Alexandre Dumas

UN PAYS INCONNU

1859

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Table des matières

 

[PROLOGUE] 3

I 5

II 16

III 24

IV.. 32

V.. 41

VI 51

VII 57

VIII 62

IX.. 68

X.. 78

XI 85

XII 93

XIII 100

XIV.. 111

XV.. 116

XVI 134

Ce livre numérique. 172

 

[PROLOGUE]

J’ai connu pendant mon séjour aux États-Unis, un homme, hardi voyageur, qui depuis l’âge de dix ans avait quitté la maison paternelle pour explorer le monde. Ses lointaines pérégrinations l’avaient amené maintes fois en des lieux inexplorés jusqu’alors, et le crayon en main, le carnet sur les genoux, il avait pris des vues et des notes dans tous les pays par où il avait passé.

Un jour, à New-York, M. Middleton Payne, – tel était son nom, – et moi nous devisions des races disparues ou à peu près éteintes sur le globe, et je nommai celle des Aztecs comme l’une des plus curieuses dont j’eusse jamais lu l’histoire.

À ce nom d’Aztec, mon interlocuteur me raconta qu’il avait fait tout exprès un voyage au Brésil, pour visiter une peuplade de vrais descendants des contemporains de Montezuma qui, d’après certaines traditions, avaient émigré dans la zone du milieu de l’Amérique méridionale et vivaient là depuis des siècles dans leur retraite fortifiée du Géral-Milco.

C’est à l’obligeance de cet ami que je dois les détails dignes de foi que j’offre à mes lecteurs. Son manuscrit m’a servi à prendre des notes sur lesquelles j’ai été à même de tracer le récit qui va suivre. Cette narration véridique, simple et naïve, pourra jeter un nouveau jour sur l’histoire des peuples du vieux continent américain, dont l’existence paisible fut bouleversée par l’invasion de Hernando Cortès et de Pizarro.

I

De Charleston à Para la route est longue, et si je n’avais pas la crainte d’ennuyer mes lecteurs, je leur raconterais en détail les différents incidents de notre voyage à bord du brick Augusta construit à Baltimore et en destination de Rio-Janeiro.

Un de mes amis, M. Édouard Laury-Grey, avait eu l’obligeance de se charger de tous les préliminaires ennuyeux qui accompagnent ordinairement le voyageur assez hardi pour s’aventurer dans une excursion lointaine. Il avait fait prix pour notre passage, choisi nos cabines, pris des arrangements pour la table et la nourriture, et approvisionné notre cantine de quelques caisses de vins fins, indispensables pour refouler le mal de mer et entretenir notre appétit. Aussi n’eus-je pas autre chose à faire que d’apporter mon sac de nuit et de m’installer à bord de l’Augusta, où mes malles avaient été transportées avec les ballots de marchandises de notre raison de commerce : Payne et Grey, à Para.

Nous devions faire escale à La Havane, et nous longeâmes en effet le Castel-Moro quelques heures avant le coucher du soleil, un dimanche soir, assez à temps pour entrer au port et visiter la ville. Le premier coup d’œil que l’on adresse à la « Reine des Antilles » est un des plus remarquables au monde. La vue de La Havane est vraiment admirable ; au premier plan, on aperçoit une forêt de mâts appartenant à des navires de toutes nations ; au second, les toits crénelés des maisons, les terrasses couvertes d’orangers ; aux fenêtres de chaque habitation, des stores de toutes couleurs flottant au gré du vent, qui agite leurs baldaquins dentelés, et dans le lointain, sur le penchant des collines qui bornent l’horizon, des massifs de palmiers aux colonnes gigantesques, dont le feuillage sombre fait ressortir la blancheur des murailles de chaque demeure espagnole, soit qu’elle appartienne à l’une des plus anciennes familles de l’Espagne, soit qu’elle serve de refuge à quelque pauvre nègre ou à un Catalan ayant oublié de faire fortune dans ce pays, où tout semble favoriser le commerce et l’agriculture.

La forteresse de Moro, d’un aspect imposant, est construite à l’aide de rochers arrachés par la mine aux récifs de la plage : la sombre couleur de ses murailles se détache en relief sur ce riant paysage qui l’environne et sur l’azur des eaux de cette mer caraïbe, la plus limpide de toutes celles dont sont couvertes les plaines profondes immergées par le liquide élément qui sépare les continents de l’univers entier.

L’entrée de la baie ou plutôt du port de La Havane, située entre le Moro et le fort Puntal, est si étroite, que c’est à peine si deux chaloupes peuvent y passer de front. Un navire de guerre s’y introduit difficilement ; mais si, par hasard, deux bâtiments marchands se rencontrent, le premier entrant au port, le second mettant à la voile, l’un des deux est obligé de reculer pour faire place à l’autre.

L’intérieur de La Havane est fort beau ; les rues sont larges et l’aspect en est très gai, non pas peut-être à l’heure de midi, lorsque les blancs et les nègres même font la sieste, et se reposent pour éviter les ardeurs tropicales du soleil ; mais l’après-midi, lorsque la brise de la mer se lève, quand les volantes et les calèches sillonnent la ville emportant dans leur course rapide de charmantes señoritas, des caballeros élégants qui tous ou toutes vont faire leurs emplettes et terminer leur promenade avant souper au Paseo, vaste boulevard ombragé aboutissant au théâtre Tacon, la salle de spectacle la plus grandiose du monde entier.

C’est au Paseo que se rencontrent les plus jolies toilettes, les plus adorables femmes du monde, et mon ami Grey et moi nous étions vraiment étonnés de voir tant de gracieux visages rassemblés sur un aussi petit point du globe : nous eussions été tentés de suivre l’exemple de ces hardis gentlemen qui, sans connaître à qui ils s’adressaient, s’écriaient à leur vue :

— Qu’elle est belle ! qu’elle est charmante !… (Muy bella ! muy hermosa !)

N’eût-ce été que pour nous entendre répondre, à travers des lèvres roses comme du corail, entre des dents plus blanches que des perles :

— Gracias, caballeros ! (Merci, messieurs !)

— Beso las manos de V. (Je vous baise les mains), et autres gracieusetés fort émouvantes et très dangereuses pour des cœurs aussi sensibles que celui de mon ami Grey et le mien.

Le lundi soir c’était fête au théâtre Tacon ; on y chantait l’Ernani, et d’une façon magistrale. Ce fut au Tacon que les Havanaises nous parurent plus enchanteresses encore qu’à la promenade. Leurs toilettes blanches, un fouillis de dentelles et de mousseline, leur teint d’albâtre et leurs cheveux noirs, – du jais flexible natté sur une tête d’un galbe grec, – se détachaient sur l’or et la pourpre des loges découpées à jour. On les eût volontiers prises pour autant de Péris emprisonnées dans des cages aux réseaux dorés, prêtes à s’envoler à la première occasion ; leurs éventails s’agitaient avec grâce, sans repos ni trêve, et répandaient dans l’atmosphère attiédie de la salle de spectacle des parfums suaves qui préparaient l’âme aux enivrements de la musique de Verdi. Je ne dirai rien de l’exécution du chef-d’œuvre musical du compositeur italien. Les artistes se surpassèrent ce soir-là, au dire même des habitués de l’Opéra, qui s’égosillèrent après chaque morceau en bravos, bravis et bravas et dont les gants éclataient sous les efforts multiples d’applaudissements frénétiques. Cette soirée au théâtre de La Havane restera dans nos souvenirs comme l’une des plus agréables de notre vie à mon ami Grey et à moi.

Le mardi matin, le capitaine de l’Augusta nous fit prévenir que ses affaires étant terminées, il allait mettre à la voile. Nous nous hâtâmes donc de retourner à bord, et à midi sonnant, heure de la marée, nous sortions du havre de la Havane, disant adieu à cette ville unique au monde, qui nous était apparue comme dans un rêve, tant notre séjour avait été raccourci par la hâte du capitaine de notre brick.

Notre compagnie, à bord du navire Augusta, se trouvait augmentée par la présence de deux charmantes jeunes femmes, deux créoles de la Jamaïque se rendant à Rio-Janeiro pour y rejoindre leur famille. Mon ami et moi nous fûmes obligés de leur abandonner notre cabine : hélas ! c’était la meilleure du navire.

Il fallut donc, par galanterie, nous réfugier dans un méchant trou noir et malpropre, où grouillaient la nuit d’énormes blattes, de fantastiques cancrelats bien faits pour empêcher de dormir des gens habitués comme nous à tout le bien-être de la vie. Néanmoins, en dépit de ce voisinage nauséabond et bruyant, j’étais parvenu à céder au sommeil, lorsque vers trois heures du matin une tempête se déclara. Je fus forcé de m’apercevoir de l’inclémence de la température lorsque je me sentis lancé du haut de mon hamac sur le parquet de notre cabine, enseveli sous deux sacs de nuit, étouffé par les draps, l’oreiller, le matelas et les couvertures de ma couchette, écrasé par les deux chaises qui ornaient notre boudoir, et inondé par le pot à eau de notre table à toilette. Dès qu’il me fut possible de reprendre mes sens, je me débarrassai de cet attirail incommode, je comptai mes contusions, et je pus me convaincre à la fois que si je n’étais pas blessé, du moins je me trouvais frappé de la vérité de ce passage biblique :

« Celui qui s’élèvera sera abaissé. »

Aussi, pour ne plus commettre cette faute répréhensible aux yeux du Seigneur et des chrétiens croyants, j’allongeai les cordes de mon hamac, résolu à me trouver désormais terre à terre, au niveau du parquet de mon réduit maritime. C’était là une précaution de la plus haute sagesse.

Heureusement pour nous deux, mon ami Grey et moi, nous n’éprouvâmes pas le mal de mer, et je dois raconter en passant que c’est à cette particularité de notre constitution, ou plutôt à cette conformité de nos goûts, que lui et moi nous nous étions liés d’amitié en 1834, lors de notre première rencontre à bord d’un bâtiment anglais qui se rendait de Londres à Saint-Pétersbourg.

Ned (c’est ainsi que j’appelais mon ami Édouard Grey), ayant découvert que j’étais la seule personne à bord du navire britannique qui ne fût point affectée de cette fâcheuse indisposition, s’était avancé près de moi, et, après les premiers compliments d’usage, m’avait prié de vouloir bien le considérer désormais comme mon féal serviteur, tout dévoué à m’être agréable en quelque circonstance que ce fût. Dès ce moment notre liaison se fit, et bientôt avant la fin de notre traversée sur les eaux mouvantes de la mer Baltique, nous étions inséparables. Dès cette époque cette intimité devint si grande que jamais l’un de nous n’entreprit un voyage sans que l’autre l’accompagnât.

Un matin le matelot de quart nous réveilla de meilleure heure qu’à l’ordinaire en criant d’une voix énergique ce mot émouvant : Terre ! mot qui nous réjouit autant que si nous eussions appris que la Banque d’Angleterre venait de nous léguer tout son capital, à la seule condition d’en jouir uniquement pour notre plaisir et notre confort. Cette plage annoncée par le « Jack » de l’Augusta, c’était celle du Brésil : ces huttes et ces maisons de briques et de pierre, qui s’étendaient sur le bord de la mer, c’était la ville de Para.

Nous n’avions mis que vingt-deux jours pour opérer notre passage de l’île de Cuba à notre destination, et ce fut le 15 septembre 1853 que nos pieds foulèrent le sol fortuné de l’Amérique méridionale.

La lune brillait dans tout son éclat, elle allait bientôt disparaître à l’horizon pour faire place au soleil, dont les premières lueurs pointaient déjà du côté opposé, au sein du grand Océan. C’était un spectacle magnifique que celui de cette plage couverte de cocotiers élancés et d’upas au feuillage sombre, dont le vernis miroitait, grâce aux rayons de Phébé, tandis qu’à l’autre horizon une lumière rougeâtre éclairait les vagues purpurines de la mer ! Jamais rien d’aussi grandiose n’avait frappé nos yeux.

Le débarquement des marchandises et des passagers ne fut pas de longue durée : la banquise et les récifs de corail, qui s’étendent devant la ville de Para, ne permettaient pas à notre brick d’entrer dans le port ; ce fut donc à des bateaux plats, les seuls utilisés dans ces parages, que nous confiâmes. « César et sa fortune ; » et dès neuf heures du matin, le dernier de nos ballots, l’ultime sac de nuit faisant partie de notre bagage, était arrimé sous les hangars de la douane brésilienne, confiée à la garde d’un soldat en guenilles qui se pavanait, son fusil à la main, revêtu d’un uniforme fantastique et armé d’un sabre dont le fourreau avait disparu.

Le brick Augusta, n’ayant plus rien à faire à Para, reprenait le chemin de la plaine liquide, et, peu de temps après, sa coque légère et ses voiles blanches se confondaient dans les brumes de l’horizon. Le navire se dirigeait vers Rio-Janeiro, où l’attendaient avec impatience les consignataires de la maison de commerce qui l’avaient nolisé pour se rendre de Charleston au Brésil.

Avant de continuer mon récit, je crois qu’il est bon de faire savoir à mes lecteurs quel était le but de notre expédition, et pour cela je dois remonter à quelques années avant celle où je transcris ces notes, en 1845 et en 1846, lorsque, en compagnie de M. Grey, je voyageais dans l’intérieur de la Syrie.

Au mois de février 1845, nous étions campés, lui et moi, protégés par une demi-douzaine d’Arabes qui nous servaient d’escorte, sur les bords du lac Asphaltite, près de la vallée de Siddim, lorsqu’un des hommes de notre caravane, s’étant écarté pour faire du bois, revint en courant vers nous pour nous apprendre qu’à une demi-lieue de la vallée il avait rencontré un gentleman américain qui, comme nous, était venu là pour visiter la mer Morte.

Aussitôt, Ned et moi nous remontâmes à cheval sans nous souvenir un seul instant de la fatigue que nous avait fait éprouver une longue marche dans les sables du rivage de Gomorrhe, et nous éperonnâmes nos montures qui s’élancèrent au galop dans la direction indiquée par notre Arabe. Le voyageur, que nous trouvâmes tranquillement couché sous sa tente et prenant son repas du soir, était bien un Américain, si l’on veut, mais au lieu d’avoir reçu le jour sous le ciel républicain des États-Unis, il était originaire de Lima : aussi fûmes-nous réduits à converser tant bien que mal avec lui dans l’idiome espagnol, au lieu de nous entretenir, comme nous l’avions espéré, dans notre langage natif, le pur anglais de l’Amérique du Nord. De toute manière nous passâmes une soirée charmante, pendant laquelle nous causâmes tous les trois de voyages, de recherches sur les antiquités des premiers âges et enfin des races éteintes du monde entier.

Grey se lança dans une dissertation savante relative aux Péruviens et aux Mexicains qui vivaient avant l’époque de la conquête ; il déplora l’état de dégénération de leurs descendants, qui avaient laissé se perdre les notions des arts et des sciences pratiqués par leurs ancêtres, et il chercha à nous prouver que les deux monarchies qui régnaient autrefois sur ces deux nations n’avaient aucun lien de famille, aucun rapport entre elles.

— Il est vrai, mon cher monsieur, fit le gentleman de Lima, que votre opinion est celle de tout le monde ; mais, croyez-moi, c’est là une grave erreur. Les deux peuples dont nous parlons connaissaient non seulement la situation, les ressources, la civilisation et le gouvernement l’un de l’autre ; mais, plus encore, ils avaient ensemble des rapports fréquents, si j’ajoute foi au contenu d’un certain manuscrit tracé en caractères hiéroglyphiques, que j’ai découvert par hasard dans les casiers délabrés de la bibliothèque du muséum de la ville de Mexico. Je m’aperçois, messieurs, ajouta le Liméen, que mes paroles vous font sourire ; mais, patience, je n’ai pas encore achevé. Écoutez-moi, si cela ne vous ennuie pas trop, et je vous aurai bientôt appris ce que j’ai encore lu sur les pages de mon vieux manuscrit.

Lorsque Hernando Cortès s’aventura pour la seconde fois dans la vallée de Tenochtitlan, un grand nombre de Mexicains, malgré la défense de Guatémotzin, abandonnèrent leurs demeures et s’enfuirent au loin. Ils errèrent longtemps sur le territoire du Guatémala, et après avoir couru des dangers sans nombre, après avoir perdu un certain nombre des leurs, ces malheureux fugitifs pénétrèrent sur les possessions des Incas, dont le siège gouvernemental était établi à Cuzco.

Là s’arrêtait le contenu du manuscrit ; mais je puis, messieurs, ajouter à ces détails les traditions qui m’ont été révélées dans les tribus de Quichuas. À peine les pauvres Mexicains s’étaient-ils établis parmi les Péruviens de Cuzco, que l’Espagnol Pizarre, suivi de son armée, se présenta devant la ville. Les conquérants massacrèrent Atahualpa, tandis que Toparca, le second Inca, mourait dans son palais de peur, si l’on ajoute foi à l’opinion générale ; ils pénétrèrent dans les murailles, et, par l’ordre du chef, Manca prit les rênes du gouvernement. Quelque soumis en apparence que fussent les Péruviens à leurs ennemis, à ceux qui avaient conquis leur pays natal, les hommes les plus éminents de la nation voyaient avec peine leurs compatriotes supporter un joug honteux ; aussi, à l’instigation des Mexicains réfugiés, une députation des chefs les plus hardis pénétra-t-elle dans le palais où les femmes et les enfants de l’Inca massacré (Atahualpa) gémissaient sur cette perte fatale non seulement pour eux, mais encore pour le pays : ils persuadèrent à ces pauvres infortunés de fuir avec eux, et la nuit suivante, la petite caravane quitta Cuzco, se dirigeant vers les déserts du Brésil pour y fonder un Incalat ou plutôt une colonie qui serait régie par les mêmes lois établies par les Incas depuis l’origine de la nation et perpétuées jusqu’à eux.

— Il y a cinq ans, ajouta le Liméen, je me trouvais pour mes affaires dans la ciudad de Villa-Bella, sise non loin des sources du Rio-Guapore, lorsqu’un matin quelques amis, qui connaissaient mon goût pour les excursions pittoresques, vinrent m’engager à les accompagner dans une excursion pédestre qui devait durer trois ou quatre jours, et dont le but était de gravir les monts Paricis.

Une journée de marche suffit pour nous amener au lieu désigné, et le lendemain, dès l’aube, nous partions tous remplis d’une ardeur sans égale, nous proposant de gravir les arêtes de la montagne principale, du sommet de laquelle, suivant toute apparence, nous devions jouir d’un coup d’œil magnifique. La plupart de mes camarades de route m’abandonnèrent à moitié chemin, et lorsque, parvenu à quelques pas du point culminant, je jetai les yeux en arrière, je m’aperçus que j’étais seul. Loin de me sentir découragé, je m’avançai jusqu’au haut du pic ardu : enfin j’y pus poser les pieds, et je regardai avidement de tous côtés.

— Jugez de mon étonnement, messieurs : devant moi, au fond d’une vallée profonde, j’apercevais… la ville des Incas !

Sans songer davantage à mes compagnons, je m’élançai par un sentier que j’aperçus devant moi, désireux de visiter une cité inconnue, inexplorée peut-être avant ce jour ; mais, à peine avais-je franchi un demi-kilomètre, que ma course se trouva soudain arrêtée par l’apparition de cinq hommes revêtus d’un costume pareil à celui avec lequel on représente les Incas des siècles passés. Ces sentinelles avancées s’étaient jetées sur moi au moment où je pénétrais dans un bosquet touffu. Je fus sommé de rebrousser chemin, car ces Indiens me dirent, dans le langage des Amaquis, qui m’était assez familier, qu’aucun étranger armé, – hélas ! je me trouvais dans ce cas, – ne pouvait pénétrer dans leur vallée, qu’ils nommaient le Géral.

Il fallut donc me résigner à retourner sur mes pas ; je retrouvai mes compagnons, à qui je racontai mon aventure, et nous retournâmes ensemble à Villa-Bella.

— Vous êtes les premiers, messieurs, ajouta le Liméen en terminant son récit, à qui j’aie jamais raconté ce qui s’était passé sur le versant des monts Paricis.

Une fois de retour en Amérique, mon ami Grey et moi nous résolûmes un beau jour d’aller visiter la vallée des Incas, et c’est pour cela que nous avions quitté Charleston. Notre but était de pénétrer, coûte que coûte, dans le Geral-Milco[1]. À cet effet, il nous avait paru prudent de nous faire passer pour des marchands, persuadés que le vrai moyen de ne pas être forcés de revenir sur nos pas était de nous présenter aux Aztecs d’une manière toute pacifique, comme des gens dont le seul but est de faire une bonne spéculation.

II

Notre séjour à Para se prolongea jusqu’au 18 septembre, et nous nous embarquâmes à bord de la falouque le San-Joao, en destination pour le port de Santarem, au confluent du Tapajoz et de l’Amazone. Une fois arrivés dans ce lieu notre intention était d’acheter ou de louer un bateau plat qui nous conduirait dans le pays où nous désirions nous rendre. Notre bagage fut donc placé à bord du schooner, et nous mîmes à la voile. Tandis que le bateau vogue au gré du vent, mes lecteurs me permettront d’énumérer les marchandises que nous emportions avec nous.

Nous avions fait, Ned et moi, tout notre possible pour assumer la tournure de bons marchands, mais par malheur l’état de nos finances ne nous permettait pas d’emporter une énorme pacotille. Quelques amis nous avaient donc confié des éventualités, et s’étaient intéressés dans le succès de notre entreprise. Nous reçûmes de leurs mains divers articles de quincaillerie, des couteaux, des ciseaux, du thé, des ustensiles de cuisine, des instruments aratoires et des étoffes de prix, telles que du satin, du velours et des rubans de soie.

Ces articles devaient être d’une bonne vente même à Quito, à Lima, ou bien dans toute autre ville du littoral de la mer Pacifique, au cas où il nous serait impossible de pénétrer dans le Géral-Milco. Nous avions, outre ces divers articles, des objets de valeur que Ned et moi avions apportés des provinces asiatiques, en 1842, et nos provisions de bouche étaient de la meilleure qualité. Quant à notre bagage personnel, il se réduisait au strict nécessaire.

Nous voilà donc remontant le fleuve Amazone, n’ayant pour toute occupation que l’étude du langage des Amaquis, l’un des plus difficiles dialectes de l’Amérique du Sud.

Nous arrivâmes à Santarem, la ville la plus malpropre que j’aie jamais vue au monde, vers onze heures du matin, le jeudi qui suivit le jour de notre départ de Para. Aussitôt que le San-Joao eut débarqué nos ballots, nous nous hâtâmes de choisir une embarcation parmi les mille et une étendues sur la plage. C’était assez difficile, et pourtant, après maints débats plus ou moins ennuyeux et très prolongés, nous finîmes par réussir.

Dès la pointe du jour, nous quittâmes Santarem, et, eu égard à la construction bizarre de notre esquif, nous avancions avec assez de rapidité sur les eaux limpides du Rio-Tapajoz. Favorisés par une brise sud-ouest, nous faisions quatre lieues par soixante minutes ; aussi, vers sept heures du soir, nous dépassâmes le dernier village de la province, celui de Aldea de Mondrucos. La nuit se faisait, noire et profonde, lorsque nos rames nagèrent dans les eaux ombragées par les grandes forêts du Brésil ; mais il était trop tard, et l’obscurité était telle que nous pouvions à peine distinguer la route liquide que nous avions à parcourir. Notre guide nous engagea à prendre du repos ; car, disait-il, d’ici à Povoakao, vous aurez le temps d’admirer les plus belles forêts du monde. Cet avis nous parut bon. Aussi nous nous enveloppâmes dans nos manteaux, et le pont de l’embarcation nous servit de lit.

Le soleil était levé depuis longtemps, lorsque Ned et moi nous ouvrîmes les yeux. L’aube commençait à paraître ; des nuages purpurins se développaient à l’horizon, pareils à de gigantesques oriflammes qui précédaient le char du soleil. Ces nuages furent chassés par d’autres d’une teinte rosée, scindés de toutes parts des jets de lumière, et enfin le globe de feu se développa sur la cime des arbres verts. C’était bien le spectacle le plus grandiose qui eût jamais frappé nos yeux dans aucun pays du monde.

Notre bateau s’était arrêté en face d’un défrichement où deux ou trois cabanes construites de troncs d’arbres superposés nous prouvèrent que ceux qui habitaient en cet endroit appartenaient à une race civilisée différente de la caste indienne de l’intérieur du Brésil. Tandis que nous nous livrions à ces réflexions, un individu de haute taille et d’une tournure assez fantastique sortit de l’une des habitations ; il portait à la main un énorme paquet de fourrures.

— Dieu me damne ! dis-je à mon compagnon de voyage, voilà un Yankee ou je ne m’y connais pas ! Essayez donc de lui parler.

Ned ne se le fit pas dire deux fois, et lorsque le pionnier qui s’était avancé vers notre bateau eut prié le capitaine, dans une langue presque incompréhensible, qui pourtant avait la prétention d’être de l’espagnol, de vouloir bien se charger de son ballot pour le remettre à Povoakao à l’adresse indiquée, Grey lui adressa la parole en anglais.

— Halloa ! mon ami, je parierais ma tête que vous êtes Yankee ?

Le pauvre diable manifesta le plus grand étonnement en entendant parler ainsi le langage de son pays. Il nous regarda d’abord sans répondre, mais enfin ses lèvres s’ouvrirent, il ajouta :

— À vrai dire, étranger, je confesse que je suis né dans l’État du Massachussetts.

— Comment diable êtes-vous venu jusqu’ici ? demanda Ned à son tour. Et le squatter nous raconta une histoire fort longue et très lamentable, que je vais rapporter ici d’une manière plus concise. Engagé comme matelot à bord d’un baleinier, il avait fait naufrage sur les plages inhospitalières de l’Australie. Accompagné de quelques-uns de ses camarades, il s’était dirigé à grand’peine vers la ville de Sydney. Après quelques mois de séjour, il avait pris passage comme matelot à bord d’un navire anglais appartenant au pénitencier du gouvernement britannique. Ce bâtiment se rendait en Angleterre, en faisant escale à Rio-Janeiro. Dans cette dernière ville il déserta un beau matin, afin d’éviter les mauvais traitements du capitaine, et se cacha jusqu’à ce que celui-ci eût quitté le port. Une fois délivré de toute appréhension, il se présenta à bord de tous les navires de la marine des États-Unis, mais leur équipage était au complet. Ne pouvant trouver le moyen de se rapatrier, il résolut de s’en aller à pied jusqu’à Para. Ce voyage à travers les vallées pittoresques du Brésil séduisit son imagination, et l’audacieux Yankee conçut le projet de venir s’établir dans ce pays. Aussi, dès qu’il fut arrivé à Para, il se hâta de chercher un emploi et en trouva un à bord d’une tartane en partance pour Nahant, où il débarqua après avoir fait un voyage très périlleux. Le printemps suivant, il amena sa famille, et vint s’établir sur la rive du Tapajoz où nous l’avions trouvé.

Nous lui demandâmes s’il se plaisait dans son pays adoptif, et il nous répondit que, grâce à Dieu, les affaires étaient favorables, mais que les maudits Indiens qui vivaient autour de lui étaient souvent fort turbulents. L’endroit où demeurait notre compatriote n’avait pas de pareil sur la terre ; mais, ajoutait-il comme pour atténuer son éloge, il y fait chaud comme au milieu d’un million de tonnerres.

Nous fîmes présent à ce brave homme de quelques couteaux et d’autres instruments qui pouvaient lui être utiles, mais ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à dompter son amour-propre qui se refusait à rien accepter d’inconnus, quoiqu’ils fussent ses compatriotes. Enfin nous lui fîmes nos adieux et nous démarrâmes notre embarcation.

Le capitaine nous avait dit vrai : les arbres de la forêt étaient si touffus et si élevés, que leurs cimes se rejoignaient au-dessus du fleuve et empêchaient au moindre rayon de soleil la possibilité de pénétrer sous ces arcades sombres : aucun souffle de la brise ne ridait la surface du courant, et nous nous vîmes contraints, pour nous rafraîchir, de prendre les rames afin de faire mouvoir notre embarcation.

Le lendemain, nous avions remarqué à la tombée de la nuit que la largeur de la rivière diminuait sensiblement ; nous nous imaginions donc arriver près de sa source ; aussi quand, aux premières lueurs de l’aube, nous pûmes distinguer les objets qui nous entouraient, quel ne fut pas notre étonnement en nous voyant au milieu d’un fleuve qui avait plus de six kilomètres de large ! Nous nous trouvions à l’embouchure du Rio-Azovedo, l’un des plus grands tributaires du Tapajoz. À quelques heures de là, nous passâmes au confluent d’un autre cours d’eau paraissant couler du nord au sud, et qui n’était point marqué sur les cartes. Nos matelots le nommèrent le Rio-Urupas. L’après-midi du même jour nous franchîmes aussi le Rio-Cavaïva.

Le lit du Tapajoz devenait de plus en plus étroit, et très peu profond : l’un des hommes de l’équipage se tenait debout à la proue de l’embarcation, une rame à la main, pour sonder la rivière et empêcher un choc dangereux contre les bancs de sable et les rochers qui hérissaient le lit du fleuve. L’eau était si transparente, qu’il était inutile de se servir de la sonde.

— Tourne à bâbord ! vire à bâbord ! s’écria tout d’un coup le matelot en ajoutant : Sancta Maria ! Jésus ! et autres exclamations pieuses, – des prières au lieu de blasphèmes. – Hélas ! il n’était plus temps : notre barque était échouée. Les infortunés marins d’eau douce invoquèrent tous les saints du calendrier pour se tirer d’embarras ; mais ce qui opéra plus sûrement, ce furent les efforts de leurs bras et l’aide de deux longues gaffes qui repoussèrent notre croft dans un cours d’eau plus profond.

Vers les six heures du soir, notre timonier dirigea la proue vers le rivage du côté de l’ouest, et je crus un instant que nous allions échouer, car je ne pouvais distinguer autre chose que l’épaisseur du feuillage. Heureusement il n’en fut rien. On amena la voile, le mât fut abaissé, et en quelques coups de rames, nous traversions le rideau de branches qui nous paraissait impénétrable de prime abord ; et, sans secousse, sans le moindre danger, nous nous trouvions tout d’un coup au milieu d’un grand lac qui n’était pas autre chose que l’embouchure du Rio-Arinos. D’où venait le courant ? Nul n’aurait su le dire, car de tous côtés nous apercevions des montagnes couvertes d’arbres de leur base à leur cime, des arbres qui poussaient dans le lit du fleuve et masquaient la vue du torrent impétueux. Ce lac en miniature était çà et là moucheté de petits îlots de forme conique. On eût dit une peau de tigre dont chaque tache eût été une touffe de verdure.

Bientôt cependant il nous fut possible de nous servir de la voile, et, grâce à un vent léger qui se leva, nous pûmes nous aventurer dans le Rio-Arinos.

Le lundi, vers le milieu du jour, notre embarcation s’arrêta dans le port de Povoakao : il nous eût été difficile de continuer notre route, car à un mille au delà de la bourgade, le fleuve se précipitait du haut des rochers et formait un saut impossible à franchir. Une pont d’une structure particulière sert à traverser le fleuve Arinos du rivage de Povoakao au côté opposé. Cette construction hardie est à peu près faite comme suit : qu’on se figure trois cordes tendues sur une poutre, d’un bord à l’autre, comme celles d’un saltimbanque acrobate, entre lesquelles on glisse d’intervalle à intervalle, à trois pieds de distance, des planches de bois d’un pied de large. Il n’y a pas de parapet, pas même une quatrième corde pour guider la main ; celui qui s’aventure sur ce fragile passage, doit avoir bon pied et bon œil, ou bien c’est un homme… à l’eau. Il arrive souvent que les cordes pourrissent et que le pont s’écroule, mais ce n’est là qu’un détail de peu d’importance.

Povoakao est situé, suivant mes calculs approximatifs, à trois cent quarante milles des lieux civilisés ; aussi cet établissement est-il fort peu connu sur les rives de l’Atlantique. J’hésite même à croire que si j’avais cherché à Para un marinier pour m’y conduire, il eût pu me prouver qu’il savait dans quelle direction était la ville demandée. Et cependant Povoakao est une colonie considérable, dont quelques habitants sont fort riches et possèdent d’immenses troupeaux de chevaux, de mules et autres bêtes de somme. Ils ont aussi des plantations très étendues, mais elles sont trop mal cultivées pour être d’un bon rapport. La ville elle-même n’a rien de curieux à offrir aux regards des visiteurs : elle a très souvent été attaquée par les Caraïbes ennemis, dont les efforts nombreux paraissaient tendre à empêcher tout nouvel établissements de s’asseoir d’une manière stable.

Notre bagages et nos ballots de marchandises ne devaient donc plus voyager par eau ; aussi nous hâtâmes-nous de les débarquer, et nous les plaçâmes sous les portiques d’une maison abandonnée, dont nous prîmes possession sans en demander permission à personne. Ned et moi nous nous hâtâmes de trouver une trentaine de mules pour transporter nos marchandises et deux chevaux destinés à nous servir de montures. Quand notre marché fut conclu, nous songeâmes à diviser nos effets en petits ballots, pour pouvoir les placer plus commodément sur le dos de nos bêtes de somme.

Le mercredi matin, bien avant le jour, à la clarté des torches de sapin, nous fîmes nos préparatifs de départ, nous chargeâmes nos animaux, et au lever du soleil, après avoir pris un déjeuner à la hâte, nous nous mîmes en route par une belle journée, dont la chaude atmosphère était tempérée par une brise rafraîchissante.

Nous emportions avec nous des armes défensives, malgré l’impossibilité qu’il y avait de pénétrer avec elles dans le cœur du pays inconnu que nous allions explorer. Mais du reste, telles qu’elles étaient, ces armes : deux riffles, deux pistolets revolvers et des bowies-knives, pouvaient facilement être caché aux yeux.

Il nous fallait traverser le pont vacillant dont je viens de parler ; mais, grâce aux pieds de nos mules et de nos chevaux, tout se passa fort heureusement, et le soir, après avoir franchi à gué le Rio-Oru, nous allâmes camper sur le bord d’une épaisse forêt au confluent des deux fleuves Sumidor et Florès.

On se hâta d’alléger les bêtes de somme, afin de les laisser paître à leur aise. On dressa les tentes, on alluma les feux pour tenir à distance les animaux malfaisants, et, quand le souper fut achevé, nous ne nous fîmes pas prier pour songer au sommeil. Rien ne vint l’interrompre jusqu’au lever du soleil, et nous continuâmes notre route le long de la rive ouest du Sumidor.

III

Une forêt vierge n’est pas aussi facile à traverser que les grandes routes de l’Europe et des États-Unis ; il n’y a pas au monde d’opération plus pénible que celle de se frayer un passage dans ces taillis impénétrables. Aussi fûmes-nous obligés d’employer à chaque pas le tranchant de nos bowies-knives ; et enfin, le soir du cinquième jour depuis notre départ de Para, nous nous trouvions campés sur une hauteur qui dominait un paysage unique, d’un effet pittoresque et sans pareil. Un ruisseau murmurait devant nous sur un lit de cailloux, effleurant des rives tapissées d’une fleur bleue pareille aux pieds d’alouette, et connue par les botanistes sous le nom de lycethis. Au milieu des arbres exotiques de la plus belle venue placés sur notre gauche, nous remarquions entre autres le bombax, ou l’acacia à feuilles de soie, dont le tronc est hérissé d’épines acérées ; le platane trompette, aux fleurs semblables aux instruments de bronze dont se servaient les clairons romains ; le palmier aux éventails fantastiques : puis encore à droite, le bois de rose, ou le jacarantha, dont les grappes de couleur dorée et les feuilles légères charment la vue et l’odorat, le vanillier aux senteurs balsamiques, le févier de Tonquin, l’ipécacuanha et le salsepareillier.

Notre tente était adossée contre un énorme arbre à lait, d’où, grâce à une profonde entaille, découla bientôt dans un vase une immense quantité d’un liquide blanchâtre, dont le goût se rapprochait, à s’y méprendre, de celui du lait de vache ; c’était le milkow-tree, avec lequel les Indiens du Brésil font d’excellent beurre végétal.

Ned et moi nous avions tout le jour tué le temps en abattant, à l’aide de nos fusils, les oiseaux qui voltigeaient autour de nous, au-dessus de nos têtes, toucans, perroquets, curassos, uras, veuves, paradis, avec l’intention formelle d’en faire un salmis pour notre souper. J’avais, entre autres, eu la chance de démonter un magnifique aracari, dont la tête couverte d’une crête rose et le plumage d’un blanc orangé rendaient mon ami jaloux de ma chance sans pareille. D’un autre côté, Ned montrait avec orgueil un oiseau rare, le sonneur de cloches, autrement dit le darra, qui est un des plus curieux spécimens de l’ornithologie américaine. Par malheur, le pauvre oiseau était désormais sans vie et mis dans l’impossibilité de faire entendre son carillon. Grey connaissait l’art d’empailler, et c’est lui qui se chargea du soin de préserver les dépouilles de notre gibier, auxquelles il ajouta par la suite une admirable collection d’oiseaux-mouches, dont les volées s’abattaient à chaque pas dans les pampres des lianes qui flottaient dans la cime des arbres en bas comme en haut jusqu’au sol et se perdaient dans un tapis de gazon.

Un fait digne de remarque, c’est que, si les oiseaux abondent au milieu des forêts du Brésil, en revanche, à l’exception des singes, les quadrupèdes de la race dangereuse sont tout à fait inconnus.

Parmi les quadrumanes qui gambadaient autour de nous, nous parvînmes un matin à nous emparer d’un marikina (midas rosalia), autrement dit le lion-singe ou le singe-lion, qui, si on excepte l’expression grimacière de son museau, ressemblait à s’y méprendre au roi des animaux africains. À peine avait-il un pied de longueur du plumeau de la queue au bout du museau. Nous primes toutes les précautions nécessaires pour conserver ce curieux animal, dans le but de l’emporter avec nous aux États-Unis ; mais le petit drôle parvint à nous échapper pendant la nuit, et oncques, depuis ce jour, nous ne vîmes aucun de ses congénères.

Le 7 octobre, vers les neuf heures du matin, nous parvînmes sur la lisière de la forêt. Devant nous s’étendait une plaine ondulée, pendant plus d’un tiers de lieue, par une quantité prodigieuse de mamelons de formes à peu près égales. On eût dit que cette vaste boursoufflure avait été faite par la main des hommes. Plus loin, nous aperçûmes deux montagnes élevées ; et enfin, près de là, à l’horizon, la chaîne de la Sierra Paricis étalait ses pics aux cimes bleues, dont les plus élevés paraissaient être couverts de neige.

Nous avancions toujours, escaladant une montagne, descendant au fond d’une vallée, ou traversant un bois de bananiers et de goyaviers, lorsqu’enfin au détour d’un taillis sur la lisière duquel s’élevaient des arbres gigantesques, notre vue se trouva frappée par un magnifique spectacle : un fleuve nous barrait le passage ; mais, au lieu de couler paisiblement dans un lit bordé de mousse ou tapissé de sable et de caillou, ce courant d’eau s’élançait de rochers en rochers et formait six cascades successives superposées et étagées à une distance égale. Un cerf et sa biche, effarouchés par notre arrivée imprévue, se précipitèrent devant nous, et, grâce à quelques rocs, à des troncs d’arbres abattus qui formaient un pont naturel, ils disparurent à nos yeux avant que nous eussions songé à nos armes à feu. À l’est, les deux pics ardus qui précédaient la Sierra Paricis se déployaient dans toute leur magnitude. Notre route était dans cette direction, et, après avoir franchi à gué le fleuve aux cataractes, nous éperonnâmes nos montures avec l’espoir de jouir plus tôt de la vue du pays et peut-être de celle du Géral-Milco. Mais cette course désordonnée n’amena point le résultat attendu ; lorsque nos chevaux s’arrêtèrent, exténués, n’en pouvant plus, nous n’aperçûmes devant nous que des précipices, des rochers taillés à pic et des passes infranchissables. Il nous fallut alors faire un circuit, et ce ne fut qu’à la nuit tombante que nous pûmes parvenir au pied de la Sierra.

Dès le lendemain nous commençâmes, avant le jour, à gravir la montagne, et sept heures après nous posions les pieds sur un vaste plateau aux flancs duquel, sur la bordure, une source limpide sourdissait entre deux pierres et retombait dans un petit bassin naturel creusé par le temps et l’action de l’eau. Nous nous désaltérâmes avec bonheur, et nos pauvres bêtes en éprouvèrent autant que nous-mêmes à étancher leur soif.

Un déjeuner composé de bananes, d’ananas et de quelques verres d’eau-de-vie fut aussi vite dévoré que servi ; nous avions hâte d’avancer et d’atteindre avant la fin du jour, si cela se pouvait, les pentes abruptes qui conduisaient au Géral-Milco. Enfin, vers les cinq heures du soir, au détour d’un chemin qui passait entre deux rocs taillés à pic, une fissure monumentale dans les flancs de la montagne, nous aperçûmes tout d’un coup un immense horizon se dérouler devant nous.

Qu’on se figure un vaste bassin, une vallée profonde parsemée de villes, de fortifications, de villages reliés les uns aux autres par des routes pavées, des deux côtés desquelles de grands arbres plantés de distance en distance, d’une manière égale, projetaient une ombre épaisse et abritaient le voyageur contre les feux du soleil.

À la base de la montagne, au sommet de laquelle nous nous trouvions, nous distinguions une grande ville entourée de murailles dont les maisons et les monuments, blancs comme s’ils avaient été la veille abandonnés par les maçons, brillaient au soleil et forçaient le spectateur à fermer de temps en temps les yeux pour ne pas être ébloui.

Dans l’intervalle qui s’étendait de l’endroit où nous étions à celui où commençaient les murailles de la ville, la montagne avait été façonnée en terrasses sur lesquelles, d’étage en étage, s’élevaient de charmantes maisonnettes, des cabanes pittoresques entourées de jardins et séparées les unes des autres par des haies d’arbustes et de plantes grasses. De riches moissons du plus pur froment couvraient la plaine partout où le sol végétal en facilitait la croissance et la maturité, – et des fruits sans nombre, bananes, plantins, goyaves et cocos pendaient en régime le long des arbres qui poussaient çà et là, dans des vergers plantés avec art.

Nous demeurâmes plongés dans cette contemplation tant que la lumière nous permit d’examiner à loisir ce spectacle intéressant ; mais il n’y avait pas à s’y méprendre, nous étions arrivés au pays des Aztecs. Il ne s’agissait plus que d’obtenir accès dans l’intérieur de la vallée et d’être admis à visiter les villes qui y étaient bâties.

Ned et moi, nous passâmes une partie de la nuit à délibérer sur le meilleur moyen à suivre pour arriver à ce résultat. Il était d’abord important de cacher nos armes de manière à ne pas donner le moindre soupçon au caractère ombrageux des habitants. Nous enveloppâmes avec soin nos fusils, nos revolvers et nos bowies-knives dans des lambeaux de laine, puis après les avoir placés dans une caisse fabriquée à l’aide de quelques planches arrachées à l’un de nos ballots, nous enfouîmes le tout entre deux blocs de rochers, dans une fissure naturelle que nous recouvrîmes de pierres et de gazon.

Aussitôt que le jour parut, nous fîmes charger nos mules, et, montant sur nos chevaux, nous descendîmes la pente qui conduisait aux habitations. Nous avancions lentement sur une route parfaitement entretenue, bordée des deux côtés par une haie de plantes vivaces au centre desquelles poussaient régulièrement des arbres de la famille des palmiers. Ce chemin était, comme nous l’apprîmes plus tard, la véritable entrée de la colonie, car du côté opposé, la Sierra s’élevait en falaises abruptes totalement dénudées et de nature volcanique.

Devant nous, à quelques portées de fusil, se dressaient les murailles d’une grande ville, et au moment où nous allions atteindre les champs de blé, nous rencontrâmes un troupeau de lamas gardé par une vingtaine de bergers. À notre vue, bêtes et gens prirent la fuite. Cette panique nous surprit désagréablement, car notre intention était de prouver à ces Indiens qu’ils devaient voir en nous des amis et non des personnes arrivant avec des intentions hostiles : aussi Ned et moi lançâmes-nous nos chevaux sur leurs traces en recommandant à nos guides de rester auprès de nos mules. Cette course au clocher le long des pentes rapides de la Sierra n’était pas chose facile ; néanmoins nous n’abandonnâmes point la partie, et afin de mieux réussir, nous pensâmes à descendre de cheval et à tirer nos montures par la bride, afin de prouver aux Aztecs que nous arrivions à eux d’une manière pacifique. À mesure que nous avancions, plusieurs laboureurs et agriculteurs quittaient leurs travaux et s’enfuyaient à leur tour du côté de la ville.

Enfin, vers onze heures du matin, nous parvînmes à l’entrée d’une forêt de palmiers-nains devant laquelle se tenait une petite armée de guerriers rangés en ligne de bataille comme pour nous empêcher d’avancer. Tous avaient en main des arcs, des flèches, des lances, des javelots, des massues et autres armes défensives, et au milieu de cette peuplade en rumeur, on apercevait çà et là des bannières couvertes de caractères hiéroglyphiques.

En avant de cette légion de soldats, tout autour d’une litière de bois de rose, incrustée de nacre et d’or, se tenaient les chefs, et lorsque nous ne fûmes plus qu’à quelques pas, ces officiers se rangèrent de côté, les rideaux de la litière s’écartèrent, et nous vîmes descendre de ce véhicule un personnage couvert d’un riche costume. Sa tête était surmontée d’un diadème d’or, le long duquel pendaient des ornements incrustés de pierres précieuses, et sur le sommet de ce couvre-chef des plumes de rhea, pareilles à celles d’une autruche, teintes en rouge éclatant, se balançaient au gré du vent. À ses épaules était appendu un manteau d’une forme particulière : une sorte de puncho qui nous parut un vêtement rond, avec trois ouvertures, l’une pour y passer la tête, pratiquée au milieu, les deux autres pour y introduire les bras, faites à égale distance des deux côtés. Ce manteau, retombant en plis gracieux autour du corps jusqu’aux genoux, était fait d’une étoffe épaisse, blanche comme la neige, orné de bandes d’or et bordé d’un large galon ponceau. Ses pieds étaient protégés par des sandales aux semelles d’or attachées autour de la cheville par des lanières de cuir recouvertes de plaques de même métal. Ce noble personnage, haut d’environ six pieds, nous parut avoir environ une trentaine d’années, et sa physionomie respirait à la fois la dignité et la douceur.

Au moment où ses pieds touchèrent le sol, tous les officiers qui l’environnaient portèrent d’une part leur main droite à leur front, puis de la main gauche allèrent toucher le sol. Comme il s’avançait de notre côté, nous fîmes halte, et nous attendîmes patiemment ce qui allait se passer.

L’Aztec marchait rapidement, suivi par son état-major : quand il parvint à quelques mètres de nos montures, il s’arrêta court, et ses camarades en firent autant. Un des chefs de la troupe, qui se tenait près du haut personnage, nous adressa alors la parole dans le dialecte d’Amaquis, et nous tint à peu près ce langage :

— Cioaco, le courageux et puissant Curaça de Ocopaltepec, demande aux étrangers, au nom de Orteguilla, fils du soleil, l’Inca et le père des Aztecs, pourquoi ils ont pénétré dans le Geral-Milco sans y être autorisés ?

— Nous venons, répondis-je, des pays du Nord pour vendre nos marchandises dans la ville de l’Inca, et nous lui apportons nos présents.

— Qui nous prouve que vous n’êtes pas des ennemis ? répliqua un individu d’un aspect féroce qui se tenait auprès du Curaça.

— S’il en était ainsi, ne serions-nous pas plus nombreux ? et pourquoi alors offririons-nous des présents à l’Inca ? Ceux qui veulent combattre n’ont-ils pas des flèches et des arcs ?

Il n’y avait rien à répondre à cela, et pendant que je continuais à faire comprendre aux Aztecs que nos intentions étaient toutes pacifiques, Ned alla chercher dans les ballots une hache et une pièce de soie bleu de ciel. Je craignis d’abord que la vue de ce tomahawk de la civilisation ne produisit un mauvais effet sur le chef des Aztecs ; mais lorsque Ned déposa la hache et la brillante soie aux pieds du Curaça, toute l’assemblée ne put s’empêcher de témoigner son admiration ; et à l’enchantement qui se peignit sur les traits de chacun d’eux, il nous parut évident que nous allions être reçus en amis.

L’orateur de la troupe nous dit alors, par ordre du Curaça, que nous allions suivre Cioaco jusqu’à la ville voisine, où nous demeurerions jusqu’à ce que l’Inca eût accordé la permission de nous laisser entrer dans le pays.

Aussitôt le Curaça remonta dans sa litière portée par quatre guerriers aux robustes épaules, et nous le suivîmes à pied jusqu’aux premières dalles de la route pavée qui donnait accès dans la ville. Là, mon ami et moi, nous nous mîmes en selle au grand étonnement de toute l’escorte du Curaça, qui n’avait probablement jamais vu de chevaux. Nous marchâmes ainsi jusqu’aux portes de la cité aztèque, où, sur l’ordre du chef, nous fîmes halte pour attendre le bon vouloir de l’Inca. Nous dressâmes en conséquence notre camp sur une place gardée à vue par une vingtaine de guerriers, à la tête desquels se trouvait un chef nommé Mixtecaltzin.

IV

Le dimanche matin, 10 octobre 1847, avant le lever du soleil, un officier nous apporta la réponse de l’Inca, et Mixtecaltzin se hâta de nous en donner connaissance. Voici quelle en était la teneur :

 

« Aux étrangers qui sont à Quauhtitlan.

» L’Inca Orteguilla, fils du soleil et de la lune et frère des étoiles, ordonne aux blancs des pays du Nord de venir le trouver dès qu’ils auront reçu cette lettre. Le chef de leur escorte a la mission spéciale de ne point laisser entrer les étrangers dans la ville, non pas à cause d’eux, mais de crainte que les animaux fantastiques (nos chevaux et nos mules) qui sont avec eux ne blessent nos sujets. L’Inca a fait préparer une maison pour ses hôtes ; il a aussi désigné un magasin du marché public pour l’exposition et la vente de leurs marchandises, et un appartement particulier sera affecté au dépôt de leurs présents. Qu’ils se hâtent !

» Au nom de l’Inca,

» APIXTAMALT HUAXTEVOLTI. »

 

Ce document en langage amaquis (qui est toujours en ma possession, ajoute l’auteur, et que je garde soigneusement) était écrit en signes hiéroglyphiques à l’aide d’une plume trempée dans des couleurs diverses.

Nos préparatifs de départ furent bientôt faits, et une heure après la réception de cet ordre de l’Inca, nous quittions Quauhtitlan toujours accompagnés par notre escorte, qui paraissait éprouver la plus grande terreur à la vue de nos montures et de nos bêtes de somme. Pour ne pas devancer les Aztecs qui nous guidaient, il nous fallut maîtriser l’ardeur de nos animaux, ce qui retarda notre voyage ; aussi était-il dix heures lorsque nous arrivâmes à l’entrée d’une ville qui s’appelait Ocopal. Aucune fortification n’entourait cet amas de maisons, et cependant on ne voulut point nous laisser pénétrer à plus d’un demi-mille des premières habitations : on nous apporta des mets et des rafraîchissements ; puis, quand onze heures sonnèrent, nous partîmes de nouveau avec une escorte commandée par le même officier. Vers trois heures après-midi, une autre troupe de guerriers remplaça la seconde devant Colucatl : c’était encore une autre ville aztèque située sur une colline des hauteurs de laquelle nous pouvions facilement distinguer le panorama pittoresque qui se développait devant nous. Nous apercevions au loin une ville fortifiée dans la direction du sud-ouest de la vallée, au centre de laquelle miroitaient les eaux d’un grand lac qui reflétaient les édifices bâtis sur ses bords. De hautes murailles bordaient la limite des habitations, et encerclaient différentes collines qui avoisinaient la ville.

De Quauhtitlan à Colucatl nous avions parcouru une route magnifique, bordée d’une triple rangée d’arbres sur les deux côtés. Des habitations élégantes et des jardins remplis de fleurs et de fruits s’espaçaient de distance en distance le long de ce grand chemin ; et à quatre heures, lorsque nous continuâmes notre marche, nous suivîmes encore une voie digne de celles qu’avaient autrefois construite les Romains sur le vieux continent européen.

Une chose nous surprit surtout dans l’appellation des différents endroits près desquels nous passions, ce fut la quantité de noms mexicains ; car, à l’exception de celui de l’Inca Orteguilla, de Cioaco, de Curaça notre ami, et du titre de Géral donné au pays, tous les autres étaient plus mexicains que péruviens. La qualification de milco ajoutée au mot Géral en faisait un nom tout à fait identique à ceux du pays aztèque, tandis que le nom du chef de notre escorte, Mixtecaltzin, et ceux des villes près desquelles nous avions passé, Quauhtitlan et Colucatl offraient aux oreilles les sous habituels du langage du nord de l’Amérique.

À la chute du jour, notre petite troupe s’arrêta devant la grande ville d’Ameralqua, bâtie sur les bords d’un lac nommé Naloma, et nous prîmes tous notre repas du soir. Au milieu des eaux de ce vaste réservoir naturel, on apercevait trois grandes îles fortifiées et un grand nombre d’îlots flottants que nos guides appelèrent Chinampas, comme le faisaient autrefois les habitants de Tenochtitlan. Du rivage où s’élevait la cité aztèque à la première île régnait une digue percée de différentes ouvertures triangulaires, pratiquées pour permettre un libre passage aux eaux, et ces sortes de ponts étaient construits d’île en îlots de manière à former un réseau de communications.

À l’extrémité de la digue qui se relevait à l’autre bout de l’Ameralqua, on apercevait deux forteresses d’une grande élévation et d’une force qui nous parut très redoutable. Le soleil n’était pas encore couché, quoiqu’il fût déjà sept heures et demie, lorsque nous passâmes devant elles pour traverser la jetée.

À la moitié du chemin, Mixtecaltzin s’écria tout d’un coup : Hâtez-vous, guerriers ! du haut de la montagne Atola, notre maître nous dit adieu ; allons, amis, doublons le pas, ou les portes de la citadelle seront fermées !

À ces paroles, la petite troupe allongea démesurément ses jambes, et Ned ayant éperonné son cheval, je suivis son exemple, ce qui effraya les Aztecs ; aussi, afin de nous laisser passer, se rangèrent-ils tous contre l’un des parapets de la digue.

Le dernier homme de notre escorte venait d’entrer dans les murs du fort, lorsque le soleil disparut à l’horizon, et aussitôt les portes se fermèrent : nous étions clos comme tous les autres ; il n’y avait pas à s’y méprendre. Il fallut se résoudre à cette détention momentanée ; nous fîmes donc contre fortune bon cœur, et après avoir choisi pour y passer la nuit et dresser nos tentes un des coins de la cour intérieure, nous déchargeâmes nos mules et nos chevaux ; puis, montant sur le haut des murs, nous jouîmes d’un spectacle enchanteur qui nous récompensa de toutes les difficultés du voyage.

C’est à peine si le soleil avait disparu depuis une heure, et cependant la nuit était noire et obscure comme elle devait l’être lorsque le monde était un horrible chaos. La lune se trouvait cachée, les étoiles demeuraient blotties derrière les nuages. On eût dit que les trois îles hérissées de forteresses près desquelles nous avions passé étaient à quelques mètres de nous, et que leurs murailles empêchaient les eaux du lac de sortir du bassin où elles étaient contenues. Par delà ces murs gigantesques et pour ainsi dire cyclopéens, nos yeux, perçant les ténèbres, apercevaient les pics de la Sierra Paricis, que l’astre des nuits illuminait par derrière d’une clarté douteuse dont la puissance ne pouvait pas encore s’étendre sur les profondeurs de la vallée.

Tout d’un coup les effets de lumière changèrent l’aspect comme eût pu le faire une décoration d’opéra. Un jet de flamme, un sillon de feu jaillit à l’horizon : il éclaira les plateaux de la Sierra à travers les forêts qui croissaient sur les cimes escarpées. Les créneaux des forteresses absorbèrent quelques parcelles de cette flamme et se produisirent plus nets à nos regards. Puis nous distinguâmes les pics neigeux des monts Paricis, dont la blancheur tranchait sur l’obscurité de la nuit.

Tandis que nous examinions ainsi ce spectacle grandiose et solennel dont aucune description ne saurait donner une idée véritable, nous demandâmes à l’un des Aztecs qui nous avaient accompagnés sur la terrasse du fort quelle était la cause de cette lumière vacillante de couleur rougeâtre, pareille à des feux du Bengale. On nous répondit que dès que la lune paraissait au cœur de la Sierra, il était d’usage que l’on allumât des feux sur le toit de chaque maison du Géral. À mesure que l’astre brillant se hissait dans l’éther constellé, les feux mouraient l’un après l’autre ; mais si par hasard la mère de l’inca – c’est ainsi que les Aztecs nommaient la lune – refusait de se montrer, il était d’usage que les bûchers fussent entretenus jusqu’au lever du soleil.

Comme nous devions partir dès le point du jour, nous nous retirâmes pour prendre du repos sous le toit improvisé qui devait nous abriter pendant le reste de la nuit. Notre sommeil fut fréquemment interrompu, je l’avoue, par l’excitation que nous éprouvions en songeant à ce que nous promettait la journée qui allait commencer. Aussi nous n’eûmes pas besoin d’être réveillés avant l’heure désignée pour le départ. Nous hâtions nos préparatifs et engagions nos guides à nous imiter ; mais il nous fut répondu qu’on n’en ferait rien avant le lever du soleil. Tout en fumant nos cigares, Ned et moi nous nous étions dirigés vers une des barrières donnant sur un chemin conduisant, comme nous le pensions, aux portes de la capitale, et nous nous étonnions de la lenteur apportée par nos guides au départ annoncé, lorsque, grâce à l’apparition du dieu des Incas, l’huis de la place forte fut grand ouvert par les hommes préposés à sa garde. Nous avions déjà fait quelques pas dans cette direction, lorsque Grey, en jetant les yeux devant lui, me fit remarquer que nous allions nous engager sur une passe de la digue qui nous ramènerait infailliblement au rivage, et cependant, à ne pas s’y méprendre, ce n’était pas par ce chemin que nous étions entrés dans le fort où nous avions été abrités la nuit dernière.

Notre hésitation durait encore lorsque Mixtecaltzin nous rejoignit, après nous avoir cherchés pendant plus d’une heure. La digue qui s’étendait devant nous aboutissait à une ville nommée Onadella, construite sur le rivage ouest du lac. Notre guide nous apprit que nos bagages et nos marchandises nous attendaient près d’une autre porte.

Notre départ s’opéra sur-le-champ, et bientôt nous fûmes au milieu de la troisième digue majestueuse, qui allait en s’élargissant jusqu’aux murs de la capitale des Aztecs.

Déjà l’annonce de notre arrivée s’était répandue dans le public ; le chemin était envahi par une foule avide de nous voir, mais qui cependant se tenait à distance par crainte des chevaux, sur lesquels nous caracolions : le lac était couvert d’embarcations surchargées de curieux. Ce fut au milieu de ce peuple ébahi que nous parvînmes au pied d’une tour de pierre, formée de blocs massifs superposés les uns sur les autres, devant une ouverture qui, à n’en pas douter, était celle par laquelle on pénètre dans la ville.

En jetant les yeux à ma gauche, j’aperçus la cité aztèque, bâtie sur un plan incliné qui eût permis d’en dessiner les moindres détails. Çà et là on voyait de larges rues bordées de grandes maisons de pierre blanche, aux toits en terrasse, entourées de jardins, et cette agglomération de demeures grandioses s’étendait de la base de la Sierra Paricis jusqu’au bout du lac, d’une manière si régulière, que l’on eût dit que les rues avaient été tirées au cordeau. Une centaine d’édifices d’un aspect monumental, probablement des temples, dominaient les maisons particulières, et à différents intervalles on distinguait des parcs plantés d’arbres gigantesques.

La foule était devenue plus dense à mesure que nous approchions, et au moment où nous arrivâmes à la porte d’entrée principale, une musique étrange vint frapper nos oreilles. C’était, comme nous l’apprîmes, l’orchestre militaire de l’Inca, et bientôt ce noble personnage parut à nos regards. Jamais de ma vie je n’avais vu spectacle plus remarquable.

Le cortège était ouvert par une foule d’officiers revêtus des plus riches costumes, portant sur leurs têtes des casques dont la forme affectait de ressembler à celle de plusieurs animaux, et dont la matière était d’or, d’argent et de bronze. Des deux côtés, chose étrange ! l’ouvrier ciseleur avait placé des anneaux enrichis de diamants propres à contenir un panache de plumes aux plus vives couleurs. Tous portaient des cuirasses faites des mêmes métaux que les casques, mais disposées en écailles pareilles à celles d’un poisson, et, à dater de la ceinture, attachée à ces cuirasses brillantes, une tunique composée de bandes de riches étoffes descendait jusqu’aux genoux. Leurs épaules étaient recouvertes de longs manteaux d’étoffe de coton teints de couleurs diverses ou brodés à la main. D’aucuns portaient aussi des pelisses faites de plumes tissées ensemble avec un art sans pareil. Différents guerriers, les plus redoutables à n’en pas douter, abritaient leurs épaules sous la dépouille d’animaux sauvages dont la tête se dessinait en relief au dessus de leurs casques, et dont les pattes venaient s’agrafer l’une sur l’autre devant la poitrine de celui qui la portait. Tous étaient armés à la façon de leur pays.

Derrière ces hommes d’armes s’avançait la musique : les Aztecs qui en faisaient partie s’essoufflaient dans des flûtes de roseaux et des trompettes de bois, et se livraient à d’atroces contorsions en faisant un boniment incessant sur des tambours recouverts de peaux de serpents. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette musique discordante, cette cacophonie barbare étaient bien faites pour écorcher même des oreilles de sauvages.

Les nobles de la nation s’avançaient ensuite suivis des employés du gouvernement. Tous étaient à peu près revêtus d’un costume pareil à celui dont était revêtu Cioaco lors de notre première entrevue à l’entrée de la vallée aztèque. Quatorze de ces grands de la race mexicaine et péruvienne portaient sur leurs épaules une litière sans rideaux, dont les brancards, le siège et les colonnes étaient de l’or le plus pur, travaillé avec art et recouvert de pierres précieuses, de nacre et de perles. Un dais de plumes de couleurs étincelantes abritait l’Inca Orteguilla, portant une mitre sur la tête et un sceptre d’or d’une forme recourbée, pareil au bâton des pasteurs de la Bible. La cuirasse du chef de la nation était d’or et d’argent, artistement ouvragés ensemble en forme d’écailles et parsemés de diamants. Les sandales qu’il portait à ses pieds étaient du même métal et ornées comme le reste de pierres précieuses. La mitre, autrement dit la borla, bordée de franges éclatantes, donnait au visage de l’Inca un aspect vénérable, qui inspirait à la fois le respect et l’affection. Le teint de cet homme était d’une couleur olivâtre toute particulière à la race aztèque, et ses yeux noirs comme des charbons brillaient par intervalle de l’éclat du feu. Il avait tout au plus quarante ans, et paraissait posséder une force sans pareille. L’ensemble de ses formes était agréable, à l’exception toutefois de ses oreilles, qui, ayant jadis été fendues pour donner passage à d’énormes boules d’or, s’étaient naturellement abaissées jusqu’au niveau des épaules, grâce au poids de ces ornements inutiles. Heureusement une forêt de cheveux bouclés cachait cette difformité. L’Inca, comme tous ceux qui l’entouraient, portait des cheveux d’une longueur telle, qu’au costume près on aurait pris tous les Aztecs pour des gentilshommes de la cour de Louis XIV.

Dès qu’il nous aperçut, l’Inca donna ordre de faire halte : il descendit de sa litière et s’avança vers nous suivi par son état-major, tandis que Ned et moi nous marchions à sa rencontre.

Il y eut un échange mutuel de compliments fort difficiles à comprendre de part et d’autre : ce qu’il nous fut facile d’apercevoir, c’est que nous étions les bienvenus dans le Géral, que la ville nous était ouverte et qu’un palais était mis à notre disposition. Le chef suprême des Aztecs se retira ensuite avec toute sa cour, ne laissant avec nous que deux d’entre ses nobles, nommés Conatzin et Oradalda, qui devaient nous servir de guides jusqu’à notre domicile.

Nous marchâmes dans leur compagnie à travers les grandes rues de la ville, où se pressait une foule avide de contempler les étrangers. Et, malgré l’heure matinale, les rues étaient encombrées au point que nous n’avancions qu’à grand’peine. Nous parvînmes en cheminant ainsi jusqu’au Tianguez ou place du Marché, suivant l’appellation aztèque.

Là nous descendîmes de cheval afin de conduire nos montures par la main, tant nous redoutions qu’une ruade n’occasionnât quelque malheur au milieu de ces gens qui faisaient leurs emplettes.

La rue dans laquelle nous nous engageâmes ensuite était démesurément large et très longue. C’est à l’extrémité de ce boulevard que se trouvaient le jardin et le palais dont l’usage nous avait été affecté.

V

Les grilles dorées qui entouraient le parc étaient grandes ouvertes. Une allée abritée par des arbres taillés en ogives nous conduisit qu’au palais, devant lequel se tenaient une vingtaine de serviteurs que l’Inca avait mis à notre disposition. La première chose dont nous nous enquîmes, Ned et moi, fut d’un emplacement pour nos montures et nos bêtes de somme. Un hangar placé dans l’arrière-partie du palais servit à cet usage, et bientôt les pauvres animaux se reposaient de leurs fatigues sur une bonne litière, devant des monceaux d’un excellent fourrage.

Une fois nos marchandises placées en lieu sûr, après avoir pris nous-mêmes quelque nourriture, nous fîmes l’inspection générale de notre habitation.

Le parc avait une étendue de deux cents acres : les fleurs les plus odorantes y croissaient de toutes parts. Des fontaines coulaient dans des lits de sable fin, des pavillons invitaient au repos dans des asiles mystérieux, et, grâce à un immense filet jeté sur la cime des arbres et retombant mollement jusqu’au sol, où il était retenu par des piquets, on avait formé une volière dans laquelle voltigeaient des oiseaux de toutes sortes. Les rayons du soleil miroitaient çà et là sur les eaux limpides de lacs et de bassins remplis de poissons.

Le palais, construit en pierre grise, n’avait qu’un seul étage sur le haut duquel était placée la terrasse ou l’azotea, comme l’appellent les Mexicains. Il couvrait une longueur de quinze cents pieds sur neuf cents de profondeur et trente de hauteur. Deux rangées d’escaliers conduisaient du sol à la terrasse, et l’architecte les avait placés sur la façade de la maison princière, qui se trouvait ainsi divisée en trois égales parties. Au pied de la balustrade de ces escaliers l’on voyait deux énormes serpents enroulés en spirale de manière à former corbeille. Le sculpteur s’était plu à donner à ces monstres une figure hideuse qui faisait peur à voir. La largeur de leur gueule était d’environ treize pieds de l’angle d’une mâchoire à l’autre : un homme aurait pu se coucher très à son aise dans le creux formé entre les dents de cette bizarre sculpture.

L’extérieur du palais était vraiment fort pittoresque : quoique ce monument ne fût composé que d’un seul étage, on aurait dit qu’il y avait au-dessus du rez-de-chaussée une sorte d’entresol avec des ouvertures pour éclairer chaque pièce. À douze pieds au-dessus du niveau des fondations, régnait une corniche faite de longs blocs de granit d’égale longueur, au-dessus de laquelle on voyait en retraite l’espèce de second étage dont je viens de parler. Les pans de muraille du premier étage étaient unis, à gros grains, sans aucune moulure ; mais ceux de la partie la plus élevée offraient à la vue une ornementation du plus riche travail, bordée par une grecque des mieux formées et du dessin le moins contestable. À chaque angle se tenaient accroupies des statues d’une forme quasi-humaine, dont la figure était très hideuse. À l’endroit où se trouvaient placées les trois portes, le mur formait aussi retraite dans une profondeur de vingt pieds, et la pierre, dans ces niches d’une bizarre architecture, était recouverte de sculptures admirables pareilles à celles de l’étage supérieur.

L’entrée principale était placée entre les deux escaliers. C’était une ouverture haute de douze pieds sur dix de large, se fermant à l’aide d’une grille de bronze doré, et donnant accès dans une immense salle pavée de marbre, d’où l’on pénétrait sur la piazza qui régnait tout autour d’un jardin extérieur. Des draperies de couleurs brillantes faisaient l’office de portes pour empêcher le vent ou la pluie d’incommoder les habitants. Dans chaque aile du palais se trouvait une salle carrée pareille à celle dont je vais faire la description.

L’Aztec qui nous servait de guide souleva la draperie qui retombait sur la porte principale, et nous introduisit dans un quadrilatère immense, large de cent pieds carrés. À environ vingt pieds de distance du sol régnait une rangée de colonnes de porphyre dont la forme rappelait celle des monuments des grandes Indes. C’était un vase placé sur un piédestal élevé et surmonté d’un chapiteau qui avait l’apparence d’un coussin écrasé par le poids qu’il supportait : au-dessus de chaque chapiteau s’ouvrait une pierre taillée en forme de grille, au travers du jour de laquelle la lumière filtrait dans l’appartement et se reflétait dans les eaux d’un petit bassin aux ondes murmurantes dans leur lit de marbre.

Le long des murailles étaient appendues des tapisseries d’un tissu vert de mer, parsemées de broderies d’or. De nombreux coussins de la même étoffe gisaient sur le marbre pour servir de couchettes aux habitants du palais.

De cette première salle, en soulevant une autre portière, nous pénétrâmes dans un autre appartement plus grand que le premier, mais dont la décoration nous inspira une sorte d’effroi ; car les tentures en étaient d’une couleur soufrée peu agréable à la vue. Nous nous empressâmes de quitter cette salle, qui donnait accès dans une série de petits appartements, après lesquels venait une antichambre avec deux ouvertures : l’une traversait la muraille nord et conduisait dans le parc ; l’autre, cachée par une draperie, nous laissa pénétrer dans une galerie fort longue éclairée par deux ciels ouverts et tendue d’étoffe de couleur gris ardoise qui, au premier aspect, ressemblait à de la peau de chamois brodée d’argent. Le pavé était de marbre poli et le plafond de bois de rose. Les coussins, rangés avec ordre le long des murailles, étaient pareils aux tentures.

Pour ne pas ennuyer le lecteur, je me contenterai de décrire ici ma chambre à coucher, située à l’angle sud de la salle du milieu, dans laquelle on s’introduisait à travers deux petits salons admirablement décorés et appropriés à l’usage de deux Européens ; longue de soixante pieds environ et large de quarante, supportée par des colonnes de porphyre, au centre desquelles les eaux d’une fontaine s’élançaient et retombaient en murmurant. Le plafond de bois de cèdre richement sculpté, le plancher parqueté d’un bois précieux partiellement caché par des broderies d’un tapis admirable de dessin et de texture, tout était digne de la plus haute civilisation. Les tentures des murailles, d’étoffe teinte en pourpre et brodées en damier d’or au centre duquel était un rond d’argent, retombaient en plis onduleux et se rattachaient aux corniches par un galon large d’un demi-pied. Sur le côté qui s’étendait le long de la cour intérieure, des ouvertures laissaient pénétrer la lumière, dont l’éclat faisait ressortir les vives couleurs de cet ameublement princier.

Dans l’un des angles de l’appartement était placée la couchette destinée au repos de la nuit : c’était une sorte d’ottomane recouverte de cotonnade blanche, sur laquelle se prélassaient cinq oreillers moelleux de différentes grosseurs. Un dais d’un tissu léger orné de plumes aux teintes brillantes, une étoffe empennée et formant des dessins multiples, retombait en plis gracieux, se rattachant sur le devant à deux colonnes très légères d’argent massif, et pouvait au besoin entourer le lit de toutes parts. Aux quatre angles de l’appartement on avait placé des cassolettes à parfums de bronze doré émaillé d’argent. Les autres meubles de l’appartement, tables, tabourets et chaises étaient de bois d’ébène, de cèdre et de caroubier, sculptés avec art, polis avec soin et incrustés de nacre de perle.

La cour, ou plutôt le jardin autour duquel le palais était construit, avait environ quatre cent trente pieds de largeur et de longueur, et tout autour de la piazza régnait un portique soutenu par des colonnes d’une forme identique à celle dont j’ai déjà parlé. Une fontaine à la vasque de marbre blanc murmurait au milieu, et, aux quatre coins, des réservoirs laissaient couler l’eau dans des bassins de porphyre gris. Dans les carrés laissés exprès au milieu des dalles de marbre qui pavaient cette cour, croissaient des plantes des tropiques couvertes de fleurs odorantes, cultivées avec soin par les nombreux jardiniers de l’Inca.

Jamais rêve des Mille et une Nuits ne se réalisa d’une manière plus palpable aux yeux ébahis d’un amateur du bien-être et du dolce farniente ; et ce palais du Géral-Milco était vraiment digne d’étonner un Européen, quelque habitué qu’il fût aux splendeurs de la civilisation.

Le reste la journée fut employé par Ned et par moi à disposer toutes nos marchandises dans une des salles de l’habitation, et à transporter notre bagage particulier dans nos appartements respectifs, contigus l’un à l’autre.

Vers les trois heures de l’après-midi, un serviteur se présenta devant nous, salua profondément, et nous donna à comprendre qu’il fallait le suivre. Il nous fit passer dans différentes autres pièces qui nous étaient inconnues ; puis, soulevant une tapisserie, il nous introduisit dans une salle tendue d’étoffe bleu de ciel brodée d’argent, éclairée par trois ciels ouverts. Perpendiculairement sous l’un d’eux se dressait une table de marbre, autour de laquelle on avait placé cinq couchettes à la manière des Romains. Une nappe de cotonnade blanche, bordée de pourpre et d’argent, était déployée sur la table et recouverte de plats d’or, contenant pour la plupart des légumes bouillis et du maïs fortement épicé, nageant dans un bouillon ou plutôt dans une sauce faite, à n’en pas douter, avec du jus d’oranges ; des tortillas, espèce de galette composée de riz et cuite dans du lait, et du poisson bouilli. Il avait aussi un rôti de chair de lama flanqué d’oiseaux cuits à point, des canards, une oie, et plusieurs perdrix qui nous étaient tout à fait inconnues. Ces dernières nous parurent d’un goût exquis ; mais les deux oiseaux aquatiques sentaient le poisson et étaient immangeables.

Nous avions apporté avec nous des fourchettes et des couteaux, persuadés que l’usage de ces ustensiles était inconnu au Géral-Milco ; mais nous trouvâmes placés à côté de nous des instruments faits de roseaux coupants et des pointes triangulaires d’or qui remplaçaient même avec avantage les inventions de la civilisation. À côté de chacun de nous se trouvait une serviette assortie à la nappe, dont nous osions à peine nous servir pour nous essuyer les doigts et les lèvres.

Devant nous on avait placé des coupes d’or dans lesquelles le serviteur qui présidait à notre repas versait une liqueur acidulée dont le goût, d’abord particulier et bizarre, finit par nous être agréable.

Dès que notre faim eut été apaisée par le dîner succulent dont nous avions pris notre part, on enleva tout ce qui se trouvait sur la table, la nappe y comprise. Des serviteurs se présentèrent portant des vases d’argent remplis d’une eau parfumée, et des aiguières pour y tremper nos mains et enlever l’odeur des viandes ; puis on remplaça nos serviettes, dont nous avions forcément fait usage afin d’essuyer nos mains, par des linges fins frangés d’or et d’argent.

Pendant que nous avions procédé à notre toilette, on avait placé sur la table des bananes, des ananas, des limons, des citrons, des oranges et autres fruits et du lait parfumé de vanille. Tout cela était délicieux.

Dès que nous fûmes rentrés dans notre appartement, un envoyé d’Orteguilla s’y présenta. Il venait, de la part de l’Inca, nous inviter à nous rendre au Tianguez, afin d’y choisir un emplacement pour la vente de nos marchandises. À vrai dire, cette hâte d’Orteguilla nous parut d’abord tant soit peu inquisitive ; mais il était fort naturel de comprendre cette anxiété. Aussi, afin de nous conformer à ses volontés, nous nous empressâmes de suivre Palayna, son officier.

Le chemin qui conduisait de notre demeure au Tianguez était bordé de maisons de plaisance entourées de jardins, qui, d’après ce que nous assura Palayna, étaient toutes habitées par les nobles de la nation : aussi la rue s’appelait-elle le Chemin des Puissants.

En arrivant au grand marché, nous aperçûmes sur notre droite un édifice grandiose à trois étages superposés, et formant en quelque sorte la pyramide, avec des terrasses à chacun d’eux.

Notre guide, à qui nous demandâmes à quoi servait ce bâtiment, nous annonça que c’était la Cour de justice.

Sur notre prière de visiter l’intérieur, Palayna nous fit entrer, et bientôt on nous introduisit dans une salle où se tenaient trois Aztecs revêtus de longues robes bleues, qui, à ce que l’on nous apprit, étaient des juges.

Au même instant la foule se précipita, entraînant avec elle un homme qu’à son habit nous devinâmes être un marchand du Tianguez. On l’accusait d’avoir vendu de mauvais fruits, et on prouvait la vérité de cette assertion en montrant une partie de la marchandise. Le délinquant fut condamné à manger le fruit avarié séance tenante, ce qu’il fit, à son grand désappointement ; puis on le laissa aller après qu’il eut versé entre les mains du juge une somme en espèces monnayées. Ce numéraire consistait en plaques d’argent de la grandeur d’un demi-dollar, percées par le milieu, et ne portant aucun signe, aucune empreinte particulière. L’un des juges m’assura que cette monnaie courante s’appelait ochol, et qu’il y avait d’autres pièces en or et en bronze, dont, en effet, il me fit voir des échantillons. L’ochol d’or était seulement plus petit que les autres.

J’ai appris pendant mon séjour au Géral-Milco que l’ochol d’or valait trois dollars vingt-cinq cents (environ dix-sept francs d’argent de France), et qu’on pouvait, à l’aide de cette monnaie, acheter quatre nailles, autrement dit quatre boisseaux et demi de blé. Or, comme le froment se vend aux États-Unis environ un dollar 12 1/2 cents le boisseau, l’ochol aztec vaut vingt dollars 25 cents.

L’ochol d’argent est évalué à trois dollars 37 1/2 cents ; il en faut six pour un d’or, – en y ajoutant un ochol de bronze, car six de ces derniers valent un ochol d’argent.

Les trois magistrats parurent fort étonnés lorsque Ned et moi nous leur dîmes que jamais de notre vie nous n’avions vu de pareille monnaie ; naturellement ils nous demandèrent quel numéraire était en vogue dans le pays du nord d’où nous venions, et pour satisfaire leur curiosité, je tirai de ma bourse quelques échantillons de notre monnaie que je leur montrai. Les dollars d’argent et les aigles d’or furent l’objet de leur admiration. Grey leur fit même voir un johannes du Brésil qu’il leur assura – le fourbe – être aussi une monnaie américaine.

Nous quittâmes enfin les magistrats de la cour aztèque pour aller au Tianguez choisir notre magasin. Ce bazar, long d’un mille et demi et large d’un demi-mille, est entouré des quatre côtés par une piazza dont les colonnes ont à peine sept pieds de haut et dont la profondeur est de quarante pieds environ. C’est là-dessous que se trouvent les magasins ou plutôt les stalles où sont exhibés en public les différents produits des manufactures de la vallée. Dans la cour intérieure, ou plutôt dans l’espace vide laissé par les quatre ailes de ce marché, se trouvaient des troupeaux de lamas et de vigognes parqués et gardés par des bergers.

L’angle Est du Tianguez est spécialement affecté aux fabricants de chaises, de tables et d’autres ustensiles de bois, et les outils employés par les Aztecs étaient d’un bronze fort dur composé de cuivre et d’un alliage d’étain.

L’emplacement que nous choisîmes, Ned et moi, pour y établir nos marchandises, était situé au nord. Il était fort convenable et parfaitement éclairé.

Pendant que nous retournions à notre habitation, Palayna, qui nous avait rejoints, nous assura qu’il y avait encore deux autres marchés dans la ville, l’un de forme carrée et l’autre pareil à un diorama, sur les bords du lac Coxxoc. En outre, ajouta-t-il, il y a dans notre ville deux rues, celle de Oztengatl et celle de Colucaltepec, entièrement occupées par des magasins.

Palayna, en nous quittant, nous annonça que l’inca nous donnerait audience le jour suivant, et il nous fit entendre que certains présents lui seraient plus agréables que d’autres. Afin d’être prêts à tous hasards, nous nous hâtâmes, mon ami et moi, de déballer nos marchandises et de choisir ce qui nous parut digne d’être offert à un haut et puissant personnage, à l’Inca du Géral-Milco. Notre hésitation ne dura pas longtemps, et bientôt nous eûmes achevé nos préparatifs.

Nous nous rendîmes ensuite à la salle à manger, que nous trouvâmes brillamment éclairée à l’aide de candélabres de bronze soutenant des coupes de terre cuite, dans lesquelles brûlait une huile parfumée d’orange. Au nombre des mets particuliers que l’on nous servit ce soir-là, je mentionnerai un breuvage sucré et parfumé, fait avec des noix de cacao, qui ressemblait, à s’y méprendre, à du chocolat. Les Aztecs, qui appellent les arbres qui produisent le cacao chacao, ont donné à cette boisson le nom de chacaolt, d’où dérive naturellement celui de chocolat, évidemment tronqué par les Européens.

Les dernières heures de la soirée s’écoulèrent sur l’azotea de notre maison princière d’où l’on découvrait le plus admirable panorama du monde. La ville se déployait devant nous, illuminée à giorno par les feux du soir, brûlant en l’honneur de la lune, et puis enfin par l’éclat plus moelleux de la chaste Phébé. Avant de nous livrer au repos, nous voulûmes encore visiter le parc, et à dix heures du soir nous nous retirions dans nos chambres à coucher. Toutes les deux étaient brillamment éclairées à l’aide de lampes suspendues entre chaque colonne. Cet aspect était vraiment féerique, et la première nuit que nous passâmes au Géral-Milco fut bercée des plus doux rêves.

VI

La matinée du 12 octobre était l’une des plus belles dont j’ai jamais joui pendant mes nombreux voyages. Je me laissai aller à ce sommeil oriental si bien favorisé par la disposition des lieux ; aussi, lorsque après avoir pris un bain préparé par les soins de l’un de nos serviteurs et m’être revêtu de mes plus beaux habits, je sortis de mon appartement pour aller m’informer des nouvelles de M. Grey, je le trouvai qui venait à moi dans la même intention, s’étonnant de ce que j’avais été plus paresseux qu’à l’ordinaire.

Nous nous hâtâmes de déjeuner et de placer ensuite dans une corbeille, sur le dos d’une de nos mules, les présents destinés à Orteguilla ; puis nous sellâmes nos chevaux, afin d’être prêts à suivre ceux qui viendraient nous chercher de la part de l’Inca.

Vers onze heures, un officier de la maison du chef aztec Onalpo, dont le titre fort long et très difficile à transcrire signifiait « le chef des barrières, » vint nous prendre à la tête d’une nombreuse escorte que l’Inca lui avait donnée afin de nous faire honneur et nous montrer le chemin ; car, étrangers comme nous l’étions et peu aptes à nous faire comprendre, il nous eût été difficile de parvenir sans guides au palais impérial.

Nous nous mîmes en marche, et après avoir parcouru une distance d’environ deux milles, nous pénétrâmes dans l’intérieur d’un parc au milieu duquel s’élevait le palais d’Orteguilla. Ce monument avait plus de soixante pieds d’élévation, quoiqu’il ne fût composé que d’un seul étage. Ce qu’il y avait de plus étrange dans cette demeure impériale, c’était que la façade seule était de pierre, tandis que toutes les autres parties étaient de bois. Je n’eus pas, ce matin-là, assez de loisir pour examiner le palais en détail ; cependant je pus voir qu’il était bâti sur une terrasse élevée de cinq ou six pieds au-dessus du sol, sur laquelle on arrivait par des escaliers très roides. Il nous fallut en conséquence laisser nos chevaux au bas de ce perron aux mains de l’un de nos guides, et, précédés par Onalpo, nous nous avançâmes tirant la mule après nous. La terrasse était couverte de gens appartenant à la maison de l’Inca, et portant leurs vêtements les plus beaux, enrichis de pierres précieuses et de plaques de métal. À notre aspect ils se rangèrent tant soit peu de côté, de manière à nous livrer passage ; mais tout me porte à croire que c’était moins par respect pour nous que par crainte des ruades de la mule.

La grande salle dans laquelle on nous introduisit était l’antichambre destinée à l’attente des visiteurs. Onalpo y quitta ses sandales, couvrit son costume brillant d’une robe noire, et nous fit comprendre qu’il était prêt à nous amener devant l’Inca. À la vue de notre impatience, il souleva une tapisserie, et nous nous trouvâmes de plain-pied sur le seuil d’un immense salon, dans lequel régnait une double rangée de colonnes dorées. Les murailles percées par de larges meurtrières donnaient du jour à cet édifice, et sur chaque pendentif on voyait des étoffes de couleur bleue, constellées de tout petits soleils d’or estampé. Le plafond, de bois de rose sculpté, contrastait avec la richesse du sol, couvert entièrement, dans l’intervalle de la colonnade, d’un tapis pareil à celui de mon appartement : puis entre chaque colonne, des plaques de marbre et de brèche remplissaient les interstices, autant que je pus le voir à travers les jambes des seigneurs de la cour d’Orteguilla, qui tous étaient revêtus de robes noires.

À l’extrémité de la salle où nous avions pénétré s’élevait le trône de l’Inca, surmonté d’un dais d’étoffe cramoisie, à peine visible sous les broderies et les pierres précieuses, dont les rideaux retombaient, avec grâce le long du siège impérial. Au fond de cette estrade brillait un énorme soleil d’or, rayonnant aux feux de la lumière.

Orteguilla était assis, portant à la main le llautu, sceptre de bois blanc comme l’ivoire, dont la tête est recourbée ainsi que le sont les cous de cygnes. Son front, recouvert de la borla, était réellement imposant, et sa robe bleue mouchetée de diamants lui seyait à merveille. Il était environné des officiers de son empire, tous habillés de noir, parmi lesquels j’aperçus le Curaça de Ocopaltépec.

Au moment où nous étions entrés, nous avions laissé la mule au dehors entre les mains de notre serviteur. L’Inca nous fit le meilleur accueil à Ned et à moi ; il descendit de son trône et s’avança vers nous jusqu’au milieu de l’appartement, puis il nous fit asseoir à côté de lui sur des sièges qui se trouvaient placés là à notre intention.

Nous causâmes avec l’Inca sur différents sujets pendant plus d’une demi-heure, mais particulièrement sur les États-Unis et sur le Géral-Milco, deux sujets de conversation qui intéressaient doublement Orteguilla et ses deux hôtes. Il me parut enfin qu’il était bon de songer au départ ; aussi je fis signe au serviteur d’amener la bête qui portait les présents : hélas ! mes ordres étaient inutiles, l’animal se cabra, rua, renifla, et, se cambrant sur les quatre pattes, devint bientôt immobile comme une statue de bronze. Il nous fallut décharger nous-mêmes la mule obstinée, et porter la corbeille au pied du trône. À mesure que j’offrais à Orteguilla les articles qui lui étaient destinés, il les examinait avec soin, nous remerciait et les faisait transporter dans un appartement voisin. C’est de là que l’on apporta les présents que l’Inca avait préparés en échange des nôtres. C’étaient des étoffes du pays, des armes, des vêtements aztecs et autres articles parmi lesquels je vais décrire un seul digne d’être mentionné entre tous. Cette curiosité était un oiseau artificiel, dont le corps, recouvert du plus admirable plumage de fantaisie qu’il soit capable d’imaginer, vert, bleu, jaune, violet et rouge, était flexible comme s’il était en vie, à l’aide de ressorts intérieurs. Le bec et les pattes étaient d’or émaillé, et les yeux se composaient de rubis entourés de brillants. Cet oiseau, haut d’environ deux pieds y compris le piédestal sur lequel il repose, ferait la fortune d’un musée mécanique[2].

Onalpo nous fit comprendre que cet échange de présents terminait l’audience, et sans plus tarder, nous présentâmes nos respects à l’Inca et nous primes congé de lui.

Après dîner, Ned me proposa d’aller visiter la ville, et, nous aventurant sans escorte, nous passâmes d’abord au Tianguez, qui nous parut fermé, tant il y avait encore peu de boutiques ouvertes. De cet endroit, nous aperçûmes deux monuments gigantesques de forme pyramidale, surmontés d’un palais tout sculpté. La rue qui y conduisait était celle du Soleil, à l’extrémité de laquelle une grille de bronze nous empêchait d’aller plus loin. Cette balustrade renfermait un parc au milieu duquel s’élevaient les deux édifices géants. Notre parti le plus court, afin de chercher à y pénétrer, était d’en faire le tour ; aussi longeâmes-nous les maisons et le parc jusqu’au moment où nous parvînmes dans une grande artère de la ville, rue tortueuse dont l’aspect était vraiment extraordinaire. Les maisons, bâties les unes contre les autres, étaient toutes de pierre. La partie élevée surplombait sur le rez-de-chaussée, dont la décoration était, aux arcades près, pareille à la rue de Rivoli de la capitale de la France. Les colonnes qui remplaçaient les arcades étaient plates et carrées, et les chapiteaux représentaient des plumes de rhéa ou plutôt des branches de palmier. Cette rue, remplie d’une foule immense, était, à n’en pas douter, une des plus commerçantes de la ville, car chaque maison, du moins la partie basse, était consacrée à un commerce quelconque. Il y avait là des armures, des plats d’or et d’argent, des vases de bronze ; des trépieds, des vêtements, des bijoux, des meubles, etc., et au milieu de la rue, des ballots, des caisses d’une énorme dimension ; cette rue était celle de Colucaltepec.

Nous nous hâtâmes de nous sortir de la foule qui encombrait la rue et de quitter la rue elle-même ; mais, chemin faisant, nous traversâmes trois autres voies publiques aussi commerçantes, parmi lesquelles celle de Oztengalt.

À peu de distance de là s’élevait un monument de marbre blanc, de forme cubique, de seize pieds environ de hauteur et de sept pieds carrés de largeur à sa base. Sur le sommet, large de quatre pieds, on voyait un vase d’argent d’un admirable travail, et sur les quatre faces de marbre, la sculpture avait tracé des inscriptions hiéroglyphiques.

La foule qui nous entourait était immense, le bruit des voix nous brisait le tympan ; je fis signe à Ned qu’il fallait nous tirer de ce péril dangereux pour notre ouïe, et nous nous jetâmes dans la première artère venue, afin de retourner à notre logis ; le Tianguez, que nous rejoignîmes, nous servit de guide pour rentrer au Palais des Hôtes.

Nous avions appris, chemin faisant, que le grand marché de la semaine devait avoir lieu dès le lendemain ; il était urgent que nous y prissions part. Nos marchandises furent donc mises en ordre, afin d’être transportées à notre magasin, quoique, en y réfléchissant mieux, je fusse d’avis que nos affaires seraient bien plus avantageuses dans une des deux rues commerciales.

VII

Au lever du soleil, nous quittâmes le Palais des Hôtes pour nous rendre au Tianguez précédés et suivis de quinze mules chargées de marchandises, et notre magasin fut bientôt organisé et ouvert au public. Notre pacotille consistait en instruments d’agriculture : bêches, râteaux, sarcloirs, faux, pelles, et même en deux charrues portatives, deux herses et deux machines à faucher. Ces six derniers articles attiraient l’attention générale.

Il y avait déjà trois heures que nous étions installés, les acheteurs ne se présentaient pas, lorsque tout d’un coup, au moment où personne ne s’y attendait, l’Inca Orteguilla parut à nos yeux, comme s’il fût sorti de terre par une machine de théâtre. Il examina avec attention tout ce qui se trouvait exposé aux regards de ses sujets, et se fit expliquer l’usage de chaque article. Lorsque j’eus achevé de lui montrer l’utilité de la charrue, il me dit :

Je désire voir travailler ces machines, Xitulo (titre qui en amaquis signifie étranger) ; nous viendrons te prendre avant que mon père (le soleil) ne disparaisse demain aux limites de son empire. Nous sortirons des murs de la ville, et là tu me montreras comment on se sert de ton instrument aratoire.

Bientôt après avoir achevé ces paroles, Orteguilla nous demanda si nous avions visité sa capitale, et je répondis que la veille nous l’avions parcourue en tous sens ; je saisis même cette occasion pour lui parler du désir que nous aurions, Ned et moi, d’exposer nos marchandises dans une des rues commerçantes de sa capitale.

Ma demande ne lui parut point être désagréable, et sur-le-champ il nous promit de nous octroyer ce que nous ambitionnions dans l’une des rues que nous désignerions parmi celles que visitaient les nobles de sa cour et les dames du Géral. Il nous engagea donc à accepter un magasin dans la rue du Ocelot, nous permettant toutefois d’aller voir si l’endroit nous paraissait propice à nos affaires.

Lorsque Orteguilla prit congé de nous, il était environ deux heures et demie ; aussitôt après son départ, Ned et moi nous fîmes nos paquets sans avoir allégé les ballots de nos mules, ni alourdi nos poches d’un simple ochol. Nos bêtes de somme retournèrent au palais sous la garde de nos serviteurs, et nous allâmes visiter la rue du Ocelot, qui se trouvait placée près du palais impérial et donnait dans la rue de Huaxtepec.

Cette promenade était plantée d’arbres de chaque côté ; les maisons de toutes sortes et d’architectures diverses étaient placées dans les jardins et ombragées par des palmiers et autres arbres à la taille élancée. Aucun passant ne se montrait à cet endroit écarté, à l’exception de nous. L’on ne voyait que des litières richement décorées portées généralement par quatre hommes. La plupart étaient ouvertes, d’autres étaient soigneusement fermées par un treillis doré. Les premières appartenaient aux nobles et aux officiers de la nation aztèque, tandis que les secondes contenaient des dames de qualité ; mais il ne nous fut pas possible d’en apercevoir une seule, car aucune d’elles ne descendait de sa litière dans la rue. Il était d’usage qu’on les transportât dans les maisons, où on ouvrait le treillis qui les cachait à tous les yeux vulgaires.

L’Inca, à qui nous allâmes rendre visite, afin de le remercier de sa protection, se montra très satisfait en nous voyant charmés de la situation de la rue du Ocelot : il nous promit que, dès le lendemain, il nous ferait ouvrir un des magasins de ce favorable emplacement, et, quand nous prîmes congé de lui, ce monarque affectueux nous engagea à le visiter ainsi souvent, sans cérémonie. Je dois ajouter en passant que, plus on se trouvait en compagnie de ce noble Orteguilla, plus on l’aimait. Son affabilité, sa capacité et son esprit naturel lui avaient gagné nos cœurs. J’ajouterai en passant qu’il avait une érudition, relative à l’histoire de son pays, qui était vraiment admirable.

Lorsque nous arrivâmes au Palais des Hôtes, l’on nous montra un présent envoyé à ses amis (nous) par Conatzin, l’un des chefs qui conduisaient notre escorte lors de notre entrée dans la capitale des Aztecs. C’était un palanquin à deux places, fait de bois de rose, doublé d’étoffe écarlate et ayant deux longs brancards devant et derrière pareils à ceux d’une chaise à porteurs. C’était un cadeau royal, et nous nous hâtâmes dès le même soir d’en remercier notre excellent ami, l’officier de l’Inca.

Dès le lendemain matin, nous fîmes des essais particuliers pour voir si nos charrues étaient en ordre et si nos chevaux consentaient à tirer convenablement. Après quelques épreuves difficiles, les excellentes bêtes finirent par se faire à ce travail ; aussi, lorsque l’après-midi le cortège de l’Inca vint nous chercher, il nous trouva prêts. Tous les dignitaires de l’incalat étaient dans des litières : la première contenait l’Inca, puis venaient Cioaco, Movoga, le Curaça de Poanogo, Opanilla, le seigneur des plaines, et différents autres nobles dont les titres étaient démesurément longs et difficiles à prononcer.

Ned et moi nous trouvâmes alors occasion de nous servir de notre litière. Nos deux chevaux furent attelés, l’un devant, l’autre derrière, au lieu et place des porteurs, et dans ce palanquin d’un nouveau genre nous suivîmes l’escorte de l’Inca, tandis que notre serviteur marchait à pied, tenant par la bride deux mulets chargés des instruments aratoires.

En sortant des murailles de la ville, hors des terrasses du Xuaxtepec, nous avions devant nous un coup d’œil magnifique. À nos pieds s’étendait la plaine dans laquelle nous devions essayer nos charrues, et dans le lointain nous apercevions au pied des montagnes la ville de Pocolatl, l’une des plus pittoresques du pays.

Toute l’escorte de l’Inca mit pied à terre dans un endroit convenu. Notre serviteur détacha les ballots qui contenaient les instruments portés sur le dos de nos mules, et quand tout fut préparé et mis en place, lorsque les chevaux eurent été attelés aux charrues, l’opération du labour commença. L’Inca et les gens de sa suite, en voyant ainsi une machine si simple tracer un profond sillon, se montrèrent très satisfaits. Les autres instruments opérèrent avec autant de succès, et Orteguilla nous fit entendre qu’au lieu de chevaux, il comptait employer des lamas pour labourer ses terres : aussi nous acheta-t-il, séance tenante, les charrues, les herses et les machines à faucher. Le soir, en rentrant à notre domicile, Ned et moi, qui n’étions pas de force à résister à notre tâche de laboureurs, nous nous sentions si courbaturés qu’il nous fut impossible de souper. Nous nous couchâmes sur-le-champ, et une nuit de repos suffit pour nous rendre toute notre énergie.

Dans la matinée du jour suivant, Apixtamatil, seigneur de Huax et secrétaire de l’Inca, nous fit savoir que le magasin aux huit cônes, dans la rue du Ocelot, était à notre disposition. Nous nous empressâmes d’opérer le transport de nos marchandises, et, guidés par le porteur du message, nous nous rendîmes à notre nouveau domicile.

C’était un vaste jardin orné de plusieurs fontaines entourées de fleurs et ombragé d’arbres de la plus belle venue. Au milieu de l’allée qui bordait la rue s’élevait une construction octogone de marbre blanc, dont la façade ouverte était supportée par six colonnes, d’un style oriental. La première salle, de forme ovale, était pavée de marbre de couleur, et, à travers quatre piliers massifs surmontés de chapiteaux carrés, on apercevait une autre grande salle dans laquelle ou entrait par des portes de bronze, et dont les murs étaient cachés par des tentures rose pâle brodées d’argent. Le plafond était de bois de cèdre poli, et, quoiqu’il n’y eût pas de ciel ouvert dans cet appartement, on n’en apercevait pas moins au milieu un bassin d’où s’élançait un jet d’eau peu élevé.

La seconde salle était de forme octogone, et avait environ quarante pieds de diamètre. Le plafond, garni de planches de cèdre artistement travaillées, se terminait en mourant vers une ouverture placée au centre, d’où la lumière se projetait dans l’intérieur, et par laquelle le soleil mêlait ses rayons aux eaux argentées d’une source limpide qui coulait dans un bassin de porphyre rouge. Le sol était couvert de plaques de marbre et de brèche de couleurs variées. La tenture de cette pièce était faite d’une étoffe couleur bleu mazarin brodée en argent. Partout, dans cette grande salle, on avait placé des tables allongées et des chaises, car c’était là que devait être installé notre magasin.

Les autres parties de la maison étaient très confortables : il y avait aussi des chambres à coucher pour nous et nos domestiques, une salle à manger, une cuisine, et des dortoirs pour les serviteurs que l’Inca avait mis à notre disposition, et qui étaient aussi nombreux dans le magasin aux huit cônes qu’ils l’étaient dans le palais que nous venions de quitter.

Ce fut le samedi, vers les neuf heures du matin, que nous ouvrîmes les portes au public. Ned et moi, nous étions assis dans la salle du fond, attendant patiemment l’arrivée des acheteurs. Toutes les tables étaient couvertes de pièces de velours, de soieries de toutes sortes, de brocarts, de dentelles, de mousselines, de glaces et de couvertures. Deux superbes tapis de Perse se trouvaient aussi étendus sur une table, et quatre autres plus grands encore étaient appendus à des cordes le long de la muraille. Mes lecteurs se conviendront que mon ami M. Middleton Payne avait reçu ces marchandises en consignation à Para, pour être vendues à Lima ou à Quito ; et, suivant les derniers avis reçus, ces articles devaient rapporter des prix fabuleux, eu égard à leur rareté et à leur supériorité sur ceux fabriqués par les indigènes.

VIII

Pendant que Ned et moi nous nous bercions des plus douces espérances, une litière portée par quatre Aztecs se présenta à notre porte, et quand elle s’arrêta sous le portique du magasin aux huit cônes, nous en vîmes descendre Orteguilla, à la rencontre duquel nous nous précipitâmes.

L’Inca, qui avait aperçu la magnificence de nos marchandises, nous laissa à peine le temps de lui adresser la parole :

— Eh quoi ! s’écria-t-il, deux soleils se sont à peine écoulés depuis que j’ai vu le contenu de vos ballots ; les ustensiles qu’ils renfermaient étaient tous coupants, pointus et destinés à fendre et creuser la terre. Quelle est cette métamorphose ? Voici maintenant des objets aussi brillants que l’arc-en-ciel, propres à faire des vêtements ? Expliquez-moi ce prodige ?

Nous nous hâtâmes de faire comprendre à l’Inca que les articles exposés à ses yeux n’étaient point les mêmes que ceux du magasin du Tianguez, et que c’était seulement aux dames aztèques qu’ils étaient destinés. Orteguilla examina chaque chose l’une après l’autre, fit emplette d’un tapis de Perse dont le tissu lui parut admirable, et se retira bientôt, en nous disant qu’il allait chercher sa femme pour l’amener à notre magasin.

Trois quarts d’heure après, nous vîmes s’avancer processionnellement huit litières entièrement closes, qui toutes, les unes après les autres, entrèrent dans le jardin et s’arrêtèrent devant l’entrée principale. Une garde d’officiers aztecs, en grand costume, entourait les véhicules.

Chaque palanquin contenait deux dames d’honneur qui, à mesure qu’elles posaient le pied sur le sol, se rangeaient sur deux files. Le dernier palanquin, magnifiquement doré et orné de pierres précieuses, fut déposé à son tour à l’entrée du magasin aux huit cônes, et l’Inca descendit le premier, tendant les mains à une femme de la plus grande beauté, aux formes élégantes et irréprochables, dont le costume, d’une richesse orientale, scintillait aux rayons du soleil, comme l’astre du jour lui-même. Les dames d’honneur vinrent faire escorte à l’Incaresse, car c’était elle, à mesure qu’elle s’avançait vers l’intérieur de notre maison, et la garde se rangea en bon ordre devant l’entrée, pour empêcher les visiteurs de pénétrer avec les dignitaires de l’empire.

— Voici ma femme Ahtelaqua, fille de la lune, nous dit Orteguilla en s’avançant vers Ned et moi, qui nous étions prosternés en voyant tant de grâce et de beauté réunies dans une même personne. — Je vous l’amène, Xitulos, qui êtes mes hôtes, pour admirer les richesses de votre magasin.

À ces mots, nous nous relevâmes et conduisîmes l’épouse de l’Inca vers un siège préparé pour elle, et tandis que cette reine des amours examinait l’un après l’autre les articles dont se composait notre étalage, j’eus tous le loisir possible pour l’examiner attentivement et pour graver dans ma mémoire chaque particularité relative à son visage et à son costume.

Ahtelaqua avait des traits d’une régularité sans pareille. Son front élevé était orné d’une chevelure d’un noir de jais, artistement arrangée en boucles épaisses qui tombaient sur ses épaules. Un bandeau d’or fin, tout autour duquel des diamants et des perles étaient sertis avec art, reposait sur ce front adorable. Sur le devant de ce bandeau impérial, au centre, vers la partie la plus élevée du front, deux serpents émaillés s’enroulaient autour d’un rubis d’une taille énorme, et une touffe de plumes se balançait derrière cet ornement fantastique. Le teint de l’Incaresse était olivâtre ; mais malgré la couleur étrange de cette peau satinée, l’éclat de deux yeux noirs, ombragés de longs cils, l’émail de ses dents, pareil à celui de la nacre de perle, la forme aquiline de son nez, la grâce de ses lèvres rosées, la rondeur de son menton, l’élégance de son cou, tout concourait à rendre cette femme l’une des plus belles qui soient jamais sorties des mains du Créateur. Sa gorge était recouverte d’une étoffe de coton bleu de ciel, brodée d’argent et ornée de pierres précieuses. De sa taille jusqu’aux chevilles, une jupe de mousseline blanche, ornée d’une grecque pourpre et d’une frange d’argent, retombait en plis gracieux et formait queue par derrière ; aussi nous parut-elle tout d’abord plus grande qu’elle ne l’était véritablement. Ses bras étaient nus, du haut de l’épaule à l’extrémité des mains, et deux longues manches ouvertes, d’une étoffe pareille à celle de la jupe, retombaient jusqu’aux genoux, agrafées par des cercles d’or incrustés de pierreries. Les doigts effilés de ses mains mignonnes étaient chargés d’anneaux d’or et de diamants, et autour des chevilles de ses petits pieds chaussés de sandales de cuir rouge, s’encerclaient des anneaux d’or du plus riche travail.

Tel était le portrait, telle était la description du costume de la belle Ahtelaqua, qui s’extasiait devant les riches étoffes de notre fonds de commerce.

Les dames d’honneur de l’Incaresse, dispersées par groupes le long des tables sur lesquelles étaient déployées nos marchandises, offraient toutes à nos regards une régularité de formes, une beauté régulière qui nous remplissait, Ned et moi, du plus grand étonnement. Vraiment le sexe féminin de la race aztèque, dont nous apercevions les échantillons pour la première fois, nous donnait la plus haute opinion du reste de la nation. L’étiquette rigide de la cour d’Orteguilla avait disparu, et l’on se serait cru en famille. Ces dames d’honneur portaient toutes un costume identique de forme, quoique moins riche, à celui de la femme de l’Inca. La seule différence, à la richesse près, qui fût manifeste dans leur habillement, était remarquable dans leur coiffure. Elles n’avaient pas le droit de porter plus de deux plumes dans le bandeau qui leur ceignait le front, tandis que leur impératrice pouvait se parer de toutes celles que son bon plaisir ou sa fantaisie la portait à placer dans sa couronne : jamais, toutefois, elle ne devait en avoir moins de quatre.

L’Incaresse multiplia tellement ses achats, que bientôt les sacs d’ochols d’or envahirent une table sur laquelle nous déposions les sommes que le payeur d’Orteguilla plaçait devant nous, à mesure qu’un marché était conclu. Ahtelaqua n’acheta pourtant qu’un seul de nos tapis, car évidemment elle parut effrayée du prix énorme que mon associé Grey demanda pour ce tissu étranger. À vrai dire, lorsque j’avais entendu Ned énoncer le prix fabuleux de 7,500 dollars (trente-cinq mille huit cents francs environ) pour ce seul article, je n’avais pu m’empêcher de lui adresser un regard significatif, comme pour lui demander s’il ne plaisantait pas, ou même si ce n’était pas une erreur de sa part. Mais mon rusé compère connaissait mieux son métier que moi, et il me dit plus tard, quand tout le monde fut parti, qu’il avait agi ainsi, de propos délibéré, afin de donner aux Grandesses aztèques la facilité de se procurer un de ces tapis : il avait deviné, à l’expression d’admiration reflétée sur chaque visage, que le péché d’envie était commis par chacune des dames d’honneur de la cour aztèque. Ned avait raison ; car avant la fin du jour les quatre autres tapis de notre magasin étaient achetés et payés cash down, autrement dit argent sur table, par quatre des belles suivantes de l’Incaresse, qui s’étaient disputé ces articles inconnus dans le pays et les avaient payés cinquante mille francs (près de 10,000 dollars) pièce.

Du reste, Ned fit l’article avec la femme d’Orteguilla pour toutes les autres marchandises dont elle eut envie, et Ahtelaqua laissa entre nos mains une bonne partie du trésor impérial de l’Inca. C’était, comme on le voit, un vrai tour de Yankee que mon associé avait joué aux dignitaires aztecs ; mais, en matière de commerce comme en bataille rangée, tous les tours ne sont-ils pas de bonne guerre ?

Au moment où la famille de l’Inca manifestait l’intention de se retirer, Grey ordonna à l’un de nos domestiques d’apporter du thé qu’il avait fait préparer pour en offrir à Orteguilla et aux siens. On servit cette boisson, inconnue dans le pays, dans des vases d’argent faisant partie de la vaisselle plate que l’Inca avait mise à notre disposition. Ned prit une des coupes et la présenta à Orteguilla, tandis que j’en offrais une autre à Ahtelaqua. L’un et l’autre parurent trouver la liqueur chinoise fort à leur gré, et je m’empressai de mettre à la disposition de l’Inca quelques livres du meilleur thé de notre stock, en lui expliquant quel procédé il fallait employer lorsqu’on voulait le préparer. Grey, dans cet intervalle, ne perdait pas son temps pour mériter les bonnes grâces de l’Incaresse, et, afin de se faire bien venir d’elle, il lui offrit un magnifique voile de dentelle choisi parmi les plus beaux de notre pacotille.

Ce dernier présent fut le signal du départ de toute la cour d’Orteguilla, qui se retira dans le même ordre que celui observé quand elle était arrivée.

Pendant tout le reste de la matinée, les acheteurs envahirent notre magasin, et avant la fin du jour, toutes nos marchandises, à peu d’articles près, étaient vendues à des prix fabuleux. Il était évident que notre visite au Géral-Milco serait très profitable non seulement à nous-mêmes, mais encore à ceux de nos amis de Para qui avaient bien voulu augmenter notre pacotille.

À sept heures du soir, nous illuminâmes notre magasin au moyen de lampes de terre suspendues à des cordes faites de fibres de palmier et de bougies de graisse de mouton, préparées par nos serviteurs suivant nos indications, et la foule afflua de nouveau à tel point qu’on étouffait. Nos trois domestiques vinrent à notre aide pour veiller à la sûreté de nos marchandises et empêcher qu’on les touchât avant de les acheter. À minuit seulement, les curieux se retirèrent, au moment où le dernier lampion mourait dans son alvéole de terre cuite, et, nous hâtant de fermer les grilles de notre demeure, nous allâmes nous coucher, car nous étions tous harassés de fatigue.

Le lendemain était un dimanche, et, suivant l’usage de notre pays, nous laissâmes notre magasin fermé, au grand étonnement de cette nation païenne, qui trouvait étrange que nous refusassions de vendre.

Nous demeurâmes enfermés à la maison, recevant le matin des visites, et nous occupant l’après-midi à préparer les marchandises destinées à être vendues le lundi suivant. Quand vint l’après-midi, nous parcourûmes notre jardin dans tous les sens, en rêvant à la patrie absente, car ces arbres élancés, ces fleurs odorantes nous rappelaient le sol natal de notre Caroline du Sud.

IX

Le lundi matin, notre magasin offrit un singulier mélange de marchandises diverses. D’un côté l’on apercevait le peu de soieries et d’étoffes qui restaient de la vente du samedi ; de l’autre un assortiment complet de coutellerie ; ici des boîtes de thé et des caisses de sucre ; là des ustensiles de ménage ; et enfin, sur un espace spécialement consacré à ces articles, nos instruments d’agriculture que nous avions exposés au Tianguez sans pouvoir trouver d’amateurs.

Les visiteurs et les acheteurs assiégèrent de nouveau le magasin aux huit cônes, car, comme on doit s’en douter, nous étions « à la mode du jour. » Orteguilla arriva le premier, et fit emplette de la plus grande partie des objets de quincaillerie. Les dames aztèques enlevèrent tout ce qui restait des soieries, des velours et des dentelles, de thé, de sucre et de batterie de cuisine, sans même en connaître l’usage, comme j’en étais persuadé ; et je me convainquis de cela quelques semaines après, en visitant un palais construit sur les bords du fleuve Géraltépec, où, sur une table de bois de gayac poli, se trouvait placée une bouilloire de cuivre polie avec le plus grand soin et contenant des fleurs baignant dans de l’eau.

Il était évident qu’avant la fin du second jour nous aurions vendu tout ce qui se trouvait dans notre magasin, et ce que j’avais prévu arriva, car, le mardi avant midi, il ne nous restait plus un seul article de notre pacotille.

Dès le soir même, Ned et moi, aussitôt après notre dîner, nous nous acheminâmes vers le palais impérial, où, dès que nous arrivâmes, nous fûmes admis en présence de l’Inca. Lorsqu’il eut appris que toutes nos marchandises étaient vendues, et que, si tel était son bon plaisir, nous étions prêts à retourner au Palais des Hôtes pour céder la place à un autre marchand, il nous parut très satisfait de cette manière d’agir. Orteguilla nous répondit que nous pouvions faire comme bon nous semblerait, et que nous aurions la liberté de demeurer dans le Géral-Milco aussi longtemps que nous le désirerions. Je lui dis alors que notre intention était de rester dans son pays jusqu’au commencement de janvier, prononçant ce mot en anglais, sans y faire plus d’attention.

— Quoi ? fit-il, Jan’ry (lisez January), que veut dire ce mot ?

— C’est celui qui, en anglais, signifie le premier mois de l’année. Et cette parole nous entraîna dans une conversation chronologique dont je vais transcrire ici, sur des notes prises sur les lieux, les principales phases, très intéressantes pour ceux qui s’occupent de l’histoire des peuples.

L’année des Aztecs se divise en quinze mois de vingt-quatre jours chaque, et ces mois sont divisés en quatre semaines d’un nombre de jours égal, c’est-à-dire six par semaine. Chaque sixième jour est celui où se tient le marché. Ces mois se nomment comme suit : Olab, qui commence le 10 juin, – Canno, – Malan, – Cop, – Xoo, – Zina, – Naon, – Pavan, – Queloo, – Zapx, – Kamem, – Geb, – Allac, – Memib, – et Caxc.

Les jours qui composent la première semaine de chaque mois sont nommés : En, – Chi-en, – Mal-en, – Hun-en, – Oll-en, – et Kab-en ; ceux de la seconde semaine : Ac, – Chi-ac, – Mal-ac, – Hun-ac, – Oll-ac, – et Kab-ac ; ceux de la troisième : Cum, – Chi-cum, – Mal-cum, – Hun-cum, – Oll-cum, – et Kab-cum ; et ceux de la quatrième : Ila, – Chi-ila, – Mal-ila, – Hun-ila, – Oll-ila, – et Kab-ila.

Lorsqu’on veut désigner un certain jour en langue aztèque, on le fait précéder du nom du mois, comme par exemple : Caxc-Kab-ila, qui signifie le dernier jour de l’année.

Comme la quantité de jours, d’après l’arrangement ci-dessus expliqué, n’était point suffisante pour parfaire le nombre de trois cent soixante-cinq, qui est celui le plus ordinaire, les cinq jours omis sont exactement ajoutés entre la fin du mois Caxc et le commencement de Olab, et ils tombent les 5, 6, 7, 8 et 9 juin. Ces jours ne font partie d’aucun des mois réguliers, et on les nomme Odar, Nordo, Caman, Sonn et Tuled.

La théorie des années bissextiles étant entièrement inconnue à la nation aztèque, pour ajouter ce jour, qui tombe à une certaine époque, ils emploient un moyen qui est peut-être plus exact que le nôtre, mais qui n’est pourtant pas plus commode ; et, chose très curieuse à remarquer, c’est que les habitants du Yucatan, lors de la découverte du pays par les Espagnols, employaient cette même méthode.

Il ne m’appartient pas d’expliquer ce fait, car je ne fais point profession d’être un savant : je me borne à le constater. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Aztecs divisent le temps en périodes de cinquante-deux de leurs années, à la fin de chacune desquelles ils ajoutent douze jours et demi, ce qui, suivant moi, n’est pas extrêmement commode. Ces siècles ou révolutions de centuries sont appelées par eux gerbes d’années, et sont représentées par quatre faisceaux de treize baguettes chacune, placés dans la salle du conseil, desquels l’Inca régnant retire une baguette à l’expiration de chaque Caxc-Kab-Ila.

Afin de désigner chaque année du siècle avec plus d’exactitude, les Aztecs le divisent en quatre parties égales représentées tous les quatre ans par des signes en forme de fer de lance placés dans quatre positions différentes, de manière à bien marquer les périodes séparées de treize années. Ils placent des points depuis un jusqu’à treize inclusivement, vis-à-vis les fers de lance, sur des lignes séparées, et tracent des signes semblables à la suite sur une ligne distincte.

Les Aztecs comptent leur première gerbe à dater du 10 juin 1535, époque à laquelle ils vinrent s’établir dans la vallée. Le tableau que voici démontrera mieux que des chiffres le calcul de cette nation, comparé avec les siècles des pays civilisés.

SIÈCLES.

NOMBRES D’ANNÉES.

DATES.

1

 

1535

2

52

1587

3

104

1630

4

166

1604

5

208

1743

5

260

1795

7

312

1847

La présente année (1853) est la première de leur huitième siècle. Les Aztecs sont persuadés que la fin du monde doit arriver dans une des périodes des douze jours et demi de l’un des siècles ; aussi sont-ils portés à briser tout ce qui se trouve sous leurs mains[3]. Car, puisque le soleil doit brûler les habitants avec la terre, à quoi bon alors garder des objets inutiles ?

Ces jours de misère, comme on les appelle généralement au Géral-Milco, sont tombés en juin dernier. On avait beaucoup cassé dans toute la ville ; mais comme la fin du monde n’était heureusement pas arrivée, Orteguilla commençait à douter de la croyance populaire de sa nation. Il s’était montré très affecté de ces scènes étranges de peur et de folie, et c’était afin d’éviter par la suite le renouvellement de ces actes insensés qu’il avait résolu de modifier l’almanach aztec, si cela était possible. Il s’était donc adressé à nous pour nous prier de l’aider dans cette entreprise.

L’Inca désira que nous lui fissions un travail pour changer en signes aztecs les chiffres de notre pays : il voulait soumettre ce tableau au conseil des grands de l’empire[4] quand ils se rassembleraient pour les affaires d’État ; et par ses ordres, Apixtamatl, son secrétaire, était venu s’entendre avec nous à ce sujet, pour transcrire nos interprétations en signes hiéroglyphiques ; car, sans son secours, il nous eût été impossible à Ned et à moi de nous tirer avec honneur de ce travail ardu.

Nous quittâmes Orteguilla vers la fin du jour, et nous hâtant de retourner au magasin aux huit cônes, nous emportâmes tout ce qui restait de nos effets, puis nous reprîmes le chemin du Palais des Hôtes, où nous nous trouvions bien mieux que dans la rue du Ocelot.

Ce travail à la Mathieu-Laensberg nous tint occupés pendant près de cinq journées, car il s’agissait de combiner tous les mois, les semaines et les jours. Nous parvînmes cependant à arranger tout cela sur le plan du calendrier grégorien, et nous le dictâmes à Apixtamatl, qui paraissait méditer chacune de nos paroles, car il restait des heures entières à tracer ces hiéroglyphes. Dès qu’il eut terminé cette production graphique, il la porta, le vendredi 22 octobre, à l’Inca, afin de la lui soumettre sans retard.

À peine le secrétaire d’Orteguilla nous eut-il quittés, que nous nous proposâmes, Ned et moi, de nous rendre à la promenade pour dégourdir nos jambes roidies par un trop long repos. Au moment où nous allions prendre nos chapeaux, pendus dans la salle d’entrée, l’Inca et son fidèle Apixtamatl se présentèrent à notre porte. Orteguilla tenait en main le maudit almanach. Mon ami Grey jeta son couvre-chef de dépit, envoyant au diable l’empereur aztec, son favori et la compilation chronologique que nous venions d’élaborer. Il fallait pourtant faire contre fortune bon cœur, et nous allâmes tous nous asseoir dans l’une des salles. L’Inca produisit alors les objections qu’il avait à faire à notre système ; nous voulûmes les combattre, mais il s’entêta à avoir raison, et après avoir pris part à notre souper et être demeuré jusqu’à dix heures dans notre compagnie, il se retira enfin, nous priant d’essayer quelque terme moyen pour le mieux contenter.

Il était urgent de se débarrasser de ce labeur fatigant, et, laissés seuls à nous-mêmes, Ned et moi nous nous creusâmes la tête pour trouver une combinaison plus favorable aux vues d’Orteguilla. Enfin, après douze heures d’un travail opiniâtre, nous finîmes par nous mettre d’accord, et nous transmîmes à la hâte le résultat de notre travail, confié à notre valet de chambre, au palais de l’Inca.

Orteguilla nous fit savoir qu’il était alors content de ce nouvel arrangement, quelque opposé qu’il fût à la longueur des mois ; il allait, disait-il, se hâter d’assembler son conseil d’État, pour mettre le projet en état de décret.

Les noms des jours du mois du nouveau calendrier composé par mon ami Grey et par moi étaient ainsi conçus :

Ac, Chi-ac, Mal-ac, Hun-ac, Oll-ac, Kab-ac. Der-ac, pour la première semaine.

En, Chi-en, Mal-en, Hun-en, Oll-en, Kab-en. Der-en, pour la deuxième semaine.

Ila, Chi-ila, Mal-ila, Hun-ila, Oll-ila, Kab-ila. Der-ila, pour la troisième semaine.

Cum, Chi-cum, Mal-cum, Oli-cum, Kab-cum. Der-cum, pour la quatrième semaine.

Les treize mois ont chacun vingt-huit jours, à l’exception seulement du mois memib, qui est actuellement le dernier mois de l’année. Ce mois est actuellement composé de vingt-neuf jours, et le vingt – neuvième jour est appelé Enada. Dans les années bissextiles, il y a aussi un trentième jour que nous avions nommé, de concert avec Apixtamatl, Bejeca.

Les mois de l’année sont dorénavant nommés comme suit, dans le pays aztec :

 

1. Olab, qui commence le 9 juillet.

2. Canno, le 7 juillet.

3. Malan, le 4 août.

4. Cop, le 1er septembre.

5. Xoo, le 29 septembre.

6. Zina, le 27 octobre.

7. Naon, le 24 novembre.

8. Pavan, le 22 décembre.

9. Queloo, le 19 janvier.

10. Kamen, le 16 février.

11. Geb, le 16 mars.

12. Allac, le 13 avril.

13. Memib, le 11 mai.

 

Il était pourtant décidé, que nous ne sortirions pas ce jour-là ; car, au moment même où nous mettions le pied dans la rue, l’Inca vint nous remercier lui-même en personne, et nous inviter à l’accompagner le jour suivant à l’hôtel des monnaies de la capitale des Aztecs, où on devait lui remettre, suivant l’usage, son revenu en ochols monnayés. Comme on le pense bien, nous acceptâmes cette offre, car elle remplissait un de nos plus grands désirs, celui de tout voir et de tout étudier dans cet étrange pays.

Le lendemain matin, nous nous préparâmes à aller trouver Orteguilla à son palais impérial, et quelques instants après, grâce au galop de nos deux chevaux, Ned et moi nous arrivions dans la cour de la résidence princière du chef aztec, où ce grand personnage nous attendait entouré de sa maison.

L’établissement où se fabriquait le numéraire du Géral-Milco était situé à l’extrémité de la ville : c’était un vaste bâtiment, placé sur une terrasse d’environ huit pieds d’élévation. La première salle où nous pénétrâmes avec Orteguilla et les siens, était de forme carrée, et nous donna accès dans une pièce moins grande dont le sol était couvert, à la hauteur d’environ un pied, d’ochols d’argent. Dans un appartement attenant, les ochols de bronze se trouvaient amoncelés dans une proportion vingt fois plus grande encore, et dans la troisième, les ochols d’or remplissaient des corbeilles immenses, pareilles à celles dans lesquelles on porte la lessive aux États-Unis. De là, nous entrâmes dans un magasin ouvert, soutenu par des colonnes carrées surmontées de chapiteaux gigantesques, et prenant jour sur une cour intérieure : c’était là l’atelier de fabrication. Une centaine d’ouvriers aztecs frappaient des jetons d’or, d’argent et de cuivre, au moyen d’un marteau, sur une matrice placée au-dessus d’une masse de cuivre. Orteguilla nous apprit que dans les salles contiguës il y avait encore près de huit cents monnayeurs employés à la manufacture des espèces.

Lorsque l’Inca eut pris place sur un siège surmonté d’un dais qui avait été préparé pour la circonstance, il nous engagea à nous asseoir auprès de lui, et là, pendant cinq heures consécutives, nous posâmes, Grey pour la statue du Silence, moi pour celle de la Patience, assistant au compte des ochols. Les pièces, à mesure qu’on les apportait, passaient dans les mains de vingt officiers de l’empire aztec et étaient enfouies dans des sacs de toile de coton rouge. Pendant ce temps-là, Apixtamatl lisait un document, sorte de compte-rendu de la situation financière et numéraire, avec autant de lenteur qu’il avait compulsé les études que nous avions faites sur le calendrier aztec. Nous eussions volontiers voulu voir le secrétaire de l’Inca au fond du lac Naioma, ou plutôt à la fin de son discours. Enfin ce moment ardemment désiré arriva pour nous. Des porteurs chargèrent sur leurs épaules les sacs contenant le total de son revenu. Chaque homme avait deux de ces sacs contenant dix-huit mille ochols confiés à ses soins.

Cette immense somme est allouée chaque mois à l’Inca par la nation aztèque, à la condition d’en employer un tiers au culte du soleil[5] un autre tiers à payer le traitement des fonctionnaires publics, et de garder la troisième partie pour ses besoins particuliers.

Vers les quatre heures, on servit une collation abondante, après laquelle on revint au palais impérial. Là nous prîmes congé du chef de la vallée des Aztecs pour retourner à notre domicile. Une surprise nous attendait dans notre demeure respective à mon ami et à moi : c’était un sac d’ochols d’or, contenant chacun six cents pièces de monnaie, que nous acceptâmes comme une rémunération de l’ennui de la longue cérémonie à laquelle nous avions été contraints d’assister.

J’ajouterai ici en passant que, tandis que nous étions à l’hôtel des monnaies, Orteguilla nous avait parlé d’une institution bizarre, répandue dans toute la vallée des Aztecs, et nommée en langue amaquis le Tribunal de musique. Cette Académie impériale était présidée par un comité composé des membres les plus éminents appartenant à la littérature hiéroglyphique, au commerce et aux arts. Orteguilla nous avait promis de nous montrer cette institution en détail, et nous nous proposions un très grand plaisir d’être initiés à cette nouvelle étude de mœurs.

X

Nous étions prêts bien avant que l’Inca se présentât à l’entrée du Palais des Hôtes, et, couchés nonchalamment sous l’ombre des portiques massifs, nous attendions sa venue, lorsque notre rêverie fut d’un coup interrompue par un atroce charivari. À n’en pas douter, Orteguilla et sa compagnie de musiciens s’avançaient vers nous. En peu d’instants nous nous joignîmes au cortège, qui longeait les limites de notre demeure. La procession des Aztecs s’allongea dans la rue Huaxtepec, à l’extrémité de laquelle on fit halte devant un grand square planté d’arbres au centre duquel s’élevait un monument gigantesque de forme ronde, construit de marbre blanc et de porphyre.

Des colonnes élancées, pareilles à d’énormes vases de Chine, taillées dans une brèche rosée du plus beau grain, s’étageaient sur deux rangs pour supporter un toit de pierre blanche formant un cercle détaché du bâtiment principal par un espace d’environ vingt pieds. Le temple, de la forme d’un panorama, est entouré de deux piazzas superposées l’une sur l’autre, et l’on monte à la plus élevée par deux escaliers étroits et assez raides. Dans la partie inférieure du bâtiment, on est introduit à travers quatre grandes portes qui donnent accès dans une grande salle circulaire, à ciel ouvert, dans le milieu et au-dessus de laquelle règne une galerie d’environ trente pieds et surplombant sur la salle elle-même. Une rangée de colonnes pareilles pour la forme à celles de l’intérieur, mais recouvertes d’argent, soutient cette construction bizarre.

Du côté de l’Est, un grand escalier de marbre blanc conduisait à la galerie supérieure : c’est là qu’on avait placé le trône d’Orteguilla, tandis que le conseil des nobles s’était assis vis-à-vis, au bas des marches du trône. Des dames aztèques, revêtues de leurs plus riches vêtements, s’étaient emparées de la tribune opposée aux escaliers où siégeait Orteguilla ; et, dans l’enceinte de la salle, les nombreux officiers de l’armée, portant leurs armures d’or et d’argent, se tenaient debout, tandis que les seigneurs et les Curaças étaient assis près de l’Inca.

Orteguilla nous avait fait préparer deux tabourets à côté du trône, car la première affaire qui allait être soumise à l’approbation du conseil était le calendrier qu’il nous avait chargés de composer.

La séance fut ouverte, et nous eûmes le plaisir de voir qu’après une discussion qui n’eut pas de suite, le décret du changement du calendrier aztec pour celui de MM. Grey et Peyne fut voté et accepté séance tenante. Cette satisfaction personnelle nous était bien due pour tout le mal que ce méchant travail nous avait donné, et notre amour-propre se trouva encore plus flatté lorsque nous entendîmes l’Inca déclarer que notre calendrier entrerait en vigueur et ferait loi à dater de Naon-Oll-ac (le 5 novembre), et qu’alors notre ouvrage serait gravé sur des tables de marbre que l’on placerait dans le temple du Soleil.

Au moment où Ned et moi nous nous aperçûmes que l’on allait procéder à d’autres débats, nous profitâmes d’une interruption de la séance pour nous échapper sans être remarqués.

Le soir et les jours suivants nous visitâmes la ville, nous fîmes des visites à nos nombreux amis aztecs, – à Orteguilla, qui lui-même nous les rendit maintes fois sans nous rencontrer, car bien souvent nous étions sortis.

Le 1er novembre, dès six heures du matin, au moment où nous achevions notre déjeuner, l’Inca, suivi d’une escorte peu nombreuse, vint nous chercher pour nous rendre au Tribunal de musique. Nous n’avions qu’à prendre nos chapeaux et à le suivre : c’est ce que nous fîmes, aussitôt que la litière, présent de Conatzin, eut été placée sur le dos de nos deux chevaux. Il nous fallut près d’une demi-heure pour parvenir à notre destination.

Le monument public appelé le Tribunal de musique est un quadrilatère parfait, d’un seul étage, entouré par un jardin diapré de fleurs admirables, et rafraîchi par des fontaines multiples coulant à pleins bords. La pierre qui avait servi à élever cet édifice était de couleur brun chocolat clair, et sculptée dans un style d’une richesse sans pareille. Le sommet du monument, formé par un treillis à jour percé dans la pierre, offrait un merveilleux coup d’œil.

Le portail sous lequel nous passâmes pour entrer dans la première salle était orné de bas-reliefs habilement fouillés, représentant des sujets tout à fait fantastiques. Sous ce vestibule se tenaient les directeurs de l’institution musicale, qui, soit dit en passant, sont très largement rétribués par le gouvernement aztec. Ils se prosternèrent devant Orteguilla, et l’introduisirent dans une première pièce où une quinzaine de jeunes gens étaient occupés à transcrire en caractères hiéroglyphiques les notes des professeurs. Les couleurs dont ils se servaient étaient le rouge, le bleu, le jaune et le vert, dissous dans des godets de terre ; et pour tracer leurs signes, ils se servaient de piquants de porc-épic, taillés de la même manière que nos plumes d’oie.

Cet atelier de copistes donnait dans une immense salle, autour des murailles de laquelle des tablettes, placées à quatre pieds au-dessus du plancher, étaient couvertes de manuscrits chargés d’hiéroglyphes de formes et de grandeurs diverses, les uns roulés comme les papyrus égyptiens, les autres pliés à la mode des Chinois et des Japonais, et contenus dans une reliure de carton ou de bois. Les lecteurs attachés à l’institution étaient placés à égales distances, tout autour des rayons de cette bibliothèque, sur des coussins moelleux, occupés à se rendre compte du contenu des volumes soumis à leur inspection, car du rapport qu’ils allaient faire dépendait l’autorisation du gouvernement de multiplier et de vendre les copies[6] de ces ouvrages. Tout cela est fait sans la participation pécuniaire des auteurs, dont la seule obligation est de faire parvenir un exemplaire de leurs œuvres à la bibliothèque de l’Inca. Comme on le pense bien, cet établissement est immense, et nous pûmes nous en convaincre, car Orteguilla nous engagea à le visiter toutes les fois que nous le jugerions convenable.

Des prix sont en outre accordés aux auteurs de livres utiles, et la perspective de cette récompense est très favorable à la production d’ouvrages d’un grand mérite.

La salle dans laquelle nous pénétrâmes ensuite était d’une dimension des plus grandes, et toute consacrée à l’exposition des produits des manufactures aztèques. Sur les dalles étaient posées six tables allant d’une extrémité de l’appartement à l’autre, et contre les murailles des étagères régnaient tout autour, sur lesquelles étaient placés en ordre des échantillons de tentures, de tapis de pied, de cotonnades teintes de couleurs diverses, de tissus de plumes, de fourrures, de peaux de daim coloriées et brodées de barbes de porc-épic et de fils d’or et d’argent. Sur les murailles, au-dessus des tablettes, on apercevait des habillements, des armures, des armes, des instruments d’agriculture, des objets d’un usage domestique, groupés en trophées ; et sur les étagères, on admirait des tables, des sièges, des lits de repos, des litières, des palanquins, des véhicules militaires et civils, dont la vue était pour nous du plus grand intérêt.

Sur les tables, il y avait aussi des vases et de la vaisselle d’or et d’argent travaillée avec art, des trépieds, des coupes à brûler de l’encens, des cassolettes, des candélabres faits des plus précieux métaux incrustés de pierres précieuses, des miroirs de verre, des bouteilles, des gobelets, des pots à eau, des plats, des assiettes et autres articles utiles et luxueux. Tout cela avait été envoyé au tribunal afin d’être admis au concours et pour recevoir un prix, si faire se pouvait.

Sur l’une des tables, il y avait, chose étonnante qui me surprit au plus haut degré, de la porcelaine[7] modelée sous différentes formes et destinée à des usages divers. Tous les vases, assiettes et plats étaient couverts de peintures émaillées représentant des fleurs, des oiseaux, des animaux, tracés d’une manière fantastique, de formes impossibles, et manquant tout à fait de perspective.

J’ai oublié de dire en passant que les miroirs n’étaient pas étamés ; on avait obtenu la reproduction des objets à l’aide d’un drap noir collé sur l’un des côtés.

En sortant de cet appartement, nous entrâmes dans la cour intérieure, car nous n’avions pas à visiter le reste de l’édifice, qui est spécialement consacré aux demeures des officiers. Dans un vaste jardin s’élevaient des fontaines de proportions diverses, toutes sculptées dans des blocs de marbre, mais peu agréables à la vue.

Au moment où nous traversions de nouveau le vestibule pour sortir du monument, l’Inca releva en passant une draperie qui cachait l’entrée d’un certain sanctuaire éclairé par un ciel ouvert, au milieu duquel, sur un piédestal, s’élevait un groupe de grandeur naturelle, sculpté dans une seule pierre gypseuse pareille à de l’albâtre. L’aspect de ces statues nous étonna, surtout dans la vallée aztèque, et, quoique le dessin et le modelé fussent horriblement mauvais, cet essai était vraiment très curieux.

Le statuaire avait eu l’intention de représenter Orteguilla, Ahtelaqua, leur fils aîné Onaméra, et leurs deux filles, Inéralla et Garoda. On ne pouvait nier que les deux premières figures fussent ressemblantes, mais à coup sûr elles n’étaient pas flattées. Quant aux trois autres, comme les enfants de l’Inca nous étaient encore inconnus à cette époque, nous ne pouvions exprimer une opinion ; mais plus tard, nous reconnûmes que ce que nous avions pensé de la ressemblance d’Orteguilla et d’Ahtelaqua pouvait être aussi appliqué à leurs enfants.

L’empereur des Aztecs paraissait faire le plus grand cas de ce groupe informe ; mais pour nous autres Européens, cette sculpture n’était qu’un objet de curiosité, et j’avais vu avant ce jour-là, dans les différents parcs du Géral-Milco, des statues bien supérieures. Il y avait même devant le groupe dont il s’agit, placé sur une tablette de pierre, un autre groupe de deux personnages[8] dont le dessin était infiniment préférable à celui des statues de la famille impériale.

Notre visite au tribunal de musique avait duré près de cinq heures ; mais le temps, je l’avoue, ne nous parut point long pendant cette excursion, qui fut l’une des plus agréables de toutes celles que nous fîmes dans le pays des Aztecs.

XI

Ciaoco, le Curaça d’Ocopaltepec, vint au point du jour nous inviter à visiter les environs de la capitale aztèque. La chaleur était extrême ; mais malgré cela, comme nous devions voyager à l’abri, nous acceptâmes avec grand plaisir. Les arbres qui couvraient les routes nous faisaient espérer de l’ombre et de la fraîcheur.

C’était le 2 novembre, et je marque cette date pour donner une idée de la différence de température qui existe dans le centre du Brésil, si on la compare avec celle des autres contrées.

Le Curaça se faisait porter en litière, mais nous préférions voyager sur nos chevaux ; aussi priâmes-nous notre illustre compagnon de nous dispenser de monter dans les riches palanquins qu’il avait fait amener à notre intention. Nous nous fîmes accompagner par nos trois domestiques, et nous laissâmes nos mules paître en liberté sur les pelouses du parc de notre palais des Hôtes. Ciaoco avait une suite nombreuse ; toute sa maison lui servait d’escorte, et chaque individu qui en faisait partie portait un riche costume.

En sortant de la ville, que nous traversâmes dans toute sa longueur, nous nous trouvâmes au pied du mont Géral-Tepec, dont les pentes abruptes ont été cultivées par les Aztecs en de nombreuses terrasses, qui donnent à cette montagne l’aspect d’une pyramide couverte de végétation. Il était dix heures du matin quand nous parvînmes sur les plateaux inférieurs de la Sierra Paricis.

Notre route s’étendait dans la direction du sud, et au bout de deux heures nous arrivâmes sur les bords d’un ruisseau, le long duquel nous nous avançâmes jusqu’au lac des Cimes-Élevées, vaste réservoir qui alimente les fontaines de la vallée aztèque. À l’endroit où les eaux du lac déversent dans le ruisseau que nous avions longé, nous eûmes le plaisir de voir une cascade fort pittoresque tombant d’environ vingt à vingt-cinq pieds de hauteur devant le bâtiment construit pour partager les eaux dans les différents conduits qui convergent en tous sens dans la vallée.

Tandis que l’on préparait notre repas, nous eûmes tout le loisir d’examiner l’art hydraulique des Aztecs. Les machines en sont très simples, et consistent en une chaîne à laquelle sont attachés des seaux[9], qui, en passant à la surface de l’eau, s’emplissent, et, se relevant, vont porter leur contenu dans un réservoir auquel sont annexés des conduits en bronze, à travers lesquels l’eau coule pure et limpide.

Nous laissâmes passer en ce lieu la chaleur du jour, et ce fut seulement vers trois heures que nous nous mîmes en route dans la direction de l’ouest. Nous longeâmes les murailles de la grande ville de Géral, qui ont environ quatre-vingts milles d’étendue, et renferment dans leur enceinte près de trois cents milles carrés, dont les trois quarts sont couverts d’habitations contiguës les unes aux autres, et le reste de pâtés de maisons disséminés. Nous fûmes admis dans l’intérieur de la grande cité au moyen d’une passe que nous avait donnée l’Inca, une plaque d’argent sur laquelle quelques signes hiéroglyphiques étaient gravés, et nous arrivâmes devant une porte fortifiée avec une grande habileté, dont le travail nous parut vraiment admirable.

Le soleil déclinait à l’horizon lorsque nous parvînmes aux abords de Patapalanamit, ville sans fortifications bâtie sur le second plateau de la Sierra. C’est là que nous fîmes halte pendant la nuit, et le lendemain malin de très bonne heure, nous allâmes déjeuner dans le village d’Iztinapan, dans la maison de plaisance de Mixtecaltzin, qui, on s’en souvient, était le e chef aztec par lequel nous avions été conduits de Quauhtitlan à Géral, lors de notre arrivée dans la vallée.

Des hauteurs de ce village, on jouissait d’une vue magnifique. Nous découvrions le plus admirable panorama du monde, et la capitale du Géral-Milco se déployait devant nous comme nous l’eussions vue de la nacelle d’un ballon. Nous ne nous séparâmes de notre hôte que vers dix heures, afin de nous rendre à Pocotatl, situé à deux lieues de là, sur les plateaux inférieurs de la Sierra, en suivant une route aisée et parfaitement entretenue.

Le paysage de ce village n’avait rien de remarquable ; on y trouvait même si peu d’arbres pour s’abriter contre les ardeurs du soleil, que nous en étions à regretter d’avoir suivi Ciaoco, et d’avoir quitté les ombrages touffus du palais des Hôtes, les salles fraîches et confortables de notre demeure. Aussi, le soir, lorsque nous parvînmes à la halte désignée ; quand, après avoir soupé dans l’enceinte d’une habitation princière, où le Curaça nous avait introduits, l’heure de se retirer pour prendre du repos arriva, nous ne nous fîmes pas prier pour nous étendre sur les couchettes préparées pour les hôtes étrangers.

Le lendemain matin, nous devions rentrer dans la capitale. Afin d’éviter, si faire se pouvait, la chaleur intolérable de la veille, nous pressâmes le pas de nos montures ; mais l’astre du jour parut bientôt, incandescent, projetant des rayons qui ressemblaient à des jets de flamme. La plupart des gens de l’escorte du Curaça nous abandonnèrent en route, afin de chercher un abri dans les différentes maisons bâties le long du chemin. Nous ne parvînmes à Onadalla qu’à six heures du soir, harassés, exténués.

Il s’agissait pourtant de rentrer dans l’enceinte de Géral avant la fermeture des portes ; aussi nous pressâmes le pas de nos chevaux en suivant la digue qui conduisait au pont-levis le plus rapproché. Lorsque nous arrivâmes devant la herse, il était temps, car on s’apprêtait à la laisser retomber. Nous avions failli coucher à la belle étoile. Ce ne fut pas sans un grand sentiment de béatitude que nous nous retrouvâmes, Ned et moi, dans notre domicile. La fraîcheur de nos appartements, le bien-être qui nous environnait, tout eût concouru à nous rendre nos forces, si nous n’eussions été courbaturés par une promenade à cheval de quatre jours. Nous nous hâtâmes de nous mettre au lit, car le lendemain matin, à cinq heures, une des grandes fêtes du soleil devait être célébrée dans un des temples.

Dès les premières lueurs de l’aube, Ned et moi nous étions sur pied, habillés, et l’estomac pourvu d’un bon déjeuner. Nous montâmes à cheval, afin d’arriver plus vite au palais de l’Inca. Déjà les terrasses, les salles d’attente, l’appartement consacré aux audiences et les autres chambres étaient remplis de lampions qui projetaient de brillantes lueurs. Les hauts dignitaires du pays, tous les nobles formant la cour d’Orteguilla se trouvaient là, revêtus de brillants costumes, sur lesquels les pierres précieuses scintillaient comme autant d’étoiles aux feux de l’illumination. Dans ces grandes occasions seulement, les hauts personnages aztecs avaient la permission de se présenter devant l’Inca sans porter leurs robes noires ; aussi profitaient-ils de la permission en se revêtant des plus magnifiques habits.

Orteguilla parut bientôt dans la grande salle, au milieu de laquelle se dressait le trône impérial, et son arrivée fut le signal du départ de la procession. L’Inca lui seul devait ce jour-là monter dans sa litière. Aussi, de suite qu’il s’y fut installé, l’on se mit en marche. Ned et moi nous suivîmes l’exemple général, et, laissant nos chevaux entre les mains de nos serviteurs, nous nous avançâmes à pied à la suite des puissants seigneurs aztecs. Bientôt nous arrivâmes devant cette grille qui ne nous avait pas permis de passer outre le 12 octobre, lorsque nous errions à l’aventure dans les rues de la ville.

Les portes étaient grandes ouvertes, et nous entrâmes dans un vaste parc, au centre duquel, environnés par des arbres gigantesques, s’élevaient deux monuments de forme pyramidale supportant une large terrasse sur laquelle était bâti un temple.

Nous gravîmes les marches du côté de l’ouest, en suivant un escalier très escarpé, à la base duquel se dressaient deux serpents dont la tête énorme reposait sur les deux premières marches, et dont le corps s’en allait en spirales jusqu’au sommet, pour servir de balustrade. Tout autour de la terrasse, il y avait une muraille d’environ douze pieds de hauteur, recouverte de bas-reliefs d’un grand fini, et au centre de cette plate-forme une autre rangée d’escaliers conduisait sur une terrasse plus élevée servant d’assise à un temple de marbre blanc, flanqué d’une tour aux quatre coins, et n’ayant réellement qu’un seul étage, quoique, au premier aspect, on pût s’imaginer qu’il y en avait deux. Sous le péristyle de ce temple se tenaient les prêtres du soleil, revêtus de longues robes blanches sur lesquelles on avait brodé des soleils d’or.

Le grand-prêtre attendait l’Inca sur la dernière marche du second escalier : c’était un homme âgé d’environ quarante ans, à la physionomie aussi digne que ses traits étaient fins et réguliers. La robe, par laquelle on le distinguait des autres prêtres, était d’un bleu de ciel clair des plus agréables à l’œil, faite sans manches, parsemée d’étoiles et de soleils d’or. À son cou pendait une chaîne d’or, au centre de laquelle on voyait attaché un soleil rayonnant, dont l’admirable travail enchaînait nos regards.

La procession pénétra dans le temple en traversant une salle remplie de prêtres, donnant accès dans une vaste enceinte dont les murs et le plafond étaient recouverts d’étoffes bleues pareilles à celles dont était faite la robe du grand-prêtre. Une corniche dorée régnait tout autour de l’appartement, et vis-à-vis la porte d’entrée on apercevait une énorme plaque d’or d’environ cinq pieds de diamètre, entourée de rayons sans nombre. Devant cette pièce massive d’orfèvrerie, sous un dais d’étoffe blanche enrichie de broderies, se dressait un autel de marbre blanc incrusté d’or. Un vase fait du même précieux métal était placé sur le bord de l’autel, et frappait les yeux particulièrement par l’élégance de sa forme et par le travail des anses faites à l’aide de deux serpents entrelacés. Ce vase avait environ dix-huit pouces de largeur et trente de longueur. Sur cet autel, vers l’arrière-partie, on voyait une espèce de tabernacle en or ciselé, haut de près de trois pieds, du plus admirable travail. La porte était d’argent, sertie de pierres fines, de saphirs et de topazes, comme l’étaient aussi le socle et l’orifice du vase placé devant ce sanctuaire.

Tout autour de l’autel se trouvaient quinze autres vases d’un grand modèle représentant les mois de l’année, dont le nom était inscrit sur le poitrail en signes hiéroglyphiques ; ils étaient rangés par ordre et alignés sur deux rangs. Un aromate, qui ressemblait assez à de l’encens[10], brûla pendant tout le temps de la cérémonie dans ces vases d’or massif, et le feu sacré était entretenu par une troupe de vestales revêtues de robes bleues ornées de soleils d’or. Le temple était éclairé par des lampes sans nombre suspendues tout autour de la corniche, et dans lesquelles brûlait une huile parfumée. Il y avait, en outre, de riches candélabres dont le socle reposait sur la mosaïque qui servait de pavé à ce monument religieux, l’un des plus curieux au monde.

Dès que nous fûmes entrés dans le temple, la draperie qui couvrait ce sanctuaire dans la partie éclairée par l’ouest fut relevée à dessein, et les rayons du soleil levant pénétrèrent dans l’intérieur de l’édifice et l’inondèrent de lumière au point de faire pâlir l’éclat des lampes.

Le grand-prêtre s’avança vers l’autel et alluma un feu préparé dans le vase qui se trouvait placé au-dessus, au moyen d’un tison qu’il alla choisir dans le brazero portant le nom du mois dans lequel nous nous trouvions : celui de Naon (vieux style aztec), septième de l’année. Il vint ensuite à pas lents jusqu’au trône occupé par Orteguilla, et celui-ci, prenant des mains d’Apixtamalt le rouleau sur lequel était inscrit le nouveau calendrier préparé par mes soins et ceux de mon ami Grey, le remit en ses mains avec toute la dignité convenable pour un travail précieux. Le grand-prêtre tint ce manuscrit élevé au-dessus de la flamme qui brillait dans le vase placé sur l’autel, et, le déroulant ensuite, il le lut en entier à haute et intelligible voix devant l’assemblée qui remplissait l’enceinte sacrée. Lorsque cette lecture fut achevée, il leva la tête dans la direction du soleil levant et alla placer avec respect le manuscrit sacré dans le tabernacle, devant lequel il se prosterna, tandis que les prêtres et les vestales entonnaient, chacun dans un ton différent, – ce qui formait une cacophonie effrayante et des plus déchirantes… pour nos oreilles, – une hymne sacrée en l’honneur du soleil. On peut s’imaginer facilement quel effet ces cris sans harmonie produisirent sur notre ouïe civilisée.

Telle fut la cérémonie à laquelle nous assistâmes dans le temple de Géral. La procession reprit sa marche, et lorsque tous ceux qui en faisaient partie furent de retour devant le palais de l’Inca, chacun rentra dans son domicile. Mon ami et moi nous avions voulu esquiver le retour en si nombreuse compagnie ; aussi, prenant sur les derrières du temple, nous essayâmes de descendre le long des gradins élevés, polis et glissants de la pyramide sur laquelle le temple était bâti. Heureusement qu’il ne nous arriva rien ; mais nous courûmes le danger de nous briser le crâne sur les arêtes des assises de pierre qui formaient saillie dans cette partie du monument ; car l’architecte aztec avait pris ses précautions pour que nul ne pût monter sans danger jusqu’au temple du Soleil, à moins qu’il ne suivît la voie ordinaire, celle qui conduisait par les deux escaliers.

XII

L’Inca nous avait invités à venir visiter sa bibliothèque toutes les fois que bon nous semblerait : aussi, le surlendemain de la cérémonie dont il a été question dans le chapitre précédent, mon compagnon me fit-il songer à profiter de la permission. Nous quittâmes notre demeure, bras dessus, bras dessous, errant dans les rues de la ville, nous arrêtant comme de vrais oisifs aux endroits curieux, devant les monuments inconnus, au milieu de la foule des promeneurs. Lorsque nous parvînmes au palais d’Orteguilla, il était déjà fort tard.

L’Inca nous retint auprès de lui à causer de choses diverses, puis nous arrivâmes au but de notre visite, et il nous renouvela l’offre de visiter la salle des manuscrits. Cette bibliothèque s’élevait dans une des dépendances du parc impérial, au milieu d’un jardin parfaitement entretenu. Bâtie en marbre blanc, ornée de bas-reliefs fort curieux, cette construction est une des plus extraordinaires du Géral-Milco. La première salle dans laquelle nous entrâmes était tendue d’une tapisserie bleue ; de là nous eûmes accès dans la bibliothèque proprement dite, vaste parallélogramme rempli de tables dont les planches pliaient sous le poids de manuscrits de toutes formes et de toutes dimensions.

Orteguilla nous assura qu’il y avait là près de cent quarante-quatre mille volumes ; mais c’était fort douteux, rien qu’à la simple inspection des ouvrages amoncelés. Depuis, nous eûmes l’occasion de nous convaincre que c’était tout au plus si le nombre de ces manuscrits s’élevait à une quarantaine de mille. Avec la permission de l’Inca, nous examinâmes longtemps les ouvrages de la bibliothèque, dont certains contenaient des peintures enluminées très curieuses et des hiéroglyphes d’une bizarrerie sans pareille. Comme il nous était impossible, vu notre ignorance de la valeur et de la signification de ces signes, de nous instruire dans la science et l’histoire aztèques, dès que notre curiosité fut satisfaite, nous prîmes congé de l’Inca, et longeant la rue du Ocelot, nous fîmes différentes emplettes de livres ou plutôt de manuscrits qui nous parurent – au premier coup d’œil – d’un très grand intérêt. Il est vrai qu’on nous les fit payer très cher, comme aussi les objets de curiosité, dont la valeur paraissait d’autant plus grande qu’elle nous était inconnue.

Pendant que nous visitions la bibliothèque du Géral, l’Inca nous avait proposé de nous rendre à sa maison de campagne, située sur les bords du Manotepec, et il avait été convenu que nous partirions le jeudi suivant. La chaleur était si forte que, si notre unique but n’eût pas été de trouver un endroit plus frais, nous eussions accepté, sans même songer au plaisir d’un voyage curieux.

Le jour suivant, nous nous occupâmes de nos préparatifs, et il fut jugé nécessaire de laisser deux de nos serviteurs au palais des Hôtes, pour prendre soin de nos mules, car aucun Aztec n’osait approcher ces animaux, dont les ruades étaient considérées comme très dangereuses. Notre valet de chambre – c’est ainsi que nous appelions le plus habile de nos domestiques – devait seul venir avec nous afin de conduire les deux mules, et pour préparer notre thé et notre café ; car, quelque habitués que nous fussions à la cuisine aztèque, il nous était impossible de nous passer de ces deux boissons favorites. Je ferai observer en passant que l’arbre à thé et le caféier croissent à l’état sauvage dans le Géral-Milco, et qu’il serait très facile aux habitants de les cultiver, s’ils le jugeaient convenable. La qualité serait des plus supérieures.

Ainsi que cela avait été convenu, nous partîmes le jeudi matin, 18 novembre, en compagnie de l’Inca, dont le cortège était peu nombreux, car sa famille avait déjà pris les devants depuis trois ou quatre jours , et par conséquent toute la cour avait accompagné l’Incaresse.

La procession des palanquins – y compris le nôtre, celui que nous avait offert si galamment Conatzin, auquel nous avions attelé nos deux chevaux, un devant, un derrière, suivant l’usage, s’ébranla à six heures et s’avança à travers la ville dans la direction de l’ouest, en longeant les nombreux parcs publics qui se souvent dans cette partie du Géral. Il était dix heures du matin quand nous franchîmes les murailles, où les hommes qui portaient la litière furent relevés pour la troisième fois depuis notre départ. Nous avançâmes alors doucement, en suivant un chemin tracé à la base des montagnes.

Ce fut seulement à quatre heures de l’après-midi que nous parvînmes aux confins des possessions de l’Inca. Jamais de ma vie je n’avais admiré un paysage plus beau et plus pittoresque. Dans un espace de terrain de forme triangulaire, s’étendant à la base de trois montagnes dont les plans étaient étagés en terrasse presque jusqu’à la hauteur la plus extrême de leurs pics couverts de neige, on apercevait un vaste parc entouré d’une balustrade de bronze doré, ombragé par des arbres gigantesques entre les troncs desquels l’œil se reposait sur un palais de marbre blanc et des fontaines jaillissantes, dont les eaux coulaient entre des gazons et des fleurs. Les portes étaient grandes ouvertes, et sous les allées ombreuses au milieu desquelles notre cortège s’avançait, on apercevait de chaque côté les nobles et les gens de leur suite, tous vêtus de leur costume de fête.

La grande avenue par laquelle nous étions entrés avait environ deux milles de long, et ses nombreux méandres conduisaient tantôt à un pavillon d’une architecture élégante, tantôt à un pont jeté sur une rivière artificielle, au-dessous duquel le tourbillon d’une cascade écumante se mirait aux rayons du soleil incandescent.

Au tournant du chemin apparut soudain à nos yeux le palais d’Orteguilla, maison de plaisance de marbre blanc richement ornementée, d’un aspect vraiment grandiose. Quatre grandes marches, tant soit peu creusées, supportant un quadruple rang de colonnes de l’ordre Geralien, dont la hauteur diminuait en proportion de la hauteur des escaliers, conduisaient à un péristyle somptueux au-dessus duquel régnait un toit d’une hardiesse infinie, supporté, pour former une salle d’attente, par des piliers légers de bronze doré au nombre de cinquante-deux sur un même rang. Les poutres du plafond étaient sculptées et dorées, et les murailles recouvertes de plaques de verre formant miroir, par le même procédé que j’ai déjà expliqué. Le pavé était de marbre blanc et de brèche rouge, et la lumière s’infiltrait à travers des ciels ouverts placés entre chaque colonne.

De cette antichambre princière on pénétrait dans une salle de forme circulaire dont le toit, fait de miroirs pareils à ceux de la première pièce, était supporté par quatre rangs de colonnes de porphyre et au centre duquel le jour pénétrait par une ouverture dont la circonférence devait être d’environ quarante à cinquante mètres. Au-dessous de ce dôme ouvert jaillissait, dans une fontaine à la vasque de marbre, une nappe d’eau si épaisse qu’elle cachait à nos yeux un groupe qui supportait le bassin supérieur.

Au-delà de cette rotonde monumentale étaient placées les chambres destinées aux hôtes d’Orteguilla. Aux quatre coins de celle qui m’était réservée, je trouvai des vases d’or d’un travail fort riche, et les tables comme les sièges dont se composait le mobilier étaient sculptés et dorés avec un grand art. J’admirai, à la lueur du jour qui pénétrait à travers le dôme, supporté par cinq colonnes de brèche verte, la tapisserie appendue aux murailles, dont les broderies étaient du plus beau dessin, et représentaient des animaux fantastiques, des fleurs et des feuilles d’une forme inconnue. La broderie couvrait presque le cramoisi de l’étoffe, dont on apercevait à peine la couleur. Les rideaux et les oreillers de ma couche étaient pareils aux tentures des murs.

Tout ce qui m’entourait était d’une richesse sans égale ; mais je commençais à être blasé sur ce luxe des Aztecs, et tous les objets que je voyais, quelle que fût leur magnificence, me paraissaient désormais ordinaires. Certes, un mois avant l’époque où nous nous trouvions, lorsque Ned et moi nous avions pénétré dans le Géral-Milco, nous éprouvions à chaque instant, lui et moi, une sensation d’admiration qui nous faisait battre le cœur, mais à cette heure, cette splendeur générale avait perdu tout le charme de la nouveauté. Je l’avouerai pourtant, le palais du Manotepec surpassait en beauté tout ce que j’avais vu depuis longtemps ; le luxe de la cour de l’Inca était bien fait pour exciter notre étonnement, aussi les deux semaines que nous passâmes dans ce séjour enchanteur s’écoulèrent-elles avec une rapidité sans pareille.

Orteguilla nous avait admis dans son intimité, et tous les jours nous pouvions nous extasier devant les charmes de la belle Ahtelaqua et de son adorable fille aînée Ineralla, à peine âgée de seize ans, dont la grâce et les formes n’avaient certainement pas de rivales au monde.

Un soir, à la tombée de la nuit, j’étais assis devant la table de ma chambre, écrivant les notes relatives à mon voyage au Géral-Milco, à la lueur d’une lampe remplie d’huile parfumée, lorsque Ned parut inopinément devant moi, ruisselant comme un fleuve, me priant de l’accompagner auprès d’Ineralla, qui, au moment où elle avait posé le pied sur les pierres placées au bord d’une cascade, était tombée dans l’eau, heureusement en présence de sa famille, avec laquelle il se promenait. Mon ami, se précipitant dans le courant, avait sauvé d’une mort certaine cet ange de beauté et de jeunesse qui avait déjà perdu connaissance.

Naturellement je me hâtai de le suivre, emportant avec moi ma boîte à médicaments. Nous passâmes à travers de longs corridors sombres avant d’entrer dans l’appartement réservé à l’Incaresse. Cette salle était brillamment éclairée par des lampes appendues au plafond, aux feux desquelles chatoyait l’or dont chaque partie des murs, des tentures, des meubles et même du sol était incrustée.

Sur une couche recouverte d’une étoffe cramoisie, brodée avec art, reposait la belle Ineralla, tout près d’une fontaine dont les eaux retombaient dans une vasque entourée de fleurs. La pâleur relative de cette figure angélique, ses vêtements imprégnés d’eau appliqués sur ses formes aux plus admirables contours, contrastaient avec la richesse du costume de ses parents et des serviteurs qui lui frappaient dans les mains, lui frictionnaient la plante des pieds, agitaient des éventails autour de sa tête et prenaient tous les moyens pour la faire revenir de son évanouissement.

Ahtelaqua se tenait assise vers le haut de sa couche, tenant sur ses genoux la tête de sa fille chérie, dont la chevelure luxuriante, dénouée, allait retomber en boucles soyeuses jusque sur le pavé de marbre. Il ne me fut pas difficile de m’apercevoir que la belle Ineralla n’était pas en danger, et qu’il n’y avait rien à craindre de ce bain intempestif, seule cause d’une syncope prolongée par la terreur qu’avait éprouvée la pauvre enfant. Quelques gouttes d’éther offertes aux narines, et de douces frictions sur la poitrine, ramenèrent bientôt la vie dans ce corps insensible. Ineralla reconnut tous ceux qui l’entouraient, et lorsque la première émotion se fut dissipée, on l’engagea à se reposer ; car, en ma qualité de médecin, j’étais convaincu que le sommeil dissiperait toute trace de ce fâcheux événement. Aussi, le lendemain, la fille d’Orteguilla avait tout oublié ; sa chute n’était plus qu’un rêve, et le carmin avait de nouveau reparu sous l’épiderme coloré de son gracieux visage. Comme on doit le présumer, Ned et moi nous fûmes appelés ses sauveurs par toute la famille de l’Inca, et, considérés comme tels, nous reçûmes les bénédictions unanimes de la cour et de la population aztèques.

Le second jour de décembre, Orteguilla nous avertit qu’il fallait nous apprêter à retourner dans la capitale, car l’époque était venue de se préparer au voyage annuel qu’il faisait dans ses États, pendant lequel, nous dit-il, il serait heureux de nous avoir à ses côtés, si cela nous était agréable.

En conséquence, le lendemain, nous revînmes au Géral, en compagnie de l’Inca et de toute son escorte.

XIII

L’Inca quitta Géral le 8 décembre, suivi de toute sa cour et d’une troupe armée. Les nobles, les grands dignitaires de l’incalat, les curaças et les principaux officiers avaient reçu l’ordre d’accompagner Orteguilla, suivant l’usage, et les litières dans lesquelles ils étaient montés formaient une interminable procession, dont les replis s’étendaient à plus de deux milles. Seize nobles portaient sur leurs épaules le palanquin où s’était assis l’Inca, et tout autour s’avançait en bon ordre une compagnie de soldats brillamment équipés et faisant partie du corps qui précédait et fermait la marche.

Mon ami Grey et moi nous nous étions joints à la suite du chef aztec sur son invitation. Montés dans notre litière, nous nous étions fait suivre par un serviteur en selle sur le dos d’une mule et en conduisant par la bride trois autres qui portaient notre bagage. Nous traversâmes, en suivant la digue qui scindait le lac, les quatre grandes forteresses, aux murailles desquelles étaient appendues des bannières et des guirlandes de fleurs, et nous regagnâmes le rivage du lac à Onadella, vers les neuf heures du matin. Là se trouvaient les manufactures de bronze des Aztecs, qu’Orteguilla visita et nous fit visiter avec lui, pour nous montrer des socs de charrues en bronze, qu’il avait fait fabriquer sur le modèle des nôtres ; mais tout me porte à croire que la matière mêlée d’alliage de bronze et d’étain, dont ces instruments étaient formés, n’avait point assez de force pour résister aux aspérités du sol où ils devaient tracer le sillon.

À onze heures, après avoir pris notre part d’une collation préparée pour les besoins de l’Inca et de sa suite, nous quittâmes Onadella, et après cinq heures de marche nous fîmes halte devant les murs de Tezcutlipotenango (un nom fort difficile à écorcher), dont les habitants étaient accourus afin de complimenter leur chef suprême. À leur tête on voyait le Curaça de leur ville, dont le nom signifie Cité circulaire, et cet officier, quoique faisant partie de la suite de l’Inca, nous avait précédés en ne s’arrêtant pas à Onadella.

Bientôt après avoir reçu les hommages de ses sujets, Orteguilla pénétra, suivi de son escorte, jusqu’au palais du gouvernement qui, par une bizarrerie digne d’être consignée, se trouvait placé au centre même de la Cite circulaire, et offrait aux yeux des proportions gigantesques, quoique l’architecture ne fût pas des plus remarquables. Nous laissâmes à notre serviteur le soin de découvrir un logement pour Ned et pour moi, et pleins de confiance dans son habileté, nous partîmes pour explorer la ville. La rue que nous suivions, et qui s’ouvrait droit devant nous, conduisait à l’une des portes de la ville. Elle était spacieuse et fort peuplée ; mais, lorsqu’au premier détour nous voulûmes obliquer à droite, nous trouvâmes la voie interceptée par une longue chaîne de bronze, derrière laquelle se tenait un peloton de soldats, armés en guerre, qui nous empêchèrent de passer outre.

Un instant nous songeâmes à nous servir de deux pistolets revolvers que Ned et moi nous portions constamment dans l’une des poches de notre paletot de voyage ; mais les douze coups que nous avions à tirer n’étaient point suffisants pour nous débarrasser de cent hommes : aussi pensâmes-nous que la prudence devait l’emporter sur le courage, et cependant, comme c’eût été probablement la première fois que ces barbares auraient entendu la détonation d’une pareille arme, tout nous portait à croire qu’en faisant feu en l’air nous mettrions en fuite cette horde de soldats. En vain essayâmes-nous de forcer la consigne à l’entrée de deux ou trois autres rues ; voyant qu’il n’y avait pas moyen de passer outre, nous résolûmes de retourner au palais, où, par l’ordre d’Orteguilla, des logements avaient été préparés pour nous. Pendant toute la soirée, l’Inca tint ses assises, recevant les dignitaires de son empire qui résidaient à Tezcutlipotenango, et écoutant les rapports qu’on lui lisait au sujet des manufactures, rapports que le secrétaire impérial Apixtamatl rangeait avec soin pour les présenter à l’application du Conseil des nobles, dès que l’Inca serait de retour dans la capitale du Géral-Milco.

Nous quittâmes la Cité circulaire le 9 décembre, juste deux mois après notre arrivée dans le pays des Aztecs. La première place où nous parvînmes deux heures après notre départ s’appelait Otompan : ville entourée de murailles et placée au milieu d’une vallée pittoresque. Ce site, nouveau pour nous, était aussi arrosé par le Naloma, qui le scindait en deux. On apercevait çà et là des ponts très larges, dans les arches desquels coulait tranquillement le même cours d’eau qui arrosait Géral et Tezcutlipotenango.

Le Naloma avait dans cet endroit environ un demi-mille de largeur, et se trouvait encaissé dans des quais bâtis en pierre. Chaque pont était formé par des massifs de granit ; d’énormes madriers qui supportaient les poutres sur lesquelles le plancher était fixé, se dressaient au milieu de ces piles solidement construites. Sur les quais, le long du fleuve, des plantations d’arbres régulières et bien entretenues servaient de promenade aux habitants.

Pendant qu’Orteguilla donnait encore audience aux sommités de l’endroit, nous parcourûmes, sans difficulté cette fois, les rues de la ville, et, après avoir diné vers une heure, nous repartîmes pour aller coucher dans la troisième cité curaciale, celle de Mixocolo, où nous entrâmes avant le coucher du soleil. Cette ville est sans contredit plus belle que les deux premières par où nous avions passé : elle contient un grand nombre d’édifices fort remarquables que nous apercevions du haut de la terrasse du palais du gouvernement, car, comme dans les autres villes, une troupe de soldats avait cerné les issues du palais, avec la consigne d’empêcher n’importe qui de pénétrer dans l’enceinte s’il n’appartenait pas à la noblesse, et de sortir s’il n’était pas muni d’une passe d’Orteguilla. Aussitôt que la réception fut terminée, le chef aztec vint nous prendre, et nous engagea à le suivre pour visiter avec lui les principales curiosités de la ville.

Les rangs de la garde s’ouvrirent sur son passage, car les soldats avaient reconnu celui qui nous conduisait. Orteguilla nous fit parcourir un labyrinthe de rues tortueuses et nous amena devant la façade d’un bâtiment d’environ cent pieds de long sur trente de hauteur, dont la seule ouverture consistait en une porte basse placée au milieu. On devinait plutôt qu’on ne voyait les côtés de l’édifice, dont les murs se trouvaient cachés par des maisons particulières. Une foule compacte pénétrait et sortait par la porte basse, et nous étions vraiment intrigués de savoir quelle était l’attraction si grande qui les amenait dans ce lieu.

L’Inca se mêla à ses sujets en nous disant de ne pas le quitter, et bientôt lui et nous nous fûmes entraînés par le courant humain. Peu d’instants après, nous nous trouvâmes dans une immense salle supportée par sept rangs de colonnes toujours pareilles à de grands vases, entre chacune desquelles s’ouvrait un dôme à jour qui éclairait une boutique placée comme dans un bazar. Nous nous trouvions, en effet, dans le marché couvert de la ville de Mixocolo, et les acheteurs se pressaient devant tous les magasins, marchandant, payant et emportant lus articles qui leur étaient nécessaires. La diversité des costumes, le bruit des voix, la nouveauté des objets exposés à nos yeux, tout nous remplissait d’étonnement. Bientôt nous fîmes comme tout le monde, et notre bourse se vida dans les mains des marchands aztecs en échange de denrées, d’étoffes et de certains articles qui nous parurent dignes de figurer dans notre musée géralien. Il était fort tard lorsque nous retournâmes au palais, très fatigués et cependant enchantés de notre après-midi. Notre souper était préparé, et nous lui fîmes honneur.

Le lendemain matin, en quittant Mixocolo, un brouillard assez humide couvrait la vallée, et bientôt il tomba résolu en pluie. C’était la première fois depuis notre départ de Para que nous avions éprouvé un changement de température. En effet, c’était l’époque de la saison torride, qui, dans ces régions élevées, commence en septembre et ne finit qu’au mois de février suivant. Quoique cette pluie rafraîchît l’atmosphère, elle n’était point de notre goût, car ni mon ami ni moi nous n’eussions été satisfaits d’être contraints de rester à Géral pendant la saison pluvieuse, ou d’être exposés à retourner à Para par des chemins défoncés et remplis de boue.

À environ deux milles de Mixocolo, nous quittâmes le bord du fleuve, nous avançant dans la direction de l’ouest, sur une grande route le long de laquelle nous apercevions à droite et à gauche, de distance en distance, des édifices que l’on nous assura être des magasins de vivres, des silos aztecs, destinés à approvisionner l’armée du pays lorsqu’elle est forcée de voyager pour la défense de la vallée. De cette manière les habitants n’avaient point à souffrir ni dans leurs récoltes ni dans leur propriété par le passage des soldats qui, si souvent, dans les pays civilisés, traitent leurs compatriotes comme ils le feraient de leurs ennemis. L’armée du Géral-Milco est considérable, car il est important d’être toujours prêt à repousser les attaques des tribus sauvages qui vivent par delà les limites de la vallée aztèque, et dont les excursions avaient souvent été fatales aux paisibles sujets de l’Inca.

Le village dans l’enceinte duquel on fit halte pour dîner avait un nom si extraordinaire, qu’il me fut impossible d’en traduire le nom en signes de notre langue. On avait dressé sur la principale place une tente de dimensions gigantesques, pour suppléer au manque d’édifice impérial, et Orteguilla put s’y reposer, ainsi que tous les seigneurs de son escorte. Le soir, nous entrâmes dans la petite ville de Poanango. Le palais du gouverneur était à peine suffisant pour donner asile à l’Inca et à ses officiers ; aussi fûmes-nous forcés à demander l’hospitalité pour la nuit dans une des maisons particulières de la cité. Le lendemain matin, au soleil levant, nous devions nous remettre en route afin de gagner la ville de Xaromba.

En effet l’on se remit en marche pendant six heures consécutives, sans s’arrêter autrement que pour donner le temps aux porteurs de palanquins de se relayer. Nous seuls n’avions pas besoin de faire halte autrement que pour attendre les autres, car notre litière, portée par nos deux chevaux, excitait l’admiration générale. Ce véhicule aztec avait été fabriqué de manière à être porté par seize hommes, et les brancards étaient longs en conséquence, ce qui nous prémunissait contre les ruades du cheval placé en tête, au cas où il eût eu des velléités de se cabrer.

Un quart d’heure avant midi, la caravane arriva à Atalatl, ville d’une certaine importance, où l’on se reposa tandis qu’on laissait passer la chaleur, et vers les trois heures on se remit en route pour arriver à Xaromba avant le coucher du soleil. Malgré la rapidité de notre marche, le dernier rayon de l’astre adoré par les Aztecs avait disparu lorsque nous entrâmes dans la ville fortifiée. Nous nous retirâmes Ned et moi dans l’appartement qui nous avait été destiné, et, malgré la fatigue de notre marche, nous restâmes longtemps accoudés sur la meurtrière[11] d’environ quatre pieds carrés qui éclairait notre chambre dans le palais impérial. De cet endroit, nos yeux s’égaraient sur les pics escarpés – de vraies aiguilles ! – des monts Atolatepec, qui dominaient les terrasses couvertes d’une verdure luxuriante, placées le long des pendants étages jusqu’aux portes de la ville. La lune brillait d’un éclat indicible, et sa lueur argentée donnait un aspect féerique à cette partie du Géral-Milco, dont le pittoresque était sans pareil. Devant elle avaient pâli les feux multiples allumés en l’honneur de l’Inca, sur toutes les azoteas de Xaromba. Aussi fallut-il un grand sentiment de raison pour nous arracher à ce spectacle enchanteur et nous livrer au sommeil.

Un vieux proverbe français : « Hurler avec les loups » sert à remplacer le dicton américain : « Faire à Rome ce qu’y font les Romains. » C’est ce que firent M. Middleton Payne et son ami M. Grey ; car, sans observer la solennité du dimanche, ils se mirent à l’unisson des païens aztecs, et, sur l’invitation d’Orteguilla, partirent sans songer à mal, afin de se rendre aux mines de sel qui gisent dans le voisinage de Xaromba. Voici comment M. Payne raconte son excursion :

 

Le dimanche matin 12 décembre, nous quittâmes le palais à huit heures du matin, et, traversant la ville aux Fontaines, – car telle est la signification de Xaromba, nous gravîmes le Xarombatepec, malgré la fatigue occasionnée par la chaleur, et nous nous reposâmes forcément, eu égard à la difficulté de l’ascension, sous une tente de cotonnade bleu et blanc d’une richesse fabuleuse. L’Inca, pour qui l’on avait préparé un abri plus élégant et plus spacieux, nous envoya dire vers dix heures qu’il se disposait à pénétrer dans l’intérieur des mines.

Nous nous hâtâmes de le rejoindre, ce que nous fîmes au moment où il se tenait debout près de l’orifice de la mine principale, dont l’entrée était formée de masses de sel de la plus éclatante blancheur. Immédiatement à la suite venait une galerie entièrement taillée dans le sel gemme et d’une pureté non moins éblouissante, éclairée par des candélabres appendus au plafond entre chaque colonne de forme géralienne dont, à en croire le directeur des mines, la solidité était inébranlable. Cette galerie était fort longue, et aboutissait brusquement devant une grande tranchée descendant en plan incliné dans la direction de l’ouest.

Il y avait environ six cent dix pas de l’entrée de la mine à l’endroit où nous étions parvenus, et de là nous descendîmes encore à peu près quatre cent vingt-cinq marches pour arriver à une seconde galerie longue d’environ sept cents pieds. Tous ces chemins souterrains conduisaient dans une seule et même direction ; mais, au centre de la montagne, à la profondeur de huit cents pieds, il y avait un troisième boyau aboutissant à une vaste salle circulaire d’environ douze cents pieds de diamètre et partiellement voûtée sans le secours de la main de l’homme, car les mineurs avaient, comme on me l’assura par la suite, très peu fait pour donner du pittoresque à cette grotte naturelle. Des lampes suspendues au plafond, des candélabres appliqués le long des colonnes de sel gemme et des torches de résine éclairaient à giorno une grande table de sel blanc comme du marbre de Paros, sur laquelle était placée la collation destinée à l’Inca et à sa suite, repas copieux dont chaque plat disparut comme par enchantement, tant l’air de la saline souterraine avait aiguisé notre appétit.

Dès que le lunch fut fini, les guides nous conduisirent à travers une autre issue placée à droite jusqu’au sommet d’un vaste escalier taillé dans le sel, descendant à près de six cents pieds de profondeur et donnant accès à différentes galeries divisées en appartements. Toutes ces chambres étaient illuminées avec éclat ; mais la réverbération des feux sur les piliers ou les murailles de sel rendait insupportable la fixité du visiteur, et nous étions contraints à fermer les yeux.

En descendant encore une trentaine de pieds, nous nous trouvâmes à environ 2,500 pieds au-dessous de l’endroit par lequel nous avions pénétré dans la mine. Le directeur nous assura qu’à l’endroit où nous étions parvenus on se trouvait au niveau du fond de la vallée.

En suivant une série de huit pentes inclinées, façonnées en forme de zigzags et parallèles pour la direction aux galeries supérieures, nous parvînmes encore à une profondeur de cinq cents pieds au-dessous du sol. Là, à l’un des détours de la route souterraine, s’entr’ouvrait devant nous une ouverture carrée par laquelle on pénétrait dans une salle dont la voûte se terminait en pointe, comme eût pu le faire le minaret d’un palais turc.

Un bruit pareil à celui d’une chute d’eau vint frapper mes oreilles et celles de mon camarade, mais nous n’y fîmes pas autrement attention pour le moment, car la suite d’Orteguilla s’engouffrait dans une nouvelle passe, longue d’environ soixante-dix pieds, boyau assez obscur pour nos yeux à moitié éblouis par l’éclat de l’illumination de la salle du festin. À mesure que nous avancions, le bruit de l’eau tombant d’une certaine hauteur devenait de plus en plus distinct, et nous découvrîmes quelle en était réellement la cause lorsque nous aperçûmes, au moment où le directeur des mines soulevait une épaisse tapisserie qui retombait à l’issue de la galerie, pour intercepter le courant d’air, un demi-cercle enseveli dans une profonde obscurité, et au-dessus duquel, à deux cents pieds sur nos têtes, se précipitait une nappe d’eau produisant une commotion pareille à la décharge d’une batterie de pièces de canon. Le torrent impétueux tombait dans un gouffre immense, et le liquide se perdait en écumant dans une ravine tortueuse le long de laquelle la main des hommes avait placé, comme parapets, des blocs de sel dur de plus de deux pieds d’épaisseur sur trois et demi de hauteur. Nous avions devant nos yeux une caverne naturelle de sel gemme, dont aucune description ne peut faire imaginer le grandiose et la magnificence. Malgré la clarté projetée par près de deux cents torches, des candélabres éclairés, des lampes multiples, c’est à peine si nous pouvions percer les ténèbres amoncelées dans les hauteurs de la voûte, à travers lesquelles, de temps à autre, scintillaient des lueurs pareilles aux feux des étoiles, produites par les micas des cristallisations appendues au plafond de la grotte. Plus près de nos yeux, des colonnes, des arceaux, des arches isolées et des niches formées de stalactites et de stalagmites, offraient à la vue des chatoiements imités de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

À quelques pieds de la cataracte, Grey me fit remarquer une ouverture donnant accès dans une grotte plus petite, et dont la forme ressemblait à celle des ogives gothiques. On apercevait à s’y méprendre les acanthes historiées du moyen-âge, sculptées en spirales au-dessus des nervures arquées, et se réunissant au sommet par le chou fleurdelisé habituel. À proprement parler, tout cela était grossier, fantastique, peu régulier, mais, l’imagination y aidant, et mon ami l’avait réveillée en moi, il m’était prouvé que j’avais devant les yeux une ogive du plus beau temps des Goths. Grey en fit un croquis à la hâte, tandis que, muni d’une torche, je m’aventurai à travers l’arcade, dans l’intérieur de la nouvelle grotte. La salle où j’étais parvenu n’avait pas la grandeur de la première, mais les beautés qu’elle renfermait étaient réellement admirables.

C’est à peine si la voûte atteignait une soixantaine de pieds d’élévation, mais on distinguait tous les détails de son architecture irrégulière, formée de colonnes semblables à deux entonnoirs placés l’un sur le bec de l’autre, et d’arches de forme triangulaire. Le sel gemme dont se composait chaque colonne avait assumé des couleurs diverses, et l’écarlate, le bleu, le vert, le jaune et le rose se mariaient ensemble de la façon la plus ravissante. Je restai longtemps ébloui par le merveilleux tableau qui s’offrait à ma vue et quand je sortis de ma grotte, Ned venait d’achever le croquis représentant le portail de l’église souterraine, où je me hâtai de le conduire, afin de jouir de son étonnement.

Lorsque nous retournâmes auprès de l’Inca, il avait déjà repris sa marche, et gravissant un escalier ardu qui se trouvait placé devant nous, Ned éprouvait un violent désir, et il ne put résister à l’envie de mettre son projet à exécution. Saisissant dans sa poche un de ses pistolets revolvers, il se hâta, avant qu’il me fût possible de l’en empêcher, ou plutôt de deviner ce qu’il allait faire, d’en décharger un coup dans la direction du plafond. La détonation fut immédiatement suivie d’un tourbillonnement dans l’espace, et une énorme stalactite vint se briser en mille morceaux sur le sol, à quelques mètres de nos pieds.

Je laisse à penser dans quelles convulsions se trouvèrent les nobles qui entouraient Orteguilla, lorsque la répercussion de ce bruit terrible frappa leurs oreilles. Ils s’élancèrent pêle-mêle dans la salle supérieure, laissant tout seul, au milieu des escaliers, l’Inca, près duquel nous nous hâtâmes de monter, afin de lui témoigner toute notre surprise au sujet de la commotion qu’il venait d’éprouver. Naturellement nous ne lui avouâmes point que nous en étions la cause. Dans la salle où nous parvînmes, tout le monde se tâtait en cherchant à savoir s’il n’était point blessé ; et lorsque l’on se fut convaincu de la disparition du danger, on se compta les uns les autres. Nul ne manquait à l’appel. Des tables, des bancs, des sièges de toutes formes se trouvaient sculptés dans le sel gemme, au milieu de la grotte où nous nous trouvions ; mais rien de tout cela ne pouvait chasser de l’imagination le fantastique souvenir de la cataracte et de l’église au portail gothique.

Nous trouvâmes encore des couloirs, des salles, des pentes abruptes, des galeries sans fin, des escaliers aux marches innombrables, et enfin, harassés, moulus, rendus, hors d’haleine, nous éprouvâmes la joie de nous retrouver à la lumière du jour, à quelques pas de la tente d’Orteguilla et devant la nôtre. Un souper avait été préparé pour toute la cour de l’Inca, et chacun y fit grand honneur. Il était près de quatre heures et demie lorsque nous rentrâmes au palais de Xaromba, après une absence de huit heures, pendant laquelle nous n’avions pas pris une seule minute de repos ; mais nul de nous ne regrettait la fatigue, car le spectacle offert à nos yeux méritait bien que l’on bravât même un danger.

XIV

Nous quittâmes Xaromba le lendemain matin à six heures, et ne nous arrêtâmes qu’à midi dans la petite ville de Teman, sans nous être éloignés un seul instant de la route construite le long de la base des monts Atolatepec. Après avoir pris notre repas, nous nous remîmes en marche, vers trois heures, en détournant du côté du sud, et vers le coucher du soleil nous entrions dans la ville fortifiée de Panonco, où toute la suite de l’Inca trouvait ses quartiers préparés à l’avance.

À peine Orteguilla eut-il achevé son dîner, qu’il vint nous rejoindre dans notre appartement. Ned et moi, tout en fumant nos cigares, nous étions étendus sur des couchettes près de la fontaine placée au milieu de la salle, et nous reçûmes du chef suprême des Aztecs la proposition d’aller avec lui visiter le temple du Soleil. Naturellement nous acceptâmes avec joie, et nous partîmes à l’instant même, car cette excursion devait nous faire connaître une nouvelle particularité des mœurs aztèques.

Le monument consacré au culte de l’astre du jour était bâti dans le milieu d’un parc entouré de grilles de bronze placées au sommet d’une muraille de trois pieds de hauteur. Deux barrières dorées placées aux quatre entrées du parc empêchaient le public de s’introduire dans l’enceinte consacrée ; mais à l’aspect d’Orteguilla le gardien se hâta d’ouvrir la porte, et nous fûmes admis tous les trois.

Une avenue bordée d’arbres gigantesques nous amena devant un édifice de marbre blanc ayant la forme d’une étoile à huit triangles, et tout entouré de colonnes de l’ordre géralien. La partie massive aux murs octogones d’où saillissaient les huit pointes triangulaires était surmontée d’un second étage faisant retraite et entouré, comme le reste du monument, de colonnes multiples. Plus encore, dans le sommet de l’édifice, un pavillon à jour, supporté par vingt-quatre colonnes, donnait à ce temple un aspect d’élégance et de bizarrerie qui excita notre admiration. Une rangée de vases pareille au nombre des colonnes se détachait en relief sur l’azur du ciel.

À mesure que nous approchions de cette construction fantastique, je remarquai que les triangles faisant face à l’est et à l’ouest étaient complètement à jour, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas autre chose que des colonnes et pas de murailles. L’entrée principale était du côté du nord, et, lorsque nous nous présentâmes, nous fûmes reçus par une foule nombreuse composée de tous les prêtres du temple, qui s’étaient assemblés à la nouvelle de l’arrivée de l’Inca ; car non seulement Orteguilla était le chef suprême du gouvernement, mais encore le directeur des affaires religieuses. Les prêtres nous introduisirent dans la salle triangulaire, dont on couvrait les murs, au moment de notre arrivée, avec des tapisseries de couleur bleue.

De là nous pénétrâmes dans le sanctuaire, vaste construction de forme octogone, éclairée par un ciel ouvert supporté par quatre-vingts colonnettes d’or massif. C’est au dessus de cette ouverture grandiose qu’est placée la rangée de colonnes de marbre blanc du dôme extérieur. Au milieu de la colonnade de l’extérieur du sanctuaire s’élève un dais du plus riche tissu, au dessous duquel on a placé un autel composé d’or et de plaques de porphyre. La place du tabernacle est marquée sur cette table massive, mais cet objet ne se trouvait pas encore là ; car, à ce qu’on nous apprit, il n’était pas encore achevé. Les vases destinés à représenter les mois, comme aussi celui placé sur l’autel, étaient bien là, mais c’était du provisoire, en bronze ; les ouvriers qui fondaient et ciselaient des vases définitifs n’ayant point encore terminé leur travail.

Dans tous les temples consacrés au soleil que j’ai visités pendant mon séjour au Géral-Milco, l’astre vivifiant est invariablement représenté par un disque d’or bordé de rayons pointus et ondulés. Ce bijou grossier est toujours placé derrière l’autel à trois mètres de hauteur. Cependant le temple de Panonco faisait une exception à cette règle, car à cause de sa construction bizarre, le soleil était représenté par une boule ronde, d’une grosseur étonnante, faite en métal précieux repoussé et orné de pierreries étincelantes. Cette personnification informe de l’orbe de feu était appendue au dessus de l’autel au moyen de chaînes d’or fixées au bord du ciel ouvert. Les côtés est et ouest du sanctuaire étaient ouverts, et l’absence de murailles permettait au jour et à l’air de pénétrer dans l’intérieur à travers les colonnes ; mais cependant, dès que le soleil se couchait, on plaçait des barrières de chaque côté, et, à l’aide de tapisseries, le temple se trouvait clos. Comme on doit le présumer d’après la description qui précède, le sanctuaire de Panonco n’était pas complet ; mais comme la congrégation des prêtres qui desservent ce monument comptait parmi les plus riches du pays, tout me portait à croire, lors de ma visite à Panonco, que ce monument serait achevé avant peu. Quel que fût l’état provisoire et incomplet de ce temple, c’était indubitablement le plus admirable de tous ceux que j’avais vus jusque-là dans le pays des Aztecs. Nous ne rentrâmes au palais impérial qu’à sept heures du soir, afin de nous reposer pour être à même de reprendre le lendemain le cours de notre excursion.

Nous partîmes avant le lever du soleil, en nous avançant vers le nord. La première halte se fit à Gopul, où l’Inca fut contraint de s’arrêter jusqu’à quatre heures de l’après-midi pour y recevoir les rapports des différentes institutions du pays et la visite des autorités. Nous eûmes cependant tout le temps d’entrer dans la ville d’Atola, vers six heures, et malgré la fatigue de la route, nous nous hâtâmes de souper, afin d’aller visiter, en compagnie d’Orteguilla, le temple d’Atolatepec, bâti sur une des aiguilles de la Sierra, et considéré, par sa position élevée, comme le plus vénérable de tous ceux du Géral-Milco ; car c’est lui qui, le premier, reçoit la visite du dieu de la lumière. Comme il s’agissait de gravir les pentes abruptes de la montagne, nous montâmes à cheval, laissant là notre palanquin oublier à son aise les soubresauts de la route.

La nuit se levait brillante et étoilée, quand Orteguilla, suivi de son escorte, parvint aux premières terrasses de la Sierra. Jamais je n’avais vu de ténèbres plus claires ; l’éclat des constellations était tel, qu’on eût pu facilement lire dans un livre, et lorsque la lune se leva, on se serait cru en plein midi. Onze heures sonnaient lorsque nous arrivâmes devant la grille du parc, au milieu duquel le temple était construit. Bientôt, à travers l’épaisseur de la forêt, dont l’ombre était telle qu’on ne voyait pas à deux pouces devant soi, nous pûmes apercevoir la colonnade de marbre blanc sur laquelle chatoyaient les rayons de la blanche Phébé. Les prêtres du temple avaient abandonné leurs appartements à l’Inca et à ses officiers, et comme cela ne suffisait pas pour abriter tout le monde, ils avaient dressé des lentes dans l’enceinte du parc réservé, se retirant dans le sanctuaire du soleil pour y passer la nuit.

Nous ne nous fîmes pas prier, Ned et moi, pour fermer les yeux et céder au sommeil, et cependant notre étonnement fut grand lorsqu’un des serviteurs de l’Inca vint nous réveiller pour nous avertir que le soleil allait se lever avant que vingt minutes se fussent écoulées. Nous étions persuadés que c’était une mauvaise plaisanterie, et qu’il y avait tout au plus une demi-heure que nous étions endormis. Il fallut cependant céder à l’évidence, et notre montre nous prouva que la réalité n’était point un songe. Nous revêtir de nos habits, hâter nos ablutions, prendre nos couvre-chefs et courir vers le temple, tout cela fut l’affaire d’un moment. Le monument sacré devant lequel nous nous trouvions était, comme tous les autres, construit en marbre blanc, et sa façade s’étendait dans la direction de l’ouest : d’une forme oblongue et carrée, l’architecture du temple était particulièrement remarquable par un portique dont le fronton était supporté par une triple rangée de colonnes. Sur l’entablement, on avait placé, à distance égale, des vases au nombre de vingt-huit. Ce portique était plus bas d’environ quatre ou cinq pieds que le monument lui-même, et tout autour du fronton et de l’édifice régnait une palissade de pierres ouvragées et sculptées d’une manière admirable.

Les entrées du temple, au nombre de deux, sont placées aux extrémités du portique, entre les deux dernières colonnes. Nous pénétrâmes par la porte du nord dans une grande salle aux corniches d’or, tendue d’une étoffe bleue, et divisée en treize niches dans lesquelles sont placés autant de vases d’or représentant les mois de l’année. Le plafond est aussi peint en bleu, et c’est au centre que les prêtres ont suspendu un soleil d’or dont les rayons avaient plus de vingt pieds de longueur. Le temple était illuminé à giorno et rempli de prêtres en grand costume.

De cette première salle nous entrâmes dans le sanctuaire, en passant à travers une porte qui se trouvait à gauche. Ce sanctum vénéré des Aztecs était de forme carrée, et les murailles disparaissaient sous d’épaisses étoffes bleues, dont les plis relevés de distance en distance laissaient apercevoir, à travers des feuilles de jaspe blanc, les rayons du soleil qui pointait à l’horizon. L’autel, le dais, les vases se trouvaient du côté gauche dans l’ordre habituel. Orteguilla officia en sa qualité de grand-prêtre, et la cérémonie étant terminée, on nous conduisit dans un immense réfectoire où une collation exquise nous attendait tous. Puis, lorsque le repas eut été dévoré, la procession reprit sa marche pour redescendre à Atola.

Deux heures furent consacrées par l’Inca aux réceptions officielles, puis on quitta la ville pour se rendre à Tontam, bourgade bâtie sur les bords du Naloma, d’où, après avoir passé une heure à entendre les compliments d’usage, le chef suprême alla coucher à Edarallaqua, grand centre de population placé au pied de la montagne qui porte ce nom et qui est le premier des placers aurifères du Géral-Milco.

XV

La chaleur était intolérable le 16 décembre, et cependant nous partîmes pour continuer notre chemin en visitant les mines d’or situées à environ six milles de la ville dans laquelle nous avions passé la nuit. Nous préférâmes encore, pour cette fois, eu égard à la torpidité de l’atmosphère, faire la route sur nos chevaux plutôt que dans notre palanquin : aussi, avant que deux heures se fussent écoulées, nous avions franchi l’espace qui nous séparait de l’Eldorado géralien. Cette raison nous engagea à décliner l’honneur de descendre dans l’intérieur des mines, en compagnie de l’Inca : nous étions persuadés que la chaleur devait être là bien plus forte qu’au dehors. Nous demeurâmes donc près des orifices par lesquels Orteguilla et les siens avaient disparu, et pendant leur absence, nous examinâmes à loisir les magasins dans lesquels on enferme le précieux minerai. Ce sont de vastes constructions en pierre, fortifiées comme des places de guerre, entourées elles-mêmes d’une muraille et, aux quatre angles, de tours d’une épaisseur sans pareille. Comme il y a là des provisions de toutes sortes, ces fortifications pourraient, sans aucune difficulté, soutenir un long siège. Cela est, du reste, arrivé plus d’une fois, lorsque les Lambys, assistés par plusieurs tribus sauvages des sierras du Brésil, vinrent attaquer les Aztecs dans leur vallée, jadis occupée par leurs ancêtres, car la possession de ce pays était la cause des dissensions et de l’inimitié entre les Indiens et les descendants des Mexicains et des Péruviens. Les forts des mines d’Édarallaquatepec ne sont, à cette heure, occupés que par quatre cents hommes, et tandis que nous visitions les différentes parties du bâtiment, ces fils de Mars et de Bellone se prélassaient au soleil, étendus sur les dalles de la cour intérieure, sans paraître faire la moindre attention à la chaleur dont nous nous sentions accablés.

Les magasins étaient remplis de lingots d’or, que l’on expédiait tous les sept jours, suivant l’usage, dans les différentes villes par portions égales, afin d’être monnayés et divisés en trois parts, ainsi que je l’ai expliqué dans le chapitre IX, où il est question de la monnaie du pays aztec.

Orteguilla ne fit pas un long séjour dans l’intérieur des mines, peut-être n’était-il pas content d’être séparé de nous et désirait-il se rapprocher plus tôt de ses chers hôtes, dont la compagnie lui était plus agréable que celle de ses Curaças et des nobles de sa cour. Quoi qu’il en soit, on se hâta de partager une collation préparée à notre intention, et l’escorte se remit en marche pour atteindre la forteresse de Jacoqulatl, située à huit milles ou nord de Édarallaqua, sur le second plateau de la Sierra.

Nous n’arrivâmes au lieu de notre destination qu’à la nuit noire. C’est à peine si, grâce aux torches allumées qui nous montraient la route, il nous fut possible de distinguer les murailles de la place de guerre. Il me parut, autant que je pus en juger, qu’il n’était point facile de s’introduire dans Jacoqulatl, car il nous fallut traverser un pont-levis jeté sur un fossé et passer sous une voûte assez profonde où nous pouvions à peine respirer, puis enfin nous parvînmes en plein air et continuâmes notre route. Trois quarts d’heure après, nous franchîmes encore un pont bien plus long que le premier, aboutissant sous une voûte du double plus étendue que la précédente. Nous n’étions cependant pas encore arrivés dans la forteresse, car il fallait encore cinq minutes de marche à notre caravane pour pouvoir se ranger dans la salle principale de l’édifice où nous attendaient des officiers de tout grade, dont les costumes étincelaient à la lueur des lampes qui brûlaient de toutes parts appendues au plafond, accrochées aux murailles. L’heure était venue de se mettre au lit ; aussi personne ne se fit prier aussitôt que l’on eut achevé le repas du soir, et une demi-heure après, tout le monde dormait, à l’exception peut-être des sentinelles qui veillaient sur l’azotea de la forteresse.

Les rayons du soleil, dont était inondée notre chambre à coucher, me réveillèrent le lendemain. Ils perçaient une feuille de jaspe, qui remplissait le cadre de la fenêtre, et se jouaient entre les filets d’eau coulant sur les lèvres d’une triple vasque de porphyre, où sourdissait un conduit alimenté par les sources de la montagne. Mon premier soin, avant de procéder à ma toilette, fut d’ouvrir la fenêtre et de jeter les yeux au loin. La vue qui s’étendait à mes pieds était vraiment sans pareille ; du troisième étage du fort où je me trouvais, j’étais placé à merveille pour tout voir sans perdre le moindre détail. Devant moi j’avais la forteresse de Jacoqulatl, aux murailles d’une épaisseur extraordinaire. Puis au-delà un grand fossé rempli d’eau dont les bords étaient reliés par un pont-levis. Plus loin s’étendait une plaine verdoyante, au milieu de laquelle on apercevait différentes constructions, que je sus depuis être des casernes. Puis enfin, à près d’un mille du fort, on voyait un cercle formé de murs élevés, au delà duquel il devait y avoir une ceinture d’eau.

Grey et moi nous nous hâtâmes de déjeuner et d’aller présenter nos respects à l’Inca, près de qui nous arrivâmes au moment où il se disposait à visiter l’extérieur de Jacoqulatl. Il nous invita à le suivre, et se fit un plaisir de nous montrer en détail cette fortification digne d’avoir été construite par les Romains. Une tour principale, d’environ cent cinquante pieds d’élévation, celle à travers laquelle on pénétrait dans le fort, était flanquée de murailles ornées aux quatre coins de bastions quadrangulaires, composés chacun de quatre étages dont les proportions diminuaient eu égard à la hauteur. Sur les remparts, qui s’étageaient aussi entre chaque tour, il y avait des casemates, que de loin on aurait pu prendre pour des créneaux et des arcs-boutants.

Nous montâmes au haut de la tour principale, sur laquelle flottaient les trois étendards de l’Inca, dont le plus important était fait de plumes disposées sur un fond d’étoffe blanche, de manière à former des bandes horizontales de toutes couleurs. Le second – au point de vue du rang et de l’honneur – était fait d’une cotonnade bleue, sur laquelle on avait brodé un soleil d’or avec tous ses rayons, et le troisième, d’une étoffe noire, avait au centre une lune d’argent entourée d’étoiles de toute grandeur, – une voie lactée sur six pieds carrés. – Ces deux derniers drapeaux sont délivrés à l’armée, et se placent sur le sommet des édifices qui servent de caserne ; tandis que le premier signifie, comme celui qui flotte au haut des Tuileries, que l’empereur des Aztecs honore de sa présence le monument où il a été arboré. Ce même drapeau est porté derrière lui toutes les fois qu’il voyage.

Les deux fossés dont est entourée la forteresse étaient alimentés par deux torrents qui s’élançaient du haut des pics neigeux, et dont le surplus allait se décharger dans le lit du fleuve Naloma, au dessus de l’endroit où ce courant d’eau se précipitait à son tour, en passant par dessus sept ou huit couches de roches formant autant de cataractes dans la plaine au delà de la Sierra.

Du sommet des murailles de Jacoqulatl, qu’il visita avec un soin tout scrupuleux, Orteguilla se rendit dans les magasins à provisions et à munitions. Cette importante place de guerre était occupée par près de trois mille cinq cents hommes. À différentes époques assiégée par les tribus ennemies, elle avait été quatre fois prise et détruite dans une seule campagne. Aussi la garnison était-elle toujours sur le qui-vive ; car les Indiens ne se font point annoncer, et quand leurs hordes sont devant une ville, il n’est plus temps de fermer les portes.

Dans l’après-midi du même jour, nous partîmes pour Acaposinga, où nous arrivâmes vers les sept heures du soir. Le palais du gouverneur Nerenoulla, un des nobles de la cour de l’Inca, avait été préparé pour nous recevoir, et l’hospitalité tout écossaise du seigneur aztec nous prouva, comme nous l’apprîmes depuis, qu’il était aussi généreux que riche.

La ville d’Acaposinga est considérée comme la seconde de l’empire des Aztecs ; mais, à mon avis, c’est la plus belle du Géral-Milco, si l’on considère le nombre des édifices publics et particuliers qui en font l’ornement, au premier rang desquels je placerai le palais de Nerenoulla. Il y avait dans ce monument une salle destinée aux audiences publiques, dont la description mérite de trouver place dans cette narration.

Longue d’environ quatre cents pieds, large d’à peu près cent cinquante, elle est soutenue par des colonnes de porphyre placées à quatre mètres des murailles ; et dans l’épaisseur de ces constructions massives, s’ouvrent à différents intervalles des fenêtres sculptées avec un art étonnant. Le ciel ouvert du milieu est surmonté d’un entablement convexe sur lequel l’architecte a placé de nombreux vases de marbre blanc. Les tentures de la salle sont faites d’une étoffe blanche recouverte de broderies d’or, tandis que celles de l’hémicycle, d’une couleur pourpre, tranchent sur les autres ornements. Le porphyre, du plus beau rouge, poli avec soin, fournit la mosaïque dont le sol est recouvert, et entre chaque colonne, il y a une double rangée de fontaines d’où l’eau jaillit et retombe dans des bassins de marbre blanc supportés par des colonnettes de brèche verte. Le trône de l’Inca est placé à l’extrémité de la salle, dans la partie ouest, sous un dais d’une richesse éblouissante. Orteguilla nous proposa, vers les trois heures de l’après-midi, d’aller avec lui visiter le temple consacré à la lune, édifice d’une architecture peu élégante, situé non loin du palais du gouverneur. Les murailles en sont de granit blanchâtre, et forment un carré de soixante pieds sur vingt-quatre de hauteur. Au centre de la façade, se trouve un portique supporté par quatre colonnes géraliennes, des deux côtés duquel un escalier de douze gradins conduit sur l’azotea du monument. Tout autour des murailles, formant retrait sur un espace d’environ un mètre et demi, se trouvait une rangée de pierres habilement jointes ensemble et couvertes de sculptures hiéroglyphiques. La seule porte par laquelle on pût entrer dans ce temple était placée sous le portique, entre les colonnes, et l’on arrivait dans une salle carrée tendue d’étoffe blanche brodée d’argent, et de draperies noires pareilles à celles d’un catafalque. De suite après, on pénétrait dans le sanctuaire situé dans la partie nord, et occupant un espace de trente pieds de large sur soixante de long.

Une tapisserie noire parsemée d’étoiles d’argent recouvrait la pierre des murs, et, aux deux extrémités, le temple était ouvert pour laisser parvenir dans l’intérieur les rayons de la chaste Phébé pendant son règne de quelques heures, lesquelles tentures s’abaissaient aussitôt que le jour allait paraître. Vis-à-vis de la porte d’entrée se trouvait un dais placé au dehors des quatre autels de marbre noir, sur lequel étaient appliquées des étoiles de pur argent, et le ciel ouvert habituel se trouvait supporté par un double rang de colonnes de marbre noir. La chose la plus remarquable dans ce temple, celle qui nous frappa le plus, Grey et moi, fut la représentation de la lune : il y avait là une quadruple personnification de l’astre des nuits qui était fort ingénieuse. Sur le premier autel était placée la pleine lune ; sur le deuxième la lune à son premier quartier ; sur le troisième, le croissant à sa deuxième période ; et sur le quatrième, le simple croissant pareil à celui du drapeau turc. Ces images étaient produites au moyen de boules noires sur lesquelles un plaqué en argent représentait les diverses phases. Chacun des autels était surmonté d’un tabernacle et d’un vase d’argent. Les mois n’étaient point personnifiés par des vases, comme je l’ai expliqué dans le temple du Soleil. Tandis que nous examinions ces détails en vrais chrétiens, avec plus de curiosité que de respect, les prêtres de Diane entonnèrent une hymne faite pour écorcher des oreilles qui n’étaient point aztèques, aussi nous empressâmes-nous de fuir ces sons discordants dès que l’occasion nous parut opportune.

En sortant du temple de la Lune, nous aperçûmes sur la gauche, au milieu d’une place entourée de maisons particulières, un monument de forme cubique, haut d’environ seize pieds, pyramide de marbre blanc, large de sept pieds carrés à sa base et de deux au sommet, surmonté par une urne d’argent massif. Orteguilla, qui nous rejoignit au moment où nous examinions cet obélisque aztec, nous apprit qu’il avait été élevé en raison d’une grande victoire remportée sur les Indiens. L’Inca nous assura qu’il y avait plus de sept cents pyramides du même genre élevées dans les villes et les terres du Géral-Milco en commémoration d’événements remarquables.

À Acaposinga se terminait la visite triomphale de l’Inca aztec, et il fut décidé que l’on reviendrait à la capitale de Géral en remontant le fleuve Naloma dans les canots impériaux. Aussi renvoyâmes-nous nos chevaux et notre palanquin, confiés aux soins de notre serviteur, et le dimanche matin, 19 décembre, nous nous embarquions dans l’esquif d’Orteguilla, barque de soixante pieds de long, taillée dans un tronc de cèdre et recouverte de sculptures fort remarquables. Cinquante rameurs faisaient mouvoir cette machine flottante, – le Bucentaure du Géral ; – l’Inca était assis à la proue sur des coussins disposés sous un dais frangé d’or. Cette partie du canot impérial était plus élevée que le reste de l’embarcation, et nous rappelait en quelque sorte les trirèmes grecques ; partout les ciselures, les ornements étaient recouverts d’or, et des guirlandes de fleurs naturelles retombaient dans le liquide élément qui fouettait les flancs de cette admirable construction nautique. Au-dessus du gouvernail flottait la bannière de l’Inca, tissée de plumes de rhéa teintes de couleurs diverses.

Les rameurs faisaient voler la rame, et le canot impérial glissait sur les eaux avec la rapidité d’une hirondelle légère ; aussi, en moins de six heures, eûmes-nous parcouru une distance de trente milles, grâce surtout à cinq voiles triangulaires qui aidaient les efforts des bateliers aztecs et se gonflaient au souffle d’une brise vent arrière.

Les rivages du Naloma sont ornés de chaque côté, particulièrement entre Acaposinga et Mixocolo, de plusieurs monuments dignes de remarque, parmi lesquels je citerai l’arsenal, construction de forme bizarre que mon ami Grey voulut dessiner à toute force, après en avoir demandé la permission à notre ami Orteguilla, qui fit arrêter le canot tout exprès à cet effet. Dans cet édifice sont conservées les armes de rechange pour l’armée aztèque, et c’est là aussi que se fabrique tout ce qui a trait à l’art de la guerre, ou plutôt ce qui sert à défendre le pays contre les invasions ennemies.

Qu’on se figure une large pyramide tronquée par le milieu et ayant à sa base près de trois cents pieds de long. Au lieu de se continuer en pointe comme celles de l’Égypte, cette pyramide est surmontée d’une tour à sept étages superposés et distincts, car le dernier est à peine grand comme la lanterne d’un phare.

Le courant du Naloma traverse la capitale dans un lit encaissé entre des quais de pierre, le long desquels s’élèvent des maisons de plaisance, des habitations princières entourées d’arbres. À chaque extrémité de rue, un pont jeté sur le fleuve sert de communication avec la rive opposée : une seule partie de ce canal est recouverte d’un tunnel de mille pieds de long, c’est celle qui se trouve sous la promenade baignée par les eaux du lac, et d’où sort le Naloma, comme le fait le fleuve du Rhône après avoir traversé le lac Léman. Le canot impérial s’arrêta devant la porte du parc de l’Inca, près de son palais, et le chef des Aztecs, ayant reçu les hommages des gens de sa cour, rentra dans sa demeure, tandis que nous retournions à notre domicile.

L’époque de notre départ approchait, et il fût convenu entre Ned et moi que nous quitterions la vallée le 3 du mois de janvier, c’est-à-dire deux semaines à dater du jour de notre retour de l’excursion faite dans le pays des Aztecs. Nous étions encore indécis pour savoir par quelle route nous regagnerions la côte de l’océan Atlantique, mais mon opinion était qu’il valait mieux retourner à Para par le même chemin que celui par où nous étions venus. D’ailleurs il fallait que nous fussions rendus avant la fin de janvier dans ce port de mer pour trouver des navires en partance pour les États-Unis, sous peine d’être forcés d’hiverner là pendant six mois.

Le 23 décembre au matin, Orteguilla vint nous chercher afin de nous faire visiter le gymnase situé à l’extrémité de la rue Huaxtepec, par delà le monument consacré au conseil d’État. L’édifice connu sous le nom géralien qui se traduit par le mot, « Gymnase, » était bâti, comme tous les autres, dans un parc fermé de grilles de bronze, et formait deux ailes placées en regard l’une de l’autre aux extrémités est et ouest du terrain. La bâtisse écrasée, faite de marbre blanc, était ornée d’un portique supporté par une triple colonnade tout ouverte et n’ayant sur le devant, pour toute muraille, que des tentures d’étoffe bleue dans la partie ouest, et d’étoffe noire dans celle qui s’élevait à l’est. Ces deux édifices étaient reliés l’un à l’autre par une double enceinte qui en formait une cour carrée. Ces murs, de trente pieds de hauteur sur cinq cents de longueur, étaient divisés en quatre parties égales, le premier par une porte massive, le second par un pavillon de marbre blanc placé à la cime d’une rangée de gradins à la base desquels deux colonnes, surmontées de larges cerceaux de pierre, s’élevaient à près de trois mètres du sol.

Orteguilla, en nous expliquant le but de ce gymnase où la jeunesse de la ville allait développer ses forces et entretenir sa santé par des exercices combinés, nous apprit que les deux cerceaux de pierre dont l’utilité nous était inconnue, servaient à un jeu d’adresse qui consistait à faire passer des boules à travers ces anneaux à une distance de trente pieds en jetant le projectile à force de bras. Ce tour de force était si rare, que le vainqueur du jeu de bagues recevait quand cela arrivait, – et le fait ne se présentait pas souvent, – un ochol d’or de chacun des spectateurs.

Tous les mois, on donnait, dans l’enceinte du gymnase, une représentation des exercices athlétiques de la jeunesse du Géral-Milco.

Le premier de l’an arriva enfin ; nous n’avions plus que deux jours à passer dans le pays, nos préparatifs de départ étaient achevés, tous nos ballots cordés et prêts à être chargés sur le dos de nos mules, dont aucune n’était malade. Et cependant nous n’étions pas encore au complet, Grey avait certaines velléités d’achat qui devaient tant soit peu alléger sa bourse et la mienne. Nous sortîmes donc pour satisfaire ces désirs bien naturels, car notre voyage parmi les Aztecs n’était pas de ceux que l’on recommence tous les jours.

L’air était tiède et embaumé, le ciel du plus pur azur, empourpré de quelques nuages roses, les oiseaux chantaient et gazouillaient dans les arbres de notre parc, les fleurs s’ouvraient suaves et parfumées, diaprant les gazons des pelouses et les plates-bandes de nos allées ; jamais peut-être, depuis notre arrivée dans la vallée aztèque, ne sentions-nous plus que ce jour-là le regret que nous éprouvions de quitter un séjour aussi enchanteur.

Le lendemain de cette journée, qui fut tout entière employée à faire un choix de costumes, d’étoffes, et d’objets précieux du commerce aztec, nous allâmes prendre solennellement congé de l’Inca et de sa famille. Toute la cour était assemblée dans la grande salle du palais, et Orteguilla nous exprima dans un long discours tout le plaisir que notre visite lui avait fait, nous assurant de l’amitié constante qu’il conserverait toujours pour nous. Il nous invita à venir, le soir, présenter nos hommages à l’Incaresse qui, ce matin-là, était retenue dans les appartements par une indisposition sans gravité.

Vers les neuf heures, dès que notre repas eut été achevé, nous partîmes pour voir une fois encore la belle Ahtelaqua et son adorable fille Ineralla. Le palais de l’Inca était brillamment illuminé pour nous recevoir, et dès que nous eûmes quitté la selle de nos chevaux, deux officiers nous conduisirent à travers les méandres de l’habitation impériale jusqu’à la salle de réception de l’Incaresse et de sa famille.

Le toit de cet appartement, de forme circulaire, tendu d’étoffes pourpre brodées d’or, était supporté par une double rangée de colonnes de jaspe et de porphyre.

Entre chacun de ces piliers massifs, on voyait, suspendue à des chaînes d’or, une lampe d’un travail merveilleux, et la fontaine placée au centre de la salle, était aussi éclairée au moyen de feux disposés sous les nappes d’eau qui tombaient d’une vasque dans l’autre. Le ciel ouvert par où pénétrait la lumière, était ce soir-là, recouvert d’un voile bleu parsemé d’étoiles d’or.

Un tapis brodé de fleurs placées au centre d’un damier en losanges, recouvrait le marbre de la mosaïque. Dans des vases d’or, de magnifiques fleurs naturelles mêlaient leurs parfums à ceux de l’huile des lampes. Des coussins multiples étaient jetés çà et là sur le tapis, destinés à servir de sièges aux invités.

Le trône de l’Inca s’élevait vis-à-vis de l’entrée par laquelle on pénétrait dans la salle. C’était un fauteuil d’argent massif, serti de pierres précieuses, sur lequel on avait placé un coussin d’étoffe violette, aux broderies argentées. Les gradins qui conduisaient au siège impérial étaient recouverts d’une draperie bleu de ciel surchargée d’ornements d’or, et au-dessus de ce trône un dais projetait son ombre, augmentée par des rideaux de pourpre constellés de pierres précieuses.

La belle Ahtelaqua, nonchalamment étendue sur une couchette près de son époux, portait un costume d’une richesse et d’un goût exquis, fait de mousseline blanche, – un des articles de notre importation, – que les modistes du Géral avaient embellie à l’aide de broderies et de bijoux précieux. La jupe, le corsage et les manches pendantes étaient tout ornés du même gracieux travail dont nous ne pouvions nous lasser d’admirer la splendeur. Des bracelets du plus grand prix cachaient, hélas ! à nos yeux, la forme adorable des bras de l’Incaresse, comme aussi son cou de cygne se trouvait étranglé par des colliers de perles et des joyaux d’une valeur fabuleuse. À ses oreilles, déformées par la pesanteur du métal précieux, étaient appendues deux boucles d’or dans lesquelles la ciselure avait enchâssé des diamants d’une taille sans égale et des pendeloques de rubis qui descendaient jusque sur les épaules.

Le diadème que la belle impératrice des Aztecs portait sur son front était sans contredit ce qu’il y avait de plus riche dans sa toilette éblouissante. Un diamant énorme, de la plus belle eau, qui, à vue d’œil, devait peser près de mille carats, taillé et poli avec un art tout européen, était retenu entre deux griffes d’or d’oiseaux aux formes fantastiques placés le long de ses tempes, et dont les becs retenaient une gerbe de plumes de couleur blanche. Jamais plus adorable fille d’Ève n’avait existé même dans notre imagination. La vue de la belle Ahtelaqua était la réalité d’un songe des Mille et une nuits.

À ses pieds étaient assises sur des coussins Ineralla, sa radieuse fille, sauvée par Grey, et Garada sa sœur, enfant de dix ans, dont les grâces et les charmes ne le cédaient en rien à la beauté de son aînée. Sur les marches du trône, rangées de chaque côté, on apercevait les dames et demoiselles d’honneur de l’Incaresse et de ses deux filles. Les autres parties de la salle étaient remplies par la foule des nobles, des dames de la cour, tous costumés en habits de fête dont les draperies resplendissaient de diamants et de pierres précieuses.

Au moment où nous entrâmes, la famille de l’Inca descendit des marches du trône et vint à notre rencontre : l’on nous fit asseoir sur le septième gradin, où des sièges avaient été préparés à notre intention. La conversation fut courte, malgré la solennité des adieux, car au bout d’une demi-heure nous prenions congé de nos amis aztecs, en donnant à chacun une affectueuse accolade. Chacun d’eux, depuis l’Inca jusqu’au dernier des grands dignitaires, voulurent nous offrir un présent qui nous rappelât son souvenir ; aussi avions-nous les poches remplies et les mains pleines. Bien plus encore, un certain nombre d’entre eux nous escorta jusqu’au palais des Hôtes, car tous désiraient demeurer avec nous jusqu’au dernier instant de notre séjour parmi eux.

Le lendemain de cette soirée mémorable, 3 janvier 1853, nous quittâmes Géral à sept heures du matin. Quand notre caravane passa dans les rues, où la foule s’était amassée pour nous souhaiter bon voyage, quand au bruit des clochettes de nos mules vint se joindre celui des voix aztèques nous exprimant leurs affectueux compliments, lorsque nous traversâmes le fort de Naloma à l’extrémité de la ville, je sentis mon gosier se resserrer, et certes la sensation douloureuse que j’éprouvais n’avait point pour cause la pression d’un magnifique collier d’émeraudes, qui m’avait été jeté, dans la rue des Nobles, au moment où, le chapeau à la main, je m’inclinais devant une dizaine de dames placées sur l’azotea d’une maison particulière. Le riche bijou était tombé dans mon feutre, entortillé autour d’une fleur admirable, une sorte de magnolia rouge, dont le parfum m’avait étonné plus encore que l’éclat des pierreries qui ornaient sa tige.

Nos excellents amis Ciaoco, Conatzin, Palayn, Onalpo, Maraga et plusieurs autres nous conduisirent jusqu’à Améralqua, où enfin il fallut se séparer par force majeure, le service de l’Inca réclamant ces officiers, et aussitôt que nous eûmes échangé les compliments et souhaits d’usage, chacun se retira.

Notre voyage jusqu’à Quauhtitlan s’opéra d’une manière assez rapide. Il était cinq heures de l’après-midi lorsque nous parvînmes aux premières maisons de cette ville, tout entourée de murs élevés formant une enceinte d’une vaste étendue, quoique la population soit peu considérable.

Le seul endroit qui nous parut digne d’être visité fut un temple élevé au milieu d’une place très large ; mais, après y avoir pénétré, nous nous aperçûmes que l’intérieur ne valait pas l’extérieur.

Dès que nous eûmes parqué nos bêtes de somme sur la place du marché, nous nous enquîmes d’un logement pour nous-mêmes, ce qui ne fut pas difficile, car Orteguilla, avant de partir, nous avait donné une passe au moyen de laquelle tout le monde obéissait comme par enchantement. Jamais autocrate de Russie ou grand sultan de Turquie n’eut son sceau ou son firman plus respecté que la borla de l’Inca des Aztecs ne l’est par ses sujets.

Nous ne quittâmes Quauhtitlan qu’au point du jour. Il nous fallait gravir les pentes terrassées le long desquelles nous avions d’abord pénétré dans la vallée du Géral-Milco. La montée était rapide et fatigante, aussi n’atteignîmes-nous le sommet que vers les trois heures de l’après-midi. Du haut de ces montagnes escarpées, la vue du soleil qui s’inclinait à l’horizon et éclairait de ses rayons attiédis le paysage du Géral-Milco éblouissait nos yeux humides de larmes, car nous éprouvions des regrets bien faits pour émouvoir notre cœur. Autant, lors de notre arrivée à la même place, nous avions été incertains de l’accueil qui allait nous être fait, autant, en quittant la vallée aztèque, étions-nous assurés d’une parfaite réception si nous retournions jamais au milieu de cette nation hospitalière.

Il fallait enfin nous arracher à ce spectacle émouvant, et Grey, qui avait plus de courage que moi, donna le signal du départ. Aussitôt que nous eûmes retrouvé nos armes, enfouies dans cet endroit, nous descendîmes les rochers de la Sierra, et à la nuit tombante notre caravane parvenait dans la plaine sans avoir éprouvé aucun accident. On dressa nos tentes, puis, après souper, nous tînmes conseil, et il fut décidé que nous retournerions à Para par Povoacao, si nous pouvions nous y procurer une barque pour descendre la rivière.

Nous avions encore à traverser les forêts impénétrables de l’Amazone, et à nous frayer un passage dans un pays inconnu. Le lendemain de notre départ, nous quittâmes la base de la Sierra en suivant la direction de l’est, et le soir nous vînmes camper à la source du Rio-Oteicorolla. La marche avait été pénible, et aussitôt que les feux eurent été allumés, le souper cuit et mangé, chacun se hâta de se livrer au sommeil.

Il y avait à peine une heure que nous étions endormis, lorsqu’un cri épouvantable se fit entendre, poussé à la fois par un grand nombre d’individus. Grey et moi nous nous précipitâmes hors de la tente. Quelle ne fut pas notre surprise ? Nous étions environnés d’indiens qui se démenaient comme des diables dans un bénitier.

Grâce à nos revolvers, nous avions douze coups à tirer, et nous ne fîmes pas grâce d’une seule cartouche à ces Peaux-Rouges barbares, qui tombaient sur nous à l’improviste. Tandis que je m’occupais de recharger les pistolets, Grey allait chercher nos carabines, et s’en servait avec une telle adresse que deux de nos ennemis mesuraient le sol avant que vingt secondes se fussent écoulées. Les Indiens faisaient pleuvoir sur nous une grêle de flèches ; mais la décharge de nos armes à feu, dont les effets leur étaient inconnus, et au moyen desquelles nous en avions abattu une huitaine, les força de songer à la retraite. Il nous eût été très facile de les tuer les uns après les autres, si nous eussions été moins éblouis par notre feu de bivouac : car la lune brillait, et à l’aide de sa lueur phosphorescente, on eût pu voir distinctement nos ennemis. L’avantage était donc de leur côté ; mais, malgré cette position favorable, la victoire se déclara pour nous ; les détonations successives de nos pistolets les effrayaient au point de rendre moins certaine la direction de leurs flèches.

C’est ce qui fit que nous échappâmes à cette surprise des Peaux-Rouges, qui s’enfuirent dans les bois en hurlant comme des démons.

Tandis que je rechargeais encore nos armes par pure précaution, Ned éteignait le feu. Nous ne crûmes point prudent de poursuivre les Indiens, car une autre bande eût pu profiter de notre absence pour piller nos bagages et tuer nos mulets, nous eussions même pu tomber dans une embuscade, et, certes, le jeu n’en valait pas la peine. Nos serviteurs et nous, nous résolûmes seulement de faire bonne garde pendant toute la durée de la nuit ; mais aucune pointe acérée, à l’exception des aiguillons des moustiques, ne vint atteindre notre peau. Ces maudits insectes étaient peut-être plus à redouter que les Indiens eux-mêmes, car leurs morsures nous parurent plus venimeuses que les flèches des sauvages des vallées de l’Amazone.

Le matin, au moment où nous faisions boire nos chevaux, avant de reprendre notre marche, une grêle de flèches vint encore s’abattre à nos pieds sans nous atteindre. En suivant la direction de ces projectiles dangereux, nous aperçûmes un grand nombre d’indiens qui se tenaient sur la lisière de la forêt, à quelque distance du Rio-Oteicorolla. Nous élancer sur nos chevaux dans la direction de nos ennemis et décharger sur eux nos douze coups de pistolet, tout cela fut l’affaire d’un moment. La terreur paralysa ces malheureux pendant quelques instants ; la vue de nos chevaux leur paraissait épouvantable. Aussi, en poussant des cris à nous faire boucher les oreilles, prirent-ils de nouveau la fuite et disparurent-ils dans les profondeurs de la vallée avec la rapidité de la pensée.

Cette bataille avec les Indiens des déserts de l’Amazone fut la seule que nous eûmes à livrer pendant notre voyage du Géral-Milco à Povoacao. Nous arrivâmes dans cet endroit sains et saufs, sans autre mésaventure fâcheuse, le 12 janvier, neuf jours après notre départ.

À notre grand regret, il nous fut impossible de trouver une seule embarcation pour descendre le cours du fleuve jusqu’à Para. La dernière chaloupe pontée qui eût visité ces parages avait mis à la voile deux jours avant notre arrivée, et il n’y avait pas de probabilités que le moindre sloop s’aventurât jusqu’à Povoacao avant que la saison des pluies fût passée. La situation était embarrassante, et nous ne savions à quels saints nous vouer. Regagner les côtes de la mer Atlantique par terre n’était pas chose facile : nous ne nous souciions pas davantage de traverser les Andes, afin de rejoindre Lima. Dans cette incertitude, nous nous aperçûmes, en suivant les méandres d’une carte, que nous étions fort près du fort et de la ville d’Angéja, sur la rivière Araquay, vis-à-vis l’île de Bannamal, où l’on nous affirma qu’il y avait toujours des bateaux et des embarcations de tout tonnage. Nous n’avions pas le temps d’hésiter sur le parti à prendre, aussi nous fermâmes nos valises, et, pressant le pas de nos mules, nous partîmes l’après-midi du même jour, sans avoir demeuré plus de dix-sept heures à Povoacao.

Le 17 janvier au matin, à peine avions-nous franchi quatre milles depuis notre départ du lieu de campement, que tout à coup les fourrés entremêlés de lianes à travers lesquels nous nous creusions une issue, s’éclaircirent et firent place à une plaine gazonnée qui nous parut avoir environ une douzaine de milles de longueur sur trois de largeur. Une vue admirable s’offrit à nos regards. Çà et là des bouquets de palmiers s’élançaient du gramen et se balançaient au gré de la brise. Vers le nord et du côté du sud, le long des pentes des montagnes dont le sommet allait se perdre dans les nuages, ces colonnes verdoyantes ressemblaient aux fûts des arceaux gracieux des monuments gothiques de la vieille Europe. Du sommet de l’un des plateaux de ces montagnes, un torrent se précipitait de rochers en rochers ; on eût dit un fil d’argent irisé par l’arc-en-ciel, et, après avoir formé plusieurs cascades d’un aspect très pittoresque, on le voyait se créer une issue jusqu’à l’extrémité d’une vallée dans les sinuosités de laquelle il disparaissait tout à coup.

Les montagnes, superposées les unes sur les autres, étaient formées de roches grisâtres, de nature volcanique, groupées en énormes blocs. Au milieu croissaient dans les régions élevées des pins robustes, et dans les zones inférieures des mimosas couverts de fleurs.

Un immense troupeau de lamas se désaltérait sur les bords du ruisseau, tandis que l’un d’eux, – un animal de la plus belle taille, faisait sentinelle. Mais au moment où le vent porta jusqu’à eux le bruit de notre marche, l’animal poussa un cri aigu, et soudain toute la harde s’élançant sur les pentes abruptes du rocher, ils disparurent tous dans les vallées boisées de la sierra.

Nous parvînmes à Angéja le jeudi 25 janvier, vers les onze heures du matin, sans avoir été inquiétés, ni par les tribus d’indiens, ni par les animaux sauvages.

Nous trouvâmes dans cette colonie un sloop assez bien équipé, dont le capitaine fit marché avec nous pour nous conduire à Para, et six jours après celui de notre départ de Angéja, nous jetions l’ancre dans le port de cette ville.

Un trois-mâts de Boston, en partance pour les États-Unis, nous reçut ensuite, Ned, moi, nos deux serviteurs et nos bagages, et dans l’espace de vingt jours, y compris notre escale à Cuba et à la Nouvelle-Orléans, nous arrivions à Charleston, heureux de saluer notre pays natal, la terre libre de la république modèle du Nouveau-Monde !

XVI

Certes, voilà des sujets bien importants à traiter, et le lecteur pourra croire avec raison qu’une résidence de quatre-vingts jours ne m’a pas permis d’acquérir assez de lumières pour m’acquitter sérieusement de cette tâche. Qu’on me permette toutefois d’affirmer que j’ai tout vu, tout étudié avec soin, et que l’on considère surtout que je suis le premier étranger qui ait pénétré dans la vallée du Géral et qui y soit resté quelque temps. Malgré le court séjour que Grey et moi nous avons fait parmi les descendants hospitaliers des anciens Péruviens, il faut dire que nous avons eu toutes les facilités d’étudier les rouages du gouvernement, sur lesquels le seul directeur, l’Inca Orteguilla, dans la compagnie duquel nous nous trouvions journellement, nous donna à ce sujet les explications les plus complètes. Nous voyagions avec lui, nous habitions dans ses palais, la salle d’audience du conseil privé nous était continuellement ouverte, lors même que le grand-prêtre du soleil en était exclu. En public comme en particulier, nous trouvions toujours Orteguilla prêt à converser avec nous, et il venait à chaque instant nous faire visite sans aucun cérémonial. À vrai dire, malgré tous ces avantages, il nous eût été impossible d’acquérir toutes les connaissances nécessaires à l’étude complète du gouvernement des Incas, si nous n’eussions eu recours aux manuscrits hiéroglyphiques du pays, qu’il nous était facile de nous procurer, mais que nous comprenions difficilement.

Mes lecteurs voudront bien comprendre que les documents qui m’ont servi pour écrire ce chapitre sont tous tirés des trois ouvrages suivants : l’Histoire véridique du gouvernement des Incas, par Loverca de Acaposinga ; le Gouvernement du Géral, par Caonaga de Nalava, et les Institutions du Géral, par Valaïon de Nalava. Tous ces écrivains, attachés au professorat (Amatau) dans le grand collège de la capitale, sont probablement les autorités les plus acceptables, et sans aucun doute les plus modernes qu’on puisse trouver sur ce sujet, puisque les ouvrages cités ci-dessus furent tous publiés pendant notre séjour à Géral. L’ouvrage de Valaïon est le plus considérable des trois, tant à cause de la grandeur du sujet qu’il traite que pour son étendue. Il couvre de son écriture hiéroglyphique deux cent trente-sept feuillets ou pages de sept pouces de long sur douze de large. Les caractères sont fins et très lisibles, et le style fort coulant ; en un mot, c’est le meilleur spécimen de littérature géralienne que j’aie rencontré dans la collection assez considérable d’ouvrages que j’ai rapportés du Géral-Milco. Les deux autres ouvrages sont beaucoup plus petits et comptent à peine à eux deux soixante-quinze feuillets, dont vingt-deux pour l’histoire de l’incalat, et le reste pour celle du gouvernement du Géral. Le dernier ouvrage ressemble plutôt à un code à l’usage des gouvernants qu’à un livre destiné au public. L’auteur entre dans les détails les plus minutieux sur tout ce qui a trait à la législation, tant en matières civiles qu’en affaires militaires et religieuses ; les documents renfermés dans cet ouvrage étaient tout juste ce qu’il me fallait, et je rends grâces à l’Amatau Coanaga de l’avoir écrit.

Le gouvernement de Géral est une monarchie absolue et héréditaire. L’Inca résume à lui seul un gouvernement tout entier. C’est lui qui est à la tête de toutes les institutions militaires, civiles et religieuses. C’est de lui qu’émanent toutes les lois, ratifiées par un conseil de nobles dont l’autorité est purement nominale ; et c’est non seulement par respect pour l’Inca, qu’on regarde comme le fils du soleil, mais encore par un manque d’organisation qui ne permet pas à cette chambre des pairs aztèque de prendre d’elle-même aucune espèce d’initiative. L’Inca est un despote, tyrannique ou non, suivant la disposition naturelle de son caractère. Ses édits sont des lois que nul autre que lui n’a le droit de contrôler. Après l’Inca l’on compte trois hauts dignitaires : le grand-prêtre du soleil, le commandant d’Acaposinga, chef des forces militaires, et le président de la vallée, grand-maître de la police et juge suprême en matières législatives. Sous les ordres du grand-prêtre du soleil sont placés les grands-prêtres des diverses cités de l’incalat préposés aux temples de leurs diocèses respectifs. Chaque temple a en outre son vicaire-général, chargé de surveiller la conduite des prêtres et des néophytes. Ce fonctionnaire religieux est responsable au grand-prêtre de son diocèse de la conduite de ses subordonnés. Puis viennent les couvents de prêtresses et de novices, sous les ordres immédiats du grand-prêtre du soleil lui-même, et sans autre autorité intermédiaire que celle du vicaire-général. Le grand-prêtre réside à Géral, et fait tous les ans une tournée dans l’incalat, afin de recueillir les éloges et les plaintes, pour punir et récompenser. Il est alors accompagné de l’Inca, chef suprême du culte, qui consacre tous les temples achevés depuis la visite précédente. Un des officiers principaux du grand-prêtre est le surintendant des temples, dont les fonctions consistent à veiller à ce que tous les édifices religieux soient construits selon les lois posées par le fondateur de la dynastie.

En ce qui regarde le gouvernement militaire, le chef des forces actives est, sous la direction de l’Inca, le commandant d’Acaposinga. Il réside dans cette place forte, où se trouve le grand arsenal de l’incalat. Ce chef a sous ses ordres les gouverneurs militaires des cités et des forteresses, aussi bien que le grand-maître des arsenaux, personnage important, chargé de l’inspection de tous les magasins de la vallée, dont chacun a un administrateur résidant, chargé de le tenir en ordre. Tous les gouverneurs militaires réunis forment un conseil de guerre, devant lequel comparaissent tous les délinquants à la discipline. L’armée est partagée en corps, ou, comme ils l’appellent, en carrés de cinquante hommes, commandés par un officier. Huit de ces carrés forment une division, sous les ordres d’un capitaine, et dans chaque place de guerre il y a deux divisions relevant immédiatement du gouverneur. Dans les arsenaux, l’inspecteur a aussi à sa disposition un carré d’hommes, et toutes ces forces ne peuvent être mises en mouvement que par le commandant d’Acaposinga, sur un ordre écrit de l’Inca.

Le troisième département comprend la juridiction civile, et se trouve sous la direction du président de la vallée, qui, en sa qualité de juge, a deux assesseurs, l’un pour le nord et l’autre pour le district central de l’incalat. Ceux-ci ont sous leurs ordres un juge qui réside dans chacune des villes de leur ressort. Outre cela, toutes les petites cités, les villages et les communautés ont aussi leurs magistrats inférieurs, chargés de rendre la justice à un certain nombre d’individus. En somme, la population de la vallée se divise en sections de dix familles, le chef de l’une desquelles a le droit d’inspection sur les membres de toutes les autres. Par chaque section, il y a un magistrat qui tient un registre, sur lequel il inscrit les noms, l’âge, le sexe, les occupations et la richesse de tous les individus des cinquante familles sous sa juridiction. On fait de ces registres trois exemplaires, dont l’un est expédié au juge de la cité, le second au juge du district, et le troisième au président de la vallée, qui le remet aux mains du conservateur des chartes. Cet officier peut donc fournir, à la première requête, tous les renseignements sur la population exacte de la vallée, l’âge et les moyens d’existence de chacun des habitants ; et c’est sur ce document que se fait la répartition du travail.

Le président de la vallée a aussi sous ses ordres les gouverneurs civils des cités auxquels est confiée l’administration de la police, et qui nomment des officiers dont les fonctions ressemblent à celles de nos commissaires, ayant sous eux des agents subordonnés pour maintenir la tranquillité publique et arrêter ceux qui chercheraient à la troubler. Dans ce cas, les perturbateurs comparaissent devant le commissaire, et sont condamnés, suivant la gravité du délit, à servir pendant un certain temps dans la milice et dans les travaux publics. C’est ainsi qu’on punit l’incendie, le vol et l’attaque d’un particulier sur la voie publique ; cependant, lorsqu’il en résulte la mort d’un individu, et même ordinairement pour le cas d’incendie, le coupable est condamné à la réclusion cellulaire dans une prison d’État. L’assassinat est puni de mort par la strangulation, mais ce crime est fort rare ; et alors l’accusé comparaît devant les juges du district, assisté du gouverneur civil de l’endroit où le délit a eu lieu.

Les conseils sur les affaires de la guerre, de l’intérieur et de la religion se composent de l’Inca, du grand-prêtre du soleil, du commandant d’Acaposinga et du président de la vallée.

À cela se borne tout ce que j’ai pu apprendre au sujet du gouvernement des Aztecs. Passons maintenant aux sources du revenu public et à la manière dont il est perçu.

Il n’y a pas d’impôts, pas de commerce étranger, et, par conséquent, pas de douanes dans le Géral-Milco. Le revenu provient donc des mines, des carrières, des plantations, des manufactures, et principalement du produit d’immenses troupeaux de lamas, errants sur les plateaux élevés des montagnes, sous la garde de nombreux pasteurs à la solde du gouvernement. À l’État seul est réservé le droit d’élever ces animaux d’un rapport si précieux. Aucun particulier ne peut posséder de troupeaux sans y être autorisé par un décret spécial de l’Inca, qui, assez souvent, accorde ce droit aux manufactures particulières d’étoffes de laine.

La principale source du revenu de l’État provient des mines d’or, d’argent et de cuivre. Les premières sont situées dans l’Edarallaquatepec, dont les terrains recèlent partout des couches profondes de ce précieux minerai. On en recueille aussi d’énormes quantités dans le lit d’un petit ruisseau sortant des montagnes de Pocotatl, sur la frontière occidentale de la vallée, où le sol a déjà été fouillé à une très grande profondeur. Tous les six mois on détourne le cours de ce ruisseau : pendant une moitié de l’année, il coule dans son lit naturel, et ensuite dans un canal creusé à cet effet. Pendant que l’un des deux est à sec, des travailleurs sont employés à recueillir les parcelles d’or que l’eau a apportées dans les crevasses des rochers. On en fait ainsi une récolte continuelle qu’on transporte immédiatement dans les fonderies voisines, où on réduit le métal en lingots. Tous les vingt jours on expédie le précieux minerai à la capitale, et là on en fabrique de la monnaie, comme je l’ai expliqué dans un précédent chapitre.

Les mines d’argent doivent, si l’on en croit Valaïon, être d’une beauté remarquable, et si nous avions pu présumer, mon ami Grey et moi, qu’elles fussent telles, nous n’eussions pas manqué de les visiter. Le minerai est si pur, qu’on le taille au ciseau, – comme dans la mine de Huantajaya, – en blocs de diverses grosseurs, et il n’est pas nécessaire de l’épurer ; la fonte seule suffit pour le dégager de toute matière étrangère. Ces travaux si avantageux se font en dedans même de l’enceinte de la capitale, dans l’Huatepec. Combien de fois Grey et moi ne nous sommes-nous pas promenés sur ces magnifiques terrasses, sans nous douter des merveilles que nous aurions pu voir dans l’intérieur de la colline !

Le cuivre du Géral-Milco est plutôt exploité dans des carrières que dans des mines. L’excavation, commencée à fleur de terre, se conduit jusqu’à une profondeur de deux cents pieds au bas de la montagne d’Imamba, ainsi nommée d’après une petite ville située vers l’extrémité nord-est de la vallée, à environ dix milles de Xaromba. Valaïon prétend que cette partie de l’Incalat est devenue stérile et malsaine depuis l’ouverture de la mine, et il ajoute que cela est dû probablement à la présence d’une quantité de poudre jaunâtre que l’action du feu calcine dans les creusets où l’on fond le minerai de cuivre. Cette poussière, à vrai dire, ne peut être que du soufre impalpable.

Toutes ces mines sont activement exploitées par le gouvernement, les produits en sont envoyés à la capitale, où on les partage en certaines proportions entre le trésor, où on les convertit en monnaie, et au Tianguez où on les vend au plus offrant. L’argent brut est déposé à l’hôtel des monnaies, pour être ensuite distribué de la manière que nous indiquerons plus loin.

Les grandes mines de sel de l’Atolatepec forment encore une branche considérable de revenu. Les produits en sont immenses, et sont vendus sur la montagne à des particuliers qui viennent l’acheter en gros pour le détailler dans leurs villes respectives.

Toutes les carrières de pierre de la vallée appartiennent à l’État, qui vend aux particuliers le marbre, le jaspe, etc. Les profits qu’il réalise sur cette exploitation sont d’autant plus considérables, que la plupart des ouvriers qu’il y emploie sont des gens condamnés aux travaux publics.

Les manufactures d’étoffes de laine et de coton ne sont pas d’un aussi bon rapport, vu qu’il n’y a pas de monopole dans cette branche d’industrie : mais ce qui est une source énorme, ce sont les plantations de coton, de sucre, de riz, de maïs, d’orge, de blé, de fèves et d’ignames, qui appartiennent toutes au gouvernement, occupent une vaste étendue de terrain et couvrent les plateaux des montagnes et les plaines de la vallée. Les récoltes, renfermées dans de vastes magasins construits dans toutes les provinces du pays, sont vendues au peuple par des inspecteurs qui, tous les six mois, envoient à la capitale le montant de leurs recettes. Ce revenu de l’État, comme je l’ai déjà expliqué ailleurs, est partagé en trois portions parfaitement égales, l’une affectée à la cassette particulière de l’Inca, la seconde au soleil et la troisième au paiement des salaires.

L’Inca emploie le tiers qui lui est alloué à l’érection de palais, de bâtiments publics, de manufactures, à l’entretien de son harem et de sa nombreuse famille, dont chaque membre reçoit une pension annuelle. Dans ce nombre sont compris les nobles de la vallée, tous parents de l’empereur régnant, et conséquemment intéressés à maintenir ses droits contre tout agresseur.

La part affectée au soleil sert à l’entretien des prêtres, des couvents, des temples, ainsi qu’à l’érection de nouveaux édifices religieux ; enfin la troisième partie est presque entièrement absorbée par les honoraires des innombrables fonctionnaires du gouvernement.

En 1853, la population de la vallée était de 2,815,070 habitants, dont 1,661,000 résidaient dans la capitale, 231,564 à Acaposinga, 142,362 à Tezcatl, 75,623 à Xaromba, et les 701,491 autres étaient disséminés dans les villes et les villages qui couvrent le pays. Ce nombre de personnes habitant une contrée de 3,600 milles carrés environ donne une moyenne de 781 17/18 individus par mille carré, c’est-à-dire plus du double de la population de la Belgique, qui est le pays le plus populeux de l’Europe. La durée de la vie est en moyenne de cinquante-trois ans et quelques semaines ; les maladies sont rares ; ce sont ordinairement des fièvres d’un caractère qui n’a pas de gravité.

Plus de deux cent mille personnes travaillent dans les mines et dans les carrières : un nombre à peu près égal est employé à l’érection des édifices publics. L’armée se compose de quarante-sept mille six cents hommes, dont deux mille résident à Géral et quatre mille à Acaposinga ; vingt à trente mille personnes sont préposées à la garde des troupeaux de lamas et de vigognes ; le reste de la population consiste en artisans, laboureurs, tisserands, marchands et commerçants.

Le revenu de la vallée atteint le chiffre fabuleux de près de trois milliards de monnaies françaises, selon Valaïon, et de quatre milliards, si nous croyons Caonaga. Ce chiffre peut paraître exorbitant, bien qu’il faille se souvenir que presque tout le numéraire se trouve entre les mains du gouvernement.

Je ne puis oublier, dans ces chapitres descriptifs de parler des grands chemins et des moyens de transport usités dans ce beau pays. Rien de plus admirable que les routes ou plutôt les allées qui sillonnent le Geral-Milco dans toutes les directions, reliant chaque ville, chaque bourg, chaque village, avec la grande capitale d’où les provinces tirent leur subsistance, et offrant au voyageur toutes les commodités possibles. Ces immenses allées sont construites avec des pierres brutes, taillées seulement sur les côtés, et si bien encaissées l’une dans l’autre, qu’on a peine à distinguer l’endroit où elles se joignent. La largeur de la route est d’au moins vingt pieds, et la surface, recouverte d’une sorte de gravier, est constamment tenue unie et dans la plus grande propreté. Ces chemins, bordés de parapets de dix-huit pouces de hauteur, sont percés dans le genre de nos chemins de fer, sur un niveau parfait, à travers tous les obstacles, et sans dévier de la ligne droite. Cette méthode est loin peut-être de coïncider avec nos idées du pittoresque ; mais elle est, sans contredit, la plus commode pour les animaux et le voyageur, qui y jouit de l’ombrage fourni par des rangées d’arbres touffus, plantés de chaque côté de la route, et entremêlés de jets d’eau et d’arbres fruitiers dont les productions sont au service de tous les passants. À chaque kilomètre et demi, on rencontre une cabane de pierre élevée dans un petit enclos ; ce sont là des stations occupées par quelques hommes qui remplissent les fonctions de chasquis, c’est ainsi qu’on nomme les coureurs de la poste ; et à chaque demi-mille, le voyageur peut s’arrêter devant de jolies petites maisons servant de demeure aux nombreux porteurs de palanquins qui gagnent leur vie à transporter les voyageurs d’une station à l’autre. Huit de ces hommes se considèrent parfaitement payés lorsqu’on rémunère leurs services par le don d’un simple ochol d’argent (environ 3 fr. 10 cent.)

Presque tout le monde voyage en litière. Les plus nobles, les plus riches se font porter par leurs domestiques, et les autres de la même caste, dont les revenus ne sont pas si considérables, ont recours aux porteurs dont nous venons de parler ; c’est ce que font aussi les bourgeois les plus riches. Les basses classes se servent de véhicules dont l’établissement a été fait par le gouvernement. Ce sont des voitures à roues, ou sortes de char-à-bancs pouvant contenir quatre ou six personnes, tirés par une douzaine de lamas attelés trois de front. Le conducteur se tient toujours à la tête de son équipage. Dans toutes les villes de quelque importance, il y a chaque matin un service de départ de plusieurs de ces maraconas, dont les places sont toujours occupées, car le prix en est modéré. Du reste, ces voitures marchent presque aussi vite que les palanquins.

Une multitude sans pareille encombre les rues de la capitale, lors de la fête annuelle du soleil, pour voir les magnifiques cérémonies du grand temple. Comme cette solennité a lieu au milieu de l’été, je n’ai pas eu l’occasion d’y assister, et je dois emprunter la description qu’en fait l’auteur Departesa de Xaromba dans son ouvrage intitulé : Des mœurs géraliennes. « À cette époque, dit-il, les routes sont couvertes de palanquins et de maraconas ; il en entre par jour dans la ville des centaines, qui se hâtent de déposer leur cargaison de passagers pour en aller chercher d’autres. Pendant les trois jours que dure la fête, la population de la ville est presque doublée, car il n’est pas dans la vallée de famille qui n’envoie un ou plusieurs de ses membres assister à cette cérémonie religieuse. Les nouveau-venus logent chez leurs amis, ou dans les immenses coralans qu’on rencontre à chaque pas dans la capitale. » Un coralan ressemble à un khan oriental : chacun doit s’y procurer ses repas, car le propriétaire ne fournit que le lit, composé d’une couche de mousse pareille à celle connue aux États-Unis sous le nom de mousse de la Caroline du Sud.

Le transport des produits des mines et des carrières s’effectue au moyen de chariots carrés, portés sur quatre roues faites de bois de la cecropia pellata (l’arbre trompette), et garnies de bronze ; ces voitures, appelées lalamas, ont de vastes proportions ; leur solidité est à toute épreuve, et elles sont attelées d’un nombre considérable de lamas, qui parcourent en treize heures la distance qui sépare Géral des mines d’Edarallaquatepec, environ cinquante et un milles, course assez longue pour des animaux qui ne paraissent pas doués d’une grande vigueur. On se sert aussi des lamas pour transporter les bagages des riches voyageurs, mais c’est surtout pour les bronzes et les objets de gros volume qu’on en fait usage.

Le coton, la laine et les objets semblables sont empaquetés avec soin et placés sur le dos des lamas ; ces animaux peuvent porter sans inconvénient un poids de 200 à 250 livres. On rencontre continuellement sur les grandes routes de longs attelages de lamas chargés, accompagnés de leurs conducteurs, et suivis ordinairement d’un intendant porté dans une litière.

On distingue plusieurs espèces de palanquins : les loca-dals, dont on se sert seulement pour voyager ; les ena-dals, pour traverser les rues ; les fomer-dals, pour aller faire des visites, et les pœsi-dals, exclusivement réservés à l’usage des dames. Ces quatre véhicules aztecs sont tantôt à une, tantôt à deux places. On en voit aussi quelques-uns construits pour quatre personnes ; mais alors ce ne sont plus des palanquins, car ils sont suspendus sur quatre essieux et sur huit roues, et traînés par des lamas.

Le loca-dal simple a environ huit pieds de long et quatre de large, sur une hauteur à peu près égale ; il est garni de coussins épais, et au fond se trouve une sorte de matelas sur lequel le voyageur repose en lisant à son aise, ou en admirant la beauté du paysage qu’il découvre à travers des jalousies pratiquées dans les panneaux placés sur chacun des côtés. Ces fenêtres sont garnies de rideaux pour mesurer la lumière selon le bon vouloir du voyageur. On peut à son gré avoir à sa disposition une table très commode : il ne faut pour cela que lever une tablette appendue à un des côtés, et on trouve dans le fond du loca-dal une petite armoire dans laquelle on place les comestibles. Le loca-dal double est tout à fait semblable au simple, seulement il a six pieds de large et est porté par huit hommes au lieu de quatre.

L’ena-dal n’a que quatre pieds de long sur trois de large et cinq de haut ; en un mot, c’est une grande boîte oblongue garnie de sièges confortables. Assez ordinairement, les côtés ne sont solides que jusqu’à la hauteur de deux pieds, le reste est à jour et se compose d’un toit supporté par quatre petites colonnes, ou bien encore quelquefois garni de jalousies et de rideaux. Il est porté par quatre domestiques, ou, s’il est double, par huit ; on y entre par des portières pratiquées de chaque côté.

Le fomer-dal a beaucoup de rapport avec le précédent, et n’en diffère que par la manière dont on le porte. L’ena-dal a les supports placés en dessous, et se trouve, par conséquent, très élevé au-dessus du sol, sur les épaules des porteurs, tandis que les brancards du fomer-dal, comme ceux du loca-dal, sont placés près du sommet. Ces palanquins mis en mouvement sont donc à peine à quelques pouces du pavé. Le devant et l’arrière sont fermés, à l’exception de deux petites ouvertures circulaires par lesquelles le voyageur voit où on le mène et communique ses ordres aux porteurs. Les côtés sont ouverts, mais on considère comme de haute inconvenance l’action de passer la tête par ces portières, et, en effet, je n’ai jamais vu personne commettre une semblable infraction au décorum.

Ces trois espèces de palanquins sont exclusivement réservées aux hommes, à l’exception pourtant du loca-dal, que les dames emploient en voyage lorsqu’il leur prend fantaisie de quitter le lieu de leur résidence habituelle, ce qui arrive très rarement ; mais elles ont une espèce particulière de litière consacrée à leur usage spécial, c’est celle qu’on appelle la pœsi dal. Elle a six pieds de long et quatre de haut et de large, et se trouve fermée jusqu’au toit ; les côtés sont ornés de jalousies garnies de gaze, de manière à rendre l’intérieur impénétrable à la vue des passants, tandis que du dedans on voit parfaitement tout ce qui se passe au dehors. L’intérieur est parfaitement rembourré et garni de moelleux coussins, sur lesquels reposent les belles voyageuses (car elles ne voyagent jamais seules), tandis que l’extérieur est orné de dorures et de peintures selon le goût du propriétaire. Elles sont portées sur les épaules de quatre serviteurs au moyen de supports placés vers le sommet de la litière. Quelquefois on donne à ces supports la forme d’un serpent, et on les garnit de riches ornements.

L’Inca des Aztecs, excepté à l’époque de sa tournée annuelle dans la vallée, se sert d’un palanquin d’une forme particulière : c’est un cadre doré ressemblant en quelque sorte à un siège garni de coussins et ombragé par des plumes magnifiques entremêlées de guirlandes d’orfèvrerie. Ce siège est placé sur quatre perches disposées de manière à former un brancard porté par deux nobles du plus haut rang. Devant le siège se trouve une sorte d’escabelle en bois sculpté sur laquelle l’Inca repose ses pieds. Lorsqu’il s’avance ainsi dans les rues, le faîte de ce dais se trouve élevé au moins à quinze pieds au-dessus du sol.

Aux notes qui précèdent se borne ce qu’on peut dire sur la manière de voyager par terre dans le Geral-Milco. Les moyens de transport par eau sont très limités, car les cours d’eau sont trop faibles pour servir à la navigation. Le fleuve Naloma et un de ses tributaires qui prend sa source près des mines de Pocotatl, sont les seuls cours d’eau qui portent bateau. Les produits de ces mines sont apportés à Géral dans de grands canots mus par vingt ou trente rameurs. On transporte aussi par eau des munitions de guerre jusqu’à Acaposinga. Entre cette ville et la capitale, on rencontre quelquefois des convois de marchandises qui montent et descendent la rivière ; mais les bateliers ne s’aventurent jamais à l’est, car un peu plus bas commencent des rapides très dangereux.

Les nobles et les riches habitants de Géral ont des canots dans lesquels ils vont faire des promenades sur le canal qui traverse une partie de la ville et sert de communication au lac Naloma avec ceux qui se trouvent sur les plateaux supérieurs de la sierra Paricis. Ce canal est formé naturellement ; les indigènes l’ont seulement enfermé dans un lit de pierres taillées jusqu’à l’entrée du parc de l’Inca, et là les eaux reprennent leur cours naturel. Dans l’enceinte de la ville, ce canal est couvert par une quantité innombrable de ponts d’une construction simple, mais solide, dont j’ai déjà parlé dans les premiers chapitres de cet ouvrage ; mais à sa jonction avec le lac de Naloma, on a élevé un arc de triomphe magnifique. Ce n’est pas une courbe parfaite, ce sont deux arcs réunis par une dalle allongée, tandis que les côtés extérieurs sont construits en degrés[12]. Il y a deux cents ans qu’il fut bâti en commémoration de l’achèvement du canal par l’Inca Huayna Evora, et il est encore dans un parfait état de conservation, grâce probablement aux énormes blocs de pierre avec lesquels il a été construit. Il est situé à la distance de deux cent cinquante pieds du lac, car, à partir de cet arc de triomphe, le canal est entièrement caché sous le pont continu qui unit les deux parties orientale et occidentale des quais qui bordent le lac.

J’ai déjà mentionné les barques de cérémonie de l’Inca et de sa suite, il ne me reste donc plus qu’à parler des canots de moindre dimension sur lesquels trois ou quatre personnes s’embarquent pour une partie de plaisir. Ce sont des bateaux étroits, de quelque vingt pieds de long, et guidés par un seul homme. Au milieu se trouve une petite cabine ornée avec goût. En somme, ils ressemblent assez à la gondole vénitienne, si l’on en excepte les rideaux aux brillantes couleurs tombant jusque dans l’eau, des jalousies de la cabine, dont les ornements sont d’une magnificence sans pareille. Que de fois nous sommes-nous aventurés, Grey et moi, en compagnie d’un de nos amis aztecs, dans un de ces charmants esquifs, sur la calme surface du lac, nous dirigeant vers une des îles flottantes (Chinompas), pour y admirer le clair de la lune et la vue magnifique de la cité de l’Inca ! Souvent encore nous passions avec la rapidité d’une flèche sous la sombre voûte du pont, et nous nous trouvions tout à coup en plein canal au milieu des rires et des joyeux propos de la foule qui remplissait les bateaux ou qui se pressait sur les quais, à l’ombre des arbres, le long des jardins diaprés de fleurs.

Il est tout rationnel de penser que, dans une période de plus de trois cents ans, les Géraliens ont fait des progrès dans les divers genres d’architecture en usage chez leurs ancêtres les Péruviens et les Mexicains. Dans l’histoire de toutes les nations, nous voyons les habitants primitifs se bâtir des huttes de terre recouvertes de rameaux pour leur servir d’abri contre l’intempérie des saisons. Que l’on examine avec soin les traditions les plus anciennes de la nation de l’antiquité qui s’est le plus distinguée par sa civilisation. Son origine se perd dans la nuit des temps, et, à l’arrivée de l’Égyptien Inachus, nous trouvons les habitants de la Grèce demeurant dans des cavernes, plongés dans la plus profonde barbarie ; et cependant personne n’ignore jusqu’à quel point ils portèrent plus tard l’art de l’architecture. Les Péruviens et les Mexicains commencèrent probablement aussi par habiter des fissures de rochers et des grottes, des excavations qu’ils se creusaient eux-mêmes ; puis, progressant par degrés, ils en arrivèrent à ériger ces temples, ces palais gigantesques dont les ruines couvrent aujourd’hui le Pérou et l’Amérique centrale, et qui, pour les dimensions et la grandeur de la conception, rivalisent avec les plus beaux monuments produits par l’art moderne. Quel n’eût pas été le degré de perfection auquel ils eussent pu atteindre sur le sol de leur patrie ? C’est ce que nous ne pouvons que conjecturer, car les invasions des pirates espagnols vinrent arrêter tout progrès dans les arts des contrées qu’ils soumirent, et dont les habitants furent réduits à la servitude la plus affreuse.

Les Géraliens avaient donc tous les avantages possibles pour faire des progrès rapides. L’union fortuite de deux nations renommées par leur civilisation leur donnait une condition d’existence des plus favorables. Ils emportaient avec eux dans leur fuite les notions de tous les arts et de toutes les sciences, résultats d’une expérience de plusieurs siècles, et de plus ils possédaient, inné dans eux, un sentiment d’action et de hardiesse, qui les portait à faire un dernier effort pour conserver leur liberté dans les déserts du Brésil.

Aussi les premières habitations de cette nation nouvelle ne furent point des cabanes de feuillage. Les premiers colons élevèrent un magnifique palais en pierres de taille, dans le style mixte du Pérou et du Mexique, pour servir de résidence à leur Inca. Au dehors, les escaliers gigantesques étaient gardés par les serpents symboliques de la nation du nord et ornés des disques d’or du culte vénéré par le peuple du pays méridional.

C’était, en un mot, le même édifice dont j’ai déjà donné la description, et dans lequel Grey et moi avions été logés par l’ordre de l’Inca.

Je désire, dans ce chapitre, décrire l’état présent de l’architecture dans la vallée aztèque, et, pour arriver à mon but, je vais commencer par énumérer les matériaux ordinairement employés par les entrepreneurs géraliens. Ces matériaux sont au nombre de cinq : les marbres blancs et noirs, la pierre brune, le granit et une pierre d’une teinte chamois pâle susceptible d’être polie et sculptée de la manière la plus délicate. Pour les décorations intérieures, on emploie le jaspe, l’agate, la brèche de couleurs diverses, le marbre veiné, qui est rare et d’un prix fort élevé, une espèce de verde antico, et un marbre d’une teinte rosée, dont on recouvre quelquefois les murailles.

Parfois les salles entières sont garnies de plaques d’ambre ou de lapis lazuli. L’ambre est quelquefois disposé en colonnes creuses, et les plaques en sont jointes par des anneaux d’argent : dans l’intérieur on place des lumières, ce qui produit un effet singulier. Je me rappelle un magasin dans la rue de l’Ocelot, qui avait un portique supporté par quatre colonnes de cette sorte ; pendant tout le temps de mon séjour, je ne pouvais me lasser d’admirer cette œuvre d’art à Géral.

Dans les édifices publics et même dans quelques édifices particuliers, on remarque une grande quantité de sculptures parfaitement exécutées, représentant des hiéroglyphes, des oiseaux et des hommes en bas-relief. Les colonnes sont d’une forme pareille à un vase de Chine, comme je l’ai expliqué plus d’une fois dans mon journal, et les chapiteaux ont beaucoup d’analogie avec ceux qu’on voit dans les vieux temples de l’Hindoustan ; c’est-à-dire qu’ils ont la forme de coussins circulaires, aplatis en apparence par le poids de la poutre qui les surmonte. Le contour de la flèche est plus élégant, plus léger et plus gracieux que dans les monuments orientaux ; cependant il n’est pas difficile d’y reconnaître une ressemblance frappante.

L’arcade que nous désignons sous le nom de gothique leur est parfaitement connue et est plus souvent employée que celle de forme demi-circulaire ou autrement dite normande. Je n’ai remarqué cette dernière que sur les bords du canal de Géral, où, dans quelques maisons bâties sur l’eau, on en a construit au-dessous d’un escalier conduisant au premier étage. Les habitants passent sous cette voûte pour descendre dans leurs canots. Dans ces arcades souterraines, l’arcade en ogive est plus commune.

C’est là un progrès évident dans l’architecture américaine ; car la seule chose qui approchât de la forme de l’arcade parmi les nombreuses ruines qu’on avait explorées jusqu’ici, était celle de Lubna, indiquée par Stephens dans son ouvrage sur le Yucatan. C’est une porte formée de deux arcades légères dont le point d’intersection est coupé par une dalle horizontale ; description qui se rapporte parfaitement avec celle que nous avons donnée plus haut de l’arc de triomphe de l’Inca Huayna-Évora à Géral. Dans un corridor du palais de Palenqué, dans l’Amérique centrale, on voit de petites ouvertures destinées à laisser pénétrer la lumière et représentant une arcade demi-circulaire : mais ces fenêtres sont taillées dans un seul bloc et ne sont pas formées à l’aide de plusieurs pierres réunies ensemble. J’ai souvent remarqué dans la vallée des fenêtres semblables.

Lorsqu’on construit un bâtiment, on commence par faire une excavation d’environ deux ou trois pieds, qu’on remplit d’un ouvrage de maçonnerie massive et bien cimentée. Sur cette terrasse, que dans quelques cas on exhausse jusqu’à quatre ou cinq pieds au-dessus du niveau de la mer, on élève les murailles jusqu’à la hauteur voulue, rarement au-dessus de deux étages, à moins que ce ne soit pour des boutiques ou des magasins. D’après la loi, les maisons particulières d’un seul étage doivent avoir leurs murs de quinze pouces d’épaisseur, celle de deux étages de vingt-deux pouces, et les magasins jamais moins de trente.

Tous les nobles aztecs habitent des palais superbes, dont l’architecture est si identique à la description donnée plus haut, qu’il me paraît inutile d’y revenir. Quant aux maisons des riches citoyens, elles sont ordinairement entourées d’un jardin qui longe une des rues principales. En suivant une allée sablée et unie on parvient devant le Z’ilathal (le portique), ordinairement supporté par des colonnes, et qui, dans les maisons de deux étages ne fait pas saillie, mais s’enfonce dans les appartements voisins. En somme, ce portique ressemble d’autant plus à une salle dont on aurait enlevé une muraille, qu’il est garni de divans et de tables, tandis qu’au plafond est suspendue la Uthirb ilathal (lampe de la bienvenue), meuble d’une certaine grandeur et assez élégant, composée d’un treillis délicat en fils d’or ou d’autres métaux moins précieux, entouré de longs glands pendant à un balustre qui forme comme la corniche du chandelier.

En passant par une porte pratiquée au centre du portique, le visiteur pénètre dans un long corridor. Sur l’un des côtés est l’Egaratron (le salon), où le maître de la maison reçoit ses hôtes, et de l’autre, l’Ovvaidon (autrement dit salle à manger). Le salon, généralement carré, est garni à l’une de ses extrémités d’un dais élevé de deux marches qu’on appelle Tarimilathal (siège de la bienvenue.) C’est là que le maître de la maison est assis, et c’est là qu’il cause avec ses visiteurs, reçus par lui debout avec la plus parfaite urbanité.

Comme marque de grande faveur, il descend les deux degrés, et l’honneur est plus grand encore s’il avance jusqu’à moitié chemin, car alors l’étranger comprend qu’on lui offrira une place sur le Tarimilathal. Cette pièce est souvent fort richement décorée ; les murailles sont sculptées, couvertes de marbres précieux, ou bien cachées sous des tapisseries de la plus grande magnificence.

Près de l’Egaratron est la chambre particulière du maître ; c’est là qu’il instruit ses enfants, qu’il fait ses comptes, qu’il donne audience à son maître des cérémonies, et qu’il reçoit ses amis les plus intimes. Plus loin est son Etoridua (chambre à coucher), communiquant à un passage qui mène à l’étage supérieur, lorsqu’il en existe un ; autrement, les chambres dont nous allons parler s’étendent de plain-pied derrière celles que nous venons de voir. L’Avvoraga (appartement des femmes) consiste en plusieurs chambres à coucher, une pour les enfants et un salon où les dames filent, brodent, lisent ou s’occupent de quelque façon. C’est là que se trouvent les armoires où sont serrés les vêtements de la famille et les coffres qui contiennent le linge et la vaisselle plate qu’après chaque repas on rapporte à la maîtresse de la maison. Aucun homme ne pénètre jamais dans l’Avvoraga, à moins que ce ne soit le maître de la maison, ceux de ses amis qu’il veut présenter à sa famille et le principal serviteur.

Si les étrangers sont ainsi exclus des parties intimes de la maison, ils sont en revanche librement admis de l’autre côté de l’allée, où se trouvent l’Uvvitton (l’office), l’Ovvaidon (salle à manger) derrière laquelle est placée l’Hanalpa (qui est la cuisine). L’Ovvaidon est une vaste salle correspondant en grandeur et en position avec l’Egaratron, et également ornée avec magnificence. L’Uvvitton est aussi une grande pièce dans laquelle on dépose les mets avant de les servir. Les chambres à coucher des domestiques sont au-dessus ou derrière ces deux salles, car la cuisine est séparée de la maison par une ouverture de quatre ou cinq pieds, bien qu’elle soit placée sous le même toit.

Lorsque la maison a deux étages, les appartements sont éclairés par des ouvertures pratiquées dans les murailles près du plafond, et composées d’élégantes ciselures ; ou bien encore, comme dans les habitations du Nord de la vallée, la lumière pénètre par des fenêtres oblongues ou ovales, fermées par une couche très mince de jaspe blanc, qualité fort différente du genre connu dans la minéralogie, en ce qu’il est presque aussi transparent que le mica.

Au second étage, toutes les pièces reçoivent jour d’en haut, par des lucarnes qui, la nuit et au milieu du jour, sont fermées au moyen de rideaux, tandis qu’en hiver, ou plutôt dans la saison des pluies, on les couvre de toits élevés de deux pieds au-dessus de l’ouverture, de façon à laisser pénétrer quelque jour par les interstices ; des plaques de jaspe blanc sont aussi placées dans ces couvertures temporaires, afin d’y laisser pénétrer une lumière suffisante.

Les planchers sont ordinairement composés de marbres variés ou de marqueterie, c’est-à-dire de bois teints de différentes couleurs et arrangés en dessins pittoresques et bizarres.

Le toit ou plutôt la terrasse de tous les édifices est complètement plat et entouré de parapets en maçonnerie massive, de sorte que, sans les larges tuyaux de bronze pareils à des serpents qui ornent les coins de toutes les maisons, les terrasses deviendraient en hiver de véritables lacs.

Les monstrueux serpents de pierre qui formaient la balustrade de l’escalier de notre palais étaient creux, on les avait indubitablement placés de manière à servir de conduits d’eau sur une large échelle. À vrai dire, ces gueules ouvertes doivent avoir une apparence étrange lorsqu’elles vomissent des cataractes d’eau pluviale.

Les gouttières ne sont pas en usage chez les Aztecs. Des tuyaux souterrains conduisent l’eau de chaque maison à la rue voisine et la déversent dans un vaste égout en pierre qui se vide dans le lac de Naloma. Le sommet de cet égout est au-dessous du niveau de la rue, et je ne me serais jamais douté de ce système de drainage, si un jour, pendant une de mes excursions avec mon ami Grey, nous n’avions rencontré sur notre chemin des ouvriers qui y réparaient une brèche causée par la chute d’une maison, dans la rue des Manufactures. Je fus alors à même de découvrir tout le mécanisme de cette partie de l’architecture aztèque.

Pendant mon séjour dans le Géral-Milco, j’ai fait de nombreux efforts pour m’introduire au milieu des familles aztèques, afin d’être à même d’étudier les mœurs et coutumes domestiques de cette nation ; aussi les détails qui suivent compléteront ceux que j’ai déjà donnés dans le chapitre précédent.

Les gens riches, appartenant à l’aristocratie du pays, tiennent à honneur de soutenir le rang qu’ils occupent, et leur domestique est généralement fort considérable. On ne compte pas moins de cinquante serviteurs à leurs gages, et encore les porteurs de palanquins ne sont-ils pas compris dans ce nombre : ils sont habituellement seize, et je mentionnerai en outre les valets de chambre qui suivent leur maître lorsqu’il fait une excursion d’apparat dans les provinces. Parmi ces cinquante domestiques d’une famille de rang, on trouve habituellement trente femmes, les autres vingt sont des hommes ou des petits garçons. Tous sont dirigés par un chef qui a pour titre celui de Milla-il-athl, autrement dit « maître des bienvenues, » et dont les fonctions équivalent à celles d’un maître d’hôtel des grands hôtels d’Angleterre et d’Europe. C’est lui qui engage les domestiques, qui les commande, qui les punit en cas de mauvaise conduite ; c’est lui qui s’entend avec le maître et reçoit les communications de ses subordonnés. La seule fonction dont il n’ait pas à s’occuper est celle de payer les salaires.

Les femmes qui s’engagent pour servir ont différents titres : il y a d’abord les Avvar-il-avvaroga (la femme de chambre et les couturières), qui ne quittent point les appartements de leurs maîtresses et travaillent avec elles, ou bien président aux soins de leur toilette. Les Avvar-il-itanalpa sont occupées aux travaux de la cuisine ou au nettoyage de la vaisselle, sous la férule du Malla-il-itanalpa (ou maître cuisinier), auquel obéissent aussi les Avvar-il-uvvitton (femmes préposées à confectionner les provisions), et même les Ivvar-il-ovvaidon, domestiques mâles servant à table. Les valets de pied, dont le service est d’introduire les visiteurs, se nomment Ivvar-il-egaratron, et les valets de chambre Ivvar-il-evoridua. Le portier d’une maison bien tenue a pour titre celui de Milla-il-zilathal, et tout ce monde-là, – à l’exception des domestiques de voyage, les Ivvar-il-milla, et des porteurs de palanquin, Ivvar-il-dalr, – est logé dans la demeure du maître.

Parmi les grands du pays aztec, il y en a qui poussent le luxe jusqu’à garder à leur solde une troupe de danseuses et de musiciens, et qui remplacent les valets qui servent à table par des femmes que l’on nomme Avvar-il-ovvaidon, et dont les gages sont bien plus élevés que ceux des autres domestiques.

Les nobles qui ne sont pas de service à la cour de l’inca, car dans ce cas-là ils sont logés et nourris au palais du gouvernement et ne communiquent point avec leurs familles, commencent leur journée à six heures du matin. Leur premier valet de chambre vient alors les réveiller et présider à leur toilette. Un bain pris à la fontaine est suivi de frictions hygiéniques, après lesquelles le maître se revêt de son costume négligé et déjeune légèrement dans son appartement. Dès que ce premier repas est achevé, l’Aztec noble va faire visite à sa famille, au cas où il est marié, et demeure quelques instants avec l’Avvaroga ; puis il se rend à son cabinet d’étude, et donne à ses fils des leçons préliminaires, afin de les préparer à être admis à l’académie des Incas. Un visiteur survient-il, ou bien le maître prend-il lui-même le désir d’aller voir ses amis, il congédie sa progéniture et ne revient trouver sa famille qu’à la nuit tombante, afin de dîner avec les siens.

Qu’on ne suppose pas que les Aztecs ne mangent rien depuis ce léger déjeuner du matin jusqu’au soir. Vers le milieu de la journée, on sert généralement un lunch composé de fruits frais ou conservés, de liquides rafraîchissants et autres comestibles ou boissons d’une digestion facile. Tonte la famille et les visiteurs qui, par hasard, se trouvent présents, prennent place à ce second déjeuner et en mangent leur part.

La grande affaire de la journée, c’est le dîner, qui ne dure pas moins de deux heures. Dès que ce repas est achevé, on passe dans la salle de réception, ou bien on se rend chez des amis ; quelquefois encore les Aztecs qui aiment à s’instruire, vont dans un magasin où l’on vend des livres, pour y lire les productions nouvelles des littérateurs du pays. Ce n’est que le matin que l’on achète et que l’on vend dans les rues marchandes de la ville aux hommes comme il faut. L’après-midi, à peu d’exceptions près, est réservée aux dames.

Dans la saison torréfiante, les parcs publics, plantés d’arbres séculaires, sous l’ombrage desquels coulent des fontaines d’eau vive, sont éclairés au moyen de lampes suspendues, et le peuple vient là respirer l’air frais et boire des liqueurs édulcorées et glacées qui se vendent à très bas prix.

Pendant l’époque où la pluie tombe, souvent durant des mois entiers, la classe populaire reste le soir dans ses habitations respectives ; les nobles et les gens riches sont les seuls qui s’assemblent les uns chez les autres, pour passer le temps de leur mieux, soit à causer, soit à chanter, soit quelquefois à danser entre eux. Comme on le voit, d’après cet aperçu succinct, les mœurs du Géral-Milco ne diffèrent pas beaucoup de celles du monde civilisé.

L’emploi de la journée des dames du pays, du moins de celles qui appartiennent à l’aristocratie aztèque, doit aussi trouver sa place dans ce chapitre.

Sans compter la femme en titre, l’épouse légitime avec laquelle un noble contracte solennellement mariage dans le temple du Soleil, en présence du prêtre et du premier magistrat de la ville, il y a encore dans le gynécée géralien des maîtresses ou des odalisques (Ulvamathalr) qui font partie de la maison. Leur nombre est soumis aux désirs et aux moyens d’existence du chef de la famille, et il varie de cent à deux cents.

C’est l’Inca qui décide en dernier ressort cette question de morale ; et lui seul, comme le sultan de Turquie, a le droit d’entretenir autant de femmes qu’il en veut.

Il y a des lois qui défendent à l’Ulvamathalr de vivre avec un maître qui ne lui paierait pas une pension de cent ochols d’or par an, et, au cas où cette somme ne lui serait pas comptée, il est loisible à la femme de faire comparaître son entreteneur devant un magistrat, et de le forcer à lui payer l’argent convenu. Les Ulvamathalrs vivent dans les mêmes appartements que l’épouse légitime, en parfaite intelligence, travaillent avec elle aux labeurs de couture, visitent leurs amis communs, parcourent les magasins et voyagent dans les mêmes litières ; on dirait une famille de sœurs professant les unes pour les autres une amitié inaltérable.

Les Ulvamathalrs ne sont point considérées comme des esclaves ; car, en prévenant leur maître de leur intention de le quitter, il leur est loisible de rompre avec lui ; mais au cas où elles s’échapperaient clandestinement du gynécée, elles sont arrêtées par la justice, et on les condamne à rester avec leur seigneur jusqu’à ce que la mort les délivre de cet état de servitude. Si malgré cette sentence elles tentaient de s’enfuir une seconde fois, leur maître a sur ses femmes un droit de punition qu’il règle suivant son désir. Ces maîtresses, condamnées à rester esclaves, sont nommées Inlathalr, et par les règlements des institutions aztèques, on peut les punir de mort au cas échéant.

Les enfants des Ulvamathalrs, comme ceux des Inlathalrs, sont élevés avec ceux de l’épouse légitime, sans distinction, sans préférence. Le jour de leur mariage, on les dote à l’égal des autres héritiers directs. À l’époque de leur mort, on leur rend les mêmes honneurs. Les Inlathalrs ne fréquentent point les Ulvamathalrs, et ne sont reçues dans leur compagnie que sur l’ordre formel du maître.

Du reste, celui-ci n’est pas très rigide à cet endroit, et la plupart du temps il leur donne toute faculté de se voir. La seule distinction qui existe entre elles, à proprement parler, est dans la pension, réduite à cinquante ochols d’or, tandis que les autres, comme je l’ai expliqué plus haut, en reçoivent cent.

La race aztèque est sans contredit une des plus belles du monde. Les formes, les traits des hommes et des femmes sont d’une finesse et d’une distinction remarquables. Le teint de ces Indiens est, à peu d’exceptions près, assez clair, quoique d’une couleur de brique. On jurerait qu’un sang de blanc coule dans leurs veines, et que le soleil est la seule cause de la teinte bistrée qui les distingue des Américains du Nord. Les Aztecs ont les cheveux noirs ou tout au moins très foncés ; les yeux de la même couleur, larges, fendus en amande, et très expressifs ; les dents blanches et d’un émail de perle ; le menton et le nez ressemblent à ceux qu’on voit dans les statues grecques. La taille des hommes n’est jamais au-dessous de cinq pieds huit pouces, et leurs membres sont admirablement proportionnés. Les femmes sont d’une distinction qu’envieraient beaucoup de nos compatriotes moins bien douées par la nature.

Les occupations de l’épouse légitime d’un Aztec appartenant à la classe élevée de la nation sont de diverses natures.

Dès que les premiers rayons du soleil pénètrent à travers les sculptures à jour de la corniche de leur chambre de repos, et font scintiller les dorures du plafond et des draperies appendues contre les murailles, la Malla-il-avvaroga se présente devant sa maîtresse, couchée sur un lit surmonté d’un dais resplendissant, et vient prendre ses ordres ; elle est bientôt suivie de toutes les Ulvamathalrs du gynécée, qui se sont levées depuis une demi-heure, et viennent présenter leurs hommages à leur souveraine. Celle-ci sort de sa couche, et, assistée par les Ulvamathalrs et les Malla-il-avvarogas, va se baigner dans la fontaine placée au milieu de sa chambre. Si, par hasard, la chaleur accablante rend la chose nécessaire, toutes se dirigent dans un de ces lacs artificiels disposés au milieu du parc de la résidence princière, et entouré d’une muraille épaisse de verdure, afin d’y trouver une eau plus fraîche et plus salutaire. Le bain dure une heure, et aussitôt qu’on en sort, tout le monde retourne dans les appartements du palais pour y procéder à la toilette. Quand six heures sonnent, on se réunit dans le Ovvaidon Avvaroga (c’est ainsi qu’on appelle le réfectoire des femmes), où l’on prend en commun le repas du matin, et dès qu’il est terminé, les ustensiles d’or et d’argent qui ont contenu les mets et servi aux besoins du ménage sont lavés avec soin, essuyés et renfermés dans de grands coffres, sous la surveillance de la maîtresse de la maison et de sa Malla-il-avvaroga.

Les Ulvamathalrs se rendent ensuite à la salle destinée aux travaux de couture et de broderie, où les enfants de la famille viennent les rejoindre. Là, chaque personne s’occupe suivant ses goûts : les unes à filer, les autres à broder, celles-ci à confectionner les robes, celles-là à peindre, et, parmi ces femmes, il y en a qui excellent dans cet art ; enfin, d’aucunes se livrent à des travaux de calligraphie.

Le maître de la maison vient alors visiter son gynécée, et quand, après un court séjour avec ses femmes, il se retire en emmenant ses fils, les petites filles reçoivent des leçons diverses jusqu’à l’heure du lunch.

Bien souvent les Ulvamathalrs sont sorties en litière pendant la matinée, pour parcourir les magasins ou se rendre auprès de leurs amies ; mais, en général, elles sont de retour pour le repas de midi, après lequel on fait la sieste, puis on reprend les mêmes travaux du matin.

Vers les quatre heures du soir, on se jette encore dans le bain, puis on va se promener en palanquin tantôt hors de la ville, tantôt sur les terrasses des montagnes, où souvent ces dames se rendent à pied. Elles vont aussi présenter leurs hommages à l’Incaresse, ou bien encore visiter les boutiques de la rue de l’Ocelot, si mieux elles n’aiment se reposer sous les ombrages du jardin en attendant l’heure du dîner, qui se prend en commun dans le grand Ovvaidon. Maintes fois, dans la saison chaude, la soirée se passe dans le jardin où les Ulvamathalrs se reposent sur le gazon, le long des pièces d’eau, ou bien encore dans des hamacs appendus aux arbres, sous des lampes allumées et répandant une lumière éblouissante.

Il arrive parfois que les dames aztèques accompagnent leur maître dans les visites qu’il rend à ses amis, ou bien qu’elles reçoivent leurs amies, avec lesquelles elles se livrent à des ébats joyeux au clair de la lune, dont les lueurs argentent la verdure des arbres et des fleurs.

Lors de la saison des pluies, les femmes seules se rassemblent le soir dans l’Avvaroga, pour y causer, y jouer entre elles ou avec les enfants, y manger, y boire, y danser et y entendre quelquefois la musique ou une lecture poétique. Les poèmes les plus estimés sont en général des récits héroïques relatifs aux exploits des premiers Incas, à leur bravoure dans les combats, et à l’histoire romantique de leurs amours.

Il me reste encore, avant de terminer ce chapitre, à raconter les cérémonies en usage pour le mariage, la naissance et la mort des individus de la race aztèque.

L’amour entre pour peu de chose lorsqu’il s’agit de contracter un mariage chez les Aztecs. Voici comment on procède pour prendre femme dans le Géral-Milco : le père du jeune homme ayant jeté son dévolu sur l’une des filles de ses amis dont l’alliance lui paraît devoir être avantageuse, arrange une entrevue entre les deux futurs, de manière que chacun puisse avoir une idée l’un de l’autre. Dès que cette présentation a été faite, le père du futur, qui a environ quinze ou seize ans, tandis que sa fiancée est à peine âgée d’un ou deux ans de moins que lui, demande à son fils, par pure forme d’usage, si la jeune fille lui convient, et toujours on lui répond affirmativement, car refuser son consentement serait chose inutile. Dès que le oui exigé a été articulé, le père fait porter à la fiancée, au nom de son fils, un présent splendide, et celle-ci lui renvoie un bouquet de fleurs toutes blanches comme la neige, symbole, à n’en pas douter, de sa chasteté et de son innocence.

Tout est donc arrangé pour le mieux : les deux pères ont désigné le jour des noces et invité leurs nombreux amis à assister à la cérémonie, qui doit avoir lieu au temple du Soleil élevé dans la ville où les deux conjoints résident. Puis l’on s’occupe des préparatifs de la fête.

Le matin du jour où doit avoir lieu cette cérémonie, le futur, revêtu d’un brillant costume, se rend, porté dans un riche palanquin, à la maison de sa fiancée, suivi de son père, de sa mère, et de tous ses parents et amis. La maison de l’épousée a été recouverte de draperies bleues, et la porte est plus particulièrement tendue d’un épais rideau. Le jeune homme descend de sa litière, et, accompagné par deux de ses amis, s’approche de la porte, tandis que l’un de ses camarades appelle à haute voix les habitants de cette maison cachés derrière la tenture. Nul ne répond de l’intérieur de cette demeure silencieuse. Alors le second ami interpelle à son tour ces gens si obstinés, qu’ils ne daignent même pas encore faire attention à ses paroles. Alors le futur tire un couteau de bronze et coupe les liens qui retiennent la tapisserie fixée au chambranle de la porte. Aussitôt qu’elle tombe, un grand nombre de serviteurs se précipitent par cette issue, portant sur leurs épaules une litière close dans laquelle se trouvent l’épouse et sa mère.

Pendant ce temps-là, le futur est remonté dans son palanquin, près duquel vient se placer celui de la jeune fille. La mère descend alors du véhicule et se tient à côté, près du père du jeune homme et de ses parents, auxquels se sont joints aussi ceux de la fiancée. Aussitôt celle-ci relève les rideaux qui la cachent à tous les yeux, et tandis que les trompettes sonnent, on la voit enjamber le palanquin où elle est abritée et aller se placer dans celui de son mari. Et pourtant sa figure et ses formes sont entièrement recouvertes d’un voile impénétrable aux regards.

L’on se met sur-le-champ en marche pour se rendre au temple du Soleil, dans lequel sont réunis les prêtres et les chanteurs qui escortent les conjoints jusqu’à l’autel consacré. On fait asseoir les deux jeunes gens sous le dais, tandis que les choristes exécutent un morceau d’ensemble et le grand-prêtre implore la haute protection de l’astre adoré.

Les parents offrent alors des présents au temple, ou plutôt à ceux qui le desservent – usage qui est aussi celui de toutes les religions païennes ou chrétiennes, – et le futur exhibe un permis écrit en double, par lequel le premier magistrat de la ville, le gouverneur civil, lui permet de prendre femme. Ces deux certificats de mariage sont bénis par le prêtre, qui y appose sa signature. L’un est rendu au marié et l’autre est placé dans le tabernacle de l’autel, derrière le vase des sacrifices, après avoir été encensé et lu à haute voix par le prêtre officiant ce jour-là.

Dès que cette cérémonie est terminée, l’épousée est ramenée à la maison de ses parents, où elle doit demeurer trois jours.

Pendant la soirée du troisième jour, aussitôt que la nuit est arrivée, la nouvelle mariée est transportée, toujours recouverte d’un voile, à la demeure de son époux. La procession qui l’accompagne marche à la lueur des flambeaux : elle se compose de tous les serviteurs du père, qui portent la garde-robe et les présents.

La demeure du mari (Uthirb-il-athl), devant laquelle s’arrêtent les porteurs, est brillamment éclairée, et sous le portique se trouvent rangés de nombreux domestiques, qui tous ont des torches à la main. L’épousée descend de son palanquin et se jette dans les bras de sa belle-mère. Accompagnée par toutes les femmes de la maison, elle pénètre dans la salle de réception (Evoridua), où son mari est assis sur le siège du maître son père (Tarim-il-athl), tandis qu’une bande de musiciens, cachée à tous les yeux, fait entendre une harmonie rythmée pour la cérémonie. L’épousée s’avance jusqu’aux premières marches de l’estrade et s’arrête devant, entourée de toutes les femmes, tandis que la mère, qui la suit pas à pas, détache le voile qui enveloppe la jeune fille et le fait tomber à terre pour montrer au mari sa fiancée revêtue d’une riche toilette (Pavisa) faite d’étoffes blanches toutes brodées d’or. Les musiciens soufflent à tout rompre dans leurs trompettes, et bientôt chacun se retire pour aller prendre part à un festin préparé pour l’occasion, tandis que les nouveaux mariés restent seuls ensemble…

Telle est la cérémonie du mariage chez les Aztecs. Nous raconterons, en peu de mots, celle en usage pour les naissances.

C’est seulement le lendemain du jour où l’enfant est venu au monde que l’on songe à lui. Avant le lever du soleil, le portique extérieur de la maison se peuple de tous les amis de la famille, hommes et femmes, et, au moment où les premiers rayons de l’astre du jour pointent à l’horizon, le père de l’enfant s’avance en compagnie de la mère portée sur une couchette recouverte de riches tentures. Le rideau qui cachait l’entrée de l’Evoridua se soulève, et les domestiques de la famille s’avancent, portant des comestibles de différentes sortes, suivis par les Ulvamathalrs, dont la plus âgée tient entre ses mains un grand plat d’or dans lequel est couché l’enfant, recouvert d’une draperie blanche. Chacune de ces personnes est revêtue d’un riche costume, et la procession s’avance aux sons de la musique. Le père du nouveau-né vient lui-même enlever le voile sous lequel l’enfant était caché, et, prenant sa progéniture entre ses mains, il la présente à tous ceux qui l’entourent, tandis que l’Ulvamathalr le suit, portant toujours son plat d’or, sur lequel les invités déposent des joujoux et autres menus objets destinés à amuser le petit être dès qu’il sera à même de comprendre et d’apprécier les jeux de l’enfance. Dès que toute la société a vu la progéniture du père, on se rend à la salle à manger (Ovvaidon), afin de procéder au déjeuner.

Trois jours après cette présentation officielle de l’enfant, que l’on appelle en langue aztèque la parade du nouveau-né, on le porte au temple du Soleil pour lui donner un nom. Cette cérémonie est tenue secrète, car les seules personnes qui y assistent sont le père, la mère et les parents les plus intimes. Si par hasard l’enfant est malade, le grand-prêtre se rend à la maison des parents, où il procède à sa consécration. Il s’agit tout simplement de tenir l’enfant au-dessus du vase du sacrifice, dans lequel on fait brûler des parfums, et à prononcer quatre fois, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, le nom que les parents ont résolu de donner à leur rejeton.

Les funérailles des morts ne sont pas aussi compliquées que les cérémonies dont les vivants reçoivent les honneurs. Dès qu’une personne a rendu le dernier soupir, on fait venir les gens qui s’occupent d’embaumer les corps ; ils l’emportent chez eux, et trente jours après la rendent à la famille. On la place alors sur une estrade élevée, et pendant soixante-deux heures ces restes mortels sont entourés par les femmes de la maison qui, comme on le pratique dans l’Orient, se frappent la poitrine, s’arrachent les cheveux, déchirent leurs vêtements et poussent des cris effroyables. Cette veille du mort étant achevée pour le plus grand honneur de celui-ci et la plus grande satisfaction de celles-là, le corps, embaumé par un procédé particulier qui lui donne l’apparence de la vie, est placé sur un palanquin découvert et transporté la nuit à travers les rues, suivi par un grand nombre de personnes portant des torches, dans les caveaux destinés à recevoir les morts, construits sous les murs de la ville. Le cadavre est placé debout dans une niche, et tout aussitôt chacun s’échappe comme s’il avait peur d’être enfermé dans ces catacombes.

Mon camarade de voyage et moi, nous eûmes l’occasion, pendant le mois d’octobre, de visiter un de ces caveaux ; mais la plus grande difficulté fut moins d’y pénétrer que de trouver un guide qui nous y conduisit. L’entrée de cette catacombe s’ouvrait à près de cent mètres de la porte de Coluca : on descendait par une pente inclinée, formée de petites marches, à trente pieds plus bas que le niveau du lac Naloma. Au bas de cette rampe, on faisait un détour dans la direction de l’ouest, et l’on apercevait un immense souterrain creusé dans le roc. Labyrinthes tortueux, salles immenses, corridors, tout s’y trouvait réuni dans une étendue de près d’un mille. Nous parcourûmes cette nécropole d’un bout à l’autre, examinant les murailles dans lesquelles, comme dans un pigeonnier, on avait taillé des niches de six pieds d’élévation et de deux de profondeur, dans chacune desquelles se trouvait un corps embaumé, et sur la partie supérieure de la niche on apercevait, tracés en caractères hiéroglyphiques, le nom du mort et la date de son décès. Il y avait, à n’en pas douter, près de quinze mille momies dans la grande salle de ce cimetière souterrain, par laquelle on pénétrait dans une vingtaine d’autres reliées ensemble par tant d’entrées, de corridors, de boyaux et de tranchées, que, sans un guide, on s’y serait perdu comme dans le labyrinthe de Crète.

À l’extrémité de la grande nécropole, nous descendîmes encore trente pieds plus bas par une rangée de gradins dans une autre salle en tout semblable à la première ; aussi crûmes-nous inutile de continuer plus longtemps notre visite. On nous apprit ensuite que le cimetière souterrain que nous avions été voir était un des plus petits du Géral-Milco, et cependant, suivant Orteguilla, qui nous donna, avec son obligeance ordinaire, tous les renseignements possibles à cet égard, ce charnier contenait plus de cinq cent mille cadavres de tout âge et de tout sexe.

Dans l’un des ouvrages manuscrits que je possède, composé par Valaïon et écrit de sa main, j’ai découvert que les grands-prêtres du soleil avaient, de temps immémorial, recommandé comme article orthodoxe de faire enterrer les morts près de la capitale. Pour obéir à cet ordre, les Aztecs qui résidaient loin du Géral étaient forcés de faire embaumer les restes de leurs parents afin de pouvoir les amener au lieu désigné pour la sépulture, et naturellement les Géraliens virent l’effet produit par l’embaumement. Ces derniers finirent eux-mêmes par adopter ce mode de conservation, et les momies devinrent dès lors d’un usage général dans le Géral-Milco. Voilà près de cent vingt-six ans que tous ceux qui sont morts parmi les Aztecs ont été embaumés et placés dans les niches des catacombes du Géral et des autres villes ; car un des prédécesseurs d’Orteguilla, l’Inca Huayna Evora, comprenant l’inconvénient sanitaire et local qu’il y avait d’être forcé d’enterrer tous les morts près de Géral, publia un décret par lequel chaque ville du Géral-Milco pouvait creuser ses catacombes. On pouvait, d’après cela, se passer désormais de la dépense de faire embaumer les morts ; mais l’usage a prévalu, et il est toujours mis en pratique. L’édit relatif aux enterrements fut publié en 1655, suivant le nouveau calendrier de notre façon, et Huayna Evora mourut en 1661.

Les lecteurs de ce livre ne seront peut-être pas fâchés de trouver ici quelques détails relatifs à la vie champêtre des Aztecs. Nous sortirons donc ensemble des cités géraliennes pour jeter les yeux du côté des montagnes et des vallons de la sierra du Brésil décrite dans ce livre.

Il est bon d’avouer que ce n’est point de visu que je rendrai compte de la vie pastorale des Aztecs, car lorsque mon camarade Grey et moi nous parcourions les provinces de l’Incalat, nous faisions partie de l’escorte d’Orteguilla et nous n’avions pas le temps d’examiner tout à loisir et de prendre des notes sur les mœurs pastorales des Aztecs. J’ajouterai donc, en passant, que les détails contenus dans ce chapitre m’ont été fournis par Valaïon et particulièrement par un autre auteur nommé Dopartesa, et que je les ai combinés avec ceux donnés par notre excellent ami Ciaoco, le Curaça de Ocopaltepec, qui, à tout prendre, était peut-être mieux informé que les littérateurs dont je viens de citer les noms, car il avait fait un long séjour dans ses terres situées à quelques lieues de la capitale, faisant valoir ses propriétés et administrant lui-même ses paysans.

La population agricole de la vallée du Géral-Milco est approximativement évaluée à trois cent mille âmes, résidant, pour la plupart, dans les villages ou les hameaux perchés sur les pentes cultivées de la Sierra. Il en est peu qui demeurent dans des maisons isolées, par crainte des attaques inopinées des Lambys ou autres tribus hostiles des Indiens du Brésil.

Les paysans aztecs sont divisés en deux classes : celle des fermiers et celle des gardiens des troupeaux de lamas. Les premiers cultivent d’immenses plantations appartenant au gouvernement et dont les produits sont transportés dans les dépôts de la province dans laquelle ils résident. La seconde catégorie, celle des pasteurs, est elle-même scindée en deux catégories, celle des bergers proprement dits, qui veillent sur les troupeaux, et celle des conducteurs qui se rendent dans les marchés des villes pour y porter des fardeaux placés sur le dos de ces précieuses bêtes de somme. Dans ces deux classes de paysans, il y a ceux qui sont à la solde du gouvernement et ceux qui travaillent pour le compte des fabricants d’étoffes de laine.

Les femmes des familles d’agriculteurs, dès qu’elles ont atteint l’âge de douze ans, sont employées à carder et à filer dans les différentes manufactures de coton et de laine du gouvernement. Avant cette période de leur vie, les enfants des deux sexes sont envoyés aux écoles du district, dont chacune est destinée à l’usage de trente familles seulement. Chaque année on choisit parmi les jeunes gens cinq individus, les plus travailleurs, qui se rendent à Géral afin d’y être élevés au collège Amatau, aux frais de l’Inca. Un nombre égal de jeunes filles est aussi placé dans le couvent du Soleil, afin d’y recevoir une bonne éducation.

À l’âge de douze ans, l’inspecteur des écoles fait choisir à ces enfants une carrière libérale : il n’y a que le fils aîné de la famille qui doive suivre la même profession que celle exercée par son père. Les plus jeunes frères peuvent, à leur choix, aller aider leur famille, devenir soldats, apprendre un métier à la ville, s’engager comme domestiques, se faire mineurs ou s’enrôler parmi les ouvriers salariés par le gouvernement. Les autorités aztèques leur prêtent un concours des plus bienveillants.

Pendant trois années, les fils aînés des familles ont pour mission de tendre des pièges aux oiseaux, dont les plumes servent à faire les riches tapisseries dont il est question dans ce livre, et ce n’est que lorsqu’ils ont atteint l’âge de quinze ans qu’ils sont considérés agriculteurs à l’égal de leur père.

Les travaux des fermiers dans le centre de la vallée sont fort pénibles eu égard à la grande chaleur qui règne dans le pays, mais sur les plans terrains des montagnes, la température est plus supportable : aussi le gouvernement, par une sage prévoyance, a décidé que les agriculteurs travailleraient alternativement, chacun à leur tour, six mois de l’année dans la vallée, et six autres sur les plateaux de la Sierra.

Les bergers du Géral-Milco ne descendent presque jamais des plateaux escarpés et couverts de neige de la Sierra Paricis, excepté lorsqu’ils viennent en ville y amener des marchandises. Le salaire de ces gens-là est assez considérable, et si l’on y ajoute celui que leur famille reçoit pour filer la laine des lamas, il est facile de comprendre qu’ils peuvent vivre très confortablement au milieu de leurs montagnes. Ils ne négligent pourtant aucune occasion d’augmenter leur revenu, comme je vais le prouver par le fait suivant :

Chaque troupeau de mille lamas est surveillé par sept bergers, et chaque animal est marqué d’un signe particulier qui le ferait reconnaître dans quelque partie de la vallée qu’il s’échappât. Il arrive souvent pendant l’été que les bergers de quelques troupeaux se réunissent, et que, se confiant les uns aux autres pour garder leurs bêtes à laine, ils organisent une association, au moyen de laquelle la moitié des hommes gardera les lamas, tandis que l’autre ira faire le commerce de la glace. Et voici comment ils procèdent pour arriver à un heureux résultat pécuniaire. Ils se procurent ou plutôt ils fabriquent un large traîneau (Laloma), auquel on attelle une douzaine de lamas, et ils se rendent au nombre de trente vers un des glaciers des pics neigeux de la Sierra. Là, armés d’instruments tranchants, ils coupent et taillent un chargement d’eau dure, – c’est ainsi que dans la langue aztèque on nomme la glace, – et vont le porter à vendre à la ville la plus voisine, où cet article est acheté à un très bon prix par les sybarites de l’aristocratie. Comme on le voit, l’art du glacier n’est pas tout à fait inconnu dans le Géral-Milco. Ces mêmes bergers apportent aussi des chargements de neige ; mais la pluie gelée n’a pas autant de valeur que la glace, car elle se fond beaucoup trop tôt. On s’en sert seulement pour envelopper ces blocs de glace, car les Aztecs sont persuadés que c’est là le seul moyen d’empêcher l’eau dure de redevenir de l’eau tendre.

Les Aztecs, chose étonnante, connaissent l’usage du vin ; mais comme la vigne est rare, cet article est un objet de luxe dont les nobles seuls se donnent la jouissance. Il y a deux pressoirs seulement dans tout le Géral-Milco : l’un est situé à Atolatepec, et l’autre dans le faubourg de la capitale nommé Huaxtepec. La récolte du vin dans la vallée aztèque est de deux cents gallons qui, suivant l’usage, se divisent en trois portions égales : la première pour l’Inca ; la seconde pour les nobles désignés par le chef suprême, et la troisième pour le grand-prêtre du culte du soleil. Cette dernière partie est revendue des prix fabuleux à ceux qui ont assez d’ochols pour en acheter. Orteguilla nous fit présent de quatre bouteilles ou plutôt de quatre jarres au col étroit : ces dames-jeannes aztèques contenaient trois pintes chacune de cette liqueur, et Ciaoco nous offrit à son tour deux autres récipients pleins de la même quantité. Je possède encore à Charleston trois décanters remplis jusqu’au bord de ce vin aztec, qui ressemble beaucoup au Porto pour le goût, la force et l’épaisseur.

Le raisin du Géral-Milco est noir, à gros grains et très doux. La manière de fabriquer le vin est très primitive ; on écrase le fruit, on fait passer la liqueur dans des linges et on la met en bouteilles. Rien n’est plus simple ; mais comme on ne laisse pas fermenter le jus du raisin et comme on ne le soutire pas, il arrive que le fond de la jarre est rempli d’un dépôt qui influe sur la qualité du liquide.

Les plants de vigne des Aztecs sont fort beaux, et la manière de les cultiver ressemble, à peu de chose près, à celle usitée par les Italiens : ce sont en général des treilles suspendues, sous les pampres desquels mûrit la grappe.

À Huaxtepec, les plants de vigne étaient disposés sur un échafaudage assez compliqué de bois et de pierres, et servaient de promenade aux officiers de la cour de l’Inca et à Orteguilla lui-même.

Les vignes d’Huaxtepec, comme celles d’Atolatepec, sont confiées aux soins d’un officier, aux ordres duquel obéissent les vignerons des deux plantations, et la culture des plants est considérée comme si importante, qu’il y a un vigneron pour chaque trente pieds de vigne. Tous ces gens-là sont à la solde de l’Inca, qui paye leur traitement sur ses deniers particuliers.

 

Les notes qui m’ont été fournies par M. Middleton Payne s’arrêtent aux dernières lignes qui précèdent. L’auteur, en me confiant ses carnets de voyage, m’exprimait le désir qu’il avait de retourner un jour ou l’autre visiter le Géral-Milco, afin d’y serrer encore les mains à ses amis les Aztecs. Ce qu’il cherchait c’était un compagnon, car M. Grey s’était marié, et les douceurs du foyer domestique, vraies délices de Capoue, le retenaient à jamais dans ses propriétés du Wacamaw. M. Payne a-t-il trouvé ce fidus Achates ? a-t-il mis à exécution ce projet nourri dans son cœur ? Je l’ignore ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que s’il est retourné au Géral-Milco, dès que ce volume lui parviendra, il s’empressera de me donner tous les détails de sa nouvelle excursion parmi les descendants des anciens habitants du Mexique et du Pérou.

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

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en juillet 2016.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Martine, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Dumas Alexandre. Œuvres complètes d’Alexandre Dumas, Un Pays inconnu, nouvelle édition, Paris, Michel Lévy frères et Librairie nouvelle, 1873. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Vallée de l’Urubamba, Vallée sacrée des Incas, Cusco, Pérou, a été prise par Charles Gadbois, s.d. (28.10.2009 ?) (Wikimédia, licence CC Attribution 3.0 Unported).

Les 3 gravures dans le textes sont de Gustave Doré et proviennent de l’édition illustrée (Paris, Vasseur, s.d.)

Photos dans le texte :

Tête de serpent à la base d’El Castillo (Chichen Itza), Franck Kovalcheck, 28.03.2009 (Flickr/Wikimédia, licence CC Attribution 2.0 Generic) ;

Coiffure de plumes attribuée à Moctezuna II, User:Maunus, 11.09.2010 (Wikimédia, licence CC Attribution Share Alike 3.0 Unported) (Musée d’ethnologie, Vienne) ;

La Pierre Calendrier aztèque, Rosemania, 19.12.2006 (Flickr/Wikimédia, licence CC Attribution 2.0 Generic) (Musée national d’anthropologie, Mexico-City) ;

Serpent bicéphale aztèque, Geni, mai 2009 (Wikimédia licence GFDL CC-BY-SA), bois, turquoise, résine (British Museum, Londres) ;

Pyramide aztèque de St. Cecilia Acatitlan (Mexico State), User:Maunus, mai 2008 (Wikimédia) ;

Le Codex Fejervary-Mayer, inconnu, 15e siècle (Wikimédia) ;

Sculptures de Serpents à plumes, Thelmadatter, 19.03.2008 (Wikimédia), (Musée national d’anthropologie, Mexico-City).

 

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[1] Le mot milco, dans la langue des Aztecs, veut dire vallée et celui de géral signifie ville royale.

[2] Ces présents de l’Inca du Géral-Milco sont encore dans les mains de M. Middleton Payne, dans sa résidence du comté d’Orange-Burg, dans la Caroline du Sud (États-Unis). Sur l’invitation du célèbre voyageur dont je transcris les notes, j’ai eu le plaisir de visiter cette charmante propriété, et le souvenir de l’aimable hospitalité que j’y ai reçue, comme aussi celui des heures trop courtes que j’y ai passées à écouter des récits fantastiques, prouvés par des objets plus fantastiques encore, m’a si vivement impressionné, que je me rappelle tout cela comme si j’étais encore à Orange-Burg.

[3] M. Middleton Payne a observé pendant son voyage, que les fabricants, boutiquiers et artisans se contentent seulement de fermer leur maison sans briser les articles qui leur appartiennent. Dans un doute inspiré par l’intérêt mercantile, ils attendent des événements, et non de la main de leurs compatriotes, l’annihilation des objets terrestres qui ont une valeur. C’est là une prévoyance aztèque, qui prouve une civilisation très avancée.

[4] Ce corps constitué est le seul qui existe au Géral-Milco ; les seigneurs et les Curaças ont le droit de régler comme bon leur semble la solution des affaires qui sont soumises à leur décision. L’inca, pour tout ce qui regarde le gouvernement aztec, est tout-puissant et ne subit aucun contrôle. Les pairs de l’empire – comme tous les pairs du monde – ont du reste fort peu d’occupation.

[5] C’est à l’entretien des vestales et des prêtres du soleil que l’Inca consacre cet argent, dont une partie sert à subvenir aux besoins des temples les moins salariés. Le produit du Geral-Milco, comme aussi les territoires conquis, le butin et autres rapports, sont toujours divisés en trois parties égales, allouées, comme les ochols, au culte du soleil, etc., et les terres appartenant à cette institution religieuse sont cultivées pour le compte des sacrificateurs.

[6] M. Middleton Payne assure dans une note que dans la seule ville capitale du Géral, il y a plus de trente-sept mille personnes occupées à copier des manuscrits, et dont le salaire est vraiment très-minime. Dans ce nombre on compte trente-deux mille femmes.

[7] Mes lecteurs seront sans doute surpris en lisant ce mot dans le récit de M. Middleton Payne, mais le fait est authentique, et j’ai vu entre les mains de mon ami des États-Unis les spécimens de l’art céramique des Aztecs. Du reste, il est avéré que les Péruviens fabriquaient de la poterie et même du verre, et, à tout prendre, le contact des Espagnols aurait pu faciliter la connaissance de ces fabrications utiles à l’homme.

[8] Les deux figures dont il est ici question font maintenant partie de la collection de M. Middleton Payne, qui les acheta pour la somme de cent cinquante ochols d’or (5,000 fr. de notre monnaie) quelques jours avant son départ du Géral. Le sculpteur de ce groupe se nommait Coantcotzin.

[9] Les lecteurs qui ont visité l’Égypte et la Nubie, ou même ceux qui n’ont fait que lire les descriptions des voyageurs, reconnaîtront dans ces machines aztèques les mêmes qui sont en usage de nos jours encore parmi les races éthiopiennes et syriaques.

[10] Mélange de vanille et de fèves de Tonquin. M. Middleton Payne m’a assuré que l’odeur produite par cette combustion était nauséabonde.

[11] C’était la première fois que Middleton Payne trouvait une fenêtre dans l’un des monuments des Aztecs. La forme en était carrée, et lorsqu’on voulait, en interceptant l’air extérieur, laisser pénétrer la lumière, on appliquait contre l’ouverture un cadre de bois dans lequel était enchâssée une feuille légère de jaspe.

[12] Un arc de la même forme se voit encore presque dans toute sa perfection à Labrà dans le Yucatan. Celui dont nous parlons ici est tout pareil, avec la seule différence qu’il est beaucoup plus élevé.