Léon-Paul Fargue

DÎNERS DE LUNE

1953

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Table des matières

 

TOUT SIMPLEMENT. 4

LÉGENDES. 8

GOURMETS ET GOURMANDS. 12

DU PRÉFABRIQUÉ. 16

LE DRAME DE L’ARGENT. 19

CACTÉES. 24

CIRQUES ET CLOWNS. 28

LE STYLOGRAPHE. 32

FÉMINITÉ OCCIDENTALE. 35

FANTAISISTES ET FANTAISIES….. 38

LE TIMBRE-POSTE. 44

LE MUSÉE GRÉVIN.. 47

CE QUE LISENT LES FEMMES. 53

VOYAGES, DÉPLACEMENTS ET VILLÉGIATURES. 59

LES CARACTÉRISTIQUES DE L’HUMOUR FRANÇAIS  67

HAUTE COUTURE. 71

LE PETIT DOIGT QUI PARLE. 76

UN NOUVEAU MAL DU SIÈCLE. 80

OPTIMISME. 84

CAMPING 38. 87

LA VIEILLE FILLE. 91

DES RAPPORTS DU SEXE FORT AU SEXE FAIBLE. 97

LE GÎTE ET LA PITANCE. 102

MAISONS TELLIER.. 105

LA PLUME REPARAÎT (1946) 109

UN FLÂNEUR À L’EXPOSITION DE 1937. 114

TAXES. 118

CHARMES DU RECUL. 121

LE FEU.. 125

L’EXPOSITION DE NEW-YORK 1939. 130

LE THÉÂTRE DE L’ANNÉE 1946. 134

BAL DES PETITS LITS BLANCS. 139

SOUHAITS DE NOUVEL AN.. 144

Ce livre numérique. 146

 

TOUT SIMPLEMENT

En dépit de ce qui se passe, comme disent, sans le dire, tout en le disant, les flâneurs des deux rives, les gens du voyage et les compagnons de la solitude, en dépit du malaise menaçant, qui, de la distance d’un oiseau planant, se rapproche jusqu’à celle d’une brosse dure ; en dépit de l’écœurement où nous ont jetés tous tant que nous sommes l’intellectualité pure, l’idéologie à tous les étages, la sociologie obligatoire, eh bien, en dépit et au delà de tout cela qui n’est qu’un prurit, un coup de cerveau, mais qui passera, qui nous rendra les cerises et leur temps, j’aime mon pays.

Je l’aime comme on aime une femme, physiquement et pensivement, je l’aime comme on aime une compagne. Il m’épaule et me console, et je me retourne dans notre confusion actuelle avec les souvenirs dont il m’emplit, je me débats dans nos convulsions avec les armes de ses images, avec toutes les images qu’il m’a données le long de ma vie, comme des cadeaux. Quelles images ? Mais, celles de la terre de France.

J’aime songer aux villages de la Savoie, renversés au fond des vallées comme des jeux de dominos, survolés dans l’aigue-marine du ciel par de grands oiseaux à lunettes. Je revois ces portes, ces jardins bien meublés, je crois entendre ces bruits de sabots par quoi se signale le train-train de la population de ces villages tricotés comme des gilets de chasse, bien au chaud dans leurs traditions. J’aime les chemins creux de mon Berry, ses clochers dorés comme une flèche de gypse, ses étangs bigles, ses légendes, ses chasses fantastiques, ses lavandières de nuit, les haies et les tournants de ses routes, pleines du nasillement des moyeux, des jantes, des ressorts d’une bande de vieilles voitures qui s’en vont à la foire et à la noce. Il me semble que je revois les images et que je sens encore les odeurs qui montent de ces spectacles charmants et dans lesquelles se marient les tableaux parfumés de la nature et du cœur. Collerettes des filles à marier, touffeurs des beaux soirs de juin coiffés de foin ; peinture des soldats répandus dans les bourgs et colorations des boutiques, fines comme de vieilles soieries ; charme des amours et des forêts… J’aime les hautes toitures du Jura et l’ocre profonde de ses fermes, l’hospitalité de ses aubergistes, le silex de ses vins, l’âpreté suave de ses champignons. Je regrette la sieste appliquée et créatrice du Midi méditerranéen, les pêcheurs étendus sur les dalles chaudes, les belles jambes nues et bien roulées des mareyeuses, et leur cri de liberté vraie. Si je me tourne du côté de l’Yonne, j’aime ses pentes douces où l’on aperçoit toujours, tantôt à gauche et tantôt à droite, des lointains à la Poussin, des premiers plans à la Chardin. J’aime la gaîté grave, mais sans arrière-pensée, des Charentes, aux verts délicats, presque saupoudrés de poudre d’oiseaux… J’aime les bras rêveurs de nos rivières, les yeux pers de nos canaux, le beau front de nos forêts, la clarté de vue de nos horizons. Mais je me souviens aussi des menhirs et des dolmens perdus de Bretagne, qui s’en retournent vers les maisons du passé comme de vieux professeurs, les mains derrière le dos… Et j’aime les vaches et les dindons, les portes cochères et les peupliers élégants de ces beaux chemins qui vont de Roanne à Montluçon, de Chaumont à Langres, d’Orléans à Tours, et les mélodies qui naissent peu à peu de ce concert. Je n’en finirais pas sans doute d’énumérer les enchantements de cette belle fresque heureuse et tourmentée. Mais je dirai tout d’un mot : la France c’est pour moi la poésie. La vraie poésie, nourrie par en-dessous, tenue par la mesure. La France émerge douce et triomphante, de cette poésie infiniment réussie, toujours renouvelée, qui est à la fois sa complexion et son secret.

Je songe aux métiers, aux familles, aux routes sans goudron, aux vieux ponts des provinces, aux chasubles des fenêtres, aux cachotteries des armoires, à l’étoffe même de la réalité française dans laquelle s’enveloppent les destinées particulières, les espérances et les gentillesses de notre vie à tous. Je songe à nos animaux familiers, aux patois, aux veillées des chaumières, aux réunions à la Flaubert, aux méditations à la Balzac, aux effusions à la Francis Jammes, à tout cela qui compose le merveilleux tableau de maître que nous ne savons plus voir, et qui, cependant, est là, face à notre sensibilité. La France est une salle de spectacle heureuse et soignée. C’est une des sommes poétiques les plus éloquentes que la nature ait mises à la disposition des hommes de bonne volonté. Je voyage dans mes souvenirs, je cours après ma jeunesse à travers ces dons inestimables et réconfortants. Et je retrouve toujours des enseignements riches et frappants au bout de mes courses dans moi-même – dans moi-même intimement mêlé aux caprices du pays. Et ceux-ci me rendent l’espérance, me la posent sur le bord des rêves.

Oui, en dépit de ce qui se passe, et qui ne provient que de la fureur intellectuelle, de cette manie sans analogue de vouloir placer le cerveau aveugle avant les mains et les intuitions, le raisonnement avant la méditation, le sujet avant l’objet, en dépit de tout cela, la France demeure, avec ses paysages, ses traditions, son labeur, et surtout sa poésie naturelle, semblable à une statue confiante et dorée au fond de nos consciences bourrelées, qui voudraient bien revenir « à la page où l’on aime »…

LÉGENDES

La plus grande part de notre vie, et bien souvent la plus sérieuse, repose sur les bruits qui courent. Nous croyons tous à ces romans qu’on accroche à quelque cause insignifiante ou fortuite, et nous les alimentons à notre insu. Nous les prenons pour de la monnaie sonnante, car il n’y en a pas d’autre. Nul n’est censé ignorer cette loi non écrite d’après laquelle ce ne serait pas le bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée, mais la petite imagination.

Votre ami Léandre a été vu une fois dans un café passé minuit, on ne sait par qui, mais, au bout d’une semaine, c’est un pilier d’estaminet, c’est un désespéré, un personnage dostoïevskien qui passe ses jours et ses petits jours au bistrot. Vous avez oublié de régler votre teinturière, cela vous est sorti de l’esprit. Quelques jours plus tard, vous êtes un homme couvert de dettes qui ne songe pas à faire face à ses engagements ! Un mur de coton et de gaze se dresse devant vous et vous vous cognerez dedans à partir de cette sentence obscure : Vous avez des dettes ! Essayez d’en sortir et vous m’en direz des nouvelles. Autre exemple : Votre conjointe, votre sœur ou votre secrétaire a pris un jour un taxi en lieu et place du métro et ceci pour arriver à temps au rendez-vous que vous lui aviez fixé. Eh bien, c’est dorénavant une femme perdue qui se ruine en voitures et à laquelle aucune mission, même anodine, ne peut plus être confiée car elle sabote la besogne et la dissout en aventures. Le mal est fait et la pente à remonter est trop longue. Il faut accepter les gens selon la légende. Personne ne coupe à ces coutumes inexplicables et comme naturelles. On vous apprend bien, quand vous êtes jeune, à croire le contraire de ce que l’on vous dit, mais il ne s’agit plus du contraire ; il s’agit d’une vérité de moment, dont on se sert pour faire une vérité de durée. Il s’agit d’un épisode dont on se sert pour fabriquer une destinée…

Ces inventions de l’observation quotidienne et de la rêverie mêlées constituent l’écran même sur lequel se projettent nos vies, et les trois quarts du temps sans que nous y prenions garde. Il y a plus : nous collaborons de toute notre puissance fantaisiste à ces contes de bonne femme. C’est sans doute qu’il y a là une loi de nature, et que nous ne pouvons exister qu’au milieu de personnages mi-réels et mi-conçus. De là tant d’amants imaginaires, de maîtresses controuvées, de véhicules fabuleux, d’animaux domestiques invisibles, de vices impalpables et de douces manies que personne ne vérifie. « Méfiez-vous d’un tel, vous dit-on à l’oreille, il mange du savon, boit de l’eau de Cologne, pique avec des épingles les maîtres d’hôtel au passage, hypnotise les bibelots et hurle à la lune quand il voit des haricots blancs sur une table… N’invitez jamais le docteur Muchetruc, il a constamment besoin d’un million pour faire une banque, un journal, acheter une colonie… Quant à la petite Léontine Mystère, elle dit qu’elle rêve de brûler ses amants dans un séchoir électrique… » Ainsi s’établissent les réputations, non seulement dans ce Paris où les oreilles sont toujours affamées, où les curiosités particulières se tournent les pouces, mais au delà des mers et dans tous les empires. Cela commence chez la concierge et finit au cinéma. Vous ne faites pas un pas qui ne vous conduise dans les vues de l’esprit. Tout se passe comme si les hommes ne se consolaient pas d’avoir rompu avec la mythologie, les sorcières et le marc de café. Ajoutez à cela qu’on ne vous laisse jamais en paix si vous êtes blanc comme lys et immobile comme une mare au fond de votre confort intime. Essayez de ne pas sortir de chez vous, et, quand vous sortez, ayez soin de ne point sortir votre langue. On dira aussitôt de vous que vous fabriquez de la fausse monnaie ou que vous pataugez dans les vices impunis.

Or, cette ambiguïté est notre lot. Malade, enfermé dans une cellule, loin de votre patrie, on vous prêtera encore un autre train que celui que vous avez pris. Il me souvient d’avoir regardé une rue « prise à part » dans la fourmilière parisienne, des heures durant. D’avoir regardé cette rue comme un visage pourvu de front et d’oreilles. Ce n’était bientôt plus une rue, mais une ruche, une boîte à musique, une fosse d’orchestre. Les persiennes bourdonnaient d’imagination frénétique ; les voûtes écoutaient, bouche ouverte ; il n’était pas une porte qui ne babillât. Rien, pas même la matière, ne voulait vivre dans l’ordre, avec passions contrôlées, sagesse ancienne et bien huilée, routines de grande classe. Il fallait contrefaire le réel, falsifier ce qui se voit et se palpe, imprimer des courbures. La sainte hypocrisie se dresse au milieu de ce ravage de paroles. Et l’on serre fortement la main de celui qui se couvre de dettes, qui se ruine en limousines, entretient douze maîtresses et signe des chèques sans provision. Qui sait ? nous préférons peut-être ce personnage faux au vrai, même si nous nous efforçons de lire à travers le masque… Cela flatte nos accommodements avec cet univers occulte dans lequel nous cheminons mi-souriants, mi-tremblants…

Je sais comme tout le monde que Dieu, en fin de compte, reconnaît les siens, et vous-même, parfois, il vous arrive de songer qu’un tel ne passe pas tous les mois de l’année au café. Il vous arrive de trouer la légende ambiante, d’user de vos dons de double vue dans la vie opaque. Mais des fêlures demeurent sur ce cristal, et vous n’aurez pas fait dix pas que des doutes viendront assaillir vos tempes : « Et si, par hasard… ? » Nous sommes tous atteints de ce mal nommé l’imagination des jaloux et d’après lequel nous établissons le pour et le contre. Nous en arrivons vite à nous croire nous-même sur la base du murmure général. Il faudrait une nouvelle guerre mondiale pour sortir de ce guêpier, et encore ! Il circule tant de bruits par la ville et par le monde que les distances deviennent folles qui nous séparent de l’exactitude rétablie… Ce ne sont que traites protestées, maladies honteuses, taxis abandonnés avec des ardoises importantes, propos qui n’ont jamais été tenus, bonnes intentions transformées en machiavélisme… et autres fariboles empoisonnées comme langues de vipère. Ces opinions fausses sur les gens, les familles et les camarades sont difficiles à redresser. Mais c’est la petite histoire, et il faut en prendre son parti. Si encore les rumeurs étaient poétiques, nous serions tous heureux, enchantés, mais elles sont presque toujours malveillantes. Un tel est comme ça, et voilà tout ! C’est le mensonge (en temps de guerre bourrage de crâne), qui mène ce pauvre monde par le bout du nez.

GOURMETS ET GOURMANDS

Un monde les sépare. Le gourmand, c’est celui qui mange sans compter, sans choisir, qui manque de discernement, qui perd le nord devant un beau morceau. Il ne se déplace pas, commande ce qu’il désire par téléphone et descend à la gloutonnerie sans se retourner. Autrefois le gourmand signifiait le gastronome, et on le trouve ainsi désigné dans des Brosses, dans Marivaux, dans les anciennes gazettes. Mais cet honneur lui fut retiré quand on s’aperçut qu’il creusait, comme on dit, sa fosse avec ses dents et que la mort entrait en lui par le palais. Ainsi le maréchal de Villars fut un gourmand, pour ne pas dire un glouton.

Tout autre est le gourmet, qui fut d’abord un fin gourmet, mais qui se situe fort noblement aujourd’hui dans le langage, où il a rang d’artiste. Le gourmet est avant tout le dîneur ou le soupeur qui sait choisir, qui ne mélange ni les goûts, ni les fumets, ni les vins, ni les épices. Experts gourmets, piqueurs de vins, disait-on jadis, quand le mot gourmet ne désignait encore que les connaisseurs de crus. Mais c’était déjà le préparer aux finesses, aux modérations. Le gourmand est un égaré, le gourmet est un pondéré, c’est pourquoi les innovations culinaires épouvantent moins le second que le premier, car le gourmet s’intéresse aux produits, à la fabrication, aux audaces, et quand elles lui semblent plausibles, quand elles se rattachent pour lui à d’autres manifestations du goût, il les adopte.

Le gourmet est celui qui pressent au premier choc l’excellence de cette recette de mon vieil ami Pierre Lestringuez : ouvrez par le milieu longitudinalement un beau rôti de veau, insérez dans cette fente un morceau de boudin dépouillé de sa peau et enveloppé dans une mince tranche de jambon de Parme, ficelez serré et cuisez au four comme un rôti ordinaire… J’ai goûté de la chose, et j’ai connu que je n’étais point gourmand, ou plutôt que j’étais un gourmet qui eût bien voulu devenir gourmand. Mais je connais aussi, qui chantent dans les cuisines de ma mémoire, des pâtés de truites, comme on n’en mangeait pas dans les Mousquetaires au Couvent, des civets de saumon frais au Vosne Romanée, des soupes de rognons de veau à la russe, des langoustes farcies, frottées d’ail, doucement rôties au four sous une neige de Parmesan, arrosées de cognac, finement flambées, et servies dans le soleil du champagne. Je connais des menus à réveiller des morts, à faire danser dans les cabinets particuliers tous les spectres de la gastronomie gréco-romaine, artistique et littéraire, et qui eussent fait pâlir Brillat-Savarin, les membres du Grand Perdreau, les chefs de la cour d’Angleterre, le cuisinier de Rossini et autres princes de la sauteuse. Tenez bon la rampe :

 

Broutilles, miévretés et pastiqueries,

Calotines d’agneau en musette,

Ris de veau sous cloche à la mode du couvent,

Désirs de Roi,

Étoiles filantes,

Etc…

 

Le gourmet est aussi un homme qui va lui-même aux fromages, qui aime qu’on lui adresse ainsi la parole : « Votre camembert, monsieur, c’est pour le déjeuner ou pour le dîner ? » Car ce n’est pas le même. Le gourmet se charge des vins, des liqueurs, des fruits qu’il palpe et renifle avec beaucoup de dignité, de flegme, sans vouloir étonner le marchand, mais plutôt l’amener à des conceptions nuancées. Il ne s’enivre pas. Il ne s’empiffre jamais. Il ne mange pas comme le frère Ange de la Rôtisserie de la Reine Pédauque, qui attrapait des morceaux de dinde à la volée. Il est plaisant à voir à table, car il ne produit aucun effet, comme le véritable élégant. Il sait parfaitement ce que c’est que le gigot Pravaz, la côte de porc à la bière, le lapin aux herbes, le poulet chargé au croupion d’un obus de fromage blanc, le steak tartare, splendide comme une confiture de viande, le lièvre à la Royale, les gélinottes à la crème fraîche, pareilles à des chapeaux sur des visages de princesses un peu passées, les crêpes à l’angélique, le bœuf à la ficelle, si cher à mon vieil ami trop tôt disparu, le gouverneur général Marcel Olivier, la sarcelle rôtie, l’omelette au saucisson sec, à peine teintée d’ail et relevée d’une pointe d’aneth au dernier moment, le jambon chaud au whisky, et bien d’autres choses encore, mais il n’en fait pas étalage.

Sa grande formule est célèbre et connue, si j’ose dire, de tous les lettrés : deux plats, deux vins. C’est la plus pure tradition française, et c’est dans la préparation de ces deux plats que se distinguèrent, que luttèrent âprement, des années durant, les membres charmants d’un dîner parisien « dont j’ai oublié le nom ». Un dîner de gourmets, bien entendu. Douze membres, douze dîners, douze réunions annuelles chez l’un des adhérents. Le fin du fin était de servir aux amis les choses les plus simples. Toute l’attention allait au style, au faire, à la coupe, au je ne sais quoi qui vous met un bœuf gros sel ou une soupe aux choux sur le plan divin. Jamais d’invitation en excédent. Rien que les douze initiés. Interdiction formelle d’inscrire sur son menu les plats choisis par le collègue. Toute l’année était prévue d’avance, comme une saison théâtrale. Celui-ci offrait des quenelles de brochet et le gigot d’agneau purée de châtaignes. Celui-là promettait le turbot poché et le râble de lièvre. Le premier annonçait : Montrachet, Hermitage. Le second murmurait Grenache authentique, pris sur place, Grand Échezeaux. Et les réjouissances de se répartir sur l’année. Quelles années, ventrebleu !

Un jour, il y eut un chef-d’œuvre de simplicité et de bon goût, un miracle de haute et invisible préparation. Cela se passait, si j’ai bonne mémoire, chez un ami d’Alfred Capus. Le menu de cette fameuse soirée était le suivant : filets de sole grillés, selle d’agneau, Brie, poires d’Hélène. Le tout arrosé de Mâcon blanc, de Mission Haut-Brion et de Clicquot rosé. Il paraît, au dire des historiographes, que cela vous coupait la parole. Et pourtant c’était bien la banalité même. À la fin du repas, les gourmets discutèrent entre eux. On manquait de mots pour porter aux nues l’échanson. On ne savait quel premier prix décerner à ce Lucullus. Bref, il fut sacré roi de l’année. Or, sur le chemin du vestiaire, quelqu’un fit une toute petite réserve. « C’est parfait ! C’est pour moi le comble de la réussite. Ça va très loin. Nous frisons, dans notre domaine, Virgile, Michel-Ange et Chopin ! Il y a égalité de classe. Mais… car il y a un mais, les proportions de la salle à manger me paraissent légèrement, oh ! très légèrement petites. » Cet amendement, qui n’engageait pas la responsabilité du chef, fut approuvé, et, dès le lendemain, celui qui avait traité ce mois-là ses onze camarades de bouche, faisait abattre des cloisons dans son appartement. Telle était l’âme des gourmets…

DU PRÉFABRIQUÉ

Donc les maisons vont nous arriver par poste. Un camion s’arrêtera, et quelques fier-à-bras vous fourniront votre demeure, à domicile, c’est le cas de le dire tout uniment. Ces maisons, conception moderne du tapis volant, rêves d’enfants devenus visibles à l’œil nu, on nous les annonce avec murs, cheminées, tuiles, salles de bain, penderie, pots de fleurs sur les fenêtres, jambons suspendus aux solives et Belle au Bois dormant dans la chambre à coucher. Il ne nous en coûtera que 850.000 francs actuels, 85.000 fr. d’avant la guerre de 39,8.500 fr. d’avant la guerre de 14,850 fr. d’avant la guerre de 70, et vraisemblablement ce serait pour rien en deçà ! Ainsi, l’État fera des économies et nous gagnerons du temps. On pourra commander son logis par téléphone, comme un taxi. Le décor de nos provinces sera aligné sur le modèle de la machinerie du théâtre Pigalle, et peut-être verrons-nous surgir de terre Potemkine, Vaucanson et Robert Houdin. À l’avenir, les destructions seront suivies de féeries. L’âge de la décalcomanie approche.

Malheureusement, les choses se présentent tout autrement. Loin de voir s’ouvrir les portes ravissantes de l’imagerie, nous pataugeons en pleine réalité. Ce n’est pas un conte de Perrault qui vient à nous, mais un système… Ces maisons volantes, ailées, telles des cloches pascales, se nomment maisons préfabriquées. Elles sont filles d’administration et d’organisation. Ne vous récriez pas ! Je sais qu’elles rendront d’« inappréciables » services. Mais il faut d’abord avoir en poche les 850.000 fr. affichés à l’entrée. Or, nous ne les avons, ni moi, ni vous peut-être… Les sans-logis encore moins. Comme bien des choses, ces domiciles errants finiront chez le collectionneur, l’excentrique, le Mont-de-Piété ou le Marché aux Puces. Puis au Musée Grévin. Et il faudra nous contenter de nos retraites de pères de famille, plantées comme des chênes dans notre vieille terre qui doit bien rire de toutes ces fantasmagories.

Nous avons connu la vitesse, l’aérodynamisme, le perfectionnisme, puis le réel mouvant, puis l’atomisme. Nous voici dans le préfabriqué. L’homme ne cesse de jouer aux formules, de les appeler quand il en manque, de les suggérer quand on ne les lui fournit pas. C’est une des tares de l’époque : les civilisés – mais le sont-ils encore ? – ne veulent plus rien faire avec leurs mains, leur patience, leur imagination. Ils veulent de la confection en tous les domaines. La vie qu’ils semblent rêver tiendrait du grand magasin avec fournitures générales réparties entre les divers étages et distributeurs automatiques de sentiments. Certes, l’intention de proposer, à ceux qui se hâtent aujourd’hui de grapiller, un peu de bonheur entre deux guerres, est louable ! il faut bien loger ceux qui sont sans feu ni lieu, poser des toits sur des enfants. Qui ne donnerait ses propres côtes pour ces charpentes ? Cependant, il est clair que l’effort qui est fait pour venir en aide aux misères part de l’encre et non du cœur. Tout se passe comme si ceux qui réclament nos suffrages pour agir, se réfugiaient dans l’abstrait aussitôt qu’ils sont en possession des leviers de commande. L’abstrait est un mol oreiller, un orviétan, une muscade.

Un abîme se creuse chaque jour entre ce qui devrait être fait par ceux qui pensent et agissent au nom de leurs semblables, et ce qui est créé réellement, ce qui est offert réellement. Il en va de même pour les idées, les conceptions, les mots d’ordre. Rien de tout cela qui soit pesé, pensé, éprouvé pour le bien de tous, pour l’aisance intérieure de tous. Et là où ce préfabriqué existe véritablement, car il existe en certains domaines, et nous mettrons au premier rang la douceur, le savoir-vivre, l’amabilité, le respect de la délicatesse d’autrui, mille choses qui sont vieilles comme le monde – là où ce préfabriqué pourrait être utilement répandu, propagé, voire imposé, personne ne bouge. Ce qui est donné, ce qui est profond, ce qui est de première nécessité dans les périodes de détresse et d’angoisse, n’est plus au goût du jour. Il faut être inhumain. Mais l’homme sans âme ne conçoit rien, ne peut rien. Aussi a-t-il recours au préfabriqué. Si l’on veut un mot pour nous dépeindre tels que nous sommes aujourd’hui, celui-là nous tombe du ciel.

LE DRAME DE L’ARGENT

Suprême perche, fantasmagorie planante, bouée dansante sur la mer des cauchemars, chèques avec ou sans provision, vitesse fulgurante du coût de la vie, familiarité du million… l’argent devient hallucinant ! Rien dans les mains, rien dans les poches, mais la tête pleine à craquer de chiffres, combinaisons ou centimes additionnels. On voit les gens sourire, feuilleter leurs gazettes, lorgner leurs bracelets-montre, enfiler un pyjama, mais le microbe de l’or est derrière la moindre opération. Nous sommes infectés. Personne n’en parle, de ces gros sous, qui sont aujourd’hui comme les cris de l’homme au plus haut du plaisir et de la douleur, personne n’en parle et tout le monde y pense. Il n’est plus seulement debout, l’illustre Veau d’Or, il est géant, il tire toute la couverture, il submerge, il dort avec nous, mange avec nous, rêve avec nous. Tout a goût de Veau… On l’aperçoit comme un filigrane dans le moindre projet, dans les anges qui passent, piaffant entre des banques, entre les interstices de sang que présente la vie des hommes au cœur avide.

Folie dévastatrice, demandes de crédits – qu’il s’agisse de l’État ou du fils de famille, d’une entreprise ou d’un amour – danger dressé comme un geyser à tête de fisc, bourses particulières ou trésor public, dettes cancéreuses, traitements, salaires, patrimoine, pourboires, commissions, prêts à la petite semaine et tout pour le tout… je conçois en riant l’application d’insecte à laquelle devrait se soumettre aujourd’hui un Zola s’il avait encore un bouquin à écrire sur la question. Que les ravages étaient donc limités de son temps. Car on savait bien que la vraie fortune, l’épargne, le gain tiré à quatre épingles, la petite richesse bien propre, et surtout la récompense du travail, existaient dans l’ombre des passions comme des cloportes et envisageaient l’avenir à tête reposée. Forain pouvait dire qu’il y avait parfois d’irréprochables et vertueux garçons de la pègre, et l’on se souvient du mot de Capus, qui va plus loin qu’on ne croit : « je ne suis pas assez sûr pour parier, s’écriait un forban rondouillard et presque édifiant, mais je puis vous donner ma parole d’honneur ». Et dans ce temps-là, mol oreiller, la distinction était toujours faite entre les folies de l’État et la sagesse des individus, entre celui qui jetait le « pognon » par les fenêtres et celui qui fermait les persiennes.

J’ai encore dans les oreilles les bonnes phrases, pareilles à des tartines, que découpaient dans la journée, des camarades de mon père venus bavarder sans arrière-pensées. Trois milliards et demi de budget de l’État, plus un milliard de petits budgets départementaux ou communaux, disait l’un, cela ferait pour les dépenses totales de la France, la somme monstrueuse de quatre milliards et demi ! Au mot monstrueux, qui déparait aussitôt la conversation comme un furoncle, quelqu’un d’autre rappelait alors la colère alexandrine de Victor Hugo :

 

Le budget, monstre énorme, admirable poisson

À qui, de toutes parts, on jette l’hameçon…

 

La fortune était jadis une aventure éclatante, une croisade qui donnait du cœur au ventre, une fresque à la Dante, ou, à la rigueur, à la Jules Verne. La ruée vers l’or avait grand air et l’on se disait sous la lampe des choses romanesques qui faisaient pousser de petits cris aux dames. Nous savions que grâce à l’or, le cap de Bonne Espérance, par exemple, était passé sans transition des cavernes peintes par les boschimen ou des sagaies zouloues aux merveilles de la civilisation assise et policée : daguerréotypes et vélocipèdes, serviettes de cuir et bracelets de famille. Des voyageurs intrépides nous racontaient que l’on pouvait hardiment feuilleter à Durban, à Kimberley, à Johannesburg, l’histoire des pionniers qui avaient inspiré tant de romans de haut murmure et de livres de distributions de prix. Souvenirs, portraits, pièces à conviction, tout y était : depuis les concessions rédigées à la main jusqu’aux leggins, fusils, théières, pipes et chapeaux hauts de forme. Le matériel de la brousse et celui des conseils d’administration se faisaient face à face. Nous admirions Paul Kruger, tueur de lions à quatorze ans, le fameux oncle Paul, plus tard gouverneur de la province ; d’autres encore : Cecil Rhodes, le Napoléon du Cap, Harry Smith, Dick King, qui vécut des semaines entières dans les plantations de canne à sucre, à l’abri des lions et des garde-chiourme, Miss Ennie Lewis, si correcte avec son pince-nez, sa haute guimpe à baleines, son pendentif et ses cheveux bouffants sur un crêpé. Quelques indigènes, disait-on avec effroi, se rappelaient encore la cruauté du tyran Dingaan, l’Hitler de l’endroit, qui vivait en hurlant dans une hutte de perles et de pierreries dont le sol était fait de terre de fourmilière pétrie dans le sang humain… Et moi je rêvais au fleuve Limpope où le jeune éléphant de Kipling se baigne avec sa famille au milieu des paons et des marabouts.

Ah ! la richesse avait alors son décor et semblait accessible à tous par le chemin du courage et de l’effort. L’huile de bras n’était pas une plaisanterie. L’or était un Mont Blanc qui invitait à l’alpinisme. Les chiffres étaient de vrais chiffres, mais aujourd’hui, quand on lit simplement que le coût de la vie s’est élevé en France de 166 pour cent depuis le mois de septembre 1940, ou que nous avons dû verser près de 632 milliards pour l’entretien des troupes d’occupation qui ont cadavérisé notre beau sol, cela fait frémir jusqu’aux plus obscures caissières de grand café. Du temps qu’il y avait du blé, des bas de laine, le sou du franc, des anses à faire danser aux paniers, des réserves et des avares, l’or hennissait aux quatre coins de la patrie et se présentait à l’admiration des campagnes ou des caisses d’épargne comme une des fleurs les plus importantes de l’univers, comme l’apparition la plus chaude et la plus heureuse que pouvait offrir le conte de fées de vivre. Qu’avons-nous fait des richesses insoupçonnées de l’instant ? Des bourses pleines de vent, et rien de plus. Il fallait bien que le monde changeât de vitesse, nous sommes d’accord, et les poètes l’ont annoncé les premiers, comme chacun sait. Mais ce rythme nouveau, et tant de plaies à panser ne nous obligeaient pas à déclarer l’argent à discrétion. Aujourd’hui, nous pataugeons dedans, pauvres et riches, oisifs et travailleurs. L’argent est un marais, une tuberculose. Les vieux sénateurs, les clowns, le marchand de sable, le pion devenu vieux, votre belle-mère, le cousin de votre camarade de régiment, tout le monde en parle. Aucune autre eau ne nous vient plus à la bouche. L’homme qui porte la main à son cœur en retire un reçu, une traite, un effet de commerce. Il faut payer pour s’asseoir, pour attendre le passage du serpent de mer. La tendance à s’enrichir et la tendance à se ruiner sont les sœurs siamoises de toute sensibilité.

La sagesse des nations disait naguère : quand nous achetons des allumettes ou quand nous affranchissons une lettre, nous donnons quelque chose à l’État, mais il nous rend un service en échange. Rien de tel en ce moment, l’État nous donne tout, à commencer par de mauvais exemples, et nous lui rendons tout. Nous passons notre temps à nous acheter et à nous vendre. Ce n’est pas encore l’élixir de longue vie !

CACTÉES

Ces serpents pétrifiés dont les idées sortent du corps comme des cheveux se dressent sur la tête, ne glacent plus d’effroi les hommes qu’à la demande de la méditation. Dans le train de Saint-Raphaël à Menton, le long de ces porte-manteaux de dagues qui s’insurgent contre l’azur, vomissent leurs ongles d’acier vert et lissent leurs moustaches sous les yeux du soleil, nul ne songe à se protéger contre la chair de poule, personne ne conjure ces apparitions d’aiguilles en pantalons de zouave, aucune sensibilité ne descend aux Enfers… Les voyageurs sont habitués à ces visions suraiguës, à ces charbons ardents de la végétation. Les cactées plaisent et figurent sur les cartes postales les plus douces à la peau. Rien qu’à voir la splendeur de Monaco entre ces buissons d’épingles de sûreté, on se sent entre amis, on songe plutôt à des audaces carnavalesques, au bal des Quat’z’Arts chez les légumes devenus vieux.

Et cependant, ces monstres annoncent ou bien le camp de concentration des plantes grasses ou bien les premiers tâtonnements du Monde à la recherche de ses formes. Et celui qui se met à rêver dans le voisinage de ces bêtes ne tarde pas à se sentir confondu devant tant de simplicité violente, tant de génie mâle, tant d’efforts de vertèbres vers le plus haut du ciel. Car les cactées implorent, elles se groupent en des orgues de lamentations, elles montrent de leurs doigts de canons des choses du ciel que nous ne comprenons pas et hurlent imperceptiblement dans notre ombre, à nos oreilles, qu’un horrible mystère existe dont elles sont les annonciatrices. Que de messages n’ai-je pas attendus de ces poteaux télégraphiques tombés de l’autre monde sur nos épaules indifférentes à tant d’art. Il nous arrive de sourire devant l’intrépidité esthétique des enfants, de refuser finement les recherches linéaires ou colorées d’un Picasso, des surréalistes, des irrationnels ou des abstraits. Mais les cactées ? Elles ont plus d’ampleur encore dans leur fantaisie et moins de limites. Elles éclatent et se proposent dans une probité aux longs prolongements. Les symboles qu’elles brandissent sont cependant d’une rude clarté, mais n’attirent que des sarcasmes, car les hommes ont perdu le goût et le sens des idoles concrètes.

Renseignements pris, les cactées – ballets russes ou art nègre du monde végétal – visitent moins qu’on n’aimerait l’imaginer les cauchemars des hommes. Leurs sabbats se donnent en plein jour, dans les théâtres de verdure les moins surprenants qui soient. Ces contorsions de chlorophylle aiment la lumière et absorbent ses bienfaits. Une jeune femme devant moi, sous le ciel méditerranéen, eut un jour ce mot que je trouve magnifique, car il traduit exactement, sinon poétiquement, les détresses de l’âge mûr que nous n’osons presque plus exprimer : « On dirait des asperges qui auraient lu des romans de cape et d’épée… » Et c’est vrai. Si par la fenêtre d’un de ces bars qui se croient modernes, nous jetons soudain les yeux sur les richesses et les lubies de la nature autour, et que nous apercevions des familles de cactées absorbées dans leur bain de soleil, comment ne pas imaginer qu’elles écoutent quelque conte des Mille et Une Nuits finement rabâché par les langues invisibles de la poussière, de la chaleur et des métempsychoses combinées ?

Qu’on le veuille ou non, les cactées sont de lointaines inspiratrices : ces genoux de danseuses et ces ventres ornés de hérissons évoquent les rosaces, les dessins de tapis, les points de Bruges ou d’Alençon, les vitrines de joailliers. C’est le luxe de l’œil pour qui ne peut atteindre l’autre, le music-hall en plein vent destiné à ceux qui n’ont ni l’argent, ni les déformations sociales des habitants des villes tentaculaires. Vaste décoration à ciel ouvert, édifices de velours, tempêtes de draps de billards changés en murailles de Chine, carnaval de l’herbe et comble du sous-arbrisseau, des cotylédonés, du volubile, les cactées ne disent pas qu’elles personnifient sur le sable et dans les terres chaudes les plus audacieuses mythologies de l’ancien temps, mais peut-être qu’elles y songent…

Aussi bien, la photographie, qui est plus indiscrète que le regard, qui nous présente les « tranches de vie » de la nature et place sous la lampe tant de spectacles que nous négligeons d’examiner dans la précipitation de la vie de tous les jours, la photographie pose plus franchement le problème. Qu’y a-t-il derrière les cactées ? Des dieux, des répercussions obscures, des vengeances de vivants morts trop tôt, et pas comme ils l’eussent désiré, le reflet de nos fantaisies dans le grand miroir du monde ? D’où viendra la réponse ? Mais ce voisinage de plantes grotesques hérissées de griffes, de grands lézards atteints de sciatique, de ces épingles à chapeaux dans les cuisses vertes d’une population immobile et hilare, le voisinage des cactées et des plus fines trouvailles de la civilisation, déconcerte la folle du logis, provoque l’étonnement et inspire les sensibilités. Peut-être sommes-nous en présence de sculptures d’enfants imperceptibles ? Peut-être le monde cherche-t-il sous nos yeux à se refaire une beauté ?… Peut-être avons-nous affaire à des transformateurs végétaux à grande puissance entre les mouvements du soleil et de la lune et ceux de notre âme ? Peut-être les cactées constituent-elles l’avant-garde d’une invasion martienne ou autre ? À moins qu’elles ne se dressent devant nos sens si peu exercés encore, comme des hiéroglyphes… Toujours est-il que l’imagination des mortels aime ces chiffres, ces majuscules, ces sémaphores, ces fétiches d’émeraude si joyeusement placés sur le chemin semé d’énigmes de la vie à la mort. Et j’ai personnellement un bon sourire aux lèvres pour ces badauds du cocasse et de l’insouciance.

CIRQUES ET CLOWNS

En France, pas de village ou de gros bourg, où par l’odeur et la musique, sinon par des infiniment petits à peine perceptibles, on ne soit, le matin même de son arrivée, prévenu du cirque. Un invisible héraut a parcouru votre sommeil, surtout le sommeil des enfants, et il a fait connaître à ces parties de la sensibilité qui s’intéressent à la chose, que le cirque était là, rond, grisâtre, encombré de ses roulottes, tout sonore de ses animaux, et répandu à la ronde par les émanations si promptes et si significatives de son crottin. Le cirque est là, avec son passé, ses légendes, son pittoresque, et surtout cet air naturel qui fait que personne, dans les plaines ou sur la montagne, place d’Italie ou sur les remparts de Marseille… personne ne s’en étonne.

Le cirque, qu’il soit fixe ou ambulant (et quand on est à l’intérieur, la différence n’apparaît plus), le cirque complète l’existence de l’homme sur la planète. C’est, compte une fois tenu des forêts et des rivières, des travaux et des rêves, des paysages et de l’âme, de tout ce qui constitue un mortel et ses entours, le cirque c’est, si j’ose dire, ce qui vient tout de suite après… Il se peut targuer d’être le premier des divertissements. Nous pouvons même affirmer qu’il se place, dans l’ordre des choses, avant le fameux Panem et Circenses. Par ses fauves et ses funambules, ses chevaux et ses clowns si tristes, si vrais, si purs, le cirque est le dernier chaînon qui nous reste du lien, du cordon ombilical par quoi nous étions, par quoi nous sommes encore en communication avec le commencement du monde, avec le Paradis, avec les premiers tâtonnements des Messieurs et des Dames sur cette terre de serpents, d’éclairs et de littérateurs. Les serpents continuent, même charmés, les éclairs jettent des signes impérieux sur des domaines qui ne sont apparemment pas les leurs. Quant aux littérateurs… nous n’insisterons pas. Le cirque est le lieu géométrique de ces énigmes et de ces instincts. Les hommes vivent, ils ont chassé le lion avec des gourdins, ou des titres en Bourse, avec des stylographes ; ils ont assommé des araignées grosses comme des hélicoptères, dans une jungle de fougères arborescentes… ou bien ils ont été reçus à l’Académie Française ; ils ont cherché un remède contre le cancer. Bref, ils ont fait quelque chose de leurs dix doigts dans la journée. Mais le soir vient, avec ses insinuations et ses exigences ; il faut voir de jolies dames gambader ; il faut que des comiques à face lunaire, ou encore accoutrés comme des rois nègres-oiseaux, nous disent que la vie, si elle est dure aux épaules, lourde sur l’estomac, amère au cœur, est heureusement absurde aussi, et stupide, et qu’il faut en rire… Pas d’autre origine aux farces monumentales de l’Auguste de notre jeunesse, des Fratellini de notre âge mûr. Quelle que soit la dose d’indifférence que l’on ait absorbée, on rit de toute sa condition d’homme !

On rit parce que c’est humain, et dangereux : n’oubliez jamais, en entrant comme en sortant, que le cirque est une institution sérieuse. Nous nous y amusons sans doute, et principalement quand nous sommes enfants, c’est-à-dire aux heures des constructions de l’esprit, de la peinture quasi géniale et de la cruauté sans remords. Nous nous y amusons parce que des bêtes et des grimaces s’y trouvent réunies, rassemblées en une sorte de monstre en aggloméré qui pète de la musique et rugit des visions. Parce que le cirque, au fond, est une superbe image synthétique. Nous nous y amusons, mais tout en sachant bien que nous y frisons aussi la mort. Ne venez pas me dire que ce n’est pas vous qui vous balancez sur un trapèze, qui enfilez, motocyclette entre les cuisses, les aiguilles de la mort ! Car nous participons tous. De secrètes informations, au plus aigu des réminiscences animales, nous rappellent à tout moment, sous le ciel rose des flonflons, que le cirque est naturel, que cette anxiété que nous éprouvons devant les acrobates et les danseuses de corde, les cygnes savants ou les illusionnistes, c’est l’anxiété même du monde. Nous remontons ensemble, avec les 5.000, les 10.000 places des grands spectacles communautaires, nous remontons vers nos premières difficultés, nos premiers jeux, nos premiers frissons pour vivre : les escalades, les luttes pour un fruit, les longs ennuis des âges de pierre et de fer. Le cirque terminait sous les feux, il y a des siècles et des siècles, les jeux impurs des hommes et leur soif de vertiges…

Cependant, ne nous y trompons pas : cette première zone de danger obscur une fois passée, les artistes de cirque cherchent surtout, cherchent beaucoup à plaire. C’est la seconde partie de l’album. On se montre, et on parade. On a des costumes, des muscles, et ces vols de musique autour, sur l’aile sombre du crottin, ces odeurs de girafe et de lumière. Tout grise. Les danses acrobatiques, car il faut en fin de compte tout ramener à cette formule mobile et ravissante, comme ont fait Toulouse-Lautrec, Segonzac, Luc Albert Moreau – les danses acrobatiques montrent le style, conduisent le bal. Qu’il s’agisse de la croupe d’une merveilleuse jument en train de tourner sous les saxophones, du museau d’un phoque où se pose la sphère de caoutchouc, du numéro de petit accordéon du clown à étoiles, des bons mots des excentriques, des pyramides de familles à bicyclettes, des anneaux, des savants, du monsieur en habit qui découpe la dame en travesti, de la gueule des lions et du pantalon des éléphants, il y a une règle cachée, un rythme clandestin qui court sous les phases du divertissement : ce sont les grâces de la danse acrobatique. Souvenez-vous de Little Tich, de Grock et de son petit violon, de Rastelli, de Colleano, de l’enterrement d’une puce des Fratellini, de cent numéros saisissants ou tordants, qui vont de la distinction au grotesque, il y a toujours, sous les splendeurs du silence et du rire, un avertissement nuancé, un imperceptible bercement qui rappelle les ondes de la danse. Il faut suivre ici les lois sublimes de l’agréable, de la persuasion. Et tout l’art du cirque est assurément un art de persuasion. Voyez M. Loyal. Lui aussi il songe à l’équilibre. Il est en société, en état de cérémonie : il est poli avec les comiques, souriant et grand seigneur avec les belles écuyères, un peu homme du monde avec les tigres ou les ours. Politesse, cérémonie, façons… tout est là. Le cirque est un lieu qui sonne le rassemblement de toutes les formes, les plus ailées, les plus lointaines, les plus muettes, de la danse. Le cirque, avec ses maquillages et ses sauts périlleux, ses combinaisons à l’infini de cercles et de voltiges, ses entrées de clowns réglées comme des valses, est à la fois un endroit magique et classique.

Ouvrez donc l’album des dessins de Zendel. Je n’ai pas besoin de vous en parler : C’est écrit dessus…

LE STYLOGRAPHE

Le stylographe est comme une deuxième invention de l’imprimerie. Il se voit dans toutes les poches aujourd’hui, s’oublie ou se retrouve comme une boîte d’allumettes, une gomme ou un mouchoir. Il est entré dans nos mœurs et dans nos souvenirs, mais il fut un temps où il était encore à découvrir. Et même un temps où il n’était pas encore ce qu’il est. Le stylographe a eu sa jeunesse, son adolescence, il a connu une période d’adaptation, des résistances, de l’ironie ; il a dû se livrer dans le cerveau des hommes aux mêmes conquêtes que l’auto, le téléphone, l’aspirateur, les instruments du dentiste. Et voici qu’il atteint une haute et noble perfection. C’est un dictateur, une baguette magique à sa manière. Il a transformé la sensibilité, créé des images littéraires, aboli des distances, fait gagner du temps, autorisé des audaces et pris des responsabilités.

On peut aujourd’hui signer un chèque en haute montagne, écrire une lettre pendant une panne de métro, composer son petit poème dans une caverne et posséder de l’encre en tous lieux pour tracer précisément à l’encre ce qui n’est pas admis au crayon. Cela paraît anodin, et c’est pourtant une merveille. Que nous eût laissé un gaillard comme Balzac – pour ne prendre qu’un seul exemple – si quelque stylo, même élémentaire, avait été à sa disposition à côté de sa cafetière ? Et combien de traités, de lois, de décrets ont été ébauchés, loin des pupitres et des buvards officiels, simplement parce que ce que nous appelions dans notre jeunesse le porte-plume réservoir était à la disposition des mains appelées à de telles opérations sur le papier ?

Le stylo est de nos jours un petit temple portatif. On lui doit tout. Il a l’air d’inventer ce que nous écrivons, il corrige parfois notre calligraphie, et même quand on appartient aux générations qui ont un faible pour l’horrible plume des cafés ou des messageries, on est bien obligé d’avouer que l’instrument a, sur ses devanciers, les avantages de l’élégance, de la vitesse, du comportement et de la modernité. Une seule preuve peut en être fournie. Celui qui ne se sert pas du stylographe, s’il lui arrive d’emprunter le réservoir d’un ami et de s’en servir, reconnaît aussitôt sans ambages les vertus de celui-ci, et peu à peu il en fait à son tour l’acquisition.

Il faut dire aussi que le stylo est beau par lui-même. Il est du royaume des objets que l’on touche avec satisfaction : les bois, les tissus, les laques, le cuir. Un homme appelé aujourd’hui un homme bien, et qui n’entend pas être surpris par les événements, possède son stylo, et ce stylo habite le plus commodément du monde dans la poche gauche du gilet, à peu près invisible. Des temps viendront, et peut-être sont-ils déjà planants, où un des signes de la vie de Bohème sera l’habitude des porte-plume des bureaux de postes, des banques, de plus en plus retenus par une ficelle à quelque poteau, mais sans doute pour qu’en restent quelques pièces de musée à la disposition des enfants. Il y a dans le stylo un côté insecte domestique, cheval de course, des feux éteints, une forme réussie et un contact enfin qui séduisent les hommes de plume les plus attachés aux traditions. Le stylo est un des rouages de la vie moderne, mais élégant, maniable. Et par ce détour il est aussi machine. Le premier sourire du jeune homme qui reçoit la chose à titre de cadeau est révélateur. Un beau stylo le rehausse, l’oblige à une tenue particulière, et l’instant est joli à voir quand il le dévisse pour la première fois. Le stylo est un dieu de plus que les hommes ont arraché à la matière pour la vaincre et l’asservir…

FÉMINITÉ OCCIDENTALE

On peut considérer, de ce côté-ci de l’eau, la présence de la féminité comme la note la plus rare de l’Ancien Continent. Et je maintiens ce mot de rare, que j’emploie ici dans son sens le plus subtil, dans son sens « parfumeur ». D’abord, dans notre vieux monde, la femme a été de tout temps célébrée par le génie, qui voit en elle la réussite par excellence. Et le génie, sur ce chemin qui va des Grecs à Paul Claudel, de Raphaël à Boldini, de Mozart au technicolor, le génie s’entend suivre par les cerveaux les plus humbles, par des promeneurs simplement amoureux qui pensent aussi que la féminité est la plus belle conquête de l’homme.

Commençons par le musée secret de la mémoire. Je revois au fond de mon écran, dans l’immobilité magique de la rêverie, ces images nuancées et magnifiques : Béatrice de Cuzance, princesse de Sainte-Croix, peinte par Van Dyck, Giovanna Tornabuoni, peinte par Ghirlandajo, madame de Simiane, la Guimard, Ninon de Lenclos, Élisabeth de Hesse, les grandes divorcées de 1900, les femmes de Manet, de Renoir, celles, abstraites jusque dans leur frivolité, de la Vie Parisienne, celles de Jean Lorrain et de Maupassant, celles de Bourget et de Mauriac, celles de nos opérettes et de nos jardins publics ; toutes caractérisent une époque, une condition, en même temps que les plus profondes préoccupations de l’homme, amant ou roi, poète ou négociant. La féminité est un secret vivant, une séduction concrète, que les artistes ont dégagés patiemment d’un univers. Qui n’a remarqué dans les musées, ou simplement en feuilletant des albums, que les peintres et les sculpteurs ne nous ont montré d’abord que des déesses, ils sont descendus aux impératrices, puis aux simples grandes dames, puis aux illustres inconnues. Les situations sociales, le rang, les dignités, un jour ne comptent plus. Seule parle la féminité, sorte de miroir bouleversant où les hommes s’admirent eux-mêmes et se désespèrent en interrogeant la femme. Et, à ce propos, Théodore de Banville, si simple, mais si guilleret, aimait à se répéter que le rêve idéal de tout Parisien était d’aimer, au milieu du luxe, une belle femme douée d’une âme supérieure et d’en être aimé… On ne saurait signaler plus modestement ce qu’on nomme le fond de la question. Car la féminité, pour nous autres, soi-disant « gréco-latins et cartésiens », est un empire. Une sorte de grande zone angoissée, lumineuse, passionnante, que l’homme traverse le cœur dans les mains, l’œil implorant et les plus belles émotions au talon… Et pourtant, il n’y a qu’une seule femme… Que l’on songe à Hermione, à Roxane, à Chimène, qu’on relise les grands épistoliers ou les grands romanciers, madame de Sévigné, Julie de Lespinasse, Flaubert, Stendhal, Balzac, Proust, il n’y a qu’une femme. Toutes les femmes convergent vers notre unique amour. Et celle qui vit à vos côtés aussi bien que celle, faussement mystérieuse, que vous suivez dans la rue, sous la lumière de Paris, représente toutes les femmes, et vous les offre, et vous les cache aussi… La féminité, pour nous autres occidentaux, est ce rideau tremblant et fin qu’il faut savoir soulever pour goûter dans le même instant le ravissement de la petite secousse et les grâces de la délicatesse. Par ses formes, son regard et son teint, par sa voix et par ses chevilles, par son goût du dévouement et surtout du concret, la femme nous réconcilie avec la vie et donne un sens à ce qui se passe entre le berceau et le cercueil. Maupassant avait remarqué que l’homme à femmes, même de l’espèce la plus basse, est généralement un être doux, créateur, insouciant et heureux. Les femmes le méprisent et le recherchent. Elles savent qu’il ne fera pas la guerre et qu’il se gardera de mettre des bâtons dans les roues du monde. Il n’est pas particulièrement intelligent, il ne remue pas les idées à la pelle, sans doute, mais il est tendre. Il y a des bruits, des déchirures, des incorrections, des scandales qu’il ne commet point.

Les femmes adorent ce feutre sous les pas, ce velours dans les mains et ce « bœuf sur la langue ». Du temps des Grecs, les femmes, ou plutôt les jeunes filles, personnifiaient les heures, c’est-à-dire qu’on s’était servi de l’aisance et de la grâce pour donner forme humaine à la mesure et à la durée. Les grands peintres ont vu dans ce trait une mission à remplir, et ce sont les portraits de femmes, qui, à travers l’histoire, font connaître à la postérité les couleurs et les sentiments du monde. La femme, vue de notre promontoire, est l’image même de l’éternité et de l’immortalité. Nous autres, de La Fontaine à Baudelaire, voyons en elle à la fois l’épouse, la mère, la sœur et l’amante. Elle est toujours totale. Aperçue dans un salon, sur la plateforme de l’autobus, chez le crémier, au concert, dans le train, elle trouble et rassure dans le même instant de supériorité fugitive, et le misogyne est bien obligé de lui rendre les honneurs, de s’incliner, car il sent planer sur ses épaules les rayons charmants et maternels de la féminité.

FANTAISISTES ET FANTAISIES…

Si, au milieu de l’incessante bousculade où se heurtent nos destins individuels et nationaux, on cherche, dirait à peu près un philosophe moderne, ce qui porte en soi un pouvoir de durée, un élément inaccessible, la force et la présence, et même la sûreté des choses constantes, telles que la nécessité d’être honnête, la vérité d’un paysage classique, la sonorité de la justice immanente dans le chant de la cloche, eh bien, on n’en désire pas moins se réfugier de temps à autre dans la pure et reposante fantaisie…

Mais qu’est-ce que la fantaisie ? Comment et dans quelles interférences dénicher à coup sûr ses tenants et aboutissants ? La fameuse déclaration intime que chacun de nous murmure tout le long du jour et tout le long du sort, à part soi : « je ferai ce qu’il me plaît de faire et on verra bien… » avec la certitude de posséder la science infuse, est une des issues par où s’exprime l’inexprimable indépendance. Car la fantaisie c’est la joie secrète de l’indépendance. C’est le « rarement un esprit ose être ce qu’il est » ramené aux dimensions d’une loi intérieure et authentique. Or cette authenticité aussi suppose un long passé de fantaisistes formés par un discernement journalier, appliqué, non effronté, mais dissimulé et solide. Et même vrai. Les fantaisistes sont des gens qui cherchent leur voie, qui entendent voir juste et vivre juste, à l’abri des routines, des canons et des convenances. Le fantaisiste est un gaillard qui ne fait exactement que ce qu’il a envie de faire, quelque forme que cette envie puisse prendre, et le plus souvent tout le contraire de ce qu’on s’attendait à lui voir faire. Nous sommes donc conduits à penser qu’il est seul à courir, consciemment ou non, la chance de rompre le mécanisme de l’habitude et de fausser les freins du convenu.

Si les mortels se déplacent tant, disait-on jadis et naguère, aussi bien dans l’espace que dans le temps, c’est qu’ils sont malheureux, c’est qu’ils ne se supportent plus. Et les fantaisistes, dont la prétention est d’avoir résolu le problème, voyagent dans l’esprit et le sentiment. Même, précisait Alphonse Allais, quand ils se bornent à cheminer de leur bureau au café.

Et Franc-Nohain, dans ma jeunesse, de corser l’aventure de vivre en de petits vers ravissants et sages :

 

Et nous croyons bon qu’on écrive

Ces chants sur les locomotives

Qui nous mènent à travers champs –

Nous qui voulons calmer les peines

En cherchant,

Pour la mettre à portée des gens,

Des pauvres inquiètes gens,

Qui s’agitent, qui se démènent,

Ou se promènent,

La poésie des choses quotidiennes…

 

C’est vrai, la poésie des choses quotidiennes est la terre natale, la patrie juteuse de la fantaisie, et Franc-Nohain, comme Alphonse Allais, furent des fantaisistes, car il y a toujours un fumet d’humour au fond de cette affaire. Mais quels sont les autres ? On pourrait interroger sa mémoire pendant des années. Bornons-nous à quelques cas, à quelques exemples de notre expérience. Quels sont ceux qui ont été des fantaisistes ? Thésée ? Peut-être. Archimède et Diogène ? Alcibiade ? Qui sait ! Le Roi de la Bohème, que nous connûmes tous au Quartier Latin entre les années 12 et les années 20 de ce siècle saugrenu ? Roger de Beauvoir ou Raousset Boulbon ? Aurélien Scholl, Monselet, le docteur Véron ? Le fameux Berry Wall, qui se promenait dans le Paris le plus mondain avec un col immense, tel qu’un papier autour d’un bouquet ? Edmond Rostand qui traversait le Meurice pour faire admirer son canotier, et que je visitai un jour à Cambo, où je le vis pareil à un Hugo de luxe mince, dans un Jersey d’opérette ? Complet à carreaux, gilet brodé, cravate de piqué blanc, perle de vastes proportions, grand chapeau de feutre du modèle Mistral, jolies mains, pied cambré, canne… C’était un illustre poète de joaillerie, mais aussi un fantaisiste. Traqué par l’admiration, il ne distinguait plus entre la poésie et la fantaisie. Qui verrons-nous encore ? Jean Lorrain, descendant de corsaire et amateur de lupanars de satin ? Edmond Brébant, qui, à la fin du siècle dernier, accorda bravement un million et demi de crédit aux artistes et gens de lettres ? Le docteur Édouard de Pomiane, professeur à l’Institut d’Hygiène Alimentaire, lauréat de l’Académie Française, qui fit longtemps des conférences « démonstratives » aux dames du meilleur monde sur l’art de réussir un cassoulet ou une matelote d’anguilles à la provençale ? Qui encore ? Le beau Brummell ? Louis Lumière ? Le fameux violoniste Szering dont le pantalon était retenu par une ceinture de cuir, comme celui d’un « mec » et qui vous enlevait les femmes et vous les retournait comme des crêpes ? Poidebard, le pharmacien lyonnais créateur du fichier « de sept mille ennemis de la haute bourgeoisie » ? L’écrivain globe-trotter Ferreira de Castro ? La môme Moineau ? Courteline, Charlie Chaplin, les Existentialistes ? Ou le charmant monsieur de 1910 qui coulait dans l’oreille des jeunes snobs : « On aura pour s’habiller cette feinte négligence que préconisèrent de tous temps les princes de la mode. On ira jusqu’à la courte pipe de bois, fort bien portée en plein air et bourrée de « bird’s eye », ce tabac anglais qui sent le miel, le camphre, la poudre de riz, le parfum brûlé. On risquera quelques détails de couleur locale : noueux bâton normand… maquila basque… espadrille biarroise… », etc.

Sans doute, il y aurait une admirable anthologie à faire. Un Léon Treich s’y accrochera peut-être un jour. Fantaisies des grands hommes, et même des petits, je vois cela très bien. Y compris ceux que l’on appelait des fous, comme ce Désiré Martin, inventeur, qui avait vainement essayé de faire adopter un frein à air comprimé que vous n’êtes pas sans connaître : le frein Westinghouse… Mais, à mon sens, ce n’est pas là que gît le lièvre. Tout grand homme, tout homme un peu connu, (si l’on fait évidemment exception pour les grands sages comme Pasteur… ou Poincaré) doit une certaine contribution à la fantaisie de vivre ou de se signaler. C’est une loi secrète qui rapproche Jérôme Bosch de Serge de Diaghilew…

Mais les grands fantaisistes, les purs, les vrais, ce sont les héros solitaires de la vie contemplative, les hommes de tous les jours qui sont nos voisins de restaurant, d’autobus, d’hôtel ou de cimetière. Ce sont ceux qui ne posent pas, qui n’espèrent aucun écho, et dont, par déformation professionnelle, le moindre geste, même banal, ne doit pas s’exposer à être toujours transformé en panache blanc par la curiosité publique. Le vrai fantaisiste est celui qui regarde le monde, la vie des autres et le ciel dessus en murmurant : « Cause toujours, moi je sais ce que je sais !… » Et qui a raison. Quand j’étais au lycée et que j’entendais un professeur murmurer, à l’endroit d’un de mes camarades de classe : « Vous, mon petit un tel, vous êtes encore un fumiste, un fantaisiste… », je regardais immédiatement avec sympathie du côté du phénomène, et je comprenais chaque fois qu’il s’agissait non d’un fou ou d’un maniaque, mais d’un brave petit indépendant.

Qu’ils se promènent sous la pluie sans chapeau, qu’ils commencent par le fromage pour finir par les hors-d’œuvre, qu’ils se débarbouillent le soir afin de ne pas avoir à le faire le matin, qu’ils refusent le petit déjeuner de la famille et s’en aillent boire leur café à la terrasse de l’auberge, qu’ils s’inventent des aventures assises afin d’éviter l’ennui des aventures debout ou remuantes, qu’ils prennent un taxi de cent francs pour aller acheter dans un autre quartier que le leur une gazette de cent sous, qu’ils portent à tout âge de leur vie eux-mêmes leur linge chez la blanchisseuse, qu’ils s’amusent à brouiller dans le couloir d’un hôtel où ils ne reviendront plus les chaussures d’une douzaine de clients, qu’ils fassent ce que vous n’osez pas faire, ou que vous ne savez pas, en tous lieux et jusqu’aux farces en pleine rue… les fantaisistes sont les hommes les plus sérieux du monde, d’abord parce qu’ils raisonnent et décrètent assez longuement ce qu’ils font, quand ils n’obéissent pas à un réflexe imprévu, ensuite parce qu’ils se passent de publicité. Les fantaisistes sont des timides qui veulent jouer quand même à la vie, avec ou au milieu des autres, mais selon des règles d’eux seuls connues et appliquées, non par esprit de contradiction, mais par la certitude de posséder la vérité et la puissance, si rare, d’être sincère avec le monde, le hasard et Dieu. Regardez-les bien, et vous me donnerez raison.

Malheureusement, le monde repose sur des malentendus à perte de vue. Il est bon, disait le père France, que la morale soit aux mains du sentiment, car, où irions-nous si on l’avait confiée à la raison pure ? N’est-ce pas une façon de saluer au passage les fantaisistes ? Autre exemple. Le monde dans lequel nous tournons présentement est un monde économique, politique, moral, intellectuel, et tout ce que vous voudrez, qui a été placé on ne sait trop pourquoi « sous le signe » triple du raisonnement, de la logique et de la raison pure. Ouvrez vos fenêtres et voyez un peu où nous en sommes ! ! ! Je n’insisterai pas… Or, le fantaisiste est un monsieur qui doit traverser une rue. S’il n’emprunte pas la voie lactée de clous qui nous est offerte pour ne pas nous faire écraser, ce n’est pas pour se moquer de la Préfecture de Police, mais pour obéir à des voix intérieures, à des instincts parfaits, à des grâces particulières. Tout fantaisiste sait ce qu’il veut et pourquoi il agit. Et c’est cette affirmation de personnalité, précisément, qui paraît douteuse au plus grand nombre, qui paraît folle aux répétiteurs, sergents, examinateurs et juges de toute une destinée. Enfin, les fantaisistes ont des droits sur nous parce qu’ils nous sauvent de notre propre mélancolie. Et finalement – ici ce sont les personnages de la Folle de Chaillot qui ont raison – ce sont les fantaisistes, gens humains et respectueux, qui sauveront le monde.

LE TIMBRE-POSTE

Quelques années encore, et il y aura cent ans que nous aurons adopté le timbre-poste. Cent ans, si l’on songe aux mouvements giratoires, au va et vient planétaire de ces vignettes, à la multiplication des collectionneurs et à leur fureur esthétique, aux catalogues de la maison Maury, aussi célèbres, aussi précieux, qu’un du Cange ou un Godefroy, au prix de certains spécimens, tel que le fameux timbre de la Réunion de 18…, ou celui de…, cent ans, c’est peu. Pour les enfants le timbre fait à coup sûr partie de la vie extérieure comme les huit pattes de l’araignée, les feuilles des arbres ou le cri des animaux. Pour les profanes aussi, flâneurs, peintres du dimanche, amoureux des coins de Paris ou cervelles émerveillées, l’étalage des Champs-Élysées, qui apparaît selon de sérieuses néoménies, s’incorpore à la vie éternelle et figure parmi les signes particuliers du signalement de la tendre capitale.

La Suzanne de Giraudoux, quand elle recevait une lettre de l’étranger, rougissait toujours. Je veux croire que c’est à cause du timbre. D’abord, au premier regard, sans le timbre qui figurait sur l’enveloppe comme une fenêtre dans une maison, sans ce message aux joues colorées, elle n’eût point su qu’il s’agissait du Vénézuela ou de la Bosnie, de la Finlande ou du Zambèze. C’est le frémissement, l’appel d’air des pays lointains et ce fumet d’aventure contenu dans un timbre, répandu sur lui comme un teint sur un front, comme une âme dans une source, c’est une vibration, un signe charmant qui lui faisaient monter le rose au visage.

En ce qui me concerne, j’aime le timbre pour lui-même et lui accorde la valeur d’un moteur qui met en marche la lettre d’amour ou la lettre d’affaires. Il donne des ailes à l’enveloppe et lui tient lieu de billet de chemin de fer, de passeport. On me prête une anecdote, contre laquelle, d’ailleurs, je ne m’inscris pas en faux. Quand il s’agit pour moi de coller un timbre sur un pli, j’aime à feuilleter sous le regard de la buraliste le grand album où sont rangés comme des bataillons tous les spécimens qui ont cours. Il m’est agréable de choisir. Il en est de beaux, de violents, de révélateurs, comme des palettes, des cravates ou des yeux de chat. Je ne voyais aucune raison pour me conformer au tarif postal, et je choisissais pour mon courrier celui avec lequel, dans le moment, je me sentais le plus grand nombre d’affinités.

Ainsi je comprends la minutie et les transes des collectionneurs, si bien renseignés, et jusqu’à l’extrême du détail, sur les conditions que doit remplir un timbre pour figurer en bonne place dans leurs albums. La collection, c’est la géographie subtile et enjouée des adultes. Il y a très peu de différence entre les émerveillements auxquels ils s’abandonnent et les plaisirs confus des enfants penchés sur les atlas, à cet âge de la vie où l’Orénoque, le lac Érié, l’Arménie, le cap de Bonne-Espérance ou la Somalie tintent dans la sensibilité. Je ne disconviens pas que la valeur réelle, l’état de conservation, les surcharges ou la rareté de la chose jouent un rôle capital dans les préoccupations des amateurs éprouvés, mais il y a une base de délices qui est de la même essence que le ravissement des jeunes imaginations.

Le timbre, dans la vie invisible qui s’écoule sans hommes à l’intérieur des sacs ou dans le fracas des wagons-poste a une vie propre qui tient de l’agitation des papillons et de la gravité de la poésie de l’invisible. Quand je songe aux amas d’enveloppes des casiers, je ne puis m’empêcher d’imaginer le bruissement de toutes ces images où le profil des souverains se confond avec des sigles, des aperçus synthétiques, des paysages simplifiés, des produits, des animaux, des symboles. C’est la vie, dans un cadre dentelé, cher aux experts, qui se manifeste dans sa plus simple expression : un roi, un éléphant, un soleil, un pyroscaphe, parfois un fleuve et parfois un blason. C’est l’empire, la république, la colonie ou l’île perdue qui s’offrent en ce tableautin dans une nudité symbolique où se résument les trois ou quatre éléments par quoi le pays a le droit d’être un pays.

Lorsque des potaches s’abordent au cours des récréations entre le grec et la géologie, pour échanger un échantillon du Brésil, qu’ils ont eu en double, contre une sonore image des Romanoff, ou quelque rhinocéros des colonies françaises, qu’ils convoitent, ils font œuvre diplomatique et décorative. Ils sentent le prix profond, la réalité foncière de la vignette qui prend place dans leurs cahiers et subit l’épreuve du papier collant. Une collection de timbres enrichit une demeure. Je ne parle pas de son importance commerciale seulement, laquelle est parfois ahurissante, mais de sa puissance d’évocation. C’est une ruche d’abeilles dans une bibliothèque, et, sur le plan de la finesse, à l’extrême de la métaphore, c’est une des formes de ce qu’on appelle la possession du monde.

LE MUSÉE GRÉVIN

Le musée Grévin, avec son déploiement silencieux de cires, de tentures, d’électricité cotonneuse, son côté cauchemar et son côté feutre, ses audaces et ses naïvetés, ses sortes d’idées fixes en chair et en os, son vaste étalage d’yeux, d’uniformes, de gestes et de dents, le musée Grévin est un palais englouti qui serre le cœur et fait chanter les mémoires. Il va, comme on dit, sur ses soixante ans ; il prouve allègrement que le passé existe et sommeille sous la cendre ; il est la projection de la vie intérieure d’une ville, d’un pays. Nous avons un musée de la parole, et qui étonnera nos lointains descendants, mais le musée Grévin est beaucoup plus près de l’âme, en dépit de son mutisme. C’est la maison de la réminiscence et du romanesque, le grand tiroir à souvenirs, et peut-être l’incarnation boulevardière et ironique des pyramides d’où quarante siècles contemplent les vivants…

L’idée de lui consacrer un livre minutieux, largement illustré, est une idée humaine, nécessaire et sérieuse, et Claude Cézan vient de lui donner une forme excellente en omettant ce qui aurait pu chagriner les vrais Parisiens. Des moulages aux visions d’art, de Chéret aux impressionnantes réserves d’yeux, de mains et de têtes, des costumes aux décors, du tableau historique à l’intimité frissonnante, tout est examiné avec autant d’information que d’art dans ce merveilleux album, dans ce music-hall immobile. Tout, c’est-à-dire la place du musée dans Paris et la place de Paris dans le musée, l’infrastructure technique de cette vitrine, les relations des cires avec l’étranger, des souvenirs sur Gabriel Thomas, prince des animateurs et des travailleurs, qui fut, entre autres choses, président de la Tour Eiffel. Tout, c’est encore le cinéma, l’actualité, l’histoire. Le livre de Claude Cézan n’a rien laissé dans l’ombre de ce qui fut jadis la joie de vivre, notre bonheur, nos étonnements, nos enthousiasmes et nos appréhensions. Car le musée Grévin, fondé en 1882 par un excellent garçon, un malicieux dessinateur qui devait d’abord se révéler par la publication de l’Almanach des Parisiennes, est bien autre chose qu’un musée, vous l’aurez deviné.

Le musée Grévin, ce sont les ailes blanches du passé, le cheminement mystérieux des générations, la transmission des espoirs à travers les cloisons du temps ; c’est la nacelle magique et ridicule, mais chargée d’émotions, sur laquelle nous prenons place pour descendre aux Enfers, ou nous envoler à la recherche de nos mythes. C’est un grand magasin ouvert sur l’infini, c’est le vaste miroir où se regardent vivre et trépasser les fantômes. Le musée Grévin c’est, en plein Paris, une preuve d’éternité, une kermesse haute en couleurs qui fait communiquer les vases de la mélancolie et du grotesque ; c’est enfin, songeur et familier, face à l’éternelle nuit, le vrai trésor anecdotique de la destinée française, sinon de la destinée universelle vue à travers le hublot parisien. Ce qui se voit en cire au musée Grévin, c’est ce qui est voué aux légendes et aux statues.

Je me souviens d’avoir signalé un jour une découverte que je fis chez un marchand hollandais, et qui me bouleversa. Il s’agissait d’un fort modeste volume concernant les monuments de Paris, ses lieux spirituels ou charmants, ses révolutions, ses caprices, ses grands personnages, ses départements artistiques ou mondains. Bref, une manière de Somme, traitée rondement. Les détails les plus aptes à surprendre une imagination du modèle courant étaient rassemblés là sans aucune forfanterie, et l’on y apprenait joyeusement (quand on ne le savait pas) que la maison de jeux où l’abbé Prévost fait tricher le chevalier des Grieux était sise quai Malaquais, numéro 9 ; que madame Mandeville, vedette des Temples d’Amour du XVIIIe siècle, habitait très raisonnablement rue Chapon entre ses heures de folie et de perdition ; que Tronchet est inhumé au Panthéon, sans doute en récompense de la part qu’il prit à la rédaction du Code Civil… et mille autres petits détails qui sont comme les amuse-mémoire de la flânerie. Tout autre est le musée Grévin. Ici, nous entrons dans la notoriété pure. La devinette n’est point le fort de la maison. Ce qui se voit, c’est ce qui se sait, et l’évidence y devient sensationnelle.

Il va de soi que chacun peut attacher à ces vastes preuves de l’histoire vécue, digérée et splendide, son petit grain de sel personnel. C’est mon cas. Pour moi, avant tout, et quelles que soient les merveilles mises à notre disposition par le progrès sous toutes ses formes, par le cinéma, la vitesse ou l’abstraction, le musée Grévin évoque sans effort les modes et les manières de voir du siècle dernier, les cabinets particuliers, le diseur à voix, les expositions internationales, Jules Verne, les fêtes, les boudoirs, les amours et les aventures que nous ont si abondamment contées Bourget, Marcel Proust, Maupassant, les frères Margueritte, Paul Hervieu et Courteline. Il est lié à la gentillesse d’exister, à la jeunesse de cent créatures ravissantes, aux corsets, aux arrivées de souverains à Paris, au pas des patineurs, aux chapeaux hauts de forme, à la Vie Parisienne, cette publication qui traînait chez tous les coiffeurs et chez tous les princes, comme le programme même de la légèreté, du flirt et de l’ardeur inoffensive. C’est un bel album de poussière et de gaîté où je retrouve toujours entre les pages, dans un frou-frou d’étoffes, dans le clinquant des uniformes, sinon dans les franges des silhouettes célèbres, quelque chose d’un être aimé que je n’aurais jamais rencontré et que je connaîtrais cependant comme mon propre cœur…

Qu’il y ait, sous les ors de ce ballet et les éléments de ces sensations, un artisanat, des méthodes, une documentation, des rouages et même du génie – ce que Claude Cézan nous montre avec beaucoup de talent et de pertinence – je n’en veux point douter, et je le sais bien, mais le musée Grévin est une des rares choses où j’aime autant le dessous que le dessus des cartes. Il y manque peut-être pour mon goût, à côté des visages illustres et des scènes classiques, voire à côté des hommes tout court, de nobles animaux, un grizzly, un hamadryas, une otarie, un éléphant et de faux rochers, mais ces améliorations, que souhaitait aussi Jean Giraudoux, nous seront peut-être accordées un jour, quand les animaux joueront à leur tour et viendront faire connaître leur état d’âme au premier plan. Toutefois, j’ai toujours éprouvé la petite secousse dans ce grand jeu de massacre de nos boulevards. C’est là que le cœur simple y faisait connaissance avec le faubourg Saint-Germain, le Paris de Verlaine, les débuts de l’aviation, la géographie humaine, la Bohème finissante, les moments de Lyautey, de Poincaré, de Vuillard et de Maurice Donnay. C’est là que l’on pouvait frôler, un soir de bombe, le comte de Bouillé, le duc de Chaulnes, ou le grand-duc Alexis qui chaperonnait la délicieuse Baletta. Chers vieux Parisiens ! Que de rêves, que de chimères, que d’emportements et de passions, que d’aventures et de violences, que de romans et de chansons ont pris leur source, ont puisé leur pittoresque dans les tableaux vivants du musée Grévin, où le spectacle pétrifié et les visiteurs en goguette faisaient partie du même et mystérieux ensemble !

Ajoutons à cela que cette demeure de fantômes est un lieu où sourd le triomphe et comme l’escalier par lequel les êtres exceptionnels descendent au niveau des héros sans gloire ; mais si la familiarité veut ici que chacun fasse la moitié du chemin, une certaine émotion devant la présence de l’histoire maintient les distances et assure la continuité du drame de la puissance. Ainsi les guerres ont beaucoup inspiré le musée Grévin, du moins celles que nous avons vécues, nous Français, depuis 89. Prenons la dernière. Secrète pendant près de cinq ans, la voilà qui s’étale à la fin dans les provinces les plus chargées de souvenirs. La voilà qui prend les mêmes routes qu’aux heures de Jemmapes et de Valmy. Tout a été dit et chanté, et tout est à recommencer ! Le musée Grévin ouvre ses portes aux héros, et l’on voit bien, dans ces salles solennelles ou touchantes, que ces guerres qui nous ont été imposées ont le même passé et le même but. Turenne, Chanzy, Belfort, la Marne, l’Alsace ! Le musée évoque alors quelque prolongement des Invalides. Et c’est bien là que les foules iront chauffer leurs souvenirs, tout contre la présence des hommes de cire et d’immobilité dont les sosies, jadis ou hier encore, faisaient les événements.

Aussi bien, ces regards, ces sourires, ces passions et ces mains qui jamais ne bougent, sont d’une éloquence seconde qui met en mouvement les plus fines machines du rêve. D’une façon générale, on ne se flatte pas d’aller passer un après-midi au musée Grévin, et l’on aimerait mieux avouer le Vel’d’Hiv’, la poule au gibier ou la course en sac. Pourquoi ? À première vue, il n’est point distingué ni bouleversant de se mêler tout vivant aux images d’Épinal, à moins d’y aller chercher quelque prétexte à sursaut poétique intense et baroque. On voit en effet très bien la déformation littéraire que la bonne maison du boulevard Montmartre pourrait prendre sous une plume originale mallarméenne ou américaine, à plus forte raison dans l’œil à surprise d’une caméra. Mais pour ceux qui ne font point ce saut, qui hésitent devant ce pont ? D’abord, il y a le livre de Claude Cézan, qui dit juste et qui voit tout. C’est un guide, une histoire et presque un manuel de l’illumination. Qui l’aura seulement parcouru entendra croître l’envie de courir à la chose et de mieux regarder le monde de cire qui est comme la photographie d’un passé déjà étudié à l’école primaire. Du spectacle offert aux masses, il n’y a que quelques pas à faire pour pousser de petites portes et entrer dans les laboratoires de cette féerie fixe, dans les magasins d’accessoires de cet univers inamovible. Et là, tout le monde peut admirer la manière industrielle, mais secrète aussi, et passionnée, avec laquelle l’homme aime donner forme à ses admirations latentes et combien il est encore près des idoles ou des totems. Mais je recommande la promenade solitaire, la promenade à vif, si j’ose ainsi dire. On n’est que soi-même, et l’on se donne un beau jour comme but de la vie le musée Grévin ! Il y a, au contact de ces êtres vivants qui ne vivent plus mais qui ont vécu, et magnifiquement, une étincelle qui s’annonce, un déclic au point culminant de fonctionner, dont on peut tirer des merveilles. Je n’ai jamais si bien compris Fallières, Clemenceau, Guillaume II, les grands boxeurs, les vedettes de toutes les affiches, les chefs ou même les assassins célèbres, que dans cette immobilité faussement grotesque, vernie et vaguement souriante, que des mains d’artisans avaient bourrée de significations plus lourdes que celles des âmes ou des souffles…

CE QUE LISENT LES FEMMES

Un homme de mon âge et de longue pratique, pour autant que la pratique puisse faire une expérience et que l’expérience soit jamais applicable, cet homme ne s’attache pas seulement à l’apparence, à l’extérieur des femmes qu’il rencontre au cours de ses voyages obscurs dans la ville. Certes, reconnaître qu’une femme blonde aime, si l’on veut, « Gai Printemps », que quelque brune préfère « Aube », ou les entre-deux « Mille Fleurs » ne me donne pas la mesure de mon savoir. Il en est ainsi pour les robes qu’elles portent. Et ce n’est pas tout. Il y a naturellement autre chose dans une femme, autre chose à quoi ne s’arrêtent que ceux qui leur ont donné de l’importance et qui leur en donnent encore. Je veux parler de leur tournure d’esprit, du point où notre esprit peut rencontrer le leur. Autrefois, c’était chose un peu plus difficile à définir, l’esprit des femmes. Il y avait peu ou point d’éléments de comparaison. Le snobisme régnait chez elles, un snobisme primitif. Il était de bon ton d’avoir vu telle pièce, d’avoir lu tel livre et d’en dire du bien, ou du mal, selon les courants de la mode. Je me risquerais volontiers à dire que nous avons changé beaucoup de cela. La femme française n’est plus snob de la même façon. Je ne parlerai pas de quelques folles auxquelles les événements ont dévissé la tête. La femme montre qu’elle est capable de s’arracher à l’esprit salonnard. Et ne croyez-vous pas qu’il serait instructif, ou amusant, de faire le pourcentage de celles qui ont vu « Dieu est innocent », « La Reine Morte » ou « Le Survivant », par exemple, et qui en peuvent parler autrement que pour ne rien dire, et de celles qui préfèrent encore les histoires d’alcôves ou de quiproquos du Palais Royal ? Mais ceci est hors de mon ressort, car j’entre au théâtre par la grande porte, et une telle statistique ne se pourrait entreprendre que des ruelles et des coulisses.

Mais quand on se promène comme je le fais moi-même dans les méandres où personne n’aurait l’idée de me suivre, à la recherche de souvenirs toujours éloignés, parfois plaisants, souvent dramatiques, et pour peu qu’on soit observateur, on peut juger de l’esprit des femmes à ce qu’elles lisent. Je ne veux point empiéter sur le domaine des maniaques et prétendre que mes comptes soient plausibles. Néanmoins, sur une vingtaine de femmes que j’ai rencontrées aujourd’hui dans le métro, chez elles, en visite ou ailleurs, jusqu’à l’heure où j’écris qui est dix heures du soir, cinq d’entre elles lisaient le livre de Maria Le Hardouin, sept autres le livre du R. P. Bruckberger, et le reste notre irremplaçable « Chartreuse ».

J’inspire confiance aux femmes, ne me demandez pas pourquoi, mais cela est. Je ne suis pas bougon, je ne leur pousse pas des colles sur le XIIe siècle, et je sais reconnaître leur parfum et leur offrir une cigarette. C’est plus qu’il n’en faut pour que s’engage une conversation à bâtons rompus sur la littérature, du quai où l’on attend sa rame jusqu’aux devantures énigmatiques et sourcilleuses des épiceries endormies.

Pour La Voile Noire de Maria Le Hardouin, voici ce qu’en pense une blonde Gai Printemps.

La plupart des femmes, il faut le croire, éprouvent au cours de leur vie le besoin de projeter sur le papier ce qui les enthousiasme ou les brise. Il y a en elles comme l’appel d’une nécessité impérieuse à laquelle elles ne peuvent se dérober. Il faut que ça sorte. Si elles sont servies par un talent admirable, comme c’est le cas chez Maria Le Hardouin, le livre ne peut pas ne pas toucher les femmes. Cette nécessité intérieure qui a présidé à la création de La Voile Noire a paru si forte à la critique que l’on peut se demander si le fait pour un écrivain d’être au cœur d’un drame ne lui vaut point soit l’engouement du public, soit le silence. Ce beau livre, dense, lourd, pathétique, a eu, comme on dit, une bonne presse. L’expérience intime, poignante jusqu’à l’angoisse, de l’héroïne, est l’expérience de beaucoup de femmes. Il n’est pas douteux qu’il y ait des longueurs, des redites, des trous dans la voile. Ce n’est pas moi qui parle. Il se peut que le style de l’auteur tende parfois à s’enfler, qu’elle ne se défie pas suffisamment de l’éloquence. Mais, quand on a quelque chose d’important à dire, de décisif pour soi et pour les autres, « la chose vaut bien qu’on fasse une phrase », comme disait Charles-Louis Philippe. Maria Le Hardouin écrit spontanément. Si elle avait trop circonscrit, réprimé, limé son texte, nul doute que son cri n’eût plus été un cri. La vie, qu’elle fait aimer, la vie qui n’est pas celle des malades, eût semblé sujette à caution. Mais le cri est sorti, plus puissant qu’une plainte. Et la littérature moderne a trop fait fi de ces cris pour que les femmes ne répondent pas, maintenant, à un cri pareil.

Quittant la blonde, je pris quelques autres femmes en flagrant délit de lecture, passablement impatient de connaître comment elles avaient été amenées à lire le livre d’un Dominicain. Personnellement, je fais grand cas de ce livre. L’auteur y parle de saint Thomas d’Aquin et de quelques-uns de nos grands écrivains contemporains. Il paraît chercher le point de tangente où, peut-être, le christianisme peut accrocher ce que, d’un mot qui n’est pas sans prétention, nous appelons la culture, et bien entendu la culture occidentale. Il fait, si je puis dire, d’une pierre deux coups. Il introduit la théologie dans la critique, dans le discernement critique d’une œuvre. C’est donc un livre original, substantiel, qui n’est pas d’un abord particulièrement facile et qui ne devrait, semble-t-il, intéresser que la gent masculine. Or, voici que j’ai trouvé sept femmes qui sont plongées dans « Lignes de Faîte ».

Voilà pourquoi j’étais intrigué. Eh bien, ces femmes de chez nous m’ont toutes regardé non pas de travers, mais d’un certain air de commisération.

Voyons, Monsieur, vous ne connaissez donc pas Claudel, ni Bernanos ? Et qu’un Allemand s’occupe de deux de nos plus grands écrivains n’est-il pas passionnant pour nous, qui ne saurions oublier Le Soulier de Satin, ni Sous le Soleil de Satan ? Demandez donc ces deux livres à votre libraire !

J’ai emprisonné un sourire, et je me suis bien gardé de dire que j’étais l’ami de Paul Claudel.

Huit « entre-deux » lisaient Stendhal. Une d’elles s’y appliquait comme une écolière, dans une vieille édition que les bibliophiles paieraient aujourd’hui cinq ou six mille francs.

— Encore Stendhal ? demandai-je à la dernière, une charmante femme de cinquante ans, ennemie du fard, à la jolie figure sans empâtement.

Il me parut que toutes les autres me répétaient par sa voix nette, une voix hors du masque, pas désagréable :

— Stendhal a dit qu’il serait compris vers 1880. Nous sommes en 1943. Quoi d’étonnant à ce que je le relise ?

— Mais encore ?

— Stendhal a sauvé du romantisme, eh oui, cher monsieur, tout ce qui était autre chose que caprice, c’est-à-dire le droit de l’homme à être tout simplement un homme. Un peu faussement sobre, assez menteur, peut-être sans le savoir, et c’est là qu’il est poète. Mais voyez avec quelle ardeur il maîtrise sa phrase. Il croit dessiner avec exactitude. Et, bien qu’on le devine, il sait à temps se dérober, se cacher derrière ses héros.

— C’est un romantique sec, un romantique avec pudeur.

— Mais c’est un homme. Vous pouvez ajouter ceci : Stendhal est le plus clairvoyant de nos écrivains. Les femmes, qui ne possèdent que fort peu le don de lucidité, lui sont reconnaissantes d’avoir fait qu’après une page de la « Chartreuse », elles croient savoir un peu mieux où elles en sont. Ce n’est pas nouveau dans la littérature. Mais ce qui l’est, c’est que chez lui, à côté de la description, à côté de l’incision, il y a le remède. Stendhal est relié à la société. Il est moral, et même moraliste. Et si son moralisme va si loin, c’est justement parce qu’il n’est pas apparent. Il ne dit rien, il suggère. Il nous laisse libres de faire ou de ne point faire ce qu’il nous propose par le canal de ses « silences ». Nous, les femmes, nous n’aimons pas qu’on nous fasse une morale servie toute chaude, même sur un plat d’argent. Nous voulons rester libres, maîtresses de notre vie. Stendhal respecte notre liberté. À nous d’être ou de n’être pas Chartreuse… Bonsoir, Monsieur.

Je m’inclinai sur la main gantée. Elle disparut dans une vieille maison de pierres de taille, type 85.

Et maintenant, savez-vous quel livre est ouvert devant moi ? Ce serait un mauvais jeu… de morts que de vous le dire.

VOYAGES, DÉPLACEMENTS ET VILLÉGIATURES

Fantaisie pour le micro

 

Mesdemoiselles, Messieurs,

Nous allons parler aujourd’hui des voyages, déplacements et villégiatures. Parfaitement ! D’ailleurs, le scénario de la journée, comme le menu des hostelleries, est affiché à l’entrée de l’établissement, et je ne vous apprends rien. Demain nous reviendrons aux plaisanteries. Histoire, langues étrangères, algèbre, grammaire et morale, mais, aujourd’hui, il s’agit de choses sérieuses. J’ai longuement mitonné mon cours, et j’espère, en ce qui vous concerne, que vous avez aiguisé vos oreilles. À la fin de la leçon, je vous ferai distribuer un certain nombre de récompenses, à savoir : billets de familles nombreuses pour trains automoteurs munis de studios de photographie à tout événement, tickets de métro, étiquettes de valises et brochures de voyage. Car toute peine mérite salaire. Nous n’allons pas faire le tour du monde et vingt mille lieues sous les mers pour des clopinettes. À d’autres ! Le voyage est un problème trop grave pour qu’on le traite par-dessous la jambe. Mais voyons-le d’abord sous l’angle aimable, sous son aspect charmant. Voyons, vous, monsieur des Essieux, que pensez-vous du voyage ? Quoi ? Je ne vous entends pas. Le sujet est trop difficile, sans doute, c’est pourquoi vous préférez me le laisser traiter ? Ne suis-je pas là pour ça ? Vous non plus, mademoiselle Canadanse, vous ne savez rien, vous n’osez pas ! Bon. Alors, ne m’interrompez pas tout le temps. Où en étais-je ? Ah, oui ! le côté charme… c’est bien ça, entrons dans le vif du sujet en commençant par les séductions. Monsieur Ressort, au tableau, je vous prie ! Écrivez : pas de place dans les trains, ni dans les hôtels, à peine dans les couloirs. Pas de beurre au wagon-restaurant. Aucune correspondance en route, pas de taxi dans les gares où l’on s’arrête, pas d’essence dans les garages, un œuf dur du buffet coûte aujourd’hui aussi cher qu’un rang de perles du temps des diligences, sans compter que les perles ne faisaient pas mal au foie. On se plaint que le pays de Rabelais et de Renan, de Lavoisier et de Pasteur, se dépeuple, se vide et se déboise. Quelle erreur ! Ce ne sont que valises (compte non tenu de celles qui se perdent), malles, paquets, enfants dans les filets, trains supplémentaires, voyageurs clandestins, fox-terriers dans des sacs à provisions, soldats permissionnaires, boy-scouts en déplacement… Bref, vous laisseriez tomber un éléphant dans ces foules ravies, propres, heureuses, que vous ne le retrouveriez pas. Il y a tant de monde, entre une agence et un wagon-lit, une chambre d’hôtel et un compartiment, que la France n’est plus que pieds et ronflements, bousculades et queues. J’allais oublier ce mot. Vous le voyez, le voyage est si agréable, si bien organisé, si commode et si douillet que l’on fait queue partout pour ne pas manquer l’aubaine, c’est comme s’il s’agissait d’une seule et unique représentation de grand gala. J’espère qu’aucun de vous ne manquera le coche. Voilà le cadre, qui est exquis, comme vous l’avez deviné, et particulièrement les jours de départ en vacances ou les jours de rentrée. Ah ! on peut dire que la civilisation connaît son affaire ! Les grands voyageurs sont : Vasco de Gama, les facteurs, Rouletabille, le Juif Errant, Gil Blas de Santillane et les deux Orlefines. Pardon, Orphelines… Les voyages ont leur littérature, depuis les Mémoires d’Outre-Tombe jusqu’à Suzanne et le Pacifique, en passant par les indicateurs, inventés par Hérodote. On trouve dans un texte grec, traduit par Maurice Donnay, cette précieuse indication : Où trouve-t-on ça, dis, Sidi ? Et, grave, le Sidi m’a dit : on trouve ça dans le midi. Vous pouvez également déchiffrer sur l’une des Pyramides, celle du Jardin des Plantes, cet avertissement à la postérité dont le sens a été rétabli par Franc-Nohain : « Nous chanterons le P.-L.-M., et, de même, l’Est, le Nord, l’Ouest et le Midi, et nous chanterons aussi – si cela vous ennuie, honorable compagnie – du Nord et de l’État, et d’Orléans, les compagnies – sans préjudice, bien entendu, de quelques mots pour les réseaux économiques et départementaux – car c’est le temps de prendre l’air en des voyages circulaires ! » Ce texte, comme vous le voyez, est un peu hermétique. On ne sait pas exactement s’il s’agit de la girouette ou de la trottinette, mais vous êtes assez subtils pour établir la différence. Élève Roux, voulez-vous bien ne pas voyager sur l’aile des mouches ! Et vous, mademoiselle Couloir, ne circulez pas de vos longs yeux au plafond. Chaque chose en son temps. Un point c’est tout et les vaches, les vaches qui regardent passer les trains, seront bien gardées ! Passons aux manières de voyager. En principe, tout le monde voyage : le mécanicien, le contrôleur des wagons-lits, la lettre anonyme et le livarot. J’ai vu de mes yeux, vous entendez bien, des fromages parfaitement respectables, de vrais Sainte-Nitouche, qui assuraient un service régulier entre le garde-manger et la table comme des grands ! Continuons : L’esprit voyage, le pied voyage, le sang et le cerveau. Camoëns a noté tout cela dans les Lusiades. Le voyage procure des émotions, comme la peur et l’amour, le jeu de hasard ou les surprises désagréables. Si, de nos jours, les poètes les plus opposés et les esprits les moins rêveurs accordent tant de signification, tant d’attraits au Cap de Bonne Espérance ou à la gare de Bécon-les-Bruyères, par exemple, que dire du choc éprouvé en présence de ces deux merveilles par ceux qui les aperçurent les premiers : les Christophe Colomb, les Cyrano de Bergerac, les commissaire Maigret ? Le Cap de Bonne-Espérance, chef-d’œuvre des étapes, des buts à atteindre, du moins pour des cerveaux de jeunes bacheliers, est une des curiosités du voyage moderne. C’est, parmi les caps, et Dieu sait s’il y en a, jusqu’au nez de Cyrano, comme j’ai l’honneur de vous le dire, celui qui convient le mieux aux mémoires, disons-le sans artifices ni artifaces, comme si nous étions à la terrasse en train de vider une tasse. Oh ! que voilà des rencontres cocasses, et comme on a raison de dire que les voyages forment la jeunesse. Tenez, moi, moi, si je n’avais voyagé, eh bien ! je ne serais pas resté jeune, mais heureusement, et grâce à mon application, les voyages m’ont mis en rapport avec l’élixir de longue vie. Pour dire la chose en deux mots comme en mille, les voyages c’est un peu le portrait de Dorian Gray. Ne parlons pas de la dévastation de la fin du livre, il y a toujours des accidents, ce sont les exceptions qui confirment la règle. Quoi ? Vous dites qu’il n’y a plus de mondes à découvrir ? Voulez-vous bien vous taire ! Tout est à découvrir : le truc qui consiste à faire le trajet de Paris à Marseille sans débourser un sou, l’art de se faire inviter au wagon-restaurant par un chef de gare, le moyen de se débarrasser de tout le monde dans un compartiment afin de pouvoir s’étendre comme sur une plage. Vous placez à la portière un énorme bouledogue en baudruche, baveux, saignant, aux yeux furieux, que vous gonflez à l’arrêt dans les gares. Je vous recommande la lecture d’un volume assez inconnu de Victor Hugo intitulé : Cent et un moyens de ne jamais manquer son train.

Non, le sujet est loin d’être épuisé, et nous pourrions aisément revenir ce soir aux évasions (y compris celles de prison), aux croisières (y compris celles en eaux troubles), aux paysages (y compris ceux des salons), à l’odeur des wagons, toujours nouvelle et toujours pareille, à la vitesse, aux bercements, au fracas des essieux, aux contes de ma mère l’Oye des rails et des poteaux télégraphiques. Bref, à la tentation de l’espace qui met l’imagination des hommes au premier rang des ayants droit. Car il faut aller quelque part à tout prix, même sous la Tour Eiffel. Il faut aller quelque part en pensée, surtout en pensée. Et comme le voyage, malgré ses apparences dont je vous ai parlé tout à l’heure, est difficile, compliqué, inhumain, fatigant, hors de prix, salissant, long, agressif, malsain, bruyant, etc… la pensée est ici encore supérieure aux locomotives. Mais savez-vous qui, sur ce plan, est coupable ?

Non ? Eh bien, c’est l’homme ! Car l’homme n’est pas sage. Il est fait pour voyager et il perd son temps : vous savez bien à quoi. L’art, l’amour, la politique, les affaires, la guerre. Des enfantillages ! Alors qu’il n’y a qu’à prendre son billet pour être heureux. Dire, de nos jours : passez-moi donc un coin couloir, on part à Gif, nous deux mon chien… c’est dire : Sésame ouvre-toi. Enfantin, vous dis-je ! Mais passons aux leçons de choses : entrons ensemble dans cette agence de voyages, qui est là, au fond du couloir, entre le tableau d’honneur et la classe de dessin. Chut ! Pas de bruit. N’effarouchons pas les grands express. Observons. Un diplomate veut-il s’élancer vers quelque aventure secrète ? Une étoile de cinéma a-t-elle décidé de fuir Paris, sa belle-mère ou d’autres conventions ? Le grand escroc un peu arthritique, un peu diabétique, et qui entend venir l’heure du repos bien gagné, de la considération bien gagnée, cherche-t-il une villégiature princière ? L’amant abandonné comme une maison en ruines, ou un vaisseau dont les chaussures prennent l’eau, le joueur ruiné, qui a perdu ses dents en or et les os de son père au casino, cherchent-ils une campagne apaisante qui ne pique pas la langue ? Où iront-ils s’adresser ? À la maison qui guérit les angoisses : c’est-à-dire dans une agence de voyages, la bibliothèque rose des administrations ! Voici ce qu’un ami, grand voyageur, m’a raconté : un jour que je faisais la queue pour retenir à mon tour un lit dans le train bleu, le hasard me plaça derrière un chasseur d’hôtel qui remit à l’employé (dispensateur des courses à travers le monde) une véritable liasse de commandes. Ce jeune homme désirait à la fois sept jours d’Andalousie avec omelette surprise au passage des Pyrénées, une quinzaine de mécanothérapie pour une vieille dame moldovalaque usée comme un fond de pantalon, trois taxis à musique à Carlsbad, un Mont Blanc en téléférique pour une famille de teinturiers brusquement favorisés par la Loterie Nationale, huit chambres en enfilade à New-York pour un monsieur qui aimait à marcher de long en large les mains derrière le dos, enfin une Hollande en fleurs troisième classe, 730 francs, romans policiers compris, pour un milliardaire désireux de passer inaperçu. Voilà le voyage ! Il ne s’agit pas, vous l’avez compris, de monter fort honnêtement dans un wagon et de s’endormir dans la paix du cœur pour se réveiller à Poitiers ou à Tombouctou. Il s’agit de créer l’événement. Il faut que chacun de vous soit :

 

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux du matin prennent un libre essor,

Qui plane sur la vie et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes.

 

Certes, le monde est petit, de plus en plus petit, les personnages de Jules Verne, de Louis Boussenard, monsieur Perrichon et les héros du Châtelet, les grands explorateurs d’avant-guerre qui peuplaient de légendes les dortoirs des lycées, s’ils peuvent se sentir aujourd’hui des droits à la statue, à titre de premiers de la classe, d’œufs de Christophe Colomb, seraient bien obligés de reconnaître de nos temps que le moindre employé de wagon-restaurant, que le plus humble lampiste les a depuis longtemps dépassés ! Précisément parce que le voyage en lui-même ne se suffit plus. Il est devenu d’une facilité qui vous coupe bras et jambes. Celui qui revient des Indes en passant par la Californie n’épate plus personne. La boîte à matelots occupe dans la poésie une place plus haute et plus brillante que le paquebot. Il y a bien encore l’avion, qui est tout neuf, mais il n’en a pas pour longtemps avant de se figer dans quelque lac dur, comme le cygne de Mallarmé. Les déplacements et villégiatures n’ont de charme que dans la mesure où ils relèvent directement de notre puissance d’invention personnelle. Celui qui ira de Paris à Saint-Flour sur les mains, avec un crayon dans la bouche, un cor de chasse en bandoulière, fera plus de bruit que l’aviateur arrivé en quelques heures des îles Aléoutiennes au Quartier Latin. Départs, frénésies de vitesse mêlées comme des chevelures de folle, succession de paysages au fond des yeux, de paysieux au fond des âges, comme dit la chanson, haute bouillabaisse de langues, de coutumes, de tics féminins et de jurons, émotions fortes, petits pourboires, en voiture s’il vous plaît, attention au départ ! rien à louer, survol des champs de bataille et des gardeuses d’oies, simplon-orient-express-auberges de la jeunesse, partir c’est mourir à ce qu’on aime (pas vrai, d’ailleurs !), liaisons vertigineuses entre le pays des Sudètes et la patrie des Incas, le champ de courses d’Auteuil et les ateliers du boulevard de Clichy, pars sans te retourner !… bercement un peu nasillard des hélices, dites donc, cocher, comme disait Eugène Merle au sortir de chez Maxim’s, la Canebière au petit trot, tout de suite, ça vous va ? Tout cela dans la même sensation, mesdemoiselles et messieurs, chers élèves et chers voyageurs, tout cela c’est le voyage moderne, si finement et si heureusement remplacé par la radio, qui est le voyage par l’oreille, le plus sympathique de tous, puisqu’il finit par une chanson, des fleurs dans la bouche et le diable à Paris…

LES CARACTÉRISTIQUES
DE L’HUMOUR FRANÇAIS

L’humour français, au sens spécial que l’on donne au mot humour, a fait son apparition au siècle dernier. Il est venu compléter l’esprit de Rabelais, de Rivarol, de Molière ou de Musset, ou plutôt lui ajouter cette nuance que lui demandait une civilisation soudain accélérée. De Paris à Marseille, en passant par le sel et le poivre de toutes nos provinces assemblées, la France vit sur deux sortes d’esprit. Le premier est celui des mots. C’est le plus naïf, le plus accessible, c’est celui du calembour, du coq-à-l’âne, du quiproquo voulu. On le nomme assez bien esprit de commis-voyageur : on le trouve dans les almanachs populaires, dans les Pensées d’un Emballeur, voire dans certains distiques de Victor Hugo, jongleur de sons. L’autre esprit, dont la capitale est la grande source brillante, provient de l’observation, de la comparaison, du parallèle, du démon de l’analogie, des rapports inattendus des choses entre elles, ou encore du mot, mais, cette fois, bien choisi. D’un mot qui pousse à la réflexion, au jugement, au retour sur soi, voire à l’examen de sa culture particulière : c’est l’esprit de Chamfort, des sœurs Brohan, celui de Rochefort, de Jules Renard, d’Alfred Capus, de Gavami et de Clemenceau. Il peut n’être qu’un jeu de raquettes, si l’on veut, mais il peut aussi aller assez loin, par sa concision et sa justesse. C’est la réunion étincelante des deux, parfois non préméditée, qui a permis les réussites, les œuvres et les manières les plus diverses : Molière, Beaumarchais, Marivaux, Flaubert (celui de Bouvard et Pécuchet), Feydeau, Courteline, Alphonse Allais (celui-ci si près des conceptions d’un Dickens), le théâtre du boulevard, et enfin, triomphe du genre, inconnus ailleurs, les cabarets rosses. Nous ne songeons à étonner personne en révélant qu’il y a dans l’humour au sens le plus pur et le plus strict du terme, un fond de mélancolie, de chagrin, de désillusion. Ce sont des plis aux lèvres après le sourire, et comme une méditation après l’hilarité. Au clavier de cette gaîté qui a ses ombres, la France a ajouté, en tous temps et en tous lieux, la cocasserie, la gaîté franche, claire, un sarcasme sans dessous, une ironie au tour plaisant. Sans doute, nous connaissons, comme un trésor étranger, des formes d’humour pur, mêlées de regret, d’amertume, de quelques pointes de feu. Je ne citerai que deux exemples. Le « Bon appétit, Messieurs ! Ô ministres intègres !… » de Victor Hugo, et le soupir du Poil de Carotte de Jules Renard : « Tout le monde ne peut pas être orphelin !… » Ce sont des formes d’humour romantiques, appelées par le seul contexte. La vérité de l’humour français est ailleurs : elle est plus humaine, plus cordiale. Corsée souvent, pour ne pas dire épicée à la diable, elle relève toujours du cœur… qui parfois n’ose pas dire son nom, ou du rire spontané. Voyez Daudet, Lucien Guitry, Maurice Donnay, Tristan Bernard, pour ne nommer que les maîtres. Mais écoutez surtout le murmure des cabarets spécialement parisiens, ceux du Quartier Latin ou ceux de Montmartre. Pendant l’occupation, ils ont tous tenu la dignité très haute, ils ont eu le mot pour rire avec l’intention qui console. Ils sont généralement, et pour le plus grand bien des choses et des gens, des tribunaux. Que de fois nous avons vu qu’ils détenaient le pouvoir suprême, et le chemin qui va du couplet à la loi est moins caché qu’on ne croit. Il y a une raison très simple dans cette puissance, c’est que l’esprit français, quels que soient ses feux d’artifice et ses étincelles, n’oublie pas que, très loin, mais qui écoutent toujours, personnifiés tantôt par l’aristocratie intellectuelle et tantôt par le peuple, il y a Boileau et il y a Voltaire. Il ne s’agit pas d’encourir les critiques de ces deux maîtres. On le sait dans les couloirs de la Chambre comme sur les planches des petits théâtres. Ajoutons enfin que l’humour français s’enrichit à chaque génération de la sensibilité des écrivains. Il en est peu qui n’aient traversé les zones plaisantes avant d’aborder les continents sérieux, et le temps n’est pas si ancien où Bourget, Barrès, Lemaître, Anatole France, d’autres encore, apportaient leur plume fine et spirituelle aux joyeux magazines. De nos jours, Marcel Pagnol suit l’exemple de Maurice Donnay : pour celui-là l’Institut a été visible de la Canebière, et pour celui-ci de Montmartre. Qu’on aille le chercher au Chat Noir, pépinière d’humoristes où les chansonniers devaient faire leurs premières armes, pousser le premier la, dans la presse quotidienne, si riche de courts chefs-d’œuvre, ou encore chez les dessinateurs, c’est toujours le même humour qui classe les gens, fait le compte des talents et fixe la valeur. Il y a mille et cent points communs entre Forain, Maupassant, Courteline, Duvernois, Chas Laborde, de Flers, Mirande, jusqu’à Jean Effel et Marcel Aymé. Il y a de l’humour, et de quelle étoffe ! dans certains récits de Barrès, dans les chroniques de Laurent Tailhade. Un fil charmant relie Villon à Tristan Derême et à Carco. On trouve chez les anonymes du XVIIIe siècle une sorte de grâce pudique et, si l’on peut dire, des fleurs mordantes qui apparaissent chez les chroniqueurs et les poètes de la toute dernière minute. Cette philosophie secrète, dite tantôt vertement, tantôt angéliquement, est pour le lecteur ou le spectateur comme une suprême politesse. On en connaît le maniement et les ressources dans le salon le plus noble comme dans une brasserie. Le succès général, qui va en profondeur, qui arrive de partout, à des Chevalier, à des Trenet, qui maintient debout, toujours pleins, le théâtre du Palais-Royal et les petites scènes de la place Pigalle, établit assez que l’aliment est riche et immortel.

HAUTE COUTURE

Je me demande si quelque chose peut donner, mieux qu’un défilé de mannequins de la haute couture parisienne, une idée plus agréable, plus achevée et plus juste à la fois de la civilisation. Car la mode, si elle doit subir à l’insu des joies que nous lui demandons, et comme dans la coulisse, la loi des circonstances et se plier subtilement à toutes sortes de considérations atmosphériques ou commerciales dont nous n’entendons jamais parler, la mode est l’éloquence même de la vie. Elle correspond à nos moindres actions. Ou plutôt, aux actions qui supposent la participation et la présence des femmes. C’est-à-dire tout le roman d’exister : les promenades, les repas, les réceptions, le théâtre, le voyage, le sport, l’intimité, les cérémonies de famille, et jusqu’à la vie si j’ose dire clandestine, qui est peut-être la meilleure. Tout le monde m’aura compris quand j’aurai dit que cette vie clandestine, c’est la flânerie dans les magasins, la solitude au cinéma ou dans une exposition, le rendez-vous d’amour, la conférence, les quais, le taxi et même le métro. Qui sait si ce n’est pas à ces moments d’indépendance que la mode se montre le mieux ? Lorsque l’un de nous confie à ses amis qu’il a rencontré la « femme de sa vie » dans quelque thé, au sortir d’une librairie, ou tout simplement dans la rue, s’il en fait une description, il ne manquera pas de signaler l’élégance de l’apparition, les richesses et la grâce de la silhouette…

C’est dans ce domaine que triomphe la haute couture parisienne. Elle sait comme par intuition ce qui doit se porter à tel ou tel moment de la journée ; elle devine les correspondances qui doivent exister entre la ligne et le milieu, le moment ou l’occupation. Ce n’est pas en l’air qu’on dit : une robe d’après-midi, un costume tailleur, un déshabillé. Il est bien évident, au premier abord, que ces appellations sont conformes à la destination des toilettes, un enfant l’aurait deviné ! Mais c’est parce qu’il n’aurait jugé qu’en surface. Pour le couturier ou la couturière, ces termes s’enchaînent à des lois bien plus profondes et supposent autant de goût que de pénétration d’esprit. Bref, il faut être prédestiné.

Car, avant tout, la grande question est de créer. Tout le monde peut avoir à sa disposition des tissus, un choix de mercerie, une jolie équipe de premières, de modélistes, des ciseaux, des bobines, des mannequins… Ce n’est que le dictionnaire de la chose. De ces laboratoires presque insoupçonnables sous leur charme, doivent sortir ces fées que nous rencontrons dans les salons, au restaurant, dans les sleepings, aux courses, dans les ambassades, et aussi dans les rêves, qui sont comme la poésie prolongée de tout cela. Quand on songe que nos artistes – comment les appellerais-je autrement ? – ont réussi à lancer une mode de la déclaration de guerre, une mode de l’occupation, une mode de la Libération, et une mode de l’après-Libération, je suis confondu d’étonnement, interloqué devant de si singulières manifestations du génie de la forme et de l’aiguille, et je demeure interdit, face aux grandes avenues de la féerie moderne…

Nous pouvons bien dire entre nous, pour ne rien effaroucher de ce qui rôde autour des rêves, que jamais la femme n’a été mieux vêtue et plus élégante qu’aujourd’hui. Le progrès, dans ce domaine à la fois fragile et puissant de la toilette féminine, atteint avec aisance à la splendeur et chemine vers une perfection sans cesse dépassée. Non seulement les robes de nos compagnes s’adaptent au présent, au devenir, mais elles épousent jusqu’aux moindres caprices de la durée et du changement.

Les silhouettes du commencement de l’autre après-guerre semblaient avoir atteint les limites du luxe et de la technique, au delà desquelles la fantaisie n’a plus de sens, le point extrême du raffinement, et cependant, lorsque nous avons l’occasion de les revoir aujourd’hui au théâtre ou au cinéma, elles ne sont plus que touchantes dans leur étrangeté. Elles ont plus d’affinités avec le vêtement des XVIIe et XVIIIe siècles qu’avec notre époque… Par ce côté, la mode est fleur. Et les créateurs de cet art passent justement à la postérité en société des autres représentants de l’Histoire.

La haute couture française, c’est l’écran sur lequel se montre le moment présent dans ce qu’il a de plus somptueux et de plus mortel… J’aime entendre ses maîtres, hommes ou femmes, parler des symboles ravissants et des mots de passe de leur incomparable métier : la ligne, les découpes, le biais, l’ampleur, le drapé, l’emmanchure, l’effet droit, le froncé, la jupe en forme, le rythme des plis, l’accord de la démarche et des couleurs !… C’est une grammaire, c’est un code, ce sont les formules d’une alchimie, de la seule alchimie d’où jaillisse l’or vivant : une femme élégante. Encore faut-il que les créateurs aient le don de double vue, car il ne s’agit pas seulement de concevoir la toilette, de la dessiner, de l’appliquer sur de minuscules mannequins, il faut essayer de la confondre avec les images de la vie, il faut quasiment pétrir de ses mains, à l’instar de Dieu, la créature de chair qui fera de cette toilette un spectacle. Quand, place Vendôme, ou chez quelque antiquaire, ou sur les marches d’un escalier qui la met en valeur en la situant à égale distance de la sirène et de l’étoile, une femme apparaît et nous coupe la parole, ce n’est pas seulement la belle vivante et ses féminités secrètes que nous soumettons à l’examen. Nous regardons autre chose, sans savoir exactement quoi les premiers instants. Nous interrogeons quelque chose…

Il y a en effet un bonheur de silhouette, chez toute apparition, qui vient de la couleur d’un tissu, d’un tweed, d’un satin, de la forme d’une poche, d’un gros grain, de l’éloquence d’un fourreau de crêpe, ou encore de ce que l’on appelle les plis religieuse, ou d’une bande de paillettes, d’un décolleté en pointe, ou plutôt des accords de tout cela, de l’harmonie intime de ces infiniment petits et de ces infiniment séduisants, – un bonheur qui nous fait sommation ! Tel est le langage de la haute couture. Comprendre ce que c’est qu’une femme mêlée aux sentiments qu’elle déplace, et feindre de ne pas le savoir. Car la véritable élégance (et c’est une des plus grandes découvertes de la haute couture française) consiste à ne jamais se laisser deviner. Disons qu’elle doit être furtive et profonde. Seul un œil exercé reconnaît les merveilles discrètes de l’artisanat, le travail de libellule et de fée qui vibre au delà des apparences. La mode qui éclate, qui est fleurie, qui ressemble, sur quelque femme, à sa propre exposition, n’est pas la Mode. Elle n’est plus que son reflet dans l’industrie. La mode, c’est le goût. Et nous aurons beau tourner autour de cette courte définition, nous ne parviendrons jamais à aller au delà. Mais Paris, trop riche, trop comblé, nous prive souvent des joies d’un éblouissement : c’est en solitude, loin des grandes eaux, qu’il faut chercher à apercevoir une femme jeune vêtue par une de nos maisons fameuses. Alors, quand rien ne s’interpose entre le regard et la belle chose regardée, la mode, la haute couture apparaissent ensemble dans le simple appareil du génie de la réussite et du génie tout court.

LE PETIT DOIGT QUI PARLE

On annonce de toutes parts une recrudescence de magie. Les sorcières sortent des profondeurs de la terre dénouée comme les premières fleurs du printemps. Et tout le monde vaticine. Nos compatriotes, qui ne portent plus sur leurs épaules, comme au temps de l’occupation, le poids du présent, foncent tête baissée dans l’avenir. À les entendre aucun d’eux ne fait de magie. En réalité, ils en font tous. Sans le savoir peut-être, comme cet hurluberlu de M. Jourdain, mais ils en font. Ils ne font même plus autre chose. Nous n’y avons pas pris garde, mais un grand mystère est monté de la foule. Chacun a son mot à dire touchant le lendemain qu’il lui plairait de sentir au-dessus de lui. Le plus indifférent des hommes a longuement songé aux esprits, aux coïncidences, au coup de veine, au rétablissement des contraires, à la puissance occulte des mots, à des bénéfices inattendus qu’il pourrait faire sortir des tables tournantes, et il exige, cet homme, devant sa femme, ses enfants, ses amis, ses meubles, sa basse-cour ou ses bouteilles, que l’on tienne compte du fruit de ses méditations. Un des mots les plus profonds, les plus révélateurs aussi qu’il m’ait été donné d’entendre ces derniers temps dans une rue française, est celui-ci : « Au fond, disait quelque part un de mes compatriotes, il n’y a pas d’absurdité en matière d’avenir ! » Voilà où nous en sommes.

Ce point de vue explique à merveille la multiplication des opinions, des gazettes, des petites annonces, des manifestes, des conférences, des congrès, des proclamations et des revirements. Les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment, écrivait Leibniz. Et Remy de Gourmont ne répondait-il pas, lorsqu’il enseignait d’imaginaires disciples : « Ô mon fils, tout est vrai ! »

Et pourtant, je comprends fort bien ceux qui s’attablent devant le marc de café, le perroquet vert, la pie borgne, le corbeau de Poe, l’âne d’or ou les tripes de poulets. Cette assurance que les présents, les réussites, l’amour, la longévité et l’argent de poche à tire-larigot, et le champagne à ne plus savoir qu’en faire, sont là, à la portée des plus petits efforts, des plus modestes désirs, à la portée des plus humbles ingéniosités, et qu’ils feront rentrer sous terre les monstres d’inquiétude, d’envie ou de cruauté, qu’ils tiendront lieu, pendant des semaines, de bonheur ou d’héroïsme, de poésie, de vie intérieure, de splendeur et de paix, oui ces assurances me réjouissent dans ma peau d’homme et me rendent indulgent à l’égard de la clé des songes. Tant de preuves à l’appui d’une thèse hermétique, selon laquelle on pourrait vivre chaudement et librement, comme le lézard, la bergeronnette ou l’aconit, que l’on pourrait se désintoxiquer du gangster, de l’huissier de la Mort, du propagandiste, de l’espion, du malfaiteur, ou de la muflerie de ses contemporains, me réconcilient avec la nécessité où les hommes se trouvent de recourir aux sibylles et d’interroger les fumées qui passent. Merveilleux roman de l’absurde et du possible…

C’est ici que se place le cas de Michel de Nostredame, devenu Nostradamus pour le monde inquiet et pensant. Dans moins de vingt ans, il y aura quatre siècles que ses Vraies Centuries et Prophéties ont vu le jour. On sait qu’il s’agit de 4.780 vers, pas un de plus, groupés en centuries, présages et sixains. Œuvre souterraine, filtrée, obscure, qui tient du secret de fabrication, du palimpseste, de la litanie et du code de quelque société secrète invisible à l’œil nu. Mélange d’erreurs volontaires, d’allusions éclatantes, de latin de Bibliothèque Rose et de haute et violente science, ces Centuries ont ébranlé avec raison les poutres de la maison humaine et secouent les épaules d’une génération après l’autre comme les branches d’un prunier. Tous les jours que Dieu fit avant cette guerre-ci, et des années durant, la prose rythmée, les vers impénétrables de Nostradamus furent régulièrement placés sous le microscope. Avait-il tout prévu ? La guerre, dans ses prédictions, apparaissait comme un mot d’enseigne. Était-il si difficile de mettre le doigt dessus ? Car la guerre c’est tout le roman de l’Europe depuis cent et cent ans. Nous n’y avons pas échappé, nous autres modernes. Mais comme nous sommes de grands enfants et de petits compliqués, notre état de paix a presque toujours dégagé de fortes odeurs de guerre. Et, puisque cela continue, on ne s’y retrouve plus. Le nez se fatigue. Nous savons à peu près maintenant l’odeur de la guerre moderne : elle n’est plus l’odeur de brûlé, l’odeur de silex de l’héroïsme. Elle empeste la boule puante et le rat crevé.

Mais que sera la prochaine, qui montre déjà le bout de l’oreille dans la caverne des devins ? Nous retrouverons-nous tous un beau matin roulés dans la même saburre, engloutis tous dans la même lave ? L’imagination cligne et frémit devant son propre renoncement à concevoir pareille frénésie. Éviterons-nous la mer de sang, roussie de pauvres scarabées, jaunie par les épaves cuites des avions, les cathédrales, les torrents confondus dans les mêmes spasmes noirs, et l’horreur d’être privés de conscience ? Nous avons vaincu une guerre et ses auteurs par un raidissement. L’année 1944 a sauvé ce qui pouvait être sauvé. Que cette coulée de résistance devant les cliquetis germaniques nous serve à tous de leçon. Le monde peut à tout moment glisser dans une carrière de spectres comme un wagonnet de sable. Sur les derniers millimètres de la glissade, il faut que les âmes les plus pures se dressent et hurlent à la vie. Que des consentements d’hommes affrontés, conscients, comptables, responsables et plus ou moins libres, fassent enfin chavirer la balance infernale. L’événement, chargé de ses torts, aura peut-être raison du Néant dont la gueule, déjà, commençait de lécher la planète fascinée par la danse macabre des atomes.

Que les derviches, Nostradamus, Cagliostro, Raymond Lulle et les cartomanciennes de quartier se contentent donc de nous parler de nos prochains rendez-vous, de nos calvities, de la lettre recommandée que le facteur intérimaire doit nous remettre le 28 mars, et autres mystères sans danger. C’est tout ce qu’on peut demander au petit doigt me l’a dit de la rhétorique internationale et aux voix d’or de la bonne aventure. Mais qu’il ne touche pas à la guerre. Qu’il se garde de prononcer ce mot, même devant des concierges qui se font lire dans la main. Chassons ce mot de la fantasmagorie. Que les sorciers soient les premiers à tendre aux mortels inquiets la suprême perche, la bouée dernière de la réserve, de la prudence et de la bouche cousue. Ils auront bien mérité de la fantasmagorie et de l’humanité. Car le mimétisme est une grande force…

UN NOUVEAU MAL DU SIÈCLE

C’est celui de vouloir être l’état. Nous n’en mourrons pas tous, mais il est bien évident que nous en sommes tous frappés. Qui ne sait aujourd’hui gouverner, réformer, alimenter et administrer mieux qu’un autre ? La tentation de l’état est au fond de nos paroles, au bord de nos sentiments, et les conversations de tous les foyers de France sont telles depuis quelques mois que les oreilles doivent lui tinter de rudes carillons, à ce pauvre état, le vrai, monstre michelangesque sans domicile, et que tout le monde invite dans sa chambre d’amis. Il y a plus, nous jouons à l’état entre nous. Nous rêvons à l’état ! N’est-il pas vrai que nous soyons saisis d’égarement ? À vouloir ainsi trop bien raisonner, trop bien refaire les lois, bâcler des constitutions, des idées, des théories, des usages, nous risquons de mettre entre la vie et nous des couches de mots vagues et lointains, que personne n’examine plus, et dont nous ignorons de plus en plus le contenu, la signification, le sel.

Il n’y a plus de salons où l’on cause gentiment de toilette et de fremitto d’amore ; plus de club où l’on joue sans savoir qui est chef de cabinet du Sous-Secrétaire d’État aux invertébrés ; plus de restaurants où l’on dîne, plus de squares où l’on se délasse. Il ne nous reste que des endroits où l’on parle politique. Et c’est que nous ne voulons pas en démordre ! Vous n’avez pas plutôt baisé la main d’une belle maîtresse de maison qu’elle vous demande ce que vous pensez du système des listes, de la réaction, de l’idée de progrès comme volonté ou maladie de la moelle épinière. Les ministres eux-mêmes ne vivent et ne mangent qu’en songeant à la composition du prochain ministère dont ils ne seront pas. Le reste ne compte plus…

La politique, le mal de l’état, se sont appesantis sur nous pareils à ces invisibles tonnes de silence et de coton, de fraîcheur et d’immobilité bleue qui sont les avant-gardes de l’orage. Nous avons reçu des pluies de feu de politique comme les gens de Sodome. Les murs des villes se couvrent d’affiches dont le texte illisible, disons-le tout uniment, agressif, vulgaire, menteur, éclipse les trouvailles généreuses du producteur de films ou du marchand de lames de rasoir. Il n’y a plus de concret. Il n’y a que des problèmes à résoudre. Et tout le monde s’y met, moi, vous, votre beau-frère, votre prêteur, votre commissaire de police, votre fleuriste. C’est comme si, dans un théâtre, tout le monde jouait soudain le même rôle : les acteurs, les spectateurs, le souffleur, les ouvreuses et le gamin des « taxis pour la sortie ». Jadis, le politicien était un raseur que l’on fuyait. Aujourd’hui il n’y en a plus que pour lui : il est à la fois Dieu, l’ombre de Dieu, l’ambassadeur de Dieu et la foule des fidèles. Il n’y a plus que des êtres politiques. À bien réfléchir, c’est hallucinant. Vous ouvrez la bouche et déjà le compère vous répond : « Oui, oui, mon vieux, je sais ce que tu penses, je le dirai à mon comité ! » Alors, vous ne vous faites pas prier pour lui répondre : « Mais, mon petit, il faut bien te mettre dans la tête que mon comité à moi est déjà alerté depuis longtemps sur ton compte ! » Et nous ne sommes pas encore dégoûtés… Il est vrai que pour oublier de temps à autre ce cauchemar tragique, et pour nous délasser, nous avons le sport. Le sport envahissant, le côté circenses de cette question où le panem est plutôt rare. Le sport aussi est un autre mal du siècle, et la lecture du journal quotidien montre assez que les hommes d’aujourd’hui jouent leur aventure sur la politique parlée et le sport spectaculaire. Quarante mille auditeurs à un meeting, soixante mille spectateurs à un match. On n’entend plus que cela. On ne voit plus que cela. Vous allez au kiosque et vous achetez chaque jour le poison sous forme de rhétorique et de dialectique, puis vous allez vous asseoir au café pour discuter du réel mouvant, du souverain, du gouvernement, des socialisations et de performances à perte de vue. Le matérialisme historique, la bécane, le scrutin et le ballon rond… et allez donc !

Nous croyons faussement que nous vivons à notre guise, décidant, combinant, prévoyant selon les caprices : c’est le journal qui décide. Nous sommes soumis à des discours, à des attitudes, à des performances. La politique nous farcit et le sport nous grise. Les plus heureux sont encore ceux que le sport occupe et que la politique distrait, mais il n’y en a plus guère. Nous ne mourons pas tous, mais sommes tous frappés…

Si j’ai le malheur de déplier mon journal trop vite, le garçon de café en regarde le titre avant de me servir, et quand ce titre ne lui plaît pas, il me fait voir des apéritifs de toutes les couleurs. Des époux se brouillent parce qu’ils sont d’opinions différentes, et passent des bris de vaisselle à la séparation pour une manifestation ou pour un vote. Des frères deviennent ennemis, sous prétexte que l’un pense à la boxe, à Marx, à Bonald, au hocquet ou à Staline dans le quatrième arrondissement, l’autre dans le seizième. Le coiffeur ne vous adresse plus la parole, s’il s’aperçoit que le poil de votre barbe offre quelque résistance cléricale ou laïque au rasoir d’un homme syndiqué. Le dentiste a plus ou moins de légèreté dans le poignet, selon que vos réactions à la douleur vous font incliner la tête à droite ou à gauche. Le placier en frigidaires examinera votre canne dès que vous aurez le dos tourné, et vous fera un prix plus ou moins doux d’après l’aspect bourgeois, intellectuel ou international du bâton.

Ainsi l’homme d’aujourd’hui n’est plus un être de chair et de sentiments qui aime, souffre et cherche à construire quelque chose. C’est un homme politique. Jadis, ce personnage était épisodique. On le reconnaissait à ses vêtements ; on savait qu’il viendrait passer, tel jour, une heure dans tel café ; on l’employait comme personnage comique dans les bonnes pièces qu’acceptait le théâtre des Variétés. Le politicien était un homme qui occupait une position, et que l’on utilisait dans les campagnes pour de petits problèmes de chemins vicinaux ou de brevet supérieur. Une ville de province avait un percepteur, un capitaine de gendarmerie, un poète local, un rebouteux et un député. Et ce député n’était pas sans admettre qu’il y eût des gens de métier, et qui ne fissent que ce métier, comme Shakespeare faisait ses pièces…

Mais le mal du siècle a fait des ravages. La politique est devenue un climat unique. Où cela nous mènera-t-il ? N’y allons pas par quatre chemins : au néant ! J’entends déjà le bruit des balles perdues que feront dans nos âmes de demain les salves des théoriciens… Jadis, dans ma prose d’avant-guerre, j’écrivais que tout a pour but la solitude. Je suis sûr aujourd’hui de ne pas m’être trompé…

OPTIMISME

On se met volontiers l’esprit à la torture pour trouver des sujets de romans, des sujets de ballets, de fêtes ou de fresques. Pourquoi ne pas proposer aux commissions intéressées, aux chercheurs, aux organisateurs de spectacles, cet immense champ d’exploration qu’est l’optimisme ? Rongée par un choix d’inquiétudes comme il s’en rencontre peu dans l’histoire, je crois que la population actuelle préférerait cent fois une exposition de l’optimisme à une exposition d’objets ménagers, de skis ou de légumes. Il faudra bien en revenir aux grands spectacles moraux, si l’on veut quitter les sentiers de l’enfer et tirer le monde d’un mauvais pas…

L’optimisme est le sens de Dieu, et l’on peut cavalièrement poser en principe que les voies de la Providence demeurent impénétrables aussi longtemps qu’on n’est pas optimiste. Les animaux sont optimistes. Le chien qui frétille et gambade, et vous pousse dans la paume un joyeux sandwich ne croit pas que son maître le privera de dessert, ni que des guerres de chiens sont imminentes, ou que l’univers canin va sombrer soudain. Le moustique est optimiste : dès qu’il accorde son instrument, c’est avec l’heureuse certitude de rencontrer, dans sa ronde de nuit, de belles et comestibles épaules. Le chat est optimiste. Optimiste aussi le gros scarabée qui attend au pied d’un arbre la descente des chenilles processionnaires dont il fera son festin. Celles-ci ne descendent pas et condamnent notre mangeur à passer des nuits blanches dans les plis de l’ombre. Mais un jour elles descendent, et le scarabée se félicite hautement d’avoir été optimiste, d’avoir cru de toute sa chitine au dieu des scarabées. Loin de s’être menti à lui-même, et d’avoir passé des heures dans une niaiserie de rêveur, il s’est persuadé que le monde des insectes était volontiers conforme aux appétits naturels, et qu’il y avait nécessairement à manger pour les scarabées.

C’est ce que nous ne savons plus faire. Pour nous autres hommes, le coup de sonnette équivaut à un raseur ou à un créancier, le baromètre ne peut que descendre, la guerre est perpétuellement à nos portes, la famine arrive comme un peloton de nuages, les femmes sont infidèles à priori, les hommes mentent et les enfants sont oublieux et cruels. Nous n’attendons pas comme le scarabée. Nous disons volontiers : « Il pleuvra demain, ma maîtresse ne viendra pas, on n’acceptera pas ma pièce et je mourrai avant l’âge… »

Ainsi, en peu d’années, nous avons transformé l’avenir en quelque chose de particulièrement affreux. Il n’y a pas si longtemps que nous faisions encore bon ménage avec l’espérance, la confiance, la poire pour la soif et l’aménagement poétique des lendemains. Tout cela a été happé peu à peu par les nouvelles machines cérébrales, et l’on en arrive peu à peu à ce paradoxe que tout ce qui se fait comporte un principe d’hostilité à notre égard. À nous entendre, nous serions des ratés dans un monde raté.

Nous avons été assez intelligents, toutefois, pour mettre au point la téléphonie sans fil ; la question des hormones ; pour reconstituer des civilisations monstres par la seule contemplation de leurs ossements retrouvés, et nous n’avons pas remarqué pendant ce temps que la confiance en l’avenir, l’espérance et l’optimisme étaient des faits aussi, et presque la moitié de l’avenir. Il est puéril de répéter avec les philosophes et les bonnes femmes que nous faisons la pluie et le beau temps, et pourtant nous sommes maîtres des rayons et des ombres…

Le malheur est que nos âmes soient aujourd’hui paresseuses. Le désespoir est un locataire, mais l’optimisme est un héros, une sorte de champion qu’il faut soigner à chaque instant. Or, nous préférons le désespoir parce qu’il agit de lui-même au-dedans de nous et qu’il fait son ménage comme il l’entend, sans notre intervention : aussitôt, le monde se couvre de nappes funèbres. Que ne nous apprend-on à cultiver nos dons d’espérance ? Que ne placarde-t-on pas par toute l’étendue du pays, de grandes affiches proclamant que l’optimisme est un produit humain, et qu’il faut apprendre à voir tout en rose comme on apprend, avec un peu de courage, l’anglais ou la sténodactylo ? C’est encore la seule façon d’éloigner ce que nous redoutons. Aux parties de révolution ou aux organisations de haine, opposons des croisières d’optimisme.

CAMPING 38

Ces premières chaleurs, me disait, un soir de juin 1908, Laurent Tailhade, vont faire sortir de chez eux les bourgeois, petites et grandes gens, et la nature va vous envelopper tout ça, du bel épéiste au chourineur sans linge, dans un vaste geste d’émeraude. Tailhade aimait l’emphase et se magnifiait, avec une férocité intarissable, chargée de latin, de citations espagnoles et de bel argot toujours frais. Mais il n’aimait guère la nature en dépit de ses invocations. Pourtant il en donnait le goût, et nous fûmes quelques-uns à nous rouler des dimanches entiers dans des papillonacées jusqu’à nous verdir à jamais de jolis costumes, cosmutes reprenait Coppée.

De ce temps-là, pourtant, la campagne était encore la campagne et offrait de la solitude à bas prix, non loin de Paris, approvisionnant largement en fleurs des hectares entiers d’Île-de-France, se gargarisant de moustiques et de hannetons en jaquette de courses, ces hannetons boudeurs et repus que les enfants, alors en uniforme, ramenaient dans les lycées pour orner quelque peu l’étude du soir, si saumâtre, même dans le souvenir. Je me souviens d’un temps où il y avait des maraudeurs, des voleurs d’oies, des rosières, des rivières sans ponts, des gardes champêtres frais émoulus des plaisanteries de Jules Moinaux, et du romanesque suintant à la Zola. Mon oncle m’a parlé de certaines balades où Maupassant, Renoir et Monet apparaissaient aux bergères comme des Lohengrin enveloppés dans un roman-feuilleton et prêts à jouer aux faunes dans les prés.

Fini ce temps-là. Je ne parle pas des environs immédiats de Paris où c’est à peine si l’on entend aboyer les chiens. Trop de véhicules, trop de dépôts d’essence, trop d’auberges et trop de petits hôtels pèsent aujourd’hui sur le bonheur simple. Mais plus avant, le désastre, ou le progrès, comme on voudra, n’en est pas moins frappant. La pureté de vivre semble avoir été labourée par quelque machine invisible. Partout s’est accrochée une nervosité secrète dont on sent la présence dans les endroits les moins exposés à la contagion citadine et aux fureurs de l’innovation. Ou alors il faut aller très loin, tout seul, jusqu’à ne plus entendre la respiration de ses semblables. Il faut découvrir « cette eau morte et brunie, dont parle Gide, où trempent et s’amollissent encore les feuilles des ans passés, les feuilles des printemps adorables… »

De nos jours, le fait tout simple et tout bête de s’en aller à la campagne, de circuler entre troncs et ruisseaux, s’appelle camping. De même que marcher de chez soi un peu vite jusqu’au pavillon du marchand de journaux s’appelle footing. Il y a des publications qui vulgarisent ces ing dans les coins les plus reculés, et qui en font, pour des sous-préfètes troublées, le fin du fin. À quand le dorming, le rêving, et le je m’en fouting ?

Donc, la campagne est devenue l’endroit où l’on fait du camping. Et il est vrai que les mots ne vont plus guère dans leur décor. Le camping a apporté avec lui le tandem, aussitôt transporté au théâtre par M. Édouard Bourdet. Le tandem était jadis un instrument presque réservé aux dandies et aux phénomènes. Il a glissé, de nos jours, vers les banlieues industrielles et les terrains vagues. On se l’offre pour douze traites, avec une femme sur la selle de derrière, tant il est vrai que les accessoires de luxe ébranlent la délicatesse et la pudeur bien connues des dames.

Mais le tandem n’est pas le seul animal qui soit venu remplacer l’élan et le sanglier dans la brousse berrichonne ou dauphinoise. Le poste de radio, sorte de petit monstre bas sur pattes, animalcule marron au groin rose, apparaît dans la moindre clairière, entre cinq chevaux citron et saucisson synthétique. Il n’est pas un coin de France où le dimanche ne tinorossise par la voix d’une de ces musaraignes. Puis, une fois bues les dernières lampées de piccolo, les promeneurs, cyclistes ou automobilistes, se taisent, parfois dorment. On se croit revenu au temps des sommeils dans l’herbe. Mais voici que crépite une pétarade à secouer toutes les fourmis d’un département : c’est une motocyclette, que dis-je ! ce sont quinze motocyclettes à la queue leu leu qui semblent lancées à la poursuite du démon. Et il faut les laisser passer… Cet orage à peine éloigné, vous êtes réveillé par le retour d’une équipe de football ou quelque embouteillage de cars qui se sont sautés dessus dans la rotule d’un carrefour.

À la gare, les trains sont dédoublés : vous vous mêlez dans des compartiments avec des soldats permissionnaires qui sentent le maquereau au vin blanc, des marcheurs canadiens qui n’ont pas assez de leur pays, des gars de Belleville chargés de périssoires et de kayaks, des équipes de boy-scouts, et des troupes de figurants de cinéma à croire que la France est le plus peuplé des pays européens. Vous n’avez rien vu, sinon des formes de camping. Vous avez eu votre petit bout de forêt ou d’étang dans une ruée générale, admirable, il faut bien le dire, vers le grand air, mais un peu trop organisée. J’oubliais : vous avez lu, car les affiches de sport, de cinéma et de politique ont suivi les hommes dans leurs évasions et vous trottent par les nerfs jusque dans les villages d’illettrés…

LA VIEILLE FILLE

Lorsque j’entends parler, en bien ou en mal, d’une vieille fille, je suis bien obligé de me révolter contre le vocabulaire. Vieux garçon depuis pas mal d’années et solidement installé dans le célibat, ne devrais-je pas voir dans les demoiselles non mariées, et trop souvent par malchance, des « consœurs » ? J’ai même pensé, pendant mes crises de mélancolie, que nous pourrions parfaitement, vieilles filles et vieux garçons, appartenir à une espèce de société secrète et puissante, à une franc-maçonnerie du cœur meurtri, à une internationale de la nostalgie, et nous soutenir par de communes pensées dans l’ombre de nos appartements sans appels et sans fleurs…

L’union fait la force, dit la sagesse des nations. Ainsi, nous serions donc les plus forts, et il n’y aurait plus qu’à se réjouir ! Or, je ne me réjouis pas, car je trouve, avant toute autre considération, les vieilles filles mal nommées. On les a rangées sous un double vocable qui ne correspond ni à leur secrète délicatesse, ni à leur physique, ceci est fréquent, ni à la somme de leurs espérances, ni à leur pureté romanesque, ni aux mystérieux regrets qui travaillent leur cœur. Une vieille fille n’est ni vieille, ni fille.

J’écris ici pour toutes celles qui n’ont pas choisi ce métier, pour celles qui n’ont pas décidé spontanément de s’enfermer dans cette manière de geôle aux mille fenêtres ouvertes, et cependant fermées, qu’est la solitude. Pour celles dont la noblesse intérieure s’est manifestée trop fréquemment, et sans doute trop tôt. Pour celles qui se sont montrées difficiles ou craintives devant l’amour, qui n’ont pas osé aborder une liaison, avouée ou dissimulée. Pour celles qui se sont enfermées dans leurs murs, et pour celles qui regrettent.

La littérature française, les garnisons et les petits théâtres ont fait de la vieille fille un personnage grotesque et volontiers déshérité, une sorte de plante d’ombre qui provoque tantôt le rire et tantôt l’effroi. Cruauté facile et singulièrement déplacée, surtout si l’on se penche sur le ridicule fantastique de certains couples, ou sur les difficultés financières, morales, voire, hélas ! politiques, de milliers de mariages. De combien le tragique quotidien d’une vieille demoiselle n’est-il pas plus calme, plus digne, plus discret que la scène de ménage, la vaisselle brisée, l’œil crevé de la pendule, les boîtes vides d’Eleska boxant les lampes, les portes claquées et les nuits de mutisme des unions ratées.

Balzac a décrit, et Flaubert, et Mirbeau, et Renard, et tant de romanciers plus près de nous, ont décrit ces silhouettes de femmes abandonnées et solitaires qu’on voit se profiler derrière les rideaux de reps ou le voile de soie des fenêtres de province. La plupart de ces écrivains nous ont représenté des monstres. Bien peu ont eu le courage et le goût de cheminer jusqu’au cœur de ce dramatique problème où, pour ma part, j’ai si souvent trouvé tant de charme, tant de grâce enfouie et tant de trésors inexploités. Car la vieille demoiselle – mettons une femme de trente ans non mariée – offre aux exigences égoïstes de l’homme des possibilités sentimentales qui font rêver. Elles ont eu le temps de donner à la féminité un axe parfait, un tour réussi, d’exquis prolongements, et de thésauriser des élans qui valent leur pesant de folie…

Une des erreurs que nous fait ordinairement commettre la légende repose sur le physique des vieilles filles. On les croit laides et peu élégantes par définition, et, la plupart du temps, on ne va pas plus loin. Il m’est arrivé à ce propos une aventure bien curieuse et bien touchante, il y a quelques années, dans un petit salon du dix-septième arrondissement où m’avait conduit un fêtard. Celui-ci, qui était de la meilleure terre provinciale, et armorié à souhait, ne pouvait passer « le trou » comme il disait, c’est-à-dire de six heures à huit heures, que dans un boudoir parisien, en compagnie de quelques amis, cinq au plus, et tous sous la surveillance d’une femme d’intérieur particulièrement raffinée. Après, la soirée et la nuit pouvaient être attaquées de front.

Ce cinquaseptier, selon le mot de Bourget, me prit donc un jour par le bras et m’amena dans un ravissant appartement de la plaine Monceau, où je fus accueilli par une de ces femmes qui vous imposent en même temps de la sympathie et du respect. J’en connais quelques-unes : Dès qu’on les voit, on se croit autorisé à plaisanter ; on place la conversation sur un terrain délicat et glissant ; on se sent du génie ; on est grisé par la vie qui vous remue les tempes comme un champagne ; et néanmoins, on démêle vaguement que cet assaut n’ira pas plus loin, qu’on s’en ira entre chien et loup, à la fois charmé et désolé, victime d’une apparition et victime de soi-même.

C’est ce qui m’arriva ce soir-là. Notre hôtesse, qui était grande, belle, respectable, parfumée, tantôt énigmatique et agaçante comme les vamps baudelairiennes, tantôt souple, classique, compréhensive, quasi prête à vous ouvrir les bras et apparemment destinée à un grand amour, me fit asseoir dans un fauteuil tout bardé de petits sandwichs, de petits cendriers et de rubans, un véritable tombeau de confort où je me sentis immédiatement à sa merci. En quelques mots, elle me séduisit complètement, et je partis convaincu de m’être trouvé en présence d’un être admirablement supérieur, d’une de ces femmes pareilles à celles qui firent étinceler la société française de 1895 à 1914. J’enviais obscurément ses amants, son mari ; je me décrivais complaisamment ses aventures ; je me représentais, le long du boulevard Malesherbes, ce que devaient être ses emportements, ses jalousies et ses confidences.

— Erreur, murmura l’illustre provincial qui mâchonnait un cigare à mon côté, Mademoiselle N… n’est pas mariée.

— Elle le fut, elle le sera, dis-je. Elle l’est peut-être, et vous n’en savez rien !

— Non, elle est seule. C’est la plus seule des femmes.

— Mais ce portrait que l’on voit partout chez elle, sur les cheminées, entre les livres, dans l’œil de tous les pendentifs ?

— C’est son frère, un marin, un être « d’exception », lui aussi.

— Ah ?

— Oh ! ne cherchez pas le microbe incestueux dans ce que je viens de vous dire. Mademoiselle N… me fait souvent songer à la coupe de verre fin que l’haleine ternit. Elle est encore de ce monde, et elle n’en est plus…

— Quel âge ? demandai-je.

— Trente et un. Rien du tout, comme vous avez pu le voir. Je connais des hommes qui lui en donnent vingt-quatre, au plus. Mais ce n’est pas l’âge qui importe. Mademoiselle N… a mis l’amour trop haut et depuis longtemps. Elle évoque pour moi ces enfants prodiges de cirque qui sont obligés de se faire hisser jusqu’au trapèze par des mains d’hommes. Elle a eu peur du plaisir, peur des sentiments partagés, peur de l’intimité possible avec un être qui fumerait, qui crierait au téléphone, qui aurait des amis gourmands, phtisiques ou révolutionnaires. Elle a préféré attendre, et il se produit pour elle un phénomène singulièrement riche en menaces et en dangers d’amour : c’est qu’on n’ose plus l’aborder, elle, comme on ferait pour une femme de commune essence. Elle s’est enfermée dans une tour pour mieux voir les navires mâles, et les navires ont fini par la redouter.

 

*
*  *

 

Ce raisonnement m’entraîna fort tard dans l’insomnie. Depuis, j’ai rencontré des quantités de vieilles filles ou soi-disant telles, disons plutôt de tendres femmes non mariées qui me semblaient séparées des hommes par un interminable réseau de délicatesses, de précautions et de craintes fragiles. Je ne me serais jamais hasardé à courir le risque d’un refus en leur murmurant ces choses éternelles et simples faites pour des oreilles plus accoutumées à la vie de tous les jours. Et j’ai demandé aux vieilles demoiselles, à celles qui ont choisi la solitude du cœur et le bonheur de l’âme, de demeurer auprès d’elles un ami de chaque instant, m’exposant ainsi à de profonds chagrins le jour qu’elles auront renoncé à leurs inaccessibles idées sur l’amour pour redescendre sur terre et souffrir aussi, tout bêtement, comme les autres.

 

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*  *

 

Mais en attendant, que d’intelligence en elles, que de finesse, que d’extrême et pénétrante féminité. Allez demander conseil à une demoiselle sur n’importe quel sujet, et vous serez émerveillé… le mélange de virginité et de sagesse, d’innocence et d’expérience, c’est exactement la Pythie…

DES RAPPORTS DU SEXE FORT
AU SEXE FAIBLE

Nous nous passionnons pour la politique, la psychanalyse, la radiophonie, l’aviation ou la stratosphère, et nous ne ramenons plus les yeux sur notre vie intime. Nous ne voyons pas que nos rapports avec notre épouse, notre maîtresse, nos cousines, ou même les inconnues rencontrées dans le wagon-restaurant, devraient faire sur nous une impression plus forte que les péripéties ou nouveautés du monde physique ou stellaire.

Des révolutions ont lieu dans notre cœur, et nous ne les voyons pas. Des changements profonds et fortement accusés, pour la première fois peut-être depuis que le monde est monde, se manifestent dans la société, dans la correspondance et dans la conversation. Pourtant, il semble que nous n’en soyons pas informés. Comment se fait-il que ces choses surprenantes n’aient pas encore tenté la curiosité d’un romancier, la verve d’un réel homme de théâtre ? Il y a une date à prendre pour une grande œuvre dépourvue d’ironie, qui nous montrerait ce que sont progressivement devenus les rapports des hommes et des femmes depuis la guerre. 1636 fut l’année du Cid, qui fut quand même un assez beau coup de timbale. Que nous réserve, en matière d’art dramatique, l’année qui vient de s’ouvrir comme une fleur prudente ?

J’ai retrouvé cette sentence de Bourget, écrite en 1891, dans la Physiologie de l’Amour Moderne, et qui semble avoir été composée pour la pierre éternelle. « En amour, écrivait l’illustre auteur du Disciple, les actions ne montrent pas le fond du cœur. Le cabotinage sentimental a fait commettre plus de meurtres et de suicides que la passion vraie. D’autre part, les paroles ne prouvent rien non plus. Ici comme en religion, il n’y a qu’une sagesse : Croire – et cette sagesse est une folie… »

Paroles profondes et amères, que la société moderne, celle de la toute dernière édition, a certainement rejetées. Car il y a une chose que nous pouvons aujourd’hui poser en principe, c’est que les hommes et les femmes sont un peu moins hypocrites. C’est la société, toute gonflée encore de gulf-streams de mensonges et de préséances, qui végète dans le genre faux jeton. Hommes et femmes, pour leur compte, se disent assez hardiment la vérité. Ceux qui continuent de donner dans cet affreux cabotinage sentimental que cite Bourget, ont, à n’en pas douter, la manie du suicide.

J’ai eu la révélation de cette sincérité particulière de notre époque, bien décevante encore et comme à ses débuts, dans le voisinage d’une cabine téléphonique de grand restaurant. De ces cabines dont la porte reste entre-bâillée parce que les occupants n’ont de secrets pour personne ! Une jolie femme de trente ans environ, bien prise dans un tailleur clair qui faisait ressortir ses formes galbées, téléphonait avec quelque impatience à l’inconnu qu’elle seule pouvait imaginer. Or, cet inconnu était tout simplement son mari, à qui elle demandait ce soir-là une permission d’un caractère tout particulier. Le mari devait, à l’autre bout du fil, faire la sourde oreille, car la jeune femme répéta :

— Mais oui, te tromper, mon chéri, enfin te tromper est une façon de parler, Frédéric, je veux dire : de t’avouer que je désire passer la nuit en compagnie de Jérôme, le sculpteur, parfaitement, oui, celui que nous avions à dîner la semaine dernière. Et j’ajoute que le mot : t’avouer est encore de trop. Je n’ai pas discuté, il y a deux mois, quand tu as emmené ma cousine en vacances. Je voulais donc te signaler la chose afin que tu ne sois pas inquiet si tu ne me vois pas rentrer cette nuit, etc…

Évidemment, il y avait là encore des atermoiements et des réticences. Nous ne sommes pas encore habitués à parler légèrement et sincèrement de ces choses que des siècles entiers ont tenues cachées dans l’ombre des mensonges et des scrupules. Nous abordons seulement ces grands lavages d’âmes qui nous sauveront peut-être un jour des piqûres contre la jalousie ou le soupçon que nous promettent quelques imitateurs de Wells, passés de la politique à la médecine et inversement. Mais il y faudra du temps.

Quoi qu’il en soit, nos rapports sont en train de filer au galop vers une franche et forte simplicité qui nous rafraîchira tous avant que sonne pour nous l’heure de descendre le sombre escalier. Ces changements de forme et de ton, qui tendent à éclaircir, à se rapprocher du principal, sont d’ailleurs contemporains d’autres métamorphoses, celles-ci plus compliquées et propres à donner le frisson. Henri Duvernois établissait en 1911, avec une certaine indignation qui choquait sous sa plume, ce que représentait pour un élégant une journée de pourboires dans un palace de la Côte d’Azur ou de la Normandie. Voici quelques-uns des chiffres qu’il donnait : Au tennis : 0 fr. 50 ; à l’homme qui amène le cheval et le ramène : 1 fr. ; pour les croupiers : en moyenne 10 francs ; et autres menues dépenses dont l’ensemble s’arrondissait à 26 fr. 50 par jour ! Ces mêmes frivolités coûteraient aujourd’hui, pour le même laps de temps, entre 500 et 1.000 frs. Les hommes, et les femmes aussi, se sont naturellement émus. Qu’eussiez-vous fait à leur place ? Et comme on ne pouvait simplifier ce qui coûte de l’argent, on a simplifié ce qui ne coûte que des paroles. C’est-à-dire les rapports…

À cette question d’argent, capitale, comme le prouvent assez les mouvements d’émigration et les nivellements sociaux, sont venus s’ajouter d’autres éléments, d’autres impondérables, qui ont complètement transformé les rapports des hommes et des femmes de cette moitié bien entamée du vingtième siècle : La mode, le sport, la pudeur, l’habitude de considérer la beauté d’un point de vue d’abord hygiénique, l’infiltration de l’argot, la politique envahissante, le cinéma, la multiplication des métiers. Nos grand’mères n’eussent point toléré que l’on soutînt devant elles que le Roméo et Juliette de Shakespeare pouvait être photographié électriquement, et reproduit, envoyé sur un écran, non moins électriquement. Elles n’eussent point compris que des femmes bien élevées et assez régulièrement honnêtes prissent des bains de soleil et se montrassent nues devant les domestiques. Tout cela n’a plus qu’une maigre importance aujourd’hui. Un médecin de mes amis me racontait qu’il venait d’engager comme secrétaire, et peut-être comme amant, pour sa femme, un jeune plombier, très beau garçon, qui opérait encore le matin même dans sa chambre à coucher.

— Un jeune plombier ?

— Exactement. Ce matin, comme j’étais déjà dans mon cabinet, on fit entrer dans la chambre à coucher un jeune garçon, ma foi, éblouissant et très décidé d’allure. Il avait à bricoler le long des tuyaux du chauffage central et à resserrer des boulons. Ma femme demeurait allongée, les journaux étalés sur le lit. Bientôt, tous deux se mirent à parler. Le jeune plombier se révéla bachelier, aquarelliste, spécialiste en horoscopes et fort versé en matière de tennis. Je fus appelé pour prendre un verre de porto avec le couple, qui avait déjà fait connaissance. Moi-même, je cherchais quelqu’un de débrouillard pour mon travail. Nous nous sommes mis d’accord. Tout à l’heure j’attends le jeune homme « en veston ». Cet après-midi, je l’enverrai jouer au tennis avec ma femme. Et voilà !

De plus en plus, les choses se passent comme dans les films et dans les pièces. Il serait même plus juste de dire que les films et les pièces, voire les romans, copient l’existence qui se déroule, vertigineuse et pittoresque, dans le cadre de la vie moderne.

J’ai vu de mes yeux un homme dans la force de l’âge déposer au guichet d’un bureau de poste un télégramme ainsi conçu : « Avez produit hier sur moi impression inoubliable vous propose mariage dans plus bref délai suis obligé quitter Paris pour l’Amérique envoie homme affaires à votre père. Vous aime éperdument Votre Léonard… » Cette manière d’opérer a-t-elle retiré de la vie tout ce charme et cette poésie que, pour ma part, j’y trouvais à l’époque des fiacres, des corsets et des plumes d’oie, du moins dans les affaires de cœur… ? Ne serions-nous pas en progrès ?

LE GÎTE ET LA PITANCE

Nous venons, par de petits sentiers, d’arriver au promontoire d’où l’on aperçoit l’âge des cavernes, comme autrefois l’on pénétrait dans le Panorama du Monde Antédiluvien de M. Charles Castellani. Et si la crise se prolonge, nous verrons sans doute la chose de plus près, c’est-à-dire des hommes porteurs de massues et de haches à la pierre taillée, à la recherche du lion ou du mammouth à dévorer en famille, d’autres qui seront bâtisseurs de huttes, faiseurs de barques ou de ponts, les premiers architectes, les premiers bouchers et les premiers ingénieurs des ponts-et-chaussées. Car, depuis qu’on nous annonce des viandes qui n’arrivent pas, des coqs en pâte qu’on ne distribue pas, encore qu’on les entende chanter, depuis que l’on nous demande de combien de pièces se compose notre logement, et s’il y a des souris, et si ces souris sont blanches ou apprivoisées, et quels surnoms nous leur donnons, depuis ce temps-là nous faisons de la corde raide entre la barbarie et le bon sens, entre la disette et l’hypocrisie…

Je veux bien qu’il y ait la guerre et ses conséquences mêlées, son sillage traditionnel dans les nourritures terrestres ; je veux bien qu’il y ait le marché noir, (pourquoi noir d’ailleurs ?) qui retire aux petits oiseaux leur pâture pour la donner aux cormorans. Tout cela est exact. Si les effets n’avaient plus de causes, et connues, on se demande ce que nous ferions encore ensemble. Mais quand on m’aura expliqué cent fois que la guerre et le marché noir sont à l’origine de nos difficultés de table et de chambre à coucher, je n’en continuerai pas moins à trouver le problème grotesque et tragique et bien digne de l’homme, mon semblable, mon frère, qui, tout compte fait, ne vaut pas grand’chose. Dans cinq mois, nous serons à deux ans de la libération, à un an de la capitulation germanique, et nous ne savons pas si nous aurons du pain demain, du sucre après-demain, une escalope pour la fête à Ninon. C’est grand comme le monde ! Vous arrivez de votre province à Paris, et si vous n’avez aucun accommodement dans les franges de la vie quotidienne avec quelque fonctionnaire ou quelque chasseur, vous n’êtes pas sûr de trouver un lit. Une fois de plus, on me dira qu’il a fallu chasser les Allemands. Tout beau ! On a chassé les Allemands, mais ils nous ont justement laissé nos patates, oignons, haricots de mouton, blanquettes et autres pièces de la collection. Or, on ne trouve rien de tout cela, à moins que ce ne soit chez les orfèvres, et pour le prix d’une île ou d’un éléphant. Tout se passe comme si nous nous étions débarrassés des barbares blonds pour jouer à la barbarie entre nous, sans gêneurs, tout à notre aise, à la barbe des dieux !

Ceux qui se promènent en sifflant sur les routes de France savent très bien que ces plats, dont je ne redirai pas les noms pour ne pas avoir l’air de vous narguer, existent et se mangent. Nous pourrions donc les avoir à portée de nos fourchettes, et ne point nous en étonner, comme si nous avions rencontré des sirènes. Du moment que nous n’avons rien de tout cela, c’est que l’organisation du contraste est voulue, et que le retour à l’âge des cavernes à travers l’an mil, les grandes peurs et les pestes, est prévu dans ses moindres détails. On m’a rapporté le mot d’une ménagère, qui était assurément dur et injuste, mais qui révèle ce que le bon peuple pense. « S’il leur faut tant de temps pour mettre debout leur ministère, s’écria-t-elle chez l’épicier (et peut-être pour lui donner à lui aussi une leçon), c’est que l’incapable se fait de plus en plus rare ! » À la vérité, nous n’avons plus le courage assez clair pour prendre des mesures. Un des signes de ce temps est sa méconnaissance voulue ou fatale des choses directes et profondes. Tout le monde s’incline. Aucune fraîcheur d’indignation ne se manifeste, sauf entre gens de partis, et pour des nuances qui n’intéressent personne. Les jeunes couches comme les vieilles lunes acceptent d’un même cœur le gangstérisme des uns, l’incurie des autres, et se rejoignent bravement dans les rangs de cette armée de bons grognards qui remontent bravement vers le premier boucher et le premier consommateur.

Mais le malheur est que les guerres effacent de plus en plus ces villes, ces trésors d’architecture qui assuraient la liaison entre le passé et nos illusions, nos efforts, et nous risquons, avec le drame du gîte et de la pitance, que personne ne semble en mesure de régler, celui de la solitude sur une planète dont les génies familiers sont las de nous tirer par la manche pour nous indiquer que nous faisons fausse route, que nous ne sommes plus ce qu’on appelle des hommes, et que nous ferons piètre figure dans les cavernes puisque nous n’arrivons même pas à mettre le feu à ces « meules de papier » qui nous séparent des troupeaux, des moulins, des bateaux de pêche, des fromageries et des saloirs. Puisqu’il y a des locaux vides et que nous ne les voyons pas…

MAISONS TELLIER

La fermeture prochaine des maisons si bien nommées « d’illusion » va rejeter dans une manière de clandestinité toute une littérature qui, depuis longtemps, avait cessé de faire dresser les cheveux sur les têtes prudes. La maison Tellier, la maison Philibert, le Train de 8 heures 47, Belle de Jour, Félix, et tant d’autres que j’oublie, quitteront le répertoire. Certaines parties des Goncourt, de Zola, de Maupassant, de Mirbeau, de Jean Lorrain, de Maurice Talmeyr, de Carco, de Mac Orlan, de Kessel : bon nombre de gravures de Toulouse-Lautrec, de Chas Laborde, de Vertès, sans compter les chansons – et celles-ci sont innombrables – perdront de leur signification. Le naturalisme se voit enlever par l’abstraction Pudeur une de ses places fortes. L’argot y laissera des plumes, le quartier latin des traditions, le pittoresque des images. Et même ce que le père Villemain, qui ne songeait guère à la chose, appelait le poème épique des nations modernes, aura besoin de quelque temps pour s’en remettre…

Je ne plaide pas. J’ai le cas sous les yeux, comme une estampe. Un point c’est tout. Je constate simplement que notre époque veule, passive, et sans ressorts, laisse s’effectuer les changements de décor et les transformations d’écrous sans élever la voix, non pour protester ou descendre dans la rue, mais selon les plus fines traditions de l’esprit français et dans le sens de la satire. Je pense aux plaisants geysers d’encre que la mesure nous eût valus dans le passé, aux morceaux de Rochefort, de Laurent Tailhade, de Daudet, d’Alphonse Allais, de Capus, voire de Bloy ou de Clemenceau. J’imagine le conte de Maupassant, réaliste par excellence selon Faguet, la lettre de Zola et le dessin de Forain. Il est bien entendu que le roman n’aura pas à souffrir de ce trait de plume sur le grand livre de l’amour vénal. Le roman se passe dans les âmes et peut être écrit autour d’une fenêtre qui donne sur la rue. Ce sont certains personnages qui vont faire leurs malles et quelques transfuges que nous ne verrons plus. Des épaisseurs tombent dans la muraille de Chine parisienne : nous allons vers les cloisons minces, le vice scientifique et la manie du cerveau d’abord, plein de charme aujourd’hui pour les jeunes champions et championnes d’un nouveau snobisme, mais qui atteindra l’âge du poncif plus vite que le cri du vieux Karamazov : « Le fait seul du sexe est déjà énorme. »

Enfin, avec la réglementation nouvelle qui tombe sur les épaules des grandes patronnes et des filles Élisa, ce n’est pas seulement le mot maison qui fait peau neuve, c’est le mot illusion qu’on retire de la circulation comme un billet de banque commode et familier. Et il est toujours amer de voir un mot abandonner le vocabulaire. Le naturalisme, déclarait Zola, est la nature vue à travers un tempérament. Nous sommes en marche aujourd’hui vers une autre nature, et il nous faudra bien adopter pour l’expérience d’autres tempéraments. Le naturalisme ne mourra pas, et se passera toute sa vie de télégrammes. Il aura un autre goût, voilà tout ! Mais ce que les romans, les aventures, les estampes, les chansonnettes, le parler des boulevards gagneront en froideur, en pénétration intellectuelle, en pureté géométrique, ils le perdront en condiments, en franges obscures, en instincts. C’est comme si l’on supprimait un beau jour la pelouse des courses, les promenoirs de music-halls, le Vél’d’Hiv’, l’attroupement devant le camelot, la fête foraine, le bal des conscrits, la poule au gibier, le tournoi de belote, le corps de garde, les gosses à Poulbot et le bistro du port. Il y aurait, qu’on le veuille ou non, des craquelures dans la fresque. Personne ne songe à prendre la défense de la lanterne rouge, encore que la nature humaine ait toujours et de plein gré fait les frais de l’éclairage. C’est le moment qui est mal choisi, et ce sont les motifs invoqués qui paraissent hors de saison. Il semble que la mesure qui frappe les « visions d’art » fasse partie d’un ensemble de paragraphes empruntés à une loi générale de froideur et de banalité.

On veut faire de la France une cornue d’expériences sociales qui sont aux antipodes de notre tournure d’esprit, de notre légèreté, de notre merveilleuse aptitude à dominer les passions. On ne veut plus que tout finisse chez nous par des chansons, mais par des formules. On veut nous persuader que nous sommes des gens graves, abstraits, rigoureux. On introduit la psychanalyse chez le contrôleur des contributions. On nous demande par écrit si nous portons des sous-vêtements de linon, si nous séchons nos billets doux avec de la poudre d’or, si les quatre sous laissés par notre grand-père ont fait des petits ! Demain, on nous interdira de papoter avec la blanchisseuse. Mais celle-ci n’aura-t-elle pas cédé la place à quelque gérante de lavoir national où les torchons seront mêlés aux serviettes et les essuie-plumes aux essuie-mains ? On oublie que ce pays a été enfanté par des tempéraments de feu, et qu’il a donné le ton parce qu’il voyait juste, parce qu’il ne s’écartait pas des nourritures terrestres, et qu’au lieu de copier, il créait. Que tombent les maisons d’illusions, soit. (C’est l’opération qui est suspecte.) Mais qu’elles ne soient pas remplacées par des maisons d’inquisition !

LA PLUME REPARAÎT
(1946)

Rien que le titre de cette publication et, il y a quelques jours, le monôme des professionnels du film qui, devant ce que fut le Grand Café, célébraient le cinquantenaire du cinéma, m’obligent à songer furtivement au passé, à ces jours à la fois si lointains et si près de nous, qui s’écoulaient sans écrans, sans actualités à chaque coin de rue, sans vedettes sur la moindre affiche, et dans lesquels la Plume, nantie d’une aimable couverture, tenait une place sérieuse et honorable dans la jeune littérature. Je ne sais par quel bout empoigner la lorgnette à seule fin de mieux me complaire dans ce qui fut. Le gros ou le petit. Toujours est-il que ces incursions du temps jadis dans le temps présent sont de plus en plus fréquentes, et que nous semblons vouloir prolonger une sorte d’enchantement.

Ces souvenirs qui sont encore à fleur de mémoire demeurent bien instructifs et contiennent en germe ce que nous voyons en puissance, ou le contraire… Il a fallu que la vie fût douée d’une singulière vitesse pour que le cinéma, que nous avons vu haut comme ça, se targue déjà d’avoir cinquante ans. Quand je pense qu’il fut un temps où le plus raffiné et le plus visionnaire lui préféraient Paysans et Soldats, cinq actes en vers de P. de Sancy, musique de Noël Galon, joué à la Gaîté-Lyrique au printemps de 1911 ! Il n’y a même pas quarante ans ! On voyait encore aux dames des chapeaux parasols, tels que des pins de plumes et de dentelles sur les plages des boulevards ; les fiacres étaient soignés et gentils comme des commodes ; on s’offrait pour cent francs des parties fines à réveiller des volcans. Douce époque, qui fuyait l’emphase et se contentait de prendre Strawinsky pour une nature d’artiste extrêmement intéressante. On était circonspect, prudent ; on ne possédait pas encore cette intelligence qui veut aujourd’hui crever un plafond par jour ; et quand le père France, pourtant à l’affût des temps meilleurs, donnait aux revues des vers comme ceux-ci :

 

Dans la tiède forêt que baigne un jour vermeil,

Le grand chêne noueux, le père de la race,

Penche sur le coteau sa rugueuse cuirasse

Et, solitaire aïeul, se réchauffe au soleil…

 

on sentait parfaitement, les poumons remplis d’air, qu’on avait encore l’éternité devant soi. La seule différence, au fond, et pour ceux qui pratiquent encore le recul, entre les temps que j’évoque et ceux que je subis, c’est que l’on vit aujourd’hui comme si, loin d’avoir l’éternité devant soi, on savait pertinemment que la fin du monde est pour demain. Alors on se hâte, on boucle des valises et des budgets sans reprendre haleine, on bourre les kiosques jusqu’à les rendre hypertendus et l’on fabrique des gloires comme on forme de jeunes recrues : il y a ainsi de nos jours, à côté des actrices, des jockeys, des ténors et des compositeurs, des épiciers fameux, des assassins dont on parle, des patrons de bar de haute lignée et des grandes figures du soir au matin. Rien de ce qui faisait le fond gracieux de nos jeunesses n’a changé, je veux dire le plaisir et la douleur, les passions, les rendez-vous, la recherche de l’élégance, les routines et l’horreur de vieillir au milieu des attraits de la nature cruelle, et pourtant, il semble que nous soyons tous passés dans la pièce à côté, comme on dit.

Nous nous retrouvons entre nous, les mêmes et toujours les mêmes, dans une ambiance chargée d’épingles, de gens qui poussent, avec la désagréable impression que quelqu’un, dans cette foule enragée, va brusquement se hisser sur nos têtes et hurler : « Sauve qui peut ! » Il n’y a pas très longtemps, un vieux Parisien tout gazouillant de bonnes grâces me racontait que son époque avait aussi connu une guerre franco-allemande, une invasion atroce, et de l’Allemand à ramasser à la pelle, mais que la soudure avait été mieux huilée, plus humaine, plus compréhensive. La Plume s’en souvient mieux que moi. Sans doute, la société a toujours subi de profonds changements, et c’est un poncif que de développer ce point de vue. Mais le changement est une chose, et ce qui se passe aujourd’hui en est une autre. À vrai dire, la société ne changeait pas tellement. Elle était source un jour, devenait fleuve, allait vers des embouchures, et l’avenir savait admirablement l’accueillir selon des lois protocolaires précises et plaisantes. On vieillissait en glissant plutôt qu’en sautant. Et quand nous parlions de ce qu’on appelle les historiens futurs, on imaginait des chroniqueurs aimables, attentifs, qui ne demandaient qu’à se perdre dans leurs papiers, qui distillaient les fruits de vie accumulés au lieu de les condamner en bloc et de les jeter au néant. Un écrou a flanché quelque part, sans doute…

Je me revois, avant le cinquantenaire du cinéma, les tickets, les bons-matière et le reste, avec un ami de ma famille, à la générale du Martyre de saint Sébastien de d’Annunzio et de Claude Debussy, joué au Châtelet en présence de ce que nous avions de mieux comme plastrons, belles épaules, perles, plumes, monocles, barbes et jumelles. Ida Rubinstein était le saint, et Desjardins surgissait en Dioclétien. Je saisissais dans la salle des remous de bien-être et de quiétude. La guerre ni l’éclatement de la machine ronde n’avaient délégué de fantômes derrière les coulisses. La France fonctionnait sûrement et sans bruit, telle une locomotive de rapide dans la nuit… On arrivait en juillet ou en septembre, comme on arrive à Vierzon ou à Laroche. Les ministres, même de grande classe, étaient des rouages, et quand on sortait dans les rues joyeuses ou féminines on avait le sentiment d’une merveilleuse horloge graissée à point, frisée aux petits fers, dont l’heure était loyale et bienveillante. On décelait une sorte d’alliance réussie entre la culture, l’éducation, l’arrivisme, les bonnes tables, les aventures du cœur, l’univers technique et les turbines politiques. Le manège tournait rond. Le sillage laissé par les ballets russes était conforme à ce que la stupeur pouvait attendre en cette matière, et il semblait que le croupier suprême chargé de dire à toute heure et en tous lieux : « Allez, Messieurs ! » ou : « Les jeux sont faits ! » connût finement son affaire.

On me dira que je récrimine. Loin de moi cette pensée. Oiseau sur le bord de ma fenêtre, bruits de portes ou de chars, feux d’artifice ou sirènes, j’aime la vie sous toutes ses formes et je l’accueille dans la toilette ou le symbole qu’il lui plaît de revêtir pour me faire ses politesses ou ses crasses. Tout le monde aime la vie, et l’on ne voit pas, disait ce vieux sage de Satie, que quelqu’un se soit encore écrié : « J’aime la mort ! » Je trouve seulement que les hommes, mes camarades, s’y prennent mal et ne font plus à la vie la place à laquelle elle a droit. Les assemblages entre ceux qui possèdent des sens et des consciences d’une part, et le monde extérieur d’autre part, sont exécutés par-dessous la jambe. Nous ne tirons pas tout le parti possible des jours que Dieu fait. Chacun s’est mis en tête de créer le monde, si bien que la plupart des citoyens, mortels, contribuables, forts en thème, passants, badauds moyens, électeurs, élus, novices ou finauds ont le sentiment de jouer au combat des nègres dans un tunnel, de se courir après dans un labyrinthe en se jetant des puzzles à la tête.

Il manque au comportement général quelque chose comme un Ecclésiaste. Y a-t-il moins de pêcheurs à la ligne ? Non ! Moins de ronds de cuir ? Non ! Moins de cervelles ? Oh ! Bougre, non ! Je suis convaincu que si on mettait les quarante millions de Français au supplice, ils s’écrieraient tous en chœur : « Nous aimons le pays de chez nous, Paris et tout le tremblement plus que tout et tout ! » Et cependant, on flanque des huit jours à Aphrodite, on taille à grands coups dans le pittoresque, on inonde les appartements de papier carbone pour que les locataires puissent tirer plusieurs exemplaires d’eux-mêmes et les déposer à l’administration. Ont-ils peur que la France et ses biens leur échappe ? Ah ! si tout le passé, tout l’acquis, tout le digéré se présentait un beau matin en père Noël, pour ne rien effaroucher, et qu’il nous dise du haut de sa colonne de bon sens : « Voyons, Messieurs, n’allez pas plus vite que la musique… »

UN FLÂNEUR À L’EXPOSITION DE 1937

LE CENTRE RURAL

 

Plus tard, lorsque l’Exposition sera retombée sur elle-même, quand le dernier camion aura enlevé la dernière latte, et que l’ensemble de la féerie se sera retiré de la surface parisienne, comme un timbre sec se soulève d’une enveloppe, il faudra revenir en esprit à ce Centre Rural que je compare dès aujourd’hui à une sorte de tirage à part, ou d’édition limitée.

Les organisateurs de cette manifestation qui s’achève devant nous, pareille à quelque légende orientale, se sont posé quantité de problèmes : le programme a-t-il été réalisé ? Le bois a-t-il bénéficié de la résurrection qu’on a voulu tenter en sa faveur ? La combinaison du graphisme et de l’objet a-t-elle été heureusement accueillie par le public ? Nous ne pouvons pas encore répondre à ces énigmes. Seul, le centre rural semble avoir jusqu’ici complètement gagné la partie. Seul, il comble les vagues exigences qui cheminaient en nos âmes de spectateurs.

Il est agréable d’assister aux ballets d’eaux, aux cordes de feu qui attendent leurs danseuses, et c’est un plaisir assez neuf pour un promeneur, même exercé, de passer en quelques instants du Vénézuela au Cameroun, du Danemark à Madagascar, tandis que les autobus déferlent tout contre les frontières de ces frontières, et que les employés de bureau de Paris se mêlent aux caravanes de marins japonais et d’étudiants australiens. Les mortels les plus coriaces sont friands de ces contrastes.

Rien ne contient pourtant autant de charme et de piment que la visite au Centre Rural. Certes, l’exotisme surprend ; l’orientalisme décroche les rêves suspendus ; les tirs de barrage de feu bleu ou zinzolin flattent l’imagination ; les mélanges de publicité et de technicité déconcertent la matière grise avant de la disposer au lyrisme ; enfin tous les boomerangs de couleurs et de gaz, toutes les fusées de soie et de pluie bombardent de vitamines frénétiques le cœur des badauds.

Mais le vrai flâneur, et avant tout le flâneur français, n’éprouve de satisfaction sérieuse, quasi rassurante, et douce comme une caresse, et limpide comme une parole affectueuse, qu’au Centre Rural. C’est une toute petite chose que ce musée des conditions de vie égarée parmi des puzzles de géographie, et cependant c’est une preuve de réalité. On se sent là chez soi, près de soi-même, dans l’atmosphère du village natal, et comme envoûté par cette poésie éternelle et indomptable qui est celle des choses nécessaires, des choses aimées, qu’on se sent d’ailleurs coupable de ne pas aimer assez : la boîte aux lettres, le verre de vin, le clocher, la tuile, le fétu de paille, les bains-douches et le poste d’incendie. Détails sommaires et précieux, qui sauvent l’homme des duperies.

Que de fois, lorsque j’essuyais le plâtre de ces constructions campagnardes, l’école, la mairie, l’hôpital, la ferme et le moulin, ai-je entendu en moi le tintement maternel des cloches de mon enfance. Je tiens pour une idée de génie cette coquetterie que l’on a eue de nous montrer les images d’Épinal de notre âme enfantine. À suivre les curieux qui, à tout coup, reconnaissent leur église dans l’église exposée, leurs fumées dans les fumées supposées et leurs fenêtres dans les fenêtres aperçues, on se sent réconcilié avec ce qu’on fuyait. Les familles qui vous manquent et les amis morts se manifestent au plus secret d’un cœur mangé par les villes sans mémoire et sans douceur.

Le centre rural, c’est une préface aux expositions de demain. Car, si rien ne nous étonne plus des audaces géographiques ou décoratives, si l’on peut évoquer facilement par quelque motif, par quelque signe, les pays du Levant, le Japon, le Brésil, il est difficile de plaire par le convenu et le quotidien. En pensée seulement, un labour, un facteur, une meule, un hall d’abattage, une grange, un atelier de maréchal ferrant, n’évoquent rien de bien théâtral. Mais grouper ces sujets, en faire ressortir la nécessité par le voisinage, montrer qu’ils relient les êtres à la terre, à la vie, et cette vie à l’infini, c’est nous donner une idée consolante et heureuse de notre sort, c’est attirer notre attention sur ce fait que nous ne sommes pas seuls.

Ainsi se présente pour moi, flâneur, ce village de France qu’on a reconstitué à la Porte Maillot en bordure du Bois de Boulogne. Il contient ces preuves élémentaires et ces nœuds de toute vie sans quoi cette vie ne serait même pas concevable : le lait, le vin, l’œuf, la pomme, le poireau, la bascule, le morceau de craie, la pendule, la cloche, la charrue, le tuteur, le cep, la haie, le blé, la porte, le lard, la poutre, la chaise et le lit. Objets divins, idées innées, matières premières qui nous ramènent à cette constatation sans doute puérile, mais puissante et chaude, c’est que nous sommes organisés comme des fourmis pour lutter contre le grand mystère, c’est que nous nous serrons les coudes et que notre destinée sur terre peut, en fin de compte, tenir en un hectare…

TAXES

Bien qu’il ait plus d’assonances symbolistes que de rimes, la taxe est un mot qui devrait tenter les chansonniers. Quoi de plus facile, en effet, que de représenter la taxe, ou les taxes, sous formes de bestioles, de tiques, de parasites qui pullulent sur le citoyen. Elles tournoient depuis des années comme les feuilles d’un interminable automne. Il y en a partout et sur tout : sur les oies, le champagne, le film, l’alcool, la nuit, la tendresse, l’hypocrisie, le tabac américain, le prix d’entrée dans la plupart des établissements. Ce sont des poux, des taches de rousseur, des grains de beauté de coccinelles, des larmes de mites, des giclures. La taxe, aurait pu dire M. Prudhomme, sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase.

Nous ne nommerons personne, même pas les objets. Mais il nous arrive souvent d’acheter une petite chose, de nous risquer dans un endroit public, de nous asseoir sur une chaise, de lever le nez dans un square, de préférer tel ustensile à tel autre. Ces opérations différentes, ces attitudes ou ces acquisitions sont toutes généralement frappées d’une taxe. Que cette taxe soit nommée de luxe, de misère, d’hypocondrie, de métaphysique ; qu’elle ait été baptisée tonlieu, denier à Dieu, sou du franc, vestiaire, champart, portes et fenêtres, péage, lods ou passe-debout, elle est désagréable. Il y a là un manque de tact, une indiscrétion, un abus de confiance de la part de l’État ou des particuliers contre quoi nous luttons par toutes sortes de fraudes. L’habitude de ne pas vouloir donner son pardessus au vestiaire, d’éviter les chasseurs, de quémander des places de théâtre ou de refuser les lettres insuffisamment affranchies qu’ont prise certains citoyens est une courte, mais éloquente préface à quelque révolution…

Nous ne voulons payer qu’une fois, et au prix marqué. Nous n’aimons pas ces choses « qu’on paie trois francs » et qui, par conséquent, vous en coûtent quatre, alors qu’elles en valent parfois deux. Nous n’aimons pas l’objet affiché dix francs ou annoncé cinquante et qui, le porte-monnaie une fois sorti, valent respectivement seize quarante ou soixante-douze quinze, tout cela parce qu’au prix auquel nous nous attendions, et pour cause, viennent s’ajouter diverses taxes. Il y a le bénéfice de l’État, le tribut qu’on paie à l’association des rentiers éprouvés faisant partie de la famille des fabricants, le timbre anti-lymphatique, le prélèvement effectué pour l’érection d’une statue à la mémoire du premier consommateur ou du premier spectateur, enfin le petit impôt insignifiant perçu depuis trois jours en vertu d’un décret que personne n’a lu, mais comme il ne s’agit que de quelques centimes, que personne ne discute. On installe sa monnaie rubis sur l’ongle.

Pour lutter contre ce fléau, certains commerçants ont inventé quelque chose qui pourrait être comparé à un baume, et qui a nom prime. Ainsi entendons-nous parfois cette réponse chez l’épicier : « Parfaitement, Madame, vous payez la taxe, mais vous profitez de la prime. » Adoucissement léger, mais péremptoire. Du moment qu’on paie la prime avec le même argent qui sert à acquitter une taxe, de quoi se plaindrait-on ? Le temps viendra où l’on voudra sans doute choisir sa prime : une pipe à celui qui achète des allumettes, un bureau de tabac à celui qui fera provision de trois carnets de timbres, six paquets de cigarettes, une boîte de cachou, un dixième de la Loterie nationale, trois tubes d’essence et un café crème dans une petite bouteille. On risque d’en arriver ainsi à acheter n’importe quoi pour obtenir une prime. On sera roulé ? Bah ! La prime aura tué la taxe, ce sera déjà quelque chose. Pourquoi les percepteurs ne se mettraient-ils pas à vous offrir une place pour l’Opéra par versement supérieur à 1.000 francs, le taxi de retour par versement supérieur à trois mille, et un séjour dans le Midi pour ruine complète ? Il y a là une idée, pour les ministres chercheurs d’argent…

CHARMES DU RECUL

Rappellerai-je ici que je me suis toujours abstenu de participer aux débats politiques, les jugeant vains, et sachant par expérience que tout finit par rentrer dans le jeu profond d’une tradition ? Mais j’ai lu du coin de l’œil, ces jours derniers, les noms de Waldeck-Rousseau, de Briand, de Poincaré, dans diverses feuilles où, selon l’éternelle recette, on invoquait le passé pour parler du présent. Ainsi les anciens ministres, hier brûlés et demain peut-être adorés parce qu’ils seront devenus pièces de collection ou galeries d’ancêtres, les cabinets de notre brave et riant passé avaient du bon, comme le tissu, le papier, le tabac, l’huile et le reste, parbleu ! Ce n’est pas le moment de jouer à cache-cache avec les nourritures terrestres. J’ai souvent écrit et rappelé, et je pourrais m’en prévaloir aujourd’hui, qu’un ministère, dans ma jeunesse, c’était quelque chose comme le papier peint du pays, la visite régulière et polie des fournisseurs, ou le passage des romanichels… Quand j’étais potache et que les ministères tombaient ou se relevaient, pareils à des phénix multipliés, quand ils démissionnaient et qu’ils se reformaient, je ne sais pourquoi je pensais aux Bourgeois de Calais ! Et j’avais une admiration profonde pour ces braves citoyens qui se sacrifiaient pour nous accorder ou pour nous retirer des commodités. Toutefois, il y avait entente, mariage, voire coups d’œil de sympathie entre le gouvernant et le gouverné. Il y avait aussi des distances, un cérémonial et comme du jeu entre les sphères politiques et la population.

Aujourd’hui, tous les Français se croient un peu députés. Mais ils se sentent députés avant d’être Français, et même avant d’être hommes. « Sans doute, il y a la France, mais d’abord, il y a les Partis ! » disait un Constituant plein de flammes dogmatiques. Ils se sentent véritablement obligés de se grouper, d’élire un comité, d’élaborer un manifeste, un programme, des points d’appui. Voilà pourquoi bon nombre de passants, de ménagères, de professeurs, de petits employés arpentent les rues avec le doute épars dans leur âme. Ils n’ont pas confiance dans ces orchestres ; ils ne savent plus trop comment on croit à sa patrie. Ils échangent des murmures où reviennent les mots de contrôle, de pièges, de servitudes, de bousculade, de compagnons de cauchemar. Hier et avant-hier, quelle que fût la sévérité des jours, quelle que fût la balustrade de France d’où nous regardions couler la vie, il faut bien dire que l’actualité nous passionnait. Non pas pour ce qu’elle enseigne, mais parce qu’elle était le fumet de la continuité. Je la compare volontiers à un coup de vaporisateur dont le parfum survivrait au geste, au flacon, à la main.

Le grand explorateur Sir Ernest Shackleton, qui avait établi une carte olfactive au cours de ses voyages, disait que l’Arabie s’apparentait au chameau ; Ceylan à la noix de Bétel ; Pétrograd au feu de bois ; San Francisco aux sapins ; Paris au café torréfié ! Nous sommes loin de ce nez comme on dit en parfumerie. Le café torréfié a fait place à une odeur de cerveaux roussis. Nos hommes ne sont plus libres. Ils ont oublié leurs sentiments, leur sens du pittoresque. Ils ne veulent plus entendre parler de leur cave, de leurs armoires, de leurs dettes, de leurs lettres d’amour. Ils ont d’abord des opinions. Je ne connais plus un seul Français qui n’ait au moins un ami à la Constituante, dans une commission, dans un journal, et parfois au sein du gouvernement. Et, quelle que soit l’heure à laquelle vous rencontriez ce Français, il y a neuf chances sur dix pour qu’il vienne de quitter ce fameux ami dont il tient des secrets qu’il préfère à ses affections, à ses souvenirs de famille et parfois à sa renommée !… Ce qui n’empêche aucun de ces hurluberlus, lorsque le hasard les met en présence de quelque Anglais plus écouteur que parleur, de lui murmurer avec conviction qu’il admire la culture britannique en matière d’état et la discipline avec laquelle les sujets de Sa Majesté s’inclinent devant les décisions de la majorité. Vous êtes, dit-il, tout cela, c’est-à-dire la ténacité, la bienveillance et aussi le bonheur. Mais vous êtes encore, dans chaque souvenir, les chœurs de Saint-Paul, ces chants parfaits que l’on n’entend nulle part ailleurs ; vous êtes ces universités qui n’ont pas bougé depuis les Tudor ; vous êtes le sentiment et la décision ; et enfin le charme, les jardins traversés de mouettes, l’hospitalité et la poésie de votre country-life… tout cela nous manque…

Nous avons tous connu, voyons ! des semaines parfaites et longues comme des haies le long desquelles nous allions d’un pied sûr. Un oiseau se posait sur l’oreille d’une aubépine, c’est tout ce qui pouvait arriver de « sensationnel ». L’Histoire alors était une science profonde et fixe qui réclamait coudes sur table, lunettes sur le nez et réflexion dans la doublure du front. L’Histoire, comme un levain, faisait gonfler la pâte des nations. Des parlements s’appuyaient sur des constitutions. Les dynasties continuaient des dynasties, certaines conquêtes semblaient définitives, tel pays était comme une maison avec sa famille dedans, et ses diplômes. On élevait des monuments à la gloire des soldats morts pour les dieux cachés, et l’on prononçait des discours hautement raisonnables. Tout se passe aujourd’hui comme si ce climat nous avait lassés. Et l’on ne voit pas encore qu’il est des choses qui ne peuvent pas être changées ; les lignes de la main et les lignes d’un pays. Cette maladie de tout remettre en question, de chambouler, comme ils disent, me paraît être une chose essentiellement parisienne. Du moins, si elle existe dans d’autres pays, si elle est pratiquée en d’autres pays comme elle l’est chez nous, je suppose qu’elle est d’importation parisienne. Et c’est bien ce qui est alarmant. Car tout le monde ne me paraît être en mesure de marcher que si le cerveau français inspire confiance. Pareils à ces Sud-Américaines pour qui la plus belle semaine de leur vie est celle qu’elles passent à l’hôtel Ritz pendant la saison des courses et des collections d’été, que d’étrangers, et des moins francophiles, ont besoin de venir périodiquement à Paris, soit pour s’inspirer de nos robes, soit pour offrir à nos commerçants des machines à faire la mayonnaise sans œufs et sans huile, soit pour acheter des bourgognes, soit pour apprendre à voir clair et à penser juste… Nous n’avons plus le droit de les décevoir longtemps.

LE FEU

Le feu dresse les oreilles et regarde les hommes en dansant. Il les regarde de son œil rouge, de son coq d’or, le temps de faire trois petits tours et de s’en aller. Le feu est le plus gai, le plus théâtral, le mieux vêtu des éléments. La terre est banale ; l’eau est encombrante ; l’air est invisible. Mais le feu est vivant et joyeux. C’est un élément qui écoute. Il a, comme on dit, le feu au derrière…

Regardez-le au sommet pointu d’une bougie, avec son air de ne pas y toucher, ses ressemblances de tulipe ou de coquelicot, ou quand il enserre dans ses bras fluides et ornés quelque pâté de maisons. Regardez-le sortir d’un briquet à la manière de Polichinelle, jaillir d’un lance-flammes, faire ses comptes dans le nombril d’une locomotive, jouer au joli garçon dans la cheminée. Le feu est heureux de vivre.

Autre différence, mais de forte importance, bien que fraîche émoulue des lieux communs. Le feu est un gaillard qui se produit, qui se montre. C’est l’acteur de la bande. L’eau, la terre et l’air sont vaguement de la cérémonie du soir au matin. Ce sont des membres de la famille. Je ne parle pas des pompiers qui assurent sa publicité mortelle, qui crient « Au loup ! » par les villes et les chemins. Je maintiens que le feu est presque toujours un événement. Des forêts brûlent de part et d’autre des rails ; une allumette met le feu aux poudres ; des grands magasins croulent sous le poids léger de l’incandescence ; un pétrolier saute en mer ; et ces avions qui tombent avec des comètes à leurs basques !… tout cela fait que nous avons, dans la personne des flammes, des adversaires virulents qui ne badinent pas avec l’amour. Pourtant, quand il est menu, quand il est domestique, ou quand il ressemble à un animal familier et sacré, le feu est notre camarade. J’ai dans le souvenir, comme vous, d’heureuses journées de fauteuil, tout contre les chenets, avec une romance bourdonnante autour. Que de fois, les mains au feu et les genoux, comme disait Verhaeren, j’ai regardé dans ma chambre se chauffer les pattes de la vie et les oiseaux d’or de l’âtre. Là aussi le feu avait des oreilles. Il écoutait mes murmures. Il me donnait de bons conseils. Il était sous mes yeux la réduction du monde et des volcans. Il me racontait l’histoire de ses inventeurs et de ses artistes. Il évoquait les bûchers et les sinistres, mais aussi la lumière de Noël et les soirées de sentiments.

Le feu jouit d’une bonne installation dans les dictionnaires. On met des colonnes à sa disposition pour lui permettre d’étaler ses origines, ses applications et ses métaphores. Mon imagination d’enfant, déjà, voulait qu’il fût une foule de lions hurlants, et je ne lisais jamais sans admiration les premiers mots de la harangue que lui adresse Littré : Développement de chaleur et de lumière d’où résulte la combustion et l’échauffement des corps… Mais que de chemin parcouru depuis le balbutiement de la première étincelle ! On peut dire que nous y avons vu autre chose que du feu. Et c’est dans le secret de cet arbrisseau aux bandelettes brûlantes que les hommes sont allés chercher les perfectionnements de leurs manies de détruire.

Que le feu soit le commencement et la fin de tout, nous le savons par intuition, et l’homme qui, dramatiquement, dans la vie ou au cinéma, allume un paquet de lettres d’amour ou de documents compromettants, sait qu’il agit à la façon du doigt de Dieu ou de la queue du diable.

Le feu rappelle aux passants, aux oiseaux, aux poètes que la terre est mystérieuse et vulnérable. Trop facile de se jeter dans des digressions atomiques : c’est déjà l’ivresse de tout remettre en question. Mais de plus simples images soulèvent, ici et là, un coin du voile. Un bivouac, des charbonniers groupés autour d’une meule, une bougie qui descend les escaliers à la main d’un personnage en chemise, la lampe à pétrole de ceux qui nous ont donné le jour, l’arbre de Noël, les pétards et gerbes du 14 Juillet, les amorces, les huiles, les brandons… tous ces signes réjouissent et inquiètent le plus caché, le plus curieux de notre conscience. Nous venons du feu, nous y retournons.

Les contes veulent que l’homme ait un jour inventé la flamme. En réalité, ils l’ont copiée, ils ont désiré qu’elle vienne jusqu’à leurs mains, et pouvoir courir avec. Le feu, c’est la terre qui se souvient et qui parle. Quand on foule le sol caoutchouteux, livide et glissant de Pouzzoles, les pas devinent le feu sous les semelles. De toutes parts s’arrondissent des cavités en forme de bouches de poissons. Vingt degrés de ce côté-ci du mystère, plus de mille à quelques centimètres, une fois franchie la frontière du trou ! Un grognement profond nous rend aussitôt solennels, dangereusement attentifs. On sent qu’il y a là dessous des millions de lions : c’est le feu des premières heures du monde qui ne s’est pas encore tu, qui voudrait pousser des langues hors de son énorme cosse, vomir ses rubis, son manganèse, son radium, dans un immense crachat de mépris. Il gronde à l’adresse de tout ce qui s’est installé plus ou moins commodément sur la croûte terrestre, et menace de griller une bonne fois l’ardoise.

Nous autres hommes, nous savons bien que c’est dans l’incendie, dans le suprême hoquet de grisou, de saint Elme et de saint Jean, que gît notre condamnation. L’eau passe un coup de torchon sur les continents, change les mers de place, autorise des civilisations nouvelles. Mais le feu va droit à la poussière et de la poussière au néant. Or, le goût baudelairien du néant qui se révèle chaque jour un peu plus chez les inventeurs de l’électricité, chez les imaginatifs, les inspirés, les passionnés, tous ceux qui vivent de fièvre, de charges et de détonations, nous conduit à la pire forme de l’inflammable. Une ténébreuse coquetterie nous invite à tourner le dos au proverbe et à nous livrer au fer rouge. Pourquoi ? On ne sait. La couleur même du feu est attirante : c’est la lecture sous la lampe, la chaumière qui chante derrière un rideau d’arbres, la lune rousse, le coin du grand-père, le bout de cigarette du noctambule dans la rue lugubre.

Nous aimons cet alphabet sentimental, ces minces appels dans le désert ou dans l’ombre, ces bêtes apprivoisées qui passent dans la vie. Le feu est l’élément qui a fait le plus pour plaire à notre cœur ; il dit les soirées douces, la tambouille, le bal public, le brasero. Il parle des âmes : on dit toujours qu’il y a tant de feux dans cette maison, dans ce village. Il évoque le confort, l’intimité, le chuchotement. En réalité, il va d’un extrême à l’autre. Du supplice du bûcher à la police d’assurance ; de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie à la silhouette féminine, à la pauvresse de Dostoïevski, têtue et bleue qui murmure : « J’ai du feu chez moi ! »

Ainsi, dans le rêve et dans la mort, au plus chaud de la sagesse comme au plus fou des mouvements de l’âme, le feu brûle. Son grand geste maternel et rouge réunit le cercle de famille et les cendres de tout dans le même frisson. Il n’est point de fourneau qui ne communique avec la fin de Satan…

L’EXPOSITION DE NEW-YORK 1939

POÈME DE CELUI QUI NE LA VERRA PAS

 

Il nous arrive de New-York, par frissons, des rides d’enthousiasme qui évoquent pour moi les rides de la coupe du roi de Thulé. Je ne reviens pas d’Amérique, et il est probable que je n’irai pas. Mais je pressens la chose grandiloquente et vermeille à travers les confidences et les images. Mon imagination n’est pas au-dessous de ce festin de Sardanapale multiplié par le retour de Christophe Colomb. Je vois et j’entends le tourbillon. Et parfois je le désire.

Tout cela n’est que lumière, sans doute, mais que d’âme universelle et millénaire dans ces faisceaux où se joue un astre d’or abstrait, réconfortant comme une lettre d’amour ! Il est singulier que le spectacle de ces nébuleuses et de ces nudités fasse lever une telle moisson de mains jointes et de cœurs enchantés parmi les citoyens de la libre terre, et que les stratagèmes du commerce de luxe puissent nous troubler aussi sûrement que l’écroulement d’un vaste espoir. Il faut voir là pourtant le signe de notre faim d’absolu, le métrage de nos songes…

Une des caractéristiques de notre époque avide et intense, c’est d’avoir découvert le charme des choses et su trouver le chemin qui dirigeait nos sens vers ces choses. Surtout vers « les belles choses ». Nous n’avons rien inventé, c’est entendu : la matière a toujours été prodigue d’impressions, et le potier étrusque en connaissait aussi exactement la valeur que nos artisans contemporains. On sait du reste que les belles formes, commodes, cruches, sièges, vases, bouteilles, pipes, pendules, reliures, valises, récipients, peignes, colliers, ceintures, dessous féminins, couteaux et lainages plongent leurs racines dans les matières résistantes, dures, riches, solides, cossues, épaisses ou fines. C’est même la race de la matière, les peintres le savent aussi parfaitement que les ébénistes, qui détermine la plupart du temps les grâces et les triomphes de la forme.

Or, le succès de l’exposition de New-York vient de ce qu’elle est par-dessus tout, dans une sorte de féerie païenne, la fête des matières. C’est le banquet des conquêtes du monde moderne qui n’a de dieux qu’en poésie. C’est le paradis des foules. Car les foules ont ceci de commun avec l’enfance qu’elles aiment s’amuser dans le temps même qu’il convient d’admirer. Le sérieux ne va pas pour elles sans ébats. Aussi les organisateurs de l’Exposition ont-ils fait couler sur les imaginations altérées un Niagara de plaisirs classés et d’attractions idéales ou vulgaires qui augmentent par hordes et tribus le nombre des visiteurs journaliers. On peut être assuré de trouver toutes nourritures terrestres à son goût, peurs, transports, picotements, extases et songes, à l’ombre blanche et rose des gratte-ciel. Le Nu lui-même, officiel et comme dépouillé, est venu ici à la rencontre des désirs, et cette danseuse aux tourterelles, dont les cuisses photographiées viennent de faire le tour du monde comme un timbre-poste, semble échappée de l’âme du Veau d’Or.

C’est dans ce luxe de sensations qui nous arrivent de là-bas, que j’ai puisé les premières gouttes de mon éveil à l’Amérique, et ma fantaisie de dérouler ce commentaire aveugle. Sensation d’être loin, mais de savoir, de deviner, me disais-je, sensation de reposer dans la moelleuse prison de l’esprit, enveloppé d’images et d’idées. Je me transporte en pensée vers ce stade qui est comme le dénouement d’un chef-d’œuvre sensuel, et je reviens à mon encre magique et solitaire. Je reviens émerveillé. L’illusion est complète.

Aussitôt que les manettes de ma mémoire de pèlerin se mettent à fonctionner, les astres font la roue à leur place, pareils aux girls souples et rôties d’un ballet fantôme. Et la nuit reconstituée tournoie dans un univers de volts et d’ampères avec le même pouls que la nuit réelle au-dessus des minarets. Paysages d’après la troisième mort et profondeurs de bonheur se multiplient à l’infini dans le voisinage même de l’âme happée. Quelque témoin de chair au fond de nous constate la chute progressive de notre lest humain : émotions, rancunes ou efforts, et, peu à peu, nous montons vers l’Éternel scintillant en d’obscures et bouleversantes nacelles, une vierge d’émeraude pendue à nos pieds.

Belles envolées de la chair, musique d’orages ou de volcans, geysers de rires métalliques, simplification de nos viscères, que l’homme est donc petit quand il admire son travail et s’étonne de ses facilités ! Je rêve d’être assez petit pour me glisser dans une lettre, dans une mouche, dans une montre, dans une prunelle, et de pouvoir m’exiler là-bas pour n’être plus qu’une chose parmi les choses, une poussière pendante dans cet univers raffiné, un télégramme de libellule dans cette mobilisation de poupées. Tout ce papillonnage me sollicite et m’enrichit de fables mélancoliques.

Qui ne voit, en effet, que ces expositions nous grisent par la projection de nos jouets ? Blanche Neige et les sept nains sortent dorés de la légende pâle et s’agitent devant nous dans un décor de soie qui dispose d’une autre magie que la parole. Ce qui semblait jadis réservé aux quotidiens, aux récits, à l’imagination, trouve maintenant sa place sur le sable des allées et dans l’écrin des stands.

Ainsi New-York s’idéalise et se gonfle d’un babil de conte de fées qui murmure à la porte de chaque cœur. L’Exposition d’outre-Atlantique, c’est l’arbre de Noël des sensibilités séditieuses…

LE THÉÂTRE DE L’ANNÉE 1946

Il y a dix ans environ mon ami Pierre Brisson, toujours si clair, si pertinent, et qu’on devine derrière ses phrases tel qu’un gardien de phare dans son œil sur la mer, écrivait : « Dans les époques chargées d’inquiétude, il est fatal peut-être que la littérature garde son vrai sens et que l’inspiration se mette en sommeil. L’histoire incite à le penser. Nous traversons sans doute une de ces périodes d’hivernage. L’esprit critique intervient en toutes choses, les talents foisonnent, et les sentiments s’engourdissent. Le scepticisme général intimide les grandes tentatives… »

Je ne vois rien à ajouter aujourd’hui, et rien à retrancher à ce magistral petit exposé : nous en sommes toujours au même point, et j’entends se répercuter l’écho de la phrase de Voltaire : Point de salut au théâtre sans la fureur des passions. Or, dans les temps que nous traversons, il y a bien de la fureur, et la passion, comme on dit de l’aventure, est au coin de la rue… Mais fureur et passion contournent le théâtre et stagnent en place publique. C’est le sentiment qui manque le plus, on ne le dira jamais assez. Il semble que nous ayons quelque chose contre lui. Mais quoi ? Pudeur, méfiance, dégoût ? Qui le dira ? Mais il est bien évident que cette chaleur vraie, que ces ressorts à toute épreuve sont absents de la scène moderne. Les producteurs, pour parler le langage précis et violent qui est à la mode depuis pas mal d’années, n’utilisent plus le sentiment. Du moins à l’état pur. Les moins hardis l’invitent encore à la même table que la politique, la sexualité, l’abstrait, l’absurde, la simultanéité et autres convives. Les affranchis n’en ont cure. Assez de ce boulet qu’on traîne depuis des siècles ! Mais tout théâtre est à la recherche d’une fatalité, et les sentiments exacts, voire excessifs, savent bien, dans l’ombre de l’âme, qu’on les viendra requérir un jour pour occuper la place d’honneur dans les enchaînements, intrigues et explosions qui sont le fond de la vieille affaire des « Circences ».

Je ne vais pas au théâtre, c’est-à-dire qu’il m’est impossible d’y aller : des dieux de ciment armé veillent à mon éloignement et me privent de rampe, de manteau d’Arlequin, du brouhaha des salles et du bouillonnement des coulisses où j’aimais tant jadis jeter mon grain de sel et entretenir des amitiés, notamment avec les Jouvet, les Renoir et autres piliers de la chose… Dieux de ciment, mais pas rideau de fer ! Il n’y a pas solution de continuité. Je ne vais pas au théâtre, et le théâtre vient à moi… Par l’intermédiaire de la radio, direz-vous ? Pas du tout. La radio dépose régulièrement un peu de théâtre en poudre sur ma soucoupe, comme dans tout foyer. Pourtant, ce n’est pas le chemin de traverse auquel je fais allusion. Le théâtre vient chez moi en chair et en os, tantôt personnifié par les auteurs, tantôt par les acteurs. Ou bien il perce carrément mes murailles et me propose ses rumeurs. Ou bien il est le sujet central des conversations qui se traînent à mon chevet entre spectateurs satisfaits ou irrités. Bref, le théâtre parisien d’aujourd’hui me délègue ses forces, ses spectres et ses fantômes ; il m’est ainsi permis de m’informer et de savoir, tout comme un autre…

Tout le monde a constaté, depuis qu’il y a des chroniqueurs et qui en font admirablement leur métier, que le théâtre est à Paris la chose du monde dont on parle le plus. Que de pièces vous sont ainsi connues que vous n’avez point regardées ! Et tandis que je me livre au petit jeu des bilans, je les entends qui reviennent toutes avec leur signification particulière, ornées de la publicité qui fut faite à leur avènement, et des photos dont il est désormais entendu qu’elles ne peuvent plus se passer.

Voici la Folle de Chaillot de notre cher Giraudoux aujourd’hui devisant et filant en société de Racine, de Jules Renard et de mon vieux Charles-Louis Philippe. La Folle de Chaillot et son enseignement puissant, précieux : le monde sera sauvé par les insouciants, par Moreno et Jouvet, poésie des rues, marchands ambulants et génie de la bricole, contre les forbans abstraits des affaires. Ce n’est pas si faux. La pièce sonne juste comme un louis d’or sur le trottoir. Voici le Soldat et la Sorcière, qui est plus qu’un jeu subtil historié de costumes et d’élégance, et très exactement une entreprise, haute et digne, d’intelligence et de finesse à l’usage du spectacle. Ici, on a repris dans des décors qui témoignent d’un véritable enrichissement intérieur, le Père Humilié et le Voyage de Monsieur Perrichon. Là, on a mis en images violentes et sans recours, ces parties honteuses du cœur et ces volcans éteints de l’âme humaine qui tourmentèrent déjà Schopenhauer et Dostoïevski, Maupassant et Mirbeau, et l’on a osé avec bonheur la mise à nu de ces instincts, de ces buissons de liberté horrible : je veux parler de La Sauvage, de la Maison de Bernarda, et de Divines Paroles. Au Vieux Colombier, dans un cadre particulièrement soigné, Henri Troyat nous a rappelé que si nous sommes peu de chose, nous les Vivants, nous demeurons malgré tout les seuls dignes de vivre, les seuls importants sur cette planète à surprises qui nous veut tant de bien et à laquelle nous voulons tant de mal.

Plus loin, sur la ligne d’horizon, apparaissent dans leur cosse de galanterie aimable et doucement huilée, les pièces conçues exprès pour plaire, bercées par leur propre chanson de mots, de Doris à Jeunes Filles, et l’on est parfois tout ragaillardi d’y trouver des hommages aux recettes et secrets de fabrication qui font que « Paris sera toujours Paris », ainsi qu’il est dit dans la légende populaire. Naturellement, le vaudeville classique demeure, avec ses entrées et sorties, ses belles-mères et ses audaces de situation, parfois si cocasses qu’un bel esprit s’était écrié, il y a quelques années au Palais Royal en présence d’une bouffonnerie de taille : « Transportez ce sujet dans le tragique ou le magique, et imaginez que tant de quiproquos soient déterminés, vous aurez aussitôt du super-Freud ! »

Restent les pièces pensées, qui fleurent l’École Normale, les cafés littéraires, le groupe, l’agrégation de philo… Pièces qui ont fait courir des foules et des jeunesses avides de comprendre le cœur moderne, la cervelle contemporaine ; et ces jeunes têtes se trouvaient en présence d’idées vêtues comme vous et moi, toutes empressées de prendre la place des sentiments absents. Il est bien certain que ces dernières débordent de talent, se hérissent de conceptions et tâchent de guérir les mortels, de les consoler, voire de les appeler à l’aide : « Aux armes, spectateurs, l’humanité est en danger !… » Elles ne se maintiennent cependant qu’à l’état de splendides expériences, et n’apportent pas plus d’eau au moulin français que les adaptations étrangères qui ont fait fureur. De même que le cinéma, le théâtre de la saison close se cherche aussi dans le passé, dans l’avenir ou chez les fantômes, en attendant qu’il s’aperçoive, rutilant et frais, au cœur même de l’actualité, et désireux de se faire aimer.

BAL DES PETITS LITS BLANCS

La vie recommence toujours par des enfants.

Ceux de ma fenêtre, ceux de ma rue, ceux de mon passé.

Et ce soir, ceux de la méditation et de la pensée.

Nous ne pouvons oublier que nous voici réunis ce soir dans cette atmosphère de luxe et de plaisir pour ceux qui n’ont plus de France paternelle derrière eux, au fond de leur affection béante, mais nous devons l’oublier quand même. Nous nous devons à leur bien par le plus singulier et le plus brillant des détours. Il faut vouloir simplement que la vie recommence par des enfants, des fêtes, des insouciances, afin que d’autres enfants, plus tard, soient un jour riches d’amour.

Il faut aussi que cette fête lumineuse qui rejoint les vastes éclairages d’antan, leurs harmonies et leur musique, que cette fête des yeux déshabitués et des esprits rassérénés, que cette poussée du goût français dans un nouvel avenir, soit encore le songe des petits. Je voudrais avoir encore une imagination fraîche et jeune, un cerveau plein de jouets et de locomotives, des mains mêlées aux cerceaux, des jambes de square, un col marin, et pouvoir placer à côté des ombres de tant de parents morts le miroitement de la France sauvée devant laquelle, à nouveau, se dessinent des routes et des enfants.

Qu’est-ce qu’un enfant sinon la patrie qui bouge au fond du cœur et la certitude que tout se remet en mouvement sous nos yeux. On est chez soi, dans le silence syncopé de sa chambre, et l’on entend, jaillis du dehors avec leurs fleurs sonores, tous les bruits de la vie de tous les jours : le moteur, le cheval, la brume des piétons sur les trottoirs, le ronron des maisons qui cuisent au soleil ou souffrent dans la pluie, mais, dans le creuset délicat de ce tout, on distingue bientôt les fines allégresses enfantines. Ce sont les fruits de ce buisson qui poussent dans la mémoire. Il est juste, il est naturel que la société qui se reforme peu à peu après la disparition de la tourmente, entoure de son affection et de sa sollicitude ces innocents chargés d’avenir, et que nous échangions notre passé heureux pour essayer au moins de leur donner quelque lendemain facile. Tous les enfants sont nôtres, il n’est point de cœur qui l’ignore…

 

SOUVENIRS

 

Le bal des Petits Lits Blancs est un des souvenirs dorés des Parisiens. C’était le soir, un soir qui durait toute la nuit, où les ambassadeurs, et le mot n’est pas trop fort, de toutes les fractions de la Capitale se rassemblaient dans la joie. Les officiels aux places d’honneur, le monde autour, le bon public à l’extérieur pour voir passer les robes, le personnel et l’armée dans le grand escalier, le théâtre, le music-hall et le cinéma sur le Pont d’Argent. On était en famille. Le luxe tendait la main à ceux qui le rendent possible : artisans, couturières, bottiers, passementiers. À la clientèle payante se joignait la clientèle invitée qui allait du Président de la République aux habilleuses, aux artistes et imprimeurs dont on admirait le programme, et celui-ci demeurait en fin de compte chez les bibliophiles. Oui, on était en famille. Paris disait adieu, de manière somptueuse et gentille, à ses élites, à ses classes, à ses décorateurs et à ses animateurs. La saison explosait, s’achevait dans une débauche, qui au fond n’en était pas une, qui restait une fête, selon la loi charmante qui veut que les feux d’artifice nous ramènent tous au même dénominateur et fassent de nous des enfants.

Le bal des Petits Lits Blancs d’avant la guerre, qui avait généralement lieu à l’Opéra, qui eut lieu une fois au cercle Interallié, puis à Cannes, au Palm Beach rose et frais, était aussi la plus belle revue de fin d’année que puissent souhaiter les Parisiens, le corps diplomatique, les amateurs de spectacles et les artistes eux-mêmes. Revue des Vedettes, revue des élégances, revue des salons, et même revue des noms à la mode. C’était un dictionnaire vivant, frémissant de conquêtes abouties, de toilettes au point, de numéros incontestables. Des figures que l’on n’avait pas vues depuis longtemps vous rappelaient au passage qu’elles faisaient toujours partie de l’échiquier mondain ; d’autres, que vous aviez vues la veille, à Longchamp, chez la princesse de Polignac, chez la Duchesse de La Rochefoucauld, chez la Comtesse Mathieu de Noailles, la Comtesse André de Fels, à l’Académie, prenaient là soudain un singulier relief. On appréciait intimement ces différences que l’on constate entre l’officier à la caserne et l’officier à la parade. On s’amusait de serrer les mains des représentants de la Presse, de l’Industrie, des Lettres, de la Finance, des Affaires et du Sport. Une confiance naissait avec la musique, une fraternité se faisait jour entre les tables bien servies, et chacun avait la douce impression d’être pour quelque chose dans la cérémonie. Les dames recevaient des cadeaux ; on tirait à la Loterie des objets de luxe ; les princes de la scène, à commencer par Maurice Chevalier, à continuer par le Ballet de l’Opéra, s’ingéniaient à faire mieux que la dernière fois, mieux que toutes les dernières fois, et l’on dansait. On dansait encore à l’heure où les enfants entraient en classe… Tout cela revient ; tout cela sort des brumes et reprend sa place dans le rythme qui fait de Paris la grosse horloge des féeries. Ceux qui se retrouveront ce mois-ci à l’Opéra, avec Monsieur Vincent Auriol, avec Claude Dauphin, avec Poulenc, avec Ludmilla Tcherina, les anciens, les habitués, si j’ose dire, songeront aux grandes eaux d’avant-guerre, aux souvenirs enfouis dans les écrins. Mais, déjà, de notre temps, nous songions aux fêtes qui avaient eu lieu jadis dans ce cadre. L’Opéra est une formidable mémoire, et l’on ne pouvait s’empêcher de se dire que l’on continuait des traditions. Ceux du bal de 38 pensaient au bal de 35, et ceux du bal de 35 évoquaient des splendeurs plus anciennes encore. J’ai vécu une longue série de ces pluies d’or, tantôt avec Ravel, tantôt avec le Préfet de la Seine, avec Anna de Noailles, avec Henri de Régnier, avec Sem, surtout, un des bons historiographes de l’époque, puisqu’il restituait les costumes et les travers… J’ai des souvenirs de plastrons et de pierreries, d’épaules nues et de girls, d’uniformes et de parfums qui charment l’album de mes nuits. Manquer le bal des Petits Lits Blancs, en fin de saison, c’était oublier une pièce capitale du jeu de la vie, et je ne l’oubliais pas, je voulais jouer jusqu’au bout avec les lumières, les sensibilités, les grands amis et ces journées, ces nuits de juin qui sont une manière de fortune morale. Je retrouvais dans les loges, sous le Pont d’Argent, dans leurs voitures ou groupés autour des seaux à champagne, mes amitiés étrangères, des confrères chaleureux, des artistes qui, comme on dit, avaient passé à l’heure dite, et qui applaudissaient les autres. De cigare en cigare, nous repêchions les images anciennes. Je me souviens d’avoir rappelé au préfet Renard, qui le savait d’ailleurs, que Rastignac et Rubempré avaient dansé là, en bottes vernies, et qu’ils avaient admiré les petits souliers de prunelle ou de chevreau des jolies femmes. La vie sociale française a toujours été affamée de conversations. Ces jeunes gens-là, Balzac les faisait parler d’amour, mais nous autres, nous parlions de politique, de sport, de l’inconscient, de l’automatisme. Le bal des Petits Lits Blancs ne nous interdisait pas de nous entretenir à voix basse dans la dentelle du jazz, dans les odeurs de Paris qui semblaient avoir été déposées là par corbeilles. Dans les coins les plus favorables de la salle, les photographes disposaient leurs échalas et buvaient à même l’aimable cohue des tranches de vie de cet optimisme en mouvement. Puis je prenais Florent Schmitt par le bras, ou Reynaldo Hahn, Jacques-Émile Blanche ou Paul Painlevé, plus souvent encore une dame, voire des camarades encore sur le chemin de la gloire, et, après avoir accompli un dernier tour de salle, nous nous imposions le pénible devoir de quitter ce jardin heureux où Paris se donnait du bon temps avant d’attaquer la paix de ses mois d’été. Et quand j’entends aujourd’hui les premiers bruits du bal de 1947 je me laisse bercer par des murmures qui n’ont rien perdu de leur richesse, de leur grâce, et que je reconnais…

SOUHAITS DE NOUVEL AN

Que souhaiterai-je à mes compatriotes à l’occasion de la nouvelle année ? Tout simplement d’être plus gentils ! Ce n’est pas d’hier… Il y avait déjà longtemps que le pays laissait tomber sa bonne grâce. Mais nous n’avons jamais été moins aimables qu’aujourd’hui. L’aménité provient d’une bonne conscience ou de beaucoup d’épreuves. Quand on a suffisamment souffert, on peut devenir méchant ou excellent. Il semble maintenant que nous tournions à l’aigre.

Ne nous vengeons pas de nos misères sur des Français qui n’en sont pas plus responsables que nous ne le sommes nous-mêmes. Il faut que l’indulgence joue, que la cordialité nous réchauffe.

Ne me volez donc pas mon tour dans une file d’attente. Ne vous bousculez pas dans les boutiques. Ne me flanquez pas la porte au nez quand il y a une heure que j’attends. N’obstruez pas la porte du métro quand vous êtes arrivé à y monter. N’avancez pas sombrement l’horloge de votre bureau si vous êtes chargé d’y recevoir le public.

Vous êtes nerveux, sous-alimenté ? Mais d’avoir été prévues, cataloguées, nos souffrances ont pris un caractère organisé qui nous les rendra peu à peu normales, et bientôt habituelles. Il ne me souvient plus si c’était Épictète ou Platon qui estimait qu’une olive par jour suffisait à la nourriture d’un sage. Mais c’était, en tout cas, un bien grand philosophe.

Vous avez le cafard ? Choyez votre métier, un ami, une femme, un animal familier. Exercez-vous à ne plus concevoir les rapports, les élans, les efforts dans la seule mesure où ils sont conformes à vos intérêts. Vous verrez, ça fait du bien.

Non certes, nous ne saurions être très heureux. Mais nos souffrances ne présentent rien de pictural, ni même de spectaculaire. C’est à l’intérieur de nous-mêmes que doivent se distiller l’amertume ou l’angoisse. Il s’agira de quelque chose d’à peu près muet et de tout à fait digne.

Parlez donc peu. Le silence est une arme, la plus efficace de toutes. C’est la lumière bleue du verbe. Apprenez à vivre dans le drame en retenant votre langue.

Si vous ne fuyez pas la discussion, gardez-vous d’y apporter de la passion. Mettons-la en commun, cette passion, pour l’amour de la France, au lieu de la dépenser les uns contre les autres.

Disons-nous : À partir d’aujourd’hui, je ne chicane plus, je n’ergote plus. Je me donne tout entier à l’idée simple de mon pays. Je me sens les coudes des autres, comme disait Jules Renard. Plus tard, quand nous serons guéris, nous pourrons encore discuter des questions de nuances. En attendant, il faut sauver la maison. Alors, que tous les locataires s’y mettent. Ce qui importe donc maintenant, c’est la façon dont nous allons nous y prendre pour penser avec une ardeur profonde aux mêmes choses essentielles tout le temps qu’il faudra…


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en décembre 2018.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Léon-Paul Fargue, Dîners de Lune, Paris, Gallimard (nrf), 1952. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Lune et branchages en Norvège, a été prise par Sylvie Savary.

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