Alexandre Dumas

URBAIN GRANDIER

1634
LES CRIMES CÉLÈBRES

1839-1841

édité par les Bourlapapey,

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Table des matières

 

URBAIN GRANDIER.. 3

Ce livre numérique. 113

 

URBAIN GRANDIER

Le dimanche 26 novembre 1631, il y avait grande rumeur dans la petite ville de Loudun, et surtout dans les rues qui conduisaient de la porte par laquelle on arrivait de l’abbaye de Saint-Jouin de Marmes à l’église de Saint-Pierre, située sur la place du Marché ; cette rumeur était causée par l’attente d’un personnage dont depuis quelque temps on s’occupait en bien et en mal à Loudun, avec un acharnement tout provincial ; aussi était-il facile de reconnaître, aux figures de ceux qui formaient sur le seuil de chaque porte des clubs improvisés, avec quels sentiments divers on allait accueillir celui qui avait pris soin lui-même d’annoncer pour ce jour-là son retour à ses amis et à ses ennemis.

Vers les neuf heures, un grand frémissement courut par toute cette foule, et les mots : Le voilà ! le voilà ! circulèrent avec une rapidité électrique d’une extrémité à l’autre des rassemblements. Alors les uns rentrèrent et fermèrent leurs portes et leurs fenêtres, comme aux jours des calamités publiques ; les autres, au contraire, ouvrirent joyeusement toutes les issues de leurs maisons, comme pour y donner entrée à la joie : et au bout de quelques instants un silence profond, commandé par la curiosité, succéda au bruit et à la confusion qu’avait occasionnés cette nouvelle.

Bientôt, au milieu de ce silence, on vit s’avancer, une branche de laurier à la main, en signe de triomphe, un jeune homme de trente-deux à trente-quatre ans, d’une taille avantageuse et bien proportionnée, à l’air noble, au visage parfaitement beau, quoique son expression fût un peu hautaine : il était revêtu de l’habit ecclésiastique, et, quoiqu’il eût fait trois lieues à pied pour rentrer dans la ville, cet habit était d’une élégance et d’une propreté remarquables. Il traversa ainsi, les yeux au ciel, et chantant d’une voix mélodieuse des actions de grâces au Seigneur, d’un pas lent et solennel, toutes les rues qui conduisaient à l’église du marché de Loudun, et cela sans adresser un regard, un mot ou un geste à personne, quoique toute la foule, se réunissant derrière lui à mesure qu’il avançait, le suivît chantant avec lui, et quoique les chanteuses, car cette foule, nous avons oublié de le dire, se composait presque entièrement de femmes, fussent les plus jolies filles de la ville de Loudun.

Celui qui était l’objet de tout ce mouvement arriva ainsi devant le porche de l’église Saint-Pierre. Parvenu sur la dernière marche, il se mit à genoux, fit à voix basse une prière ; puis, se relevant, il toucha de sa branche de laurier les portes de l’église, qui, s’ouvrant aussitôt, comme par enchantement, laissèrent voir le chœur tendu et illuminé, comme pour l’une des quatre grandes fêtes de l’année, et ayant tous ses commensaux, suisses, enfants de chœur, chantres et bedeaux, à leur place. Alors celui qu’on attendait traversa la nef, entra dans le chœur, fit une seconde prière au pied de l’autel, posa sa branche de laurier sur le tabernacle, revêtit une robe blanche comme la neige, passa l’étole, et commença devant un auditoire composé de tous ceux qui l’avaient suivi le saint sacrifice de la messe, qu’il termina par un Te Deum.

Celui qui venait, pour son propre triomphe à lui, de rendre à Dieu les mêmes grâces qu’on lui rendait pour les triomphes du roi, était le prêtre Urbain Grandier, acquitté la surveille, en vertu d’une sentence rendue par M. d’Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux, d’une accusation portée contre lui, laquelle accusation l’avait fait condamner par l’official à jeûner au pain et à l’eau tous les vendredis, pendant trois mois, et l’avait interdit à divinis dans le diocèse de Poitiers pendant cinq mois, et dans la ville de Loudun pour toujours.

Voici maintenant à quelle occasion l’accusation avait été portée et le jugement rendu.

Urbain Grandier était né à Rovère, bourg voisin de Sablé, petite ville du Bas-Maine ; après avoir étudié les sciences avec son père Pierre et son oncle Claude Grandier, qui s’occupaient d’astrologie et d’alchimie, il était entré, à l’âge de douze ans, ayant reçu déjà une éducation de jeune homme, au collège des Jésuites de Bordeaux, où ses professeurs, outre ce qu’il savait, remarquèrent encore en lui une grande aptitude pour les langues et pour l’éloquence : ils lui firent en conséquence apprendre à fond le latin et le grec, l’exercèrent dans la prédication, afin de développer son talent oratoire ; puis, s’étant pris d’une grande amitié pour un élève qui devait leur faire honneur, ils le pourvurent, aussitôt que son âge lui permit de remplir les fonctions ecclésiastiques, de la cure de Saint-Pierre au marché de Loudun, qui était à leur présentation. Outre cette cure, il fut encore, grâce à ses protecteurs, pourvu, au bout de quelques mois d’installation, d’une prébende dans la collégiale de Sainte-Croix.

On comprend que la réunion de deux bénéfices sur la tête d’un aussi jeune homme, qui, n’étant pas de la province, semblait venir usurper les droits et privilèges des gens du pays, produisit une grande sensation dans la petite ville de Loudun, et exposa le titulaire à l’envie des autres ecclésiastiques. Au reste, ce sentiment avait nombre d’excellents motifs pour s’attacher à lui : Urbain, comme nous l’avons dit, était parfaitement beau ; l’éducation qu’il avait reçue de son père, en le faisant pénétrer assez avant dans les sciences, lui avait donné la clef d’une foule de choses qui restaient des mystères pour l’ignorance, et qu’il expliquait, lui, avec une facilité extrême. En outre, les études libérales qu’il avait faites au collège des Jésuites l’avaient mis au-dessus d’une foule de préjugés sacrés au vulgaire, et pour lesquels il ne dissimulait pas son mépris ; enfin son éloquence avait attiré à ses sermons presque tous les auditeurs des autres communautés religieuses, et surtout ceux des ordres mendiants, qui jusques alors avaient obtenu à Loudun la palme de la prédication. C’était plus qu’il n’en fallait, comme nous l’avons dit, pour donner prétexte à l’envie et pour que l’envie se changeât bientôt en haine : ce fut ce qui arriva.

On connaît la médisante oisiveté des petites villes et le mépris irascible du vulgaire pour tout ce qui le dépasse et le domine. Urbain, par ses qualités supérieures, était fait pour un plus grand théâtre ; mais il se trouva renfermé à l’étroit, manquant d’air et d’espace, entre les murailles d’une petite ville, de sorte que tout ce qui eût concouru à sa gloire à Paris devint à Loudun la cause de sa perte.

Malheureusement pour Urbain, son caractère, loin de lui faire pardonner son génie, devait augmenter encore la haine qu’il inspirait : Urbain, avec ses amis, d’un commerce doux et agréable, était envers ses ennemis railleur, froid et hautain ; inébranlable dans les résolutions qu’il avait prises, jaloux du rang auquel il était arrivé, et qu’il défendait comme une conquête, intraitable sur ses intérêts, quand il avait le droit pour lui, il repoussait les attaques et les injures avec une raideur qui de ses adversaires d’un moment lui faisait bientôt des ennemis de toute la vie.

Le premier exemple qu’Urbain donna de cette inflexibilité fut en 1620, à l’occasion d’un procès qu’il gagna, à peine établi, contre un prêtre nommé Meunier, et dont il fit exécuter le jugement avec tant de rigueur, que celui-ci en conserva contre lui un ressentiment qu’il fit éclater en toute occasion.

Un second procès qu’il eut à soutenir contre le chapitre de Sainte-Croix, au sujet d’une maison que ce chapitre lui disputait, et qu’il gagna comme le premier, lui donna l’occasion de déployer de nouveau cette rigide application du droit ; malheureusement, le fondé de pouvoirs du chapitre qui avait perdu, et qui jouera un grand rôle dans la suite de cette histoire, était un chanoine de la collégiale de Sainte-Croix, directeur du couvent des Ursulines : c’était un homme à passions vives, vindicatif et ambitieux, trop médiocre pour arriver jamais à une haute position, et cependant trop supérieur, dans sa médiocrité, à tout ce qui l’entourait, pour se contenter de la position secondaire qu’il avait prise : aussi hypocrite qu’Urbain était franc, il avait la prétention d’obtenir, partout où son nom serait connu, la réputation d’un homme d’une haute piété, et, pour y parvenir, affectait tout l’ascétisme d’un anachorète et toute la rigidité d’un saint. Très-versé, au reste, dans les matières bénéficiales, il avait regardé comme une humiliation personnelle la perte d’un procès dont il s’était chargé, et du succès duquel il avait en quelque sorte répondu ; si bien que, lorsque Urbain triompha et usa de ses avantages avec la même rigueur qu’il avait fait à l’égard de Meunier, il compta dans Mignon un second ennemi, non-seulement plus acharné, mais encore plus dangereux, que le premier.

Sur ces entrefaites, et à propos de ce procès, il arriva qu’un individu nommé Barot, oncle de Mignon, et par conséquent son partenaire, se prit de discussion avec Urbain ; comme c’était un homme plus que médiocre, Urbain n’eut, pour l’écraser, qu’à laisser tomber de sa hauteur quelques-unes de ces dédaigneuses réponses qui impriment des stigmates comme un fer brûlant ; mais cet homme médiocre était fort riche, n’avait point d’enfants, possédait à Loudun une parenté très-nombreuse, préoccupée sans cesse de lui faire la cour pour trouver place en son testament ; de sorte que l’insultante raillerie, tout en tombant sur Barot, éclaboussa bon nombre de personnes qui, prenant part à sa querelle, augmentèrent les adversaires d’Urbain.

Vers le même temps un événement plus grave arriva : parmi ses pénitentes les plus assidues, Urbain comptait une jeune et jolie personne, fille du procureur du roi, Trinquant, lequel était aussi oncle du chanoine Mignon. Or il advint que cette jeune fille tomba dans un état de langueur qui la força de garder la chambre. Elle fut soignée pendant cette maladie par une de ses amies nommée Marthe Pelletier, qui, renonçant tout à coup aux société qu’elle fréquentait poussa le dévouement jusqu’à s’enfermer avec elle ; mais, lorsque Julie Trinquant fut guérie et qu’elle reparut dans le monde, on apprit que, pendant sa retraite, Marthe Pelletier était accouchée d’un enfant qu’elle avait fait baptiser et qu’elle avait mis en nourrice. Cependant, par une de ces bizarreries étranges qui lui sont si familières, le public prétendit que la véritable mère n’était point celle qui s’était déclarée, et le bruit se répandit qu’à prix d’argent Marthe Pelletier avait vendu sa réputation à son amie : quant au père, on avait encore moins de doute sur ce point, et la clameur publique, habilement soufflée, désigna Urbain.

Alors Trinquant, instruit des bruits qui couraient sur le compte de sa fille, prit sur lui, en sa qualité de procureur du roi, de faire arrêter et conduire en prison Marthe Pelletier ; là elle fut interrogée sur le compte de l’enfant, soutint qu’elle en était la mère, fit la soumission de l’élever, et comme il pouvait y avoir faute, mais non pas crime, Trinquant fut obligé de la relâcher, sans que cet abus de justice eût eu d’autres suites que de rendre l’affaire plus scandaleuse, et d’enfoncer davantage le public dans la conviction qu’il s’était faite.

Ainsi, jusques alors, soit protection du ciel, soit supériorité de la part d’Urbain Grandier, tout ce qui s’était attaqué à lui avait été battu ; mais chacune de ses victoires augmentait le nombre de ses ennemis : bientôt il fut si grand, que tout autre homme qu’Urbain en eût été effrayé et se fût mis en mesure ou de les calmer ou de se prémunir contre leur vengeance ; mais Urbain, dans son orgueil, dans son innocence peut-être, méprisa tous les conseils que ses plus dévoués lui donnèrent, et continua de marcher dans la voie qu’il avait suivie par le passé.

Jusques alors les attaques portées contre Urbain avaient été individuelles et séparées ; ses ennemis attribuèrent leur insuccès à cette cause et résolurent de se réunir pour l’écraser ; en conséquence, une convocation eut lieu chez Barot ; elle devait se composer de Meunier, de Trinquant et de Mignon ; ce dernier amena avec lui un nommé Menuau, avocat du roi, son intime ami, et que cependant un autre motif que cette amitié faisait encore agir : Menuau était amoureux d’une femme dont il n’avait jamais pu rien obtenir, et il se figurait que cette indifférence et ce mépris qu’elle lui témoignait avaient pour cause la passion que lui avait inspirée Urbain. Le but de cette réunion était de chasser l’ennemi commun du pays de Loudenois.

Cependant Urbain veillait avec un si grand soin sur lui-même, qu’on ne pouvait lui reprocher réellement que le plaisir qu’il paraissait prendre dans la société des femmes, qui, de leur côté et avec ce tact que possèdent les plus médiocres, voyant un prêtre jeune, beau et éloquent, le choisissaient de préférence pour leur directeur. Comme cette préférence avait déjà blessé bon nombres de pères et de maris, on convint que ce serait sur ce point, le seul où il fût vulnérable, que l’on attaquerait Grandier. En effet, le lendemain de cette décision, tous les bruits vagues qui depuis longtemps déjà s’étaient répandus commencèrent à prendre quelque consistance ; on parla, sans la nommer, d’une demoiselle de la ville, qui serait, disait-on, malgré les fréquentes infidélités qu’il lui faisait, sa maîtresse dominante ; bientôt on raconta que cette jeune personne ayant eu des scrupules de conscience à l’égard de cette liaison, Grandier les avait apaisés par un sacrilège : ce sacrilège était un mariage qu’il aurait contracté avec elle pendant la nuit, et dans lequel il aurait été à la fois le prêtre et le marié. Plus ces bruits touchaient à l’absurde, plus ils obtinrent de croyance ; bientôt personne ne douta plus à Loudun que la chose ne fût vraie ; et cependant il était, chose étonnante dans une aussi petite ville, impossible de nommer cette étrange épouse qui n’avait pas craint de contracter mariage avec un prêtre du Seigneur.

Quelle que fût la force d’âme de Grandier, il ne pouvait se dissimuler sur quel terrain mouvant il avait mis le pied ; il sentait que la calomnie rampait sourdement autour de lui, et ne se dissimulait pas que, lorsqu’elle l’aurait bien enveloppé de tous ses replis, elle lèverait un jour sa tête infâme, et que de ce jour-là commencerait entre lui et elle la véritable lutte ; mais, dans ses principes, faire un pas en arrière, était avouer qu’il était coupable ; d’ailleurs, peut-être était-il trop tard pour reculer ; il continua donc d’aller en avant, toujours inflexible, railleur et hautain.

Parmi les personnes qui avaient accrédité avec le plus d’acharnement les bruits les plus injurieux à la réputation d’Urbain, était un nommé Duthibaut, important de province, esprit fort de petite ville, oracle de tout ce qui était médiocre et vulgaire ; les propos tenus par lui revinrent à Urbain ; il apprit que chez M. le marquis de Bellay cet homme avait parlé de lui en termes peu mesurés ; et comme un jour, revêtu des habits sacerdotaux, il était prêt à entrer à l’église de Sainte-Croix pour y assister aux offices, il le rencontra sous le porche même de l’église, et lui fit, avec sa hauteur et son mépris accoutumés, reproche de ses calomnies. Celui-ci, habitué par sa fortune et par l’influence qu’il avait prise sur les esprits infimes, auxquels il paraissait un homme supérieur à tout dire et à tout faire impunément, ne put supporter cette réprimande publique, et ayant levé sa canne, il en frappa Urbain.

L’occasion fournie à Grandier de se venger de ses ennemis était trop belle pour qu’il n’en profitât point ; mais, jugeant avec raison qu’il n’obtiendrait pas justice s’il s’adressait aux autorités du pays, quoique le respect dû au culte religieux fût compromis dans cette affaire, il prit le parti d’aller se jeter aux pieds du roi Louis XIII, qui daigna l’écouter, et qui, voulant que l’outrage fait à un ministre de la religion, revêtu des habits sacerdotaux, fût vengé, renvoya l’affaire au parlement pour être le procès fait et parfait à Duthibaut.

Alors les ennemis d’Urbain jugèrent qu’il n’y avait point de temps à perdre, et profitèrent de son absence pour faire porter de leur côté une plainte contre lui. Deux misérables, nommés Cherbonneau et Bugreau, consentirent à se porter délateurs devant l’official de Poitiers : ils accusèrent Grandier d’avoir débauché des femmes et des filles, d’être impie et profane, de ne jamais dire son bréviaire, et de changer le sanctuaire en un lieu de débauche et de prostitution. L’official reçut la plainte, nomma Louis Chauvet, lieutenant civil, et avec lui l’archiprêtre de Saint-Marcel et du Loudenois, pour en informer ; de sorte qu’au moment où Urbain poursuivait à Paris contre Duthibaut, on informait à Loudun contre lui-même.

Cette information se poursuivait avec toute l’activité de la vengeance religieuse. Trinquant déposa comme témoin, et entraîna après lui plusieurs autres dépositions ; au reste, celles qui ne furent point faites selon les désirs des instructeurs furent falsifiées ou omises. Il en résulta que l’information, présentant des charges graves, fut renvoyée à l’évêque de Poitiers, auprès duquel les accusateurs de Grandier avaient des amis très-puissants. D’ailleurs l’évêque avait lui-même un grief personnel contre lui : Urbain avait donné, dans un cas urgent, une dispense de publication de mariage ; de sorte que l’évêque, déjà prévenu, trouvant dans l’instruction, toute superficielle qu’elle était, des charges suffisantes, rendit contre Urbain un décret de prise de corps conçu en ces termes :

 

« Henri-Louis Chataignier de la Rochepezai, par misération divine évêque de Poitiers, vu les charges et informations à nous rendues par l’archiprêtre de Loudun, faites à l’encontre de Urbain Grandier, prêtre curé de Saint-Pierre au marché de Loudun, en vertu de commissions émanées de nous audit archiprêtre, et en son absence au prieur de Chassaignes ; vu aussi les conclusions de notre promoteur sur icelles ; avons ordonné et ordonnons que Urbain Grandier, accusé, soit amené sans scandale ès prisons de notre hôtel épiscopal de Poitiers, si pris et appréhendé peut être, sinon sera ajourné à son domicile à trois briefs jours par le premier appariteur prêtre ou clerc tonsuré, et d’abondant par le premier sergent royal, sur ce requis avec imploration du bras séculier, et auxquels et à l’un d’iceux donnons pouvoir de ce faire et mandement, nonobstant oppositions ou appellations quelconques pour ce fait ; et ledit Grandier ouï, prendre par notre promoteur telles conclusions à l’encontre de lui qu’il verra l’avoir à faire.

« Donné à Dissai le 22e jour d’octobre 1629 ; ainsi signé en l’original.

» HENRI-LOUIS, évêque de Poitiers. »

 

Grandier, comme nous l’avons dit, était à Paris lorsque ce décret fut prononcé contre lui : il y poursuivait devant le parlement sa plainte contre Duthibaut, lorsque celui-ci, qui avait reçu le décret avant que Grandier eût même appris qu’il était rendu, après s’être défendu par le tableau des mœurs scandaleuses du curé, produisit à l’appui de ses assertions la pièce terrible dont il était porteur. La cour, ne sachant plus alors que penser de ce qui se passait devant elle, ordonna qu’avant de faire droit à la plainte de Grandier, celui-ci se retirerait par-devant son évêque pour se justifier des accusations portées contre lui ; Grandier quitta aussitôt Paris, arriva à Loudun, n’y resta que quelques instants pour prendre connaissance de l’affaire, et se rendit immédiatement à Poitiers pour se mettre en état d’y répondre. Mais il y était arrivé à peine, qu’il fut arrêté par un huissier nommé Chatry, et conduit dans la prison de l’évêché.

On était au 15 novembre, cette prison était froide et humide, et cependant Grandier ne put obtenir qu’on le transférât dans une autre : dès ce moment il vit que ses ennemis étaient encore plus puissants qu’il ne le croyait, et prit patience ; il resta ainsi deux mois, pendant lesquels ses meilleurs amis eux-mêmes le crurent perdu ; si bien que Duthibaut riait des poursuites dont il se croyait déjà débarrassé, et que Barot avait déjà présenté un de ses héritiers nommé Ismaël Boulieau pour remplacer Urbain dans ses bénéfices.

Le procès se poursuivait à frais communs, les riches payant pour les pauvres ; car, comme l’instruction se faisait à Poitiers, et que les témoins demeuraient à Loudun, le déplacement d’un aussi grand nombre de personnes nécessitait des frais considérables ; mais le désir de la vengeance fut plus grand que l’avarice : chacun fut taxé selon sa fortune, paya sa taxe, et l’instruction fut achevée au bout de deux mois.

Cependant, quelque soin qu’on y eût mis pour rendre cette instruction la plus fatale qu’il serait possible à celui qu’elle compromettait, le principal chef ne put être prouvé. On accusait Urbain d’avoir débauché des femmes et des filles, mais on ne nommait ni ces femmes ni ces filles ; on ne produisit point de parties qui se plaignissent : tout reposait sur le bruit public, rien ne reposait sur un fait ; c’était un de ces procès les plus étranges qui se fussent jamais vus. Néanmoins jugement fut rendu le 3 de janvier 1630 ; par ce jugement, Grandier fut condamné à jeûner au pain et à l’eau, par pénitence, tous les vendredis pendant trois mois, interdit à divinis dans le diocèse de Poitiers pendant cinq mois, et dans la ville de Loudun pour toujours.

On appela des deux côtés de cette sentence : Grandier en appela à l’archevêque de Bordeaux, et ses adversaires, sous le nom du promoteur de l’officialité, en appelèrent comme d’abus au parlement de Paris ; ce dernier appel était fait pour surcharger Grandier et le courber sous la peine. Mais Grandier avait en lui-même une force qui se mesurait à l’attaque : il fit face à tout, et, se pourvoyant, il fit plaider l’appel au parlement, tandis qu’il restait sur les lieux pour poursuivre en personne son appel auprès de l’archevêque de Bordeaux. Mais comme il s’agissait d’entendre un grand nombre de témoins, et que le déplacement à une si grande distance devenait presque impossible, la cour renvoya la connaissance de l’affaire au présidial de Poitiers. Le lieutenant criminel de Poitiers instruisit donc à nouveau ; mais cette nouvelle instruction, faite avec impartialité, ne fut point favorable aux accusateurs. Il se trouva des contradictions dans les témoins qui tentèrent de persister ; il y en eut d’autres qui avouèrent ingénument qu’ils avaient été gagnés ; d’autres enfin déclarèrent qu’on avait falsifié leurs dépositions, et du nombre de ces derniers étaient un prêtre nommé Méchin et ce même Ismaël Boulieau que Trinquant s’était empressé de présenter comme prétendant aux bénéfices d’Urbain Grandier. La déclaration de Boulieau a été perdue ; mais voici celle de Méchin, qui s’est conservée intacte et telle qu’elle est sortie de sa plume :

 

« Je Gervais Méchin, prêtre vicaire de l’église de Saint-Pierre au marché de Loudun, certifie, par la présente écrite et signée de ma main, pour la décharge de ma conscience sur certain bruit qu’on fait courir qu’en l’information faite par Gilles Robert, archiprêtre, contre Urbain Grandier, prêtre curé de Saint-Pierre, en laquelle information ledit Robert me sollicita de déposer que j’avais dit que j’avais trouvé ledit Grandier couché avec des femmes et des filles tout de leur long dans l’église de Saint-Pierre, les portes étant fermées.

» Item, que plusieurs et diverses fois, à heures indues de jour et de nuit, j’avais vu des filles et des femmes venir trouver ledit Grandier en sa chambre, et quelques-unes desdites femmes y demeuraient depuis une heure après midi, jusqu’à deux ou trois heures après minuit, et y faisaient apporter leur souper par leurs servantes, qui se retiraient incontinent.

» Item, que j’ai vu ledit Grandier dans l’église, les portes ouvertes, et quelques femmes y étant entrées, il les fermait : désirant que tels bruits ne continuent d’avantage, je déclare par ces présentes que je n’ai jamais vu ni trouvé ledit Grandier avec des femmes et des filles dans l’église, les portes étant fermées, ni seul avec elles ; ainsi lorsqu’il a parlé à elles, elles étaient en compagnie, les portes toutes ouvertes ; et pour ce qui est de la posture, je pense avoir assez éclairci par ma confrontation que ledit Grandier était assis et les femmes assez éloignées les unes des autres ; comme aussi je n’ai jamais vu entrer femmes ni filles dans la chambre dudit Grandier de jour ni de nuit ; bien est vrai que j’ai entendu aller et venir du monde au soir bien tard ; mais je ne puis dire qui c’est, attendu qu’il couchait toujours un frère dudit Grandier proche de sa chambre, et n’ai connaissance que ni femmes ni filles y aient fait porter leur souper ; je n’ai non plus déposé ne lui avoir jamais vu dire son bréviaire, parce que ce serait contre vérité, d’autant que diverses fois il m’a demandé le mien, lequel il prenait et disait ses heures ; et semblablement déclare ne lui avoir jamais vu fermer les portes de l’église, et qu’en tous les devis que je lui ai vu avoir avec les femmes, je n’ai jamais vu aucune chose déshonnête, non pas même qu’il leur touchât en aucune façon, mais seulement parlaient ensemble, et que s’il se trouve en ma déposition quelque chose contraire à ce que dessus, c’est contre ma conscience, et ne m’en a été faite lecture, pour ce que je ne l’eusse signée : ce que je dis et affirme pour rendre hommage à la vérité.

» Fait le dernier jour d’octobre 1630.

» Signé G. MÉCHIN. »

 

En face de pareilles preuves d’innocence, il n’y avait pas d’accusation qui pût tenir ; aussi, par jugement du présidial de Poitiers, en date du 25 mai 1631, Grandier fut renvoyé absous, quant à présent, de la plainte portée contre lui. Cependant il lui restait à comparaître devant le tribunal de l’archevêque de Bordeaux, qui était saisi de son appel, afin d’y obtenir sa justification. Grandier profita du moment où ce prélat venait visiter son abbaye de Saint-Jouin-les-Marnes, située seulement à trois lieues de Loudun, pour se pourvoir devant lui : ses ennemis, découragés par le résultat du procès au présidial de Poitiers, se défendirent à peine, et l’archevêque, après une nouvelle instruction, qui jeta encore un jour plus éclatant et plus pur sur l’innocence de l’accusé, rendit une sentence d’absolution.

Cette réhabilitation, poursuivie par Grandier sous les yeux de son évêque, avait eu pour lui deux résultats importants : le premier de faire éclater son innocence, le second de faire ressortir sa haute instruction et les qualités élevées qui en faisaient un homme si supérieur : aussi l’archevêque, qui, en voyant les persécutions auxquelles il était en butte, s’était pris d’un grand intérêt pour Urbain, lui conseilla-t-il de permuter ses bénéfices et de s’éloigner d’une ville dont les principaux habitants paraissaient lui avoir voué une haine si acharnée ; mais une telle capitulation avec son droit n’était point dans le caractère d’Urbain : il déclara à son supérieur que, fort de sa protection et des témoignages de sa conscience, il resterait à l’endroit où Dieu l’avait placé. Alors monseigneur de Sourdis n’avait point cru devoir insister davantage ; seulement, comme il s’était aperçu que si Urbain devait tomber un jour, c’était, comme Satan, par l’orgueil, il avait inséré dans le jugement une phrase par laquelle il lui recommandait de bien et modestement se comporter en sa charge suivant les saints décrets et constitutions canoniques. Nous avons vu, par la rentrée triomphale d’Urbain dans la ville de Loudun, comment il s’était conformé à cette recommandation.

Cependant Urbain Grandier ne se borna point à cette orgueilleuse démonstration, qui fut blâmée de ses amis eux-mêmes, et au lieu de laisser éteindre, ou du moins reposer les haines soulevées contre lui, en ne récriminant point sur le passé, il reprit avec plus d’activité que jamais sa poursuite contre Duthibaut, et la poussa si bien qu’il obtint un arrêt de la chambre de la Tournelle, où Duthibaut fut mandé et blâmé, tête nue, et condamné à diverses amendes, aux réparations et aux frais du procès.

Cet adversaire terrassé, Urbain se retourna aussitôt contre les autres, plus infatigable dans la justice que ses ennemis ne l’avaient été dans la vengeance. La sentence de l’archevêque de Bordeaux lui donnait recours contre ses accusateurs pour ses dommages et intérêts et pour la restitution des fruits de ses bénéfices ; il fit savoir publiquement qu’il porterait la réparation aussi loin qu’avait été l’offense, et se mit au travail pour réunir toutes les preuves qui lui étaient nécessaires pour le succès du nouveau procès, dans lequel à son tour il allait se faire partie. Vainement ses amis lui firent-ils observer que la réparation qu’il avait obtenue était grande et belle, en vain lui représentèrent-ils tous les dangers qu’il y avait pour lui à pousser des vaincus au désespoir ; Urbain répondit qu’il était prêt à souffrir toutes les persécutions que ses ennemis pourraient lui susciter ; mais qu’ayant le droit, on chercherait en vain à lui inspirer la crainte.

Les adversaires de Grandier furent donc instruits de l’orage qu’il amassait sur leurs têtes, et, comprenant que c’était entre eux et cet homme une question de vie et de mort, ils se réunirent de nouveau au village de Pindadane, dans une maison appartenant à Trinquant, Mignon Barot, Meunier, Duthibaut, Trinquant et Menuau, pour parler du coup qui les menaçait. Mignon avait, au reste, déjà noué les fils d’une nouvelle intrigue ; il développa son plan ; le plan fut adopté. Nous allons le voir se dérouler au fur et à mesure ; car les événements procèdent de lui.

Nous avons, à propos de Mignon, dit que ce chanoine était directeur du couvent des Ursulines de Loudun ; l’ordre des Ursulines était tout moderne, et cela tenait aux contestations historiques qu’avait toujours soulevées le récit de la mort de sainte Ursule et de ses onze mille vierges ; néanmoins madame Angèle de Bresse, en l’honneur de cette bienheureuse martyre, avait, en 1560, établi en Italie un ordre de religieuses de la règle de saint Augustin, qui fut approuvé en 1572 par le pape Grégoire XIII, et depuis, en 1614, Madeleine Lhuillier l’introduisit en France, avec l’approbation du pape Paul V, en fondant un monastère à Paris, d’où cet ordre se répandit par tout le royaume ; de sorte qu’en 1626, c’est-à-dire cinq ou six ans seulement avant l’époque où nous sommes parvenus, un couvent de ces mêmes dames s’était établi à Loudun.

Quoique cette communauté fût tout d’abord composée de filles de bonne famille, de noblesse, d’épée, de robe et de bourgeoisie, et que l’on comptât parmi ses fondatrices Jeanne de Belfied, fille du feu marquis de Cose, et parente de M. de Laubardemont ; mademoiselle de Fazili, cousine du cardinal-duc ; deux dames de Barbenis, de la maison de Nogaret ; une dame de Lamothe, fille du marquis de Lamothe Baracé en Anjou ; enfin une dame d’Escoubleau de Sourdis, de la même famille que l’archevêque qui occupait alors le siège de Bordeaux. Comme ces religieuses avaient presque toutes adopté l’état monastique à cause du défaut de fortune, la communauté riche en noms était si pauvre d’argent, qu’elle fut forcée, en s’établissant, de se loger dans une maison particulière. Cette maison appartenait à un nommé Moussaut du Frêne, dont le frère était prêtre : ce frère devint naturellement le directeur de ces saintes filles ; mais au bout d’un an à peine il mourut, laissant sa direction vacante.

La maison qu’habitaient les Ursulines leur avait été cédée à un prix au-dessous de celui qu’elle valait, parce que le bruit courait par la ville qu’il y revenait des esprits. Son propriétaire avait donc pensé avec raison que rien n’était plus propre à chasser les fantômes que de leur opposer une communauté de saintes et religieuses filles qui, passant les journées en jeûnes et en prières, ne pouvaient guère donner prise aux démons sur leurs nuits : en effet, depuis un an qu’elles habitaient la maison, les revenants en avaient complètement disparu, ce qui n’avait pas peu contribué à établir dans la ville leur réputation de sainteté, lorsque leur directeur mourut.

Cette mort était pour les jeunes pensionnaires une occasion toute trouvée de se procurer quelques distractions aux dépens des vieilles religieuses, qui, plus sévères sur la règle que les autres, étaient assez généralement détestées ; elles résolurent donc d’évoquer les esprits que l’on croyait à jamais refoulés dans les ténèbres. En effet, au bout de quelque temps, on entendit d’abord sur les toits de la maison de grands bruits pareils à des plaintes et à des gémissements ; bientôt les fantômes se hasardèrent à pénétrer dans les greniers et dans les mansardes, où leur présence s’annonçait par un grand bruit de chaînes ; enfin ils devinrent si familiers, qu’ils en arrivèrent jusqu’à entrer dans les dortoirs pour tirer le drap des lits et enlever les jupes des religieuses.

La chose inspira une si grande terreur dans le couvent, et fit un si grand bruit dans la ville, que la supérieure réunit les plus sages religieuses en conseil, et leur demanda avis sur les circonstances délicates dans lesquelles on se trouvait : l’opinion unanime fut qu’il fallait remplacer le directeur défunt par un plus saint homme encore, s’il était possible d’en rencontrer un ; et soit réputation de sainteté, soit tout autre motif, on jeta les yeux sur Urbain Grandier, et on lui fit faire des propositions ; mais celui-ci répondit que, déjà chargé de deux bénéfices, il ne lui resterait pas assez de temps pour veiller efficacement sur le blanc troupeau dont on lui proposait d’être le berger, et qu’il invitait la supérieure à s’adresser à un autre plus digne et moins occupé que lui.

Cette réponse, comme on le comprend bien, blessa l’orgueil de la communauté, qui alors tourna les yeux vers Mignon, prêtre chanoine de l’église collégiale de Sainte-Croix, qui, tout blessé qu’il était que cette offre lui fût faite au refus d’Urbain Grandier, n’en accepta pas moins, mais en gardant à celui qui avait d’abord été jugé plus digne que lui une de ces haines bilieuses qui, au lieu de se calmer, s’aigrissent avec le temps ; on a vu, par l’exposé que nous avons déjà mis sous les yeux du lecteur, comment peu à peu cette haine s’était fait jour.

Cependant, aussitôt nommé, le nouveau directeur avait reçu de la supérieure un avis qui lui apprenait quels adversaires il allait avoir à combattre. Au lieu de la rassurer en niant l’existence des fantômes qui tourmentaient la communauté, Mignon, qui vit tout d’abord dans leur disparition, à laquelle il espérait bien parvenir, un moyen de consolider la réputation de sainteté à laquelle il aspirait, répondit que la sainte Écriture reconnaissait l’existence des esprits, puisque, grâce au pouvoir de la pythonisse d’Endor, l’ombre de Samuel était apparue à Saül ; mais que le rituel offrait des moyens sûrs de les expulser, si acharnés qu’ils fussent, pourvu que celui qui les attaquait fût pur de pensée et de cœur, et qu’il espérait bien, avec l’aide de Dieu, débarrasser la communauté de ses nocturnes visiteurs ; aussitôt, pour procéder à leur expulsion, il ordonna un jeûne de trois jours qui serait suivi d’une confession générale.

On comprend que, grâce aux questions qu’il adressa aux pensionnaires, il ne fut pas difficile à Mignon d’arriver à la vérité ; celles qui faisaient les fantômes s’accusèrent et nommèrent comme leur complice une jeune novice de seize à dix-sept ans, nommée Marie Aubin ; celle-ci avoua la vérité, et dit que c’était elle qui se levait la nuit et allait ouvrir la porte du dortoir, que les plus peureuses de la chambrée avaient grand soin chaque soir de fermer en dedans, ce qui, à la terreur générale, n’empêchait pas, comme on le devine bien, les esprits d’entrer. Mignon, sous prétexte de ne point les exposer à la colère de la supérieure, qui pourrait soupçonner quelque chose si les apparitions cessaient juste le lendemain de la confession, les autorisa à renouveler encore de temps en temps leur tapage nocturne, en leur ordonnant cependant de le cesser graduellement ; puis, retournant à la supérieure, il lui annonça qu’il avait trouvé les pensées de toute la communauté tellement chastes et pures, qu’il espérait qu’avec l’aide de ses prières le couvent serait incessamment débarrassé des apparitions qui l’obsédaient.

Les choses arrivèrent comme l’avait prédit le directeur, et la réputation du saint homme qui avait veillé et prié pour la délivrance des bonnes Ursulines s’en accrut singulièrement dans la ville de Loudun.

Tout était donc redevenu parfaitement tranquille au couvent, lorsque arrivèrent les événements que nous avons racontés, et que Mignon, Duthibaut, Menuau, Meunier et Barot, après avoir perdu leur cause devant l’archevêque de Bordeaux, et se voyant menacés par Grandier d’être poursuivis comme faussaires et calomniateurs, se réunirent afin de résister à cet homme à la volonté inflexible, qui les perdrait s’ils ne le perdaient pas.

Le résultat de cette réunion fut un bruit étrange qui se répandit au bout de quelque temps : on se disait sourdement à Loudun que les revenants, chassés par le saint directeur, étaient revenus à la charge sous une forme invisible et impalpable, et que plusieurs religieuses avaient donné, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actes, des preuves évidentes de possession. On parla de ces bruits à Mignon, qui, au lieu de les démentir, leva les yeux au ciel en disant que Dieu était certainement bien grand et bien miséricordieux ; mais aussi que Satan était bien habile, surtout lorsqu’il était secondé par cette fausse science humaine qu’on appelle magie ; que cependant, quoique ces bruits ne fussent pas entièrement dénués de fondement, rien n’était encore certain à l’endroit d’une possession réelle, et que le temps pourrait seul à cet égard établir la vérité.

On devine l’effet que produisirent de pareilles réponses sur des esprits déjà disposés à accueillir les bruits les plus étranges. Mignon les laissa circuler ainsi pendant quelques mois, sans leur donner d’autre aliment ; enfin, un jour il alla trouver le curé de Saint-Jacques de Chinon, lui dit que les choses en étaient, au couvent des Ursulines, au point qu’il ne pouvait plus prendre seul la responsabilité du salut de ces pauvres filles, et l’invita à venir les visiter avec lui. Ce curé, qui se nommait Pierre Barré, était en tout point l’homme qu’il fallait à Mignon pour mener à bien une pareille affaire, exalté, mélancolique, visionnaire, prêt à tout entreprendre pour augmenter sa réputation d’ascétisme et de sainteté. Il voulut dès le premier abord donner à cette visite toute la solennité que comportait une circonstance aussi grave : en conséquence, il se rendit à Loudun à la tête de ses paroissiens, qu’il amena en procession, faisant le chemin à pied pour donner plus d’éclat et de retentissement à la chose : c’était inutile : pour moins, que cela la ville eût été en rumeur.

Mignon et Barré entrèrent au couvent, pendant que les fidèles se répandaient dans les églises, faisant des prières pour l’efficacité des exorcismes ; ils restèrent six heures enfermés avec les religieuses ; puis, au bout de ce temps, Barré sortit, annonçant à ses paroissiens qu’ils pouvaient retourner seuls à Chinon ; mais que, quant à lui, il restait à Loudun pour aider le vénérable directeur des Ursulines dans la tâche sainte qu’il avait entreprise ; puis il leur recommanda de prier, soir et matin avec toute la ferveur dont ils étaient capables, afin que dans cette affaire, où elle était si gravement compromise, la cause de Dieu triomphât.

Cette recommandation, que n’accompagna aucune autre explication, redoubla la curiosité universelle : on se disait que ce n’était pas une ou deux religieuses seulement, mais tout le couvent qui était possédé. Quant au magicien qui avait jeté le charme, on commençait à le nommer tout haut : c’était Urbain Grandier, que Satan avait attiré à lui, par l’orgueil, et qui avait fait, pour être l’homme le plus savant de la terre, un pacte par lequel il avait vendu son âme ; et, en effet, ce que savait Urbain était tellement au-dessus des connaissances générales des habitants de Loudun, que beaucoup n’eurent pas de peine à croire ce qu’on rapportait à ce sujet ; quelques-uns cependant haussaient les épaules à toutes ces absurdités, et riaient à toutes ces momeries, dont ils ne voyaient encore que le côté ridicule.

Mignon et Barré renouvelèrent ainsi leurs visites aux religieuses pendant dix ou douze jours, et chaque fois restèrent près d’elles tantôt quatre, tantôt six heures, quelquefois toute la journée ; enfin, le lundi 11 octobre 1632, ils écrivirent à M. le curé de Venier, à messire Guillaume Cerisay de la Guerinière, bailli du Loudunois, et à messire Louis Chauvet, lieutenant civil, pour les prier de se transporter au couvent des Ursulines pour y voir deux religieuses possédées du malin esprit, et constater les effets étranges et presque incroyables de cette possession. Requis de cette manière, les deux magistrats ne purent se dispenser d’obtempérer à la demande ; d’ailleurs, ils partageaient la curiosité générale, et n’étaient point fâchés de savoir par eux-mêmes à quoi s’en tenir sur tous les bruits qui, depuis quelque temps, couraient par la ville. Ils se rendirent donc au couvent pour assister aux exorcismes, et les autoriser s’ils jugeaient la possession réelle, ou pour arrêter le cours de cette comédie s’ils jugeaient la possession feinte. Arrivés à la porte, ils virent venir au-devant d’eux Mignon, revêtu de son aube et de son étole, qui leur dit que les religieuses avaient été travaillées pendant quinze jours de spectres et de visions épouvantables, et qu’ensuite la mère supérieure et deux autres religieuses avaient été visiblement possédées pendant huit ou dix jours par les mauvais esprits ; mais qu’enfin, ces mauvais esprits avaient été expulsés de leurs corps par le ministère tant de lui que de Barré et de quelques autres religieux carmes, qui avaient bien voulu leur prêter la main contre leurs communs ennemis ; mais que dans la nuit du dimanche, jour précédent et 10 du mois, la supérieure Jeanne de Belfield et une sœur laie appelée Jeanne Dumagnoux, avaient été tourmentées de nouveau, et étaient reprises des mêmes esprits. Alors il avait découvert dans ses exorcismes que cela s’était fait par un nouveau pacte dont le symbole et la marque était un bouquet de roses, comme le symbole et la marque du premier était trois épines noires : il ajouta que les malins esprits n’avaient jamais voulu se nommer pendant la première possession, mais que forcé enfin par ses exorcismes, celui qui venait de se réemparer (sic) de la mère supérieure avait été forcé de confesser son nom, et que c’était Astaroth, l’un des plus grands ennemis de Dieu : quant à celui qui tenait la sœur laie, c’était un diable d’un ordre inférieur et qui s’appelait Sabulon. Malheureusement, dit Mignon, en ce moment les deux possédées reposaient : en conséquence, il invitait le bailli et le lieutenant civil à remettre leur visite à un autre moment. En effet, ces deux magistrats allaient se retirer, lorsqu’une religieuse vint les avertir que les énergumènes étaient de nouveau travaillées : en conséquence, ils montèrent avec Mignon et le curé de Venier, dans une chambre haute, garnie de sept petits lits, dont deux seulement étaient occupés, l’un par la supérieure et l’autre par la sœur laie. La supérieure, comme celle dont la possession était la plus importante, était environnée de plusieurs carmes, des religieuses du couvent, de Mathurin Rousseau, prêtre et chanoine de Sainte-Croix, et de Mannouri, chirurgien de la ville.

Les deux magistrats ne se furent pas plus tôt mêlés aux assistants, que la supérieure fut saisie de mouvements violents, fit des contorsions étranges, et poussa des cris qui imitaient parfaitement ceux d’un cochon de lait : les deux magistrats la regardaient avec un profond étonnement, lorsqu’elle augmenta encore leur stupéfaction en s’enfonçant dans son lit et en en ressortant tout entière, et cela avec des gestes et des grimaces si diaboliques, que, s’ils ne crurent pas à la possession, ils admirèrent au moins la manière dont elle était jouée. Alors Mignon dit au bailli et au lieutenant civil que, quoique la supérieure n’eût jamais connu le latin, elle allait, s’ils le désiraient, répondre dans cette langue aux questions qu’il lui adresserait : les magistrats répondirent qu’ils étaient venus pour constater la possession ; qu’en conséquence, ils invitaient l’exorciste à leur donner de cette possession toutes les preuves possibles. Mignon s’approcha donc de la supérieure, et ayant ordonné le plus profond silence, il lui mit d’abord les deux doigts dans la bouche, puis ayant fait tous les exorcismes commandés par le rituel, il procéda à l’interrogatoire ; le voici textuellement reproduit.

D. Propter quam causam ingressus es in corpus hujus virginis ? Pour quelle cause es-tu entré dans le corps de cette jeune fille ?

R. Causâ animositatis. Pour cause d’animosité.

D. Per quod pactum ? Par quel pacte ?

R. Per flores. Par les fleurs.

D. Quales ? Quelles fleurs ?

R. Rosas. Les roses.

D. Quis misit ? Qui t’a envoyé ?

 

À cette demande, les deux magistrats remarquèrent chez la supérieure un mouvement d’hésitation : deux fois elle ouvrit la bouche pour répondre, et cependant ce ne fut qu’à la troisième qu’elle répondit d’une voix faible :

R. Urbanus. Urbain.

D. Dic cognomen ? Dites son prénom ?

Ici, il y eut de la part de la possédée une nouvelle hésitation ; cependant, comme forcée par l’exorciste, elle répondit :

R. Grandier. Grandier.

D. Dic qualitatem ? Dites sa qualité ?

R. Sacerdos. Prêtre.

D. Cujus ecclesiæ ? De quelle église ?

R. Sancti Petri. De Saint-Pierre.

D. Quæ persona attulit flores ? Quelle personne porta les fleurs ?

R. Diabolica. Une personne envoyée par le diable.

À peine cette dernière parole avait-elle été prononcée, que la possédée revint à son bon sens, pria Dieu, et essaya de manger un peu de pain qu’on lui offrit, et le rejeta aussitôt, en disant qu’elle ne pouvait l’avaler, attendu qu’il était trop sec : on lui apporta alors des choses liquides, dont elle mangea, mais fort peu, troublée qu’elle était sans cesse par le retour des convulsions. Alors le bailli et le lieutenant civil, voyant que tout était fini de ce côté, se retirèrent dans l’embrasure d’une fenêtre et se mirent à causer à voix basse ; aussitôt Mignon, qui craignait qu’ils ne fussent pas suffisamment édifiés, alla à eux, et leur dit qu’il y avait dans le fait qui se représentait quelque chose de semblable à l’histoire de Gaufredi, qui venait d’être exécuté il y avait quelques années, en vertu d’un arrêt du parlement d’Aix en Provence. Ce que disait là Mignon découvrait si visiblement et si maladroitement son but, que ni le lieutenant civil ni le bailli ne répondirent à cette interpellation ; seulement le lieutenant civil dit à l’exorciste qu’il était étonné qu’il n’eût point pressé la supérieure sur cette cause de haine dont elle avait parlé dans ses réponses, et qu’il était si important d’approfondir ; mais Mignon s’en excusa en disant qu’il lui était défendu de faire des questions de pure curiosité. Le lieutenant civil allait insister, lorsque la sœur laie tira Mignon d’embarras en entrant en convulsion à son tour : le bailli et le lieutenant civil se rendirent aussitôt près de son lit, et sommèrent Mignon de lui faire les mêmes questions qu’à la supérieure ; mais l’exorciste eut beau l’interroger, il n’en put tirer autre chose que ces mots : À l’autre ! à l’autre ! Mignon expliqua ce refus de réponse en disant que le diable qui possédait celle-ci étant d’une nature secondaire, il renvoyait les exorcistes Astaroth, qui était son supérieur. Bonne ou mauvaise, comme cette réponse fut la seule que les magistrats obtinrent de Mignon, ils se retirèrent, dressèrent un procès-verbal de ce qu’ils avaient vu et entendu, et le signèrent, s’abstenant de toutes réflexions.

Mais il n’en fut pas ainsi dans la ville, et peu se montrèrent sous ce rapport aussi circonspects que l’avaient été ces deux magistrats : les dévots crurent, les hypocrites firent semblant de croire ; mais les mondains, et le nombre en était grand, retournèrent la possession sur toutes ses faces, et ne se firent aucun scrupule de mettre à jour toute leur incrédulité. Ils s’étonnaient, et ce n’était pas sans raison, il faut l’avouer, que les diables, expulsés pour deux jours seulement, n’aient paru céder la place que pour s’en réemparer de nouveau à la confusion des exorcistes ; ils se demandaient pourquoi le démon de la supérieure parlait latin, quoique celui de la sœur laie parût ignorer cette langue, le rang qu’il occupait dans la hiérarchie diabolique ne leur paraissant pas une raison suffisante pour expliquer ce supplément d’éducation ; enfin le refus qu’avait fait Mignon de poursuivre l’interrogatoire à l’endroit de la cause de haine, faisait soupçonner qu’Astaroth, si lettré qu’il fût en apparence, était arrivé au bout de son latin, et ne se souciait pas de continuer le dialogue dans l’idiome de Cicéron. D’ailleurs, on n’ignorait pas que, quelques jours auparavant, une réunion des plus grands ennemis d’Urbain avait eu lieu, comme nous l’avons dit, au village de Puidardane : on trouvait, en outre, que Mignon avait commis une grande inconséquence en parlant sitôt du prêtre Gaufredi, supplicié à Aix ; enfin on eût désiré que d’autres religieux que les frères carmes, qui avaient particulièrement à se plaindre de Grandier, eussent été appelés à l’exorcisme ; tout cela, il faut en convenir, était on ne peut plus spécieux.

Le lendemain 12 octobre, le bailli et le lieutenant civil, ayant appris que les exorcismes recommençaient sans qu’on les eût appelés, se firent accompagner du chanoine Rousseau et suivre de leur greffier, et se rendirent de nouveau au couvent. Arrivés là, ils firent appeler Mignon, et lui remontrèrent que cette affaire était de telle importance, que, dans aucun cas, on ne devait la pousser plus loin hors de la présence des autorités, et qu’il était nécessaire qu’on les appelât désormais à chaque nouvelle séance ; ils ajoutèrent encore que sa qualité de directeur des bonnes religieuses pouvait attirer sur lui, Mignon, si connu en outre pour sa haine contre Grandier, des soupçons de suggestions indignes de son caractère, soupçons qu’il devait désirer, tout le premier, voir dissiper le plus tôt possible, qu’en conséquence, des exorcistes désignés par la justice continueraient dorénavant l’œuvre qu’il avait si saintement commencée. Mignon dit aux magistrats qu’il ne s’opposerait jamais à ce qu’ils fussent présents aux exorcismes ; mais qu’il ne pouvait pas assurer que les diables voulussent répondre à d’autres qu’à lui et à Barré. En effet, Barré s’avança au même moment, plus pâle et plus sombre encore qu’à l’ordinaire, et annonça aux magistrats, en homme dont l’assertion doit être crue, qu’il venait, avant qu’ils fussent arrivés, de se passer des choses fort extraordinaires. Le bailli et le lieutenant civil demandèrent alors quelles étaient ces choses, et Barré répondit qu’il avait appris de la supérieure qu’elle avait, non pas un, mais sept diables dans le corps, dont Astaroth était le chef ; que Grandier avait donné le pacte fait entre lui et le diable, sous le symbole d’un bouquet de roses, à un nommé Jean Pivart, lequel l’avait remis entre les mains d’une fille qui l’avait porté par-dessus les murailles dans le jardin du couvent ; que ce fait s’était accompli dans la nuit du samedi au dimanche, horâ secundâ nocturnâ : c’est-à-dire deux heures après minuit. C’étaient là les propres termes dont elle s’était servie ; cependant, tout en nommant Jean Pivart, elle s’était constamment refusée à désigner la fille : alors interrogée sur ce que c’était que ce Pivart, elle avait répondu : Pauper magus, un pauvre sorcier ; qu’alors il l’avait pressée sur ce mot de magus, et qu’elle avait repris : Magicianus et civis, sorcier et citoyen. C’est à ce moment que les deux magistrats étaient arrivés, et la séance en était là.

Le lieutenant civil et le bailli écoutèrent ce récit avec la gravité qui convenait à des hommes chargés de hautes fonctions judiciaires, et déclarèrent à Mignon et à Barré qu’ils allaient monter dans la chambre des possédées, afin de juger par leurs yeux des choses miraculeuses qui s’y passaient ; les deux exorcistes ne s’y opposèrent nullement ; mais ils dirent qu’ils croyaient les diables fatigués de la séance, et qu’il était possible qu’ils ne voulussent plus répondre. En effet, au moment où le lieutenant civil et le bailli entrèrent, les deux malades avaient paru reprendre un peu de calme ; Mignon profita de ce moment pour dire la messe ; les deux magistrats l’écoutèrent dévotement et tranquillement ; car pendant tout le temps du saint sacrifice, les diables n’osèrent bouger : on croyait qu’ils donneraient quelques marques d’opposition lors de l’élévation du saint sacrement ; mais tout se passa au contraire dans la plus profonde tranquillité, la sœur laie, seulement, éprouva un grand tremblement des pieds et des mains ; mais eu fut tout ce qu’on observa pendant cette matinée digne d’être mentionné au procès-verbal ; cependant Barré et Mignon promirent que si le lieutenant civil et le bailli revenaient vers les trois heures, les diables, qui auraient repris leurs forces dans l’intervalle, donneraient probablement une seconde représentation.

Comme l’intention des juges était de pousser l’affaire à bout, ils retournèrent à l’heure dite au couvent, accompagnés de messire Irénée de Sainte-Marthe, sieur Deshumeaux, et trouvèrent la chambre pleine de curieux : les exorcistes n’avaient point menti, les diables étaient à l’œuvre.

La supérieure, comme toujours, était la plus tourmentée, et c’était tout simple, puisque, d’après son propre aveu, elle avait sept diables dans le corps ; aussi était-elle dans de terribles convulsions, se tordant et écumant comme si elle eût été enragée. Un pareil état ne pouvait durer sans compromettre très-réellement la santé de celle qui était ainsi tourmentée ; Barré demanda donc au diable quand il sortirait : Cras manè, demain au matin, répondit-il. L’exorciste insista alors, et voulut savoir pourquoi il ne sortait pas tout de suite ; alors la supérieure murmura ce mot : Pactum, un pacte ; puis celui de : Sacerdos, un prêtre ; et enfin celui de finis ou finit ; car les plus proches entendirent mal : le diable, de peur des barbarismes sans doute, parlait entre les dents de la religieuse. C’étaient de fort médiocres explications ; aussi les deux juges exigèrent-ils que l’on continuât l’interrogatoire ; mais les diables étaient à bout et ne voulurent plus parler, on eut beau les abjurer par les exorcismes les plus puissants, ils gardèrent obstinément le silence. On mit alors le saint ciboire sur la tête de la supérieure, et l’on accompagna cette action d’oraisons et de litanies, mais tout fut inutile ; seulement quelques assistants prétendirent que la supérieure paraissait tourmentée avec plus de violence lorsqu’on prononçait le nom de certains bienheureux, comme par exemple celui de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Antoine et de sainte Marie-Madeleine. Les oraisons et les litanies terminées, Barré ordonna à la supérieure de dire qu’elle donnait son cœur et son âme à Dieu, ce qu’elle fit sans difficulté ; mais il n’en fut pas ainsi lorsqu’il lui commanda de dire qu’elle lui donnait son corps ; car, en ce moment, le diable qui la possédait indiquait par de nouvelles convulsions que ce ne serait pas sans résistance qu’il se laisserait chasser de son domicile, ce qui donna une curiosité plus grande à ceux qui lui avaient entendu promettre, bien malgré lui sans doute, qu’il en sortirait le lendemain. Néanmoins, malgré la résistance obstinée du diable, la supérieure finit par donner son corps à Dieu, comme elle lui avait donné son cœur et son âme, et victorieuse de cette dernière lutte, elle reprit son visage ordinaire, et comme si rien ne s’était passé, elle dit en souriant à Barré qu’il n’y avait plus de Satan en elle. Le lieutenant civil lui demanda alors si elle se souvenait des questions qui lui avaient été faites et des réponses qui les avaient suivies, mais elle répondit qu’elle ne se souvenait plus de rien ; puis ensuite, ayant pris quelque nourriture, elle raconta à tous les assistants qu’elle se rappelait parfaitement comment ce premier sort, dont avait déjà triomphé Mignon, lui avait été donné : c’était pendant qu’elle était au lit, vers les dix heures du soir, et au moment où il y avait plusieurs religieuses dans la chambre ; elle sentit qu’on prenait une de ses mains, qu’on y mettait quelque chose et qu’on la lui refermait ; au même instant elle sentit comme trois piqûres d’épingle, et comme elle jeta un grand cri, les religieuses s’approchèrent d’elle, elle leur tendit la main, et elles y trouvèrent trois épines noires qui avaient fait chacune une petite plaie. En ce moment, et comme pour écarter, tout commentaire, la sœur laie eut quelques convulsions ; Barré commença ses prières et ses exorcismes ; mais à peine avait-il dit quelques paroles, qu’il s’éleva de grands cris dans l’assemblée : une personne de la société avait vu descendre par la cheminée un chat noir qui avait disparu ; nul ne douta que ce fût le diable, et chacun se mit à sa poursuite ; cependant ce ne fut pas sans difficulté qu’on mit la main dessus ; effrayé de voir tant de monde et d’entendre un pareil bruit, le pauvre animal s’était réfugié sur un baldaquin ; il fut aussitôt apporté sur le lit de la supérieure, où Barré commença de l’exorciser en le couvrant de signes de croix, et en lui faisant plusieurs adjurations ; mais en ce moment, la tourière du couvent, s’étant avancée, reconnut que le prétendu diable n’était autre que son chat, qu’elle réclama aussitôt, de peur qu’il lui arrivât malheur.

L’assemblée était sur le point de se préparer, et comme Barré comprit que le dernier événement qui venait d’arriver pouvait jeter quelque ridicule sur la possession, il résolut de répandre de nouveau sur elle une salutaire terreur, en disant qu’il allait brûler les fleurs où le second sort avait été mis. En effet, il prit un bouquet de roses blanches déjà fanées, et, se faisant apporter un réchaud, il le jeta dans le feu : au grand étonnement de tout le monde, le bouquet fut consumé sans aucun des signes accompagnent d’ordinaire ce genre d’opération ; le ciel resta calme, le tonnerre ne se fit point entendre, et aucune mauvaise odeur ne se répandit. Comme cette simplicité dans l’acte de destruction du pacte avait paru faire mauvais effet, Barré promit pour le lendemain des choses miraculeuses : il dit que le diable parlerait plus clairement qu’il n’avait jamais fait, sortirait du corps de la supérieure, et donnerait des signes si évidents de sa sortie, qu’il n’y aurait alors personne qui oserait douter encore de la vérité de la possession ; alors le lieutenant criminel René Hervé, qui avait assisté à ce dernier exorcisme, dit à Barré qu’il faudrait profiter de ce moment pour interroger le démon relativement à Pivart, qui était inconnu à Loudun, où tout le monde se connaissait cependant. Barré répondit en latin : Et hoc dicet et puellam nominabit, ce qui veut dire : — Non seulement il dira cela, mais encore il nommera la jeune fille. – Cette jeune fille que devait nommer le diable, était, on se le rappelle, celle qui avait apporté les roses, et que le démon jusque-là avait obstinément refusé de faire connaître. Ces promesses faites, chacun se retira chez soi, attendant avec impatience le lendemain.

Le même soir, Grandier se présenta chez le bailli ; d’abord il avait ri de ces exorcismes, car la fable lui avait paru si mal tissue et l’accusation si grossière, qu’il ne s’en était point inquiété. Mais, voyant l’importance que l’affaire prenait et la haine profonde qu’y menaient ses ennemis, l’exemple du prêtre Gaufredi, cité par Mignon, se présenta à son tour à son esprit, et il résolut d’aller au-devant de ses adversaires. Il venait en conséquence déposer sa plainte. Elle se fondait sur ce que Mignon avait exorcisé les religieuses en présence du lieutenant civil, du bailli et d’un grand nombre d’autres personnes, et l’avait, devant ces personnes, fait nommer par les prétendues énergumènes comme l’auteur de leur possession ; que c’était une imposture et une calomnie suggérées contre son honneur ; qu’en conséquence, il suppliait le bailli, que l’instruction de cette affaire regardait spécialement, de faire séquestrer les religieuses que l’on prétendait possédées et de les faire interroger séparément. Qu’alors, et dans le cas où il se trouverait quelque apparence de possession, il plut à ce magistrat de nommer des ecclésiastiques de rang et de probité, qui, n’ayant aucun motif de lui en vouloir, à lui suppliant, ne lui fussent pas suspects comme l’étaient Mignon et ses adhérents, pour exorciser les religieuses, si besoin était ; sommant, en outre, le bailli de dresser procès-verbal exact de ce qui se passerait aux exorcismes, afin que lui, suppliant, pût se pourvoir devant qui de droit, s’il le jugeait convenable. Le bailli donna acte à Grandier de ses fins et conclusions, et lui déclara que c’était Barré qui avait exorcisé ce jour-là, chargé qu’il en était, disait-il, par l’évêque de Poitiers lui-même. Comme c’était, ainsi qu’on l’a pu voir, un homme de sens, sans aucune animosité contre Grandier, il lui donna le conseil de s’adresser à son évêque, qui malheureusement était l’évêque de Poitiers, qui était déjà prévenu contre lui et lui en voulait fort d’avoir fait casser son jugement par l’archevêque de Bordeaux. Grandier ne se dissimulait point que le prélat ne lui serait point favorable ; aussi résolut-il d’attendre au lendemain pour voir comment la chose se passerait.

Ce lendemain attendu avec une si grande impatience et par tant de monde arriva enfin. Le bailli, le lieutenant civil, le lieutenant criminel, le procureur du roi et le lieutenant de la prévôté, suivis des greffiers des deux juridictions, se présentèrent au couvent vers les huit heures du matin : ils trouvèrent la première porte ouverte, mais la seconde fermée. Après quelques instants d’attente, Mignon la leur ouvrit, et les introduisit dans un parloir. Là, il leur dit que les religieuses se préparaient à la communion, et il les pria de se retirer dans une maison qui était de l’autre côté de la rue, et où il les ferait prévenir, afin qu’ils revinssent. Les magistrats se retirèrent alors en prévenant Mignon de la requête présentée par Urbain.

L’heure s’écoula, et comme Mignon, oubliant sa promesse, ne les faisait pas appeler, ils entrèrent tous dans la chapelle du couvent, où on leur dit que se passait ce jour-là l’exorcisme. Les religieuses venaient de quitter le chœur, et Barré se présenta à la grille avec Mignon, et leur dit qu’ils venaient d’exorciser les deux possédées, qui, grâce à leurs conjurations, étaient maintenant délivrées des mauvais esprits. Ils ajoutèrent qu’ils avaient de concert travaillé à l’exorcisme depuis sept heures du matin, et qu’il s’était passé de grandes merveilles dont ils avaient dressé acte, mais qu’ils n’avaient pas jugé à propos d’admettre aux conjurations d’autres personnes que les exorcistes eux-mêmes. Le bailli leur fit observer que cette manière de procéder était non seulement illégale, mais encore les rendait, auprès de ceux qui n’étaient prévenus ni pour les uns ni pour les autres, suspects de mensonge et de suggestion, attendu que la supérieure ayant accusé publiquement Grandier, c’était publiquement, et non en secret, qu’elle devait renouveler et soutenir cette accusation, et que c’était de leur part user de grande hardiesse, que d’inviter à venir et de faire attendre une heure des gens de leur caractère et de leur condition, pour leur dire après qu’on les avait jugés indignes d’assister à l’exorcisme pour lequel on les avait fait venir ; il ajouta qu’il dresserait procès-verbal de cette singulière contradiction entre les promesses et les résultats, comme ils avaient déjà fait la veille et la surveille. Mignon répondit que lui et Barré n’avaient eu pour but que l’expulsion des démons ; que cette expulsion avait réussi, et que l’on en verrait naître un grand bien pour la sainte foi catholique, attendu que, profitant de l’empire qu’ils avaient pris sur les démons, ils leur avaient ordonné de produire dans les huit jours quelque grand et miraculeux événement qui mettrait la magie d’Urbain Grandier et la délivrance des religieuses en un si grand jour, que personne ne douterait plus à l’avenir de la vérité de la possession. Les magistrats dressèrent un procès-verbal de ce qui s’était passé et des discours de Barré et de Mignon, et le signèrent tous, à l’exception du lieutenant criminel, qui déclara qu’ajoutant parfaitement foi à ce qu’avaient dit les exorcistes, il ne voulait pas contribuer à augmenter le doute déjà trop malheureusement répandu parmi les mondains.

Le même jour, le bailli fit donner secrètement avis à Urbain du refus qu’avait fait le lieutenant criminel de signer avec eux le procès-verbal. Cette nouvelle lui arriva comme il venait d’apprendre que ses adversaires avaient recruté à leur parti un messire René Memin, seigneur de Silly et major de la ville ; ce gentilhomme avait beaucoup de crédit, tant par ses richesses que par plusieurs charges qu’il possédait, et surtout par ses amis, au nombre desquels il comptait le cardinal duc lui-même, auquel il avait autrefois rendu quelques services, lorsqu’il n’était encore que prieur. La conjuration commençait donc à prendre un caractère inquiétant, qui ne permettait pas à Grandier d’attendre plus longtemps pour lutter contre elle. Se rappelant sa conversation de la veille avec le bailli, et se croyant tacitement renvoyé par lui vers l’évêque de Poitiers, il partit de Loudun pour aller trouver ce prélat en sa maison de campagne de Dissay, où il se fit accompagner par un prêtre de Loudun, nommé Jean Buron. Mais l’évêque, se doutant de cette visite, avait déjà pris ses mesures ; et son maître d’hôtel, nommé Dupuis, répondit à Grandier que Son Éminence était malade. Alors Grandier s’adressa à son aumônier, et le pria de faire entendre au prélat qu’il était venu pour lui présenter les procès-verbaux que les magistrats avaient dressés des choses qui s’étaient passées au couvent des Ursulines, et pour faire sa plainte des calomnies et des accusations que l’on répandait contre lui. L’aumônier, pressé avec tant d’instance, ne put refuser de s’acquitter du message de Grandier ; mais après un instant il revint lui dire, de la part de l’évêque, et cela en présence de Dupuis, de Buron et du sieur Labrasse, que Son Éminence l’invitait à se pourvoir devant les juges royaux, et qu’il souhaitait bien vivement qu’il obtint justice en cette affaire. Grandier vit qu’il avait été prévenu, et sentit de plus en plus que la conjuration l’enveloppait ; mais il n’était pas homme à faire pour cela un pas en arrière ; il revint donc droit à Loudun, et s’adressant de nouveau au bailli, il lui raconta ce qui venait de se passer dans son voyage de Dissay, réitéra ses plaintes des calomnies que l’on dirigeait contre lui, et le supplia de saisir la justice du roi de cette affaire, demandant d’être mis sous la protection du roi et sous la sauvegarde de la justice, attendu qu’une pareille accusation attentait à la fois à son honneur et à sa vie. Le bailli s’empressa de donner à Urbain acte de ses protestations, avec défense à qui que ce soit de médire de lui, ou de lui méfaire.

Grâce à cet acte, les rôles étaient changés : d’accusateur, Mignon devenait à son tour accusé ; aussi, payant d’audace en se sentant si puissamment soutenu, se présenta-t-il le même jour chez le bailli, pour lui dire que tout en récusant sa juridiction, Grandier et lui, en leur qualité de prêtres du diocèse de Poitiers, ne devant relever que de leur évêque, il protestait donc contre la plainte de Grandier, qui le désignait comme calomniateur, déclarant qu’il était prêt à se rendre dans les prisons de l’officialité, afin de faire connaître à tous qu’il ne redoutait pas une enquête ; que d’ailleurs il avait juré la veille sur le saint sacrement de l’autel, en présence de ses paroissiens qui venaient d’assister au saint-sacrifice de la messe, que ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour, il ne l’avait point fait en haine de Grandier, mais par amour de la vérité et pour le plus grand triomphe de la foi catholique, de tout quoi il se fit délivrer par le bailli un acte qu’il signifia le même jour à Grandier.

Depuis le 13 octobre, jour où les démons avaient été expulsés par les exorcistes, tout était demeuré assez tranquille au couvent ; cependant Grandier ne se laissa point endormir par cette fausse apparence ; il connaissait trop bien ses ennemis pour croire qu’ils en resteraient là ; et sur ce que lui dit le bailli de cet intervalle de repos, il répondit que les religieuses apprenaient de nouveaux rôles, afin de reprendre leur drame avec plus d’aplomb que jamais. En effet, le 22 novembre, René Mannouri, chirurgien du couvent, fut envoyé à un de ses confrères, nommé Gaspard Joubert, pour le prier de venir, accompagné des autres médecins de la ville, visiter deux religieuses qui étaient encore tourmentées par les malins esprits. Cette fois, Mannouri s’était mal adressé : le médecin Joubert était un homme franc et loyal, ennemi de toute supercherie, qui, ne voulant marcher dans toute cette affaire que judiciairement et publiquement, alla trouver le bailli, pour savoir si c’était par son ordre qu’il était appelé : le bailli répondit que non, et manda Mannouri, pour savoir de quelle part il était venu chez Joubert. Mannouri déclara que c’était la tourière du couvent qui était accourue tout effrayée en sa maison, et lui avait dit que les possédées n’avaient jamais été si maltraitées qu’elles l’étaient à cette heure, et qu’en conséquence Mignon, leur directeur, le faisait prier de venir au couvent avec tous les médecins et les chirurgiens de la ville dont il pourrait se faire accompagner.

Le bailli, qui vit dans cet événement de nouvelles machinations contre Grandier, fit aussitôt appeler celui-ci, et l’avertit que Barré était revenu la veille de Chinon pour recommencer ses exorcismes ; puis il ajouta que déjà le bruit courait par la ville que la supérieure et la sœur Claire étaient de nouveau agitées par les malins esprits. Cette nouvelle n’étonna ni n’abattit Grandier ; il répondit, avec le sourire dédaigneux qui lui était habituel, qu’il reconnaissait là une nouvelle machination de ses ennemis, qu’il s’était déjà plaint des premières à la cour, et qu’il allait se plaindre encore de celles-ci, comme il avait fait des autres ; que cependant, sachant combien le bailli était impartial, il le suppliait toujours de se transporter au couvent avec les médecins et les officiers pour y assister aux exorcismes, afin que, s’ils apercevaient quelque signe de possession réelle, ils fissent séquestrer les religieuses, et une fois séquestrées, les fissent interroger par d’autres que Mignon et Barré, contre lesquels il avait de si légitimes causes de soupçons. Le bailli manda le procureur du roi, qui, si malveillant qu’il fût contre Grandier, fut forcé de donner ses conclusions dans le sens que nous venons de dire, et, les conclusions données, envoya sur-le-champ le greffier au couvent afin qu’il s’informât de Mignon et de Barré si la supérieure était toujours possédée : au cas où ils répondraient affirmativement, il était en outre chargé de leur signifier que défense leur était faite de procéder en secret aux exorcismes, et qu’on leur enjoignait, lorsqu’ils voudraient le faire, d’avertir le bailli, afin qu’il y assistât avec les officiers et les médecins dont il lui plairait de se faire accompagner, le tout sous les peines qui y appartiennent ; sauf ensuite à faire droit à Grandier sur la demande de séquestre par lui requis, et sur la demande d’exorcistes non suspects. Mignon et Barré écoutèrent la lecture de cette ordonnance, et répondirent qu’ils ne reconnaissaient point en cette affaire la juridiction du bailli ; qu’appelés de nouveau par la supérieure et la sœur Claire pour les assister dans la rechute de leur maladie étrange, maladie qu’ils estimaient être une possession des malins esprits, ils avaient exorcisé jusqu’à ce jour en vertu d’une commission de l’évêque de Poitiers, et que le temps accordé par cette commission n’étant point expiré, ils continueraient leurs exorcismes, tant et combien de fois il leur plairait ; qu’au reste, ils avaient prévenu ce digne prélat, afin qu’il pût venir lui-même, ou envoyer tels autres exorcistes qu’il lui conviendrait pour juger juridiquement de la possession, que les mondains et les incrédules osaient traiter de fourberie et d’illusion, au grand mépris de la gloire de Dieu et de la religion catholique ; qu’au reste, ils n’empêchaient aucunement que le bailli et les autres officiers, accompagnés des médecins, ne vissent les religieuses, en attendant les réponses de l’évêque, qu’ils espéraient recevoir le lendemain ; que c’était aux religieuses à leur ouvrir les portes si la chose leur convenait, mais que, quant à eux, ils renouvelaient leurs protestations, déclarant qu’ils ne reconnaissaient pas le bailli pour juge, et qu’ils n’estimaient pas qu’il fût en droit, tant en fait d’exorcismes qu’en toute autre chose qui ressortit de la juridiction ecclésiastique, de s’opposer à l’exécution d’un mandement de leurs supérieurs. Le greffier vint rapporter cette réponse au bailli, qui, voulant attendre la venue de l’évêque, ou les nouveaux ordres qu’il enverrait, remit au lendemain sa visite au couvent. Le lendemain arriva sans qu’on entendit parler du prélat, ni sans qu’il envoyât personne. Dès le matin le bailli s’était présenté au couvent, mais il n’avait pu être reçu ; il attendit patiemment jusqu’à midi, et à cette heure, voyant que rien n’arrivait de Dissay, et qu’on refusait toujours de lui ouvrir, il fit droite une seconde requête de Grandier, portant – que défenses seraient faites à Barré et Mignon d’adresser des questions à la supérieure et aux autres religieuses, tendant à noircir le suppliant ou aucun autre. – Cette ordonnance fut signifiée le même jour à Barré et à une religieuse pour toutes les autres. Barré, sans s’intimider de cette notification, continua de répondre que le bailli ne pouvait l’empêcher d’exécuter les mandements de son évêque, et déclara qu’il ferait désormais les exorcismes par l’avis des ecclésiastiques, et sans y appeler les laïques, leur incrédulité et leur impatience dérangeant sans cesse la solennité nécessaire à cette sorte d’opération.

La journée s’étant au trois quarts écoulée sans que l’évêque arrivât à Loudun, ni personne de sa part, Grandier présenta le soir une nouvelle requête au bailli. Celui-ci manda aussitôt les officiers du baillage et les gens du roi, pour la leur communiquer ; mais ces derniers se refusèrent à en prendre connaissance, déclarant sur leur honneur, que, sans accuser Grandier de ce funeste accident, ils croyaient les religieuses véritablement possédées, convaincus qu’ils étaient de cette possession par le témoignage des dévots ecclésiastiques qui avaient assisté aux exorcismes. Telle était la cause apparente de leur refus ; la véritable était que l’avocat était parent de Mignon, et que le procureur était gendre de Trinquant, auquel il avait succédé. Ainsi Grandier, qui avait contre lui déjà les juges ecclésiastiques, commençait à se voir d’avance à demi condamné par les juges royaux, qui n’avaient plus qu’un pas à faire, de la reconnaissance de la possession à la reconnaissance du magicien.

Néanmoins, les déclarations de l’avocat et du procureur du roi écrites et signées, le bailli ordonna que la supérieure et la sœur laie seraient séquestrées et mises en maisons bourgeoises, que chacune d’elles aurait une religieuse pour lui tenir compagnie, qu’elles seraient assistées, tant par leurs exorcistes que par des femmes de probité et de considération, ainsi que par des médecins et autres personnes qu’il commettrait lui-même pour les gouverner, défendant à tous autres de les approcher sans permission.

Le greffier fut envoyé au couvent avec ordre de dénoncer ce jugement aux religieuses ; mais la supérieure en ayant entendu lecture, répondit, tant pour elle que pour la communauté, qu’elle ne reconnaissait point la juridiction du bailli ; qu’il y avait une commission de l’évêque de Poitiers, en date du 18 novembre, portant l’ordre qu’il désirait que l’on tint dans l’affaire, et qu’elle était prête à en faire mettre une copie entre les mains du bailli, afin qu’il ne pût en prétexter cause d’ignorance ; que quant au séquestre, elle s’y opposait, attendu qu’il était contraire au vœu de perpétuelle clôture qu’elle avait fait, et dont elle ne pouvait être dispensée que par l’évêque. Cette opposition, ayant été faite en présence de la dame de Charnisny, tante maternelle de deux religieuses, et du chirurgien Mannouri, parent d’une autre, tous deux s’y joignirent, et protestèrent d’attentat, au cas où le bailli voudrait passer outre ; déclarant qu’alors ils le prendraient à partie en son propre et privé nom. L’acte en fut signé séance tenante et rapporté par le greffier au bailli, lequel ordonna que les parties se pourvoiraient à l’égard du séquestre, et annonça que le lendemain, 24 novembre, il se rendrait au couvent pour assister aux exorcismes.

Effectivement, le lendemain, à l’heure consignée en l’assignation, il fit appeler Daniel Roger, Vincent de Faux, Gaspard Joubert, et Mathieu Fanson, tous quatre médecins, et leur faisant savoir dans quel but il les avait mandés, leur ordonna de considérer attentivement les deux religieuses qui leur seraient désignées par lui, et d’examiner avec la plus scrupuleuse impartialité, si les causes de leur mal étaient feintes, naturelles on surnaturelles. Puis, cette recommandation faite, il se rendit avec eux au couvent.

On les introduisit dans l’église, où ils furent placés près de l’autel, séparé par une grille du chœur où chantaient ordinairement les religieuses, et vis-à-vis de laquelle la supérieure fut apportée, un instant après, couchée sur un petit lit. Alors Barré dit la messe, et pendant tout le temps qu’elle dura, la supérieure eut de grandes convulsions. Ses bras et ses mains se tournèrent, ses doigts demeurèrent crispés, ses joues s’enflèrent démesurément, et elle tourna les yeux de manière à n’en plus laisser voir que le blanc.

La messe achevée, Barré s’approcha d’elle pour lui donner la communion et pour l’exorciser, et tenant le saint-sacrement à la main, il lui dit :

— Adora Deum tuum, creatorem tuum. Adore ton dieu, ton créateur.

La supérieure resta un instant sans répondre, comme si elle eût éprouvé une grande difficulté à prononcer cet acte d’amour, puis enfin elle répondit :

— Adoro te. Je t’adore.

— Quem adoras ? Qui adores-tu ?

— Jesus Christus, Jésus-Christ, répondit la religieuse, qui ignorait que le verbe adoro commandait l’accusatif. À cette faute, que n’eût point faite un écolier de sixième, de grands éclats de rire retentirent dans le chœur, et Daniel Douin, assesseur de la prévôté, ne put s’empêcher de dire tout haut :

— Voilà un diable qui n’est pas fort sur les verbes actifs.

Mais aussitôt Barré, s’étant aperçu du mauvais effet qu’avait produit le nominatif de la supérieure, lui demanda :

— Quis est iste quem adoras ? Quel est celui que tu adores ?

Il espérait que, comme la première fois, la possédée répondrait encore Jesus Christus : il se trompait.

— Jesu Christe, répondit-elle.

À cette seconde faute contre les premières règles du rudiment, les éclats de rire redoublèrent, et plusieurs des assistants s’écrièrent :

— Ah ! monsieur l’exorciste, voilà de bien pauvre latin.

Barré fit semblant de ne point entendre, et lui demanda quel était le nom du démon qui s’était emparé d’elle. Mais la pauvre supérieure, troublée elle-même de l’effet inattendu qu’elle avait produit dans ses deux dernières réponses, resta longtemps muette, puis, enfin à grand’peine prononça le nom d’Asmodée, sans oser le latiniser. Alors l’exorciste s’informa du nombre de diable que la supérieure avait dans le corps. Mais à cette question elle répondit assez couramment Sex, six. Alors le bailli requit Barré de demander au diable combien il avait de compagnons. Cette réponse avait été prévue, et la religieuse interrogée répondit franchement : Quinque, cinq, ce qui rétablit un peu Asmodée dans l’opinion des assistants ; mais le bailli ayant adjuré la supérieure de dire en grec ce qu’elle venait de dire en latin, elle ne répondit rien, et l’adjuration ayant été renouvelée, elle revint aussitôt à son état naturel.

C’était fini pour le moment avec la supérieure : on produisit alors une petite religieuse qui paraissait pour la première fois en public ; elle commença par prononcer deux fois le nom de Grandier en éclatant de rire ; puis, se retournant vers l’auditoire : — Tous tant que vous êtes, dit-elle, vous ne faites rien qui vaille. – Comme on vit facilement qu’on ne tirerait pas grand parti de ce nouveau sujet, on le fit disparaître aussitôt, et l’on appela à sa place la sœur laie qui avait déjà débuté dans la chambre de la supérieure, et qui se nommait sœur Claire. À peine celle-ci fut-elle dans le chœur qu’elle poussa un grand gémissement ; mais lorsqu’on l’eut mise sur le petit lit où on avait déjà exorcisé la supérieure et l’autre sœur, le rire parut la gagner à son tour, et elle s’écria en éclatant :

— Grandier, Grandier ! Il faut en acheter au marché.

Barré déclara aussitôt que ces paroles sans suite étaient une preuve évidente de la possession et s’approcha de la malade pour l’exorciser ; alors sœur Claire entra en rébellion, fit semblant de vouloir cracher au visage de l’exorciste, et lui tira la langue, accompagnant ces démonstrations de mouvements lascifs, et d’un verbe en harmonie avec ces mouvements ; comme ce verbe était français, chacun put le comprendre, et il n’eut pas besoin d’explication.

Alors l’exorciste la conjura de nommer le démon qui était en elle, et elle répondit : Grandier. Barré ayant répété sa question pour lui faire comprendre qu’elle se trompait : elle nomma le démon Elimi ; mais, pour rien au monde, elle ne consentit à dire le nombre de diables qui accompagnaient celui-là ; voyant qu’elle ne voulait point répondre à cette question, Barré lui demanda :

— Quo pacto ingressus est dæmon (par quel pacte est entré le démon) ? — Duplex (double), répondit sœur Claire.

Cette horreur de l’ablatif, quand l’ablatif en cette circonstance était de toute nécessité, amena une nouvelle explosion d’hilarité dans tout l’auditoire, en prouvant que le démon de sœur Claire était aussi mauvais latiniste que celui de la supérieure. Barré, craignant alors quelque nouvelle incongruité de la part des diables, leva la séance et la remit à un autre jour.

Ces hésitations dans les réponses des religieuses, en démontrant à toute personne de bonne foi le ridicule de cette comédie, encouragea le bailli à pousser l’affaire à fond. En conséquence, à trois heures de l’après-midi, il se présenta, accompagné de son greffier, de plusieurs juges et d’un nombre assez considérable de gens notables de Loudun, chez la supérieure : arrivé là, il déclara à Barré qu’il venait pour que la supérieure fût séparée de la sœur Claire, et que chacune des deux fût exorcisée à part, ce à quoi Barré n’osa s’opposer devant un si grand nombre de témoins : en conséquence, la supérieure fut isolée, et l’on recommença sur elle les exorcismes, qui lui rendirent à l’instant même des convulsions semblables à celles du matin, à l’exception que ses pieds parurent crochus, ce qui était exécuté pour la première fois : l’exorciste, après plusieurs adjurations, lui fit dire des prières, et lui demanda de nouveau le  nombre et le nom des démons qui la possédaient ; alors elle répondit trois fois qu’il y en avait un qui se nommait Achaos. Le bailli requit alors Barré de s’informer si elle était possédée ex pacto magi, aut ex purâ voluntate Dei, c’est-à-dire, si elle était possédée par le pacte du magicien, ou par la pure volonté de Dieu ; la supérieure répondit : Non est voluntas Dei : ce n’est point la volonté de Dieu ; mais aussitôt Barré, craignant d’autres questions, continua les siennes, et lui demanda quel était le magicien :

— Urbanus, répondit la supérieure.

— Estne Urbanus papa (est-ce le pape Urbain) ? demanda l’exorciste.

— Grandier, reprit la supérieure.

— Quare ingressus es in corpus hujus puellæ (pourquoi es-tu entré dans le corps de cette jeune fille) ? continua Barré.

— Propter præsentiam tuam (à cause de ta présence), répondit la supérieure.

Alors le bailli, voyant qu’il n’y avait pas de raison pour que le dialogue finit si on le laissait continuer entre Barré et la supérieure, interrompit l’exorcisme, et demanda qu’on eût à interroger la supérieure sur ce qui serait proposé par lui et par les autres officiers, promettant que si elle répondait juste à trois ou quatre questions qu’il lui ferait, lui et ceux qui l’accompagnaient étaient tout prêts à croire à la possession et à signer qu’ils la croyaient. Barré accepta le défi ; malheureusement au même instant la supérieure revint à elle, et comme il commençait à se faire tard, chacun se retira.

Le lendemain, 25 novembre, le bailli, avec la plupart des officiers des deux sièges, se présenta de nouveau au couvent, et fut introduit avec sa suite dans le chœur. Il y était depuis quelques instants lorsque les rideaux de la grille furent tirés, et que l’on aperçut la supérieure couchée sur son lit. Barré commença comme d’habitude par dire la messe, pendant la célébration de laquelle la possédée eut de grandes convulsions, et répéta deux ou trois fois : Grandier, Grandier ! mauvais prêtre. La messe achevée, l’exorciste passa derrière la grille avec le ciboire à la main, le mit sur sa tête, et le tenant ainsi, protesta que son action était pure, pleine d’intégrité, exemple de mauvais desseins sur qui que ce fût, adjurant Dieu qu’il le confondit s’il avait usé d’aucune malfaçon, suggestion, ni persuasion envers les religieuses dans toute cette enquête.

Derrière lui le prieur des Carmes s’avança, et fit la même protestation et les mêmes serments, ayant pareillement le saint ciboire sur la tête, il ajouta que, tant en son nom qu’au nom de tous les religieux présents et absents, il conjurait les malédictions de Dathan et d’Abiron de tomber sur eux s’ils avaient péché dans toute cette affaire. Cette action ne produisit pas sur l’assemblée l’effet salutaire que les exorcistes en attendaient, et quelques-uns dirent tout haut que de pareilles conjurations ressemblaient fort à des sacrilèges.

Barré, entendant des murmures, se hâta de procéder aux exorcismes ; cette fois il commença par s’approcher de la supérieure, afin de lui donner la communion ; mais, en le voyant venir, elle entra dans des convulsions terribles et essaya de lui arracher le saint ciboire des mains ; Barré surmonta pourtant à l’aide de paroles saintes cette répulsion que paraissait éprouver la supérieure, et lui mit l’hostie dans la bouche ; mais aussitôt elle la repoussa avec sa langue comme pour la rejeter ; mais l’exorciste la maintint avec ses doigts, et défendit au démon de faire vomir la supérieure : alors elle essaya d’avaler le pain sacré ; mais elle se plaignit qu’il s’attachait tantôt à son palais, tantôt à sa gorge ; enfin, pour la forcer de glisser, Barré lui fit avaler de l’eau par trois fois ; puis, comme il avait fait dans les exorcismes précédents, il commença à interroger le démon, demandant :

— Per quod pactum ingressus in corpus hujus puellæ ? Par quel pacte es-tu entré dans le corps de cette jeune fille ?

— Aquâ (par l’eau), répondit la supérieure.

Le bailli avait auprès de lui un Écossais nommé Stracan, qui était principal du collège des réformés de Loudun. Entendant cette réponse, il proposa au démon de dire le mot aqua en langue écossaise, avouant, en son nom et en celui des assistants, que s’il donnait cette preuve de la connaissance des langues, qui est le principal privilège de tous les malins esprits, il serait convaincu, ainsi que tout l’auditoire, qu’il n’y avait aucune suggestion et que la possession était réelle. Barré ne parut aucunement embarrassé, et répondit qu’il le ferait dire si Dieu voulait le permettre : en même temps, il fit au démon le commandement de répondre en écossais ; mais ce commandement, quoique réitéré deux fois, fut inutile, et à la troisième seulement la religieuse répondit :

— Nimia curiositas. [La curiosité est trop grande.]

Puis, interrogée de nouveau, elle ajouta :

— Deus non volo. Dieu je ne veux pas.

Cette fois le pauvre diable s’était encore trompé dans sa conjugaison, et, ayant pris la première personne pour la troisième, avait répondu : — Dieu je ne veux pas, ce qui n’offrait aucun sens, au lieu de Dieu ne veut pas qu’il eût dû répondre.

Le principal du collège rit beaucoup de ce non-sens, et proposa à Barré de faire composer son diable avec ses écoliers de septième : Barré, au lieu d’accepter le défi en son nom, répondit en effet que la curiosité était si grande, qu’il croyait le diable dispensé de répondre.

— Cependant, dit le lieutenant civil, vous devez savoir, monsieur, et si vous ne le savez pas, vous pouvez l’apprendre par le rituel que vous tenez en main, que la faculté de parler les langues étrangères et inconnues est une des marques auxquelles on reconnaît la véritable possession, et que celle de dire les choses qui se font au loin en est une autre.

— Monsieur, répondit Barré, le diable sait fort bien cette langue, mais il ne veut pas la parler ; de même, qu’il sait vos péchés, ajouta-t-il, à telle preuve, que si vous voulez que je lui ordonne de les dire, il les dira.

— Vous me ferez grand plaisir, reprit le lieutenant civil, et je vous invite de tout mon cœur à tenter cette épreuve.

Alors Barré s’avança vers la religieuse comme pour l’interroger sur les péchés du lieutenant civil, mais le bailli l’arrêta en lui faisant comprendre l’inconvenance d’une pareille action : Barré répondit alors qu’il n’avait jamais eu le dessein de l’exécuter.

Cependant, quelque chose que Barré eût faite pour détourner l’attention des assistants, ceux-ci s’obstinaient à savoir si le diable connaissait les langues étrangères ; et, sur leurs instances, le bailli préposa à Barré, au lieu de la langue écossaise, la langue hébraïque, qui étant, d’après l’Écriture, la plus ancienne de toutes les langues, devait être, à moins qu’il ne l’eût oubliée, familière au démon. Cette proposition fut suivie d’un applaudissement si général, que Barré fut obligé de commander à la possédée de dire en langue hébraïque le mot aqua. À cette interpellation, la pauvre fille, qui avait grand’peine à répéter congrûment les quelques mots latins qu’elle avait appris, se retourna avec un mouvement d’impatience visible, en disant : — Ah ! tant pis, je renie. – Ces mots ayant été entendus et répétés par les plus proches, firent un si mauvais effet, qu’un frère carme s’écria qu’elle avait dit non pas je renie, mais bien zaquar, mot hébreu qui correspond aux deux mots latins, effudi aquam, j’ai répandu de l’eau. Mais comme le mot je renie avait été parfaitement entendu, on hua unanimement le religieux ; et le sous-prieur lui-même, s’avançant vers lui, le blâma publiquement d’un tel mensonge. Alors, pour couper court à toute cette discussion, la possédée rentra en convulsions, et comme les assistants savaient que ces convulsions annonçaient ordinairement la fin de la représentation, on se retira en se moquant fort d’un diable qui ne savait ni l’hébreu ni l’écossais, et savait si mal le latin.

Cependant, comme le bailli et le lieutenant civil voulaient avoir le cœur net de leurs doutes, si toutefois il leur en restait encore, ils retournèrent au couvent vers les trois heures de l’après-midi du même jour. Ils y trouvèrent Barré, qui, faisant avec eux trois ou quatre tours dans le parc, dit au lieutenant civil qu’il s’étonnait fort, que lui, qui dans une autre occasion avait informé contre Grandier par ordre de l’évêque de Poitiers, le soutint en celle-ci. Le lieutenant civil répondit qu’il serait encore tout prêt à le faire, s’il y avait lieu, mais que quant au fait qui se présentait, il n’avait d’autre but que de reconnaître la vérité, ce à quoi, ajouta-t-il, il espérait bien arriver. Cette réponse ne pouvait satisfaire Barré : aussi tira-t-il le bailli à part, lui représentant que descendant de plusieurs personnes de condition, dont quelques-unes avaient possédé des dignités ecclésiastiques très-considérables, et se trouvant à la tête de tous les officiers d’une ville, il devait, ne fût-ce que pour l’exemple, montrer moins d’incrédulité à l’endroit d’une possession qui tournerait sans aucun doute à la grande gloire de Dieu et à l’avantage de l’Église et de la religion. Le bailli reçut cette ouverture avec une grande froideur ; et ayant répondu qu’il ferait toujours ce que lui commanderait la justice, et non autre chose, Barré cessa d’insister, et invita les deux magistrats à monter dans la chambre de la supérieure.

Au moment où ils entrèrent dans la chambre, où se tenait déjà une grande assemblée, la supérieure, voyant à la main de Barré le saint ciboire, qu’il avait été chercher à l’église, tomba dans de nouvelles convulsions. Barré s’approcha d’elle, et après avoir demandé encore une fois au démon par quel pacte il était entré dans le corps de la jeune fille, et que le démon eut répondu par l’eau, il continua l’interrogatoire en ces termes :

— D. Qui finis pacti ? Quel est le but de ce pacte ?

— R. Impuritas. L’impureté.

À ces mots, le bailli interrompit l’exorciste, et le requit de faire dire en grec au démon ces trois mots réunis : finis pacti, impuritas. Mais la supérieure, qui s’était bien trouvée déjà de sa réponse évasive, se tira d’affaire cette fois encore, par son nimia curiositas, auquel Barré accéda, en disant qu’effectivement c’était une trop grande curiosité. En vertu de quoi le bailli fut obligé de renoncer à faire parler au démon la langue grecque, comme il avait déjà été forcé de renoncer à lui faire parler l’hébreu et l’écossais. Barré alors continua.

D. Quis attulit pactum ? Qui apporta le pacte ?

R. Magus. Le magicien.

D. Quale nomen magi ? Quel est le nom du magicien ?

R. Urbanus. Urbain.

D. Quis Urbanus ? est-ne Urbanus papa ? Quel Urbain ? est-ce le pape ?

R. Grandier. Grandier.

D. Cujus qualitatis ? Quelle est sa qualité ?

R. Curatus. Curé.

Ce mot nouveau et inconnu, introduit par le diable dans la latinité, produisit le plus grand effet sur l’auditoire ; encore Barré ne lui laissa-t-il pas le loisir d’avoir tout le retentissement qu’il méritait, en continuant aussitôt :

D. Quis attulit aquam pacti ? Qui apporta l’eau du pacte ?

R. Magus. Le magicien.

D. Quâ horâ ? À quelle heure ?

R. Septimâ. À la septième.

D. An matutinâ ? Du matin ?

R. Serò. Au soir.

D. Quomodò intravit ? Comment entra-t-il ?

R. Januâ. Par la porte.

D. Quis vidit ? Qui l’a vu ?

R. Tres. Trois.

Ici Barré s’arrêta pour confirmer le témoignage du diable, et assura que soupant avec la supérieure dans sa chambre, le dimanche qui suivit sa délivrance de la seconde possession, Mignon son confesseur, et une religieuse y soupant aussi, elle leur avait montré, sur les sept heures du soir, ses bras mouillés de quelques gouttes d’eau, sans qu’on eût vu personne qui les y eût mises. Qu’il lava promptement le bras avec de l’eau bénite et fit quelques prières, pendant lesquelles les heures de ma supérieure furent arrachées deux fois de ses mains et jetées à ses pieds, et qu’au moment où il les ramassait pour la seconde fois, il reçut un soufflet sans qu’il eût pu voir la main qui le lui avait donné. Alors Mignon se joignit à lui, confirma par un long récit ce que son compère venait de dire, et, terminant son discours par les imprécations les plus terribles, il adjura le saint-sacrement de le confondre et de le perdre s’il ne disait pas l’exacte vérité. Alors congédiant l’assemblée, il annonça que le lendemain il chasserait le mauvais esprit, et invita tous les assistants à se préparer, par la pénitence et la communion, à la contemplation des merveilles qui leur seraient offertes le lendemain dans leur grand jour.

Les deux derniers exorcismes avaient fait rumeur par la ville, de sorte que, quoique Grandier n’y eût point assisté, il n’en savait pas moins parfaitement tout ce qui s’y était passé. En conséquence, il vint le lendemain au matin, présenter une nouvelle requête au bailli, par laquelle il exposait que les religieuses, malicieusement et par suggestions, continuaient de le nommer dans leurs exorcismes comme l’auteur de leur prétendue possession. Que cependant, non seulement il n’avait jamais eu aucune communication avec elles, mais encore qu’il ne les avait même jamais vues ; que pour prouver l’influence dont il se plaignait, il était absolument nécessaire de les séquestrer, attendu qu’il n’était pas juste que Mignon et Barré, ses mortels ennemis, les gouvernassent, et passassent les jours et les nuits auprès d’elles ; que ce procédé rendait la suggestion visible et palpable ; que l’honneur de Dieu y était intéressé, et encore celui du suppliant, qui avait bien quelque droit cependant pour qu’on le respectât, tenant le premier rang parmi les ecclésiastiques de Loudun.

Qu’en conséquence, et par ces considérations, il suppliait le bailli qu’il lui plût ordonner que les prétendues possédées seraient séquestrées et séparées l’une de l’autre ; qu’elles seraient gouvernées par des gens d’église non suspects au suppliant et assistés de médecins ; et que le tout serait exécuté nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles, à cause de l’importance de l’affaire ; et qu’au cas où il ne lui plairait pas d’ordonner le séquestre, lui suppliant protestait s’en plaindre comme d’un déni de justice.

Le bailli écrivit au bas de la requête qu’il y serait fait raison le même jour.

Derrière Urbain Grandier vinrent les médecins qui avaient assisté aux exorcismes ; ils apportaient leur rapport. Ce rapport disait qu’ils avaient reconnu des mouvements convulsifs dans la personne de la mère supérieure, mais qu’une seule visite ne suffisait pas pour découvrir la cause de ces mouvements, qui pouvait être naturelle aussi bien que surnaturelle ; qu’ils désiraient les voir et les examiner plus particulièrement, pour pouvoir en juger avec certitude ; que, pour cet effet, ils requéraient qu’il leur fût permis de demeurer tous auprès des possédées encore quelques jours et quelques nuits, sans s’en séparer, et de les traiter en présence des autres religieuses et de quelques-uns des magistrats ; qu’il était encore nécessaire qu’elles ne reçussent leurs aliments et leurs médicaments que de leurs mains, que personne ne les touchât qu’ostensiblement, et ne leur parlât que tout haut ; et qu’alors ils s’engageaient à faire un rapport fidèle et véritable de la cause de leurs convulsions.

Comme il était neuf heures du matin, et que c’était le moment où commençaient les exorcismes, le bailli se transporta immédiatement au couvent, et trouva Barré disant la messe et la supérieure en convulsions. Comme ce magistrat entrait dans l’église au moment de l’élévation du saint sacrement, il aperçut, au milieu des catholiques qui étaient tous respectueusement agenouillés, un jeune homme nomme Dessentier, qui se tenait debout et le chapeau sur la tête. Il lui ordonna aussitôt de se découvrir ou de se retirer. Alors la supérieure redoubla de convulsions, s’écriant qu’il y avait là des huguenots, et que c’était leur présence qui donnait au démon une si grande puissance sur elle. Barré lui demanda alors combien il y en avait, et elle répondit deux ; ce qui prouvait que le diable n’était pas plus fort en arithmétique qu’en latinité, attendu qu’outre Dessentier, il y avait encore parmi les assistants, et appartenant au culte réformé, le conseiller Abraham Gauthier, son frère, quatre de ses sœurs, l’élu, René Fourneau et le procureur Angevin.

Pour détourner l’attention de l’auditoire, qui était fixée en ce moment sur cette inexactitude numérique, Barré demanda à la supérieure s’il était vrai qu’elle ne sût pas le latin ; et comme elle dit qu’elle n’en savait pas un seul mot, il lui ordonna de jurer sur le saint ciboire. Elle s’en défendit d’abord, disant assez haut pour être entendue : — Mon père, vous me faites faire de grands serments, et je crains bien que Dieu ne m’en punisse. Mais Barré répondit : — Ma fille, il faut jurer pour la gloire de Dieu. Et elle jura. En ce moment, un des assistants fit observer que la supérieure interprétait le catéchisme à ses écolières, ce qu’elle nia, avouant cependant qu’elle interprétait le Pater et le Credo. Comme cet interrogatoire devenait embarrassant pour elle, la supérieure prit le parti de retomber dans ses convulsions, ce qui lui réussit médiocrement, car le bailli ordonna à l’exorciste de lui demander où était Grandier. Comme la question était faite dans les termes du rituel, qui dit qu’une des preuves de la possession est la faculté qu’ont les possédés de désigner, sans les voir, les lieux où se trouvent les personnes sur lesquelles on les interroge, il lui fallut obéir, ce qu’elle fit, en disant que Grandier était dans la salle du château.

— Cela se trouvera faux, répondit alors tout haut le bailli, car avant de venir ici, j’ai indiqué à Grandier une maison où je désirais qu’il se tînt, et où l’on ne peut manquer de le trouver, ayant voulu me servir de ce moyen pour arriver à la connaissance de la vérité, sans employer le séquestre, qui est toujours un moyen difficile à pratiquer vis-à-vis des religieuses. – En conséquence, il ordonna à Barré de nommer quelques-uns des religieux qui étaient présents, pour qu’ils se transportassent au château, accompagnés d’un des magistrats et du greffier. Barré nomma le prieur Carmes, et le bailli nomma Charles Chauvet, assesseur au baillage, Ismaël Boulieu, prêtre, et Pierre Thibaut, commis au greffe, qui sortirent aussitôt pour aller exécuter leur commission, laissant l’auditoire dans l’attente de leur retour.

Cependant la supérieure, depuis cette déclaration du bailli, était demeurée muette, et comme malgré les exorcismes elle ne voulait plus rien dire, Barré ordonna que l’on amenât sœur Claire, disant qu’un diable excitait l’autre. Mais le bailli s’y opposa formellement, soutenant que ce double exorcisme n’avait d’autre résultat que de causer une confusion à l’aide de laquelle on pourrait suggérer, sur le fait dont il s’agissait, quelque chose à la supérieure, et qu’il fallait attendre, avant de se livrer à de nouvelles conjurations, le retour des envoyés. Quelques juste fût cette raison, Barré se garda bien d’y déférer ; car il fallait, à quelque prix que ce fût, se défaire du bailli et des autres magistrats qui partageaient son doute, ou trouver moyen, à l’aide de sœur Claire, de leur faire quelque illusion. La seconde religieuse fut donc amenée nonobstant l’opposition du bailli et des autres officiers, qui, ne voulant point avoir l’air de prêter les mains à une pareille supercherie, se retirèrent, en déclarant qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient assister plus longtemps à cette odieuse comédie. Dans la cour, ils rencontrèrent les députés qui revenaient du château d’abord où ils étaient entrés dans la grande salle, et dans toutes les chambres, sans rencontrer Grandier ; et ensuite de la maison indiquée par le bailli, où ils avaient trouvé celui qu’ils cherchaient en compagnie du père Vérel, confesseur des religieuses, de Mathurin Rousseau, de Nicolas Benoît, chanoine, et de Couté, médecin, par la bouche desquels ils avaient appris que depuis deux heures Grandier était avec eux et ne les avait point quittés. C’était tout ce que désiraient savoir les magistrats ; ils se retirèrent donc, tandis que les envoyés portaient aux assistants cette réponse, qui produisit sur eux l’effet que l’on pouvait attendre. Alors, un religieux carme, voulant paralyser cette impression et pensant que le diable serait plus heureux dans ses suppositions la seconde fois que la première, demanda à la supérieure où était maintenant Grandier. Aussitôt, et sans hésiter, elle répondit qu’il se promenait avec le bailli dans l’église de Sainte-Croix. Une nouvelle députation fut aussitôt envoyée, qui, n’ayant rencontre personne dans l’église de Sainte-Croix, monta au palais, et trouva le bailli donnant audience : il était venu directement du couvent au tribunal, et n’avait pas même vu Grandier. Le même jour, les religieuses firent savoir qu’elles ne voulaient plus que les exorcismes se fissent devant le bailli, ni devant les officiers qui l’accompagnaient ordinairement, et que si on leur donnait à l’avenir de pareils témoins, elles ne répondraient pas.

Grandier, voyant cette impudence, et que le seul homme sur l’impartialité duquel il pût compter était désormais exclu des exorcismes, présenta une nouvelle requête au bailli, pour que les religieuses fussent enfin séquestrées : mais le bailli, n’osant, dans le propre intérêt du suppliant, lui accorder sa demande, de peur qu’une opposition appuyée sur ce qu’elles relevaient de la justice ecclésiastique, ne fit annuler la procédure, rassembla les plus notables habitants de la ville, afin d’aviser avec eux sur ce qu’il y avait à faire pour le bien public. Le résultat de cette assemblée fut que l’on écrirait au procureur-général et à l’évêque de Poitiers, qu’on leur enverrait les procès-verbaux qui avaient été faits, et qu’on les supplierait d’arrêter par leur autorité et leur prudence le cours de ces pernicieuses intrigues. La chose fut faite ainsi qu’il avait été arrêté, mais le procureur général répondit que l’affaire dont il s’agissait étant purement ecclésiastique, le parlement n’en devait connaître. Quant à l’évêque de Poitiers, il ne répondit rien du tout.

Cependant il ne garda point le même silence à l’égard des ennemis de Grandier : car le mauvais succès des exorcismes du 26 novembre ayant nécessité un surcroit de précaution, ils jugèrent à propos d’obtenir de ce prélat une nouvelle commission, par laquelle il nommerait quelques ecclésiastiques pour assister de sa part aux exorcismes. Ce fut Barré lui-même qui fit le voyage de Poitiers pour présenter cette demande, et sur sa présentation, l’évêque nomma Bazile, doyen des chanoines de Champigny, et Demorans, doyen des chanoines de Thouars, l’un et l’autre parents des adversaires de Grandier. Voici la copie de la nouvelle commission qui leur fut donnée :

 

« Henri-Louis le Châtaignier de la Rochepezai, par misération divine évêque de Poitiers, aux doyens du Châtelet de Saint-Pierre de Thouars et de Champigny sur Vèse, salut.

» Nous vous mandons par ces présentes de vous transporter dans la ville de Loudun, au couvent des religieuses de Sainte-Ursule, pour assister aux exorcismes qui seront faits, par le sieur Barré, des filles dudit monastère travaillées des malins esprits, auquel Barré nous en avons donné le mandement, et afin de faire aussi le procès-verbal de tout ce qui se passera, et pour cet effet prendre tel greffier que verrez bon être.

Donné et fait à Poitiers, le 28 novembre 1632 ;

» Signé : HENRY-LOUIS, évêque de Poitiers. »

Et plus bas :

Par le commandement dudit seigneur,

» MICHELET. »

 

Ces deux commissaires, qui avaient été avertis d’avance, se rendirent à Loudun, où en même temps qu’eux arriva Marescot, l’un des aumôniers de la reine : la pieuse Anne d’Autriche avait entendu parler de la possession des religieuses ursulines de tant de façons différentes, qu’elle avait voulu être édifiées sur cette affaire. La chose, comme on le voit, prenait de jour en jour une gravité plus grande, puisqu’elle en était arrivée à avoir un écho à la cour : aussi le bailli et lieutenant civil, craignant que l’envoyé royal ne se laissât abuser et ne dressât un rapport qui ferait douter des vérités contenues dans leurs procès-verbaux, se transportèrent-ils au couvent, le premier décembre, jour auquel les nouveaux commissaires devaient recommencer les exorcismes, malgré la protestation qui avait été faite par les religieuses pour ne pas les recevoir. Ils se firent accompagner de leur assesseur, du lieutenant à la prévôté et d’un commis de greffe. Ils frappèrent longtemps avant qu’on parût y faire attention ; enfin vint une religieuse qui leur ouvrit la porte, mais leur signifia qu’ils n’entreraient point, attendu qu’ils étaient suspects, ayant publié que la possession n’était qu’une feinte et une imposture. Le bailli, sans s’arrêter à discuter avec cette fille, lui ordonna de faire venir Barré, qui parut quelque temps après, revêtu des habits sacerdotaux, et suivi de plusieurs personnes, parmi lesquelles se trouvait l’aumônier de la reine : alors le bailli se plaignit de ce qu’on lui avait refusé la porte à lui et aux officiers qui l’accompagnaient, ce qui était même contre les ordres de l’évêque de Poitiers. Barré, de sa part, déclara qu’il n’empêcherait pas qu’ils entrassent.

— Aussi sommes-nous venus à cette intention, dit le bailli, et aussi pour vous prier de faire au prétendu démon deux ou trois questions que l’on proposera et qui seront conformes à celles prescrites par le rituel ; vous ne refuserez pas, – ajouta le bailli, en se tournant vers Marescot et en le saluant, – de faire cette expérience devant l’aumônier de la reine, puisque ce sera un moyen de dissiper tous les soupçons d’imposture qui se sont malheureusement répandus sur cette affaire.

— Je ferai sur ce point ce qui me plaira et non ce que vous ordonnerez, répondit impudemment l’exorciste.

— Il est cependant de votre devoir de procéder légalement, reprit le bailli, au moins si vous procédez avec sincérité ; car ce serait outrager Dieu que de tenter d’augmenter sa gloire par un faux miracle, et faire tort à la religion catholique, si puissante par elle-même, que de faire resplendir ses vérités à l’aide de fourberies et d’illusions.

— Monsieur, répondit Barré, je suis homme de bien, je sais à quoi ma charge m’oblige, et je m’en acquitterai ; quant à vous devez, vous souvenir que la dernière fois vous êtes sorti de l’église avec émotion et colère, ce qui est une mauvaise situation d’esprit pour un homme dont l’état est de rendre la justice.

Comme toutes ces discussions ne menaient à rien, les magistrats insistèrent pour entrer ; mais n’ayant pu obtenir que les portes leur fussent ouvertes, ils intimèrent la défense expresse aux exorcistes de faire aucune question qui tendit à diffamer personne, sous peine d’être traités comme séditieux et perturbateurs. À cette menace, Barré répondit au bailli qu’il ne reconnaissait pas sa juridiction, et refermant la porte, le laissa dehors avec le lieutenant civil.

Il n’y avait pas de temps à perdre, si l’on voulait s’opposer efficacement aux machinations passées et à venir. Grandier, par le conseil du bailli et du lieutenant civil, écrivit à l’archevêque de Bordeaux, qui déjà l’avait tiré d’affaire, la situation où venaient de le remettre ses ennemis ; les deux magistrats joignirent à la lettre les procès-verbaux qu’ils avaient dressés des exorcismes, et le tout fut immédiatement envoyé par un messager sûr à monseigneur d’Escoubleau de Sourdis. Ce digne prélat, jugeant l’affaire grave et voyant que Grandier, abandonné à ses adversaires, pouvait être perdu par le moindre retard, répondit en arrivant lui-même en son abbaye de Jouin-les-Marnes, où déjà une fois il avait rendu au pauvre prêtre persécuté une si loyale et si brillante justice.

Comme on doit le penser, l’arrivée de l’archevêque fut un coup terrible porté à la possession ; car à peine fut-il à Saint-Jouin, qu’il envoya son propre médecin avec ordre de voir les possédées et d’examiner les convulsions, afin de s’assurer si elles étaient réelles ou feintes. Le médecin se présenta au couvent avec une lettre de l’archevêque qui ordonnait à Mignon de laisser prendre au docteur une connaissance entière de l’état des choses. Mignon reçut le médecin avec tout le respect qu’il devait à celui par qui il était envoyé ; seulement il lui dit qu’il regrettait fort qu’il ne fût pas arrivé un jour plus tôt, les possédées ayant été délivrées la veille, grâce à ses exorcismes et à ceux de Barré. Il ne le conduisit pas moins vers la supérieure et sœur Claire, que le médecin trouva paisibles, tranquilles et reposées comme si elles n’avaient jamais éprouvé aucune agitation. Elles confirmèrent ce qu’avait dit Mignon, et le médecin revint à Saint-Jouin, sans avoir pu constater autre chose que la parfaite tranquillité qui régnait à cette heure dans le couvent.

La fraude était claire, et l’archevêque lui-même pensait que toutes ces persécutions infâmes étaient finies pour ne plus recommencer ; mais Grandier, qui connaissait mieux ses adversaires, vint se jeter à ses pieds le 27 décembre, le suppliant de recevoir une requête par laquelle il lui remontrait que ses ennemis, ayant déjà tâché de l’opprimer par une accusation fausse et calomnieuse dont il ne s’était tiré que par son équitable jugement, venaient, depuis trois mois, de supposer et de publier partout qu’il avait envoyé de malins esprits dans le corps des religieuses de Sainte-Ursule de Loudun, auxquelles il n’avait jamais parlé ; qu’encore que Jean Mignon et Pierre Barré fussent bien publiquement ses ennemis mortels, la direction des prétendues possédées et le soin des exorcismes leur avaient été remis ; que dans les procès-verbaux dressés par eux, et contradictoires à ceux du bailli et du lieutenant civil, ils s’étaient vantés d’avoir chassé trois ou quatre fois les prétendus démons, qui chaque fois seraient revenus, au dire de ces calomniateurs, en vertu de pactes faits par lui ; que ces paroles et les procès-verbaux de Barré et de Mignon avaient pour but de le diffamer et de soulever quelque sédition contre lui ; qu’il était bien vrai que la présence du digne prélat avait mis en fuite les démons ; mais qu’il était probable que, rassurés par son départ, ils ne tarderaient pas à revenir à la charge, tant et si bien que, s’il était abandonné alors de la haute bienveillance de celui auquel il s’adressait à cette-heure, il était certain que son innocence, si éclatante qu’elle fût, finirait par succomber sous les étranges artifices de tant d’ennemis acharnés mortellement contre lui ; qu’il le suppliait en conséquence, après avoir examiné toutes ces raisons, qu’il lui plût de défendre à Barré, à Mignon et à leurs adhérents, tant séculiers que réguliers, en cas de nouvelle possession, d’exorciser à l’avenir et de gouverner les prétendues possédées, et que d’avance il commit à leur place telles autres personnes ecclésiastiques et laïques qu’il jugerait à propos, pour les voir alimenter, médicamenter et exorciser, s’il était nécessaire, et le tout en présence des magistrats.

L’archevêque de Bordeaux accueillit la requête d’Urbain Grandier, et écrivit au bas :

 

« Vu la présente requête, et ouï sur icelle notre promoteur, nous avons renvoyé le suppliant par devant notre promoteur, à Poitiers, pour lui être fait droit ; et cependant nous avons ordonné le sieur Barré, le père l’Escaye, jésuite, demeurant à Poitiers, et le père Gaut de l’Oratoire, demeurant à Tours, pour travailler aux exorcismes en cas de besoin, selon l’ordre que nous leur en avons donné à cette fin :

» Défendons à tous autres de s’immiscer auxdits exorcismes, sous peine de droit. »

 

Comme on le voit, monseigneur l’archevêque de Bordeaux, dans sa justice éclairée et généreuse, avait prévu tous les cas : aussi, lorsque cette ordonnance et cet ordre eurent été signifiés, et que les exorcistes en eurent pris connaissance, la possession cessa-t-elle si promptement et si entièrement, que les bruits mêmes s’en évanouirent. Barré se retira à Chinon, les doyens commis par l’évêque de Poitiers rejoignirent leur chapitre, et les religieuses, bien et dûment délivrées cette fois, rentrèrent dans le silence et dans le repos. L’archevêque n’en invita pas moins une seconde fois Grandier à permuter ses bénéfices ; mais Grandier répondit qu’on lui offrirait un évêché, qu’il ne l’échangerait pas, à cette heure, contre sa simple cure de Loudun.

Au reste, la fin qu’avait eue la possession avait été on ne peut plus préjudiciable aux religieuses, si bien qu’au lieu de leur rapporter de la considération et des aumônes, comme le leur avait promis Mignon, elles n’en avaient tiré qu’une honte publique et un surcroît de gêne privée ; car les parents qui avaient des jeunes filles chez elles, se hâtèrent de les retirer, et en perdant leurs pensionnaires elles perdirent leurs dernières ressources. Cette disposition des esprits à leur égard les jeta dans un profond désespoir, et l’on sut qu’à cette époque elles avaient eu plusieurs altercations avec leur directeur, lui reprochant qu’au lieu des avantages spirituels et temporels qu’il leur avait fait espérer, il ne leur était avenu, outre le péché qu’il leur avait fait commettre, que misère et infamie. Mignon lui-même, quoique rongé de haine, était obligé de demeurer tranquille, et cependant il n’avait point renoncé à sa vengeance, et comme c’était un de ces hommes qui, tant qu’il leur reste une espérance, ne se lassent point d’attendre, il demeura dans l’ombre, résigné en apparence, mais les yeux fixés sur Grandier, afin de se ressaisir, à la première occasion, de la proie qui lui avait échappé : cette occasion, la mauvaise fortune de Grandier l’amena.

On était arrivé en l’année 1633, c’est-à-dire à l’époque de la grande puissance de Richelieu : le cardinal-duc poursuivait son œuvre de destruction, rasant les châteaux quand il ne pouvait pas faire tomber les têtes, et disant comme John Knox : — Abattons les nids, et les corbeaux s’envoleront. Or un de ces nids crénelés était le château de Loudun, et Richelieu avait donné l’ordre de l’abattre.

Celui qui vint à Loudun, chargé de cette mission, était un de ces hommes comme, cent cinquante ans auparavant, Louis XI en avait trouvé pour détruire la féodalité, et comme, cent cinquante ans plus tard, en devait trouver Robespierre pour détruire l’aristocratie ; car tout bûcheron a besoin d’une hache, et tout moissonneur a besoin d’une faux ; donc Richelieu était la pensée et Laubardemont l’instrument.

Mais instrument plein d’intelligence, reconnaissant à la manière dont il était mis en œuvre quelle était la passion qui le faisait mouvoir, et alors s’adaptant à cette passion avec une miraculeuse homogénéité, soit que cette passion fût fougueuse et rapide, soit qu’elle fût lente et sourde, et selon enfin qu’elle était, résolu à tuer par le fer ou à empoisonner par la calomnie, soit qu’elle demandât le sang, soit qu’elle voulût l’honneur.

M. de Laubardemont arriva donc à Loudun dans le courant du mois d’août 1633, et s’adressa, pour l’exécution de sa charge, au sieur Memin de Silly, major de la ville, cet ancien ami du cardinal, que Barré et Mignon avaient, comme nous l’avons dit, attiré à eux. Memin vit dans ce voyage de M. de Laubardemont l’intention du ciel de faire triompher la cause à laquelle il appartenait, et que l’on croyait perdue : il lui présenta Mignon et tous ses amis. Ils en furent très-bien reçus ; la supérieure, comme nous l’avons dit, était la parente du terrible conseiller : ils exaltèrent l’affront qui lui avait été fait par l’ordonnance de l’archevêque de Bordeaux, et qui rejaillissait sur toute sa famille, et bientôt il ne s’agit plus, entre Laubardemont et les conjurés, que de trouver un moyen pour engager le cardinal-duc dans leurs ressentiments. Ce moyen fut bientôt trouvé.

La reine mère, Marie de Médicis, avait parmi ses femmes une certaine Hammon, qui, ayant plu à cette princesse dans une occasion qu’elle avait eue de lui parler, était restée auprès d’elle, et y jouissait de quelque crédit : elle était née à Loudun, parmi le petit peuple, et y avait passé la plus grande partie de sa jeunesse. Grandier, qui avait été son curé, la connaissait particulièrement, et comme elle avait beaucoup d’esprit, s’était fort complu en sa compagnie, du temps où elle habitait la ville. Or, dans un moment de disgrâce, il avait été publié une satire contre les ministres, mais surtout contre le cardinal-duc. Cet écrit, plein d’esprit, de verve et de raillerie amère, avait été attribué à la Hammon, qui partageait tout naturellement la haine de Marie de Médicis contre son ennemi, et qui, protégée par elle, n’avait pu en être punie par le cardinal, quoique celui-ci en eût conservé un profond ressentiment. Les conjurés eurent l’idée d’attribuer cette satire à Grandier, qui aurait su de la Hammon toutes les particularités de la vie intérieure du cardinal qui s’y trouvaient racontées : si le ministre croyait à cette calomnie, on pouvait être tranquille, Grandier était perdu.

Ce point arrêté, on conduisit M. de Laubardemont au couvent, où, sachant devant quel personnage important ils étaient convoqués, les diables s’empressèrent de revenir : les religieuses eurent des convulsions merveilleuses, et M. de Laubardemont retourna à Paris convaincu.

Au premier mot que le conseiller d’État dit au cardinal sur Urbain Grandier, il lui fut facile de s’apercevoir qu’il avait pris une peine inutile en forgeant la fable de la satire, et qu’il n’aurait eu qu’à prononcer son nom devant le ministre pour conduire celui-ci au degré d’irritation auquel il voulait l’amener. Le cardinal-duc avait été autrefois prieur de Coussay, et là, il avait eu une querelle de prééminence avec Grandier, qui, en sa qualité de curé de Loudun, non seulement avait refusé de lui céder le pas, mais encore l’avait pris sur lui : le cardinal avait enregistré cet affront sur ses tablettes sanglantes, et Laubardemont le trouva du premier coup aussi ardent à la perte de Grandier qu’il l’était lui-même.

Séance tenante, Laubardemont avait obtenu cette commission en date du 30 novembre :

 

« Le sieur Laubardemont, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, se rendra à Loudun et autres lieux que besoin sera, pour informer diligemment contre Grandier, sur tous les faits dont il a été ci-devant accusé, et autres qui lui seront de nouveau mis à sus, touchant la possession des religieuses ursulines de Loudun, et autres personnes qu’on dit être aussi possédées et tourmentées des démons, par les maléfices dudit Grandier, et de tout ce qui s’est passé depuis le commencement, tant aux exorcismes qu’autrement, sur le fait de ladite possession, faire rapporter les procès-verbaux et autres actes des commissaires ou délégués, assister aux exorcismes qui se feront, et de faire tous procès-verbaux, et autrement faire procéder, ainsi qu’il appartiendra, pour la preuve et vérification entière desdits faits, et surtout décréter, instruire, faire et parfaire le procès audit Grandier et à tous autres, qui se trouveront complices desdits cas ; jusqu’à sentence définitive exclusivement, nonobstant opposition, appellation ou récusation quelconque, pour lesquelles, et sans préjudice d’icelles, ne sera différé, même, attendu la qualité des crimes, sans avoir égard au renvoi qui pourrait être demandé par ledit Grandier. Mandant Sa Majesté à tous les gouverneurs, lieutenants généraux de la province, et à tous baillis, sénéchaux et autres officiers de ville et sujets qu’il appartiendra, donner, pour l’exécution de ce que dessus, toute assistance et main-forte, aide et prisons, si métier est et qu’ils en soient requis. »

 

Muni de cet ordre, qui équivalait à une sentence, Laubardemont arriva le 5 décembre à neuf heures du soir à Loudun, et, pour ne point être vu, s’arrêta dans un faubourg, et descendit chez maître Paul Aubin, huissier des ordres du roi, et gendre de messire Memin de Silly : sa venue fut si secrète, que ni Grandier ni ses amis n’en eurent connaissance ; mais Memin, Hervé, Menuau et Mignon furent prévenus, et se rendirent aussitôt près de lui. Laubardemont les reçut en leur montrant sa commission ; mais cette commission, si étendue qu’elle était, leur parut insuffisante, car elle ne contenait pas l’ordre d’arrêter Grandier, et Grandier pouvait fuir. Laubardemont sourit de l’idée qu’on avait même cru pouvoir le prendre en faute, et tira de sa poche deux autres ordonnances pareilles, au cas où l’une s’égarerait, en date du même jour 30 novembre, signées Louis, et plus bas Phélippeaux : elles étaient conçues en ces termes :

 

« Louis, etc., etc.

« Avons donné la présente au sieur Laubardemont, conseiller en nos conseils privés, pour, par ledit sieur Laubardemont, arrêter et constituer prisonnier ledit Grandier et ses complices en lieu de sûreté, avec pareil mandement à tout prévôt des maréchaux et autres officiers et sujets de tenir la main-forte à l’exécution desdites ordonnances, et obéir pour le fait d’icelles aux ordres qui leur seront donnés par ledit sieur, et aux gouverneurs et lieutenants généraux donner toute l’assistance et main-forte dont ils seront requis. »

 

Cette seconde ordonnance complétait la commission : il fut alors résolu que pour prouver que le coup partait de l’autorité royale, et pour intimider tout officier public qui voudrait encore prendre parti pour Grandier, ou tout témoin qui voudrait déposer en sa faveur, il serait arrêté préventivement, avant toute espèce d’instruction. En conséquence, on envoya chercher immédiatement Guillaume Aubin, sieur de Lagrange et lieutenant du prévôt. Laubardemont lui communiqua la commission du cardinal et les ordonnances du roi, et lui ordonna de se saisir le lendemain dès le grand matin de la personne de Grandier. M. de Lagrange s’inclina devant ces deux signatures, et répondit qu’il obéirait ; mais comme à la manière dont on procédait il vit un assassinat et non un jugement, dans la nouvelle instruction qui allait s’établir, tout allié qu’il était à Memin, dont son frère à lui avait épousé la fille, il fit aussitôt avertir Grandier des ordres qu’il avait reçus ; mais celui-ci, avec sa fermeté habituelle, fit remercier Lagrange de sa générosité et répondit que, confiant en son innocence, et, comptant sur la justice de Dieu, il était résolu de ne point se retirer.

Grandier demeura donc, et son frère, qui couchait près de lui, assura que cette nuit il dormit d’un sommeil aussi tranquille que d’habitude. Le lendemain il se leva à six heures, ainsi que c’était sa coutume, prit son bréviaire à la main et sortit pour aller assister à matines à l’église de Sainte-Croix ; à peine eut-il mis le pied hors de la maison, que Lagrange, en présence de Memin, de Mignon et de ses autres ennemis, qui s’étaient réunis pour jouir de ce spectacle, l’arrêta au nom du roi. Aussitôt il fut remis entre les mains de Jean Pouguet, archer des gardes de Sa Majesté, et aux archers des prévôts de Loudun et de Chinon, afin qu’ils le conduisissent au château d’Angers, tandis que le sceau royal était apposé à ses chambres, à ses armoires, à ses meubles et à tous les autres endroits de sa maison : mais on ne trouva dans cette perquisition rien qui pût compromettre Grandier, si ce n’est un traité contre le célibat des prêtres, et deux feuillets sur lesquels étaient écrits, d’une autre main que la sienne, quelques vers érotiques dans le goût de ce temps-là.

Grandier resta quatre mois dans cette prison, où il fut, au dire de Michelon, commandant de la ville d’Angers, et au rapport du chanoine Pierre Bacher, son confesseur, un modèle de résignation et de constance ; passant son temps à lire des livres saints ou à écrire des prières ou des méditations, dont le manuscrit fut produit au procès. Pendant ce temps, nonobstant les instances et les oppositions de Jeanne Estève, mère de l’accusé, qui, quoique âgée de soixante et dix ans, avait, dans l’espoir de sauver son fils, retrouvé toute la force et toute l’activité de sa jeunesse, Laubardemont continuait l’instruction qui fut achevée enfin le 9 avril : aussitôt on envoya prendre Urbain à Angers pour le ramener à Loudun.

Une prison extraordinaire lui avait été préparée dans un logis qui appartenait à Mignon lui-même, et qu’habitait auparavant un sergent nommé Bontems, ancien clerc de Trinquant, et qui avait déjà déposé contre Grandier dans la première affaire. Cette prison était située au plus haut étage ; on en avait fait murer les fenêtres, ne laissant qu’une petite ouverture vers le toit, qu’on avait garnie d’énormes barreaux, et pour surcroit de précaution, et de peur que les diables ne vinssent tirer le magicien de ses chaînes, on avait traversé toute la cheminée par des barres de fer placées en forme de gril ; de plus, des trous imperceptibles et cachés dans les angles permettaient à la femme Bontems de voir ce que faisait Grandier à toute heure, précaution dont on espérait tirer parti dans les exorcismes : ce fut de cette chambre, couché sur la paille et presque privé de lumière, que Grandier écrivit à sa mère la lettre suivante :

 

« Ma mère, j’ai reçu la vôtre et tout ce que vous m’avez envoyé, excepté les bas de serge ; je supporte mon affliction avec patience, et plains plus la vôtre que la mienne ; je suis fort incommodé, n’ayant point de lit ; tachez de me faire apporter le mien, car si le corps ne repose, l’esprit succombe ; enfin, envoyez-moi un bréviaire, une Bible et un saint Thomas pour ma consolation, et, au reste, ne vous affligez pas ; j’espère que Dieu mettra mon innocence au jour ; je me recommande à mon frère et à ma sœur, et à tous nos bons amis.

» C’est, ma mère, votre très-bon fils, à vous servir,

» GRANDIER. »

 

Pendant le temps de la réclusion de Grandier au château d’Angers, la possession s’était miraculeusement multipliée, car ce n’étaient plus maintenant la supérieure et la sœur Claire qui étaient possédées, c’étaient neuf religieuses qui étaient à cette heure en proie aux malins esprits ; aussi les sépara-t-on en trois troupes.

La supérieure, Louise des Anges et Anne de Sainte-Agnès, furent mises dans la maison du sieur Delaville, avocat et conseil des religieuses ;

La sœur Claire et Catherine de la Présentation furent mises dans la maison de Maurat, chanoine ;

Enfin Élisabeth de la Croix, Monique de Sainte-Marthe, Jeanne du Saint-Esprit et Séraphique Archer furent mises dans une troisième maison.

Toutes étaient en outre surveillées par la sœur de Memin de Silly, femme de Moussant, alliée et parente par conséquent des deux plus grands ennemis de l’accusé, laquelle apprenait par la femme de Bontems tout ce qu’il était nécessaire à la supérieure de savoir sur lui : ce fut là ce qu’on appela le séquestre.

Le choix des médecins ne fut pas moins étrange : au lieu d’appeler les plus savants praticiens d’Angers, de Tours, de Poitiers ou de Saumur, tous, hormis Daniel Roger, médecin de Loudun, furent choisis dans de petites villes, et parmi des hommes sans aucune instruction : si bien, que l’un n’avait jamais obtenu ni degrés ni lettres, et avait été obligé de se retirer de Saumur pour cette raison, et que l’autre sortait de la boutique d’un marchand où il avait été dix ans facteur, état qu’il avait abandonné pour prendre celui plus lucratif d’empirique.

Au reste, le choix de l’apothicaire et du chirurgien ne fut ni plus équitable ni plus plausible ; l’apothicaire, qui se nommait, Adam, était cousin germain de Mignon, et avait été témoin dans la première accusation contre Grandier ; et comme son témoignage avait touché l’honneur d’une jeune fille de Loudun, il avait été condamné par arrêt du parlement à une amende honorable. Cependant, quoiqu’on connût, et peut-être même parce qu’on connaissait sa haine contre Grandier, on se reposa sur lui de la préparation des remèdes, sans que personne, vérifiât s’il en diminuait ou augmentait la dose, et si, au lieu de calmants, il ne donnait pas des excitatifs assez violents pour amener des convulsions réelles : quant au chirurgien, c’était pis encore, car c’était Mannouri, neveu de messire Memin de Silly, frère d’une religieuse, le même qui avait fait, lors de la seconde affaire, opposition au séquestre réclamé par Grandier. La mère et le frère de l’accusé présentèrent vainement des requêtes dans lesquelles ils récusaient les médecins pour cause d’incapacité, et le chirurgien et l’apothicaire pour cause de haine, ils ne purent pas même, à leurs frais, obtenir copie certifiée de ces requêtes, quoiqu’ils offrissent de prouver par témoins, qu’un jour Adam avait, dans son ignorance, donné du crocus metallorum pour du crocus martis ; ce qui avait amené la mort du malade à qui ce remède avait été administré. Ainsi, la perte de Grandier était si publiquement résolue, que l’on n’avait pas même la pudeur de voiler les moyens infâmes à l’aide desquels on comptait y arriver.

L’instruction se poursuivait avec activité. Comme une des premières formalités à remplir était la confrontation, Grandier publia un factum dans lequel, s’appuyant sur l’exemple de saint Anastase, il raconta que ce saint ayant été accusé au concile de Tyr par une femme impudique, qui ne l’avait jamais vu, lorsque cette femme entra dans l’assemblée pour formuler publiquement son accusation, un prêtre nommé Timothée se leva, se présenta à elle, et lui parla comme s’il eût été Anastase : elle le crut ainsi, et répondit en conséquence ; ce qui rendit manifeste à tous l’innocence du saint. Or Grandier demandait que deux ou trois personnes de sa taille, et ayant la même couleur de cheveux que lui, fussent habillées comme lui, sans aucune différence, et présentées aux religieuses, certain qu’il était, ne les ayant jamais vues et n’avant probablement jamais été vu par elles, qu’elles ne le reconnaîtraient point, quoiqu’elles prétendissent avoir eu avec lui des rapports directs ; cette demande était tellement loyale et par conséquent embarrassante, qu’il n’y fut pas même répondu.

Cependant l’évêque de Poitiers, triomphant à son tour de l’archevêque de Bordeaux qui ne pouvait rien contre un ordre émané du cardinal-duc, avait récusé le père l’Escaye et le père Gau, nommés par son supérieur, et avait désigné en leur place son théologal, qui avait été l’un des juges qui avaient rendu contre Grandier la première-sentence, et le père Lactance, récollet. Ces deux moines ne prirent pas même la peine de cacher le parti auquel ils appartenaient, et vinrent directement se loger dans la maison de Nicolas Moussant, l’un des ennemis les plus acharnés de Grandier, et dès le lendemain de leur arrivée ils se rendirent chez la supérieure, où ils commencèrent les exorcismes. Aux premiers mots, le père Lactance s’étant aperçu que la possédée savait très-peu de latin, et par conséquent ne présentait pas une grande sécurité dans son interrogatoire, il lui ordonna de répondre en français, quoiqu’il continuât, lui, d’exorciser en latin : et comme quelqu’un eut la hardiesse d’objecter que le diable, qui, d’après le rituel, sait toutes les langues mortes et vivantes, devait répondre dans le même idiome où il était interrogé, le père déclara que le pacte avait été ainsi fait, et que, d’ailleurs, il y avait des diables plus ignorants que des paysans.

Derrière ces exorcistes et les deux carmes qui s’étaient ingérés dans l’affaire dès le commencement de la possession, et qui se nommaient Pierre de Saint-Thomas, et Pierre de Saint-Mathurin, arrivèrent bientôt quatre autres capucins, envoyés, disait-on, par le père Joseph, l’éminence grise ; c’étaient les pères Luc, Tranquille, Potais et Élisée ; de sorte que les exorcismes purent marcher plus rondement qu’ils n’avaient encore fait jusqu’alors : les séances furent, en conséquence, tenues en quatre lieux différents, qui étaient les églises de Sainte-Croix, le couvent des Ursulines, de Saint-Pierre-du-Martroy et de Notre-Dame-du-Château. Il se passa cependant peu de choses dans les exorcismes du 15 et du 16 avril ; car les déclarations des médecins ne précisaient rien et disaient seulement, sans autres explications, que les choses qu’ils avaient vues étaient surnaturelles et surpassaient leurs connaissances et les règles de la médecine.

La séance du 23 fut plus curieuse ; la supérieure, interrogée par le père Lactance en quelle forme le démon était entré chez elle, répondit qu’il était entré en chat, en chien, en cerf et en bouc.

— Quoties ? demanda l’exorciste.

— Je n’ai pas bien remarqué le jour, répondit la supérieure.

La pauvre fille avait pris quoties pour quando.

Ce fut sans doute pour se venger de cette erreur que le même jour la supérieure déclara que Grandier avait sur le corps cinq marques qui lui avaient été faites par le diable, et qu’insensible partout ailleurs, il était vulnérable à ces seuls endroits : en conséquence, ordre fut donné au chirurgien Mannouri de s’assurer de la vérité de cette assertion, et le jour de cette expérience fut fixé au 26.

En vertu de la commission qu’il avait reçue le 26 au matin, Mannouri se présenta à la prison de Grandier, le fit dépouiller tout nu, et raser partout le corps ; puis, lui avant bandé les yeux, il ordonna qu’il fût couché sur une table ; le diable était cette fois encore dans l’erreur : Grandier, au lieu de cinq signes, n’en avait que deux, l’un à l’omoplate et l’autre à la cuisse.

Alors commença l’une des scènes les plus atroces qui se puissent imaginer ; Mannouri tenait à la main une sonde à ressort, dont l’aiguille rentrait en elle-même à volonté : à tout endroit du corps où Grandier, selon le dire de la supérieure, était insensible, Mannouri lâchait le ressort, la sonde rentrait en dedans, et, tout en ayant l’air de s’enfoncer dans la chair, elle ne causait aucune douleur à l’accusé ; mais lorsqu’au contraire il en arriva aux marques désignées comme vulnérables, le chirurgien, serrant le ressort, lui enfonça l’aiguille à la profondeur de plusieurs pouces, ce qui fit jeter au pauvre Grandier, qui ne s’y attendait pas, un cri si aigu que ceux qui n’avaient pu entrer l’entendirent de la rue. Du signe du dos, par lequel il avait commencé, Mannouri passa à celui de la cuisse ; mais cette fois, à son grand étonnement, quoiqu’il eût enfoncé la sonde de toute sa longueur, Grandier ne poussa pas un cri, ne jeta pas une plainte, ne fit pas entendre un gémissement, il se mit, au contraire, à dire une prière, et quoique, deux fois encore à la cuisse et deux fois à l’omoplate, Mannouri eût renouvelé ses blessures, il ne put tirer du patient autre chose que des prières pour ses bourreaux.

M. de Laubardemont assistait à cette séance.

Le lendemain, on exorcisa la supérieure dans des termes si forts, que le diable fut obligé de dire que ce n’étaient point cinq lâches, mais seulement deux qu’avait Grandier ; il est vrai que cette fois, au grand étonnement de la foule, il indiqua précisément les endroits où elles étaient situées.

Malheureusement pour le démon, une facétie qu’il fit dans la même séance nuisit à l’effet de cette première déclaration. Interrogé pourquoi il n’avait pas voulu parler le samedi précédent, il répondit qu’il n’était pas à Loudun, attendu qu’il avait été occupé, toute la matinée de ce jour-là, à conduire en enfer l’âme de Le Proust, procureur au parlement de Paris : cette réponse parut assez incroyable à quelques mondains pour qu’ils prissent la peine de faire examiner le registre des morts de ce samedi, examen duquel il résulta qu’il n’était trépassé ce jour-là non-seulement aucun procureur appelé Le Proust, mais aucun homme du même nom. Ce démenti rendit le démon moins plaisant, sinon moins terrible.

Pendant ce temps, les autres exorcismes éprouvaient des échecs pareils : le père Pierre de Saint-Thomas, qui opérait dans l’église des Carmes, ayant demandé à l’une des possédées où étaient les livres de magie de Grandier, elle répondit qu’on les trouverait au logis d’une certaine demoiselle qu’elle nomma, et qui était la même qui avait fait faire amende honorable à l’apothicaire Adam. À l’instant Laubardemont, Moussant, Hervé et Menuau se rendirent chez cette demoiselle, visitèrent les chambres et les cabinets, ouvrirent les coffres, les armoires et jusqu’aux lieux les plus secrets, et cela vainement ; aussi, de retour à l’église, reprochèrent-ils au démon de les avoir trompés ; mais le démon répondit qu’une nièce de cette demoiselle avait ôté les livres. On courut aussitôt chez cette nièce ; malheureusement elle n’était point chez elle, mais dans une église où depuis le matin elle faisait ses dévotions, et de laquelle les prêtres et les serviteurs de l’église attestèrent qu’elle n’était point sortie malgré le désir que les exorcistes avaient d’être agréables à Adam, ils furent donc forcés de s’arrêtera là.

Ces deux fausses désignations ayant augmenté le nombre des incrédules, on indiqua pour le 4 mai une séance des plus intéressantes : en effet, le programme était assez étendu pour piquer la curiosité générale. Asmodée avait promis d’enlever la supérieure à deux pieds de hauteur, et Eazas et Cerbère, entraînés par l’exemple de leur chef, s’étaient engagés d’en faire autant à l’égard des deux autres religieuses ; enfin, un quatrième démon, nommé Béhérit, avait été plus loin, et ne craignant pas de s’attaquer à M. de Laubardemont lui-même, il avait déclaré que, pour son compte, il enlèverait la calotte du conseiller de dessus sa tête et la tiendrait suspendue en l’air le temps d’un miserere ; en outre, les exorcistes avaient publié que six hommes choisis parmi les plus robustes ne pourraient maintenir la plus faible des religieuses et l’empêcher de faire ses contorsions.

On comprend que sur la promesse d’un pareil spectacle la foule dut, au jour dit, encombrer l’église. On commença par la supérieure, et le père Lactance somma Asmodée de tenir sa promesse et d’enlever l’énergumène de terre ; la supérieure fit alors deux ou trois soubresauts sur son matelas, et parut en effet un instant se soutenir en l’air ; mais alors un des spectateurs ayant soulevé la robe, on vit qu’elle se maintenait sur la pointe du pied, habilement sans doute, mais non pas miraculeusement ; alors les éclats de rire étant partis de tous côtés, cette explosion intimida tellement Eazas et Cerbère, qu’on ne put même obtenir d’eux qu’ils répondissent aux adjurations qui leur furent faites : on eut alors recours à Béhérit, qui répondit qu’il était prêt à enlever la calotte de M. de Laubardemont, et que la chose aurait lieu avant qu’il se fût écoulé un quart d’heure.

Cependant, comme ce jour-là les exorcismes avaient été indiqués pour le soir, au lieu d’être indiqués comme d’habitude pour le matin, et que la nuit, heure favorable aux illusions, commençait à s’avancer, il vint à l’idée de plusieurs incrédules que Béhérit n’avait demandé un quart d’heure que pour avoir le temps d’opérer aux flambeaux, dont la lumière rend toute magie facile, ils remarquèrent, en outre que M. de Laubardemont s’était placé sur une chaise assez éloignée des autres personnes, et justement au-dessous d’une des voûtes de l’église, au milieu de laquelle était pratiqué un trou pour passer la corde de la cloche. Ils quittèrent alors l’église, et montant dans le clocher, ils se cachèrent dans un coin du plancher supérieur ; ils y étaient à peine depuis quelques instants qu’ils virent s’approcher un homme qui commença à travailler à quelque chose ; ils l’entourèrent aussitôt, et lui saisirent dans les mains un long crin au bout duquel était attaché un petit hameçon ; l’homme surpris lâcha sa ligne et se sauva. Il en résulta que quoique M. de Laubardemont, les exorcistes et toute l’assemblée s’attendissent à chaque instant à voir enlever la calotte, elle n’en resta pas moins sur la tête du juge, à la grande confusion du père Lactance, qui, ne sachant pas ce qui était arrivé, et croyant à un retard et non à un empêchement, adjura trois ou quatre fois Béhérit de remplir la promesse qu’il avait faite, et à laquelle il fut contraint de manquer.

Cette séance du 4 mai était une séance malheureuse ; jusque-là rien n’avait réussi, et jamais les diables n’avaient été si complètement maladroits. Heureusement les exorcistes paraissaient certains de leur dernier tour ; il consistait à faire échapper la religieuse des mains de six hommes choisis parmi les plus forts, et qui tâcheraient en vain de la maintenir : en conséquence, deux carmes et deux capucins se mirent en quête dans l’assemblée, et ramenèrent dans le chœur six manières d’Hercules choisis parmi les portefaix et les commissionnaires de la ville.

Cette fois, le diable prouva que s’il n’était pas adroit, il était au moins vigoureux ; car, quoique maintenue sur son matelas par ces six hommes, la supérieure, après quelques exorcismes, entra dans des convulsions si terribles, qu’elle s’échappa de leurs mains, et que l’un de ceux qui essayaient de la contenir fut même renversé ; renouvelée trois fois, cette expérience réussit trois fois ; et la croyance commençait à redescendre sur l’assemblée, lorsqu’un médecin de Saumur nommé Duncan, se doutant qu’il y avait là-dessous quelque compérage, s’avança dans le chœur, ordonna aux six hommes de s’éloigner, et déclara qu’il allait maintenir seul la supérieure, et que si elle s’échappait de ses mains, il promettait de faire en face de tous amende honorable de son incrédulité. M. de Laubardemont voulut alors s’opposer à cet essai, en traitant Duncan de mondain et d’athée ; mais, comme c’était un homme très-estimé pour sa science et sa probité, il s’éleva dans l’auditoire un si un grand tumulte à l’occasion de cette défense, que force fut aux exorcistes de le laisser faire. On débarrassa donc le chœur des six portefaix, qui, au lieu d’aller reprendre leur place dans l’église, sortirent par la sacristie, et Duncan s’avançant jusqu’au lit où s’était recouchée la supérieure, la saisit par le poignet, et s’étant assuré qu’il la tenait bien, il dit aux exorcistes qu’ils pouvaient commencer.

Jamais jusqu’alors on n’avait vu la lutte entre l’opinion générale et les intérêts particuliers de quelques-uns ainsi engagée face à face ; aussi un profond silence régna-t-il dans cette assemblée, qui demeura immobile et les yeux fixés dans l’attente de ce qui allait se passer.

Au bout d’un instant, le père Lactance prononça les paroles sacrées, et la supérieure tomba en convulsion ; mais, cette fois, il paraît que Duncan avait plus de force à lui seul que les six hommes qui l’avaient précédé ; car la religieuse eut beau bondir, se cambrer et se tordre, son bras n’en resta pas moins captif dans la main de Duncan : enfin, épuisée, elle retomba sur son lit, en disant : — Je ne puis, — je ne puis, — il me tient.

— Lâchez-lui donc le bras, s’écria alors le père Lactance furieux, – car comment se feront les convulsions, si vous la tenez ?

— Si c’est un démon qui la possède réellement, répondit Duncan à voix haute, il doit être plus fort que moi, puisque le rituel, au nombre des marques de la possession, indique des forces au-dessus de l’âge, au-dessus de la condition, au-dessus de la nature.

— C’est mal argumenté, reprit aigrement Lactance : en effet, un démon hors du corps est plus fort que vous ; mais étant dans un corps faible tel que celui-ci, il est impossible qu’il soit aussi fort que vous, car ses actions naturelles sont proportionnées aux forces du corps qu’il possède.

— Assez, assez, dit M. de Laubardemont, nous ne sommes pas venus ici pour argumenter avec des philosophes, mais pour édifier des chrétiens.

À ces mots, il se leva de sa chaise au milieu d’un tumulte terrible, et toute l’assemblée se retira en désordre, comme si elle sortait non pas d’une église, mais d’un théâtre.

Le mauvais succès de cette séance fit qu’il ne se passa rien de bien remarquable pendant quelques jours : il en résulta qu’un grand nombre de gentilshommes et de personnes de qualité qui étaient venues à Loudun dans l’attente de choses miraculeuses, voyant qu’on ne leur en montrait que de fort ordinaires, et encore assez mal organisées, commencèrent à penser que ce n’était pas la peine d’y demeurer plus longtemps, et se mirent à faire retraite : c’est ce dont se plaint le père Tranquille, l’un des exorcistes, dans un petit volume qu’il a publié sur cet événement. — « Plusieurs, dit-il, étant venus voir les merveilles de Loudun, et ayant trouvé que les diables ne leur avaient point donné des signes tels qu’ils en demandaient, s’en sont allés mécontents et ont accru le nombre des incrédules. » – Il fut donc résolu, pour combattre cette désertion, que l’on ferait paraître quelque grand événement qui réveillerait la curiosité et ranimerait la foi ; en conséquence, le père Lactance publia que le 20 mai, trois des sept démons qui possédaient la supérieure sortiraient en faisant trois plaies au côté gauche, et autant de trous à la chemise, à son corps de jupe et à sa robe : ces trois diables étaient Asmodée, Grésil des Trônes et Aman des Puissances. On ajouta que la supérieure aurait les mains liées derrière le dos lorsque ces plaies lui seraient faites.

Le jour arrivé, l’église de Sainte-Croix s’encombra de curieux, désireux de connaître si cette fois les diables tiendraient mieux leur parole qu’ils n’avaient fait en la dernière séance. Alors on invita les médecins à s’approcher de la supérieure et à examiner son côté, le corps de sa jupe, sa chemise et sa robe : comme au nombre de ces médecins s’était présenté Duncan, et qu’on n’osa point le récuser, malgré la haine que l’on avait conçue contre lui, et dont il eût ressenti les effets s’il n’eût été spécialement protégé par le maréchal de Brézé, il n’y avait pas d’en imposer au public. Les médecins examinèrent donc la supérieure, et firent leur rapport, conçu en ces termes : qu’ils n’avaient trouvé aucune plaie sur son côté, aucune solution de continuité dans ses vêtements, ni aucun fer tranchant dans les replis de ses robes. Après cette perquisition, le père Lactance l’interrogea près de deux heures en français, et les réponses se firent dans la même langue ; puis il passa des demandes aux adjurations ; alors Duncan s’avança et dit que l’on avait promis que la supérieure aurait les mains liées derrière le dos, pour ôter tout soupçon de dol et de fraude, et que le moment était venu de tenir cette promesse. Le père Lactance reconnut la justesse de cette réclamation ; mais il remontra en même temps que comme il y avait dans l’assemblée beaucoup de gens qui n’avaient pas vu les convulsions où les possédées tombaient, il était juste que, pour leur satisfaction, on exorcisât la supérieure avant de la lier : en conséquence, il recommença les exorcismes, et aussitôt la supérieure tomba dans des convulsions épouvantables, qui, après avoir duré quelques minutes, finirent par une prostration complète. Alors la possédée tomba la face contre terre, se tournant sur le bras et sur le côté gauche, demeurant ainsi immobile pendant quelques instants, après lesquels elle poussa un léger cri suivi d’un gémissement. Les médecins s’avancèrent aussitôt vers elle, et Duncan, voyant qu’elle retirait sa main droite de son côté gauche, la saisit par le bras, et s’aperçut qu’elle avait le bout des doigts ensanglanté ; il porta aussitôt les yeux et les mains sur ses vêtements et sur son corps, et trouva la robe de la supérieure percée en deux endroits, et son corps de jupe et sa chemise en trois endroits : les trous étaient de la longueur d’un doigt en travers. Les médecins trouvèrent aussi la peau percée à trois places au-dessus de la mamelle gauche ; les plaies étaient si légères, qu’elles ne traversaient qu’à peine la peau ; celle du milieu était de la grandeur d’un grain d’orge ; cependant il était sorti du sang de toutes les trois en assez grande quantité pour que la chemise en fût teinte. Cette fois, la supercherie était si grossière, que Laubardemont, lui-même parut en avoir quelque confusion, à cause du nombre et de la qualité des spectateurs ; aussi ne voulut-il pas permettre aux médecins de joindre à leurs attestations le jugement qu’ils faisaient des causes efficientes et instrumentales de ces trois plaies ; mais Grandier protesta dans un factum qu’il rédigea dans la nuit, et qui fut distribué le lendemain. – Il faisait observer :

 

« Que si la supérieure n’eût point gémi, les médecins ne l’auraient pas dépouillée, et qu’ils auraient soufferts qu’on la liât, ne s’imaginant point que les plaies étaient déjà faites ; qu’alors l’exorciste aurait alors commandé aux trois démons de sortir, et de faire les signes qu’ils avaient promis ; que la supérieure aurait fait les plus étranges contorsions dont elle était capable et aurait eu une longue convulsion, à l’issue de laquelle elle aurait été délivrée, et les plaies se seraient trouvées sur son corps ; mais que ses gémissements, qui l’avaient trahie, avaient rompu, par la permission de Dieu, toutes les mesures les mieux concertées par les hommes et par diables. Pourquoi pensez-vous, ajoutait-il, qu’ils aient choisi pour signe des blessures pareilles à celles qui se font avec un fer tranchant, puisque les diables ont accoutumé de faire des plaies qui ressemblent à celles de la brûlure ? N’est-ce pas parce qu’il était plus aisé à la supérieure de cacher un fer et de s’en blesser légèrement, que de cacher du feu et de s’en faire une brûlure ? Pourquoi pensez-vous qu’ils aient choisi le côté gauche plutôt que le front ou le nez, sinon parce qu’elle n’aurait pu se blesser au front ou au nez, sans exposer son action aux yeux de toute l’assemblée ? Pourquoi auraient-ils choisi le côté gauche plutôt que le droit, sinon qu’il était plus aisé à la main droite, dont la supérieure se servait, de s’étendre sur le côté gauche que d’opérer le droit ? Pourquoi s’est-elle penchée sur le bras et sur le côté gauche, sinon afin que cette posture, dans laquelle elle demeura assez longtemps lui facilitât le moyen de cacher aux yeux des spectateurs le fer dont elle se blessait ? D’où pensez-vous que vînt ce gémissement qu’elle poussa, malgré toute sa constance, sinon du sentiment du mal qu’elle se fit à elle-même, les plus courageux ne pouvant s’empêcher de frémir lorsque le chirurgien leur fait une saignée ? Pourquoi les bouts de ses doigts ont-ils paru sanglants, sinon parce qu’ils ont manié le fer qui a fait les plaies ? Qui ne voit que ce fer ayant été très-petit, il a été impossible d’éviter que les doigts qui s’en sont servis n’aient été rougis du sang qu’il a fait couler ? D’où vient enfin que ces plaies ont été si légères, qu’elles n’ont passé la première peau qu’à toute peine, lorsqu’au contraire les démons ont accoutumé de rompre et de déchirer les démoniaques quand ils se retirent, sinon de ce que la supérieure ne se haïssait point assez elle-même pour se faire des plaies profondes et dangereuses ? »

 

Malgré cette protestation si logique d’Urbain Grandier, et la supercherie si visible des exorcistes, M. de Laubardemont n’en dressa pas moins procès-verbal de l’expulsion des trois démons, Asmodée, Grésil et Aman, du corps de sœur Jeanne des Anges par trois plaies faites au-dessous de la région du cœur, procès-verbal qui fut effrontément produit contre Grandier, et dont la minute existe encore comme un monument, non pas même de crédulité et de superstition, mais de haine et de vengeance. De son côté, le père Lactance, pour dissiper les soupçons qu’avait fait naître parmi les spectateurs le prétendu miracle de la veille, demanda le lendemain à Balaam, l’un des quatre démons qui était resté dans le corps de la supérieure, pourquoi Asmodée et ses deux compagnons s’en étaient allés, contre leur promesse, tandis que le visage et les mains de la supérieure étaient cachés aux yeux du peuple.

— C’est, répondit Balaam, pour en entretenir plusieurs dans l’incrédulité. – De son côté, le père Tranquille raille les mécontents avec toute la légèreté d’esprit d’un capucin, dans un petit livre qu’il a publié sur toute cette affaire. — « Certes, ils avaient sujet, dit-il, de s’offenser du peu de civilité et de courtoisie de ces démons, qui n’avaient pas eu égard à leur mérite et à la qualité de leurs personnes ; mais si la plupart de ces gens-là eussent recherché leur conscience, peut-être eussent-ils trouvé que la cause de leur mécontentement venait de cette part, et qu’ils devaient plutôt s’irriter contre eux-mêmes par une bonne pénitence, et non pas apporter des yeux curieux et une conscience vicieuse, pour s’en retourner incrédules. »

Il ne se passa rien de remarquable depuis le 20 de mai jusqu’au 13 juin, jour qui fut célèbre par le vomissement d’un tuyau de plume de la longueur d’un doigt, que la supérieure rendit. Ce fut sans doute ce nouveau miracle qui détermina l’évêque de Poitiers à se rendre lui-même à Loudun non pas, dit-il à ceux qui allèrent le saluer en arrivant, pour prendre connaissance de la vérité de possession, mais pour la faire croire à ceux qui en doutaient encore, et pour y découvrir les écoles de magie, tant d’hommes que de femmes, qu’y avait établies Urbain. Alors on commença de publier parmi le peuple, qu’il fallait croire à la possession, puisque le roi, le cardinal-duc et l’évêque y croyaient, et qu’on ne pouvait en douter sans se rendre criminel de lèse-majesté divine et humaine, et sans s’exposer, en qualité de complice de Grandier, aux coups de la sanglante justice de Laubardemont. « C’est ce qui nous fait dire avec assurance, écrivit alors le père Tranquille, que cette entreprise est l’œuvre de Dieu, puisque c’est l’œuvre du roi. »

L’arrivée de l’évêque amena une nouvelle séance : un témoin oculaire, bon catholique et croyant fermement à la possession, en a laissé une relation manuscrite plus curieuse que toutes celles que nous pourrions rédiger nous-mêmes. Nous allons donc la mettre textuellement sous les yeux du lecteur.

 

« Le vendredi 23 de juin 1634, veille de la Saint-Jean, sur les trois heures de l’après-midi, monseigneur de Poitiers et M. de Laubardemont étant à l’église de Sainte-Croix à Loudun, pour continuer les exorcismes des religieuses Ursulines, de l’ordre de M. de Laubardemont, commissaire, fut amené de la prison en ladite église Urbain Grandier, prêtre curé, accusé et dénommé magicien par lesdites religieuses possédées ; auquel Urbain Grandier furent produits par ledit sieur commissaire quatre pactes[1] rapportés à diverses fois aux précédents exorcismes par lesdites possédées, que les diables qui les possédaient disaient avoir faits avec ledit Grandier pour plusieurs fois, mais particulièrement rendu par Léviathan, le samedi 17 du présent mois, composé la chair du cœur d’un enfant, pris en un sabbat à Orléans, en 1631, de la cendre d’une hostie brulées, du sang et de la…[2] dudit Grandier, par lequel Léviathan dit avoir entré au corps de sœur Jeanne des Anges, supérieure desdites religieuses, et l’avoir possédée avec ses adjoints Béhérit, Eazas et Balaam, et ce fut le 8 de décembre 1632. L’autre composé de graines d’oranges de Grenade, rendues par Asmodée, alors possédant la sœur Agnès, le jeudi 22 du présent mois ; fait entre ledit Grandier, Asmodée, et quantité d’autres diables, pour empêcher l’effet des promesses de Béhérit, qui avait promis, pour signe de sa sortie, d’enlever la calotte du sieur commissaire de la hauteur de deux piques, l’espace d’un Miserere. Tous lesquels pactes représentés audit Grandier, il a dit, sans en être aucunement étonné, mais avec une résolution constante et généreuse, ne savoir en aucune façon ce que c’était que lesdits pactes, ne les avoir jamais faits et ne connaître point d’art capable de telles choses ; n’avoir jamais eu communication avec les diables, et ignorer complètement ce qu’on lui disait ; dont fut fait procès-verbal qu’il signa.

» Cela fait, on amena toutes lesdites religieuses possédées, au nombre de onze ou douze, compris trois filles séculières, aussi possédées, dans le chœur de ladite église, accompagnées de quantité de religieux carmes, capucins et récollets, de trois médecins et d’un chirurgien ; lesquelles, à leur entrée, firent quelques gaillardises appelant ledit Grandier leur maître et lui témoignant allégresse de le voir. Alors, le père Lactance, Gabriel, récollet, et l’un des exorcistes, exhorta toute l’assistance d’élever son cœur à Dieu avec une ferveur extraordinaire, de produire des actes de douleur, des offenses faites contre cette adorable majesté, et de lui demander que tant de péchés ne missent point obstacle aux desseins que sa providence avait pour sa gloire en cette occasion, et pour marque extérieure de la contrition interne, de dire le Confiteor, pour recevoir la bénédiction de monseigneur l’évêque de Poitiers. Ce qui ayant été fait, il continua de dire que l’affaire dont il s’agissait était de si grand poids et tellement importante aux vérités de l’Église catholique romaine, que cette seule considération devait servir de motif pour exciter la dévotion, et que d’ailleurs le mal de ces pauvres filles était si étrange, après avoir été si long, que la charité obligeait tous ceux qui avaient droit de travailler à leur délivrance et à l’expulsion des démons d’employer l’efficace de leur caractère pour un si digne sujet, par les exorcismes que l’Église prescrit aux pasteurs ; et adressant la parole audit Grandier, il lui dit, qu’étant de ce nombre par l’onction sacrée de prêtrise, il devait y contribuer de tout son pouvoir et de tout son zèle, s’il plaisait à monseigneur l’évêque de lui en donner la permission et de commuer la suspension en autorité. Ce que ledit sieur évêque ayant concédé, le père récollet présenta une étole à Grandier, lequel, s’étant retourné vers monseigneur de Poitiers, lui demanda s’il lui permettait de la prendre : à quoi ayant répondu que oui, il se mit ladite étole au cou, et alors le père récollet lui présenta un rituel, qu’il demanda permission de prendre audit sieur évêque, comme ci-dessus, et reçut sa bénédiction, se prosternant à ses pieds pour les baiser, sur quoi, le Veni creator Spiritus ayant été chanté, il se leva et adressa la parole à monseigneur de Poitiers, et lui dit : Monseigneur, qui dois-je exorciser ? À quoi lui ayant été répondu par ledit évêque : Ces filles, il continua, et dit : Quelles filles ? À quoi il fut répondu : Ces filles possédées. — Tellement, dit-il, monseigneur, que je suis donc forcé de croire la possession ? L’Église la croit ; je la crois donc aussi, quoique j’estime qu’un magicien ne peut faire posséder un chrétien sans son consentement. Lors quelques-unes s’écrièrent qu’il était hérétique d’avancer cette croyance ; que cette vérité était indubitable, reçue unanimement dans toute l’Église, approuvée par la Sorbonne. Sur quoi il répondit qu’il n’avait point d’opinion déterminée là-dessus ; que c’était seulement sa pensée ; qu’en tout cas, il se soumettait à l’opinion du tout, dont il n’était qu’un membre, et que jamais personne ne fut hérétique pour avoir eu des doutes, mais pour y avoir persévéré opiniâtrement, et que ce qu’il avait proposé audit sieur évêque était pour être assuré par sa bouche qu’il n’abuserait point de l’autorité de l’Église. Et lui ayant été amenée par le père récollet la sœur Catherine, comme la plus ignorante de toutes et la moins soupçonnée d’entendre le latin, il commença l’exorcisme en la forme prescrite par le rituel. Mais au moment de l’interrogatoire, il ne put y procéder, parce que les autres religieuses furent alors travaillées par les démons, et firent force cris étranges et horribles ; et entre autres la sœur Claire, qui s’avança vers lui, lui reprochant son aveuglement et son opiniâtreté, si bien qu’en cette altercation il fut forcé de quitter cette autre possédée qu’il avait entreprise, et adressa ses paroles à ladite sœur Claire, qui pendant tout le temps de l’exorcisme ne fit que parler à tort et à travers, sans aucune attention aux paroles de Grandier, qui furent encore interrompues par la mère supérieure, qu’il entreprit, laissant ladite sœur Claire. Mais il est à noter qu’auparavant que de l’exorciser, il lui dit, parlant en latin, comme il avait presque toujours fait, que, pour elle, il savait qu’elle entendait le latin, et qu’il voulait l’interroger en grec. À quoi le diable répondit par la bouche de la possédée : — Ah ! que tu es fin ! tu sais bien que c’est une des premières conditions du pacte fait entre toi et nous, de ne répondre point en grec. Ce à quoi il s’écria : O pulchra illusio, egregia evasio ! Ô belle illusion, excellente défaite ! Et lors, il lui fut dit qu’on lui permettait d’exorciser en grec, pourvu qu’il écrivît premièrement ce qu’il voudrait dire. Ladite possédée offrit néanmoins de lui répondre en telle langue qu’il voudrait ; mais cela ne se put faire, car dès qu’il voulut commencer, toutes les religieuses recommencèrent leurs cris et leurs rages avec des désespoirs non pareils, des convulsions fort étranges et toutes différentes, persistant d’accuser ledit Grandier de la magie et du maléfice qui les travaillaient, s’offrant de lui rompre le cou si on voulait le leur permettre ; faisant toutes sortes d’efforts pour l’outrager ; ce qui fut empêché par les défenses de l’Église, et par les prêtres et religieux là présents, travaillant extraordinairement à réprimer la fureur dont toutes étaient agitées. Lui, cependant, demeura sans aucun trouble ni émotion, regardant fixement lesdites possédées, protestant de son innocence et priant Dieu d’en être le protecteur. Et s’adressant à monseigneur l’évêque et à M. de Laubardemont, il leur dit qu’il implorait l’autorité ecclésiastique et royale, dont ils étaient les ministres, pour commander à ces démons de lui rompre le cou, ou du moins de lui faire une marque visible au front, au cas qu’il fût l’auteur du crime dont il était accusé, afin que par-là la gloire de Dieu fût manifestée, l’autorité de l’Église exaltée, et lui confondu, pourvu toutefois que ces filles ne le touchassent point de leurs mains, ce qu’ils ne voulurent point permettre, tant pour n’être point cause du mal qui aurait pu en arriver, que pour n’exposer point l’autorité de l’Église aux ruses des démons, qui pouvaient avoir contracté quelque pacte sur ce sujet avec ledit Grandier. Alors les exorcistes, au nombre de huit, ayant commandé le silence aux diables et de cesser les désordres qu’ils faisaient, on fit apporter du feu sur un réchaud, dans lequel on jeta tous ces pactes les uns après les autres ; et alors les premiers assauts redoublèrent avec des violences et des confusions si horribles, et des cris si furieux, des postures si épouvantables, que cette assemblée pouvait passer pour un sabbat, sans la sainteté du lieu où elle était et la qualité des personnes qui la composaient, dont le moins étonné de tous, du moins à l’extérieur, était ledit Grandier, quoiqu’il en eût plus de sujet qu’un autre. Les diables continuaient leurs accusations, lui citant les lieux, les heures, les jours de leurs communications avec lui ; ses premiers maléfices, ses scandales, son insensibilité, ses renoncements faits à la foi et à Dieu ; à quoi il repartit avec assurance qu’il démentait toutes ces calomnies, d’autant plus injustes qu’elles étaient éloignées de sa profession ; qu’il renonçait à Satan et à tous les diables ; qu’il ne les connaissait point, et qu’il les appréhendait encore moins ; que malgré eux il était chrétien, et de plus, personne sacrée ; qu’il se confiait en Dieu et en Jésus-Christ, quoique grand pécheur du reste ; mais néanmoins, qu’il n’avait jamais donné lieu à ces abominations, et qu’on ne lui en saurait donner de témoignage pertinent et authentique.

» Ici, il est impossible que le discours exprime ce qui tomba sous les sens : les jeux et les oreilles reçurent l’expression de tant de furies, qu’il ne s’est jamais rien vu de semblable, et à moins que d’être accoutumé à de si funestes spectacles, comme sont ceux qui sacrifient aux démons, il n’y a point d’esprit qui eût pu retenir la liberté contre l’étonnement et l’horreur que cette action produisait. Grandier seul, au milieu de tout cela, demeurait toujours lui-même, c’est-à-dire insensible à tant de prodiges, chantant les hymnes du Seigneur avec le reste du peuple, assuré comme s’il eût eu des légions d’anges pour sa garde ; et de fait l’un de ces démons cria que Belzébuth était alors entre lui et le père Tranquille, capucin ; et sur ce qu’il dit, en s’adressant au démon, — Obmutescas, – fais silence, ledit diable commença de jurer que c’était là le mot du guet, mais qu’ils étaient forcés de tout dire, parce que Dieu était incomparablement plus fort que tout l’enfer : si bien que tous voulurent se jeter sur lui, s’offrant de le déchirer, de montrer ses marques et de l’étrangler, quoiqu’il fût leur maître : sur quoi il prit l’occasion de leur dire qu’il n’était leur maître ni leur valet, et que c’était incroyable qu’une même confession le publiât leur maître, et s’offrit de l’étrangler ; et alors les filles étant entrées en frénésie, et lui ayant jeté leurs pantoufles à la tête : — Allons dit-il en souriant, voilà les diables qui se déferrent d’eux-mêmes. – Enfin ces violences et ces rages crûrent à un tel point, que, sans le secours et l’empêchement des personnes qui étaient au chœur, l’auteur de ce spectacle y aurait infailliblement fini sa vie, et tout ce que l’on put faire fut de le faire sortir de ladite église et de l’ôter aux fureurs qui le menaçaient. Ainsi il fut reconduit dans sa prison vers les six heures du soir, et le reste du jour fut employé à remettre l’esprit de ces pauvres filles hors de la possession des diables, ce à quoi il n’y eut pas peu de peine. »

 

Tout le monde ne jugea pas les possédées avec la même indulgence que l’auteur de la relation que nous venons de citer, et beaucoup virent dans cette scène de cris et de convulsions, une infâme et sacrilège orgie de vengeance : aussi en parlait-on si diversement, que le 2 juillet suivant on vit afficher à tous les coins des rues, et l’on entendit publier dans tous les carrefours l’ordonnance suivante :

 

« Il est très-expressément défendu à toutes personne, de quelques qualité et condition qu’elles soient, de médire ni autrement entreprendre de parler contre les religieuses et autres personnes de Loudun affligées des malins esprits, leurs exorcistes, ni ceux qui les assistent, soit aux lieux où elles sont exorcisées ou ailleurs, en quelque façon et manière que ce soit, à peine de dix mille livres d’amende, et autre plus grand somme et punition corporelle, si le cas y échoit ; et afin qu’on ne prétende cause d’ignorance, sera la présente ordonnance lue et publiée aujourd’hui au prône des églises paroissiales de cette ville, et affichée tant aux portes d’icelles que partout ailleurs où besoin sera.

» Fait à Loudun, le 2 de juillet 1634. »

 

Cette publication fut toute-puissante sur les mondains, et à compter de ce moment, s’ils n’en crurent pas davantage, ils n’osèrent du moins avouer hautement leur incrédulité ; mais alors, à la honte des juges, ce furent les religieuses elles-mêmes qui se repentirent ; car le lendemain de la scène impie que nous avons racontée au moment où le père Lactance commençait à exorciser la sœur Claire dans l’église du château, elle se leva toute pleurante, et se tournant vers le public, pour être entendue de tous, elle commença par prendre le ciel à témoin que, cette fois, elle allait dire la vérité ; et alors elle avoua que tout ce qu’elle avait dit depuis quinze jours contre le malheureux Grandier n’était que calomnie et imposture, et que tout ce qu’elle avait fait n’était que par la suggestion du récollet, de Mignon et des Carmes. Mais le père Lactance ne se laissa point intimider pour si peu, et répondit à la sœur Claire, que ce qu’elle disait là était une ruse du démon pour sauver son maître Grandier. Alors la religieuse fit un énergique appel à M. de Laubardemont et à M. de Poitiers, demandant à être séquestrée, et remise aux mains d’autres ecclésiastiques que ceux qui avaient perdu son âme en lui taisant faire un faux témoignage contre un innocent ; mais l’évêque de Poitiers et M. de Laubardemont ne firent que rire de cette ruse du diable, et ordonnèrent qu’elle serait à l’instant même reconduite en la maison qu’elle occupait. En entendant cet ordre, la sœur Claire s’élança hors du chœur pour fuir par la porte de l’église, adjurant ceux qui étaient présents de venir à son secours et de la sauver de la damnation éternelle. Mais nul n’osa faire un pas, tant la terrible ordonnance avait porté ses fruits : la sœur Claire fut reprise, malgré ses cris, et reconduite, pour n’en plus sortir, dans la maison où elle était séquestrée.

Le lendemain, il se passa une scène plus étrange encore : tandis que M. de Laubardemont interrogeait une religieuse, la supérieure descendit dans la cour, nu-pieds, en chemise et la corde au cou, et là, par un orage épouvantable, elle resta deux heures, sans craindre ni éclair, ni pluie, ni tonnerre, attendant que M. de Laubardemont et les autres juges sortissent. Enfin la porte du parloir s’ouvrit, le commissaire royal parut ; et alors la sœur Jeanne des Anges, s’agenouillant devant lui, déclara qu’elle ne se sentait pas la force de jouer plus longtemps l’horrible rôle qu’on lui avait fait apprendre, et que devant Dieu et devant les hommes elle déclarait Urbain Grandier innocent, disant que toute la haine qu’elle et ses compagnes lui portaient venait des désirs charnels que sa beauté leur avait inspirés, et que la réclusion du cloître rendait plus ardents encore. M. de Laubardemont la menaça de toute sa colère ; mais elle répondit, en pleurant amèrement, que c’était sa faute qu’elle craignait et non pas autre chose, attendu que, si miséricordieux que fût le Seigneur, elle jugeait elle-même son crime trop grand pour être jamais pardonné. Alors M. de Laubardemont s’écria que c’était le démon qu’elle avait en elle qui parlait ainsi ; mais elle répondit qu’elle n’avait jamais été possédée d’autre démon que du démon de la vengeance, et que celui-là, c’étaient ses mauvaises pensées et non un pacte magique qui le lui avait mis au corps.

À ces paroles, elle se retira lentement et toujours pleurante, et s’en alla au jardin, où, attachant la corde qu’elle avait au cou à la branche d’un arbre, elle se pendit ; mais des religieuses qui l’avaient suivie accoururent à temps, et la soulevèrent avant qu’elle fût étranglée.

Le même jour, ordre fut donné pour elle, comme pour la sœur Claire de Sazilly, de la retenir dans la réclusion la plus sévère : sa qualité de parente de M. de Laubardemont n’avait pu, vu l’importance de la faute, adoucir sa punition.

Il n’y avait plus moyen de continuer les exorcismes : l’exemple de la supérieure et de la sœur Claire pouvait être suivi par les autres religieuses, et alors tout était perdu ; d’ailleurs, Urbain Grandier n’était-il pas bien et dûment convaincu ? On déclara donc que l’instruction étant suffisante, les juges allaient résumer l’affaire et procéder à l’arrêt.

Tant de procédures irrégulières et violentes, tant de dénis de justice, tant de refus d’écouter les témoins et ses défenses, convainquirent enfin Grandier que sa perte était résolue, puisque les choses étaient tellement avancées et publiques, qu’il fallait qu’il fût puni comme sorcier et magicien, ou qu’un commissaire royal et un évêque, un couvent tout entier de religieuses, plusieurs moines appartenant à plusieurs ordres, des juges de qualité et des laïques de nom et de naissance, fussent exposés aux peines portées contre les calomniateurs ; mais cette conviction augmenta sa résignation sans lui ôter son courage, et pensant qu’il était de son devoir, comme homme et comme chrétien, de défendre sa vie et son honneur jusqu’au bout, il publia un factum portant pour titre ; Fins et conclusions absolutoires, qu’il fit remettre à ses juges. C’était un résumé grave et impartial du toute l’affaire, comme aurait pu l’écrire un étranger, et qui commençait par ces paroles :

 

« Je vous supplie, en toute humilité, de considérer mûrement et avec attention ce que le prophète dit au psaume LXXXII, psaume qui contient une très-sainte remontrance d’exercer vos charges en toute droiture, attendu qu’étant hommes mortels, vous aurez à comparaître devant Dieu, souverain juge du monde, pour lui rendre compte de votre administration : cet oint de Dieu parle aujourd’hui à vous, qui êtes assis pour juger, et vous dit : Dieu assiste en l’assemblée du Dieu fort ; il est juge au milieu des juges : jusques à quand aurez-vous égard à l’apparence de la personne du méchant ? Faites droit au faible et à l’orphelin ; faites justice à l’affligé et au pauvre ; secourez le chétif et le souffreteux, et le délivrez de la main des méchants : vous êtes dieux et enfants du souverain : toutefois vous mourrez comme hommes. Et vous, qui êtes les principaux, vous tomberez comme les autres. »

 

Ce plaidoyer, tout plein d’évidence et de dignité qu’il était, n’eut aucune influence sur les commissaires, qui, le 18 août au matin, rendirent au couvent des Carmes, lieu de leur assemblée, l’arrêt suivant :

 

« Avons déclaré et déclarons ledit Urbain Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfices et possessions arrivés par son fait ès-personnes d’aucunes religieuses Ursulines de cette ville de Loudun et autres séculières : ensemble des autres cas et crimes résultant d’icelui, pour réparation duquel avons icelui Grandier condamné et condamnons à faire amende honorable, nu-tête, la corde au cou, tenant en main une torche ardente, du poids de deux livres, devant la principale porte de l’église Saint-Pierre du Marché, et devant celle de Sainte-Ursule de cette ville, et là, à genoux, demander pardon à Dieu et au roi, et à la justice, et ce fait, être conduit à la place publique de Sainte-Croix pour y être attaché à un poteau sur un bûcher, qui, à cet effet, sera dressé audit lieu, et y être son corps brûlé vif avec les pactes et caractères magiques restant au greffe, ensemble le livre manuscrit par lui composé contre célibat des prêtres, et ses cendres jetées au vent. Avons déclaré et déclarons tous et chacun ses biens acquis et confisqués au roi, sur eux préalablement pris la somme de cent cinquante livres, pour être employée à l’achat d’une lame de cuivre, en laquelle sera gravé le présent arrêt par extrait, et icelle exposée dans un lieu éminent de ladite église des Ursulines, pour y demeurer à perpétuité, et auparavant que d’être procédé à l’exécution du présent arrêt, ordonnons que ledit Grandier sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, sur le chef de ses complices.

« Prononcée à Loudun audit Grandier, le 18 août 1634. »

 

Le matin du jour où ce jugement fut rendu, M. de Laubardemont fit prendre chez lui, comme un prisonnier, quoique cependant il fût prêt à obéir volontairement, le chirurgien François Fourneau, et le fit conduire à la prison où était Grandier. En arrivant dans la pièce à côté, il entendit la voix de l’accusé qui disait : — Que veux-tu de moi, infâme bourreau ? es-tu venu pour me tuer ? Tu sais les cruautés que tu as exercées sur mon corps ? Eh bien ! continue, je suis prêt à mourir. – Alors il entra, et vit que ces paroles étaient adressées au chirurgien Mannouri.

Un des exempts du grand prévôt de l’hôtel, que M. de Laubardemont faisait appeler exempt des gardes du roi, ordonna aussitôt au nouvel arrivant de raser Grandier, et de lui ôter tout le poil qu’il avait sur la tête, au visage et sur les autres parties du corps : c’était une formalité employée dans les affaires de magie, afin de ne point laisser au diable d’endroit où se réfugier ; car on pensait que si on lui en laissait un seul, il pouvait rendre le patient insensible aux douleurs de la torture. Urbain comprit ainsi que l’arrêt était rendu et qu’il était condamné.

Fourneau, après avoir salué Grandier, se mit aussitôt en devoir de faire ce qui lui était ordonné ; alors un juge dit que ce n’était pas le tout que de raser le corps du condamné, mais qu’il lui fallait arracher les ongles, de peur que le diable ne se réfugiât sous la corne qui les compose. Grandier regarda cet homme avec une expression de charité indéfinissable, et tendit les mains à Fourneau ; mais celui-ci les repoussa doucement, lui disant qu’il n’en ferait rien, en reçu-t-il l’ordre du cardinal-duc ; et en même temps il le pria de lui pardonner s’il mettait les mains sur lui pour le raser. À ces mots, Grandier, qui était habitué depuis longtemps à l’inhumanité de tout ce qui l’entourait, se tourna vers le chirurgien les larmes aux yeux, en lui disant : — Vous êtes donc le seul qui ayez pitié de moi ?

— Oh ! monsieur, répliqua Fourneau, c’est que vous ne voyez pas tout le monde.

Le chirurgien le rasa par tout le corps ; mais ne lui trouva, comme nous l’avons dit, que deux signes, l’un au dos, l’autre à la cuisse : ces deux signes étaient fort sensibles ; car ils étaient encore endoloris des blessures qu’y avait faites Mannouri. Ce point constaté par Fourneau, on rendit à Grandier non pas ses habits, mais de mauvais vêtements qui avaient déjà servi sans doute à quelque autre condamné.

Alors, quoique sa sentence eût été rendue au couvent des Carmes, il fut conduit par l’exempt du grand prévôt de l’hôtel avec deux de ses archers, par le prévôt de Loudun et son lieutenant, et par le prévôt de Chinon, dans un carrosse fermé, à l’hôtel de ville, où plusieurs dames de qualité, parmi lesquelles la dame de Laubardemont, curieuses d’assister à la lecture de la sentence, étaient assises avec les juges ; quant à Laubardemont, il était en la place ordinaire du greffier, et le greffier était debout devant lui ; des gardes et des soldats garnissaient toutes les avenues.

Avant que l’accusé fût introduit, le père Lactance et un autre récollet, qui l’avait accompagné, exorcisèrent le patient, afin que les diables eussent à le quitter ; puis ils entrèrent dans la salle, et exorcisèrent l’air, la terre et les autres éléments, alors seulement Grandier fut amené à son tour.

Pendant quelque temps on le retint au bout de la salle pour donner le temps aux exorcismes de produire leur effet ; puis on le conduisit au delà de la barre, où on lui ordonna de se mettre à genoux : Grandier obéit, mais sans ôter son chapeau ni sa calotte, ayant les mains liées derrière le dos ; ce qui fit que le greffier arracha l’un et l’exempt l’autre, et les jetèrent aux pieds de Laubardemont. Alors le greffier, voyant qu’il avait les yeux fixés sur Laubardemont, comme attendant ce que celui-ci allait faire, lui dit : — Tourne-toi, malheureux, et adore le crucifix qui est sur le siège du juge. Aussitôt Grandier se tourna sans murmure et avec une grande humilité, et levant les yeux au ciel, il demeura dix minutes à peu près dans une oraison mentale : cette oraison terminée, il reprit sa première posture.

Alors le greffier commença à lui lire son arrêt d’une voix tremblante, tandis qu’au contraire Grandier l’écoutait avec une grande constance et une merveilleuse tranquillité, quoique cet arrêt fût des plus terribles qui puissent être rendus, condamnant l’accusé à mourir le jour même après avoir reçu la question ordinaire et extraordinaire. Quand le greffier eut fini : — Messeigneurs, dit Grandier de la même voix dont il était accoutumé de parler dans les autres circonstances, j’atteste Dieu, le Père, le Fils, le Saint-Esprit et la Vierge, mon unique espérance, que je n’ai jamais été magicien, que je n’ai jamais commis de sacrilège, et que je ne connais point d’autre magie que celle de l’Écriture sainte, laquelle j’ai toujours prêchée, et que je n’ai jamais eu d’autre croyance que celle de notre sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine ; je renonce au diable et à ses pompes ; j’avoue mon Sauveur et je le prie que le sang de sa croix me soit méritoire, et vous, messeigneurs, modérez, je vous prie, la rigueur de mon supplice, et ne mettez pas mon âme au désespoir !

À ces mots, espérant obtenir quelque chose du condamné par la crainte de la douleur, Laubardemont fit sortir les femmes et les curieux qui étaient au palais, et restant seul avec maître Houmain, lieutenant criminel d’Orléans, et les récollets, il dit à Grandier d’un ton fort sévère, qu’il n’y avait qu’un moyen pour lui d’obtenir quelque adoucissement à son arrêt, et que c’était en déclarant ses complices et en signant sa déclaration : à quoi Grandier répondit que n’ayant point commis de crime il ne pouvait avoir des complices. Alors Laubardemont ordonna que le patient fût conduit dans la chambre de la question, qui était attenante à celle du jugement : cet ordre fut exécuté à l’instant même.

La question en usage à Loudun était celle des brodequins, une des plus douloureuses de toutes : elle se donnait en mettant les deux jambes du patient entre quatre planches que l’on laçait avec des cordes, et en introduisant à coups de maillet des coins entre les deux planches du milieu ; la question ordinaire était de quatre coins, et la question extraordinaire était de huit : cette dernière ne se donnait en général qu’aux condamnés à mort, attendu qu’il était presque impossible d’y survivre, le patient, quand il sortait des mains du bourreau, ayant ordinairement les os des jambes broyés. M. de Laubardemont, de son autorité privée, et quoique cela ne se fût jamais fait, ajouta deux coins à la question extraordinaire ; de sorte qu’au lieu de huit, Grandier devait en subir dix.

Ce n’était pas le tout : le commissaire royal et les récollets se chargèrent d’être les bourreaux.

Laubardemont fit attacher Grandier en la façon accoutumée, lui fit lier les jambes entre les quatre planches, et lorsque cela fut fait, renvoya l’exécuteur et ses valets ; puis il se fit apporter, par le gardien des instruments et des bois, les coins, qu’il trouva trop petits ; malheureusement il n’y en avait point d’autres, et quelque menace que fissent le commissaire et les moines au gardien, ils ne purent s’en procurer de plus gros ; ils s’informèrent alors combien de temps il faudrait pour en faire, le gardien demanda deux heures : c’était trop long, il fallut se contenter de ceux qu’on avait.

Alors commença le supplice : le père Lactance, après avoir exorcisé les instruments de la torture, prit le maillet et enfonça le premier coin ; mais il ne put tirer une plainte de Grandier, qui, pendant ce temps, récita à demi voix une prière ; il en prit alors un second, et à cette fois le patient, si plein de constance qu’il fût, ne put s’empêcher d’interrompre son oraison par deux gémissements ; à chaque fois le père Lactance frappa plus fort, en criant : Dicas, dicas ! – Avoue, avoue !… mot qu’il répéta avec tant de rage pendant tout le temps de la torture, que le nom lui en resta, et que le peuple ne l’appela plus que le père Dicas.

Ce second coin enfoncé, Laubardemont présenta au patient un manuscrit contre le célibat des prêtres, et lui demanda s’il reconnaissait qu’il fût écrit de sa main ? Grandier dit que oui. Interrogé dans quel but il avait écrit ce livre, il répondit que c’était pour rendre le repos à une pauvre fille qu’il avait aimée, ainsi que le prouvaient ces deux vers qui étaient écrits à la fin :

 

Si ton gentil esprit prend bien cette science.

Tu mettras en repos ta bonne conscience.

 

Alors M. de Laubardemont demanda quel était le nom de cette fille ; mais Grandier répondit que ce nom ne sortirait jamais de sa bouche, nul ne le sachant que lui et Dieu.

Sur quoi, M. de Laubardemont ordonna au père Lactance d’enfoncer le troisième coin.

Pendant qu’il entrait sous les coups redoublés du père Lactance, qui accompagnait chaque coup du mot dicas, Grandier s’écria : — Oh ! mon Dieu ! vous me tuez, et pourtant je ne suis ni magicien ni sacrilège.

Au quatrième coin, Grandier s’évanouit, en disant : — Oh ! père Lactance ! est-ce là de la charité ? – Tout évanoui qu’il était, le père Lactance ne continua pas moins de frapper ; de sorte qu’après avoir perdu connaissance par la douleur, la douleur la lui fit reprendre. Laubardemont profita de ce moment pour lui crier à son tour d’avouer ses crimes ; mais Grandier lui dit : — Je n’ai point commis de crimes, monsieur, mais seulement des fautes. Comme homme, j’ai abusé des voluptés de la chair ; mais je m’en suis confessé, j’en ai fait pénitence, et crois en avoir obtenu le pardon par mes prières ; et ne l’eussé-je point obtenu, j’espère qu’en faveur de ce que je souffre en ce moment, Dieu me l’accorderait.

Au cinquième coin, Grandier s’évanouit encore ; on le fit revenir en lui jetant de l’eau au visage ; alors se tournant vers M. de Laubardemont : — Par grâce, lui dit-il, monsieur, faites-moi mourir tout de suite ; hélas ! je suis homme, et ne réponds pas, si vous continuez de me torturer ainsi, de ne pas tomber dans le désespoir.

— Alors, signe ceci, et la question finira, répondit le commissaire royal en lui présentant un papier.

— Mon père, dit Urbain en se tournant vers le récollet, sur votre conscience, croyez-vous qu’il soit permis à un homme, pour se délivrer de la douleur, d’avouer un crime qu’il n’a pas commis ?

— Non, répondit le religieux ; car s’il meurt après un mensonge, il meurt en péché mortel.

— Continuez donc, dit Grandier ; car après avoir tant souffert de corps, je veux sauver mon âme. Et le père Lactance enfonça le sixième coin ; Grandier s’évanouit encore.

Lorsqu’il revint à lui, Laubardemont le somma d’avouer qu’il avait connu charnellement Élisabeth Blanchard, ainsi que celle-ci l’en avait accusé ; mais Grandier répondit que non seulement il n’avait eu aucun rapport intime avec elle, mais encore, que le jour où il avait été confronté avec elle, il l’avait vue pour la première fois.

Au septième coin, les jambes de Grandier crevèrent, et le sang jaillit jusqu’au visage du père Lactance, qui l’essuya avec les manches de sa robe ; alors Grandier s’écria : — Seigneur ! mon Dieu ! ayez pitié de moi, je me meurs ; – et il s’évanouit une troisième fois. Le père Lactance en profita pour se reposer et s’asseoir.

En revenant à lui, Grandier commença lentement une prière si belle et si touchante, que le lieutenant du prévôt l’écrivit, ce dont s’étant aperçu Laubardemont, il lui défendit de la montrer à personne.

Au huitième coin, la moelle des os sortit par les blessures : il devenait impossible d’en enfoncer davantage, les jambes étaient aussi plates que les planches qui les pressaient ; d’ailleurs, le père Lactance était au bout de ses forces.

On détacha Urbain Grandier et on le posa sur le carreau ; ses yeux brillaient de fièvre et de douleur ; et là il improvisa une seconde prière, une véritable prière de martyr, pleine d’enthousiasme et de foi ; mais à la fin de cette prière les forces lui manquèrent de nouveau, et il s’évanouit une quatrième fois ; le lieutenant du prévôt lui versa un peu de vin dans la bouche, ce qui le fit revenir ; alors il fit un acte de contrition, renonçant encore une fois à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, et donnant son âme à Dieu.

Quatre hommes entrèrent ; on lui délia les jambes, qui, du moment où elles ne furent plus maintenues par les planches, retombèrent brisées, les chairs n’étant plus soutenues que par les nerfs ; puis on l’emporta dans la chambre du conseil, où on le déposa sur de la paille devant le feu. Au coin de la cheminée était assis un religieux augustin, qu’Urbain demanda pour confesseur ; Laubardemont le lui refusa, et lui présenta de nouveau le papier à signer ; mais Grandier lui répondit : — Si je ne l’ai pas signé pour m’épargner les tortures, je le signerai bien moins maintenant qu’il ne me reste plus qu’à mourir.

— Sans doute, répondit Laubardemont ; mais ta mort sera ce que nous la ferons, rapide ou lente, douce ou cruelle ; signe donc ce papier.

Grandier l’écarta doucement avec la main, faisant de la tête un signe de refus ; alors Laubardemont se retira furieux, et donna l’ordre d’introduire le père Tranquille et le père Claude ; c’étaient les confesseurs qu’il avait choisis à Urbain : ils s’approchèrent alors de lui pour remplir leur mission ; mais Grandier, reconnaissant deux de ses bourreaux, répondit qu’il y avait quatre jours qu’il s’était confessé au père Grillau, et qu’il ne croyait pas avoir depuis quatre jours commis aucun péché qui compromit le salut de son âme ; les deux pères crièrent à l’hérétique et à l’impie ; mais rien ne put le déterminer à se confesser à eux.

À quatre heures, les valets du bourreau vinrent le chercher, le placèrent sur une civière, et l’emportèrent ainsi couché : en sortant, il rencontra le lieutenant criminel d’Orléans, qui voulut l’exhorter de nouveau à avouer ses crimes ; mais Grandier répondit : — Hélas ! monsieur, je les ai tous dits, et je n’ai plus rien sur la conscience.

— Ne voulez-vous point, lui demanda ce juge, que je fasse prier Dieu pour vous ?

— Vous m’obligerez beaucoup si vous voulez bien le faire, dit Urbain, et même je vous en supplie.

Alors on lui mit dans la main une torche qu’il baisa en sortant du palais, regardant tout le monde modestement et d’un visage assuré, priant ceux qu’il connaissait de vouloir bien prier Dieu pour lui.

Sur le seuil de la porte on lui lut son arrêt, puis on le mit dans une petite charrette, qui le conduisit devant l’église de Saint-Pierre au Marché ; arrivé là, Laubardemont ordonna qu’on le fit descendre ; alors on le poussa hors de la charrette ; mais comme il avait les jambes brisées, il tomba sur ses genoux et de ses genoux sur le ventre : il resta ainsi la face contre terre, en attendant patiemment qu’on le vint relever ; on le porta sur le parvis, où on lui relut son arrêt, et comme le greffier venait de l’achever, le père Grillau, son confesseur, qu’on avait écarté de lui depuis quatre jours, fendit la foule, et se jetant dans ses bras, l’embrassa en pleurant, sans pouvoir parler d’abord ; mais bientôt reprenant ses forces : — Monsieur, lui dit-il, souvenez-vous que Notre Seigneur Jésus-Christ est monté à Dieu son père par les tourments et par la croix ; vous êtes habile homme, ne vous perdez point ; je vous apporte la bénédiction de votre mère, elle et moi prions Dieu qu’il vous fasse miséricorde et qu’il vous reçoive dans son paradis.

Ces paroles parurent rendre une nouvelle force à Grandier, il releva sa tête courbée par la douleur, fit, les yeux au ciel, une courte prière ; et se retournant vers le digne cordelier :

— Servez de fils à ma mère, lui dit-il ; priez Dieu pour moi, et recommandez mon âme aux prières de tous nos bons religieux ; je m’en vais avec la consolation de mourir innocent, j’espère que Dieu me fera miséricorde et me recevra dans son paradis.

— N’avez-vous rien autre chose à me recommander ? continua le père Grillau.

— Hélas ! répondit Grandier, je suis condamné à une mort bien cruelle ; mon père, demandez au bourreau, je vous prie, s’il n’y aurait pas moyen de l’adoucir.

— J’y vais, dit le cordelier ; – et lui donnant l’absolution in articulo mortis, il descendit du parvis, et tandis que Grandier faisait son amende honorable, il alla tirer le bourreau à part, et lui demanda s’il n’y avait pas moyen d’épargner au patient sa terrible agonie, en lui passant une chemise soufrée. Le bourreau répondit que l’arrêt portant que Grandier serait brûlé vif, il ne pouvait employer un moyen aussi visible ; mais que, moyennant la somme de trente écus, il s’engageait à l’étrangler au moment où il mettrait le feu au bûcher, le père Grillau lui donna cette somme, le bourreau prépara sa corde. Le cordelier attendit le patient au passage, et en l’embrassant une dernière fois, il lui dit tout bas ce qui venait d’être convenu entre lui et l’exécuteur, Grandier se retourna aussitôt vers ce dernier, et d’une voix pleine de reconnaissance : — Merci, mon frère, lui dit-il.

En ce moment, les archers ayant chassé, par ordre de Laubardemont, le père Grillau à coups de hallebarde, le cortège reprit sa marche, pour recommencer la même cérémonie devant l’église des Ursulines, et de là à la place Sainte-Croix ; sur le chemin, Urbain rencontra et reconnut Moussant et sa femme ; alors se penchant vers eux :

— Je meurs votre serviteur, leur dit-il, et s’il m’est échappé parfois quelque parole offensante contre vous, je vous prie de me pardonner.

Arrivé au lieu de l’exécution, le lieutenant du prévôt s’approcha de Grandier et lui demanda pardon.

— Vous ne m’avez point offensé, lui répondit-il, et vous n’avez fait que ce que votre charge vous obligeait à faire.

Alors le bourreau s’approcha de Grandier, abattit le derrière de la charrette et appela ses deux aides, qui emportèrent le condamné sur le bûcher, où ne pouvant pas se soutenir sur ses jambes, il fut maintenu au poteau par un cercle de fer qui le serrait par le milieu du corps. En ce moment, une troupe de pigeons sembla s’abattre du ciel, et sans être effrayée de cette foule si grande, que les archers à coups de hallebarde et de hampe ne pouvaient parvenir à fendre le peuple pour faire place aux magistrats, se mit à voler autour du bûcher, tandis que l’un deux, blanc comme la neige, et sans une seule tache, se posa sur le faite du poteau où était enchaîné Grandier. Les partisans de la possession s’écrièrent que c’était une troupe de diables qui venaient chercher leur maître ; mais beaucoup d’autres dirent aussi que les diables n’avaient point accoutumé de prendre une pareille forme, et soutinrent que ces colombes venaient, à défaut des hommes, rendre témoignage de l’innocence du patient. Pour combattre cette impression, un moine soutint le lendemain avoir vu un gros bourdon tourner autour de la tête d’Urbain Grandier, et comme, disait-il, Belzébuth veut dire, en hébreu, le dieu des mouches, il est évident que c’était le démon lui-même qui venait, sous la forme d’un de ses sujets, enlever l’âme du magicien.

Lorsque Grandier fut attaché et que le bourreau lui eut passé au cou la corde avec laquelle il devait l’étrangler, les pères exorcisèrent la terre, l’air et le bois, et demandèrent ensuite au patient s’il ne voulait pas publiquement confesser ses crimes ; mais Urbain répondit qu’il n’avait plus rien à dire, et qu’il espérait, grâce au martyre qu’on lui faisait endurer, être ce jour-là même avec Dieu.

Le greffier lui lut alors son arrêt pour la quatrième fois, et lui demanda s’il persistait dans ce qu’il avait dit à la question.

— Sans doute j’y persiste, répondit Urbain, car ce que j’ai dit est l’entière vérité.

Alors le greffier se retira en disant au patient que s’il avait quelque chose à dire au peuple il pouvait parler.

Mais ce n’était point là l’affaire des exorcistes : ils connaissaient l’éloquence et le courage de Grandier, et une constante et ferme dénégation au moment de la mort pouvait nuire à leurs intérêts. Ainsi donc, au moment où Grandier ouvrait la bouche, ils lui jetèrent une si grande quantité d’eau bénite au visage, qu’il en perdit la respiration ; cependant, au bout d’un instant, comme il se remettait, et qu’il allait parler, un des moines le baisa sur la bouche pour étouffer ses paroles. Grandier reconnut l’intention, et dit assez haut que ceux qui entouraient le bûcher l’entendissent : — Voilà un baiser de Judas.

À ces mots, la colère des moines monta à un si haut degré, que l’un d’eux le frappa trois fois au visage d’un crucifix, qu’il faisait semblant de lui faire baiser, ce dont on s’aperçut au sang qui, au troisième coup jaillit de son nez et de ses lèvres ; il ne put donc que crier à la foule, qu’il lui demandait un Salve Regina et un Ave Maria, que beaucoup se mirent à entonner aussitôt, tandis que lui, les mains jointes et les yeux au ciel, se recommandait à Dieu et à la Vierge. Les exorcistes revinrent à la charge et lui demandèrent s’il ne voulait pas se reconnaître… — J’ai tout dit, mes pères, j’ai tout dit, s’écria Grandier, j’espère en Dieu et dans sa miséricorde.

À ce refus, la fureur des exorcistes fut à son comble, et le père Lactance prenant une torche de paille, la trempa dans le seau de poix-résine qui était auprès du bûcher, et l’allumant à un flambeau : — Malheureux, dit-il en s’adressant à Grandier et en lui brûlant le visage, ne veux-tu donc point te confesser, avouer tes crimes et renoncer au diable ?

— Je ne suis point au diable, répondit Grandier en écartant la torche avec ses mains ; j’ai renoncé au diable ; j’y renonce encore, ainsi qu’à ses pompes, et je prie Dieu de me faire miséricorde.

Alors, sans attendre l’ordre du lieutenant du prévôt, le père Lactance renversa le seau de pois-résine sur un angle du bûcher et y mit le feu ; ce que voyant Grandier, il appela le bourreau à son aide. Le bourreau accourut aussitôt pour l’étrangler ; mais comme il n’en pouvait venir à bout et que le feu gagnait :

— Ah ! mon frère, lui dit le patient, était-ce là ce que vous m’aviez promis ?

— Ce n’est pas ma faute, répondit le bourreau, les pères ont fait des nœuds à la corde, et elle ne peut plus serrer.

— Ô père Lactance, père Lactance ! s’écria Grandier, où est donc la charité ?

Puis, comme le feu gagnait, et que le bourreau, presque atteint déjà par la flamme, venait de sauter à bas du bûcher : — Écoute, dit-il en étendant la main dans les flammes, il y a un Dieu au ciel, un Dieu qui sera juge entre toi et moi : père Lactance, je t’assigne à comparaître devant lui dans les trente jours.

Alors, au milieu de la flamme et de la fumée, on le vit essayer de s’étrangler lui-même ; mais presque aussitôt, voyant que c’était impossible, ou peut-être pensant qu’il ne lui était point permis de se détruire, il joignit les mains et dit à haute voix :

— Deux meus, ad te vigilo, miserere meî.

Mais un capucin, craignant qu’il n’eût le temps de dire autre chose, s’approcha du bûcher par le côté qui n’était point enflammé encore, et lui jeta au visage tout ce qui restait d’eau dans le bénitier.

Cette eau fit élever une fumée qui déroba un instant Grandier aux yeux des spectateurs ; lorsqu’elle se dissipa, le feu avait gagné les vêtements de Grandier ; on l’entendit cependant encore prier au milieu de la flamme ; enfin il appela trois fois Jésus, et chaque fois d’une voix plus affaiblie : après la dernière fois, il poussa un gémissement, et pencha la tête sur sa poitrine.

En ce moment, les pigeons qui tournaient autour du bûcher s’envolèrent et semblèrent disparaître dans les nuages.

Urbain Grandier était mort.

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Cette fois, le crime n’était point à l’accusé, mais aux juges et aux bourreaux : aussi le lecteur sera, nous en sommes certain, curieux de savoir ce qu’il advint d’eux.

Le père Lactance mourut le 18 septembre, c’est-à-dire, jour pour jour, un mois après Grandier, dans des douleurs si terribles, que les récollets dirent que c’était une vengeance de Satan, tandis que beaucoup d’autres, se rappelant l’ajournement de Grandier, attribuèrent cette mort à la justice de Dieu. Plusieurs circonstances étranges la précédèrent, et contribuèrent à répandre ce bruit. Nous en citerons une dont l’auteur de l’Histoire des diables de Loudun garantit l’authenticité.

Quelques jours après le supplice de Grandier, le père Lactance, atteint d’une maladie dont il mourut, et sentant qu’elle avait une cause surnaturelle, résolut de faire un pèlerinage à Notre-Dame-des-Andilliers à Saumur, qui passait pour très-miraculeuse, et à laquelle chacun avait une grande foi dans le pays. Il eut pour faire ce voyage une place dans le carrosse du sieur de Canaye, qui allait, avec une compagnie de gens fort disposées au plaisir, se divertir à sa terre de Grand-Fonds, et qui, comptant s’amuser aux dépends de la frayeur du père Lactance, à qui, disait-on, les dernières paroles à Grandier tournaient l’esprit, lui avait offert cette place. En effet, on n’épargnait point les railleries au digne moine, lorsque tout à coup, en un chemin magnifique et sans cause apparente, le carrosse versa sens dessus dessous, sans que personne fût blessé : cette accident si étrange surprit les convives, et arrêta les sarcasmes des plus hardis. De son côté, le père Lactance paraissait triste et confus, et le soir, pendant le souper, où il ne put manger, il ne fit que répéter : — J’ai eu tort de refuser à Grandier le confesseur qu’il ne demandait : Dieu me punit, Dieu me punit.

Le lendemain, on poursuivit le voyage, et toute la compagnie, préoccupée de l’état du père Lactance, avait perdu l’envie de rire et de plaisanter, lorsque tout à coup, dans le faubourg de Fenet, au milieu d’un chemin excellent, sans rencontrer aucun obstacle, le carrosse versa une seconde fois de la même façon que la première, et sans que personne fût encore blessé. Cependant, cette fois, comme il était visible que la main de Dieu était sur quelqu’un des voyageurs, et que ce quelqu’un était soupçonné d’être le père Lactance, chacun tira de son côté, le laissant seul, et se reprochant fort les deux ou trois jours que l’on avait passés en sa compagnie.

Le récollet continua son chemin vers Notre-Dame-des-Andilliers ; mais, si miraculeuse qu’elle fût, elle ne put obtenir de Dieu qu’il révoquât la sentence, prononcée par le martyr, et le 18 septembre, à six heures et un quart du soir, c’est-à-dire un mois, jour pour jour, heure pour heure, après le supplice d’Urbain Grandier, le père Lactance expira au milieu d’atroces douleurs.

Quant au père Tranquille, son jour arriva quatre ans après. La maladie dont il mourut fut si étrange, que les médecins ayant déclaré qu’ils n’y connaissaient rien, et ses confrères de l’ordre de Saint-François craignant que les cris et les blasphèmes qu’il jetait, et qui étaient entendus de la rue, ne produisissent un mauvais effet pour sa mémoire, vis-à-vis de ceux surtout qui avaient vu mourir Urbain Grandier en priant, répandirent le bruit que c’étaient les diables qu’il a fait expulsés du corps des religieuses qui étaient entrés dans le sien. Ce fut ainsi qu’il expira à l’âge de quarante-trois ans, en criant : — Ah ! que je souffre, mon Dieu ! que je souffre ! Tous les diables et tous les damnés ne souffrent pas ensemble autant que moi.

« En effet, dit le panégyriste du père Tranquille, dans lequel on trouve, retournés au profit de la religion, tous les détails de cette mort horrible, c’était un enfer bien chaud aux démons qu’une âme si généreuse dans le corps qu’ils tourmentaient. »

Cette épitaphe, que l’on mit sur son tombeau, fit foi pour les uns de sa sainteté et pour les autres de sa punition, selon qu’on était pour la possession ou contre elle.

 

† Ci-gît l’humble père Tranquille de Saint-Rémi, prédicateur capucin : les démons, ne pouvant plus supporter son courage d’exorciste l’ont fait mourir par leurs vexations, à ce portés par les magiciens, le dernier de mai 1638.

 

Mais une mort qui ne laissa aucun doute à personne fut celle du chirurgien Mannouri, qui avait, comme on se le rappelle, torturé Grandier. Un soir, sur les dix-heures, comme il revenait d’un des bouts de la ville, visiter un malade, accompagné d’un de ses confrères et précédé de son frater, qui portait une lanterne, et qu’il était arrivé vers le milieu de la ville, dans une rue nommée le Grand-Pavé, entre les murailles du jardin des Cordeliers et les dehors du château, il s’arrêta tout à coup, et, les yeux fixés sur un objet invisible pour tous les autres, il s’écria eu sursaut : — Ah ! voilà Grandier ! – Et comme on lui demandait : — Où cela ? – il montrait du doigt l’endroit où il le croyait voir, et tremblant de tous ses membres, et demandant : — Que me veux-tu ? Grandier ? que me veux-tu ? – Oui… oui, j’y vais.

En ce moment, la vision s’évanouit ; cependant le coup était porté ; le chirurgien et le frater ramenèrent Mannouri chez lui ; mais ne les lumières ni le jour ne purent dissiper sa terreur : il voyait sans cesse Grandier au pied de son lit. Pendant huit jours cette agonie dura à la vue de toute la ville ; enfin, le neuvième, il sembla au moribond que le spectre changeait de place, et s’avançait insensiblement vers lui ; car il ne cessa de crier : — Il approche, il approche ! – et de faire avec la main des mouvements comme pour l’écarter ; enfin, les yeux fixés sur la terrible vision, il expira le soir, vers la même heure où Grandier était mort lui-même.

Reste Laubardemont. Voilà ce que l’on trouve à propos de lui dans les lettres de M. Patin :

 

« Le 9 de ce mois, à neuf heures du soir, un carrosse fut attaqué par des voleurs : le bruit qu’on fit obligea les bourgeois de sortir de leurs maisons, autant peut-être par curiosité que par charité. On tira de part et d’autre quelques coups de fusil : un des voleurs fut couché sur le carreau, et un laquais de leur parti arrêté. Les autres s’enfuirent ; le blessé mourut le lendemain matin, sans rien dire, sans se plaindre et dans déclarer qu’il était. Il a été enfin reconnu. On a su qu’il était fils d’un maître des requêtes, nommé Laubardemont, qui condamna en 1634 le pauvre curé de Loudun, Urbain Grandier, et le fit bruler vif, sous ombre qu’il avait envoyé le diable dans le corps des religieuses de Loudun, que l’on faisait apprendre à danser, afin de persuader aux sots qu’elles étaient démoniaques. Ne voilà-t-il pas une punition divine dans la famille de ce malheureux juge, pour expier la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre prêtre, dont le sang crie vengeance ! »

 

On devine que les poètes ne demeurèrent point en reste des publicistes. Parmi les vers qui furent faits à cette époque, voici quelques-uns d’une touche assez ferme et d’une tournure assez large. C’est Urbain Grandier qui parle.

 

L’Enfer a révélé que, par d’horribles trames,

Je fis pacte avec lui pour débaucher les femmes.

De ce dernier délit personne ne se plaint :

Et, dans l’injuste arrêt qui me livre au supplice,

Le démon qui m’accuse est auteur et complice,

Et reçu pour témoin du crime qu’il a feint.

 

L’Anglais, pour se venger, fit brûler la Pucelle ;

De pareilles fureurs m’ont fait brûler comme elle.

Même crime nous fut imputé faussement.

Paris la canonise, et Londres la déteste.

Dans Loudun, l’un me croit enchanteur manifeste,

L’autre m’absout. Un tiers suspend son jugement.

 

Comme Hercule, je fus insensé pour les femmes ;

Je suis mort comme lui consumé dans les flammes ;

Mais son trépas le fit placer au rang des dieux.

Du mien l’on a voilé si bien les injustices,

Qu’on ne sait si les feux funestes ou propices

M’ont noirci pour l’enfer ou purgé pour les cieux.

 

En vain, dans les tourments, a relui ma constance ;

C’est un magique effet, je meurs sans repentance.

Mes discours ne sont point du style des sermons :

Baisant le Crucifix, je lui crache à la joue ;

Levant les yeux au Ciel, je fais aux Saints la moue :

Quand j’invoque mon Dieu, j’appelle les Démons.

 

D’autres, moins prévenus, disent, malgré l’envie,

Qu’on peut louer ma mort sans approuver ma vie ;

Qu’être bien résigné marque espérance et foi :

Que pardonner, souffrir sans plainte, sans murmure

Est charité parfaite, et que l’âme s’épure,

Quoique ayant vécu mal, en mourant comme moi.


Ce livre numérique

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l’Association Les Bourlapapey,

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en décembre 2014.

 

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Les membres de l’association qui ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique sont : Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Alexandre Dumas, Les Crimes célèbres (édition illustrée), Paris, impr. de E. Blot, 1871. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte, notamment l’édition : Vaninka Urbain Grandier, Bruxelles, A. Jamar, 1841. La maquette de première page, réalisée par Laura Barr-Wells, reprend partie du tableau : Le Supplice d’Urbain Grandier ; amende honorable d’Urbain Grandier, cure Saint-Pierre du marché de Loudun, le 19 août 1634, huile sur toile de Joseph Nicolas Jouy, 2ème quart du 19e siècle, emplacement actuel : Musée des beaux-arts de Bordeaux (n° d’invent. Bx E 71 ; Bx M 5785 ; PFH-314).

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[1] Nous n’avons pu retrouver que l’un de ces pactes, reproduit dans l’Histoire des Diables de Loudun, imprimée à Amsterdam en 1726 ; mais il est probable que les autres devaient être faits sur le même module.

« Monsieur et maître Lucifer,

» Je vous reconnais pour mon Dieu, et vous promets de vous servir pendant que je vivrai ; je renonce à un autre Dieu et à Jésus-Christ et autres saints et saintes, et à l’Église apostolique et romaine, et à tous les sacrements d’icelle, et à toutes les prières et oraisons que l’on pourrait faire pour moi, et vous promets de faire tout le mal que je pourrai et d’attirer à faire le mal le plus de personnes que je pourrai, et renonce à chrême et à baptême, et à tous les mérites de Jésus-Christ et de ses saints ; et, au cas que je manque à vous servir et adorer et faire hommage trois fois le jour, je vous donne ma vie comme étant à vous :

» La minute est aux enfers, dans un coin de la terre, au cabinet de Lucifer, signée du sang du magicien. »

On comprend pourquoi le diable ne rapportait pas l’original lui-même ; cette copie lui sauvait un faux : Asmodée savait son code criminel.

[2] Ce mot n’est pas le seul que nous soyons forcé de laisser en blanc ; car les religieuses, pour prouver la possession, affectaient une liberté de paroles et d’actions que nous ne pouvons suivre dans tous ses écarts. Ainsi, nous aurions pu faire beaucoup de citations pareilles à celles dont les premières lignes suivent ; mais nous avons toujours été arrêté, comme nous le sommes cette fois encore.

VII. Et la sœur Claire se trouva si fort tentée de… avec son grand ami, qu’elle disait être ledit Grandier, qu’un jour s’étant approchée pour recevoir la sainte communion, elle se leva soudain et monta dans sa chambre, où, avant été suivie par quelqu’une des sœurs, elle fut vue avec un crucifix dans la main dont elle… (Histoire des Diables de Loudun, page 182. Extrait des preuves qui sont au procès de Grandier.)

IX. Quant aux séculiers, la déposition d’Élisabeth Blanchard, suivie et confirmée par celle de Suzanne Hammon, n’est pas une des moins considérables ; car elle déclare avoir été connue charnellement par l’accusé, lequel, un jour, après avoir… avec elle, lui dit que si elle voulait aller au sabbat, il la ferait princesse des magiciens.

Voici encore quelques autres preuves prises au hasard, et qui nous ont paru non moins curieuses.

III. Entre les témoins de cette accusation, il y en a cinq fort considérables, savoir : trois femmes, dont la première dit qu’un jour, après avoir reçu la communion de l’accusé, qui la regarda fixement pendant cet acte, elle fut incontinent surprise d’un violent amour pour lui, qui commença par un petit frisson par tous ses membres.

L’autre dit : qu’ayant été arrêtée par lui dans la rue, il lui serra la main, et qu’incontinent elle fut éprise d’une forte passion pour lui.

Enfin, la troisième dit : qu’après l’avoir regardé à la porte de l’église des Carmes, où il entrait avec la procession, elle sentit de très-grandes émotions, et eut des mouvements tels, qu’elle eût volontiers désiré… avec lui, quoique avant ce moment elles n’eussent point eu de particulière inclination pour lui, étant d’ailleurs fort vertueuses et en très-bonne réputation.

IV. Les deux autres sont un avocat et un maçon, dont le premier dépose avoir vu lire à l’accusé des livres d’Agrippa ; l’autre, que, travaillant à réparer son étude, il vit un livre sur sa table, ouvert à l’endroit d’un chapitre qui traitait des moyens pour se faire aimer des femmes. Il est vrai que le premier ne s’est aucunement expliqué à la confrontation, et a dit qu’il croit que les livres d’Agrippa dont il avait entendu parler par la déposition, sont De vanitate scientiarum ; mais cette explication est fort suspecte, parce que l’avocat s’était retiré de Loudun, et ne voulut subir la confrontation qu’après y avoir été forcé.

V. La seconde information contient la déposition de quatorze religieuses, dont il y en a huit de possédées, et de six séculières, qu’on dit aussi être possédées. Il serait impossible de rapporter par abrégé ce qui est contenu dans toutes ces dépositions, parce qu’il n’y a mot qui ne mérite considération : il est seulement à remarquer que toutes ces religieuses, tant libres que travaillées, aussi bien que les séculières, ont eu un amour fort déréglé pour l’accusé, l’ont vu de jour et de nuit dans le couvent les solliciter d’amour, etc.