs coups de javelot.
LA REINE
Détestable Saül ! Je ne te haïssais pas assez, imprudente !… Que tout le poids de ta couronne retombe à présent sur toi seul ! – Renferme ton souci ! protège-le ! – Dangereux roi Saül ! sois dangereux désormais pour toi-même ! – Ton secret, je vais voir si tu sais le cacher aux morts… Je ne le croyais pas si redoutable.
Elle meurt.
SAÜL, penché sur la reine.
Vous vous trompez, Madame. Le secret que vous cherchez, c’en est un autre……
La scène représente la chambre de Saül. Elle est mal éclairée par une seule lampe fumeuse. Pas de meubles. À droite, un lit. À gauche, une fenêtre. À peu près au milieu, une sorte de trône continué de droite et de gauche par des bancs – on ce qu’on voudra qui permette de s’asseoir tout à côté du trône. Le roi Saül est vêtu comme précédemment de son manteau de pourpre. Il porte la couronne.
SAÜL,
allant à la porte, qu’il ferme avec soin.
Ah ! j’attendais la nuit… (Il tire un rideau par-dessus la porte, se retourne, regarde autour de lui.) Et maintenant que je suis seul…
Il va s’asseoir.
LE CHŒUR DES DÉMONS,
surgissant, s’est aussitôt assis par terre en cercle devant lui. Leur voix se
mêle à celle de Saül pour dire :
Délibérons !
SAÜL, sans les voir encore.
On est plus tranquille ici que sur la terrasse. Et Saki m’a demandé pour ce soir de rester avec Jonathan…
UN DÉMON, achevant la phrase :
et David.
SAÜL
Oui. Je préférais d’ailleurs être seul… Les parfums m’y gênaient, là-bas ; et je n’ai plus rien à voir dans les astres ; je n’y vois plus.
PREMIER DÉMON
S’il commence à parler tout seul, vous savez que ça ne va pas être drôle !
Il bâille – d’autres s’étirent.
SAÜL, poursuivant :
Les sorciers…
DEUXIÈME DÉMON
Il va tout comme si nous n’étions pas là.
SAÜL
Peut-être voyaient-ils quelque chose ?
TROISIÈME DÉMON
Il va falloir bientôt nous en mêler.
SAÜL
Que savaient-ils ? J’aurais dû m’en garder quelques-uns.
QUATRIÈME DÉMON
Il ne nous laisse pas placer un mot.
PREMIER DÉMON
Patience !
SAÜL,
regarde fixement les démons sans les voir.
Car ma pensée ici s’arrête hagarde et se fixe, sans que je sache sur quel point.
CINQUIÈME DÉMON
On pourrait tenter quelques propositions d’essai.
SAÜL
Il semble que je fasse bien attention ; mais je ne sais pas à quoi c’est.
SIXIÈME DÉMON
Alors c’est que c’est à David.
SAÜL
Ils veulent savoir mon secret ; mais est-ce que je le sais moi-même ? J’en ai plusieurs.
PREMIER DÉMON
Avec nous, tu sais, ce n’est pas la peine de te gêner.
SAÜL
Je comprends maintenant pourquoi j’aimais si peu la reine ! Je pratiquais trop aisément la chasteté dans ma jeunesse. J’ai pratiqué beaucoup de vertus… Ah ! je voulais me féliciter de m’être débarrassé de la reine – étudier les avantages…
SEPTIÈME DÉMON
On pourrait aussi…
SAÜL
(C’est ce que je me disais)… supprimer de même le grand prêtre… Il y a plus de questions en Israël qu’il ne sait donner de réponses. Quand j’interroge, ça n’est plus lui. Il y a plus de réponses dans le ciel que de questions sur les lèvres des hommes…
SEPTIÈME DÉMON
Mais…
SAÜL
… il y a des réponses qui se font attendre.
TROISIÈME DÉMON,
ensemble avec le quatrième.
Ou qu’on ne voit pas.
QUATRIÈME DÉMON
On se les fait.
Les deux démons se jettent l’un sur l’autre et se battent – mais un instant seulement – et rien dans le cours de la scène n’en est dérangé.
PREMIER DÉMON
Ah ! voyons ! roi Saül ! cause avec nous !
SAÜL
Il prétend aimer Dieu, et que sa force ne vient pas d’autre chose. – Moi, je veux bien l’aimer, Dieu ; – je l’aimais, – mais il s’est écarté de moi, – pourquoi ?
PREMIER DÉMON
Pour que nous ayons pu nous approcher.
Ils rient.
SAÜL
Mes yeux se ferment de lassitude et de misère.
CINQUIÈME DÉMON
Tu as besoin de boire un peu.
SAÜL
Vous croyez ? – Non – pas encore – et Saki n’est pas là.
DEUXIÈME DÉMON
Mais, nous, nous sommes là.
SAÜL
Ah ! fidèles.
DEUXIÈME DÉMON
Ah bien ! voyons ! vieux Saül ! c’est bien le moins.
TROISIÈME DÉMON
Roi Saül, on a soif.
SAÜL
Oui, c’est vrai – je vais chercher la coupe.
CINQUIÈME DÉMON
Eh ! non ! mon bon roi – attends qu’on te l’apporte.
PREMIER DÉMON
Mais laisse-le donc – ça l’occupe.
Tous deux se battent.
Le roi Saül s’est levé. L’acteur doit jouer comme s’il continuait un monologue. – Saül paraît chancelant d’indécision.
SAÜL,
car le bruit de la lutte augmente.
Pas tant de tapage, les petits ! – Je ne m’entends plus.
DEUXIÈME DÉMON
Mais tu ne dis rien.
Tous se tordent de rire. Saül ne peut se tenir de rire aussi malgré lui.
SAÜL,
a pris la coupe – saisi la cruche de vin ; il boit une petite gorgée.
… Et la cruche. Ah ! cette couronne me gêne…
Il la jette de loin sur son lit et retourne s’asseoir : sa pourpre tombe un peu sur ses épaules. Au moment de s’asseoir, il boit encore une gorgée, puis, voyant :
Mais, mes petits amis, vous devez être très mal par terre ! – Asseyez-vous donc là près de moi.
Tous se lèvent et vont s’asseoir tout près de Saül, tandis que celui-ci s’assied.
PREMIER DÉMON
Oh ! tu sais ; c’est pour toi – pas pour nous.
Saül sourit.
DEUXIÈME DÉMON,
comme prenant le sourire de Saül pour une invite.
Plus près ?
SAÜL, un peu suffoquant.
Vous m’étouffez un peu, comme cela.
QUATRIÈME DÉMON
Mais non ! mais non ! – C’est que tu as besoin, de boire.
CINQUIÈME DÉMON
Verserai-je ? – Dépêche-toi ; la nuit est bientôt achevée.
Saül tend la coupe ; le démon la remplit. Saül la vide.
CINQUIÈME DÉMON
Encore ?
Saül tend encore la coupe. Le démon la remplit. Quand Saül l’approche de ses lèvres :
PLUSIEURS DÉMONS
Eh bien ! et nous ?
Saül baisse un peu la coupe. Les démons se pressent sur Saül et chacun veut saisir la coupe qui se renverse.
SAÜL,
se lève brusquement et fait rouler des démons à terre, où ils restent – il
laisse tomber la coupe, et à voix très haute :
Ah ! ma robe est toute tachée !
Il marche à présent ou se tient debout immobile ; la lampe baisse et la lueur de l’aube commence à blanchir la fenêtre de gauche – mais la scène reste encore très sombre.
Assez long silence
DEUXIÈME DÉMON,
sur un ton de voix très différent.
Saül ! Saül ! voici l’heure où les gardeurs de chèvres font sortir les troupeaux des étables.
TROISIÈME DÉMON
Saül ! on pourrait à présent sur la tour monter voir l’approche de l’aube.
QUATRIÈME DÉMON
Ou, sur la colline embaumée, dans la pureté de l’air matinal, chanter, chanter un cantique.
CINQUIÈME DÉMON
Il y a des herbes baignées de rosée…
SIXIÈME DÉMON
Il y a des bains préparés dans le palais.
PREMIER DÉMON
Oh ! moi, ce qui me ferait le plus de plaisir après une nuit sans sommeil, c’est un sorbet à l’anis et à la liqueur.
SEPTIÈME DÉMON
Moi, d’entendre chanter David.
Tous rient.
SAÜL,
se prend la tête dans les mains.
Être seul ! Être seul !
Il ouvre la fenêtre d’où vient un peu d’aube – et tombe à genoux en tendant ses mains vers l’air. Les démons se sont à peu près éclipsés, mais sans coup de théâtre.
Dieu de David ! Secourez-moi !
FIN DU SECOND ACTE
La scène est la même qu’au premier acte, si ce n’est que les rideaux de gauche, séparant la salle de la terrasse, sont retombés, Johel entrant par la gauche se dispose à traverser, la scène. Le barbier, soulevant le rideau :
LE BARBIER
Psst ! Johel !
JOHEL
Ah ! c’est toi, Barbier.
LE BARBIER
As-tu vu David ?
JOHEL
C’est à toi de parler. Je ne le connais pas.
LE BARBIER, se récusant.
Je le connais si peu !
JOHEL
N’importe ; c’est à toi. Il faut scruter, Barbier ; scrute.
LE BARBIER
Scrutons, Johel ! scrutons ! – (Silence. Le Barbier commence à pleurer.) – La reine aussi scrutait !
JOHEL
Elle a scruté trop fort.
LE BARBIER, pleurant.
La pauvre dame ! Tout allait si bien avec elle !
Silence.
JOHEL
Étonnant, le petit David ! Il lui a suffi de paraître…
LE BARBIER
Pour nettoyer sa place.
JOHEL
Pour faire nettoyer, tu veux dire.
LE BARBIER
J’aime mieux aider à nettoyer, que de…
JOHEL
Oui… mais fais attention que c’est Saül qui nettoie.
LE BARBIER
Les intérêts sont… composés. – Oui donc servir ! grand Dieu ! qui donc ? – Je ne demande qu’à me dévouer !… – Il faut scruter.
JOHEL
Scrutons, Barbier ! Scrutons !… Mais où diable as-tu pris que le roi n’avait pas de volonté !…
LE BARBIER
Ah ! pardon ! je n’ai pas dit cela : je t’ai dit qu’elle était malade : c’est par soubresauts qu’elle opère.
JOHEL
Fais attention qu’elle ne soubresaute pas sur nous ! Hein ! – Elle est ainsi plus que jamais redoutable. Ses décisions semblent immotivées. – Scrute le roi, Barbier.
LE BARBIER
Si tu crois que c’est facile. – Le grand prêtre…
JOHEL
Eh bien ?
LE BARBIER
Eh bien ! il claque de peur quand il parle au roi maintenant.
JOHEL
Comment : il claque de peur ?
LE BARBIER
Je veux dire : il claque des dents, de peur du roi.
Johel hausse les épaules.
LE BARBIER
Puis Saül ne se laisse plus que difficilement approcher. – D’ailleurs tout le monde s’en va quand il approche. Et c’est lui qui épie maintenant ; il se cache ; – on ne l’entend pas approcher – et puis on le surprend, derrière un rideau, aux écoutes – ou bien on est surpris ; – et chacun fuit sans bruit, de salle en salle, dans le palais, où le roi circule sans bruit…
JOHEL
Diable !
Pendant la dernière phrase, il a été au rideau de gauche retombé, et d’un grand geste brusque le relève.
LE BARBIER,
que le bruit du rideau a fait sursauter.
Ah ! Que tu m’as fait peur ! !… Moi, je n’ai pas d’épée…
JOHEL
N’importe, Barbier ; tu parleras au roi : – et ce que tu sauras…
LE BARBIER, considère l’épée de Johel.
C’est merveille, Johel, combien notre amitié devient profonde !
JOHEL
Tout sert à la
Il termine par un geste d’attacher.
LE BARBIER, continuant le geste de Johel,
… resserrer. – Eh ! voici fuir David ! – Pars vite ! – Laisse-nous.
David passe sur la terrasse.
Johel sort.
DAVID et LE BARBIER
LE BARBIER, mystérieusement.
Prince David !… Prince David !
DAVID
Quoi donc, Barbier ?
LE BARBIER, comme essoufflé.
Voilà quatre jours que je cours après vous sans parvenir à vous trouver un instant seul, prince David !
DAVID
Je ne suis pas prince, Barbier.
LE BARBIER
Oui, Seigneur, mais…
DAVID, de plus en plus sévère.
Ni seigneur.
LE BARBIER
C’est que je ne sais comment appeler le vainqueur glorieux qui…
DAVID
Je n’ai vaincu qu’avec l’aide de Dieu, Barbier ! je ne suis même pas chef d’armée.
LE BARBIER
Mais votre courage…
DAVID
Il n’est pas plus grand que ma foi.
LE BARBIER
Précisément, la foi… Mais votre espoir…
DAVID
C’est qu’après m’avoir appelé pour tuer Goliath le Dieu d’Israël contenté me laissera retourner à Bethléem, près de mon père, à garder, comme avant, des chèvres.
LE BARBIER
Oh ! des chèvres ! ! – c’est des hommes que le seigneur David devrait songer à garder… et voici précisément ce que je voulais lui dire – vite, car on peut toujours arriver… : c’est que le roi Saül est fatigué, que Jonathan est faible comme un petit oiseau rare, qu’ils n’ont plus l’un ni l’autre aucune faveur populaire, – et que si mon prince le désirait, moi, barbier du roi et médecin, qui en approche tous les jours, je pourrais…
DAVID
Alors, puisque tu m’as dit ton secret, Barbier, – écoute celui que je vais te dire. C’est que j’aime Saül comme mon roi, et Jonathan plus que moi-même ; que je crains Dieu, Barbier, – et que tu devrais faire attention dans tes paroles à ce qu’elles ont d’offensant pour son élu. – Tu m’appelais Prince tantôt, – c’est donc que tu veux bien que je t’ordonne, Barbier : Retire-toi.
Le Barbier sort.
Jonathan ! Jonathan ! puisse, sur ton si faible front, l’Éternel affermir une royauté chancelante !…
Entrent Saül et Jonathan.
SAÜL, JONATHAN, DAVID
Saül est en simples vêtements ; Jonathan revêtu de tous les insignes de la royauté. David s’est reculé dans l’angle de gauche ; sans le voir, Saül et Jonathan s’avancent vers le trône.
Saül aperçoit que le rideau a été relevé et très spécialement le fait retomber.
SAÜL
C’est ainsi que j’aime à vous voir, Jonathan. Allons ! prenez ce soir ma place sur ce trône. Il est temps, même dans une salle déserte, que vous appreniez à régner. Une royauté gît beaucoup dans l’habitude de ses insignes ; il faut savoir les supporter ; d’ailleurs, toutes ces choses se fortifient et, l’autre jour, quand sont venus les messagers, malgré le poids en plus de la couronne, vous ne vous seriez pas, je pense, évanoui, sur le trône royal, soutenu par le sceptre et avec le sentiment de la pourpre dont vous êtes aujourd’hui revêtu.
JONATHAN
Ô ! père, laissez-moi ; je suis si fatigué ! Si vous saviez combien cette couronne est pesante !
SAÜL
Ah ça ! croyez-vous donc que je ne le sache pas !… Mais c’est une raison pour que vous en preniez dès maintenant un peu l’habitude. Je suis âgé ; – et moins elle tient solidement sur ma tête, plus il sied de l’affermir sur la vôtre.
JONATHAN
Père ! Assez ! j’ai mal à la tête… reprenez votre royauté.
SAÜL
Non ! non ! jusqu’à ce soir je vous la laisse. – Naturellement, je la reprendrai pour dormir… Mais à présent, demeurez ainsi dans la pourpre, et pendant qu’il ne vient personne, figurez-vous que vous dominez sur beaucoup.
David fait un mouvement.
SAÜL
Il se retourne vers Jonathan.
Ah ! décidément vous régnez ! – (À David.) Je ne vous attendais qu’un peu plus tard, David. – Mais, n’importe ; restez. – Oui, c’est le jeune roi qui s’essaie. – Je pensais que ce soir il ne régnerait sur personne, – mais vous voici. – Adieu donc ; je vous laisse avec sa royauté. – (Il s’écarte par la droite. – À part :) Je suis heureux qu’il m’ait vu sans couronne ; – elle lui en imposait beaucoup trop.
David et Jonathan, immobiles, attendent que soit sorti Saül.
JONATHAN, DAVID, puis SAÜL caché.
JONATHAN
Daoud ! !
DAVID, accourt et se prosterne.
Ô mon jeune roi triomphant ! Comme vous voilà beau sous la gloire ! – Que n’êtes-vous Saül – et que n’est-ce pour vous qu’appelé je chanterais pour vous de plus admirables cantiques… ! – ou près de vous resterais à vous contempler sans rien dire ! – ou me prosternerais, comme voici que je fais, à vos pieds…
Puis il se relève, rit, s’élance vers Jonathan et l’embrasse.
SAÜL,
soulevant la draperie de gauche.
Doucement ! Doucement !
JONATHAN
Pourquoi ris-tu, David, quand je suis horriblement pâle, et que tu vois que je vais pleurer ? – Peu s’en faut que, de fatigue, ce ne soit moi qui tombe bientôt à tes pieds.
DAVID, s’est reculé.
Jonathan !
JONATHAN, se lève et s’avance.
Pèse cette couronne. – Quel poids ! dis ?
SAÜL, caché.
Le poste est bon… – Oh ! !
JONATHAN,
passe la couronne à David.
Elle a meurtri mon front. – David ! je suis malade… N’est-ce pas qu’elle est lourde… oh ! mets-la, dis.
Il la pose sur le front de David.
SAÜL
Oh ! je n’aurais pas dû voir cela…
JONATHAN
Comme elle te va bien ! – Mais dis : n’est-ce pas qu’elle est lourde ?
SAÜL
Oh ! David ! – comment ? tu serais…
DAVID
Mon pauvre Jonathan ! – je voudrais la trouver plus lourde – mais comme il faut que tu sois faible !
JONATHAN
C’est vrai qu’elle n’a plus l’air de peser sur ton front… Daoud !
SAÜL
Et ce serait toi ! Jonathan !
Il tombe à genoux et sanglote, à moitié enveloppé dans le rideau.
DAVID
Mais tu souffres, dis, Jonathan ? Tu es pâle et en sueur…
JONATHAN
Cette pourpre m’étouffe… cette ceinture… cette épée me pèse ; je garde le souvenir du poids de la couronne sur mon front. – Ah ! David ! je voudrais laisser toutes ces royautés tomber à terre ! je voudrais m’étendre à terre et dormir… Ah ! que ne suis-je comme toi, gardeur de chèvres, nu sous une toison de brebis – dans l’air libre. – Que tu es beau, David ! – Je voudrais avec toi me promener sur la montagne : de mon sentier tu écarterais chaque pierre ; – à midi nous baignerions nos pieds las dans l’eau fraîche, puis nous nous coucherions dans les vignes ; tu chanterais ; je t’exagérerais mon amour.
SAÜL,
qui a suivi tout cela comme s’il le disait lui-même.
Oui.
JONATHAN
Le soir viendrait : toi qui es fort… tiens : prends l’épée, – tu me défendrais contre les bêtes. – Je voudrais reposer, près de ta force ! – Ah ! j’étouffe ! – Tiens prends la pourpre. – Détache ce manteau.
Il aide David à l’en dépouiller.
SAÜL
Ah ! je ne devrais pas… voir.
JONATHAN
Ton épaule y paraît plus blanche… Et ma ceinture…
SAÜL
Ah ! je ne… Je me macère.
JONATHAN
Je ne sais si c’est ou de joie, ou de froid, ou d’angoisse de fièvre, ou d’amour que voici, maintenant, je frissonne, dans ma seule tunique de lin.
SAÜL
Comme il est beau dans la pourpre ! – Daoud !
Comme s’il l’appelait à voix basse.
DAVID
Jonathan ! Te voici plus beau dans ta blanche tunique que sous tes ornements royaux. – Je ne connaissais pas ton élégance ni ce que la faiblesse a donné de grâce à ton corps.
SAÜL
Ah !
DAVID
Jonathan, c’est pour toi que je suis descendu de la montagne, où ta fragile fleur au trop ardent soleil serait fanée. – Tu pleures ! – Vais-je pleurer aussi de tendresse ? Tu trembles ? Tu chancelles ? Console ta faiblesse entre mes bras…
SAÜL
Ah ! pas cela – pourtant pas cela…
JONATHAN, défaillant.
Daoud !
SAÜL,
se traînant comme fou, à voix haute.
Et Saül, alors ? – Et Saül !
JONATHAN, épouvanté.
Sauve-toi, David. Sauve-toi.
David, dès que Saül s’est montré, abandonnant douloureusement Jonathan, fuit, pas trop vite ; rejetant avec horreur derrière lui les ornements royaux. Jonathan tombe évanoui.
DAVID
Malheureux ! malheureux ! malheureux !
SAÜL
Et Saül !
Le regardant fuir avec stupeur, sans rien dire, s’approche de Jonathan, s’agenouille près de lui – lui prend le bras.
Il est trop maigre !… Allons, Jonathan !… parle-moi. – C’est moi, voyons ! – Je t’ai fait peur, je sais ; mais je ne te déteste pas… (Avec dégoût, rejetant le bras qu’il tenait.) Ah ! c’est plus faible qu’une femme ! (Penché vers lui.) Est-ce d’aimer David qui te pâlit ? – (Il court vers la droite, il appelle :) David ! Il fuit toujours ! Comme si c’était à lui d’avoir peur ! (Il court à gauche, relève le rideau.) Holà ! quelqu’un ! quelqu’un ! (Il appelle.)
LA CHAMBRE DE SAÜL
SAÜL,
entre en causant avec le grand prêtre.
Alors plus un seul ; – plus le moindre petit sorcier ?
LE GRAND PRÊTRE
Sa Majesté sait bien qu’on les a supprimés tous d’après ses ordres.
SAÜL
Je ne te demande pas cela ! – Je te demande si peut-être on n’en a pas oublié un petit.
LE GRAND PRÊTRE
Pas un seul.
SAÜL
Ce n’est pas pour punir, comprends-moi… au contraire… je voudrais qu’on en eût oublié… J’en cherche un… moi.
LE GRAND PRÊTRE
Tacet.
SAÜL
Tant pis. – Va-t’en. – (Le grand prêtre se retire.)
Que faire ? Rien ! rien ! – Le plus petit devin en saurait davantage. (Il court brusquement à la porte.) Ah ! grand prêtre ! grand prêtre !
Celui-ci reparaît.
Et ton Dieu ? Il se tait toujours.
LE GRAND PRÊTRE
Toujours.
SAÜL
C’est pourtant un peu fort ! – Qu’est-ce que je lui ai fait ? – Voyons, parle, toi, prêtre. Pourquoi se tait-il maintenant ? Il faudrait s’expliquer à la fin… Ah ! je voulais me justifier devant lui. – Je suis le prévenu – toi, mon juge : interroge.
LE GRAND PRÊTRE,
durant la scène, complètement abasourdi d’effroi.
Quoi ?
SAÜL
(Qu’il est stupide !)… Est-ce que je peux savoir, moi ? – Demande-moi… si j’ai vécu avec des femmes étrangères…
LE GRAND PRÊTRE
Oui.
SAÜL
Quoi : oui ? Je te dis de me demander si j’ai pris pour moi des femmes étrangères. Demanderas-tu ? malheureux, je te…
Il brandit son javelot.
LE GRAND PRÊTRE, tremblant.
Je te demande si tu as vécu avec des femmes étrangères ?
SAÜL, furieux.
Non, je n’ai pas vécu avec des femmes étrangères ! Entends-tu ? – Tu sais bien que je n’ai pas vécu avec des femmes étrangères. (Subitement calme.) Allons ! vite ! demande encore.
LE GRAND PRÊTRE
Encore quoi ?
SAÜL
Demande-moi… Enfin tu dois savoir ! Il y a bien des petits commandements…
LE GRAND PRÊTRE
Il y a les Commandements.
SAÜL
Eh bien ! dis-les, tes Commandements – Qu’attends-tu ? – Allons !
LE GRAND PRÊTRE, récitant.
Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude…
SAÜL
Et dépêche-toi, parce que j’attends le barbier.
LE GRAND PRÊTRE
Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face.
SAÜL
Non – pas comme cela. Interroge.
LE GRAND PRÊTRE
T’es-tu fait des images taillées, ou des représentations des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont ici-bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre ? (Saül hausse les épaules avec impatience.) Ne t’es-tu pas prosterné devant elles, et ne les as-tu point adorées ? car je suis l’Éternel ton Dieu, un Dieu fort et jaloux (Saül bâille) qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui…
SAÜL, soulagé.
Ah ! voici le barbier – tu continueras ça une autre fois.
Le grand prêtre sort.
SAÜL, LE BARBIER
SAÜL
Te voilà, petit barbier de mon cœur ! – Allume les flambeaux ; on n’y voit plus.
Le barbier arrange les flambeaux et ses instruments.
SAÜL, à part.
Je voudrais tant savoir que ce n’est pas David que je dois craindre ! Je ne peux pas… je ne peux pas le détester ! – Je veux lui plaire.
Le barbier fait signe qu’il est prêt.
Je t’ai fait appeler pour me couper la barbe.
LE BARBIER, au comble de la stupeur.
Couper la barbe !
SAÜL
Oui, la barbe. Elle me vieillissait décidément. Il est temps maintenant de prendre un air un peu plus jeune… car cela me rajeunira, n’est-ce pas ?
LE BARBIER
Incontestablement ! mais vous paraîtrez moins respectable.
SAÜL
Je ne tiens pas à paraître trop respectable. Allons es-tu prêt ? Je t’attends.
LE BARBIER
Non ! mais vraiment, c’est sérieux ce que dit le roi ?
SAÜL
Ah ! ça, barbier – tu trouves donc que j’ai une figure à plaisanter ! (Il rit.) Oui ! mais tu verras comme je plaisanterai mieux sans ma barbe… Allons ! Sérieusement, coupe-la.
LE BARBIER,
commence l’opération.
Une belle barbe, pourtant ! – C’est dommage.
SAÜL
Bah ! Elle me cachait. Il faut savoir prendre ses décisions brusquement. Comment me trouves-tu, dis, barbier ?
LE BARBIER
Fatigué.
SAÜL
Ah !
LE BARBIER
On voit que sa Majesté travaille beaucoup.
SAÜL
Oui ; j’ai dû travailler encore toute la nuit.
LE BARBIER
Ah ! maintenant que la reine n’est plus là, sa Majesté doit s’occuper beaucoup plus des importantes affaires du royaume.
SAÜL
Il y a des affaires plus importantes que celles du royaume – et qui ne regardent que moi.
LE BARBIER
Oh ! oui !
SAÜL
Quoi ?
LE BARBIER
Je dis : oh ! oui ! – Je veux dire : oh ! oui… c’est-à-dire : pour sûr qu’elles ne regardent que le roi – et que c’est même pour ça qu’il est si fatigué ; – d’être forcé de toujours tout garder pour lui ; peut-être aussi que sa Majesté se fait trop de souci de certaines choses… c’est vrai que si les Philistins…
SAÜL, interrogatif.
Les Philistins ?
LE BARBIER, achevant.
Reviennent.
SAÜL
Ah ! – reviennent !
LE BARBIER
Le roi sait bien que l’on dit qu’ils reviennent.
SAÜL
Il le sait ; – il le sait : mais…
LE BARBIER
Mais… si j’osais parler… Le roi cherche un sorcier ?
SAÜL
Ah ! tu sais…
LE BARBIER
Ou-i.
SAÜL
Et comment ?
LE BARBIER
Qu’importe ?
SAÜL
Tu connais ?…
LE BARBIER
Chchut ! – Oh ! mes ciseaux (il les laisse tomber) ; chut ! un instant ! Voilà ! voilà ! mé-con-nais-sable ! Je rajeunis le roi de dix ans !
SAÜL, anxieux.
Parle donc ! Tu connais… ?
LE BARBIER
Ou-i.
SAÜL
Un sorcier ?
LE BARBIER
Non : une sorcière.
SAÜL
Où ?
LE BARBIER
À Endor.
SAÜL
Ah ! la pythonisse ! – Comment donc l’avais-je oubliée ?
LE BARBIER
Quoi ! vous la connaissez aussi ?
SAÜL
Celle qui parle avec les morts, – oui, je l’ai vue, jadis ; – je l’avais oubliée. Je l’avais extraordinairement oubliée… Mais elle me connaît. – Alors tu dis que je suis méconnaissable ?
LE BARBIER
Que le roi prenne le miroir ; j’ai fini.
SAÜL
Oui – je ne suis pas mal ainsi… Oh ! cette ride !
LE BARBIER
La barbe la cachait un peu… Dois-je essayer ?…
SAÜL
Non ; laisse. – Laisse-moi.
Le barbier sort.
SAÜL
Méconnaissable ! Ma passion sert mon intérêt cette fois. J’irai. (Il va à la fenêtre qu’il ouvre.) Le ciel est bas. Un orage effrayant se prépare. Tout le sable du désert est soulevé. N’importe !
Il quitte la fenêtre. Il quitte la pourpre et s’affuble d’un vieux manteau.
Méconnaissable vraiment ! (Comme repassant une leçon.) J’ai à me défier de quelqu’un. (À genoux.) Mon Dieu ! faites que ce ne soit pas de David ! Je ne peux pas… je ne peux pas… (Il se relève)… Bah ! voilà trop longtemps que je n’ai plus prié. – Et puis quand je priais, c’était la même chose. Nous lutterons. Et ce n’est pas à moi de revenir. Il s’est écarté le premier. Ah ! je voudrais savoir… que ce n’est pas lui. (Le vent de la fenêtre souffle les flambeaux.) Ah ! le vent ! – Allons ! Allons !
Saül sort.
LA SORCIÈRE, puis LE ROI SAÜL
La scène représente l’intérieur d’une grotte pas très vaste ; au fond, à gauche, l’entrée ; vers la droite, un foyer, qui éclaire faiblement la grotte.
LA SORCIÈRE D’ENDOR
Encore ces quatre pains, ces racines – et puis, magicienne d’Endor, dernière prévoyance d’Israël, comme une flamme malade épuisée, éteins-toi. – Ceux auprès de qui je mendie se disent bons pour moi parce qu’ils ne me dénoncent pas au roi ; ils se taisent, mais ne me donnent plus à manger. – Roi Saül ! pourquoi nous avoir tous supprimés ? Un jour, pourtant, t’en souviens-tu ? fils de Kis encore sans couronne, tu vins à moi, gardeur des troupeaux de ton père ; tu cherchais vainement au désert quelques ânesses égarées ; c’est alors que moi, la première, je t’ai prédit la royauté. Et c’est depuis ce jour, roi Saül, qu’on prétend que tu prophétises ! – Que racontent tes prophéties ? Est-ce que tes lèvres aussi frémissent et ne peuvent se clore sous l’horrible pression du futur ? Quel avenir transpire à travers toi, que tu veuilles être seul à connaître ? puisque tu fais tuer les sorciers. Allons ! que dans le sépulcre ils se taisent ! Mais toi, roi Saül, te tais-tu ? – Quant à moi je m’en vais, usée ; comme sur la margelle d’une source, altérés d’inconnu, les hommes se penchaient vers mes lèvres, d’où ruissela la prophétie. Et les hommes ne m’ont pas aimée, car ils eussent voulu que je prédisse des choses heureuses, et car je prédisais au delà du bonheur. Et maintenant je pense qu’il n’est pas bon que l’homme sache l’avenir, car aucune joie de l’homme n’est durable plus que le temps de dire : je suis heureux – et qu’il faut se hâter de le dire, car pour dire : j’étais heureux, on a bien tout le temps qui reste ; et que le bonheur de l’homme est aveugle…
J’ai froid. Quel temps affreux ! Tous les crapauds des alentours sont venus se réfugier dans ma grotte ; la pluie déborde et le vent souffle, si glacé, que dehors j’ai pensé m’éteindre, avant même de mourir de faim. Jamais je ne m’étais sentie si défaillante. Par un tel temps, qui donc, si tourmenté de l’avenir, aura pu s’être mis en route ? Trois fois j’en ai douté, mais quatre fois la flamme a répété son signe : quelqu’un vient. Je me croyais pourtant bien ignorée. Préparons-nous à recevoir. Allons, flambeau dernier d’Israël ! jetons pour l’étranger qui s’approche une dernière lueur expirante – et puis, que le rideau retombe, pour la dernière fois soulevé, que se reclosent sur leur secret les bouches entr’ouvertes des morts – à jamais… à jamais !… ah ! ah ! ah ! il approche…
À ce moment la sorcière, agenouillée, se penche au-dessus du chaudron d’où semblent sortir des vapeurs : elle agite sa tête et son torse et parle d’une façon toujours plus haletante et exaltée. Il semble qu’elle voie dans l’eau du chaudron, comme dans un miroir, tout ce que son monologue raconte.
Il approche, l’étranger – qui connaît la route – il n’a même pas une torche en main… Je sens sur moi tomber, ah ! la fatigue de sa course ! – dans la montagne, ah ! de sa course ; il glisse dans le sentier plein d’eau – de la montagne ; le vent qui souffle – souffle dans son manteau ; – la fatigue – ah ! je crois que je vais mourir déjà ! – misérable ! une pauvre femme, vieille comme les soucis du monde, voudrait mourir sans être dérangée… – Il approche ! Il approche ! l’étranger ; – ah ! comme les ronces le déchirent ! Sa tête est nue ; il a l’air fatigué aussi mortellement que moi-même – misérable, misérable, ah ! comme moi. Il tombe à genoux. Ah ! qu’il prie ! Non, il se relève ; il court, il court dans le sentier de la grotte ; il tient un javelot dans la main ; – pitié sur moi ! je suis sans force aucune ; j’entends ses pas – ici ! Ici !
De plus en plus hagarde, la magicienne a relevé la tête. Au moment où elle dit : « Ici » – elle regarde autour d’elle de façon à faire comprendre que les deux foyers de vision – réelle et imaginaire – se sont rejoints.
Vais-je mourir ? (À voix toujours plus haute et enfin terminant par un cri.) Pitié sur moi ! Pitié ! Pitié ! (Saül paraît.) Saül ! !
SAÜL,
sur le seuil de la grotte, vêtu d’un grossier manteau de bure déchiré ;
l’air hagard ; les cheveux pleins de pluie, sur le front.
(Désolé.) Ah ! tu me reconnais ? Je n’ai pas l’air d’un roi pourtant !
LA SORCIÈRE, le visage contre terre.
Pitié, Saül ! Pitié sur moi très misérable.
SAÜL
Suis-je moins misérable que toi ?
LA SORCIÈRE
Pitié, Saül ! sur moi qui vais mourir…
SAÜL
N’aie donc pas peur de moi, pythonisse ! Je ne suis pas venu t’éprouver. Je suis venu pour t’implorer, et non pas pour que tu m’implores… (Il prend sa tête dans ses mains.) Ma détresse est intolérable.
LA SORCIÈRE
Est-ce le roi Saül qui parle ainsi ?
SAÜL
Oui, c’est Saül. Non, ce n’est pas le roi. – Ah ! pourquoi, pourquoi, pythonisse, m’avoir un jour prédit la royauté ? – Te souviens-tu combien j’étais beau sans couronne ? Le moindre berger des montagnes (j’en étais !) a plus de royauté dans son allure que ne m’en a donné toute ma pourpre couronnée ! J’en connais un qui, dès qu’il s’avance, domine… Quant à moi… (Il tombe assis sur une pierre) je suis fatigué.
LA SORCIÈRE, relevée.
Saül ! (Comme par condoléance et ne sachant que dire.) Par ce temps, la route était dure.
SAÜL
Ce temps ! ? – Est-ce qu’il pleuvait ? (Il tâte son manteau trempé.) Oui ! – J’ai froid. – Viens plus près de moi, j’ai besoin d’être consolé.
LA SORCIÈRE,
touche le front de Saül avec une grande tendresse.
Saül !
SAÜL
Quoi ?
LA SORCIÈRE
Rien. – J’ai pitié de toi, roi Saül.
SAÜL
Ah ! pitié ?… C’est vrai que je suis pitoyable… pythonisse ! voilà des nuits que… (il semble chavirer sur son siège) ah ! je défaille ! des nuits et des nuits que je cherche et que j’use mon âme à chercher…
LA SORCIÈRE
Chercher quoi ? – l’avenir ? Saül.
SAÜL, en prophète.
Tourments incomparables de mon âme !… (Se reprenant.) Je ne suis pas toujours si faible que ce soir ; – certains jours je parais encore raisonnable ; mais la route pour venir ici m’a tué ; – je n’avais rien voulu manger ce soir.
LA SORCIÈRE
J’ai quelques pains, – veux-tu ?
SAÜL
Non ; pas encore ; mon âme a plus faim que ma chair. – Mais, parle, pythonisse ; peux-tu faire venir un mort ?
LA SORCIÈRE, peinée.
Un mort… tu veux ! ? Mais qui ?
SAÜL
Qui ? – Samuel.
LA SORCIÈRE, épouvantée.
Il est trop grand !
SAÜL
Suis-je Saül ?
LA SORCIÈRE
Sois obéi. Tu domines encore.
Elle s’approche du foyer et fait tels gestes et simagrées propres à faire venir un mort.
Vois ! déjà la flamme s’agite. Écarte-toi.
SAÜL,
debout, tient son manteau devant son visage, mais de manière que seulement l’apparition
lui soit cachée, non de sorte que les spectateurs ne puissent le voir.
Samuel ! Samuel ! Samuel ! – Me voici. J’appelle et je crains ton apparition redoutable. Parle-moi, ah ! qu’un mot de toi m’accable, – m’accable ou me soulage ; je suis au bout de mon incertitude et mon inquiétude est plus dure que n’importe quelle parole de toi. – Pythonisse ! Pythonisse ! que vois-tu ?
LA SORCIÈRE
Rien encore.
SAÜL
Je n’ose regarder… Mon âme en moi semble bondissante et légère et comme si j’allais chanter… Je défaille, Pythonisse ! Pythonisse – que vois-tu ?
LA SORCIÈRE
Rien… Ah ! Ah ! Ah ! – Je vois un Dieu qui monte de la terre.
SAÜL
Quelle figure a-t-il ?
LA SORCIÈRE
C’est un vieillard qui monte, et il est enveloppé d’un manteau.
SAÜL, se prosterne.
Samuel…
L’OMBRE DE SAMUEL
Pourquoi m’as-tu troublé dans mon sommeil ?
SAÜL
Je suis dans une grande détresse. Les Philistins me font la guerre – et Dieu s’est retiré de moi.
L’OMBRE DE SAMUEL
Pourquoi donc me consultes-tu si l’Éternel s’est retiré de toi et s’il est devenu ton ennemi ?
SAÜL
Qui donc alors, si ce n’est toi, consulterais-je ? Il ne m’a répondu ni par les prêtres ni par les songes. Qui me dira ce que je dois faire à présent.
L’OMBRE DE SAMUEL
Saül ! Saül ! pourquoi mens-tu toujours devant Dieu ? Tu sais bien que du fond de ton cœur se soulève une autre pensée ; ce ne sont pas les Philistins qui t’inquiètent et ce n’est pas cela que tu venais me demander.
SAÜL
Parle alors, Samuel, toi qui sais mon secret mieux que moi-même. De toute part la crainte a assailli mon âme ; je n’ose plus regarder ma pensée. Quelle est-elle ?
L’OMBRE DE SAMUEL
Saül ! Saül ! Il est d’autres ennemis que les Philistins à soumettre ; mais ce qui te meurtrit est accueilli par toi.
SAÜL
Je soumettrai…
L’OMBRE DE SAMUEL
Il est trop tard, Saül ; – c’est maintenant ton ennemi que Dieu protège. Avant qu’il fût conçu dans le sein de sa mère, Dieu se l’était déjà choisi. C’est pour t’y préparer que tu l’accueilles ?
SAÜL
Mais quelle était ma faute alors ?
L’OMBRE DE SAMUEL
De l’accueillir.
SAÜL
Mais puisque Dieu l’avait choisi.
L’OMBRE DE SAMUEL
Crois-tu que Dieu, pour t’en punir, n’ait pas déjà connu de loin les derniers chancellements de ton âme ? – Il a posé tes ennemis devant ta porte ; ils tiennent ton châtiment dans leurs mains ; derrière ta porte mal close ils attendent ; mais ils sont depuis longtemps conviés. Tu sens bien aussi dans ton cœur l’impatience de cette attente : ce que tu nommes de la crainte, tu sais bien que c’est du désir.
Voici : maintenant, les Philistins dont tu parlais déjà se préparent. Dieu livrera tout Israël entre leurs mains. (Saül tombe de son long par terre.) La royauté sera pour toi comme une pourpre qui se déchire, comme de l’eau qui fuit entre les doigts mal clos de ta main…
SAÜL, soupirant.
Et Jonathan ?
L’OMBRE DE SAMUEL
Jonathan n’aura plus une goutte à boire, un pan de pourpre pour se couvrir… Ah ! malheureux Saül ! que fera de toi l’avenir si son annonce déjà t’accable ?
SAÜL
Éternel des armées ! mon avenir est dans vos mains puissantes…
Il tombe sans connaissance.
L’OMBRE DE SAMUEL
Oui, malheureux Saül ! qui tues les voyants et supprimes ceux qui expliquent les songes – penses-tu tuer l’avenir ? Voici, ton avenir s’est déjà mis en marche ; il porte une épée dans la main. Tu peux tuer ceux qui le regardent, mais tu ne l’empêcheras pas d’avancer : il avance, Saül, il avance : il est déjà si grand que tu ne peux empêcher nul de le voir.
Pourquoi, si tu ne peux m’entendre, m’avoir demandé d’apparaître ? Ma parole à présent provoquée continuera : désormais elle ne cessera pas de s’étendre ; si tu supprimais à présent les prophètes, les choses mêmes prendraient une voix ; et si tu te refusais à l’entendre, toi-même prophétiseras.
Dans trois jours, les Philistins te livreront bataille et l’élite d’Israël succombera. Vois ! la couronne n’est déjà plus sur ta tête. Sur celle de David, Dieu l’a posée : vois, Jonathan lui-même déjà la pose… Adieu Saül – ton fils et toi, tous deux, bientôt vous viendrez me rejoindre…
L’ombre disparaît.
LA SORCIÈRE, faiblement.
Moi plus vite encore, Samuel…
Silence.
SAÜL, comme s’éveillant.
J’ai faim.
LA SORCIÈRE,
elle est agenouillée près de Saül étendu.
Saül !
SAÜL, se soulevant.
C’est moi. – J’ai faim. – Voyons, femme, tu vois qu’il faut avoir pitié du roi. Je suis malade. Donne-lui quelque chose à manger…
LA SORCIÈRE
Pauvre Saül ! – J’avais gardé ces pains ; prends-les.
SAÜL, inconscient.
Dis : qui donc parlait ici tout à l’heure ? – (Il s’émeut.) Vieille femme, avec qui parlais-tu ? Voyons ! que suis-je venu faire ici ? – Réponds-moi vite : n’es-tu pas la sorcière d’Endor !…
LA SORCIÈRE
Pauvre Saül !
SAÜL
La sorcière ! – Non ! non ! tous les sorciers sont morts ! Saül a fait tuer tous les sorciers. La sorcière d’Endor est morte… (se dressant) ou va mourir.
LA SORCIÈRE, toujours agenouillée.
Ah ! Sans que tu la frappes, Saül : elle mourra bientôt ; – laisse-la…
SAÜL,
complètement réveillé, avec une agitation croissante.
Avec qui parlais-tu ?… N’était-ce pas avec… Qui t’a permis d’appeler Samuel ?
LA SORCIÈRE
Malheureux !
SAÜL
Ah ! je supprimerai ce qu’il a dit… Ce qu’il a dit, je veux le supprimer dans tes oreilles !… Moi-même, je ne me rappelle déjà presque plus.
LA SORCIÈRE
Malheureux !
SAÜL
Mais… mais je n’ai pas tout entendu… (Se tourne furieusement contre la sorcière.) Ah ! malheureuse aussi ! Tu vas parler !… Je me rappelle tout à présent ! – Je suis tombé… Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il dit ?
LA SORCIÈRE
Malheureux !
SAÜL
Ah ! ah ! tu parleras, sorcière ! –… A-t-il nommé ?… dis… parle… a-t-il nommé quelqu’un ?
LA SORCIÈRE
Pitié !
SAÜL
D’autre…
LA SORCIÈRE
Pitié, Saül !
SAÜL
Que moi…
LA SORCIÈRE
Pitié sur moi !…
SAÜL
Et Jonathan – pour…
LA SORCIÈRE
Non !
SAÜL
Allons ! tu sais tout à présent ! – pour me succéder sur le trône ?
LA SORCIÈRE
Non ! !
SAÜL
Tu mens !… tu mens ! ! – Quelqu’un, t’a-t-il dit, que j’aimais ?…
LA SORCIÈRE
Saül !
SAÜL
Oui ? – Tu sais tout… David ?
LA SORCIÈRE
Pourquoi l’as-tu nommé ?
SAÜL
Non ! non ! ne le dis pas ! Non ! non !
Il frappe la sorcière du bout de son javelot.
LA SORCIÈRE
Tu m’as blessée.
SAÜL
Non ! non ! – mais non ! Voyons, ce n’était qu’un petit coup de javeline ; – parle, achève – dis-moi que ce n’était pas lui.
LA SORCIÈRE,
appuyée sur un bras. Saül penché.
Saül ! tu m’as mortellement blessée ? Saül ! j’allais mourir ! Que ne m’as-tu laissée ? – Regarde – mon sang pâle coule sur ton manteau…
SAÜL
Non ! non ! je ne t’ai pas fait mal. Voyons – parle ! Tu peux bien attendre un instant pour mourir. (Suppliant :) – Ah ! réponds-moi.
LA SORCIÈRE
Laisse mon âme, ah ! s’endormir – tranquille ; – elle est calmée.
SAÜL
Non – pas encore…
LA SORCIÈRE
Roi Saül…
SAÜL
Quoi ?
LA SORCIÈRE
Roi déplorablement dispos à l’accueil – clos ta porte !…
SAÜL
Ah ! réponds-moi : – t’a-t-il nommé ?…
LA SORCIÈRE
Laisse mon âme, doucement, – elle s’enfonce…
SAÜL,
se prenant la tête dans les mains.
Ah !…
LA SORCIÈRE
Roi Saül !
SAÜL,
avec une dernière lueur d’espoir.
Quoi ?
LA SORCIÈRE, agonisant.
Clos ta porte ! ferme tes yeux ! bouche tes oreilles – et que le parfum de l’amour…
SAÜL, sursautant.
Quoi ?
LA SORCIÈRE, avec effort.
ne trouve plus l’accès de ton cœur. – Tout ce qui t’est charmant t’est hostile… Délivre-toi ! Saül !… Saül !
Elle meurt.
SAÜL,
se penche sur elle de plus en plus, à mesure que sa voix s’éteint, comme s’il
espérait toujours une révélation nouvelle.
Quoi ?… elle est morte.
Il regarde autour de lui ; le foyer s’est éteint ; la grotte est devenue très sombre.
Vais-je donc désormais m’agiter seul dans les ténèbres ?…
Il veut sortir et tâtonne.
La grande salle du premier acte ; les rideaux des deux côtés sont baissés hermétiquement. Saül, en roi, est assis sur le trône (pourpre, couronne et javelot). David, non loin sur une escabelle ou simplement à terre, joue de la harpe devant le roi.
DAVID
« … Autour de toi les hommes pieux applaudissent.
Les ennemis du roi sont mis en fuite.
L’Éternel protège le roi. »
Et voici le nouveau cantique que j’ai composé pour Saül :
« … Paroles pleines de charme, ruisselez, débordez de mon cœur
Je chante. Mon chant est pour le roi.
Qu’il soit comme celui d’un habile écrivain.
Pause.
Réveille-toi, mon luth !
Réveillez-vous, mon luth et ma harpe !
Que mon chant réveille l’aurore…
Pause.
Roi Saül ! monte sur ton char,
Défends la vérité, la douceur, la justice !
Monte sur-ton char, roi Saül !
Pause.
Tous les guerriers sont dans l’attente…
Dans l’attente les Philistins se réjouissent :
Saül dort ; Saül ne paraît pas !…
Pause.
Monte sur ton char, vaillant roi,
De peur que les ennemis de Dieu ne triomphent.
De peur qu’ils ne se réjouissent.
Pause.
Saül ! Saül ! réveille-toi ;
Mon luth retentissant t’accompagne ;
Ta droite se signale par de nouveaux exploits.
Pause.
Vaillant guerrier ! ceins ton épée,
Ta parure et la gloire.
Oui, – ta gloire ! »
SAÜL,
un peu gêné d’abord, puis bâillant, fait un geste pour que David cesse.
Tu ne sais pas quelque chose de plus gai ?
DAVID
Plus gai ?
SAÜL
Oui. – Tu t’étonnes ? – C’est que tu méconnais qui je suis… Allons ! laisse ta harpe, David ! causons. Nous sommes là pour nous distraire. – Dis : de quoi est-ce que j’ai l’air, David ?
DAVID
D’un roi.
SAÜL
Non ; – tu ne comprends pas ma demande. – Je veux dire : qu’est-ce que tu trouves surtout de remarquable en moi ?
DAVID
La royauté.
SAÜL, agacé, puis se ravisant.
Ah !… même sans barbe ?
DAVID
Sans barbe un peu moins.
SAÜL
C’est parce qu’on me voit mieux que je parais moins roi. – Oui, – c’est pourquoi j’ai fait couper ma barbe ; je me sentais moins roi que je n’en avais l’air… tandis que maintenant… Dis-moi qu’ainsi tu me préfères.
DAVID
Je préfère le roi.
SAÜL
Non, David : à présent je te parais plus jeune – et je le suis ; – en me vieillissant à tes yeux, elle ne pouvait pas me plaire – cette barbe royale… C’est à cause de toi que je l’ai fait couper… David…
David gêné se remet à jouer de la harpe. – Saül furieux, prêt à frapper.
David ! !
Geste de David.
Ne t’en va pas ! Je plaisantais. Je veux… – Causons encore, David ; – dis : Est-ce que tu pries Dieu, quelquefois ?
DAVID
Oui, roi Saül, souvent.
SAÜL
Pourquoi ? – Il n’exauce jamais les prières.
DAVID
Que peut bien demander le roi, pour n’être jamais exaucé ? – Que peut bien demander un roi ?
SAÜL,
hésitant sur ce qu’il va répondre – puis brusquement.
Et toi ? qu’est-ce que tu lui demandes ?
DAVID, confusément.
De ne jamais devenir roi.
SAÜL,
furieux d’abord, bondit sur David qui ne bronche pas, puis, penché sur lui, à
voix plus basse :
David ! David ! veux-tu que nous nous unissions contre Dieu ? – David, si c’était moi qui te la donnais, la couronne…
Il regarde fixement David, puis, troublé par son triste étonnement, son effroi, il prend le parti d’éclater de rire.
Ah ! Ah ! Ah ! tu vois qu’un roi sans barbe peut plaisanter ! (Il remonte sur le trône et s’y rassied ; furieusement :) Assez ! je ne veux pas être le seul qui plaisante. – Par l’Éternel ! tu m’as pris au sérieux, je crois vraiment… La couronne ! David ! Tu voudrais la couronne ! – ah ! ah ! fi ! Et Jonathan ? Tu n’y songes donc plus au faible Jonathan ? David ? – tu n’y songes donc plus, au faible Jonathan ? (David excédé veut sortir.) Allons ! le voilà qui veut partir encore ! Oiseau sauvage ! Rien ne peut donc t’apprivoiser… Chante alors ! – Allons, David ! Quelque chose de gai. (Geste de David.) Non ! Rien de gai ; tu ne sais rien de gai ! – Ah ça ! tu ne plaisantes donc jamais, David – avec ton Jonathan ? – jamais ! ! – Alors joue seulement ; ton chant d’ailleurs dérange ma pensée. – On ne peut pas toujours se distraire.
David commence à jouer de la harpe et joue jusqu’à la fin de la scène.
Ah ! Ah ! ce chant de harpe coule sur ma pensée… Moi aussi j’ai su louer Dieu, David – j’ai chanté pour lui des cantiques ; pour lui jadis ma bouche était toujours ouverte et ma langue immodérément agitée ; – mais, de peur de parler, mes lèvres à présent sur mon secret se sont closes – et mon secret, vivant en moi, crie en moi de toutes ses forces. (Saül s’exalte et commence à parler comme dans le délire.) Je m’use à demeurer silencieux. Depuis que je me tais, mon âme se consume ; comme un feu vigilant son secret l’use jour et nuit…
Pause, avec un léger arrêt de la musique.
Horreur ! horreur ! horreur ! – ils veulent savoir mon secret et je ne le sais pas moi-même ! Il se forme lentement dans mon cœur… Mais la musique le soulève… Comme un oiseau se heurte aux barreaux de sa cage, il est monté jusqu’à mes dents ; vers mes lèvres il bondit, il bondit et veut s’élancer au dehors… ! David ! mon âme est incomparablement tourmentée ! – Mes lèvres ! qui nommez-vous ? Serrez-vous, lèvres de Saül ! Clos ton manteau royal, Saül ! tout alentour t’assiège ! – Bouche tes oreilles à sa voix ! Tout ce qui vient à moi m’est hostile ! – Fermez-vous, portes de mes yeux ! Tout ce qui m’est délicieux m’est hostile. – Délicieux ! délicieux ! que ne suis-je avec lui, près des ruisseaux, gardeur de chèvres ? – je le verrais le long du jour. Que ne suis-je égaré dans l’ardeur du désert, comme jadis, hélas ! chercheur d’ânesses ; dans la chaleur de l’air je brûlerais ! je sentirais alors moins brûlante mon âme – que le chant active – et qui s’élance – de mes lèvres – vers toi – David – délicieux…
David jette à terre la harpe qui se brise. Saül semble se réveiller.
Où suis-je ?
David ! David ! mais reste donc…
DAVID
Adieu ! Saül ! Plus pour toi seul désormais ton secret est intolérable…
Il sort.
FIN DU TROISIÈME ACTE
Il fait nuit, mais pas très sombre ; la scène assez étroite représente un jardin où une colline vient brusquement finir ; à gauche, une source ruisselle ; des cyprès plantés régulièrement l’entourent.
JONATHAN, SAKI, puis DAVID
JONATHAN
Tu es sûr que c’est bien ici ? – Oui – voici la fontaine et les cyprès. – Saki ! comme la nuit y paraît belle ! Ah ! si j’avais connu ce jardin, j’y serais venu déjà souvent… Et alors, pour monter sur ce plateau ?
SAKI
Oh ! on est obligé de faire un long détour.
JONATHAN
Oh ! oh ! c’est bien cela… c’est bien cela !
SAKI
Quoi donc, prince ? Que cherchez-vous ?
JONATHAN
Un oiseau, petit ; voilà pourquoi j’ai pris mon arc ; on m’a dit que chaque nuit il volait au-dessus de cette fontaine, et se posait là-bas… tiens ! le vois-tu ? le vois-tu ?
SAKI
Non.
JONATHAN
Regarde ! regarde comme il vole ! il tourne, il tourne comme s’il allait bientôt se poser.
SAKI
Mais je ne vois rien du tout, moi.
JONATHAN
Attention ! le voilà à terre… chutt ! Comment ? tu ne vois rien ? près de cette pierre blanche, là-bas ! Tiens : suis bien où va voler ma flèche… Touché ! cours vite, vite ! rapporte ou ma flèche ou l’oiseau.
Sitôt que Saki s’est éloigné, David sort de derrière un buisson.
DAVID
Jonathan !
JONATHAN
Ah ! David ! J’ai pensé mourir d’inquiétude. Parle vite ! nous n’avons qu’un instant. – Saki va revenir… Mais pourquoi ce jardin ? N’étions-nous pas mieux dans le palais pour nous voir ?
DAVID
Non, Jonathan. Ici je ne dois plus être vu par personne. Je pars. Cette nuit c’est un adieu que je te dis.
JONATHAN
Ah ! Daoud ! un adieu ! Et quoi ! tu partirais !
Il s’assied sans force au bord de la fontaine.
DAVID
Ah ! Jonathan ! ma force ne me suffit pas pour te quitter ; il faut aussi la tienne. Ne faiblis pas. Redresse-toi !
JONATHAN
Loin de toi, tout plaisir m’abandonne… Tu partirais !
DAVID
Je dois partir… Saül… (Hésitant.)
JONATHAN
Parle ; mon père…
DAVID
Ne tolère plus ma présence. – Il m’a…
JONATHAN
Il t’a frappé !
DAVID
Oui… frappé !… frappé… Tu sais son humeur irritable. – Ah ! Jonathan ! relève-toi. Je te reverrai, Jonathan.
JONATHAN
Où vas-tu ? – Loin de toi je suis sans force…
DAVID, hésitant d’abord.
Où je vais… maintenant ? – Chez les Philistins.
JONATHAN
Les Philistins ! !
DAVID
En hâte comprends-moi. Saki va revenir ; je ne veux pas qu’il me surprenne… Si ton père apprenait !… mais tout l’important reste à dire. Écoute : de nouveau les Philistins s’apprêtent. Ton père est inquiet ; je ne sais pas ce qui le trouble, mais son esprit n’est pas prêt à la guerre – et si les Philistins attaquent, c’est pour lui la défaite assurée. – Les Philistins attaqueront ; cela est sûr et c’est pourquoi, moi, je veux me mettre à leur tête ; il semblera que c’est contre toi que je marche, mais si j’enlève la couronne à Saül, ce sera pour te la redonner.
JONATHAN,
comme s’il n’avait rien entendu.
Les Philistins ! Daoud – Toi chez les Philistins !
DAVID
Ah ! comprends-moi !… Jamais ! si je pensais que ton père pût vaincre ; mais tu sais qu’un souci l’occupe ; rien ne l’en peut distraire – et le dérangement de son âme se retrouve dans son armée. Les soldats à présent sont rétifs ; il ne sait se mettre à leur tête.
JONATHAN
Et moi ?
DAVID
Toi, Jonathan… Hélas ! vous succomberiez tous les deux. – Ah ! laisse-moi vaincre et pour vous. Mais écoute, et suis bien ce que je vais te dire. Si tu vois, au soir du second jour, l’autre armée, campée au haut de la colline – de celle-ci qui fait face à la ville, – la colline de Guilboa, ne crains rien : voici ce que tu devras faire.
JONATHAN
Parle : ce que tu diras je le ferai.
DAVID
Au fond de ce jardin, cachée sous des citronniers et des ronces, est l’entrée d’une grotte très vaste ; j’y attendrai toute la nuit ; sois sans crainte ; je ne crois pas qu’aucun en connaisse l’entrée ; viens sans flambeau qui te trahisse ; le ciel est pur et la lune luira pleine cette nuit-là. Ce n’est pas précisément une grotte, mais une sorte de caverne entr’ouverte où l’on revoit le ciel après qu’on a franchi le mauvais pas. Je t’attendrai ; je guiderai tes pas dans l’ombre… Nous parlerons. Nous dirons comment nous devrons…
On entend Saki chanter.
JONATHAN
Ah ! quoi ? – Parle !
DAVID
Saki revient. Jonathan ! Jonathan ! mon frère ! mon âme a sangloté d’amour… Adieu ! n’oublie pas… (Il s’éloigne, et se retournant :)… Plus que mon âme, – ah ! Jonathan ! plus que mon âme.
JONATHAN
Assez, David – assez ! ou tu vas emporter ma vie.
SAKI
Prince ! L’oiseau s’est envolé ; je n’ai pu retrouver que la flèche.
JONATHAN
Viens.
Ils sortent.
SAÜL, UN DÉMON NOIR
Le désert. Une aride plaine de sable vaguement mamelonnée. Soleil ardent. À gauche, étendu sur une dune, le démon vêtu d’un énorme manteau brun qui traîne et s’étend sur le sable.
SAÜL,
entre par la droite, nu tête, un bâton noueux à la main : il n’a pas le
manteau royal, mais seulement les vêtements de dessous.
Attention ! c’est sous un tel soleil que la sagesse des rois s’évapore. – Qu’est-ce que j’étais donc venu chercher ?… Ah ! des ânesses… toute trace se perd ainsi que de l’eau dans le sable… (Il se penche à terre puis sursautant.) Brr ! ! – Un serpent.
LE DÉMON, immobile.
Te fera pas de mal…
SAÜL, pas très surpris.
Quoi ?
LE DÉMON
Je dis qu’il ne te fera pas de mal, à toi… Ah bien, voyons ! tu ne vas pas avoir peur des serpents à présent, vieux monarque !…
SAÜL
Ce petit estropié me manque de respect…
Il s’approche pour le battre.
LE DÉMON
Il faut avouer, roi Saül, que, sans barbe, tu n’es plus tellement respectable. (Le roi le frappe et le stimule avec son bâton.)… Ah ! non ! non ! ne me chatouille pas, tu me ferais trop rire !
Il se tord. Le roi aussi.
Roi Saül, où as-tu laissé la couronne ? Est-ce à David ?
SAÜL, porte la main à sa tête.
J’ai un peu sauté dans le désert. Elle sera tombée.
LE DÉMON
Prends garde au soleil du désert : tu n’as plus assez de cheveux pour rester ainsi sans couronne. – Prends mon chapeau. (Il lui passe sa toque que le roi met.) Roi Saül, où as-tu laissé ton manteau ? – Ton beau manteau de pourpre, roi Saül ? – Est-ce à David ?
SAÜL
J’avais trop chaud… Il fait très chaud dans le désert.
LE DÉMON
Oui. Mais, la nuit, il fait très froid dans le désert. Prends ma cape.
SAÜL
Et toi ?
LE DÉMON
J’ai l’habitude du désert.
SAÜL, le dépouille.
Tiens ! tu ne m’avais pas dit que tu étais très beau…
LE DÉMON, tout nu.
Oh ! un peu noir peut-être…
SAÜL
Mais non, mais non.
LE DÉMON
Ça dépend des goûts. (Saül s’est revêtu de l’énorme manteau qui traîne derrière lui.) Et où as-tu laissé ton sceptre – dis ?
SAÜL, machinalement.
À David… C’était trop lourd. Ce bâton là vaut mieux dans le désert.
LE DÉMON, tend la main.
Montre un peu. – Mais, roi Saül ! C’est un serpent.
SAÜL
Petit plaisant ! – (Il rit) un serpent ! un serpent ! – ah bien non ! voyons ! pas de farces ! (Le bâton devenu serpent se sauve.) Cours après. (Le roi se met à quatre pattes.)
LE DÉMON,
qui s’est dressé tout debout sur le monticule.
Il faut avouer que tu n’as plus trop l’air d’un roi, comme ça. (Il rit.) – (Saül revient.) Sais-tu à quoi je t’ai reconnu, Saül ? – À ta beauté.
SAÜL,
admirable dans son manteau de fou – anxieusement.
Ah ! vraiment, dis ? Je parais encore…
LE DÉMON
Comme il y a longtemps que je ne t’avais vu ! Jeune Saül, tu vins ici déjà, t’en souviens-tu ? – C’était pour chercher des ânesses…
SAÜL, sanglotant.
Ah ! mes ânesses ! !
LE DÉMON
Roi Saül ! Où as-tu laissé tes ânesses ?
SAÜL
Tu sais où, dis – tu sais où, toi ?
LE DÉMON, le tirant par un pan du manteau.
Viens, veux-tu ? Nous les chercherons ensemble. (Ils s’éloignent derrière la dune. On entend :) Oh ! dis, roi Saül ! je suis fatigué ; porte-moi.
SAÜL, caressant.
Petit ! Petit !…
La cour du palais comme au premier acte. Du peuple se presse pour voir, mais laisse un passage libre de l’entrée de droite au trône – par où le roi va venir. – De côté, à droite, le barbier et Johel observent la foule et causent à voix basse. La plupart tournent le dos au public.
LA FOULE, puis SAÜL et JONATHAN
PREMIER HOMME
Et alors ?
DEUXIÈME HOMME
Alors on l’a ramené au palais.
PREMIER HOMME
Il chantait toujours ?
DEUXIÈME HOMME
Je crois bien, qu’il chantait ! – et qu’il dansait aussi ! on ne pouvait pas le retenir.
TROISIÈME HOMME
Le prince avait voulu qu’on lui mît ses vêtements et sa couronne, mais il sautait tellement qu’elle ne pouvait pas lui tenir sur la tête.
Ils rient.
QUATRIÈME HOMME
C’est tout de même contrariant ! – pour une fois qu’on se choisit un roi…
CINQUIÈME HOMME
David, lui, s’est choisi tout seul.
TROISIÈME HOMME
Mais on dit qu’il ne veut pas être roi ?
CINQUIÈME HOMME
Avec ça ! qui est-ce qui ne veut pas être roi ?
DEUXIÈME HOMME
Tu voudrais l’être, toi ?
PREMIER HOMME
Et qu’est-ce que tu ferais si tu étais roi ? dis ?
CINQUIÈME HOMME
Je commencerais par flanquer David à la porte.
Ils rient.
UN SIXIÈME HOMME, qui s’approche, hostile.
Qui est-ce qui dit du mal de David ?
TROISIÈME, QUATRIÈME ET CINQUIÈME HOMME
Personne ne dit du mal de David.
SIXIÈME HOMME
Attendez seulement qu’il revienne, et vous verrez si c’est lui qu’on flanquera à la porte – ou Saül.
PLUSIEURS
Oh ! Saül ? ! – Saül ? !
Avec l’air de dire qu’il ne vaut pas grand’chose, mais pas en affirmation.
UN VIEUX JUIF,
qui s’est approché, au deuxième homme.
Et qu’est-ce qu’il disait, Saül ?
DEUXIÈME HOMME
Est-ce qu’on sait ? Il criait sans savoir quoi.
TROISIÈME HOMME
Il ne sait seulement pas ce qu’il dit.
LE VIEUX JUIF
Il faut toujours écouter les prophètes.
QUATRIÈME ET CINQUIÈME HOMME
Mais Saül n’est pas un prophète.
Le groupe se grossit toujours.
SEPTIÈME HOMME
Si ! si. Saül est un prophète ; moi j’étais là quand il a dansé devant Samuel.
HUITIÈME HOMME, au septième.
C’est vrai que Samuel a béni David avant de mourir ?
UN ENFANT
C’est vrai que le roi Saül a fait couper sa barbe ?
Tous rient. Le groupe se défait, ou plutôt s’élargit, change la conversation de place.
NEUVIÈME, DEUXIÈME ET TROISIÈME HOMME
Mais oui, c’est vrai.
PREMIER HOMME D’AUTRES
Quelle farce ! !
Qui l’a vu ?
Comment ! toute la barbe ?
DIXIÈME HOMME
Moi, je ne trouve pas ça bien, un roi sans barbe.
QUATRIÈME HOMME
Mais David n’a pas de barbe.
DIXIÈME HOMME
Il n’a pas encore de barbe…
CINQUIÈME HOMME
Et puis David est beau.
QUATRIÈME HOMME, au dixième.
Et Jonathan ?
PLUSIEURS
Oh ! Jonathan ! Lui ! quand il en aura !
D’AUTRES, du côté droit – avec rumeur.
Chutt ! – chutt ! Voilà le roi.
UN, à voix très haute.
Pourquoi chutt ? !
RUMEURS
C’est vrai ! c’est vrai qu’il n’a plus de barbe !
PREMIER HOMME, à un groupe.
Ne criez donc pas comme ça !
UN DU GROUPE, se retourne vers le premier.
Oh ! depuis l’autre jour, il n’entend rien de ce qu’on lui dit.
CINQUIÈME HOMME OU UN AUTRE
C’est vrai qu’il a l’air malade !
SIXIÈME HOMME
Et Jonathan donc !
CINQUIÈME HOMME ET D’AUTRES
Oh ! lui ! !…
UN PREMIER DU RANG, par conséquent loin du public.
Ne poussez donc pas !
UN PETIT
Jacob ! Jacob ! hausse-moi. Je veux voir le roi sans barbe.
Tous rient : un recul annonce l’approche de Saül ; la foule se sépare étroitement des deux côtés du trône de façon que les spectateurs puissent voir le roi avancer.
Durant toute cette partie de la scène, on comprend que le roi approche et que les acteurs peuvent le voir, mais il est encore caché aux spectateurs.
PREMIER HOMME
Pourquoi est-ce qu’il entre seul comme ça ? Je croyais qu’il avait des gardes avec lui…
PREMIER HOMME
Oh ! maintenant ! plus personne ne l’écoute ; quand il appelle, tout le monde s’en va.
Saül s’avance en hésitant, comme un homme ivre, ou mieux comme quelqu’un qu’une foule moqueuse et hostile environne ; il a le regard d’un fou, tantôt haineux, tantôt inquiet ; il s’appuie sur Jonathan, qui défaille, et dont le regard honteux et triste implore le peuple.
Aux dernières paroles, Saül brandit ridiculement son javelot : – mouvement de recul dans la foule.
TROISIÈME HOMME
Mais n’ayez donc pas peur : c’est un javelot sans fer au bout.
PREMIER HOMME
C’est vrai qu’on ne lui laisse plus d’armes ?
DEUXIÈME HOMME
On a rudement raison.
CINQUIÈME HOMME
Il paraît qu’il a voulu tuer David…
On sent que Jonathan souffre horriblement de toutes ces paroles ; aux dernières, quelqu’un de la foule lance un fruit blet, qui s’aplatit sur le dos de Saül.
QUELQU’UN, haineusement.
Attrape !
Quelques autres se retournent avec indignation. – Bousculade. – Tapage. Le roi monte sur le trône ; près de lui, debout, Jonathan, la tête dans les mains. Saül fait des gestes comme quelqu’un qui voudrait parler.
ON CRIE
Silence ! – Silence !
SAÜL, debout.
Chers Hébreux !
Beaucoup se tordent de rire.
D’AUTRES
Qu’est-ce qu’il a dit ? – Qu’est-ce qu’il a dit ?
SAÜL
Cher peuple hébreu !
On se tord de plus belle. Inquiétude visible du roi. Il parle lentement et difficilement, cherchant ses mots.
À la veille de livrer une importante bataille…
Sa voix est couverte par une grandissante rumeur venue de gauche : on se presse ; on voit qu’on interroge. L’attention se porte vers de nouveaux venus ; dans le tumulte croissant, où achève de se perdre la voix du roi, on distingue ces paroles :
Oui ! sur la colline de Guilboa…
D’AUTRES
Quoi ? Quoi ?
LES PREMIERS
L’armée de David… des Philistins, oui. – On peut la voir de la place…
D’AUTRES
Où donc ? Où donc ?
Une voix forte domine à ce moment toutes les autres et crie solennellement :
Roi Saül ! L’armée de David a campé sur la montagne de Guilboa !
TOUS
Allons voir ! Allons voir !
Tumulte, débandade.
DES PETITES FILLES
Vite ! vite ! !
JONATHAN,
relève la tête qu’il a tenue jusqu’alors cachée dans ses mains ; il semble
sortir d’un rêve ; regarde autour de lui ; regarde Saül – on l’entend
dire :
Le soir du second jour ! – Ah ! David ! David !
Il part comme transporté de joie ou d’inquiétude dans la direction opposée à celle qu’a prise le peuple. Et pendant cette scène :
SAÜL,
qui se fâche et crie comme un maître d’école après des élèves :
Mais voulez-vous bien rester ! Mais voulez-vous bien… quand je parle ! Mais voulez-vous… !
Il fait le geste de courir après ; puis jette maladroitement son javelot ; puis va piteusement le ramasser. La scène est maintenant vide. Sur les marches du trône, un enfant sanglote ; c’est Saki. Le roi revient.
LE ROI, SAKI
SAÜL
Toi ! Saki. (Il s’approche et très tendrement :) C’est à cause de moi que tu pleures ? –… Pauvre Saki… (Saki pleure toujours. Le roi s’arrête, gêné, entre chaque phrase.) Il ne faut pas avoir pitié de moi… Tu m’aimes donc !
SAKI, sanglotant.
Ils vous ont tous laissé – tous laissé…
SAÜL
Et c’est à cause de cela que tu pleures ! petit Saki… Mais ça n’est pas sérieux, tu comprends… (oh ! je voudrais consoler cet enfant !…) Tu m’aimes donc un peu ? Saki.
SAKI
Oh ! beaucoup ! beaucoup !…
SAÜL
Tiens ! ! – Et pourquoi ?
SAKI
Vous êtes bon pour moi.
SAÜL
Moi ! – bon ?
SAKI
Oui ; la nuit sur la terrasse vous me faisiez boire…
SAÜL, avec dégoût de lui-même.
Ah !… du vin.
SAKI
Et puis… et puis…
SAÜL
Quoi ?
SAKI
Vous êtes seul.
SAÜL,
avec une émotion très nouvelle peu à peu.
Mais, tu vois bien que non, mon Saki : te voilà. – Ah ! je ne savais pas que j’attristais quelqu’un. – Comment faire ?
Entrent plusieurs officiers du palais, précédés du grand prêtre ahuri.
LE GRAND PRÊTRE,
comme s’il avait quelque chose de très important à dire.
Roi Saül…
SAÜL, l’interrompant.
Laissez-moi ! – vous voyez bien que je suis en train de causer…
Les autres ressortent avec des gestes de renoncement.
SAÜL, par jeu.
Ça t’amuserait d’être roi, Saki ?
SAKI
Oh ! non !
SAÜL
Comment ! tu ne voudrais pas être le roi ?
SAKI
Je ne sais pas.
SAÜL
« Je ne sais pas »… Voyons ! veux-tu essayer ma couronne ?
Saül l’a prise, l’approche de la tête de Saki.
SAKI, qui la repousse.
Non…
SAÜL, renonçant pour un instant.
Dis-moi, Saki – pourquoi est-ce que tu n’as pas suivi David ?
SAKI
Je ne sais pas…
SAÜL, de plus en plus agacé.
« Je ne sais pas »… Tu n’aimes donc pas David ?
SAKI
Oh ! si… mais…
SAÜL
Mais ?
SAKI
Je préfère rester avec vous.
SAÜL
Mais je croyais, Saki, que tu me quittais pour Jonathan… Ces derniers soirs, sur la terrasse, tu me laissais…
SAKI
Pour Jonathan – oui…
SAÜL
Eh bien ! David, Jonathan – ils sont ensemble, n’est-ce pas ?
SAKI
Souvent, oui.
SAÜL
Et ils sont plus amusants qu’un vieux roi.
SAKI
Oh ! vous n’êtes pas vieux, roi Saül !
SAÜL,
qui n’a pas remis sa couronne, mais la garde sur ses genoux, la tient de temps
en temps comme pour la mettre sur la tête de Saki, mais se reprend sitôt que celui-ci,
qui est assis à ses genoux, lève la tête.
Tu trouves ? Tu crois que je sais encore plaisanter ?
SAKI
David et Jonathan ne plaisantent pas, eux.
SAÜL
Ah ! et qu’est-ce qu’ils font ?
SAKI
Rien.
SAÜL
Ah !… et qu’est-ce qu’ils disent ?
SAKI
Rien.
SAÜL
Ils parlent ?
SAKI
Oui.
SAÜL
Et qu’est-ce qu’ils disent ?
SAKI
Je ne sais pas.
Il baisse la tête de plus en plus, par espèce de confusion – de sorte que Saül brusquement lui enfonce la couronne sur la tête, – Elle lui descend sur les yeux.
SAÜL, par plaisanterie forcenée.
Ah ! tu ne sais pas !… Couic ! ! – La couronne !
SAKI, épouvanté.
Oh ! qu’est-ce que c’est ?
SAÜL
C’est la couronne !
SAKI
Elle tombe sur mes yeux… Je n’y vois plus !
SAÜL, éclatant de rire.
« Je n’y vois plus » ! ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
SAKI
Elle me fait très mal… Oh ! enlevez-la moi, roi Saül !
SAÜL,
maintient et enfonce la couronne avec les deux mains.
Qu’est-ce que dit David ?
SAKI, sanglotant.
Mais rien – je vous assure ! – oh ! enlevez-la !
SAÜL,
tape sur les mains de Saki qui se débat.
Laisse ! Laisse !… C’est pour rire. – Et Jonathan qu’est-ce qu’il dit ?
SAKI
Rien, – roi Saül. – Je vous le jure.
SAÜL
« Rien ; rien » – Et quoi ?…
SAKI
Il l’appelle « Daoud ».
SAÜL
Je le savais – mais quoi ?
SAKI, désespéré.
Mais rien ! mais rien ! mais rien, roi Saül !
Saül, tragique, enlève la couronne – Saki la main sur son front :
Voyez ! ! Je saigne.
SAÜL, presque triomphant.
Ah ! tu vois bien que je ne suis pas bon !
Puis, brusquement, se penche, avec une grande tendresse :
Je t’ai fait mal, Saki ?
Saki, dont l’épouvante dure, se dégage du geste de Saül, se lève et va lentement sortir à reculons, pendant que Saül :
Et qu’est-ce qu’on a dit quand on m’a rattrapé ? Que j’étais fou ? – dis ? (Intimement.) Dis ? tu savais que je m’étais sauvé ? Dis ? – Mais à présent on ne me laisse plus sortir sans couronne… C’est Jonathan qui veut… (Il semble s’apercevoir seulement alors que Saki veut s’échapper et au moment où celui-ci se retourne une dernière fois avant de fuir.) Ô Saki, tu t’en vas (très tristement), tu disais que tu m’aimais, Saki ?… (Saki touché revient tout contre le roi qui se penche, et confidentiellement :) Écoute : mes ânesses ! tu sais bien, mes ânesses… eh bien ! je sais où elles sont ! ! ! – Veux-tu ? nous allons les chercher ensemble !… (Ils sortent.) Nous nous échapperons ! nous nous échapperons ! !…
Ils sortent.
Une grotte, ou plutôt une caverne dont la voûte du côté gauche est effondrée : elle laisse entrer la clarté de la pleine lune, parmi des broussailles et des lianes : blocs de rochers à gauche ; à droite la partie protégée par la voûte reste très sombre ; un sentier en pente y mène par le fond, à droite ; c’est par là que descend Saül, tâtant du pied.
SAÜL et le DÉMON, puis DAVID et JONATHAN
SAÜL
Tiens ! une source… On glisse. J’ai failli tomber. La terre est mouillée. – Où me fais-tu venir ?
LE DÉMON
Tacet.
SAÜL
Est-ce ici ? – Allons ! réponds. C’est toujours la même chose ! – Il ne faut pas croire que tu me fasses venir où tu veux, pour ne rien retrouver de ce que je cherche. – (Il avance vers la gauche.) Tiens ! c’est assez curieux par ici ! – On n’y est pas mal pour causer… Au fond, tu sais, je n’y tiens pas tant que cela, à mes ânesses… Seulement, à mon âge, tu me fais trop marcher ! – Je peux être fatigué, tu comprends. (Il a cherché un endroit pour s’asseoir et est revenu sur la droite ; il s’assied sur une sorte de banc naturel, dans la partie obscure de la grotte.) Mets-toi là. (Il indique vaguement en face de lui. Le démon fait geste de s’asseoir.) Non ! ne t’assieds pas par terre : c’est trempé. (Il lui passe la couronne.) Mets-toi là-dessus. (Le démon s’assied sur la couronne.) D’abord, tu vas me raconter… (Il éternue ; avec le geste de quelqu’un qui s’enrhume :) Seulement si ce n’est pas pour les ânesses, pourquoi m’as-tu fait venir ici ? (Il éternue.)
LE DÉMON
– vous bénisse !
SAÜL
Dis ?
LE DÉMON
Hi ! hi ! hi !
SAÜL
Ah ! mais je n’aime pas qu’on rie quand je ne plaisante pas.
LE DÉMON
Hi ! roi Saül ! c’est tellement drôle ! Sais-tu qui tu vas voir ici ?
SAÜL
Ah ! Saki ! je suis si peu en train de rire, à présent ! Parle, voyons, qui va-t-on voir ?
Il se lève et va vers le démon.
LE DÉMON
Chut ! Chut ! Écoute seulement.
Bruit de pas et de voix qui se rapprochent, de gauche.
SAÜL
Ah ! – David !
LE DÉMON
Et ?
SAÜL, murmurant.
Jonathan !
LE DÉMON
Dis merci !
DAVID,
paraît avec Jonathan. Ils sont éclairés par la lune.
… Trois fois ! Par trois fois je ferai sonner de la trompe. Dès la première, apprête-toi. Ce sera peu de temps avant l’aube… Persuade Saül. – À la troisième, de rien plus je ne pourrai répondre. Il faut qu’avant le jour, ici, tous deux vous soyez réfugiés.
SAÜL,
il fait geste de s’avancer vers eux ; le démon le tire en arrière par le
manteau.
Oh ! Oh ! mais c’est la trahison qu’il conseille !
LE DÉMON
Si tu te montres, ils s’enfuiront.
JONATHAN
Adieu, David.
DAVID,
pose son front sur l’épaule de Jonathan.
Ah ! Jonathan !
LE DÉMON, fait reculer Saül.
Viens ! viens ! dis ! couchons-nous. Laisse-les s’approcher. Fais semblant de dormir. Tu verras de plus près.
Saül se couche où il était d’abord assis. Le démon disparaît.
DAVID, relevant le visage.
Adieu. Pars maintenant. Laisse-moi seul un peu. J’ai besoin de prier encore.
JONATHAN
Et qu’est-ce que tu demandes à Dieu ?
DAVID
Ne le sais-tu pas, Jonathan ? Ah ! d’écarter de moi cette couronne !
SAÜL, persiflant, à part.
Comme c’est simple !
LE DÉMON
Chut !
JONATHAN
Adieu !
David s’agenouille parmi les rochers, tournant presque le dos au public. Jonathan s’écarte vers la droite. Il aperçoit Saül et revient précipitamment vers David.
David ! David ! mon père est là.
David, absorbé dans sa prière, ne bouge pas. Jonathan, éperdu :
Mon père est là, David !
DAVID, toujours en prière.
C’est que je n’ai pas fini de prier. Laisse !
JONATHAN,
s’écarte de nouveau et regarde vers Saül.
(À David.) Il dort.
La clarté de la lune, qui, durant foute la scène, se déplace lentement vers la droite, touche maintenant la couronne de Saül restée à terre.
Ah ! sa couronne a roulé à terre…
DAVID
C’est que je n’ai pas encore assez prié. – Laisse !
Silence. Immobilité.
SAÜL
Est-ce qu’il ne va pas s’approcher ?
David se relève.
JONATHAN
Que feras-tu ?
DAVID
Vois.
Il ramasse la couronne et la dépose à côté du front de Saül.
Tu le lui diras, Jonathan. Il faudra le persuader.
SAÜL, à part.
Comme je tremble ! Il va comprendre…
JONATHAN
Il ne me croira pas…
DAVID,
revenant avec une idée subite.
Ah ! (Il tire son épée et taille en plein manteau royal un grand pan de pourpre qu’il enlève.) Qu’il sache que c’est moi ; que, prenant ce pan de manteau, je pouvais lui prendre la vie. – Attention ! il s’éveille ! Viens, fuyons !
Ils sortent par la gauche.
SAÜL,
se dresse, s’avance vers la clarté de la lune, se regarde, mal vêtu, comme
indécemment par le manteau dépecé ; puis, ricanant :
Comme ils sont bons pour moi !
FIN DU QUATRIÈME ACTE
Il fait nuit. La scène représente un vague lieu de montagnes très indistinct. Vers la droite, la tente de Saül.
JOHEL, le BARBIER
Devant la tente.
LE BARBIER
Toujours pas d’ordres ?
JOHEL
Des ordres ? des ordres, oh ! si : beaucoup d’ordres ; mais pas une direction.
LE BARBIER
C’est vrai que les Hébreux sont divisés ?
JOHEL
Divisés ? Point du tout : ils sont tous pour David.
LE BARBIER
Diable ! ça promet d’être curieux, cette bataille ! (Ricanant un peu.) Et Saül ? Est-ce qu’il est aussi pour David ?
JOHEL, toujours grave.
Tais-toi, barbier ; Saül est chancelant comme un vieillard. Et ce combat n’est plus que comme un simulacre de bataille ; la défaite est déjà consommée en son cœur.
LE BARBIER
Alors, que feras-tu, Johel ?
JOHEL
Que feras-tu, barbier ? Est-ce un conseil que tu voudrais de moi ? Depuis quand m’occupai-je à guider tes pensées ? Écarte-toi : voici Saül.
Entrent Saül, Jonathan. Des torches éclairent l’intérieur de la tente.
SAÜL, JONATHAN, d’autres encore, dont SAKI, L’ÉCHANSON
SAÜL, à Jonathan.
Tu vois mes mains… comme elles tremblent !
JONATHAN
Pauvre père !
SAÜL
Qu’est-ce qui me ferait le plus de bien ? Crois-tu que ce soit de boire du vin ? ou de n’en pas boire ?… Moi je crois que ce serait d’en boire… Va, Saki.
Saki sort.
Aujourd’hui, pour tuer, fût-ce un ennemi – je ne trouverais en moi pas de force. Il est temps que je me rapproche de Dieu…
À voix plus haute.
À présent, laissez-moi. La nuit est bientôt achevée et j’ai besoin de rester seul pour réfléchir.
Mouvement.
Toi, reste, Jonathan ; je voudrais te parler encore.
Les autres sortent. Saül marche à grands pas quelque temps sans parler.
JONATHAN
Père, je n’ai que peu d’instants.
SAÜL, il éternue.
Baisse ce rideau. (Il éternue.) Je me suis enrhumé l’autre jour dans une grotte… Au fait : tu la connais peut-être ; elle est non loin d’ici… David le maraudeur doit la connaître.
JONATHAN,
de plus en plus gêné par l’insistance de Saül.
De grâce, mon père, hâtons-nous. Cette nuit seule nous sépare de la lutte ; il faut nous préparer, ou dormir.
SAÜL, sentencieux.
Nous préparer, mon fils. Ce soir toute mon âme se prépare.
JONATHAN
Père, nous préparer à agir. De quoi voulez-vous me parler ?
SAÜL
Ah ! précisément de cela, Jonathan. – Quand j’agissais, je ne comprenais pas cela. Il est un temps d’agir – et un temps de se repentir d’avoir agi. – Mon fils, comprends qu’il est des choses plus importantes pour l’âme que les victoires d’une armée…
JONATHAN
Quand donc avez-vous tant agi, mon père ?
SAÜL
Je sais ; je sais ; j’ai surtout désiré. Mais de cela aussi, mon enfant, le temps vient que je voudrais me repentir.
Jonathan, de plus en plus désolé, s’apprête à partir.
Quoi ! tu t’en vas ?
JONATHAN
Eh ! le temps fuit. J’ai tout à voir… Père, dans un instant je reviendrai.
SAÜL
Jonathan ! Jonathan ! quand mon cœur tremble, tu me laisses ! Ne peux-tu donc rester à causer un instant avec moi ?… Mon fils, je suis plus tendre que jadis, je t’assure…
JONATHAN
Hélas !… Voici Saki… Mon père, laissez-moi.
SAÜL, à Jonathan et à Saki à la fois.
Ah ! laissez-moi vous-mêmes ! Je suis fou de chercher un appui près de vous !… Saki, remporte ce vin. Je ferai mieux de ne pas boire. Va-t’en. Va-t’en…
Jonathan sort. Saki reste inaperçu dans un coin de la tente.
JONATHAN, sortant.
Père ! quand je reviendrai, me suivrez-vous ?
SAÜL
Peut-être. (Rappelant.) Un instant, Jonathan ! Jonathan, ne t’attriste pas ; dans un petit instant, reviens : je te suivrai… Mais laisse-moi prier un peu.
SAÜL, SAKI, inaperçu d’abord – LE DÉMON au dehors.
SAÜL, se croyant seul.
Ah ! Ah ! recueillons-nous. Que suis-je ?
LE DÉMON, du dehors, caché.
Saül !
SAÜL, allant à la porte.
Jonathan ? (Il regarde.) Non. Je suis seul. (Il s’agenouille.) Mon Dieu ! que suis-je devant vous…
LE DÉMON, caché.
Saül !
SAÜL
… pour que vous m’accabliez de désirs ? Quand je cherche où m’appuyer, cela cède. Je n’ai rien de solide en moi… (Distrait.) Ce que j’aime surtout en lui, c’est sa force. La souplesse de ses reins est admirable ! Je l’ai vu quand il descendait de la montagne ; il semble toujours prêt à bondir… (Hagard.) Assez, mes lèvres ! (Il se lève.)
LE DÉMON, plaintivement.
Saül !
SAÜL
Je suis distrait.
LE DÉMON
Saül !
SAÜL
Tiens ! l’on m’appelle.
Il va vers la porte de la tente.
SAKI, voulant l’empêcher d’ouvrir.
N’ouvrez pas, roi Saül !
SAÜL
Quoi ! C’était toi, Saki ! Que fais-tu là ?
SAKI
J’ai peur pour vous.
SAÜL
Tu m’appelais.
SAKI
Non.
SAÜL
Ah ! c’est dehors.
SAKI
Non ! N’ouvrez pas… Tout est dehors ; la nuit est pleine.
LE DÉMON
Saül !
SAKI
N’accueillez pas…
SAÜL
Oh ! petit cœur fermé ! tu n’entends donc pas qu’on m’appelle ?
Saül sort avec une torche.
LE DÉMON, toujours très plaintif…
Saül !…
SAÜL, s’approche – se baisse.
Petit ! – Ah ! comme il tremble ! – Est-ce de froid ? (Il le touche.) Mais il est tout à fait gelé, le pauvre enfant ! Viens ! nous aurons plus chaud dans ma lente. – Allons ! viens ; je te réchaufferai. (Le démon ne bouffe pas.) Oh ! mais je ne peux pourtant pas te porter, petit être ! (Il le soulève.) C’est qu’il est affreusement lourd ! – (Il le porte.)
Saki s’en va.
Saki s’en va ! Bon débarras ! ! Il laisse le vin. – Tu boiras. – (Il le dépose.) Ouf ! – Allons, blottis-toi dans mon manteau. (Il s’assied.)
LE DÉMON,
s’enroulant à moitié dans le manteau.
Il est déchiré !
SAÜL, souriant.
Oui, – de ce côté David en a déjà pris un morceau.
LE DÉMON, rigolant.
Ah ! ah ! ah !
SAÜL
Quoi ?
LE DÉMON
Rien.
SAÜL
C’est drôle ?
LE DÉMON
Oui. – J’ai soif.
SAÜL, lui tendant la cruche.
Bois… Ça va mieux ? – Là ! contre moi. – À présent, sois tranquille ; j’ai beaucoup à penser.
JONATHAN, du dehors.
Mon père !
SAÜL, honteux.
Allons ! bon ! Jonathan !… On n’entre… (Au démon.) Cache-toi.
JONATHAN
Mon père, suivez-moi. Venez à présent ; il est temps.
SAÜL, très gêné.
Je me lève. – Un instant seulement… Va ; je te suis.
Le démon se montre ; il regarde en ricanant Jonathan.
JONATHAN
Oh ! qu’est-ce que c’est ?
SAÜL
C’est un petit enfant qui grelottait de froid – que j’ai recueilli sous ma tente.
JONATHAN, profondément triste.
Ah ! ?
SAÜL, honteusement.
Oui.
JONATHAN,
de plus en plus désespéré.
Mon père ! À présent, qu’il parte ! Venez !
SAÜL,
immobile et comme imbécile.
Oui.
JONATHAN
Ô mon père ! mon père ! est-ce que vous ne m’aimez pas un peu plus que ce petit ?
SAÜL, presque sanglotant.
Tais-toi, Jonathan !… Jonathan ! je t’en supplie ! Tu ne sais pas combien c’est difficile !
JONATHAN
Difficile de quoi ? – Pauvre père… comme vous êtes tourmenté !
SAÜL
Jonathan… tu es trop jeune pour me comprendre : je sens que je deviens très étonnant ! – Ma valeur est dans ma complication. – Écoute : je veux te dire des secrets : – tu crois que je dormais l’autre nuit… dans la grotte…
JONATHAN,
feignant de ne pas comprendre.
La grotte…
SAÜL
Oui – tu sais – quand David…
JONATHAN
David.
SAÜL, s’irritant.
Oui, David… organisait avec toi ma défaite… et coupait le pan de mon manteau pour mieux t’apprendre à me trahir. – Ah ! ah ! votre entente à tous deux est parfaite… Quels soins pour moi ! Tu le remercieras pour moi ! – Tu le remercieras – dis, Jonathan ! (Le démon ricane.) Tu le remercieras bien de ma part. Il me croit bien déchu !
On entend un appel de trompettes.
JONATHAN
Ah !
SAÜL
Ah ! – le signal !
JONATHAN
Venez, mon père. – Ah ! par pitié pour vous !
SAÜL
Tu pleures ! – Jonathan ! Jonathan, mon fils ! – dis, tu comprends du moins que je souffre – que je souffre de te faire pleurer. – Écoute encore ce proverbe ; il est de moi : – (Tout en raccompagnant sur le seuil de la tente, sentencieux :) Avec quoi l’homme se consolera-t-il d’une déchéance, – sinon avec ce qui l’a déchu ? – (Le congédiant.) Va ! pars ! – Fuis vile !… – À la grotte ! ! – Cours ! Moi, je te rejoins à l’instant.
On entend et l’on entrevoit des groupes de soldats passer. Jonathan s’éloigne.
SAÜL, LE DÉMON
SAÜL, oubliant le démon.
Ah ! qu’est-ce que j’attends à présent pour me lever et pour agir ? Ma volonté ! ma volonté ! Je l’appelle à présent comme un marin abandonné hèle une barque qu’il voit s’enfuir au loin – disparaître !… disparaître… J’encourage tout, contre moi.
Il aperçoit le démon qui boit.
Allons ! maintenant laisse-moi. – Adieu… Va-t-en. J’ai besoin de me reposer.
Le démon n’a pas bougé.
LE DÉMON
Tu ne te reposeras plus, roi Saül.
SAÜL
Je ne me reposerai plus ! Oh ! pourquoi me dis-tu cela, petit ?
LE DÉMON
Parce que je ne te quitterai plus, roi Saül.
SAÜL
Plus !
LE DÉMON
Plus jamais.
SAÜL
Comment ! tu ne me quitteras plus ! Et pourquoi ?
LE DÉMON
Parce que tu m’as soigné.
SAÜL
Soigné ! Qu’est-ce que je t’ai fait, misérable ? Je t’ai seulement tendu le pan de mon manteau – tu grelottais !
LE DÉMON
Oui. Mais je me suis énormément réchauffé. – Touche un peu ! – Sens comme ma peau est brûlante !
SAÜL
Non ! – laisse… je ne peux pas. – Va-t’en ! Je t’en prie : aie pitié de moi qui ai eu pitié de toi.
LE DÉMON
Pitié ! Oh ! Voyons, Saül ! il ne faut pas me dire que si tu m’as fait venir, ça ne te faisait pas plaisir à toi-même… dis ? – de m’avoir dans le pli de ton manteau… hein ? – Saül ! Saül ! allons, voyons ! Saül ! fais-moi rire un peu – nous sommes tristes. – Est-ce que je t’ai fait du mal ? dis ? pourquoi m’en veux-tu ?
SAÜL, qui veut se retrancher.
Je veux prier.
LE DÉMON, sans entendre.
Et puis, tu sais… si tu voulais avoir pitié… je ne suis pas seul ; il y en a beaucoup d’autres, dehors.
SAÜL, malgré lui, – affriandé.
Ah ! il y en a d’autres ? – Où donc ?
LE DÉMON
Mais, là – derrière la porte.
Saül va vers la porte de la tente qu’il soulève. – Les démons entrent en se bousculant.
SAÜL et LES DÉMONS
SAÜL
Oh ! comme ils sont nombreux ! ! – Allons ! entrez ! – J’aurais peur, si je refuse à un seul ma demeure, que ce ne soit au plus charmant – ou peut-être au plus misérable !
La porte retombe. – Un bourdonnement confus, incessant, règne à présent dans la tente. Les démons grouillent.
PREMIER DÉMON, aux autres.
Le roi a dit tout à l’heure quelque chose de tellement drôle !…
Confusion. Il parle à l’oreille des autres – tous rient… On entend un second appel de trompette.
SAÜL
Ah ! Ah ! la nuit s’achève… Dépêchons-nous !
Arrive Jonathan.
JONATHAN, du dehors.
Mon père !
SAÜL,
bondit à l’entrée de la tente et étend son manteau pour voiler la scène
intérieure.
N’entre pas !
JONATHAN, désolé.
Ah ! venez !
SAÜL, pressant.
Pour l’amour du Dieu de David, fuis, Jonathan ! – Cours vite ! – Je te suis.
Jonathan sort. Des guerriers remontent de plus en plus tumultueusement la scène. – Bruits au dehors, – tumulte des démons dans la tente. – Le jour se fait peu à peu. – Mais l’intérieur de la tente reste sombre, éclairé seulement par les torches.
SAÜL,
s’avance sur la rampe vers les spectateurs. Sa voix domine tout le bruit.
Je voudrais, avant de partir, me résumer en quelques mots. (Le tumulte des démons augmente.) Mais taisez-vous donc, tapageurs ! Vous voyez bien que je parle au public ! – (Vers les spectateurs.) Avec quoi l’homme se consolera-t-il…
LES DÉMONS
Mais tu l’as déjà dit… tu l’as déjà dit… Ah ! ah ! ah !
Tapage. Tout ce murmure grossissant des démons est obtenu par une musique très réglée.
SAÜL, retourné vers et contre les démons.
Eh bien quoi ? – Voyons ! – Si vous voulez prendre la place… jouez-nous quelque chose au moins, – montrez ce que vous savez faire.
Les démons se culbutent – tapage réglé. – Saül regarde longuement, gravement.
SAÜL, avec dégoût.
Ça n’est pas beau.
LES DÉMONS
Mais, Saül, tu ne nous a rien appris.
SAÜL
Assez, alors. Assez !
Bousculé un peu, Saül est tombé à genoux ; il en profite pour dire :
Je veux prier.
Bruits au dehors.
SAÜL,
se reculant un peu vers la porte, à genoux, les bousculades des démons
l’acculant peu à peu.
(En prière.) Trouverai-je, autre que sa satisfaction, quelque remède à mon désir ? (Il se recule encore.) Je me résume ! je me résume !… (Hagard.) Ah ! Voyons, les petits ! vous ne me laissez plus assez de place… (Plus bas.) Je suis complètement supprimé.
Le jour paraît. On entend un troisième appel de trompette. Saül, à demi redressé, arrache le rideau de la tente. Les démons s’évanouissent devant le flot du jour. La musique a cessé.
DIVERS
SAÜL,
à très haute voix dans le silence.
Il est trop tard ! – Voici le jour.
Il s’avance hors de la tente vers la gauche, s’agenouille ou s’assied à moitié par terre, les mains dans l’herbe.
Ah ! que cette fraîcheur me rafraîchit !… Voici l’heure où les gardeurs de chèvres font sortir les troupeaux des étables. – Il y a des herbes baignées de rosée…
Johel est entré avec d’autres guerriers, de l’armée de David.
JOHEL, voyant Saül.
Comment ! – il prie…
SAÜL, absorbé – sans les voir.
Je suis tenté.
UN GUERRIER, aux autres.
Gens de David, courez ! Avertissez le roi que Saül est ici – désarmé. – Courez ! – David ne veut pas qu’on le tue.
Ils partent. Johel reste.
SAÜL, toujours absorbé.
… Baigné de rosée…
Johel, s’approche du roi, puis brusquement se dresse derrière lui, la main levée.
SAÜL
Oh ! Oh ! Oh ! – celle-là c’est une très lâche tentation ; – elle vient m’assaillir par derrière.
Johel le frappe. – Saül tombe. Johel lui arrache la couronne et va la porter à David, qui survient escorté de beaucoup d’autres. Sur un ordre de David, on s’empare de Johel. – Mouvement.
Il fait grand jour.
DAVID
Malheureux ! Malheureux ! – Allons ! emmenez cet homme ! Tuez-le et donnez aux bêtes des champs son cadavre. Honte à lui qui porte la main contre l’élu de mon Seigneur ! – Il a fait retomber de tout son poids cette couronne sur ma tête.
Il se penche vers Saül et prend la couronne qu’il avait fait d’abord remettre auprès de Saül, – il la pose sur sa tête.
Très incliné et bas
Je ne le détestais pas, roi Saül.
Redressé.
Et Jonathan aussi, dites-vous ? Malheureux ! Malheureux ! Qu’on l’amène ici. Qu’on l’étende auprès de Saül et que la mort les réunisse. Quels sont ces cris ? ces lamentations au dehors ? La douleur habite mon âme.
Un cortège amène le corps de Jonathan.
Montagnes de Guilboa ! qu’il n’y ait plus sur vous de miel ni de rosée !
Il se penche vers Jonathan.
J’ai fait ce que j’ai pu, Jonathan ! – J’ai fait ce que j’ai pu, Jonathan, mon frère !… (Redressé.) Allons ! maintenant, levons-nous ! Qu’on rapporte au palais les corps de Saül et du prince. Qu’on les pose sur une litière royale. Que tout le peuple forme cortège ; qu’il accompagne ma douleur de ses sanglots et de ses lamentations. – Vous, musiciens ! – qu’une musique funèbre retentisse.
Ils sortent en nombreux cortège aux sons d’une marche funèbre.
FIN DU CINQUIÈME ACTE
Rome, février 1898.
À mon frère Georges Rondeaux.
DRAME EN 3 ACTES
REPRÉSENTÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS AU THÉÂTRE DE L’ŒUVRE
LE 9 MAI 1901
CANDAULE
MM. Lugné-Poe.
GYGÈS
De Max.
PHÈDRE
Gavarry-Charpenel.
SYPHAX
Saillard.
NICOMÈDE
Julian.
PHARNACE
Brenner.
PHILÈBE
Gribouval.
SIMMIAS
Gorde
SÉBAS
Edm. Bauer.
ARCHÉLAÜS
Bellière.
LE CUISINIER
Guiraud.
NYSSIA
Mmes Henriette Boggers.
TRYDO
Marcelle.
DIVERS SERVITEURS ET MUSICIENS
La scène se passe très anciennement en Lydie.
Je m’excuserais d’abord d’écrire cette préface, si déjà je n’écrivais cette préface pour m’excuser d’avoir écrit la pièce. Je ne me dissimule point que, si la pièce est bonne, elle n’a point besoin qu’une préface la soutienne ; et que si la pièce est mauvaise, le plus grand tort, après l’avoir écrite, est de la vouloir expliquer. Et donc, jusqu’à présent, je me suis interdit les préfaces ; et je continuerais, certes, d’agir ainsi, n’était l’étrangeté de cette pièce et le malentendu qu’elle risquerait d’amener.
Incertain de l’accueil qu’on va lui faire, je puis, je dois tout supposer… supposer même qu’on l’applaudisse. Là serait le malentendu. Car, voyant le bruyant succès que le public a fait aux pièces de M. Rostand, par exemple, je ne puis prétendre un instant, que, si ma pièce est applaudie, ce soit pour ses mérites littéraires ; les applaudissements, s’ils éclatent, iront à ce que ceux qui n’applaudiront pas vont y trouver de scandaleux ; à ce que j’eusse supprimé de ma pièce, si ce n’eût été supprimer du même coup toute la pièce, et si je ne pensais, je l’avoue, qu’une œuvre dramatique doit, outre sa valeur profonde, présenter toutes sorte d’agréments, former spectacle et beau spectacle, ne pas craindre de « parler aux sens ». Mais, plus cette partie, secondaire après tout, ici, risque de plaire, plus grand est mon besoin de m’en disculper aussitôt, pour éviter, du moins, de prolonger une méprise. Expliquons-nous :
J’ai voulu faire œuvre d’art, simplement.
Mais puisque, aujourd’hui, l’art n’est plus, et que, d’ailleurs, nul n’est plus là pour le comprendre, il me faut donc mettre en avant la part d’idées, – celle qui, précisément, à mes yeux n’est pas la plus importante, celle qui doit rester, je le pense, au service de la beauté, mais ne peut servir la beauté que si elle-même, d’abord, est parfaitement juste et solide. C’est le squelette de mon drame, mais, hélas ! aujourd’hui, de cela seulement j’ose parler.
Le roi Candaule aimait éperdument sa femme et la regardait comme la plus belle des femmes. Obsédé par sa passion, il ne cessait d’en exagérer la beauté à Gygès[6], un de ses gardes, qu’il aimait beaucoup, et à qui il communiquait ses affaires les plus importantes. Peu de temps après, Candaule (il ne pouvait éviter son malheur) tint à Gygès ce discours : « Il me semble que tu ne m’en crois pas sur la beauté de ma femme. Les discours font moins d’impression que la vue des objets : fais donc ton possible pour la voir nue. » – « Que dites-vous, Seigneur ! s’écria Gygès. Y avez-vous réfléchi ? Ordonner à un esclave de voir sa souveraine ? Oubliez-vous qu’une femme dépose sa pudeur avec ses vêtements ? Les maximes de l’honnêteté sont connues depuis longtemps ; elles doivent nous servir de règle : or, une des plus importantes est que chacun ne doit regarder que ce qui lui appartient. Je suis persuadé que vous avez la plus belle de toutes les femmes ; mais n’exigez pas de moi, je vous en conjure, une chose malhonnête. »
Ainsi Gygès se refusait à la proposition du roi, en craignant les suites pour lui-même : « Rassure-toi, Gygès, lui dit Candaule : ne crains ni ton roi (ce discours n’est point, un piège pour t’éprouver) ni la reine ; elle ne te fera aucun mal. Je m’y prendrai de manière qu’elle ne saura pas même que tu l’aies vue… »
……
Nul moyen pour Gygès de s’échapper. Il fallait qu’il pérît, lui ou Candaule.
HÉRODOTE (Clio, VIII et s.).
Ce drame est né, peut-être, simplement de la lecture d’Hérodote ; peut-être aussi pourtant un peu de la lecture d’un article où, plaidant « pour la liberté morale », un auteur de talent en venait à blâmer les détenteurs de l’art, de la beauté, de la richesse, les « classes dirigeantes » en deux mots, de ne savoir tenter l’éducation du peuple en instituant pour lui certaines exhibitions de beautés. L’auteur ne disait point, et se gardait de dire, si le peuple aurait droit de toucher. Je pense que, trop intelligent pour méconnaître que là seulement l’intérêt de la question commençait, il savait préférer l’éluder, en sentant trop graves les suites, et craignant de ne pouvoir plus les montrer. De là naquit peut-être mon Candaule.
Et donc, au bout de peu de temps, ce drame naissant grandit et s’évada. D’autres questions naissaient de la première, comme ses corollaires exactement. Si Candaule trop grand, trop généreux[7], et se poussant lui-même à bout, permet que l’ignorant Gygès voie d’abord, puis touche et partage ce qu’il apprend lentement et trop vite à goûter – jusqu’à quoi, jusqu’à qui, pourra s’étendre ce communisme ? – Qu’est-ce qu’en va penser Nyssia ? et Candaule lui-même, après coup ?… et Gygès ?… Mais ici j’interromps les commentaires : c’est à la pièce de parler.
En cette tragique histoire de Candaule, peut-être sied-il de ne voir, avec l’historien grec, que l’avènement du premier des Mermnades sur le trône de Lydie. Mais peut-être pourtant n’est-il pas impossible d’y voir aussi la défaite, le suicide presque, d’une aristocratie que ses trop nobles qualités vont démanteler à souhait, puis empêcher de se défendre… N’importe ! qu’on n’aille pas voir ici de « symboles », mais simplement une invite à la généralisation. Et que le choix d’un tel sujet, du caractère exceptionnel de Candaule, trouve ici son explication, son excuse.
Tout caractère neuf, au théâtre, paraît toujours, d’abord, un caractère d’exception. Le public, avant de l’admettre, proteste. Au théâtre, ce qui sort de la convention paraît faux. Le théâtre vit de conventions. On en veut à qui nous en tire ; à qui tâche de nous en tirer. Pour le public, il y a des sentiments naturels, et d’autres qui ne le sont pas. Tous les sentiments sont dans l’homme, mais il en est certains pourtant que l’on appelle exclusivement naturels, au lieu de les appeler simplement plus fréquents. Comme si le fréquent était plus naturel que le rare ? le plomb plus naturel que l’or ! Tout ce que fait Candaule est naturel.
Certains m’ont reproché la sécheresse, la rapidité, l’inextension de mon drame ; on m’a dit qu’il était plus indiqué que traité, ou mieux, plus dessiné que peint. Je le sais, et le reproche est juste ; mais en un temps où chacun peint, où plus personne, ou presque, ne dessine, j’ai voulu, tâchant de dessiner, laisser au dessin même toute sa probité, sa sévérité, sa logique, et n’user d’aucun procédé, trop facile à mon gré, de surcharge lyrique et d’emphase, pour en cacher peut-être les défauts. Si ces défauts sont là, ce que je veux, c’est qu’ils paraissent, tout comme apparaîtront, j’espère aussi, les qualités.
Certains m’ont reproché qu’un artifice de typographie ait donné l’apparence du vers à ce qui n’est le plus souvent qu’une prose nettement scandée. Je ne peux y donner d’autre raison que celle-ci : du jour où j’ai conçu la pièce, c’est ainsi que je l’ai voulue, et, si, depuis, pour satisfaire quelques amis, mettant mes vers trop libres bout à bout, je l’ai fait copier « en prose », je n’ai pu me plaire à cette nouvelle apparence.
Afin d’aider le lecteur à se faire une opinion, si tant est qu’il y tienne, et sur la pièce que voici, et sur l’excellence de la critique dramatique dans les journaux de l’an 1901, nous ne croyons pas inutile de copier ici, sans commentaires, ces découpures.
Naturellement, nous ne copions que les lignes d’appréciations, laissant tomber celles où le journaliste prétend raconter et expliquer la pièce, et à la suite desquelles le lecteur risquerait de n’y plus rien discerner. Là se borne mon choix. Je ne prétends pas que ces journaux cités représentent toute la « Presse Française », mais simplement celle qui voulut bien s’occuper du Roi Candaule.
À côté de la critique dramatique des journaux, celle des périodiques, appelés communément : « Petites Revues », eut une voix très différente. Qu’il me soit permis ici de remercier à neuf MM. F. Vielé-Griffin, Romain, Coolus, Louis Dumur, Maurice Beaubourg, Henri Ghéon, de leurs longs et excellents articles que la modestie seule me retient de citer.
Quant aux revues dites : « Grandes Revues », elles se turent avec ensemble.
* *
*
Cette pièce d’allure sobre.
Le Petit Caporal.
… nous ne lui consacrons que quelques lignes à titre de curiosité littéraire.
La République.
Le Roi Candaule est une œuvre passablement touffue, où l’auteur, usant largement de sa liberté de dramaturge, nous initie à des aventures plus qu’extraordinaires.
Le Petit-Bleu.
… Pièce assez sage, malgré ses prétentions à soulever quelque tapage, de par les idées remuées. Il n’y a pas eu de tapage, et les idées sont sans audace.
… La pièce n’est guère plus développée que l’analyse ci-dessus. Je n’en ai pas trouvé la signification.
Le Moniteur universel.
M. Lugné-Poë, auquel nous devons tant d’artistiques et heureuses tentatives, semble avoir été moins bien inspiré que de coutume en montant le Roi Candaule. Cette pièce n’a rien d’original, sinon l’extrême prétention de son auteur à faire de l’art.
Le Chroniqueur mondain.
À la lecture, cette composition avait paru quelque peu originale, quoique bizarre, et fine en ses détails. Cette illusion s’est évanouie à la scène. Le genre littéraire auquel elle se rattache n’est pas d’ailleurs aussi nouveau qu’il en à l’air.
Le dirai-je en toute sincérité ? La pièce a perdu de son intérêt artistique à la représentation. Elle m’a semblé longue, traînante, obscure, subtile, etc., etc.
La Semaine française.
Ni nouvelle, ni attachante, l’histoire du Roi Candaule, qui… etc. ; pas plus intéressante l’histoire du pêcheur Gygès, que…, etc. ; ceci plutôt mal rendu, par…, etc.
HENRY MATAGRIN, Réveil des Jeunes.
La fable d’Hérodote n’est guère plus facile à traiter au sérieux qu’un dogme de la religion papiste ou autre. M. André Gide vient de l’éprouver. Avec d’appréciables intentions littéraires, il a tenté de dégager quelque philosophie de l’historiette, mais sa démonstration faite d’idées au fond fort simples et qui se passent d’être démontrées n’a pas établi la nécessité de déshabiller encore la reine Nyssia.
La pièce mérite certes de l’estime : il me semble pourtant que l’anneau de Gygès ne sera pas nécessaire pour qu’elle passe inaperçue.
L’Aurore.
Vers ou prose, cet ambigu n’a de notable qu’une platitude dénuée de simplicité, assez assortie, en définitive, à l’indigence prétentieuse du fond.
L. B., Semaine politique et littéraire.
Pièce assez curieuse, par la forme que l’auteur lui a donnée, mais qui se rapproche un peu trop servilement de la légende antique, qu’elle ne rajeunit, ni par un commentaire original, ni par un détail inédit.
L’Autorité.
Cette histoire, M. André Gide a éprouvé le besoin d’en faire une pièce. Ni le théâtre, ni le sujet n’ont rien gagné dans l’affaire.
La Fronde.
M. Gide ne méprise pas les insuccès faciles ; il appartient à cette pléiade d’auteurs qui s’enferment dans la tour d’ivoire, sous prétexte d’opposition à la tour de Nesles… Quel dommage que tant de talents s’évertuent à n’en montrer point !…
Je n’insiste pas sur les fables de l’auteur ; mais j’insiste sur le chagrin que j’éprouve à voir des lettrés comme M. André Gide mettre tant de prétention au service de ce qu’ils croient être de l’originalité…
Le Courrier français.
Pièce fumeuse, interminable et incompréhensible… Le four a été complet.
La Patrie, L’Écho de l’Armée.
Sous quelle forme Gygès peut-il bien être l’amant de Nyssia, puisqu’il reste invisible ? – Tout cela n’est pas clair.
Le National, La Dépêche,
Le Monde artiste, Le Petit Troyen.
Cette manière de travestir une légende est enfantine… La manifestation littéraire annoncée se réduit à une pièce bizarre, écrite avec une recherche et une affectation mêlée de trivialité, sans le moindre sel attique.
G. V., Journal de Rouen.
La nouvelle pièce du Nouveau-Théâtre, le Roi Candaule, est pour moi une énigme que je n’arrive pas à déchiffrer.
Le Soleil, La Petite Presse, Le Libéral,
Le Constitutionnel, La Cocarde.
Le Roi Candaule est peut-être un chef-d’œuvre, un très grand chef-d’œuvre. Est-ce que je sais ? Est-ce que je sais ? ?
… Lisez la préface de M. Gide et écoutez monter votre colère.
… Voici l’œuvre, qui est simple, en effet, comme un chef-d’œuvre. Il est vrai que l’histoire est toute petite ; mais il est vrai aussi qu’on peut mettre autour de cette histoire un monde de choses, de pensées, d’idées. On peut habiller ce squelette de conceptions philosophiques, économiques et merveilleuses. C’est l’aristocratie qui, etc. ; que, etc. ; les mystères de la Beauté, c’est-à-dire de l’Harmonie, c’est-à-dire de la science, c’est-à-dire, etc. – C’est encore bien d’autres choses si nous voulons, bien d’autres choses, etc…
Mais telle qu’elle apparaît en son dessin si sec, j’ai à mon tour l’orgueil de dire à l’orgueilleux M. Gide que sa pièce n’est pas un chef-d’œuvre. À ce degré de simplicité un chef-d’œuvre n’est qu’intentionnel.
GASTON LEROUX, Le Matin.
M. Gide nous dit qu’il a voulu « faire œuvre d’art, simplement ». Mais quelle œuvre dramatique n’a pas cette visée ? …. Je n’y entends rien.
HENRY FOUQUIER, Le Figaro.
Constamment avec le spectacle j’ai suivi et relu la brochure ; je ne pouvais admettre que l’auteur gracieux et personnel des Cahiers d’André Walter fût réduit à des spéculations si peu significatives. De l’ensemble de la lecture naît une impression d’harmonie et d’ironie philosophique.
HENRY BAUER, La Petite République.
… Un peu de grandeur et même une beauté.
CATULLE MENDÈS, Le Journal.
La pièce de M. André Gide n’est pas maladroitement faite et elle est d’un certain agrément de style.
FAGUET, Journal des Débats.
Le Roi Candaule m’a intéressé à la lecture et ennuyé à la représentation. La brochure, en effet, permet de suivre une étude originale de sentiment, et laisse à la réflexion le temps de comprendre la pensée subtile de l’auteur. À la scène, la finesse de cette analyse est perdue, car la marche du dialogue ne permet pas à l’esprit de s’y arrêter, et l’originalité exceptionnelle de la donnée ne paraît plus que bizarrerie.
LARROUMET[8], Le Temps.
Le liai Candaule… ce petit livre subtil et fort, qui interprète si librement les antiques fables du roi lydien et de son berger, n’a pas laissé de me faire réfléchir à de beaux problèmes, quand je l’ai lu dans la solitude et à mon loisir.
M. André Gide a confié, non des symboles, mais des allusions politiques profondes, à ce petit drame de philosophie naturelle. Oh ! très discrètement. Mais cette discrétion est loin d’exclure la précision. Etc.
CHARLES MAURRAS, Gazette de France.
La scène représente une partie d’un jardin très soigné, disposée en salle de fêtes. Un peu sur la droite, une table est couverte de tous les apprêts d’un festin.
GYGÈS
Que celui qui tient un bonheur, – qu’il se cache !
Ou bien qu’il cache aux autres son bonheur.
C’est ici que le roi Candaule, dans une heure,
Aidera les flatteurs à s’enrichir à ses dépens. –
Tant pis ! – Non habile à flatter, ni à bien dire,
Et plus fort de mes bras que de ma langue,
Moi, Gygès le pauvre,
Pour les mieux posséder, je ne tiens que quatre choses sur la terre :
Ma hutte, mon filet, ma femme et ma misère.
Une cinquième encore : ma force,
Avec quoi j’ai construit ma hutte et ma fierté ;
Avec quoi j’ai cueilli les joncs des bords du fleuve.
Pour en recouvrir ma maison ;
Quand la mer se retire, j’ai cueilli le varech ;
Sec, il a fait la couche rêche et parfumée
Où, chaque soir, femme et moi, fatigués, nous dormons.
Et je suis à la pêche dès l’aube,
Avec mon filet sur un bras et avec ma force dans l’autre ;
Parce qu’à travers la mer où tout naît,
Le poisson neuf n’appartient à personne
Tant qu’on ne l’a pas encore péché.
– J’ai péché le poisson que voici.
Je l’ai péché, ma femme l’a fait cuire.
Depuis deux jours elle travaille dans les cuisines du palais.
– Comme si son bonheur lui semblait,
Pour un homme seul, trop immense,
Le généreux Candaule appelle autour de lui
Les rois et les grands de ses terres,
Et depuis deux jours l’on festoie.
– Naguère, moi Gygès le pauvre, j’ai connu Candaule, le roi.
Nous sommes de même âge
Et, quand nous étions jeunes tous deux,
L’enfant Candaule descendait volontiers sur la plage ;
J’y jouais ; il jouait
Et voulait partager avec moi tous ses jeux,
Car c’était une donnante nature
Il ne s’en souvient plus, parce qu’il est riche
Mais sur la vie d’un pauvre, tout paraît.
Depuis ce temps je ne l’ai pas revu ;
Mais j’aime encore Candaule, et je souffre
De le savoir entouré de seigneurs
Honteusement flatteurs, imbéciles
Qui profitent de sa large bonté
Et le louent sans même pouvoir le comprendre.
Vive Candaule ! Tous les beaux discours des flatteurs
Ne valent pas le seul « merci » qu’il leur adresse.
Mais qu’importe à Candaule que je l’aime ?
Les regards des puissants passent par-dessus les petits sans les voir.
Voilà pourquoi, moi, maintenant je pars,
Bien qu’invité pourtant dans les cuisines ;
Mais le festin finira tard,
Et bien plus tard encore l’ivresse ;
Demain je manquerais la marée.
– Allons, Gygès le fier, Gygès le sobre,
Va reprendre à l’office tes filets trempés ;
Puis, sans regarder trop, attends aux portes
Que ta femme, les assiettes du repas des riches lavées,
Te rejoigne et regagne avec toi
La maison de Gygès le pêcheur. – Viens, Gygès.
Il sort.
Entrent le cuisinier et plusieurs serviteurs chargés de plats.
LE CUISINIER
Des fruits un peu partout…
Hé ! Gygès ! tu t’en vas ?
Non ! plus loin ces salades !
Gygès ! reste avec nous.
Il continue de s’adresser à Gygès, qui est dans la coulisse.
Le roi retient ce soir dans son palais tous ceux qui passent.
Moi, je t’invite au nom de toute la cuisine.
Le roi veut que ce soir tant de vin soit versé
Qu’il en ruisselle encor jusqu’à nos tables
Et que le moindre serviteur en soit grisé.
GYGÈS,
qui repasse, chargé de ses filets.
Je ne suis pas un serviteur du roi.
LE CUISINIER
Et qu’importe ? – Si sa table est trop pleine et déborde : profite.
GYGÈS
Cela ne me plaît point, de profiter du roi.
Il sort par la gauche.
LE CUISINIER
Quel rustre ! – Heureusement sa femme est plus facile.
Aux serviteurs.
Pressons-nous. Pressons-nous.
Divers personnages sont entrés et circulent.
SÉBAS et ARCHÉLAÜS
SÉBAS, prend une figue et la mange.
Sommes-nous bien placés ?
Le cuisinier lui montre une place.
Pas trop loin, n’est-ce pas, des joueuses de flûtes ? –
LE CUISINIER
Il n’y en aura pas.
SÉBAS et ARCHÉLAÜS
Oh !
LE CUISINIER
La reine n’en veut pas.
ARCHÉLAÜS
Nous nous consolerons en regardant la reine.
SÉBAS
Elle est donc du festin ?
LE CUISINIER
C’est la première fois qu’on la voit en public.
SÉBAS
Pourquoi se cachait-elle ? – Se croit-elle trop laide ?
ARCHÉLAÜS
Non : trop belle, au contraire.
SÉBAS
Quoi ? de l’orgueil ?
ARCHÉLAÜS
De la pudeur.
Tous deux rient.
SÉBAS,
prend encore des figues, en mange et en passe à Archélaüs…
Ouvre ton appétit !
Mon cher Archélaüs, je suis au désespoir :
Elle repart.
ARCHÉLAÜS
Qui donc ?
SÉBAS
La cuisinière.
ARCHÉLAÜS
Ta goton d’hier soir ?
SÉBAS
Son mari la remmène après souper.
ARCHÉLAÜS
Tant pis pour toi.
SÉBAS
Tant pis pour elle, pauvre enfant…
Quant aux joueuses de flûte…
Ils s’éloignent.
On entend ARCHÉLAÜS
… Quel ogre ! !…
NICOMÈDE, SYPHAX, PHARNACE
NICOMÈDE
Eh bien ! mon cher Syphax, – voilà un petit festin
Qui ne s’annonce pas trop mal. – Qu’en penses-tu ?
SYPHAX
Plus de bien du festin que de Candaule.
PHARNACE
Il est pourtant meilleur encore que le festin.
NICOMÈDE
Crois-tu ?
PHARNACE
Oui, – parce que ce festin ne nous fera voir qu’un Candaule
Tandis que Candaule nous fera voir beaucoup de festins.
LE CUISINIER, aux hommes de service.
Des figues par ici.
SYPHAX, s’écartant avec Nicomède.
Je commence à croire en effet
Que, si le roi nous retient ici dans les fêtes
Et nous comble de ses bienfaits,
Ce n’est par politique ni par sottise,
Mais, comme tu me le disais,
Par une sorte de générosité indécise.
Nicomède fait le geste qui soulignerait : « C’est cela. »
LE CUISINIER
Il manque là deux coupes.
SYPHAX, continuant.
Et c’est là précisément ce qui me gêne :
Tant que je méprisais le roi,
Je recevais de lui volontiers ses cadeaux ;
Mais s’il est bien celui que je commence à croire,
C’est moi que je vais mépriser maintenant, d’en recevoir.
NICOMÈDE
Laisse donc ! Laisse donc ! ! Tu ne prends rien qu’il ne te l’offre.
Que le bien vienne ou du ciel ou des hommes,
Accepter joyeusement le bienfait
C’est le plus grand secret du bonheur.
LE CUISINIER
Je crois que tout est prêt.
Il s’écarte avec les serviteurs. – Les seigneurs s’éloignent.
PHÈDRE et SIMMIAS, amicalement, et PHILÈBE
PHÈDRE
Non, crois-moi, cher Simmias : le roi Candaule
À plus de sagesse que tu ne lui en accordes.
C’est une grande sagesse, que de se considérer comme heureux.
SIMMIAS
Est-il heureux vraiment, ou simplement le paraît-il ?
PHÈDRE
Il faut plus de sagesse encore pour le paraître.
PHILÈBE
D’ailleurs se croire heureux vaut mieux que de chercher à l’être.
PHÈDRE
Malgré tous ses trésors, il sait encor le prix de l’amitié ;
Il sait qu’elle ne s’achète pas avec l’or,
Et pour cela fait peu de cas de celle
Que prétendent avoir pour lui les flatteurs,
Il estime à leur prix leurs paroles,
Et s’il les paie, c’est sans les croire.
Bien plus, je ne l’ai vu s’irriter que contre eux.
PHILÈBE
Si peut-être une chose empêchait son bonheur.
C’est, à cause de ses richesses même,
De sentir près de lui des courtisans, – pas un ami.
SIMMIAS
Il a sa femme.
PHILÈBE
Mais ce n’est pas la même chose.
SIMMIAS
On dit qu’il l’aime passionnément.
PHÈDRE
Il fait fort bien.
SIMMIAS
On dit qu’elle est extrêmement belle.
PHÈDRE
Mais personne n’a pu la voir.
SIMMIAS
On dit qu’elle paraît au festin de ce soir.
PHILÈBE ET PHÈDRE
Qui dit cela ?
Cependant CANDAULE, avec quelques-uns des seigneurs précédents, s’est approché. Il entend les dernières paroles – et
SIMMIAS, se tourne vers lui pour dire :
Mais Candaule lui-même.
LE ROI CANDAULE
Oui, Candaule le dit. Oui, la reine Nyssia
Ornera le festin de ce soir. – Soir splendide…
La beauté de ce jour s’était jusqu’à cette heure accrue
Comme un hymne de joie qui monterait
Jusqu’à quelque vibration aiguë
Que les sens ne perçoivent qu’à peine.
À présent tout s’apaise, et l’hymne s’alanguit ;
Mais, sur la petite terrasse où nous étions il n’y a pas une heure,
On se pâmait.
Vous eussiez dû venir avec nous, doux Philèbe ;
Les lauriers là-bas sont en fleurs,
Et font dans l’ombre un parfum…
SYPHAX, NICOMÈDE ET PHARNACE
… Délectable.
LE ROI CANDAULE,
toujours à Philèbe, qui se tient encore auprès de Phèdre et de Simmias.
Vous gênez Phèdre et Simmias.
PHÈDRE ET SIMMIAS, souriant.
Oh ! point.
LE ROI CANDAULE
Quant à eux, je ne leur demande pas de me suivre.
Leur amitié cherche la solitude, et la remplit.
Je jalouse ton amitié, beau Simmias :
Elle est plus précieuse que mes biens,
Et je veux que mes biens la protègent.
Sébas, pour toi j’ai fait cueillir au loin des figues blanches,
J’aime que ton bon goût les préfère,
Y trouvant comme moi plus de suc et plus de saveur.
Pharnace, ton esprit m’a charmé ;
Demain tu me continueras cette histoire.
Les vers que tu m’as dits, cher Syphax, sont plaisants,
Je les ferai mettre en musique. – Hélas ! Archélaüs :
Ce soir il n’y a pas de joueuses de flûte…
La reine sera là…
Si tu les regardais comme tu fis hier,
Sa pudeur en serait gênée.
Messieurs, – j’ai honte à réclamer de vous cette obligeance :
Gardez en vos propos la plus grande décence :
La reine sera là.
Dans un instant je reviens avec elle.
Il s’écarte. Il revient un peu.
Quel soir splendide !…
Nous avons pris sur la terrasse, doux Philèbe,
Les plus sucrés sorbets que tu puisses rêver…
– Ô plénitude de mon bonheur !
Comment aurais-je assez de mes seuls sens pour l’épuiser ?
Grâces vous soient rendues, Messieurs, qui m’aiderez,
Exprimant, comme la liqueur d’une grappe,
De cette fin de jour, tout ce qu’elle a d’ivresse encore et de bonheur !
Une joie qu’on partage avec vous est doublée.
– Demain nous redirons cette belle journée…
Il s’éloigne.
SYPHAX
Candaule est merveilleux.
ARCHÉLAÜS
Il est beau.
SÉBAS
Il est grand.
NICOMÈDE
Sa façon de nous recevoir est magnifique.
PHARNACE
Oui vraiment.
SYPHAX
Nous boirons tout à l’heure au bonheur de Candaule.
PHARNACE
Syphax, c’est dangereux.
SYPHAX
Pour qui ? – Pour moi ?
PHARNACE
Pour lui.
SYPHAX
Bah !… d’où pourrait lui venir le malheur ?
NICOMÈDE
De sa femme, peut-être…
PHÈDRE
On n’est pas plus fidèle.
PHILÈBE
Ou de lui-même, alors…
SIMMIAS
Chut ! Tais-toi. – Les voici.
LE ROI CANDAULE, à la reine.
Dépouillez votre voile : tous sont de mes amis.
LA REINE
Tant d’amis, cher Seigneur ! Je vous savais très riche,
Mais pourtant pas ainsi.
Que tous soient bienvenus auprès de moi,
Puisque vous me voulez près d’eux à cette table.
Tous s’asseyent.
Une certaine gêne suit les paroles de la reine.
PLAN DU FESTIN
ARCHÉLAÜS, vers Pharnace.
Parle – allons !
PHARNACE, à demi voix.
Je ne sais plus que dire – sinon que la reine est très belle.
ARCHÉLAÜS, vers Philèbe.
Vous, alors. –
Philèbe fait un geste de silence.
LA REINE
Eh quoi ! vous vous taisez ! – Est-ce à cause de moi ?
– Quel que soit mon plaisir de complaire aux désirs de Candaule
En m’asseyant comme j’ai fait à cette table,
Si je pouvais penser
Que la joie du banquet en soit un peu gênée,
Je quitterais cette table à l’instant,
Car la joie est ici
Mieux à sa place que la reine.
NICOMÈDE
Je n’ose exprimer à la reine
Que l’extraordinaire beauté de ses traits
Nous étonne encore chacun,
À ce point que notre silence n’est
Qu’une admiration contemplative.
LE ROI CANDAULE
Paix ! Nicomède.
Voilà ce que précisément craignait
Et voulait éviter la reine :
Qu’on la loue. –
Nyssia ! de grâce répondez-leur ;
Ces Messieurs, si vous n’y veillez avec moi,
Risquent de ne présenter au festin
Qu’un morne assaut de compliments bien faits
Et de répliques sans hardiesse.
Sans doute votre insolite présence
Leur impose un peu de contrainte.
Je vous jure qu’ils savent mieux parler d’ordinaire ;
De grâce, que votre esprit vienne à leur aide ;
Qu’il guérisse le mal que leur a fait votre beauté
Et dissipe en hâte l’ennui que tous commencent de répandre.
LA REINE
Si vraiment mon visage est coupable,
Il est aisé, Seigneur, de l’empêcher de nuire plus.
Souffrez que je ramène devant sa rougeur un voile
Que je ne soulevai que contrainte
Et que je n’eusse dû soulever que devant vous.
LE ROI CANDAULE, irrité.
Non, Nyssia, non… Encore quelques propos de ce genre
Et tout le plaisir du festin sera gâté.
Enlevez tout à fait ce voile, Nyssia.
Et nous, Messieurs, en hâte
Offrons notre première coupe à la joie !
Celle de ce festin dort encore,
Allons ! que le bruit des voix la réveille ! –
Mouvement.
Nyssia ! – buvez aussi, Nyssia ! –
SYPHAX
Répondrai-je au nom de nous tous ?
PLUSIEURS
Oui ! va, Syphax !
LE ROI CANDAULE
Remplis d’abord ta coupe.
SYPHAX
Au nom des amis de Candaule,
J’offre ma coupe à la beauté parfaite
De Nyssia, femme de Candaule…
LE ROI CANDAULE
Paix ! Syphax…
SYPHAX
Et à Candaule aussi, qui, possédant un bien si rare,
Au lieu de le cacher à tous et de le garder pour lui seul,
Consent à ce que nos regards respectueux et charmés s’en enivrent.
PLUSIEURS, tendent leur coupe.
Bien dit ! Bien dit, Syphax ! – Vive Candaule !
LE ROI CANDAULE
Mais non, Messieurs ! ne me sachez point gré
D’offrir à ce banquet la beauté de la reine ;
Vraiment, je souffrais trop de la connaître seul.
Plus l’admiration que je ressentais pour elle était grande,
Plus je sentais aussi de combien je vous privais tous.
Je me semblais comme un cupide accapareur
Qui détiendrait injustement de la lumière.
PHARNACE
Injustement, Candaule ? N’est-il pas juste
Que chacun dispose de son bien comme il lui plaît ?
LE ROI CANDAULE
Peut-être, – mais je croirais voler à tous
Le bien dont je reste seul à jouir.
SÉBAS
Impossible d’exprimer mieux une pensée plus admirable.
LA REINE, à Candaule.
Fi, Seigneur ! Vous semblez oublier
Que le bien dont on parle, c’est moi.
LE ROI CANDAULE
Oh ! Vous interprétez mal mes paroles !
Je ne songeais plus à vous, Nyssia,
Et ce que je disais n’était vrai
Que de manière plus générale.
PHILÈBE
Et vous, Madame, qu’est-ce que vous pensez du partage ?
SIMMIAS, à Phèdre.
Philèbe est bien hardi.
LA REINE, à Philèbe.
Qu’il est certains bonheurs que l’on tue
Plutôt que de les pouvoir partager.
Le festin peu à peu s’est animé – Les voix se pressent, et c’est presque ensemble que Sébas, Phèdre et le roi ripostent.
CANDAULE,
agacé, comme n’ayant entendu que la réponse de la reine.
Mais aussi cela dépend avec qui…
PHÈDRE, à Simmias.
Entends-tu comme la reine
A finement éludé l’ironie ?
SÉBAS
Impossible de répondre plus joliment
À question plus spécieuse.
CANDAULE
Paix, Sébas ! Occupe-toi des figues plutôt.
Il lui en jette.
Phèdre ! tu ne bois pas ? Tends ta coupe, – voyons !
Messieurs, j’ai résolu de vous éprouver tous.
NICOMÈDE
Nous éprouver, Candaule ? – Et par quoi ? –
LE ROI CANDAULE
Par l’ivresse.
PHÈDRE
Je suis triste buveur, et l’ivresse m’effraie.
Dispense-moi, Candaule, je t’en prie.
LE ROI CANDAULE
Eh ! Phèdre, que crains-tu ?
L’ivresse ne manifeste en nous
Que ce que nous portons en nous-mêmes.
Pourquoi craindrait celui
Qui n’a rien que de noble à montrer ?
L’ivresse ne déforme pas ; elle exagère ;
Ou plutôt elle fait rendre à chacun
Ce que souvent par excès de pudeur il cachait :
Toi, Phèdre, ta sagesse ; Pharnace et Syphax leur esprit :
Archélaüs, rien ; Sébas, les figues dont il se bourre.
PHÈDRE
Le roi va parler trop.
LE ROI CANDAULE, aux serviteurs.
Découpez ce poisson.
NICOMÈDE
Est-il assez doré !
LE ROI CANDAULE
Je gage qu’il hantait cet endroit de la mer
Où le soleil d’été se couche. Voyez donc…
Le cuisinier fait voir.
ARCHÉLAÜS
Il est superbe.
LE CUISINIER
Oui. C’est une dorade.
LE ROI CANDAULE
Buvons à la splendeur de ce poisson, Messieurs ?
Et toi, Pharnace, fais-nous des vers sur la dorade…
Allons ! –
PHARNACE
Le roi sans doute oublie que les poissons sont tous muets.
SYPHAX
Pas tous ! on parle d’un qui rendait les oracles.
PHARNACE
Alors, à toi les vers, Syphax…
PLUSIEURS
Les vers ! Les vers !…
SYPHAX
Attendez… s’ils sont mauvais, tant pis :
Le soleil qui te dora de
Ses ultimes rayons, dorade,
Parle à celui qui saura de-
Viner tes oracles, dorade !
PHARNACE ET CANDAULE
Bravo, Syphax !
NICOMÈDE
Espérons que le poisson sera meilleur que les vers.
On passe le poisson.
LE ROI CANDAULE
Comment le trouvez-vous ? Pharnace ? Archélaüs ?
PHARNACE
Excellent !…
ARCHÉLAÜS, avec un cri.
Par l’enfer ! Qu’est ceci ? –
J’ai failli manger une bague !
NICOMÈDE ET D’AUTRES
Une bague ! –
ARCHÉLAÜS
Et je m’y suis cassé deux dents !
SYPHAX, à demi voix.
Quel vorace animal !
ARCHÉLAÜS
Elle était dans la chair de ce poisson cachée.
Vous riez ! ?
SYPHAX ET D’AUTRES, se récriant.
Non ! certes.
SÉBAS
Mais tu prends de trop grosses bouchées.
ARCHÉLAÜS
J’aurais pu m’étrangler.
SYPHAX
Oui – sans plus !
NICOMÈDE
Voyons un peu la bague.
PHILÈBE, la lui passant.
Ceci n’est pas banal !
NICOMÈDE, la réclamant à son tour.
Dans le poisson, dis-tu ?
SYPHAX
L’étrange nourriture.
NICOMÈDE
La pierre en est jolie.
LE ROI CANDAULE
Oh ! je ne vois rien là qu’un saphir assez ordinaire.
J’en ai plusieurs de beaucoup plus gros et plus purs.
Demain je te les montrerai, Nicomède.
SYPHAX,
à qui la bague, ayant fait le tour, est parvenue.
Et maintenant, à qui la bague ?
ARCHÉLAÜS
Le poisson me la donne ; moi, je la donne au roi.
SYPHAX
Ah ! pour Archélaüs le mot est fort joli, ma foi.
PLUSIEURS
À Candaule ! C’est cela. – À Candaule !
PHÈDRE,
qui a repris la bague pour la repasser au roi.
Attendez ! – Quelque chose d’écrit ! –
NICOMÈDE, se penchant vers Phèdre pour regarder.
Syphax avait raison : la dorade a parlé.
LE ROI CANDAULE ET NYSSIA
Ah ! que dit-elle ?
NICOMÈDE
Je n’y vois pas assez.
PHÈDRE
Pharnace a de bons yeux.
PHARNACE,
levé et s’approchant d’un des flambeaux ou d’une des lampes que les serviteurs
ont cependant apportés.
Deux mots grecs.
LE ROI CANDAULE
Traduis-nous.
PHARNACE
Eύτυχίαν χρύπτω
PHÈDRE
« Je cache le bonheur. »
PLUSIEURS
Je cache le bonheur ? – Quel bonheur ?…
NICOMÈDE
L’oracle n’est pas clair.
PHARNACE,
comme s’il voyait encore quelque chose.
Attendez ! – Attendez…
Tous restent en suspens.
Non – c’est tout.
Roi Candaule, – je passe ce mystérieux anneau à ton doigt.
LE ROI CANDAULE,
qui d’un geste arrête Pharnace.
Cuisinier ! – d’où vint ce poisson.
LE CUISINIER
Un homme l’apporta tantôt.
Le poisson me paraissant beau je l’achetai.
LE ROI CANDAULE
Où cet homme est-il à présent ?
LE CUISINIER
Il est rentré chez lui.
LE ROI CANDAULE
Pourquoi ne l’as-tu pas gardé ce soir à la cuisine, à banqueter ?
LE CUISINIER
C’est lui qui ne l’a pas voulu.
LE ROI CANDAULE
Je n’aime pas voir repousser mes offres…
Quel genre d’homme était-ce ?
LE CUISINIER
Un pauvre pêcheur sans histoire.
LE ROI CANDAULE
Et que lui donna-t-on pour ce poisson ?
LE CUISINIER
Quatre pièces d’argent.
LE ROI CANDAULE
Il méritait de l’or.
LE CUISINIER
Il est si malheureux que l’argent a suffi.
LE ROI CANDAULE
D’abord, il n’y a pas de malheureux dans mon royaume ;
Ou alors c’est que je ne le connaissais pas.
Comment s’appelle-t-il ?
LE CUISINIER
Il a nom Gygès, pour vous plaire.
LE ROI CANDAULE
Qu’on le fasse chercher – je voudrais le connaître.
Je jure qu’aucun doigt ne passera dans cet anneau
Avant que je n’aie vu cet homme…
Gygès, dis-tu ?
LE CUISINIER
Oui, Gygès.
LE ROI CANDAULE
Avant que je n’aie pu parler à Gygès, le pêcheur.
Allons ! va le chercher.
LE CUISINIER,
qui donne des indications à un homme.
On y court aussitôt.
Un assez long silence accompagne le silence du roi. Puis on entend :
SÉBAS
Il fait plus d’air ici que dans la salle.
PHILÈBE
Et ce coin du jardin est admirable sous la nuit.
NICOMÈDE
Quelle vue !
J’aime qu’elle s’étende ainsi jusqu’à la mer,
Où, voyez ! – le croissant délicat de la lune se lève.
NYSSIA
Quelle est cette lueur ?
PHILÈBE
Madame, c’est la lune.
NYSSIA
Eh ! non. – Là-bas : tout au bord de la plage.
PHARNACE
On dirait une hutte qui brûle.
NICOMÈDE
Ah ! c’est très beau.
SÉBAS
Ces faisans sont exquis.
ARCHÉLAÜS
Moi, j’ai pris une caille.
SYPHAX
Candaule ne dit rien et semble soucieux.
LE ROI CANDAULE
On n’y voit presque plus. – Apportez des lumières.
On apporte des flambeaux.
– Ma coupe est vide !
La vôtre aussi ! Philèbe ! Pharnace… Le vin tarit.
Philèbe, à qui l’on propose du vin, refuse.
Et si tu ne bois pas, parle alors, – car je m’inquiète –
– Ces deux mots de la bague… qu’en penses-tu, Philèbe ?
Moi, je n’en peux distraire mon esprit.
PHILÈBE
Ô Candaule ! pourquoi ?
Ce ne sont là, je crois, que de ces mots à double sens
Comme l’on a coutume d’en prêter aux oracles.
Ils ne doivent qu’à leur mystère la créance qu’on leur accorde.
Avec beaucoup de mal, on découvre à la fin,
Sous leur apparence d’énigme, une grosse vérité bien connue.
PHARNACE
Et plus souvent on ne découvre rien du tout.
LE ROI CANDAULE
Alors, selon vous, ces mots ne veulent à près rien dire ?
PHILÈBE
« Je cache le bonheur » – ? – Non ; rien.
LE ROI CANDAULE
Tant mieux ! j’aurais pu m’en inquiéter.
NICOMÈDE
D’ailleurs, si ces mots me semblent de nature
À déjà rebuter un homme à jeun,
Nous ne sommes plus, ni les uns ni les autres,
En état, je crois,
De résoudre à présent des énigmes !
SYPHAX
Bien parlé, Nicomède !
Buvons donc simplement au bonheur de Candaule.
Loin d’imiter la bague, lui, du moins,
Ne cache pas son bonheur ; au contraire ! –
PHARNACE
Se soulevant pour trinquer avec les autres.
À Candaule ! l’homme le plus heureux de la terre.
LE ROI CANDAULE
Frappant violemment la table de son poing.
Ah ça ! de mon bonheur, qu’en savez-vous ? – Voyons.
PHÈDRE, très calme.
Rien, Candaule.
LE ROI CANDAULE, se reprenant.
Messieurs, pardonnez-moi.
Je ne sais quelle inquiétude
A pu m’emporter. – Et vous, Nyssia,
Qui vous taisez, sitôt qu’on ne réclame plus vos paroles,
Dites, – que pensez-vous de mon bonheur ? –
NYSSIA
Qu’il est pareil à moi, mon Seigneur.
LE ROI CANDAULE, s’irritant de nouveau.
Des énigmes encore ! – Qu’entendez-vous par là,
Voyons ! parlez plus clairement.
NYSSIA
Je voulais dire
Que je crains qu’il se fane à rester découvert…
LE ROI CANDAULE,
que le vin commence d’éprouver.
Alors recouvrez-vous !
Peu m’importe, à présent que chacun vous a vue.
Nyssia fait un signe de triste étonnement.
Ô Nyssia ! pardon ! – Hélas ! qu’ai-je pu dire ?
Je ne voulais pourtant pas vous peiner…
Mais c’est que pour moi, tout au contraire,
Mon bonheur semble
Puiser sa force et sa violence en autrui.
Il me semble parfois qu’il n’existe
Que dans la connaissance qu’en ont les autres,
Et que je ne possède
Que lorsqu’on me sait posséder.
Je vous jure, Messieurs, qu’il m’importerait peu
De posséder toute la terre,
S’il me fallait par là rester seul sur la terre,
Ou si on ne le savait pas.
Messieurs, croyez-le bien, c’est surtout
Lorsque vous profitez de ma richesse,
Que je la sens.
Je suis très riche. – Aucune ivresse
Ne peut me faire exagérer.
Je suis très riche.
Et si je m’irritai tout à l’heure
Lorsque vous buviez en disant : Salut
À Candaule, l’homme le plus riche de la terre. –
C’est que cette richesse, Messieurs,
Vous ne la connaissez pas encore bien.
PHÈDRE
Non, pas à ta richesse, Candaule –
Non ! c’est à ton bonheur que nous buvions.
LE ROI CANDAULE, se soulevant et s’exaltant.
Eh ! c’est encore pis !
Qu’est-ce que vous savez de mon bonheur ?
– Et qu’est-ce que j’en sais moi-même ?
Est-ce qu’on peut regarder son bonheur ?
On ne voit que celui des autres ;
Le sien on ne le sent que lorsqu’on ne le regarde pas.
– L’air, cette nuit, est d’une mollesse lassante…
– Eh bien ! ce Gygès il n’arrive donc pas ?
Le roi Candaule se lève, sort de son fauteuil ou du banc, et chancelle un peu, mais très peu.
Apportez-moi du vin ! Je veux qu’ici chacun soit ivre !
Nous griserons Gygès quand il viendra.
On lui verse à boire. – Il s’approche de Phèdre.
Et tu ne sais pas encore, Phèdre… un secret…
Il s’assied entre Phèdre et Simmias. L’ordre des convives se défait un peu, comme il arrive à nos repas au moment du café – Nicomède se rapproche de la reine et lui parle.
LE ROI CANDAULE,
à Phèdre, continuant.
Après tout – moi – que m’importe le bonheur ?
N’est-ce pas qu’il n’est digne que des pauvres
De se préoccuper d’être heureux ?
Voyons, Phèdre, me comprends-tu ?
Et ta sagesse souscrit-elle
A ce que je ne peux dire qu’à toi ?
– Chaque bien nouveau que l’on possède
Entraîne son nouveau désir de l’essayer –
Et posséder, pour moi, c’est expérimenter.
Il heurte la table de sa coupe vidée, et écoute le son qu’elle rend.
Pourquoi ne dis-tu rien, Phèdre ? N’as-tu rien bu ?
Ô Phèdre ! ton bonheur est-il donc dans le calme ?
Enseignes-tu le sommeil ? non la vie ?
Aurais-je plus de sagesse que toi, philosophe,
Pour comprendre que, là où le bonheur abonde,
C’est où surabonde la vie.
Ô Phèdre ! pour plus de bonheur et de vie l’homme s’use
Quand il est pauvre, à désirer, –
C’est une forme de bonheur…
Non pas désirer, te dirais-je,
Non, – mais de travailler pour ce que l’on désire
– Et quand il possède cela : – le risquer ;
Risquer ! c’est l’autre forme du bonheur ; celle des riches…
C’est la mienne –
Je suis si riche, Phèdre ! et si vivant…
SIMMIAS
Si ton bonheur était une amitié
Tu ne parlerais pas de le jouer, Candaule…
Mais une amitié, c’est là ce qui te manque encore.
LE ROI CANDAULE
Tu dis vrai ; de combien de trésors, beau Simmias,
N’achèterais-je pas la tienne ?
Le cuisinier revient et ramène Gygès – par la gauche.
LE CUISINIER
Roi, voici le pêcheur.
LE ROI CANDAULE,
de la partie droite de la table où il s’est rassis.
Ah ! ah ! c’est toi, Gygès ?
GYGÈS
Oui, c’est moi Gygès, roi Candaule.
LE ROI CANDAULE
Gygès le pêcheur ?
GYGÈS
Oui, Gygès le pêcheur.
LE ROI CANDAULE
Gygès le pauvre ?
GYGÈS
Gygès le pauvre, roi Candaule.
ARCHÉLAÜS
Il n’est guère éloquent.
SÉBAS
L’habitude du poisson. –
LE ROI CANDAULE
Paix, Sébas ! – Approche-toi, Gygès,
Pourquoi n’étais-tu pas au festin des cuisines ?
Gygès ne répond rien.
Qu’on lui donne une coupe. – Bois-tu du vin parfois ?
GYGÈS
Autant dire jamais.
LE ROI CANDAULE
Goûte cela.
Voyant qu’un serviteur va lui verser du vin ordinaire.
Non ! pas de celui-ci. – Verse-lui du meilleur.
PHARNACE
Hein ! c’est du bon, Gygès !
LE ROI CANDAULE
Paix, Pharnace !
Est-il vrai que tu sois si malheureux, Gygès ?
GYGÈS
Non, pas malheureux – misérable.
LE ROI CANDAULE
Es-tu très pauvre ?
GYGÈS
J’ai ce qu’il me faut.
SYPHAX
Il n’est pas trop bête pour un pêcheur.
LE ROI CANDAULE
Qu’as-tu donc ?
GYGÈS
J’avais une petite maison ;
Mais, en revenant de tes cuisines, roi,
Ma femme, qui s’était un peu soûlée chez toi,
En voulant attiser notre âtre
Pour chauffer ma soupe du soir,
A mis le feu à de la paille.
Et, je ne sais pas bien comment, –
La hutte étant en choses sèches, –
Tout a brûlé.
LE ROI CANDAULE
N’avais-tu rien d’autre, Gygès ?
GYGÈS
Si : j’avais mes filets.
Ils ont brûlé avec la hutte.
LE ROI CANDAULE
Eh quoi ! sur cette même terre –
Comment, près d’un bonheur tel que le mien
Se pouvait une telle misère ?
Je voudrais voir ta femme, pauvre Gygès.
ARCHÉLAÜS
Et moi aussi.
GYGÈS
La voir ? – C’est facile, Candaule. Elle est non loin d’ici.
Je craignais de la laisser seule, comme elle est soûle,
Et l’ai prise avec moi jusqu’au palais.
Gygès sort.
SÉBAS, poussant le coude d’Archélaüs – à demi voix.
Archélaüs ! – On va bien rire.
C’est elle – la goton ! –
ARCHÉLAÜS
Je suis très excité.
À Pharnace.
Candaule a là vraiment une idée admirable ! –
À Sébas.
Est-elle belle au moins ?
SÉBAS
Bah ! que veux-tu que soit la femme d’un pêcheur ?
PHARNACE
Eh ! Eh ! mon cher, j’ai parfois vu des paysannes
Qui ne…
PHÈDRE,
voyant reparaître Gygès et sa femme ; celle-ci, ivre, est comme une sauvage
les cheveux sur le front, mal vêtue.
Oh ! roi, – ce que tu fais est dangereux ! –
GYGÈS, la montrant.
Voilà, Messieurs, la femme de Gygès.
ARCHÉLAÜS
Hé ! Hé ! !
LE ROI CANDAULE
Elle s’appelle ?
GYGÈS
Je l’appelle Trydo.
SÉBAS
Ah ! Ah ! ! Si j’avais su. – Trydo ! Trydo !
LE ROI CANDAULE
Paix donc, Messieurs !
Laissez-moi parler doucement à cet homme. –
– Alors – maintenant, pauvre Gygès, tu n’as plus rien ?
GYGÈS
Il vaut mieux, pour moi, n’avoir que peu
Mais l’avoir seul.
SÉBAS, s’esclaffe – à Archélaüs.
Écoute-le ! –
GYGÈS
Je n’avais, avant, que quatre choses,
Je n’en ai plus que deux.
On tient mieux dans sa main deux choses
Que quatre.
LE ROI CANDAULE
Et quelles sont ces deux, brave Gygès ? –
GYGÈS
L’une est ma femme.
SÉBAS, n’y tenant plus.
Ah ! ah ! mon doux Gygès, pour celle-ci
Tu peux être bien sûr que tu ne l’as pas tout seul.
LE ROI CANDAULE, indigné.
Sébas ! –
SÉBAS
Non ! mais il ne faudrait pourtant pas que cette ordure
S’en vienne comme ça faire le fier devant moi,
Et prétende qu’il est seul à toucher cette femme…
LE ROI CANDAULE
Sébas ! !
SÉBAS
Quand, pendant qu’il péchait son poisson jaune,
Archélaüs se tord.
Hier, dans la cuisine… hein ! Trydo ?…
NYSSIA, à Candaule.
Mais, Seigneur, c’est affreux…
LE ROI CANDAULE
Tenez-vous, Nyssia.
Je ne souffrirai pas qu’on insulte cet homme.
GYGÈS
Merci, Candaule. – Et toi, Monsieur,
Dont je ne connais même pas le nom –
Et je me soucie peu, certes, de le savoir. –
Tu peux beaucoup sur moi, moi sur toi, rien.
Mais je peux tout sur cette femme.
Elle est à moi, te dis-je.
Il a pris un couteau sur la table et l’en frappe.
Elle est à moi. – Elle est à moi.
Agitation.
NYSSIA
Empêchez-le.
NICOMÈDE
Archélaüs ! Sébas ! empêchez-le, voyons !
Sébas, qui s’est levé, se prend les pieds dans sa robe et, complètement ivre, roule sous la table.
Nyssia se lève et veut sortir ; Nicomède tente de la retenir.
PHARNACE
Ah ! cet homme est abominable !…
LE ROI CANDAULE
Non, Pharnace, admirable plutôt !
Et plus noble que toi, Sébas. – Sébas ! –
Où donc est-il.
NICOMÈDE
Il a fui sous la table.
LE ROI CANDAULE
Laisse-le donc, Pharnace. – il est mieux là qu’ailleurs.
Nyssia ! vous partez ?
Nyssia sort.
Gygès, après être resté un instant près de sa femme morte, veut s’écarter.
Reste. Reste, Gygès.
Gygès ! ! –
GYGÈS
Non, sire.
LE ROI CANDAULE
Gygès !
GYGÈS
Non. –
Je n’ai plus maintenant qu’une chose sur terre –
Mais, celle-là, nul ne pourra me l’enlever. –
LE ROI CANDAULE
Quoi donc ?
GYGÈS
C’est ma misère.
LE ROI CANDAULE
Si Gygès ; et celui qui te l’enlèvera
C’est ton maître ; c’est moi.
GYGÈS
Je ne suis pas ton serviteur, ô roi.
LE ROI CANDAULE
Bien dit ; vous l’entendez, Philèbe et Phèdre ;
Non, tu n’es pas mon serviteur, brave Gygès !
Et moi, je ne suis pas ton maître,
Mais ton ami. –
Aux serviteurs.
Qu’on prépare au palais une chambre pour lui. –
Ah ! levez-vous, Messieurs ! Je pense qu’après cela
Vous n’allez pas encore boire…
FIN DU PREMIER ACTE
La scène représente une chambre du Palais, ouverte sur la gauche, et terminée par une sorte de terrasse où sont des musiciens. Candaule et Gygès sont encore attablés devant le reste d’un souper. Ils sont presque étendus sur des sièges bas. Gygès est splendidement vêtu. Des musiciens achèvent une symphonie.
LE ROI CANDAULE
Cette musique à présent m’importune.
Cessez ! Gygès a vu ce que vous pouviez faire.
Toute émotion n’a d’exquis que sa surprise ;
Notre joie est pareille à l’eau mobile de rivières
Qui ne doit sa fraîcheur qu’à sa constante fugacité.
Aux musiciens.
Allez charmer mes invités sur les terrasses.
Excusez-moi près d’eux de ne point leur paraître ce soir.
Je reste avec Gygès ;
Et, si je le rejoins, ce ne sera que tard dans la nuit.
Allez ! Que votre musique légère
Sache écarter d’eux le sommeil.
Les musiciens se retirent.
Desservez cette table.
Des serviteurs s’empressent.
Laissez ce vin sucré ;
Gygès peut-être en boira-t-il encore…
Tends ta coupe, Gygès. – Il vient de Chypre. –
L’aimes-tu ?
Aux serviteurs qui ont desservi la table.
Apportez-nous bientôt des lampes. – Le soir se ferme.
Allez !
Les serviteurs sortent. Candaule s’approche de Gygès.
Ami Gygès ! ainsi, lorsque la mer était contraire,
Tu devais te coucher sans souper.
GYGÈS
Oui, Candaule. Il y a sur les terres plus d’un pauvre
Qui se couche plus d’un soir sans souper.
LE ROI CANDAULE
J’aurais voulu savoir cela plus tôt.
GYGÈS
Pour quoi faire ?
LE ROI CANDAULE
Pour m’en inquiéter, peut-être.
GYGÈS
Pour gâter ton bonheur ?…
LE ROI CANDAULE
Mon bonheur eût vaincu la misère, au contraire…
Je croyais mon bonheur si grand, si rayonnant
Que rien de pauvre près de lui ne fut possible.
GYGÈS
Ce que tu fais pour moi, tu l’eusses fait sans me connaître, donc ?
LE ROI CANDAULE
Même sans te connaître ; oui, vraiment.
GYGÈS, se détourne tristement.
Tu vois bien, roi, que l’amitié n’est pas possible.
LE ROI CANDAULE
Ô Gygès, pourquoi donc ?
GYGÈS
Ce que tu fais pour moi, tu le fais par pitié.
On n’a pas d’amitié ; on a de la pitié pour un pauvre.
LE ROI CANDAULE
Pauvre ! – tu ne l’es plus. Lève-toi ! Lève-toi !
Regarde-toi, Gygès ! ta robe est pourtant bien changée.
Ô splendide Gygès ! qui donc aurait pitié de toi maintenant !
Gygès s’est levé ; il regarde sa robe splendide, mais semble soucieux et se détourne de Candaule.
LE ROI CANDAULE
Prends ce collier…
Il détache un de ses colliers et veut le passer au col de Gygès qui résiste :
Je veux
Gygès, qui a maintenant le collier, s’est rassis. Candaule, avec insistance, près de lui :
Tu me crois riche ?
GYGÈS
Oui.
LE ROI CANDAULE
Très riche ?
GYGÈS
Très riche, oui.
LE ROI CANDAULE
Mais encore, dis-moi… de combien ?
GYGÈS
Je sais qu’aussi loin que mon regard peut s’étendre,
Ton royaume s’étend vers l’horizon.
LE ROI CANDAULE
Ô Gygès ! il dépasse beaucoup l’horizon.
GYGÈS
On dit que sur la mer tu as des îles.
LE ROI CANDAULE
Mes vaisseaux chargés en reviennent…
Ce n’est là qu’une faible partie de mes biens.
Imagines-tu ce qu’il y a d’or dans mes caves ?
GYGÈS
Presque autant qu’il en manque aux pauvres, je pense.
LE ROI CANDAULE
Ne parle pas des pauvres, Gygès,
Je peux les faire riches comme des rois
Sans même apercevoir une diminution dans ma fortune.
Demain nous visiterons mes palais.
Cher Gygès, ta hutte était étroite, n’est-ce pas ?
GYGÈS
Étroite et basse, oui, Candaule.
LE ROI CANDAULE
Des bijoux, tu crois que j’en ai ?
GYGÈS
Tu m’en as montré de très beaux.
LE ROI CANDAULE
Mais j’en ai de plus beaux encore ; tu verras.
Qu’est-ce que tu buvais d’ordinaire ?
GYGÈS
De l’eau.
LE ROI CANDAULE
Ce vin te plaît-il ?
GYGÈS
Je m’y fais.
LE ROI CANDAULE
J’en ai de meilleur.
GYGÈS, retirant sa tête de ses mains.
Roi Candaule, pourquoi tiens-tu tant
À ce que je connaisse ta fortune ?
LE ROI CANDAULE
Pour que te réjouisse l’amitié
Qui te fait profiter de ces biens.
GYGÈS
Je pensais que l’amitié que tu voulais
N’était pas celle de tes biens, mais de toi-même…
LE ROI CANDAULE
Laisse ton ironie, Gygès,
Et ne résiste plus au bonheur.
Qu’importe que l’un donne et que l’autre reçoive,
Où deux jouissent ensemble des mêmes biens.
Écoute : l’inquiétude m’habitera
Tant que tu ne connaîtras pas
Dans toute sa complication ma fortune.
GYGÈS
Roi, tu possèdes bien des choses
Dont le nom même n’est rien pour moi.
À quoi sert que tu me les nommes ?
Leur goût ne s’imagine point.
LE ROI CANDAULE
Gygès, je veux te faire goûter au bonheur.
GYGÈS
Ce qu’on ne peut avoir, mieux vaut n’y point songer.
LE ROI CANDAULE
Mais puisque je te donnerai tout cela, – tout cela…
Ô Gygès ! trop longtemps malheureux, – Gygès !
Je veux que ton plaisir aujourd’hui
Soit plus grand que ta peine était grande.
Les serviteurs apportent des flambeaux, puis se retirent. Silence.
LE ROI CANDAULE
À quoi songe mon ami Gygès ?…
À cette heure du soir que faisait-il hier ?
Fatigué par la vague amère,
Triste pêcheur…
GYGÈS, interrompant.
Il regagnait sa hutte où l’attendait Trydo.
LE ROI CANDAULE
Trydo – c’est vrai. – Tu regrettes Trydo ?
Pauvre Gygès ! Assieds-toi près de moi.
Réponds-moi. – Tu l’aimais !
Gygès se tait toujours.
Ô Gygès ! n’aurais-tu pour moi
Qu’une amitié sans confiance !
– Oh ! mon ami Gygès… réponds-moi ; parle-moi.
Tu l’aimais ? – dis ?…
GYGÈS,
se prend la tête dans les mains et sanglote.
Les nuits d’hiver elle était chaude dans mon lit…
Je lui disais : Trydo ; elle répondait : Maître. –
Moi, je croyais qu’elle m’aimait ; j’étais heureux.
LE ROI CANDAULE
Pauvre Gygès !
Candaule, gêné, s’est levé ; soucieux, il marche à grands pas dans le fond de la salle ; à demi voix :
Que me proposes-tu, – inquiète pensée ?…
Il éteint résolument quelques-uns des flambeaux, puis, debout toujours, il se tourne vers Gygès :
Gygès, – sais-tu pourquoi j’avais commencé de t’aimer ?
– Toi seul avais compris la beauté de la reine…
Pauvre Gygès ! avant de l’avoir vue,
Tu pouvais croire que ta femme était belle…
Mais je t’ai vu soudain qui voyais Nyssia,
Et aussitôt Trydo ne t’a plus paru belle.
Il se rapproche de Gygès.
Gygès c’est pour cela que tu l’as tuée, n’est-ce pas ?
GYGÈS
Ô roi ! comment peux-tu penser cela ?
LE ROI CANDAULE
Hein ! suis-je pas habile à te saisir ?
GYGÈS
Aussi vrai que je crois en Dieu, cela n’est pas.
LE ROI CANDAULE,
se remettant à marcher.
Tu crois à Dieu ?
GYGÈS
Oui, certes.
LE ROI CANDAULE
Moi pas beaucoup. – Simple toi-même,
Tu n’imagines que des choses simples,
Mais moi…
À demi voix.
Plus haut ! parle plus haut, ma plus jeune pensée !
Où veux-tu me mener ? admirable Candaule !…
Il marche et éteint encore un flambeau, puis, tourné vers Gygès :
Alors vraiment, c’est parce que…
Cela le gênait donc beaucoup de savoir
Que ta femme ne t’appartenait pas à toi tout seul ?
GYGÈS
C’est pour cela que je l’ai tuée –
Et parce que je ne pouvais tuer l’autre.
LE ROI CANDAULE
Noble Gygès !… C’est curieux…
Faut-il donc posséder si peu de choses,
Pour désirer les posséder si seul ?
… Mais – si l’autre eût été ton ami ?
GYGÈS
Ô roi ! Comment un ami songerait-il à me tromper ?
LE ROI CANDAULE
Oui… mais, s’il eût fait cela sans te tromper ?
GYGÈS
Je ne te comprends plus, roi Candaule.
LE ROI CANDAULE
N’importe… Alors tu n’as pas vu la reine ?
GYGÈS
Un peu, si ; mais je ne l’ai pas regardée.
LE ROI CANDAULE
Alors c’est que tu ne l’a pas vue…
On ne peut pas ne pas la regarder, quand on la voit.
Plus bas, à Gygès.
Elle le sait ; elle ne veut plus qu’on la voie. – Elle m’a dit :
Cette première fois que j’ai paru soit la dernière.
Il se rapproche de Gygès et plus bas encore.
Gygès… Tu voudrais-voir la reine ?
GYGÈS,
comme excédé, se lève ; il feint de n’avoir pas entendu.
À présent, je suis fatigué, laisse-moi. –
LE ROI CANDAULE,
le retenant par son vêtement.
Gygès… désires-tu voir la reine ?
GYGÈS, se dégageant.
Non.
LE ROI CANDAULE
Pourquoi ? –
Gygès, – je veux te montrer Nyssia.
GYGÈS,
violemment, tourné contre Candaule.
Je ne la veux point voir, moi.
LE ROI CANDAULE, à demi voix.
Ah ! si tu l’avais vue !…
GYGÈS
Tu ne l’aimes donc pas ?
LE ROI CANDAULE
Oh ! mais plus que moi-même !
Aussi ne faudrait-il pas qu’elle sache…
Et elle m’aime tant !…
Ceci te dira sa beauté –
Mais, sache-le tout bas :
Il se penche à l’oreille de Gygès.
Jamais, jamais, je n’ai désiré d’autres femmes.
Son visage n’est rien… Si tu savais, Gygès ! –
Et sa tendresse ! – Et si tu l’entendais alors…
Je souffre quand j’entends louer une autre femme
Et me dis : c’est parce qu’ils ne la connaissent pas.
– Gygès… veux-tu connaître Nyssia ? –
GYGÈS
Quoi ! ? Tu veux m’éprouver ? – Je ne te comprends pas.
LE ROI CANDAULE
Tant pis… Laissons cela…
Ce collier que j’ai mis à ton cou
Tous mes serviteurs le connaissent ;
Chacun d’eux obéit à celui qui le porte ;
C’est le collier du roi ; je te le donne.
– De mon amitié tu doutes encore ?
GYGÈS
Tant que ce sera toi qui donneras toujours,
Oui… Laisse-moi m’en aller, à présent ; j’ai sommeil.
LE ROI CANDAULE, un peu irrité.
Tu dormiras plus tard ! – Reste, Gygès : – Écoute : –
Tu m’as aussi donné, toi, quelque chose…
GYGÈS
Et quoi donc ? –
LE ROI CANDAULE
Assieds-toi ; voyons !… Reste un peu.
Gygès se rassied à demi.
Tu vois cette bague ?
Hier encore, je n’en faisais pas très grand cas.
Mais c’est que je ne connaissais pas sa valeur.
Pourtant deux mots gravés derrière le chaton
M’inquiétaient, ainsi que son étrange provenance.
Gygès, elle était cachée
Dans la chair du poisson que tu péchas hier.
En voulant le manger, l’un de nous la trouva,
Me la tendit ; mais moi, surpris, troublé,
Je jurai de ne la passer à mon doigt
Pas avant d’avoir pu parler au pêcheur
Grâce à qui ce poisson se trouvait sur ma table.
– C’est alors que tu vins. Nous parlâmes ;
Et la sanglante fin de ce repas
Fit que je ne pensai plus à la bague.
Mais, la retrouvant ce matin,
– J’étais en société des seigneurs, mes convives, –
Presque sans y penser je la mis à mon doigt.
Aussitôt : « Où donc a fui Candaule ? » dit l’un d’eux.
« Il était près de nous à l’instant, » dit un autre.
« Où donc est-il ? – Il est parti. Il est parti… » dirent-ils tous.
Pourtant, je n’avais pas bougé.
Moi, je les voyais, là,
Près de moi, tout près, comme je suis de toi…
Eux ne me voyaient plus…
Ainsi, surpris, ravi, plein d’âme et de bonheur,
Je compris que l’anneau me rendait invisible…
J’eus la force de ne rien dire,
Et doucement je m’esquivai du milieu d’eux.
Et je pensai déjà : cette bague
C’est à Gygès, à mon ami, que je la dois ;
Je la lui montrerai dès ce soir.
La voilà.
GYGÈS
Quoi ! je serais vraiment ton ami, cher Candaule ? !
LE ROI CANDAULE
Vois… Regarde-moi bien.
Très ostensiblement, il passe la bague au doigt.
GYGÈS
Oh !… Comme un grain de sel, tu te fonds. –
L’air se ferme sur toi… tu disparais… Candaule !
Es-tu toujours ? – Où donc es-tu ?… Candaule…
Ostensiblement Candaule a retiré l’anneau. Il est complètement inutile, par quelque artifice que ce soit, que Candaule disparaisse aux yeux des spectateurs. Les paroles et les gestes de Gygès suffisent à indiquer que Gygès ne le voit plus. Dès que Candaule a retiré sa bague, Gygès, se jetant à ses pieds, montre qu’il le voit de nouveau.
Ah ! Mes yeux !… Le voilà ! –
Tu disparais et tu reparais comme un dieu, roi Candaule.
LE ROI CANDAULE
Non comme un dieu, Gygès,
Mais comme tu vas faire toi-même,
Si tu mets cette bague à ton doigt…
Tiens – mets-la. –
Gygès, craintif, regarde la bague, puis ose la passer à son doigt.
Prodige ! – Un songe, aux yeux du dormeur qui s’éveille,
N’est pas plus prompt à fuir…
Miraculeux anneau, disparu du regard
Avec celui que tu fais disparaître,
Protège le bonheur de mon ami Gygès et cache-le !
Cache-toi bien, Gygès !… Chut ! ! – J’entends Nyssia ! –
Tourné au hasard vers la place où il avait laissé Gygès, et qui est vide, car Gygès, comme rempli d’effroi, s’est reculé.
Ne parais plus, Gygès ! – Tiens ferme cette bague à ton doigt !
Pas un mot ! pas un bruit !
Sois invisible comme l’air, ô transparence !
Il éteint encore un flambeau. La salle est maintenant peu éclairée.
Est-ce vous, Nyssia ?
NYSSIA, du dehors.
… Seigneur ? –
LE ROI CANDAULE
Venez-vous ?
NYSSIA
Lentement. –
Cette nuit est si belle !… Candaule, venez voir !
Quelle douceur dehors ! –
LE ROI CANDAULE,
entendant ces paroles reste comme tremblant de triste tendresse… C’est à part
lui, et comme sanglotant, qu’il dit :
Nyssia ? mon amour – Nyssia bien-aimée ! –
Soutiens-toi ! Soutiens-toi, chancelante pensée !…
Vite ! du vin ! – En reste-t-il encore assez ? – Je faiblissais.
Il boit, – puis au hasard, dans le vide.
Cache-toi bien ! – Je fais une chose insensée…
Nyssia s’approche un peu, mais pourtant reste dans la partie de la chambre qui forme terrasse et qui n’est éclairée que par la lune ; à présent, un seul flambeau éclaire faiblement l’intérieur de la chambre. Instinctivement, bien qu’invisible pour elle, Gygès a frémi en voyant s’avancer Nyssia ; il se recule à gauche et, durant toute la scène, reste à moitié dissimulé. Candaule s’est approché de Nyssia.
NYSSIA
Voici déjà longtemps que je serais venue,
Mais je croyais que vous n’étiez pas seul ;
Il me semblait de loin vous entendre parler.
LE ROI CANDAULE
Je récitais les vers de Syphax à voix haute.
NYSSIA
Pourquoi les avez-vous laissés ce soir, vos invités ?
LE ROI CANDAULE
Ils me lassaient un peu.
NYSSIA
Depuis qu’ils sont ici, je puis vous voir à peine…
Vous ne savez plus être seul.
– N’aimez-vous plus la solitude ?
LE ROI CANDAULE
Non.
NYSSIA
Et vous vous sentez seul, avec moi ?
LE ROI CANDAULE
Oh ! Nyssia !
NYSSIA
Écoutez ! – vos musiciens que l’on entend sur la terrasse…
Pourquoi les avoir renvoyés là-bas ?
LE ROI CANDAULE
Mais, pour être seul avec vous, mon amie…
NYSSIA
De loin, ainsi, leur musique est charmante ;
Au gré du vent du soir elle s’approche ou disparaît.
… Oyez ! on n’entend plus à présent que le silence.
Au bras de Candaule et penchée de plus en plus tendrement.
Que ces nuits et ces jours sans vous m’ont paru longs !
LE ROI CANDAULE
À moi de même. – Je suis las
Des propos, des chants et des rires
Et n’attends point leur fin pour revenir à vous.
NYSSIA
Dites-vous que pendant que vous fuyez, mon amour jeûne
Et que je souffre à ne plus être seule à toi.
Vous m’avez tant accoutumée à être heureuse !
Cher amoureux ami qui fîtes tant pour moi…
LE ROI CANDAULE
Ma Nyssia ! pour toi je ferai davantage. –
Davantage toujours – toujours plus amoureux.
Je m’étonne parfois
De savoir inventer si peu pour te plaire.
Ah ! tout ce qui s’est fait d’amoureux sur la terre,
Je voudrais que cela fût inventé par moi.
Hélas ! que puis-je faire ?…
NYSSIA
Cher Candaule, m’aimer. –
LE ROI CANDAULE
Nyssia, je t’adore.
Viens ! rentrons – tu pourrais prendre froid.
Il détache des épaules de Nyssia le manteau royal.
NYSSIA, comme s’abandonnant.
Soufflez cette lumière.
CANDAULE,
retenant le geste qu’elle fait vers le flambeau.
Laisse. – Je veux te voir.
NYSSIA
Vos regards vont me faire croire
Que vous n’aimez en moi que ma beauté.
Elle rit et veut éteindre elle-même le flambeau.
LE ROI CANDAULE, s’irritant.
Laisse ! – Laisse, te dis-je.
NYSSIA, comme jouant.
Alors je veux une promesse.
LE ROI CANDAULE, comme acceptant le jeu.
Je promets…
NYSSIA
Quoi ?
CANDAULE,
défaisant un vêtement de Nyssia et tourné vers Gygès mystérieusement, semble ne
pas faire attention à ce qu’il dit.
N’importe – J’ai promis ! – Tout ce que tu veux ! Quoi ? –
NYSSIA, laissant tomber une première robe.
Que plus jamais tu ne relèveras mon voile
Devant d’autres yeux que les tiens.
Candaule angoissé chancelle.
Qu’as-tu ?
LE ROI CANDAULE, s’est assis, comme étourdi.
Je ne sais quoi. – Donne-moi, je te prie,
Un peu du vin de cette cruche… Ce n’est rien. –
Nyssia s’est écartée pour lui donner à boire.
Oh ! oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que je m’en vais oser faire ? –
– Je ne peux plus…
Il serre les poings.
Candaule, tu faiblis !
Qui donc alors ferait jamais cela, si ce n’est toi ?
Courage !
NYSSIA, lui tendant à boire.
Vous sentez-vous mieux, mon seigneur ?
LE ROI CANDAULE
Oui, oui ; merci. Je me sens mieux.
Il boit.
NYSSIA, sur un ton différent.
Je n’aime pas Philèbe ; il est hardi.
LE ROI CANDAULE
Et Phèdre – te plaît-il ?
NYSSIA
Je ne le vois plus bien. Quel était-il ?
LE ROI CANDAULE
N’importe. – Et Nicomède ?
NYSSIA
Il m’ennuie. –
Va ! ne parlons plus d’eux. – J’ai sommeil.
Cependant elle s’est peu à peu dévêtue. Elle arrange sa coiffure ; puis s’assied sur le lit qui est au fond de la pièce, pour enlever ses sandales.
LE ROI CANDAULE, agenouillé.
Laisse-moi t’enlever moi-même tes sandales.
Les cheveux de Nyssia se défont et ruissellent sur Candaule agenouillé.
J’aime quand tes cheveux se répandent sur moi.
NYSSIA
Et, ce pauvre pêcheur… qu’est-il devenu ?
Dis, – réponds-moi ? –
Je pense que tu l’as guéri de sa misère…
LE ROI CANDAULE, gêné.
Chut ! Tais-toi.
NYSSIA
Pourquoi me taire ?
Crois-tu que je ne connaisse pas ta bonté.
LE ROI CANDAULE
Nyssia !…
NYSSIA
Comment l’appelles-tu ? – Réponds.
LE ROI CANDAULE
Je ne sais pas.
NYSSIA
Le malheureux ! – Ce qu’il a fait était terrible ! –
Mais je le plains. –
Oh ! comment une femme peut-elle… ?
Il a bien fait de la tuer. –
Appartenir à deux… oh ! c’est horrible !
LE ROI CANDAULE
Parle donc plus bas, Nyssia.
NYSSIA
Plus bas ? Pourquoi ? –
LE ROI CANDAULE
Ces mots me sont pénibles.
NYSSIA
Ô pardon ! Je ne veux même plus y penser.
Oublions que jamais on put être infidèle…
Candaule, mon amour.
LE ROI CANDAULE
Nyssia bien-aimée.
NYSSIA,
qui achève de s’apprêter pour la nuit.
Je ne peux dénouer cette boucle ; défais-la. –
Une rumeur de chants lointains s’est élevée.
Entends-tu ces chants ?
LE ROI CANDAULE
Ce sont mes hôtes qui m’attendent,
Et trouvent que la nuit s’avance ;
Je leur avais promis de les revoir ce soir.
NYSSIA
Oh ! si tu les laissais, dis ?
LE ROI CANDAULE, qui veut s’éloigner.
Un instant seulement – couche-toi, Nyssia –
Je reviens aussitôt… Couche-toi, mon amie…
Que tu es belle, Nyssia !…
Nyssia s’est presque complètement dévêtue. Gygès, malgré lui, regarde et s’est avancé ; on sent qu’il lutte, et voudrait ne pas voir ; au moment où Nyssia va laisser tomber son dernier voile, il s’élance vers le flambeau qui reste et le jette à terre ; – obscurité.
LE ROI CANDAULE
Gygès ! !…
NYSSIA,
très effrayée, ramène sur elle rideau de lit ou robe.
Oh ! Qu’y a-t-il ?
LE ROI CANDAULE,
exalté et grisé par ce qu’il veut faire.
Rien ; rien… Rassure-toi
En passant j’ai heurté le flambeau…
Dors. – Dors ; je reviens vite.
Nyssia se couche.
VOIX DU DEHORS
Candaule ! roi Candaule ! On t’attend ; on se lasse…
LE ROI CANDAULE, criant.
J’y vais.
Il se heurte à Gygès qui veut sortir aussi, complètement affolé et le manteau ramené sur le visage.
LE ROI CANDAULE, à voix basse.
C’est toi, Gygès ? – C’est toi ?
GYGÈS, très bas.
Oui, c’est moi. –
LE ROI CANDAULE, impérieux.
Reste !
S’en allant :
Et maintenant : que tout autour de moi soit heureux !
Il sort.
FIN DU SECOND ACTE
Même décor qu’au premier acte. Syphax, Nicomède et Pharnace s’entretiennent sur la droite.
SYPHAX
Et cet envoi, ne vous a-t-il pas l’air trop rajouté ?
Lisant.
Moi, que m’importe l’échanson !
Quand dans ma coupe il verse son
Vin clair par-dessus mon épaule
Moi, sans regarder l’échanson,
J’offre ma coupe au roi Candaule.
Mais quand l’échanson c’est Candaule,
J’offre ma coupe à l’échanson.
NICOMÈDE
Oui, tes vers sont plaisants ; – mais je ne vois pas bien en quoi
Ils s’adressent à Candaule plus qu’à n’importe qui d’autre ?
PHARNACE
Et moi, je ne vois pas en quoi cela peut te gêner.
Ce que nous louons en un homme, ce sont des qualités qui ne lui appartiennent pas en propre.
Ce que nous aimons en Candaule, c’est sa richesse…
Les autres se récrient.
Et sa générosité, qui nous propose d’en jouir.
S’il n’avait pas de générosité, nous ne pourrions pas jouir de sa richesse ;
Mais s’il n’avait pas de richesse, nous ne jouirions pas de sa générosité.
Nicomède rit.
SYPHAX
Et ce ne serait pas Candaule que je louerais.
NICOMÈDE, se redisant les vers de Syphax.
Mais quand l’échanson, c’est Candaule
J’offre ma coupe à l’échanson.
N’importe ! moi, si j’étais bouteille,
Je voudrais pouvoir remercier Candaule,
De réjouir par moi tant de gens à la fois.
Phèdre et Simmias sont depuis quelques instants entrés par le fond ; ils restent un peu à l’écart des autres.
PHÈDRE
Si la bouteille pouvait parler et dire :
Je préfère être bue par Nicomède que par Candaule :
Il goûte mieux…
Peut-être Candaule serait-il moins pressé
De la faire couler dans ton verre.
PHARNACE
Mon cher Phèdre, il n’y a que le mauvais vin qui nous dise :
Je préférerais être bu par un autre.
Le bon vin m’a toujours dit à moi :…
SYPHAX,
l’interrompant et le tirant par son manteau.
Épargne ton esprit. – Allons lire mes vers.
Avant le banquet, il n’est que peu de temps encore.
Venez-vous, Phèdre et Simmias ?
PHÈDRE
Non ; vos vers paraîtront meilleurs sans nous ;
Vous croirez exprimer un sentiment plus personnel
À n’être rien que trois à l’exprimer.
NICOMÈDE
Mais je n’exprime rien, moi, pardon : j’accompagne.
PHÈDRE
Nous n’accompagnons pas.
Les autres s’éloignent par la gauche. Phèdre et Simmias se rapprochent.
PHÈDRE
Laissons-les, Simmias. – Notre place n’est pas auprès d’eux.
SIMMIAS
Non plus qu’en ce palais, dis, Phèdre ?
PHÈDRE
Tu dis vrai ; tu dis vrai. Hélas ! nous partirons.
SIMMIAS
Nous quitterions Candaule ?
PHÈDRE
J’avais pour lui l’affection la plus vive, et l’estimais ;
Mais depuis hier il se tait ; il s’enferme ; il semble nous fuir.
Ah ! Simmias, qu’y peut notre conseil ?
SIMMIAS
Mais penses-tu partir ainsi sans le revoir ?
PHÈDRE
Non, j’attends qu’il soit seul pour une dernière fois lui parler.
Sébas et Archélaüs sont entrés par la droite ; ils examinent les apprêts du festin.
Adieu, Sébas, Archélaüs ! Buvez, mangez ; jouissez de tout ici.
SÉBAS ET ARCHÉLAÜS
Quoi ! – Vous partez ?
PHÈDRE
Adieu !
ARCHÉLAÜS
Vous avez tort.
SÉBAS
Voyez, pour un nouveau festin déjà la table est mise.
PHÈDRE
Nous vous laisserons plus à manger. – Viens, ami.
Phèdre et Simmias sortent par la gauche. Sébas et Archélaüs se regardent, puis haussent les épaules.
ARCHÉLAÜS
As-tu faim ?
SÉBAS
Oui.
ARCHÉLAÜS
Déjà ?
SÉBAS, lamentablement.
Archélaüs, j’engraisse.
ARCHÉLAÜS
Mange moins.
SÉBAS
Fi ! je pourrais maigrir !…
ARCHÉLAÜS
Tu pourrais manger plus après.
SÉBAS
Crois-tu ? – Tu dois avoir raison, ma foi.
Je remets cette figue.
Oui, je pourrai manger davantage à midi.
Philèbe entre très rapidement par la droite.
PHILÈBE
Avez-vous vu Pharnace et Syphax ?
ARCHÉLAÜS
Ils étaient…
SÉBAS, interrompant.
Les voici.
Rentrent Nicomède, Syphax et Pharnace. Philèbe s’est assis sur un banc près du festin, les mains sur les hanches, comme essoufflé.
NICOMÈDE
As-tu vu Candaule, Philèbe ? – Nous le cherchons partout.
PHILÈBE
Je le quitte à l’instant.
SYPHAX
Où donc est-il ?
PHILÈBE
Partout !
Partout et nulle part ; il fuit ; il rôde ; il erre…
Ah ! mes amis ! – Laissez-moi rire ! –
Ah ! l’admirable histoire, ah ! ah !…
Comme essoufflé d’avoir trop ri.
PHARNACE ET SÉBAS
Que veux-tu dire ?
PHILÈBE
Vous savez, cet anneau, qui faillit faire étrangler Sébas…
ARCHÉLAÜS
Pardon ! C’est moi qu’il faillit faire étrangler.
PHILÈBE
Bien. Peu m’importe.
ARCHÉLAÜS
Mais il m’importe à moi beaucoup.
PHILÈBE
Tant pis ! – Laisse-moi raconter.
Tu te souviens, Pharnace,
Des mots grecs que tes yeux y trouvèrent écrits.
SÉBAS
Pardon ! pardon ! C’est Phèdre qui les vit.
PHILÈBE
Ne m’interrompez pas.
NICOMÈDE, PHARNACE ET SYPHAX
Va donc ! nous t’écoutons.
PHILÈBE
Je ne sais pas comment il se fit que ce soir
Le roi, d’abord inquiété par les deux mots gravés,
Put oublier l’anneau mystérieux qui les portait.
Je crois que l’arrivée de Gygès le pêcheur en fut cause.
Ah ! mes amis ! Si vous saviez la suite ! – Elle est si drôle…
LES AUTRES
Raconte – allons !
PHILÈBE
Je ne sais pas comment la raconter.
NICOMÈDE ET PHARNACE
Bah ! Raconte toujours.
PHILÈBE, secoué par le rire.
Non… mais si vous aviez pu voir le roi Candaule !
SYPHAX
Que fait-il donc ?
PHILÈBE
Il cherche.
SYPHAX ET PHARNACE
Il cherche quoi ?
PHILÈBE, criant.
L’anneau.
Écoutez. Écoutez… c’est l’aventure la plus folle.
Tous les autres se sont groupés autour de Philèbe, qui reste toujours assis sur le banc.
Il paraît donc qu’hier matin,
Pourquoi ? je n’en sais rien ;
Comment ? je ne sais pas ;
Candaule enfin passa cette bague à son doigt.
Il était avec nous. Vous souvient-il, soudain
Que ne le voyant plus, nous le cherchâmes ?
ARCHÉLAÜS
Oui. Pourquoi donc était-il parti ?
PHILÈBE
Il n’était pas parti.
PHARNACE ET NICOMÈDE, impatientés.
Raconte. Explique-toi.
PHILÈBE
Il paraît que l’anneau… Vous ne me croirez pas.
LES AUTRES
Mais raconte toujours.
PHILÈBE
Et c’était là le sens des deux mots grecs…
Très sérieux.
On ne voit plus qui met cette bague à son doigt.
NICOMÈDE
Que veux-tu dire là ?
PHILÈBE
L’anneau rend celui qui le porte invisible.
LES AUTRES
L’histoire est bien jolie. Ah ! ah ! –
PHILÈBE
Attendez donc la fin !
Ce n’est pas là le plaisant de l’histoire !
– Candaule fort surpris ne dit rien :
Et d’abord – c’est lui qui me l’a dit, du moins –
Osant lui-même à peine y croire,
Désire s’assurer du pouvoir de l’anneau sur quelqu’un
Gygès se trouvait là ; sans donc chercher plus loin,
Il lui passe l’anneau ; Gygès le met… Plus rien ! –
SÉBAS ET ARCHÉLAÜS
Comment plus rien ?
PHILÈBE
Plus rien.
Gygès a-t-il compris sa soudaine puissance ?
Toujours est-il qu’il a pris la fuite en silence.
Gygès portant l’anneau, l’anneau cachant Gygès,
Disparu – disparu… Candaule peut chercher !
Gygès n’est pas si bête ; il est partout caché.
Gygès est entré cependant par la droite et, avançant lentement, vient, en sorte qu’à la fin du récit de Philèbe il soit en face du conteur, et comme au milieu des seigneurs qui l’entourent ; Gygès reste, tournant le dos au public.
Qui sait trouver sans voir est bien habile.
Candaule erre, criant : Avez-vous vu Gygès ?
Avez-vous vu ma bague ?
Mais qui donc à présent les verrait.
Candaule a bien trouvé son maître !
Où Gygès veut, partout, Gygès peut être.
LES AUTRES
Prodigieux ! Prodigieux ! ! –
PHILÈBE
Mais rien moins que délicieux ; –
Car devant lui chacun de nous reste sans yeux.
Que peut quelqu’un, contre quelqu’un qu’on ne voit pas ?
Que ferions-nous, Messieurs, si tout à coup sa voix
Venait nous avertir qu’il est là – qu’il est là…
Écoutant nos propos, et tout prêt à nous appeler : imbéciles.
GYGÈS, à voix haute.
Imbéciles !
À la voix de Gygès, chacun des seigneurs s’enfuit où il peut. Dans son effroi, Archélaüs heurte un arbre, et croyant avoir heurté Gygès :
ARCHÉLAÜS
Oh !… pardon…
La scène reste vide avec seulement Gygès.
GYGÈS, sitôt seul, s’est laissé rouler à terre contre le banc où était assis Philèbe, comme écrasé de honte ou de désespoir.
Mon anneau ! mon anneau !
Il le presse de ses lèvres.
Cache-moi ma pensée !…
Tu leur fais peur à tous, invisible Gygès.
Anneau ! que ne peux-tu me cacher à moi-même ?
Car Gygès a peur de Gygès.
Il se prend la tête dans les mains et sanglote.
Sous mes embrassements trop durs t’ai-je blessée ?
– Plein d’amour et d’effroi, j’ai fui ; je l’ai laissée
Dormant encore et sur le bord du lit posée…
J’ai couru dans la nuit ; j’ai fui comme un voleur,
Sur le gazon glacé, laver dans la rosée
La fièvre de mes mains, l’horreur de ma pensée,
La rougeur de mon front, le crime de mon cœur…
– J’entends venir… Où me cacher ?… C’est elle !
Il reste à terre, appuyé un peu contre le banc. Entrent Nyssia et Candaule.
NYSSIA,
appuyée contre Candaule. Ils vont s’asseoir tous deux sur le banc.
Eh quoi, Seigneur ! C’est là votre souci ?
Qu’avait donc cet anneau pour que sa perte à ce point vous tourmente ?
C’est là ce qui vous fit me quitter si tôt ce matin ?
Dès l’aube, tiède encore, éveillée à demi,
Mes mains sur le lit vous cherchèrent,
Hélas ! et ne trouvèrent qu’une place glacée. –
M’avez-vous pu quitter quand moi je vous aimais encore ?
Ah ! vous ne savez pas ce que vous gardait mon éveil…
– Quand, après, je vous ai revu dans le jardin,
Vous n’étiez plus l’ardent amant de cette nuit, que je préfère.
Vous semblez inquiet ; – qu’avez-vous ? – Vous fuyez ?
Seigneur, de cet anneau je vais être jalouse ;
Il va vous occuper plus que moi, votre épouse.
Vous ne me dites rien ? Votre bouche est ingrate.
Qu’importe cet anneau ? Vous avez tant de biens !…
Vous qui donnez toujours, imaginez que simplement vous le donnâtes.
LE ROI CANDAULE
Ah ! je voudrais le revoir seulement.
NYSSIA
En attendant, chassez de votre front ces rides.
Ce matin est si beau ! – Voyez ! dans l’air limpide
Tout paraît amoureux comme nous, et riant…
De cette nuit, Seigneur, je me sens presque lasse.
Ah ! Seigneur, votre amour m’est plus beau que le jour,
Et cette nuit m’était…
LE ROI CANDAULE, interrompant.
Ne parlez plus de cette nuit, ma femme.
NYSSIA
Seigneur, je puis la taire,
Mais votre Nyssia s’en souvient tout entière,
Et se redit encore, un à un, vos baisers. –
Ah ! de toutes nos nuits, nuit d’amour la plus belle ! –
LE ROI CANDAULE
La plus belle ! dis-tu, Nyssia, – la plus belle ? –
NYSSIA
Seigneur, – vous étonnai-je ?… Qu’ai-je dit ? Qu’avez-vous ?
LE ROI CANDAULE
La plus belle… pourquoi ?
NYSSIA, rougissant
Fi ! Seigneur… vous vous amusez de mon trouble…
Pourquoi vous levez-vous ? – Vous partez ? Qu’avez-vous ?
LE ROI CANDAULE, à part.
Toi, Candaule, jaloux ! – ah ! fi donc ! –
Mauvaise passion, tu te tairas.
Il fait geste de se dompter.
Pardon…
Nyssia veut l’attirer sur le banc, saisit un pan de sa robe.
Non, – laissez-moi. –
Il se dégage, et à part :
La plus belle !… ah ! j’aimerais au moins savoir pourquoi…
La plus… Il faut absolument que je revoie Gygès.
À Nyssia, dont il s’est un peu écarté sur la gauche.
J’aperçois là-bas Phèdre…
Pardon : je suis de retour à l’instant.
Non ! ne me suivez pas. – Laissez-moi, Nyssia.
NYSSIA
Alors je vous attends ici… Revenez vite. –
Gygès, durant cette, scène s’est peu à peu relevé.
GYGÈS, à demi-voix.
La plus belle des nuits !… Assez ! anneau – assez !
Il arrache l’anneau de son doigt.
Quand j’en devrais mourir – il faut que je lui parle !
Il arrange ses vêtements défaits et s’approche.
Madame !
NYSSIA, surprise, rabaisse son voile.
Ah ! vous m’avez surprise ! –
Je n’entendais personne approcher.
GYGÈS, incliné vers elle.
Ah ! Madame…
NYSSIA
Que voulez-vous ?
GYGÈS, lui tend la bague.
Cet anneau que Candaule cherche, – le voici.
NYSSIA
Pourquoi, si vous saviez qu’il le cherche,
Ne pas l’avoir remis aussitôt à lui-même ?
GYGÈS
C’est à vous que je veux le remettre d’abord.
NYSSIA
Mais, comment l’avez-vous, cet anneau ?
GYGÈS
Le roi me l’a donné.
NYSSIA
Et s’il vous l’a donné, pourquoi le cherche-t-il ?
GYGÈS
Non pour ravoir l’anneau, mais pour me revoir, moi.
NYSSIA
Je ne vous comprends pas… Mais qui donc êtes-vous ?
Vous n’étiez pas, je crois, au festin l’autre soir.
GYGÈS
Si… mais je n’arrivai qu’à la fin du festin…
Je suis Gygès : – Vous souvient-il, Madame,
De Gygès, le pêcheur, après lequel vous demandiez
Hier soir, disant à Candaule :
« Et ce pauvre pêcheur, – qu’est-il devenu ? »
Le voilà.
NYSSIA,
un peu déconcertée d’abord.
Sous ces riches habits, comment te reconnaître, pêcheur ?
– C’est la bonté du roi qui t’a donné cela ?
GYGÈS, confusément.
Oui, reine ; il m’a donné tout cela… tout cela –
Et l’anneau que voici.
Il s’incline encore et le lui tend.
NYSSIA
Je vais le lui remettre.
GYGÈS
De grâce… un mot encore, Madame… cet anneau…
La reine regarde la bague et va la mettre au doigt.
Ah ! ne le passez pas à votre doigt !
NYSSIA
Pourquoi ?
GYGÈS,
anxieux à la pensée de ce qu’il va dire.
L’anneau…
NYSSIA
Parle, pêcheur. –
GYGÈS
Rend celui qui le porte… invisible.
NYSSIA, souriant.
Certes, alors c’est un anneau bien précieux, et je comprends
À présent pourquoi tant le recherchait Candaule.
GYGÈS
Aussi pourquoi peut-être il ne le trouvait plus.
NYSSIA,
qui commence à s’inquiéter.
Tu te cachais, Gygès ?
GYGÈS
Il me cachait, Madame.
NYSSIA
Mais, dis… pourquoi le roi t’avait-il donné cet anneau ?
GYGÈS
Pour voir sans être vu.
NYSSIA
Et qu’est-ce que le roi pouvait ainsi vouloir montrer ?
GYGÈS,
tombant à genoux aux pieds de Nyssia.
Vous, Nyssia ! –
Il tend aussitôt un poignard vers elle, qu’elle prend instinctivement.
Frappez-moi ! Frappez-moi !… C’est moi qui, cette nuit…
C’est moi qui vous laissais ce matin endormie…
Ah ! j’aurais pu me taire et vous n’eussiez rien su,
Mais j’étais là lorsque vous dîtes
Que cette nuit d’amour fut de toutes les nuits…
NYSSIA,
dont la confusion augmente à chaque parole de Gygès et qui commence seulement à
comprendre, jette un cri et l’interrompt.
Candaule ! – Horreur ! Horreur ! Je croyais être aimée.
GYGÈS,
qui se redresse un peu.
Mais vous l’étiez, Madame…
NYSSIA, emportée.
Tu dis ?
GYGÈS, tendrement.
Vous l’êtes, Nyssia.
NYSSIA,
comme prenant brusquement son parti à ces mots, lui mettant le poignard dans la
main.
Va le frapper.
GYGÈS, hagard.
Qui ?… Lui ?
NYSSIA
Va le frapper.
GYGÈS,
laisse tomber le poignard à terre.
Je ne peux pas.
Mon ami !…
NYSSIA
C’était bien mon époux ! Tue-le.
GYGÈS
Je ne peux pas… C’est lui qui m’a donné…
NYSSIA
C’est lui qui m’a trahie.
Elle déchire son voile.
Il revient. – L’un de vous deux doit mourir.
Vite… Reprends l’anneau… Frappe-le ! Frappe-le !
GYGÈS, éperdu.
Eh quoi ! Sans me montrer ?
NYSSIA
Pour moi tu t’étais bien caché !
GYGÈS
Il m’a donné l’anneau. –
NYSSIA, exaspérée par cette résistance.
Oh ! mais il faut pourtant que l’un de vous deux soit jaloux !
Elle saisit Gygès et l’embrasse furieusement sur les lèvres.
Oh ! tu le frapperas, Gygès… oh ! tu le frapperas ! –
L’anneau ! Mets donc l’anneau.
Elle le lui met au doigt.
Cache-toi ! – Le voici.
Candaule entre avec Phèdre ; il lui parle ; Nyssia et Gygès se reculent dans le fond de la scène.
LE ROI CANDAULE, à Phèdre, à demi voix.
Non, Phèdre, si tu m’aimes
Reste encor jusqu’à ce banquet,
C’est le dernier, te dis-je ; le dernier…
Ils n’auront pas encor fini de boire
Que je dirai : Maintenant, laissez-moi ;
Ce palais, ces festins
Me doivent maintenant appartenir à moi tout seul,
Et Nyssia…
Et Nyssia, tu sais : maintenant je l’enferme
Dans l’ombre, loin de tous, pour moi seul ;
Comme un parfum subtil, indiscret, qui s’évente…
Laisse, n’en parlons plus à présent ; la voici.
Tu seras au festin ? –
PHÈDRE
J’y serai.
CANDAULE
Laisse-moi.
Phèdre sort.
LE ROI CANDAULE, à Nyssia.
Le banquet est tout prêt… Il est bientôt midi.
C’est l’heure où les Seigneurs mes hôtes vont venir.
Nyssia, – jusqu’à votre chambre je vous accompagne.
Il s’approche d’elle, qui recule. Gygès est un peu derrière eux.
NYSSIA
Non. – J’assiste au banquet.
LE ROI CANDAULE
Quoi ? Vous voulez ?
Il s’aperçoit du trouble de la reine.
Qu’avez-vous, Nyssia ?
NYSSIA,
se recule encore et tournée vers l’invisible :
Frappe ! Frappe, Gygès ! – Prenez garde ! Candaule…
Anxieusement.
Frappe ! – mais frappe donc… Ah !
Gygès frappe Candaule au moment où celui-ci commence à s’inquiéter.
CANDAULE,
tombé à terre, vers la gauche de la scène.
Quoi ! c’est toi, mon Gygès ! ?
Pourquoi m’as-tu frappé ? –
Je ne sentais en moi rien que de la bonté.
Nyssia… Gygès, c’est aussi moi qui t’avais donné le couteau.
Enlève ton anneau…
Je voudrais te revoir.
Gygès hésite un instant, puis jette la bague loin de lui.
GYGÈS,
épouvanté et désolé, s’agenouille vers Candaule, et, penché vers lui :
Candaule ! mon ami…
Candaule meurt.
NYSSIA, le tirant par sa robe.
Levez-vous ! roi Gygès.
GYGÈS, hagard.
Moi ! Gygès !… Roi !
NYSSIA
Vous êtes mon époux ; je suis la reine.
Voici vos invités. Levez-vous ! – tenez-vous !
Elle enlève le diadème du turban de Candaule.
Mettez cette couronne – Ah ! ce voile m’étouffe.
Elle l’arrache complètement.
LES SEIGNEURS,
s’approchant un peu – rumeur.
Candaule !
Oh !
C’est affreux.
SYPHAX,
retenant Phèdre et lui montrant Gygès.
Chut – Faites attention !…
NYSSIA,
royalement au bras de Gygès.
Chers Seigneurs, venez-vous ! Le banquet vous attend.
Impudiquement.
– Archélaüs ! – ce soir nous aurons des danseuses.
Phèdre sort, entraînant Simmias.
GYGÈS, qui s’est remis peu à peu.
Asseyez-vous, Messieurs.
Hostilement, vers Nyssia.
Ce visage si beau, Madame,
Je croyais qu’il devait rester voilé ?
NYSSIA, méprisante.
Voilé pour vous, Gygès. Candaule a déchiré mon voile.
GYGÈS,
très brutalement lui ramène un pan de vêtement sur le visage.
Eh bien ! recousez-le.
SYPHAX,
au milieu de la rumeur que ce mouvement provoque.
Allons, Messieurs, buvons au bonheur de Gygès !
FIN DU ROI CANDAULE
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Mars 2022
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[1] Quatre conférences furent prononcées cette année à la Société de la Libre Esthétique. Les trois premiers conférenciers s’étant occupés de l’évolution de la poésie, de la peinture et de la musique, je fus invité à parler sur l’évolution du théâtre. Il me parut ensuite que cette conférence, en guise de préface, ici, ne paraîtrait pas déplacée.
[2] Ces préoccupations existent, il est vrai, pour le roman aussi ; mais, outre qu’elles y sont beaucoup moins nuisibles, parce que le roman est une espèce littéraire indécise, multiforme, et omnivore, le romancier qui se laisse guider par elles s’échappe de la littérature d’une manière plus avérée. Et de quelque outrecuidante réclame qu’il le fasse précéder ou suivre, un mauvais livre écrit pour la vente ne se présente pas, après tout, d’une manière beaucoup plus impertinente qu’un bon. Bien mieux : le puffisme même avertit ; quand un Champsaur fait annoncer que son Arriviste, dès avant la mise en vente, en est à son… XXXème mille, le public sait à quoi s’en tenir et sur le livre et sur l’auteur. Le roman n’en impose jamais comme l’œuvre théâtrale en impose ; le dramaturge n’est du reste jamais seul en cause, mais aussi les acteurs, et le directeur, et ses frais. Un critique littéraire sérieux ne lit même pas les livres de médiocrité équivalente à celle des pièces auxquelles nos premiers critiques dramatiques croient devoir consacrer plusieurs colonnes.
[3] Ueber Kunst und Alterthum.
[4] On s’indigne beaucoup de l’orgueil des acteurs. Il me semble assez naturel, et je trouve que les artistes en parlent bien à leur aise, eux dont l’œuvre prétend à une éternité de durée. Le comédien ne peut créer que d’éphémères figures, semblables à ces statues de neige que Pierre de Médicis força Michel-Ange de modeler, dans ses jardins tout un hiver. Je me souviens des mots d’un grand acteur qui, dans sa loge, un soir, alla gifler un illustre critique dont un feuilleton l’avait, le matin même, injustement malmené, prétendait-il. « Messieurs les écrivains, lui dit-il, votre œuvre a le temps devant soi ; mais nous acteurs, si vous, écrivains, ne nous rendez pas justice le jour même, à quel tribunal en appellerons-nous ? – et qu’est-ce que pourra penser de nous l’avenir ? »
Faut-il s’étonner si l’acteur tâche, et tâche avant tout d’exister ; fût-ce parfois aux dépens de l’auteur.
[5] Vie de Voltaire.
[6] Est-il bien nécessaire de m’excuser, si je n’ai suivi strictement ni l’histoire ni la légende : le fameux anneau de Gygès ne fut pas donné par Candaule. Ce n’est pas dans la chair d’un poisson, mais bien dans les flancs caverneux d’un grand cheval de bronze qu’il fut trouvé, comme le rapporte Platon. D’ailleurs, Gygès ne fut pas pêcheur, mais berger. D’ailleurs, il ne s’est pas servi de cet anneau pour voir la reine. D’ailleurs, etc., etc.
[7] « Généreux jusqu’au vice, » écrit Nietzsche ; et ailleurs : « C’est une chose curieuse à constater, que l’excessive générosité ne va pas sans la perte de la pudeur. » La pudeur est une réserve.
[8] Je mettrais volontiers à part les deux articles de MM. Larroumet et Faguet, les deux seuls (avec plus tard M. Maurras) qui aient consenti à parler de la pièce sérieusement.