Alexandre Dumas

LE PÈRE LA RUINE
(tome 2)

1860

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Table des matières

 

I 3

II 22

III 35

IV.. 44

V.. 59

VI 80

VII 103

VIII 114

IX.. 135

X.. 149

XI 164

Ce livre numérique. 171

 

I

Où M. Batifol se trouve justiciable du Code pénal de la marine française.

M. Batifol marchait derrière Huberte et se rapprochait de plus en plus de la jeune fille.

Elle traversa l’île dans toute sa longueur, descendit la berge, et, comme une bergeronnette, sauta de pierre en pierre pour franchir un petit bras de la rivière qui séparait cette île de deux îlots parallèles qui la suivent.

C’était entre ces deux îlots que Guichard cachait le bateau qui servait à son braconnage nocturne et dans lequel il recélait les produits de sa pêche contrebandière.

Ce bachot était là parfaitement en sûreté, on ne pouvait l’apercevoir d’aucun des côtés de la rive, et le courant est si rapide au-dessus du trou Javiot que la crainte d’avoir à le remonter suffisait pour empêcher des bateliers amateurs, tels que ceux que le père la Ruine avait à redouter, de le descendre, et, par conséquent, de débarquer dans l’île.

M. Batifol se cacha une seconde fois dans les broussailles.

Son impatience était grande, son cœur battait avec tant de violence, que parfois il lui semblait que la respiration allait lui manquer. Cependant son émotion ne lui avait pas fait perdre le souvenir de la scène qui avait signalé son premier entretien avec la fille du père la Ruine, et le plancher d’un bateau lui paraissait un théâtre un peu dangereux avec une fille aussi vigoureuse que l’était Huberte.

Celle-ci sortit une puisette et un panier de dessous la levée du bateau, ouvrit la boutique et remplit le panier de poissons de toutes espèces, puis elle chargea son fardeau sur une de ses épaules et reprit le chemin par lequel elle était venue pour retourner dans la grande île.

M. Batifol pensa que l’heure était favorable pour se montrer. Il sortit de sa cachette et se redressa de toute sa hauteur au moment où Huberte, s’accrochant des mains aux branches et aux racines, achevait d’escalader la berge.

Cette brusque apparition épouvanta tellement la jeune fille, qu’elle laissa tomber le panier qu’elle venait de reprendre ; il se renversa et épancha un flot de poissons de toutes couleurs et de toutes espèces, lesquels se mirent à sautiller sur l’herbe, tandis que quelques-uns, servis par leur bonne étoile et par la disposition du terrain, descendaient la déclivité de la rive et rentraient dans leur élément.

— Ah ! ah ! dit M. Batifol en faisant un effort surhumain pour faire mentir sa physionomie qui, malgré lui, restait tendre et souriante pour cette fois, vous voilà bien prise, la belle sauvage.

Huberte, surprise en flagrant délit, resta muette, tremblante, ses genoux se dérobaient sous le poids de son corps, et de grosses larmes jaillissaient de ses yeux.

M. Batifol éclata d’un gros rire joyeux ; ce rire signifiait : je crois qu’aujourd’hui l’accueil que vous me ferez ne ressemblera pas à celui que j’ai reçu de vous la dernière fois que nous avons eu affaire ensemble.

— Ah ! vous ravagez nos outils, continua-t-il en reprenant sa voix formidable, ah ! vous volez nos poissons et vous croyez que cela passera ainsi ! C’est bien, ce ne sera pas l’amende qui, cette fois, punira votre père, ce sera la prison.

— Pardonnez-lui, monsieur, pardonnez-lui, je vous en conjure, s’écria Huberte dont chaque parole était entrecoupée de sanglots, je vous ferai serment qu’il ne retournera pas sur la rivière et qu’il ne voudra pas démentir ce que j’aurai juré, mais pardonnez-lui, je vous en prie.

M. Batifol savourait ces larmes de la jeune fille comme autant de promesses ; cependant, par tactique, il voulait prolonger sa résistance, mais Huberte saisit une de ses mains, la serra dans les siennes, et le contact de cette peau fraîche et moite tout à la fois, fit circuler plus rapide le sang dans les artères du ciseleur.

— Et si l’on te pardonne, seras-tu gentille au moins ? lui demanda-t-il avec un sourire de fausset.

Il fallait toute l’innocence d’Huberte pour se méprendre au sens de ces paroles, tant la voix étranglée de M. Batifol en caractérisait l’expression, tant le seul de ses yeux qui semblait vivant, sautillait dans son orbite tout en jetant des flammes.

— Dame ! monsieur, répondit la Blonde surprise et rassurée, on est gentille avec les gens qui sont gentils : avec vous, n’est-ce pas naturel ?

Le visage de M. Batifol s’épanouit, et, de livide qu’il était ordinairement, passa au ton de la brique.

— Bon, bon, dit-il en se frottant les mains, alors ne pleure plus, la belle, fais-moi une risette, et non seulement je ne déclare pas de procès, mais j’empêcherai que les autres ne te tourmentent.

— Ah ! monsieur ! si vous êtes assez bon pour faire cela…

— Oui, continua M. Batifol dont les narines se dilataient comme celles d’un loup à l’odeur du carnage, et s’ils ne sont pas contents les autres, ils prendront des mitaines, et ton père pêchera à leur nez et à leur barbe, quand ce devrait être moi qui tienne les avirons.

Le regard de M. Batifol devenait tellement embrasé, qu’Huberte rougit et baissa les yeux.

La pauvre enfant commençait à comprendre.

— Le bail est à mon nom, vois-tu, continua le ciseleur, on est plus malin que Berlingard. Ah ! mais oui, si je veux, bon gré mal gré, il faudra bien qu’il fasse le mort, et le père la Ruine pourra racler la rivière tant qu’il lui plaira ; de temps en temps il me donnera quelque poisson un peu chouette, il garnira ma boutique, nous partagerons ce qu’il prendra ; et, quant à toi, mignonne, avant huit jours tu feras crever d’envie les plus jolies filles du faubourg.

— Mignonne ! dit Huberte avec un commencement visible de crainte.

Dans son enthousiasme, Batifol ne prit pas garde à ce mouvement physionomique de la jeune fille.

— Demande-moi des robes, tout ce qu’il y a de plus chenu, demande-moi un châle, demande-moi une montre, demande-moi tout ce que tu voudras, foi de Batifol, je te le donnerai… Hein ! vois-tu, méchante, si tu m’avais écouté l’autre jour, que d’ennuis tu te serais épargnés.

Huberte avait enfin deviné le prix que M. Batifol voulait mettre à ce que lui-même il appelait sa gentillesse, elle s’occupait activement à ramasser les poissons épars au milieu des herbes et des ronces et à les réintégrer dans le panier.

— Laisse donc ta marchandise, s’écria l’impatient ciseleur en envoyant d’un coup de pied un gardon de fort belle venue dans le fourré, tu gagneras plus gras aujourd’hui à ne pas quitter l’île que tu eusses gagné en allant vendre ton poisson à la halle.

— Eh ! eh ! fit la Blonde avec un sourire railleur, soupesez-moi donc cela, M. Batifol, il y en a bien pour trois pistoles, savez-vous ?

— Quand il y en aurait pour cent, est-ce que tu crois que je ne suis pas assez bon pour te les payer ?

— Et tout le monde sait bien le contraire ; mais dites-moi, est-ce que vous êtes venu seul comme ça pour me prendre, et n’y a-t-il personne dans l’île avec vous ?

— Mais sois donc tranquille, personne ne peut nous voir, personne ne peut nous entendre, allons, ne fais pas l’enfant.

M. Batifol étendit les bras pour saisir Huberte, mais celle-ci, qui avait repris son panier, courba la tête, par un brusque mouvement échappa à cette étreinte et s’élança entre les saules.

M. Batifol se croyait si certain du triomphe, qu’il prit cette fuite pour une agacerie.

S’il avait su ce que c’était que Virgile, il eût comparé Huberte à Galatée.

— Si tu te sauves, prends garde au procès, s’écria-t-il en homme qui veut prouver qu’il comprend le badinage.

— Ah ! ouiche, le procès, répliqua Huberte, pour le faire il vous fallait des témoins, mon bel ami, si vous êtes garde, montrez votre plaque, qui ferait un honnête homme d’un coquin tel que vous, comme dirait grand-père, vous ne l’avez pas, Dieu merci.

Cette phrase fut la douche d’eau glacée qui tomba sur les illusions de M. Batifol, mais, loin d’éteindre les ardeurs qui le dévoraient, elle en redoubla l’effervescence ; il s’élança à la poursuite d’Huberte, dont le poids du panier qu’elle portait, les branches qu’elle était forcée d’écarter pour se frayer un passage, ralentissaient la marche.

Cependant, la jeune fille était si souple et si légère, que M. Batifol ne l’eût pas atteinte si elle n’eût pas trébuché contre une souche et ne fût tombée à la renverse. Avant qu’elle eût le temps de se reconnaître, le ciseleur s’était précipité sur elle et l’avait saisie entre ses bras.

Pendant quelques instants, ce fut une véritable lutte. Huberte frappait ce visage odieux qui cherchait à s’approcher du sien. Elle le meurtrissait du poing et des ongles, mais M. Batifol, fou de rage, paraissait aussi insensible aux coups qu’aux supplications que lui adressait la jeune fille en le repoussant. Sa respiration était devenue sifflante comme celle d’un soufflet de forge, son œil flamboyait, et les forces de la Blonde commençaient de s’épuiser.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! personne ne viendra-t-il à mon secours.

Peu à peu ses bras engourdis perdirent leur puissance, ses muscles se paralysèrent par instant, un nuage sanglant passait devant ses yeux, et des bruissements étranges traversaient son cerveau : elle croyait qu’elle allait mourir.

Au milieu de ce désordre de tous ses sens, il lui sembla distinguer, sur la rivière, le clapotement cadencé de plusieurs avirons.

M. Batifol profitait de la prostration de la pauvre enfant, et déjà ses lèvres avaient effleuré les lèvres d’Huberte.

— Au secours ! cria celle-ci retrouvant dans ce contact toute l’énergie du désespoir, au secours !

M. Batifol lui comprima la bouche avec tant de violence, qu’elle sentit qu’elle était perdue.

Les forces lui manquèrent, elle s’évanouit.

Mais au même instant une main d’Hercule saisit le ciseleur au collet, l’enleva de terre, comme un chasseur fait de la pièce de gibier qu’il ramasse, le tint quelque temps suspendu à deux pieds du sol et le lança au milieu d’un épais roncier.

Celui qui venait de donner une preuve non équivoque d’une force musculaire peu commune, était un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans.

Il était vêtu d’un costume bien popularisé aujourd’hui, mais qui, en l’an de grâce 1833, devait paraître étrange.

Ce costume se composait d’un gilet tricoté, dont les bandes étaient alternativement rouges et noires, d’un large pantalon de toile bise, appelé colte, qui était retenu à la taille par une ceinture de cuir à laquelle pendait un couteau à manche de buis, enfermé dans une gaine. Ce vêtement maritime se complétait par un chapeau de paille, bas de forme, sur le ruban duquel on lisait écrit en majuscules : La Mouette.

Le nez aquilin de ce jeune homme, ses yeux hardis, couronnés d’épais sourcils, lui donnaient un air rébarbatif qui s’alliait merveilleusement avec sa tenue de loup de mer ; mais sa bouche, fortement retroussée aux deux extrémités, stéréotypait sur sa physionomie le caractère goguenard et un peu vulgaire de ce qu’on appelle un bon enfant, et surtout ses cheveux qu’il portait long flottants et un tant soit peu en désordre, indiquaient suffisamment que, quoi que prétendît son costume, c’était un marin de contrebande.

Lorsqu’il se fut débarrassé de M. Batifol par le procédé que nous avons indiqué, il se retourna et, pendant quelques instants, considéra Huberte avec autant de flegme que si l’état de la pauvre enfant n’eût pas réclamé tous ses soins.

— Mille sabords, s’écria-t-il, une vraie Psyché ! la pose, le galbe, la pureté des lignes, le sentiment, tout y est, voilà un modèle comme il m’en faudrait un pour exposition. Fichtre ! ajouta-t-il en se tournant du côté où gisait M. Batifol, tu n’étais pas dégoûté, mon gaillard.

Au même instant un second jeune homme rejoignit le premier, celui-là ne portait pas le costume des marins, il était vêtu d’une redingote et coiffé d’une casquette.

— Richard, Richard ! mais à quoi songes-tu donc ? s’écria le nouveau venu ; ne vois-tu pas que cette femme est évanouie ?

— Mon cher Valentin, reprit le marin artiste, la femme a été mise sur la terre pour récréer les yeux de l’homme par sa beauté ; cette jeune fille est remarquablement belle dans son évanouissement ; je crois que c’est servir ses intérêts et la volonté de la Providence que de prolonger cet état autant que possible.

— Tu me feras damner avec tes sottises ! Emmanuel, Courte-Botte, apportez de l’eau.

— Pas un ne bougera avant le signal du capitaine. Ah ! c’est une merveilleuse goélette que la goélette la Mouette, c’est un équipage bien discipliné que l’équipage.

— Au nom du ciel, appelle-les donc, Richard !

Richard prit un sifflet de métal, suspendu à son cou, et tira un son aigu et prolongé.

Deux nouveaux individus, exactement costumés comme celui qui, le premier, était venu au secours d’Huberte, accoururent.

— De l’eau, mes amis, de l’eau ! répéta Valentin.

— Que personne ne remue s’il tient à la vie, dit Richard d’une voix de mélodrame ; tout est-il en ordre à bord ?

— Oui, capitaine, dirent simultanément les deux subordonnés.

— Richard, si tu ne fais pas trêve à ton absurde comédie, prends garde à toi, tout mon ami que tu es.

Richard ne parut pas avoir entendu cette menace.

— Bien, fit-il ; toi, Emmanuel, cours à l’embarcation, prends une fiole de spiritueux dans la soute aux vivres.

— Mais non, de l’eau, insista Valentin.

— Apporte de l’eau en même temps, si cette infortunée dédaigne le fil en quatre ; j’accorderai à l’équipage la part qu’elle eût absorbée. Toi, Courte-Botte, je te réserve le commandement dans la prise que je viens de faire.

— Une prise, capitaine, répondit Courte-Botte en manière d’écho.

— Oui, elle est là, dans ce buisson, continua le capitaine en désignant M. Batifol qui, tout meurtri de la chute et ne sachant trop à qui il avait affaire, n’avait pas osé se permettre un mouvement ; regarde cet orang-outang, et, s’il essaye de s’enfuir, souviens-toi du brave Bisson, cette gloire de la marine française, et abîme-toi dans les flots avec ta conquête après lui avoir ouvert le ventre.

Courte-Botte, jeune garçon de dix-sept ou dix-huit ans, porteur d’une de ces physionomies intelligentes et malicieuses que l’on ne rencontre que dans les ateliers parisiens, témoigna de la satisfaction que lui causait la mission qu’il venait de recevoir, en adressant à M. Batifol une effroyable grimace ; mais, au milieu de la grimace, il s’arrêta.

— Tiens ! je le connais, s’écria-t-il, il est de ma partie, c’est le père Batifol, le plus âgé des gilets de flanelle. Ah ! il n’y a plus besoin de me le recommander, je vais joliment revenger les camarades.

Pendant ce colloque, celui des deux matelots qui répondait au nom d’Emmanuel était revenu, Valentin avait jeté de l’eau sur le visage et sur les mains de la jeune fille, lui avait introduit quelques gouttes d’eau-de-vie dans la bouche et elle avait repris ses sens.

En ouvrant les yeux, en se voyant au milieu de gens qui lui étaient inconnus, aux costumes bizarres, en se rappelant le danger auquel elle avait échappé, elle se mit à fondre en larmes ; mais en ce moment elle aperçut Batifol, pâle, terrifié, l’œil hagard, les cheveux horripilés, et autour duquel Courte-Botte animait la danse du scalpe qu’il agrémentait de fioritures de sa façon, et ce tableau grotesque lui arracha un éclat de rire. Ce que voyant, le digne capitaine, qui depuis quelques instants tenait probablement à contribuer pour quelque chose au rétablissement de la jeune fille, alla, au risque de compromettre sa dignité, faire sa partie dans la terrible pantomime.

Valentin demeura près d’Huberte et l’interrogea sur ce qui s’était passé entre elle et celui des mains duquel son ami l’avait arrachée.

De temps en temps les trois danseurs – car Emmanuel s’était joint à ses deux camarades – interrompaient leurs gestes forcenés pour écouter la jeune fille. M. Batifol profitait de ce répit pour essayer de se défendre, pour tenter de se justifier ; mais, au premier mot qui sortait de sa bouche, le capitaine se précipitait sur lui, le saisissait par une mèche de ses cheveux roux, promenait la lame de son couteau circulairement autour du crâne du malheureux et lui hurlait plutôt qu’il ne criait :

— Elle est belle, et tu es laid !… tu es laid ! et tu es idiot ! Chante ta chanson de mort, car la Mouette soupera de ta carcasse.

Valentin s’approcha du farouche capitaine.

— Ah ! çà, voyons, dit-il, il s’agit de trouver un grain de raison dans la maudite cervelle : tu comprends qu’il faut prendre un parti sérieux à l’égard de cet homme.

— Il est tout pris, et nous allons l’exécuter, dit Richard, subitement redevenu grave.

— Assez de folies, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de conduire cette enfant à Charenton, chez le commissaire de police où elle déposera sa plainte, que nous appuierons de notre témoignage.

M. Batifol blêmit.

— Le commissaire de police ! s’écria le capitaine avec indignation, apprenez, M. Valentin, que je suis roi à mon bord, et, par conséquent, de cette île que je pourrais avoir découverte, et que tous les délits qui s’y commettent sont justiciables de ma personne.

— Quand tu as mis le pied sur ton mauvais bateau, d’heure en heure tu deviens de plus en plus fou. Cet homme a commis un attentat que les lois prévoient et punissent, il faut le livrer à ceux qui représentent la loi, insista Valentin.

— Messieurs, messieurs, hasarda M. Batifol, que la perspective qui venait d’être évoquée épouvantait plus encore que ne l’avaient effrayé les contorsions de l’équipage de la Mouette.

— Silence ! fit Richard d’une voix terrible.

— Mais enfin, messieurs.

— On te dit silence ! s’écria Courte-Botte en accompagnant cette injonction d’un geste qui n’admettait pas de réplique.

— Prends garde, Richard, dit Valentin, avec les violences tu vas mettre les torts de notre côté.

— M. Valentin, reprit le capitaine de la Mouette, vous êtes passager à mon bord, et, comme tel, vous êtes invité à laisser le maître du bâtiment arranger ses petites affaires comme bon lui semble. Puis, baissant la voix d’un demi-ton : animal, laisse-moi donc faire, dit-il. Est-ce que les requins mangent les crocodiles ! Le commissaire renverrait ce gaillard-là avec une remontrance, et tout sera dit. Je veux, moi, qu’il paye les pots qu’il n’a pu casser.

Valentin se tut, soit qu’il fût convaincu, soit qu’il connût assez son camarade pour comprendre qu’il ne gagnerait rien à lui parler la voix de la raison.

— Je convoque l’équipage de la Mouette en conseil de guerre, reprit le capitaine.

Les équipiers poussèrent deux hurlements de jubilation et Courte-Botte figura le cavalier seul en face de M. Batifol, toujours retenu dans son roncier, en dansant sur ses mains, les jambes en l’air.

Richard avait choisi son siège présidentiel sur un tronc d’arbre qu’il avait enfourché, il était déjà assis, son couteau fiché dans le bois, entre ses jambes, et, pour conserver l’impassibilité qui doit distinguer même la magistrature militaire, il avait allumé un épouvantable brûle-gueule qu’il portait d’ordinaire passé dans les rubans de son chapeau.

— Qu’on amène le prisonnier ! dit-il.

Les deux canotiers bousculèrent le ciseleur jusqu’à ce qu’ils l’eussent placé à peu près en face de celui qui devait être son juge.

Valentin et Huberte se rapprochèrent également, celle-ci inquiète et surprise de ces manières et de ce langage si nouveau pour elle, fort intriguée d’ailleurs de ce qui allait se passer. Quant au jeune homme, tout en haussant les épaules, il ne paraissait aucunement devoir s’opposer à l’entretien de l’arrêt, quel qu’il fût, qu’allait prononcer le tribunal.

— D’après ce que j’ai entendu dire à un de mes équipiers, vous êtes bourgeois, commença le capitaine Richard.

— Sans doute, répondit M. Batifol, qui commençait à comprendre qu’il s’agissait d’une comédie.

— Et vous ne rougissez pas de l’avouer ?

— Ah ! çà, mais vous vous moquez de moi, je présume.

— Vous êtes bourgeois, vous êtes laid et vous êtes idiot, je vous l’ai déjà dit, reprit le capitaine ; – comment pouvez-vous ignorer que lorsqu’on réunit ces trois vices, il est interdit d’embrasser les jolies filles ?

— Monsieur, répondit M. Batifol, auquel l’exagération de la charge rendait le courage, je vous demanderai, moi, pourquoi, après m’avoir maltraité, vous vous faites mon juge ?

— Je me fais votre juge parce que vous êtes coupable, répliqua l’impassible capitaine, parce que vous avez jeté le grappin d’abordage sur cette jeune fille, autrement dit, bourgeois, parce que vous avez cherché à attenter à sa pudeur avec violence, malheureux, quand il y en a tant qui ne demandent qu’à amener pavillon !… Votre crime mérite la mort.

M. Batifol haussa les épaules, il était certain maintenant que le dénouement de cette scène ne serait pas pour lui aussi désagréable qu’il l’avait redouté ; mais, à ce mot de mort, Huberte, qui avait pris la chose au sérieux, se précipita vers le capitaine président.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, ne parlez pas ainsi, vous m’effrayez, voyez-vous ; vous avez l’air si drôle et si féroce tout à la fois que je ne sais pas, moi, si vous riez ou si c’est pour de bon. Ah ! monsieur, je vous en prie, laissez-le aller, je lui pardonne, je vous assure. D’ailleurs, c’est mon père qui avait eu les premiers torts vis-à-vis de lui. Ah ! je ne me consolerais de ma vie si jamais il arrivait à quelqu’un, même à lui, un malheur à cause de moi.

— Écoutez et profitez de cette générosité, si vous êtes capable de la comprendre, vil Lascar. En considération de cette gracieuse enfant, je veux bien commuer votre peine. Tombez à nos genoux, je vais vous fournir l’occasion de vous montrer aussi généreux qu’un grand seigneur ou qu’un matelot qui a reçu sa paye. Donnez-lui dix mille francs de dot à cette jeune fille, et allons tous manger une matelote chez Jambon, de Créteil. Ça va-t-il ?

— Dix mille francs à la fille de ce vieux voleur de poissons ! vous me prenez donc pour un imbécile, mon beau canotier ?

Valentin vit bien que le capitaine de la Mouette ne se tirerait pas avec honneur de la négociation qu’il avait entreprise, il intervint.

— Écoutez, dit-il, à M. Batifol, je ne vous demanderai pas de donner dix mille francs à cette pauvre enfant pour deux raisons : la première, c’est qu’elle me semble honnête, et, comme telle, ne les accepterait pas ; la seconde, qui est la meilleure, c’est que tout imbécile que je vous crois, vous ne consentiriez pas, pour réparer des torts si grands qu’ils fussent, à vous dessaisir de votre argent ; mais vous allez sur-le-champ remettre à celle dont vous avez voulu faire votre victime un permis de pêche pour son grand-père, ou, sinon, je vous jure sur l’honneur, qu’à son défaut, ce sera moi qui vous dénoncerai, non pas au commissaire de police, mais au procureur du roi.

Les excentricités du maître de la Mouette avaient inspiré une telle confiance à M. Batifol, que, bien que la voix brève et sévère de Valentin et l’expression énergique de ses yeux d’un bleu métallique indiquassent que celui-là ne jouait pas une comédie, le ciseleur répondit :

— À d’autres, je ne donnerai pas plus de permission que d’argent, et si vous vous permettez encore de porter la main sur moi, ce sera moi-même qui irai trouver le procureur du roi, entendez-vous ?

Le capitaine avait paru vivement contrarié de voir son ami prendre la parole.

— Bien que l’intervention d’un passager dans une affaire judiciaire, dit-il, soit tout à fait en dehors des usages maritimes, j’adhère à la modification que mon ami a apportée à ma proposition, avec cette différence qu’au lieu du procureur du roi, c’est de la cale humide dont je vous laisse l’alternative.

— Oui, oui, la cale humide ! s’écrièrent les deux canotiers qui ne demandaient que plaies et bosses.

— Allez au diable, fit le ciseleur pour lequel ces deux mots étaient de l’hébreu. Je vous requiers de me laisser mon libre arbitre. Si vous ne me lâchez pas tout de suite, je vous jure, moi, de porter plainte contre vous et contre cette petite mijaurée dont je ferai constater le délit.

Et sur ces mots qu’il avait prononcés de sa voix la plus majestueuse, M. Batifol voulut s’éloigner, mais la main toute-puissante du maître de la Mouette s’abattit de nouveau sur l’épaule du ciseleur et le renversa à ses pieds. En même temps Courte-Botte tirait de sa poche un bout de corde dont il lui lia les mains, tandis qu’Emmanuel courait au bateau et en rapportait un grelin dont les canotiers se servaient pour remonter les courants rapides.

— La permission ! répéta Richard.

— Jamais ! vous êtes des lâches, vous abusez de votre force ; mais nous verrons la figure que vous ferez tous devant la vraie justice…

M. Batifol n’acheva pas.

Courte-Botte avait passé le grelin sous les deux bras du ciseleur, avait lancé l’extrémité de ce petit câble par-dessus une branche de saule qui dominait la rivière, son camarade et lui avaient fortement halé le grelin, et M. Batifol se trouvait suspendu à six pieds au-dessus de la surface de l’eau.

— Attention au commandement, dit le patron de la Mouette, tandis que Valentin s’adressait au patient et cherchait à le convaincre qu’il était dans son intérêt de donner la permission demandée.

Ce dernier eût réussi sans doute, car la terreur commençait à agir fortement sur le ciseleur, mais le capitaine Richard, qui tenait à ne point laisser inutiles des préparatifs si réglementaires, fit entendre un formidable coup de sifflet. Les deux hommes lâchèrent le grelin en même temps, et des hauteurs où il planait M. Batifol se trouva tout à coup descendu au fond d’un gouffre qui se referma sur lui.

Aussitôt que M. Batifol eut disparu sous le bouillonnement qui seul révélait sa présence au fond de la Marne, le patron de la Mouette, formaliste jusqu’au bout, tira sa montre pour compter les secondes pendant lesquelles le supplice du patient devait se prolonger ; heureusement pour celui-ci que Valentin se jeta sur le grelin, le tira avec force malgré les injonctions de son ami et l’opposition des deux matelots et parvint à ramener le ciseleur à la surface de l’eau.

— Je consens disait celui-ci en fouettant l’air de ses mains et en crachant l’eau qu’il avait avalée, je consens la permission, les dix mille francs, ce que vous voudrez ; mais, je vous en prie, sortez-moi de là. Au secours ! à mon secours ! au secours !

Valentin lui tendit la main et le ramena à bord.

M. Batifol était si fortement impressionné, il avait une telle peur de subir une seconde épreuve de la cale humide avec laquelle il venait de faire connaissance, qu’il fut le premier à demander du papier pour se débarrasser au plus vite de l’exigence de ses persécuteurs.

On lui remit un morceau de ce que le patron de la Mouette appelait pompeusement le livre de bord et qui servait beaucoup plus à allumer les pipes qu’à enregistrer l’itinéraire de la fameuse goélette.

Valentin lut et relut ce que M. Batifol avait écrit d’une main tremblante, il voulait s’assurer que la permission était rédigée en bons termes et n’oublia pas de faire observer à ce dernier que s’il manquait à l’engagement qu’il venait de prendre, il serait toujours temps de déposer la plainte dont on l’avait menacé.

Puis les équipiers de la Mouette se rembarquèrent, emmenant Huberte, à laquelle Richard apprenant qu’elle allait à Paris avait galamment offert le passage à bord de son bateau.

Avant de regagner la rive, M. Batifol les regarda s’éloigner.

Courte-Botte et Emmanuel tenaient les avirons, le capitaine était à la barre, commandant la manœuvre d’une voix plus retentissante que jamais, Valentin et Huberte étaient assis côte à côte, devant le patron de l’embarcation. Le capitaine et son passager semblaient déjà rivaliser d’amabilité avec la jeune fille.

Tous les jeunes gens riaient et chantaient, et la voix pure et fraîche de la jeune fille, son rire argentin s’entendaient au milieu de ce joyeux concert.

Sous l’influence de cette gaieté bruyante, la Blonde s’épanouissait comme une fleur aux rayons du soleil.

M. Batifol les vit disparaître derrière la pointe de l’île au trou Javiot ; alors il secoua l’eau qui imbibait ses vêtements et souriant, malgré la rage qui le dévorait :

— Allons, allons, dit-il, je crois bien que ce canot porte mon vengeur.

II

Oreste et Pylade.

L’amitié qui unissait les deux personnages qui viennent de se présenter aux yeux de nos lecteurs, c’est-à-dire le passager et le capitaine du bateau qui emmenait Huberte à Paris, était assez étrange pour que nous nous y arrêtions pendant quelques instants.

Si consciencieusement qu’il pratiquât le commandement du bateau que nous lui avons entendu nommer avec une présomption toute paternelle la goélette la Mouette, ce commandement ne constituait pas l’unique profession de Richard Lhuillier, il était sculpteur de temps en temps, à ses moments perdus ou lorsqu’il lui était impossible de faire autrement.

Ce n’est pas qu’il manquât de talent ; au contraire, ses débuts avaient même eu un certain éclat ; nous le raconterons tout à l’heure.

La nature, peut-être pour faire sentir davantage toute la valeur des exceptions, se plaît parfois à prodiguer les promesses et les apparences du génie ; les futurs grands hommes ont toujours pullulé, et si les vrais grands hommes sont si peu communs, c’est qu’elle ajoute bien rarement aux aptitudes dont elle est si peu avare, cette bonne mère, la puissance, l’amour et la foi qui, l’un ou l’autre serait nécessaire pour sortir des embryons des limbes où ils végètent.

La Providence avait refusé jusqu’à l’apparence de ces derniers dons à Richard Lhuillier ; il avait de l’imagination, du sentiment, du goût, une certaine faculté créatrice, mais il était mou, sceptique, indifférent à tout ce qui n’était pas une satisfaction immédiate de ses sens, et comme cela arrive si souvent, les premiers événements d’une partie de son existence avaient contribué à développer ces défauts que les épreuves vivifiantes de la souffrance et de la lutte eussent peut-être amoindris.

Mais tout sembla sourire lors de ses débuts dans ce monde de l’art. Il avait exposé en 1822 un groupe qui représentait Prométhée enchaîné sur un rocher avec le vautour qui lui déchirait le flanc.

Ceci se produisait un an après la mort de Napoléon.

Le martyr de Saint-Hélène avait encore grandi le héros d’Austerlitz, son ombre planait sur toute la France et la remplissait d’une angoisse admirative ; son nom était dans toutes les bouches, son souvenir dans tous les cœurs ; les uns maudissaient ses bourreaux, les autres se refusaient à croire que l’on eût pu enfermer dans les six pieds de terre du vallon de Longwood celui pour lequel le monde avait été trop étroit.

L’allégorie devait frapper tous ceux qui la verraient ; elle était d’autant plus facile à saisir que l’artiste avait donné à son Prométhée les traits du grand empereur.

L’effet fut énorme, l’affluence prodigieuse ; le public se ruait dans la salle ordinairement déserte où l’on reléguait les œuvres de la statuaire ; le gouvernement s’en émut et, avec la maladresse pleine de bonne foi qui caractérisait les Bourbons de la branche aînée, il jugea le groupe de Richard Lhuillier digne des honneurs de l’ostracisme et le fit enlever pendant la nuit.

Cet acte arbitraire fut loin de nuire au jeune sculpteur ; l’opposition s’en empara et, pour l’exploiter avec plus de fruit, exalta encore l’œuvre qui avait été l’objet de ces rigueurs ; les journaux lui décernèrent à l’envi les uns des autres le double brevet de Phidias français et de grand citoyen ; il dîna chez Laffitte, chez Casimir Périer, le duc d’Orléans lui serra la main, et un Anglais, ennemi particulier de Castelreag, paya le marbre trente mille francs.

Il eût fallu une autre cervelle que celle que le ciel avait départie à Richard Lhuillier pour résister à ces enivrements sur la foi du Constitutionnel et du Courrier ; sûr de passer désormais à la postérité, il se crut parfaitement quitte envers l’avenir et s’occupa de manger les guinées de l’Angleterre…

Au train royal dont le jeune artiste les mena, ce fut bientôt fait, mais son père mourant avec cet à-propos qu’ont quelquefois les pères, il hérita de quatre-vingts mille francs environ et put prolonger pendant quatre années sa vie de luxe et de débauche.

Il va sans dire que pendant ces quatre années, l’ébauchoir demeura parfaitement en repos.

Lorsque le sculpteur entrevit la fin de son opulence, un jour d’ennui bien plutôt que de sagesse, il essaya de le reprendre ; mais sa main s’était alourdie dans l’oisiveté, elle avait perdu sa vigueur et sa dextérité, et ce qui était bien pis, l’engourdissement si prolongé de la pensée avait paralysé son cerveau ; quoi qu’il fît, il ne put en tirer un de ces éclairs qui autrefois auraient donné le mouvement et la vie à son œuvre.

Richard jeta son outil avec humeur ; mais il vint un moment où il lui fallut bien essayer de s’en servir encore.

Ce fut celui où il se trouva dénué de toutes ressources.

Après un an d’un travail inconstant, cent fois interrompu et cent fois maussadement repris, il arriva à produire une nouvelle statue.

Elle fut refusée au salon.

Richard attribua cet échec aux rancunes politiques qu’avait laissées son début ; il cria à l’iniquité ; il ne douta pas que, comme la première fois, les journaux de l’opposition ne se constituassent les champions de sa cause.

Il alla les visiter, mais il les trouva bien changés.

L’opposition commençait à croire qu’elle pouvait se passer des langes napoléoniens dans lesquels elle avait grandi ; elle devenait ingrate pour celui dont l’immense popularité avait soutenu ses premiers pas.

Elle se montra froide et dédaigneuse envers l’auteur du Prométhée.

Les journalistes n’osèrent refuser à l’artiste de visiter son œuvre nouvelle ; mais, au lieu des éloges enthousiastes et officiels qu’il en attendait, ils se contentèrent de lui offrir, dans le tête-à-tête, des consolations et des encouragements qu’avec la perspicacité qui ne lui manquait pas, il devait prendre pour des compliments de condoléance.

De colère, il brisa sa statue.

Il lui restait à essayer une suprême ressource, celle de travailler pour le commerce, de modeler des dessus de pendule, des candélabres, des ornements pour les marchands de bronze ; mais, pour être productif, ce labeur veut une activité qui compense la modicité du prix dont on paye ces ouvrages ; sa paresse s’en épouvanta, et son orgueil lui en vint en aide ; il se déclara à lui-même qu’il ne pouvait pas prostituer ainsi un talent que la France entière avait acclamé ; il préféra se jeter dans l’oisiveté et dans l’indigence absolue, mangeant quand sa chance au billard et aux dominos le voulait bien ; d’ailleurs, fort aimé et malheureusement apprécié dans le café dont il ne sortait que pour dormir, et ayant assez raccourci son amour-propre pour qu’il se contentât des grossières jouissances que lui valait sa position d’homme de génie incompris et de patriote persécuté.

Ce fut vers ce moment qu’il fit la connaissance de Valentin.

En habitant tous les étages d’une maison tour à tour et selon les vicissitudes de sa fortune, Richard Lhuillier avait fini par faire élection de domicile sous les toits.

Il avait pour voisin de mansarde un jeune ouvrier bijoutier.

Chaque fois que le sculpteur rencontrait cet ouvrier sur l’escalier, celui-ci lui faisait place, et se rangeait avec une respectueuse déférence pour le laisser passer.

Ce témoignage d’une considération dont il avait perdu l’habitude, frappa Richard, qui remarqua que ce jeune homme le suivait des yeux avec une curiosité admirative très singulière ; il en fut nécessairement touché et, le premier, il lui adressa la parole.

À l’émotion qui se peignit alors sur la physionomie de son voisin, l’artiste reconnut qu’il ne s’était pas trompé sur la nature des sentiments qu’il lui avait supposés ; il l’engagea à entrer chez lui et l’exubérance de sans-façons qui caractérisait Richard, venant en aide à la timidité de l’ouvrier, la connaissance fut bientôt complète.

Valentin avait alors vingt ans, c’était un enfant trouvé, élevé par la charité publique ; il était petit, mince, fluet, presque malingre, et ne rachetait ces imperfections physiques que par le charme de sa figure à la fois ouverte et modeste, intelligente et résolue.

Du reste, la nature l’avait amplement dédommagé en lui donnant une âme d’une élévation peu commune.

À un âge où de décevants mirages dérobent d’ordinaire la vue de l’avenir, il avait compris que dans son humble sphère, le travail était le seul but vers lequel il dût tendre ; véritable la Tour d’Auvergne des ouvriers, ce but il l’avait embrassé, non pas avec l’espérance de s’enrichir, mais pour obéir à un devoir. Au lieu de consacrer les rares moments de loisir que lui laissait son atelier aux plaisirs de son âge, il les employait et il prenait sur ses nuits pour élever son intelligence, pour agrandir ses connaissances, pour développer ce qui devait satisfaire cet amour de tout ce qui était beau, de tout ce qui était grand, de tout ce qui était noble et que Dieu avait mis en lui.

Comme tous ceux qui n’ont pas été initiés aux tristes réalités du métier, il avait d’étranges illusions par rapport à l’art ; il le considérait comme la plus sublime expression de l’intelligence ; les artistes, pour lui, étaient des espèces de demi-dieux chargés de mettre le commun des hommes en communication avec les régions célestes.

Lorsqu’il apprit qu’un de ces demi-dieux demeurait à côté de lui, qu’il habitait une mansarde aussi misérable que la sienne, qu’il était plus pauvre, plus dénué que le pauvre orphelin lui-même, celui-ci fut saisi d’un attendrissement douloureux, et le malheureux voisin devint l’objet de ses pensées constantes et de sa profonde sympathie.

Quand il considérait le sculpteur, pâle et hâve, avec ses yeux injectés de sang, sa barbe et ses cheveux en désordre, ses vêtements sordides, loin de reconnaître à ces stigmates les ravages de la paresse et de la débauche, il gémissait comme c’est le faible des âmes jeunes, bonnes et naïves, sur les vices de l’organisation sociale ; il accusait l’égoïsme et l’ingratitude de ses contemporains.

En entrant pour la première fois dans la chambre de l’artiste, à la vue de ce désordre plus effroyable que la misère, de ce taudis, deux grosses larmes coulèrent le long des joues de Valentin, il alla silencieusement à Richard, il lui prit la main et la baisa comme eût fait le serviteur d’un roi, qui trouve son maître dans l’indigence et dans l’exil.

Le jeune homme avait mis tant de simplicité et de grandeur dans ce geste si humble, que le sculpteur, qui riait de tout et ne croyait même plus à lui-même que lorsqu’il avait besoin de poser devant son prochain, se sentit ému et n’osa blaguer, comme il eût dit dans son style d’atelier.

Cependant, après quelques jours de relations intimes, Valentin s’aperçut que son idole avait des pieds d’argile ; mais déjà l’affection était venue et son cœur lui fournissait mille raisons pour légitimer une liaison qui répugnait à sa sagesse précoce.

Il se demandait si la Providence ne l’avait pas choisi pour venir en aide à la défaillance de ce génie. La communauté de convictions politiques, le charme tout nouveau pour lui que Valentin trouvait dans la conversation de Richard, tout plaidait en faveur de ce dernier. L’ouvrier se voua corps et âme à la tâche de cette rénovation.

Elle n’était pas facile.

Il semble que les chutes morales aient leurs lois comme la gravitation des corps. Elles vont croissant de force et de vitesse en raison de l’espace précédemment parcouru. Arrivé à un certain degré d’abaissement, rien n’est plus difficile à opérer qu’un mouvement de retraite ou qu’un temps d’arrêt, si faible qu’il soit.

Le sculpteur touchait à ce degré-là.

Lorsque les confidences que se faisaient réciproquement les deux amis autorisèrent Valentin à s’immiscer dans la vie de Richard, il essaya de lui faire quelques remontrances sur son oisiveté et son inconduite ; mais celui-ci, mis à l’aise, de son côté, par quelques mois de confraternité, osa ce qu’il n’avait pas osé en face de la commisération sympathique de l’ouvrier. Il plaisanta le jeune homme sur le rôle de Mentor que ce dernier prétendait s’arroger.

Valentin essaya d’amollir ce cœur endurci, à force de prévenance, de sollicitude et de tendresse.

Ouvrier habile dans sa partie, il gagnait un salaire considérable ; il avait réalisé quelques économies. Un jour que Richard se trouvait dans le plus grand dénuement, il lui offrit de les partager avec lui.

Le sculpteur rougit ; dans ce grand naufrage, il avait conservé un reste de sa fierté native ; il empruntait sans vergogne à ses camarades d’estaminet ; mais prendre cet argent dont chaque pièce représentait une heure de travail de ce pauvre orphelin, le priver des ressources qu’une maladie, un chômage pouvaient dès le lendemain lui rendre indispensable, cela répugnait singulièrement à Richard.

Valentin mit son ami à son aise en lui proposant d’attribuer ce prêt au prix d’une statuette que l’artiste lui ferait plus tard, et il le décida à accepter.

Mais les remords de Richard s’envolèrent avec le dernier écu de l’argent qu’il avait reçu de son jeune camarade, et, un mois après, il ne pensait pas plus à la statuette que si jamais il n’en eût été question.

Valentin vainquit les susceptibilités qu’éprouvait sa délicatesse et lui en reparla le premier ; Richard, un peu honteux, allégua l’impossibilité matérielle qu’il y avait pour lui de travailler dans l’étroite mansarde.

C’était là que l’attendait Valentin.

Il lui demanda s’il éprouverait quelque répugnance à quitter son logement et, sur la réponse négative du sculpteur, quelques jours après il le conduisit rue Sedaine, où, sans rien lui communiquer de ses projets, il avait loué et préparé un petit appartement qu’ils pouvaient habiter tous les deux.

Cet appartement, situé au rez-de-chaussée, se composait de deux petites chambres à coucher et d’un atelier.

Il était simplement mais proprement meublé.

Avec une délicatesse que n’eût pas désavouée une femme, Valentin n’avait pas voulu contraindre son ami à avoir une seconde fois recours à son obligeance pour se procurer les instruments de travail qui allaient lui devenir nécessaires.

Tous les outils de la sculpture étaient à leur place : les selles attendaient leurs maguettes, les pains de glaise étaient empilés dans un coin de l’atelier.

En entrant dans cette pièce, en recevant cette nouvelle preuve de l’affection de l’ouvrier, malgré le scepticisme que Richard affectait, son cœur se fondit, ses yeux se mouillèrent à leur tour ; il tomba dans les bras de Valentin et l’embrassa avec expansion.

Dès le lendemain matin il était à l’œuvre, et, bien que ses vieilles habitudes, avec lesquelles il était loin d’avoir rompu, eussent bien souvent interrompu son travail, au bout d’un mois la statuette qu’il destinait à Valentin était achevée et il se disposait à la donner à fondre.

On était au mois de septembre 1830 ; les deux jeunes gens avaient chaudement embrassé la cause d’une révolution dont ils partageaient les principes. Encore sous l’impression des combats de juillet, Richard avait modelé un groupe qui représentait deux ouvriers plantant le drapeau tricolore sur une barricade.

Le matin du jour où il devait terminer son œuvre, en s’éveillant le matin, Richard voulut jeter un coup d’œil sur son œuvre, qui se trouvait placée en face de la porte qui communiquait de sa chambre à l’atelier.

Il ne l’aperçut pas sur la selle.

Au même instant Valentin entra, portant un sac assez volumineux sous son bras.

Il alla, sans mot dire, au lit où était couché son ami, dénoua le sac et fit tomber sur celui-ci la pluie de Danaé en pièces de cinq francs.

Richard lui demanda ce que cela signifiait.

— Cela signifie, s’écria Valentin, que je n’ai pas voulu attendre que tu m’eusses donné ton bronze, car alors je n’aurais pas eu le droit de m’en défaire. J’ai le temps d’attendre ma statuette ; tu n’en as pas à perdre si tu veux te décider à vivre honorablement. Aussi, j’ai voulu que ton premier ouvrage fût consacré à te raccommoder avec le commerce, qui seul peut t’empêcher aujourd’hui de finir comme un vaurien, au coin d’une borne ; j’ai vendu ton groupe cinq cents francs.

— À un bronzier ?

— À un bronzier.

— Pour mettre sur une pendule peut-être ?

— Probablement.

Une des mains de Richard serra la main de son ami, l’autre entreprit ce geste dramatique que fait, au théâtre, un gentilhomme qui voit son blason déshonoré.

Cette mimique ne l’empêcha pas de ramasser le vil métal jusqu’à la dernière pièce de cinq francs.

Valentin, en dressant ses batteries, avait bien jugé l’artiste ; il prit goût non pas au travail, mais à cette rosée argentine.

Il était devenu incapable de passion ; il avait perdu le sentiment de l’art ; à peine s’il lui en restait le jargon, lui qui avait si superbement méprisé les bourgeois pendant la première partie de sa carrière. Il en était réduit à chiffrer comme eux, il avait calculé que le total des ennuis du labeur était loin d’atteindre la somme de dégoûts qu’il avait trouvés dans la misère, et lorsque le besoin l’aiguillonnait, il se décidait à pétrir la glaise.

Ce résultat était loin de ressembler à celui que Valentin s’était proposé. Il avait cru rendre une étoile au ciel, un nom à la gloire, et il avait simplement grossi les étalages des fabricants de quelques motifs un peu moins vulgaires, un peu moins informes que leurs voisins.

C’était tomber de haut.

Mais l’amour-propre jouait un si médiocre rôle dans les sentiments du bijoutier, son cœur était si pur de toutes préoccupations personnelles, que son affection pour Richard ne se trouva pas amoindrie par cette désillusion absolue.

Les vérités ne vieillissent pas ; l’assimilation de l’homme au lierre, qui ne peut vivre sans un appui, date de loin, et elle n’en est que plus parfaite. Sans famille, sans liens d’aucune sorte, isolé au milieu de quinze cent mille êtres humains qui grouillaient autour de lui, Valentin avait fini par faire corps avec l’artiste auquel il s’était attaché ; il avait fini par lui reconnaître certaines qualités que celui-ci n’avait pas ; il trouvait un charme à ses défauts eux-mêmes.

Il avait été pour son ami, tendre comme une mère ; il fut indulgent comme elle, et, pendant les trois années qui suivirent leur entrée dans la rue Sedaine, la constance de sa sollicitude pour Richard ne se démentit point. Il l’encourageait au travail ; il prenait en main ses intérêts avec les fabricants ; il le réconfortait dans ses prostrations fréquentes ; il gourmandait doucement sa paresse ou ses folies ; il souriait à ses caprices ; il se prêtait à ses fantaisies, et Dieu seul sait si le nombre en était grand, et jamais, quelle qu’eût été jusqu’alors l’inutilité de ses tentatives, il ne cessa d’essayer d’élever l’âme de son ami vers des buts plus élevés que ceux qu’il poursuivait.

C’est bien plus une réalité qu’une figure. Tout ce qui est grand possède un rayonnement qui se reflète sur ce qui l’entoure. Quelle que fût la différence d’âge, d’éducation et de position qui existait entre Richard et Valentin, celui-là subit jusqu’à un certain point l’influence de son camarade ; ses habitudes étaient trop profondément enracinées pour qu’il en changeât : il ne devint pas meilleur, il fut moins mauvais ; il se montra capable d’amitié et de reconnaissance ; il arriva à aimer sincèrement Valentin ; il eût tué sans miséricorde celui qui eût attaqué le jeune ouvrier ; il se fût fait hacher en morceaux pour le défendre. C’était bien quelque chose ; mais ce qui était davantage, c’est que pendant tout le temps de leur liaison il sut si bien tenir en bride ses instincts gouailleurs, ses velléités insolentes, que jamais il ne parla à Valentin qu’avec une sorte de familiarité respectueuse.

III

La statuette de la Fraternité.

Le vœu que nous avons entendu formuler à M. Batifol semblait devoir se réaliser.

À la suite de la scène que nous avons racontée dans le précédent chapitre, la Varenne était devenue le port de relâche habituel du bateau de Richard Lhuillier, et Valentin, que le sculpteur avait jadis quelque peine à décider à prendre part à ses exploits nautiques, était devenu le passager permanent de la Mouette.

Un dimanche matin, un mois environ après le jour où les deux jeunes gens avaient pour la première fois rencontré Huberte, Valentin se promenait, pâle, agité, dans la petite chambre meublée avec une modestie presque monacale qu’il habitait dans l’appartement commun.

Comme tous les gens que ne tourmentent ni les remords, ni l’ambition, ni les passions, Valentin avait une physionomie extraordinairement calme et sereine ; la mélancolie qui s’y peignait ce jour-là était d’autant plus apparente qu’elle n’était pas habituelle.

Il demeura longtemps accoudé sur la cheminée, en face de la fameuse statuette de son ami qui en était le seul ornement ; il considérait cette statuette qui représentait la Fraternité, avec une émotion attendrie, comme si elle eût eu la puissance de le ramener en arrière, au temps plus heureux où elle avait été modelée.

Enfin il sembla prendre un parti, il poussa un soupir, passa la main sur son front qui, tout jeune qu’était Valentin, commençait déjà à se dégarnir de cheveux et il entra dans l’atelier.

Tout au contraire de son ami, le sculpteur était fort joyeux et ne paraissait point en peine de dissimuler sa joie ; il chantait d’une voix beaucoup plus forte qu’harmonieuse la barcarolle de la Mouette.

Cette gaieté, comme le choix de la chanson, qui servait à la moduler, avait ses prétextes étalés sur trois chaises, sous la formule de trois costumes neufs de matelot napolitain, tout flambants.

Les équipiers de la Mouette, comme cela arrive fréquemment aujourd’hui encore dans le canotage, étaient de braves ouvriers qui, le dimanche, par passion, devenaient marins en s’associant pour satisfaire ce goût de sport à un autre amateur plus favorisé du ciel et auquel ses ressources avaient permis l’acquisition du principal instrument de leur plaisir.

Ils contribuaient de leurs bras, comme celui-ci de son canot ; ils lui abandonnaient le privilège de s’asseoir au banc du gouvernail, ils lui concédaient le droit de les appeler Lascars, faillis-chiens, terriens finis, et autres épithètes en usage dans le vocabulaire de l’eau salée. En revanche, celui qui prenait le titre de capitaine ne pouvait faire moins, dans cette association toute fraternelle, que de se charger des dépenses de luxe et de fantaisie.

Or, le domaine de la fantaisie n’avait point de bornes pour Richard Lhuillier.

Il avait tour à tour affublé ses équipiers de tous les costumes maritimes qu’il avait su se procurer ; mais, depuis quelque temps, il était tourmenté par l’idée d’une modification nouvelle qui devait, selon lui, produire un effet prodigieux sur le port de Bercy et dans tout le parcours du tour de Marne.

On appelle le tour de Marne la promenade qui consiste à entrer dans cette rivière par le canal Saint-Maur et à la descendre jusqu’à son embouchure dans la Seine, en passant devant la Varenne.

Richard avait flotté quelque temps, tiraillé, d’un côté, par sa paresse et, de l’autre, par son désir ; mais, quelques jours auparavant, ce désir avait paru recevoir une impulsion nouvelle ; il avait travaillé sans désemparer pendant toute une semaine ; les bonshommes de plâtre étaient entre les mains du fabricant, et le sculpteur, de son côté, était entré en possession de trois superbes costumes de matelot napolitain.

Rien n’y manquait, ni les espadrilles, ni les caleçons à raies longitudinales, rouges et blanches, qui devaient laisser la jambe à moitié nue, ni les capes à capuchon avec leurs agréments aussi diaprés que l’habit d’Arlequin.

Celle que le capitaine s’était destinée avait été ornée, en raison de son grade, d’un léger passepoil d’or, il ne pouvait se lasser de l’admirer, il le plaçait sur ses épaules, il se balançait pour en faire jouer les manches flottantes avec toutes les grâces dont elles étaient susceptibles ; il essayait la tournure que le capuchon, baissé, donnerait à sa physionomie ; il le reposait et le reprenait encore.

À la vue de ces préparatifs, Valentin fronça le sourcil ; il devint plus pâle qu’il ne l’était déjà.

Richard était trop préoccupé de ses beaux vêtements pour prêter la moindre attention à ce qui se passait sur le visage de son ami.

— Ah ! dit-il, si tu avais consenti à te laisser coucher sur le rôle de l’équipage de la Mouette, rien ne manquerait à sa gloire aujourd’hui. Que dis-tu de cette tenue, hein ? Allons-nous être assez bien ficelés ?

— Je dis, répondit Valentin, que ces habits seraient bien plus à leur place à la descente de la Courtille que sur les bancs de ton canot.

— Allons, voilà que tu mécanises mes équipiers. Voyons, as-tu des regrets ? Il me reste soixante francs, je fais l’officier d’habillement et, dans une heure, tu n’auras rien à nous envier.

— Non, tu sais que les mascarades ne sont pas de mon goût. Et pourrait-on savoir pourquoi tu fais tous ces frais ?

Valentin regarda si finement Richard en parlant ainsi, que celui-ci éprouva un léger moment d’embarras.

— Pour quoi ? pour quoi ? mille sabords ! mais pour vexer les Lascars de la Doris, qui faisaient tant leurs gabiers avec leurs méchantes vareuses de futaine rouge, pour épater les bourgeois, et puis…

— Non, répondit fermement Valentin, je te connais assez pour ne pas croire que tu te sois résigné à huit jours de travail avec cette seule perspective.

— Eh bien, s’il faut te l’avouer, j’ai encore une autre idée.

— Laquelle ?

— Je compte sur les séductions de mon uniforme pour trouver ce qui me manque depuis si longtemps.

— Et que te manque-t-il ?

— Un mousse, parbleu ! Il n’y a pas de bateau si mince que soit son gabarit, qui n’ait le sien. L’ordonnance l’exige pour les pêcheurs. Et puis, ça a toutes sortes d’avantages ; c’est commode dans sa vie privée et c’est flatteur quand on navigue. Ça va chercher le tabac, ça verse à boire aux gabiers, ça chante pendant que l’on court sa bordée. J’en veux un ; seulement, le mien ne sera ni une gourgandine comme Clara de la Doris, ni une maritorne comme Carabine de la Sorcière des eaux.

— Et à qui destines-tu cet emploi ?

— Parbleu ! je ne sais pas pourquoi je le cacherais. À la petite de là-bas, dit Richard avec une affectation de légèreté et d’indifférence.

— À la petite fille du pêcheur de la Varenne, à Huberte ?

— Ne trouves-tu pas qu’elle sera charmante ? Elle est souple comme un mât de perroquet, elle manie l’aviron comme un vieux loup de mer, elle vous fait une épissure plus proprement que pas un dans la haute Seine ; et, avec cela, gentille, avenante, gaie comme un pinson. Nom d’une carène ! je chercherais longtemps avant de trouver aussi bien mon affaire.

— Mais, répliqua Valentin qui demeurait interdit, tant ce qu’il entendait lui paraissait étrange ; mais, avant de lui faire une pareille proposition, il faut que tu te sois assuré qu’elle éprouverait pour toi quelque inclination… qu’elle t’aimait ou t’aimerait.

— Tu me connais assez, répliqua Richard en rougissant, pour savoir que la fatuité n’est pas mon vice. Je ne suis pas assez sot pour agir ainsi, si je ne me croyais parfaitement autorisé à le faire.

Valentin demeura muet pendant quelques instants ; la respiration lui manquait ; on eût dit qu’il étouffait, et sa main qu’il avait appuyée sur le dossier d’une chaise tremblait, agitée par un tremblement nerveux.

— Richard, dit-il enfin, as-tu bien songé à ce que tu vas entreprendre ?

— Bon ! répliqua le capitaine de la Mouette, tu vas faire un feu croisé de morale par tribord et par bâbord ! et la morale, je suis toujours tenté de dire d’elle ce que cet autre disait des épinards : « Je suis enchanté de ne pas l’aimer ; car si je l’aimais, j’en mangerais et je ne peux pas la souffrir. » Donc, si tu fais de la morale, je prends chasse.

— Tu ne t’en iras pas.

— Eh bien, serait-elle bien à plaindre pour avoir fait une croisière sous mon pavillon ? Je l’aime tout plein, cette petite.

— Non, tu ne l’aimes pas ; si tu l’aimais, tu ne songerais pas à lui demander, comme première preuve de son amour pour toi, le sacrifice de sa dignité de femme ; si tu l’aimais, tu la respecterais, et à la pensée de l’abaisser au niveau de celles dont tu parlais tout à l’heure, ton cœur se soulevait d’horreur et de dégoût.

— Enfin, elle me plaît, reprit le sculpteur d’un ton bourru jusqu’à la menace.

— Oui, et comme elle te plaît, il faut la perdre ?

— La perdre ! Ne dirait-on pas qu’il s’agit de la reine des îles Marquises ?

— Est-ce bien toi qui parles, Richard ? Toi, que tant de fois j’ai entendu réclamer ta place dans le prolétariat comme un titre ! Qu’un grand seigneur, qu’un riche séduise une fille du peuple, rien de plus logique ; il fait son métier, après tout. Mais nous, nous attaquer à nos sœurs en pauvreté, en abandon ! Allons donc, il me semble que c’est commettre un viol.

— En sorte que voici les équipiers de la Mouette condamnés aux duchesses pour ordinaire et à perpétuité. Eh bien, merci, ils sortent d’en prendre !

— Richard, Richard ! ne te fais pas plus méchant que tu ne l’es réellement. Par un hasard providentiel, tu as sauvé Huberte du déshonneur, et tu voudrais reprendre et continuer la mauvaise action que tu as empêché un autre de commettre, que je t’ai entendu flétrir, que tu as punie devant mes yeux, je ne te crois pas, Richard.

— Mais, répliqua le sculpteur dont la méfiance était éveillée et qui, en parlant, regarda fixement son ami comme s’il eût voulu lire dans son âme, je ne t’ai jamais vu t’intéresser aussi vivement à aucune femme.

— Est-ce bien à toi, Richard, répondit Valentin en dominant assez son agitation pour paraître calme ; est-ce bien à toi de t’étonner si je m’intéresse à ceux qui souffrent ?

— Non, reprit le sculpteur comme s’il se parlait à lui-même ; non, ce n’est pas toi qui voudrais faire poser un ami ; d’ailleurs, je te connais, tu es blindé, ta carapace est à l’épreuve du petit drôle de carquois, jamais je ne t’ai connu de maîtresse…

— Et tu ne m’en connaîtras jamais.

— Jure-le, ajouta le maître de la Mouette comme s’il eût eu besoin de ce serment pour dissiper un dernier soupçon qui lui était venu.

— Je te le jure, répondit Valentin avec une certaine solennité comme s’il eût lu dans l’âme de son ami.

Richard semblait en proie à une vive agitation.

La vivacité, la joyeuse humeur, les grâces naïves autant que la beauté d’Huberte avaient séduit le sculpteur. Ses caprices prenaient assez facilement le caractère de la passion. Depuis un mois, il caressait l’idée d’en faire à la fois la souveraine de son cœur et le mousse de son embarcation, et, quelle que fût l’influence que Valentin eût sur lui, il ne pouvait se décider à renoncer à d’aussi riantes perspectives.

— Mille millions de sabords ! s’écria-t-il en multipliant plus que jamais ses emprunts au vocabulaire de la marine, quelle folie à moi de t’avoir découvert mes pavois avant que l’enfant fût amarinée ! Faut-il que j’aie été assez idiot pour te parler de mes projets !

— Ce sont des remords que je t’épargne, Richard, répliqua Valentin ; voyons, je ne t’ai jamais rien demandé. Eh bien, je t’en prie, fais ce sacrifice à notre amitié.

— On tâchera, dit brutalement le maître de la Mouette. Oui, c’est aujourd’hui la fête d’Argenteuil ; il y a des courses pour les canots, ma goélette ira promener sa quille de ce côté-là, au lieu de faire son tour de Marne. Je boirai, je ferai du train, je m’affalerai sous les tables, et gare à ceux qui me montreront le travers. Ah ! que je bisque, que je bisque !

En parlant ainsi, le sculpteur avait rassemblé les trois défroques de matelot napolitain et, lorsqu’il eut achevé sa phrase, il mit le ballot sous son bras et sortit sans dire adieu à son ami et avec la physionomie boudeuse et maussade d’un écolier qui vient de subir une remontrance.

Lorsque le bruit des pas de Richard se fut éteint sous la voûte de la porte cochère, Valentin ne chercha plus à dompter la douleur qui étreignait son âme. Il se laissa tomber sur une chaise en s’écriant avec un sanglot :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! elle aime Richard !

Il demeura longtemps dans la même position, son front reposant sur sa main, tandis que des larmes, qui glissaient le long de ses joues, traçaient de capricieux dessins sur le plancher.

Enfin, il releva la tête, et, souriant d’un sourire mélancolique :

— Au moins, dit-il, à présent je puis la revoir sans danger et pour elle et pour moi, j’ai fait serment !

IV

Comment le capitaine de la Mouette fut décidé de tenter un abordage.

Nous avons vu Richard sortir de chez lui, de fort méchante humeur.

Il suivait les bords du canal pour gagner la Seine, et plus il avançait, plus il sentait grandir sa colère.

Il n’avait jamais supporté ce qui contrariait ses fantaisies, mais celle-là lui tenait probablement au cœur plus que toutes les autres, car son dépit touchait à la frénésie.

En marchant, il se livrait à un monologue accentué de pantomime, il accusait Valentin de cette pruderie, il lui donnait les épithètes les moins parlementaires ; il ne s’épargnait pas lui-même, du reste, lorsqu’il se reprochait la faiblesse avec laquelle il subissait la supériorité morale de son ami, et il corroborerait ses interjections par de nombreux coups de poing qu’il adressait au paquet qu’il portait sous son bras.

Il arriva enfin au pont Marie où stationnait sa chère goélette.

Le sculpteur était si dépité d’avoir tacitement accédé à la prière de Valentin, qu’à la grande surprise du blanchisseur qui avait la garde de l’embarcation, il ne se livra point à la minutieuse inspection de la coque, de la mâture et des agrès de son bateau, comme il avait l’habitude de le faire, avec une sollicitude paternelle, chaque fois qu’il le revoyait.

Il demanda d’un air maussade si Courte-Botte et son camarade étaient arrivés, et, sur la réponse négative du blanchisseur, loin d’engager une conversation avec cet homme, il lui tourna le dos et s’assit sur un des bancs du canot.

Il est des jours marqués d’une croix noire, dans lesquels rien ne réussit ; tout se réunissait pour augmenter la colère du sculpteur : les équipiers, ordinairement si exacts, ne venaient pas.

Les maîtres absolus, qu’ils soient rois ou capitaines, même capitaine de la Mouette, se ressemblent tous ; ils détestent d’attendre. Richard, mis à une trop cruelle épreuve, ne méditait rien moins, pour éviter cet inconvénient à l’avenir, que d’introduire l’usage des coups de garcette dans la marine séquannaise. Enfin, il aperçut ses deux flâneurs ; ils descendaient l’escalier du quai, en bayant aux corneilles, comme des gens que rien ne presse.

— Cré mille noms d’un chien, arriverez-vous, clampins ? hurla le sculpteur.

Les deux jeunes gens tournèrent la tête et, apercevant leur chef, ils accélérèrent le pas.

— Mille sabords ! est-ce que vous vous fichez de moi, vous aussi ? dit Richard lorsque ses deux subordonnés furent près de lui, la main droite à la hauteur de leur chapeau.

— Capitaine, vrai, ce n’est pas notre faute, interrompit Courte-Botte.

— Tâche de tenir la soute aux blagues fermée, toi ; je vois d’ici les belles fichues raisons que tu vas me dévider, et j’en ai des nausées avant de les entendre ; le service avant tout.

— Capitaine, reprit l’entêté Courte-Botte, c’est que Chalamet, que vous ne questionnez pas, m’avait communiqué une idée que j’avais trouvée pleine de sens et de probabilité.

— Chalamet est un imbécile.

— Je ne prétends pas le contraire, capitaine ; cependant, ayant aperçu Valentin dans le coucou qui va à la Varenne, il a pu croire que vous l’accompagniez et que vous vous étiez décidé à brûler, pour un jour, la politesse à la Mouette… de sorte que…

— Tu as vu Valentin dans la voiture de la Varenne ? s’écria Richard en saisissant Chalamet à la cravate et en le secouant comme un jeune mai dont on veut faire tomber les hannetons.

— Sans doute, capitaine ; mais vous m’étranglez !

— Et quand l’as-tu vu ?

— Tout à l’heure, en traversant la place de la Bastille.

— Ce n’est pas vrai.

— Mais je vous jure que si, capitaine, à preuve que le berlingot était attelé d’un cheval blanc et d’un pie, et qu’il avait la tête à la lucarne, dame, je me suis dit : Le canot fait toutes les semaines la même route, je comprends que cela ennuie le capitaine.

Richard avait lâché Chalamet et s’était laissé tomber sur un banc, comme accablé par ce qu’il venait d’entendre.

— Se jouer de moi de la sorte ! murmurait-il, oh ! le lâche ! abuser de mon amitié pour lui, spéculer sur ma loyauté ! oh ! j’aurais dû me méfier de toutes ces simagrées de sensiblerie et de beaux sentiments… Comment ai-je été assez sot pour ne pas m’apercevoir qu’il en était amoureux, pour donner dans le piège qu’il me tendait afin d’avoir ses coudées franches auprès d’elle !

— Capitaine, il faut vous venger, dit Courte-Botte.

— Qui est-ce qui te parle à toi ? répliqua durement le sculpteur.

— Vos yeux, vos gestes, votre physionomie ; il n’y a pas besoin de compas d’épaisseur pour voir qu’il retourne de la bisque dans votre coque et pour en deviner la cause. Vous et Valentin vous faisiez une pige à qui aurait la petite pêcheuse ; nous en avions assez jasé, Chalamet et moi ; cette sainte N’y-touche de Valentin a voulu vous faire au même, puisque de savoir qu’il est à la Varenne, ça vous fait l’effet d’un vrai branle. Eh bien, il ne faut pas qu’un terrien comme lui enfonce le plus flambard de la haute Seine. L’honneur de toute la marine y est intéressé ; vous devez lui souffler sa petite mère aux goujons, et si vous avez besoin d’un coup de main pour l’amariner, nous sommes là, capitaine ; pas vrai, Chalamet ?

— Aux avirons, enfants, aux avirons ! s’écria Richard comme s’il eût pris un parti.

Les deux équipiers avaient à prouver la bonne volonté qu’ils venaient d’engager à leur chef ; en moins de deux minutes, le canot fut paré, et les deux jeunes gens, qui étaient assis à leurs bancs, prêts à border leurs rames.

— Mouille, nage ! commanda le capitaine.

Les avirons tombèrent dans l’eau avec un seul bruit, et la Mouette, légère et rapide comme l’oiseau dont elle portait le nom, commença de remonter le courant.

Ils allèrent jusqu’à Champigny, nageant avec cette vigueur et cette précipitation que les canotiers réservent ordinairement pour les courses, ne s’arrêtant que lorsque Richard, pour accélérer la marche du bateau autant que pour soulager un de ses camarades, le remplaçait aux avirons.

Au moment où ils dépassèrent le mur du parc de Saint-Maur, Richard avait cédé le gouvernail à Courte-Botte, il manœuvrait sa rame avec tant de fureur qu’elle pliait comme un roseau sous la puissante impulsion qu’elle recevait.

— Pas si fort, pas si fort, capitaine, dit Courte-Botte, ce pauvre Chalamet n’est pas de poids, je suis forcé de mettre la barre sur vous, et ces embardées gênent l’allure de la Mouette ; soyez tranquille, nous aviserons, voyez, le taille-mer coupe l’eau sans y faire une ride, la Mouette marche comme un vrai poisson, quand on ne lui fait pas une nageoire plus longue que l’autre. Stoppez, stoppez, continua tout à coup Courte-Botte.

Les deux rameurs levèrent leurs avirons simultanément ; mais le bateau, obéissant à son élan et secondé par les rapides de Tire-Vinaigre dans lesquelles il était entré, filait avec la rapidité d’une flèche.

— Non, non, reprit Courte-Botte s’apercevant sans doute que la manœuvre qu’il avait ordonnée ne remplissait pas le but qu’il s’était proposé ; mouille et nage, tribord, scie bâbord, c’est ça, c’est ça, allons à la côte !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Richard.

— Il y a que vous allez avoir la preuve que Chalamet ne vous a pas trompé ; il y a que le diable est pour nous et veut nous épargner un bout de chemin ; il y a que ceux que nous allons chercher sont dans nos eaux.

Le sculpteur se leva avec vivacité et se mit debout sur son banc tandis que Chalamet arrêtait le canot en saisissant une branche d’un des buissons de la berge.

Il aperçut à cinq cents pas d’eux, en aval, le bachot du père la Ruine, qui remontait paisiblement et lourdement la rivière, Valentin le conduisait et Huberte était assise à l’arrière.

Les deux jeunes gens étaient seuls ; le vieillard ne les avait pas accompagnés.

En recevant ce témoignage, non équivoque de ce qu’il appelait la trahison de son ami, Richard devint livide, il serra le poing et le tendit avec un geste menaçant dans la direction des deux jeunes gens.

— Merci, Chalamet, merci, Courte-Botte, dit-il d’une voix saccadée par la colère, je vais descendre à terre, remontez la Mouette à Champigny. Garez-la derrière les saules, et allez vous rafraîchir chez le père Fristeau, vous en avez besoin, garçons ; avant une heure, je vous aurai rejoints.

— Capitaine, répondit Courte-Botte, nous ne sommes plus hommes à faire danser le petit bleu quand un camarade peut avoir besoin de nous ; nous allons garer l’embarcation et nous reviendrons vous rejoindre.

— Non pas, j’ai besoin d’être seul, mes enfants, lorsque vous pourrez m’être utiles, soyez tranquilles, je n’oublierai pas que vous êtes des amis, vous, et des vrais.

Le bateau s’éloigna, et Richard renouvela la manœuvre qui avait eu un dénouement si désastreux pour M. Batifol ; il se cacha derrière les saules et il épia les deux jeunes gens.

Ceux-ci s’occupaient à relever les outils de François Guichard ; ils visitaient les nasses, les verveux, ils filaient les lignes de fond, tous les deux semblaient fort gais, et le vent apportait au sculpteur les éclats de rire d’Huberte, que les maladresses que Valentin, fort novice dans le métier de pêcheur, commettait sans doute, paraissait beaucoup divertir.

Comme tous les jaloux, Richard, qui ne pouvait entendre la conversation des deux jeunes gens, se figura que ceux-ci s’amusaient à ses dépens ; il ne douta pas que son ami n’égayât la Blonde en lui racontant comment il avait fait pour empêcher l’importun capitaine de la Mouette, de venir se mettre en tiers dans leurs plaisirs.

Il fut pris d’un désir violent d’entendre ce qu’ils pouvaient dire.

Ce n’était que la moitié de la tâche que d’avoir retiré les lignes, il fallait les mettre en ordre, les débarrasser des hameçons, nettoyer celles-ci des débris d’appât qui y restaient attachés, tordre, enlever celles-là. Huberte exigea sans doute de Valentin qu’il l’aidât dans ces soins de sa profession, car ils amarrèrent le bachot et se mirent à y procéder.

Ils se trouvaient alors à l’extrémité inférieure de l’île de Tire-Vinaigre, à un endroit où, grâce au remous et malgré la profondeur, les sagittaires et les nénuphars avaient pu attacher leurs racines et couvrir la surface de l’eau de leurs feuilles lancéolées et de leurs larges disques d’un vert si tendre.

Richard n’eût pas plus tôt reconnu la position, qu’il se débarrassa de ses vêtements, se glissa dans la rivière et fit, en nageant, le tour de l’île, du côté opposé à celui d’où il était parti.

Lorsqu’il se trouva à quelque distance des deux jeunes gens, il plongea résolument et sans s’effrayer des tiges de nénuphar, qui s’élançaient autour de ses jambes comme autant de serpents, il se tint entre deux eaux jusqu’à ce qu’il eût aperçu au-dessus de sa tête l’ombre noire que faisait le bachot dans le milieu jaunâtre où il se trouvait.

Alors il remonta doucement à la surface, et, tâtonnant avec ses mains, il gagna l’avant du bachot où il se tint suspendu à un bout de cordage.

Cet avant, qui, dans les bateaux de cette espèce, se relève sur une longueur de plusieurs pieds, formait un abri suffisant pour que ceux qui se trouvaient dans l’intérieur ne pussent l’apercevoir ; il ne devait pas perdre un mot de leur conversation de ce poste où nous le laisserons.

— Pauvre père, disait Huberte, il est toujours si aise quand il manie ses outils, que cela me rend toute triste de vous demander votre aide, monsieur Valentin, et que cela m’empêche de vous remercier comme je le devrais.

— Son indisposition n’aura pas de suite, je l’espère si bien, Huberte, que j’oserai vous dire que je ne la regrette pas autant que vous paraissez le faire.

— Vraiment, monsieur Valentin, comment vous pour qui grand-père a tant d’amitié, vous le payez de cette ingratitude ? Eh bien, c’est du joli ; et pourquoi, s’il vous plaît, ne regrettez-vous pas qu’il soit malade ?

— Parce que cela m’a procuré une occasion que je n’aurais osé ni espérer, ni rechercher, celle de me trouver seul avec vous.

— Bon ! vous allez me faire une déclaration d’amour, juste comme M. Richard, quand il peut m’attirer dans un coin. Ah ! je vous en prie, monsieur Valentin, tâchez d’être aussi drôle que lui !… Voyons, commencez : « Foi de flambard, petite, je t’adore… » ou bien : « Par mon poignard de Tolède, mademoiselle, vos jolis yeux m’ont fait tourner la cervelle, fixez-la si vous ne voulez pas que je la perce à vos pieds. »

En prononçant ces phrases, Huberte avait imité l’accent théâtral, les gestes et jusqu’aux regards dont se servait le capitaine de la Mouette pour prononcer les deux tendres périodes qu’il empruntait à la phraséologie maritime et à l’argot moyen âge, en ce moment aussi fort à la mode. Le contraste de cette physionomie enfantine et de la fantasmagorie dramatique qu’elle évoquait était si bouffonne, que Valentin ne put retenir un sourire.

— Ah ! si vous saviez combien je regrette qu’il ne soit pas venu avec vous, M. Richard !

— Vous le regrettez, Huberte ?

— Certainement, ma vie est bien changée, allez, depuis que je vous ai si heureusement rencontrés. Le grand-père, qui ne pouvait souffrir les nouvelles connaissances, s’est mis tout de suite à vous aimer parce que vous m’aviez rendu un grand service, et puis… parce que vous étiez d’accord avec lui pour haïr les bourgeois. Alors et comme naturellement il avait confiance en vous deux, il vous a reçus dans notre maison, et les dimanches, qui étaient si tristes autrefois, sont devenus des jours de fête, passés comme cela entre nous trois… Aussi, si vous saviez avec quelle impatience je les attends ! Comme la semaine me semble longue, comme, en descendant le coteau après la messe, je regarde au loin sur la rivière pour voir si je n’apercevrai pas votre bateau, je connais si bien son pavillon noir à étoiles rouges. Vous le gronderez bien fort de ma part, votre ami, vous lui direz que c’est fort mal de nous avoir gâté notre journée à vous et à moi, le tout pour la fête d’Argenteuil, une belle affaire.

Pendant qu’Huberte parlait ainsi, Valentin pâlissait visiblement et ses yeux devenaient humides.

— Que faites-vous donc, continua Huberte, c’est ainsi que vous démêlez une ligne ? mais il va me falloir plus d’une heure pour débrouiller le peloton que vous venez de tisser là ! Ah ! M. Richard est bien plus adroit que vous.

Valentin jeta la ligne avec impatience.

— Qu’est-ce qui vous prend donc ? Oh ! comme vous êtes violent ! une autre fois je prendrai des mitaines pour vous adresser la parole.

— Vous l’aimez donc bien ? dit le bijoutier avec une certaine amertume.

— Qui ? M. Richard ? oh ! tout plein… Ah ! çà, mais qu’est-ce qui grouille donc sous le bateau ?

— Un rat d’eau, qu’importe ? repartit Valentin sans prendre la peine de regarder. Huberte, continua-t-il d’une voix émue, mon enfant, avez-vous quelquefois réfléchi qu’une honnête fille ne disposait de son amour que lorsqu’elle était certaine que son amant ne voulait pas séparer cet amour du don de sa main ?

— Mon amour ? ma main ? Ah ! çà, mais que voulez-vous donc dire, monsieur Valentin ?

— Pensez à mes paroles, Huberte, ce sont les seules que ma délicatesse me permette de vous adresser, et cependant je donnerais mon sang pour vous.

— Ah ! mon amour, j’y suis, s’écria la Blonde, vous croyez que je partage la flamme que tous les dimanches M. Richard me demande la permission de me peindre, en deux mots, que je suis amoureux de votre ami ?

— Mais ne venez-vous pas de me dire ?…

— Ah ! c’est trop drôle, en vérité.

Huberte ne continua pas ; elle paraissait devoir suffoquer dans un accès de gaieté.

Rien n’avait plus bougé sous l’avant du bateau.

— Mais, reprit Huberte, pourvu que M. Richard, qui a l’air pas mal avantageux, n’aille pas se figurer, comme vous l’avez pensé, vous, que j’étais folle de sa personne. J’ai pour lui une grosse dose d’amitié, parce qu’il m’a rendu un service que je n’oublierai jamais, parce qu’il est bon, pas fier, et surtout parce que, qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, il me fait toujours rire, et que c’est bien bon de rire. Mais pour m’avoir rendue amoureuse de lui, oh ! non ! je n’y ai jamais songé, mais il me semble que cela sera plus difficile que cela.

— Ce que vous dites est-il bien vrai, Huberte ?

— Sont-ils habitués aux mensonges, ces gens de Paris ! Il leur faut plus que la parole d’une brave fille. Ah çà, mais à propos, qu’est-ce que cela vous fait ? Voudriez-vous aller décidément sur les brisées de votre ami ?

La question d’Huberte avait produit sur Valentin l’effet d’une secousse électrique ; elle calma soudain les transports de joie que faisait naître dans son âme l’assurance que le cœur de la jeune fille était encore libre, elle le fit rentrer en lui-même ; il eut honte d’y avoir cédé ; il comprenait combien son rôle était odieux s’il se rendait coupable de ce qu’il avait condamné dans Richard, combien celui-ci pourrait justement l’accuser de déloyauté s’il cherchait à se substituer à lui dans le cœur de sa maîtresse.

— Non, dit-il, non, Huberte, j’ai pour vous une affection toute fraternelle, mais point d’amour.

— Ce que vous me dites là n’est peut-être pas très galant ; mais j’aime mieux cela. C’est si bon d’être une paire d’amis, de pouvoir causer, rire, chanter, se promener sans songer à mal, sans se méfier l’un de l’autre, faisant la nique aux propos de par la pureté de sa conscience ! Et danser donc ! c’est si amusant la danse. Un soir, le jour où grand-père m’a tant grondée, je m’étais échappée, j’ai été rejoindre les autres, que deux violons faisaient sauter devant le bal. En commençant, j’imitais les autres sans y prendre grand plaisir, mais après cinq minutes, c’était bien différent. La musique, qui m’avait paru si aigre, si discordante, était devenue entraînante ; elle avait pris possession de moi-même, et me faisait bondir à son gré. Mon sang semblait s’être mêlé de flamme, une chaleur étrange circulait dans mes veines, et en même temps tout tourbillonnait autour de moi, les arbres, les maisons, les nuages eux-mêmes, il me semblait qu’ils formaient une immense chaîne dont j’étais un anneau et que mes pieds avaient la puissance de quitter la terre pour les suivre ; je croyais que j’allais devenir folle, et cette folie était si douce, que je souhaitais de mourir dans un de ces accès ! Ah ! vous me ferez danser à la fête de la Varenne, n’est-ce pas, monsieur Valentin ?

— C’est que je ne sais pas danser, Huberte.

— Vous ne savez pas danser ?

— Non, mon enfant.

— Mais comment ferez-vous pour faire la cour à celle que vous aimerez et dont vous voudrez faire votre compagne, alors ?

— Je lui offrirai un bras sur lequel elle pourra s’appuyer avec confiance, un cœur qui n’aura jamais battu que pour elle et dans lequel, lors des épreuves qu’elle rencontrera dans la vie, elle pourra se réfugier sans souci du passé, sans inquiétudes pour l’avenir.

— Ah ! c’est ainsi que vous espérez la séduire ?

— Car, ce sera, je l’espère, une âme noble et droite qui saura apprécier le charme des amours purs de deux cœurs honnêtes. Je la séduirai en lui présentant le tableau du bonheur, tel que je le comprends. D’abord, de celui de deux jeunes gens qui, sans arrière-pensée, se sont donnés l’un à l’autre et ne font plus qu’un, dont l’un est attentif, prévoyant, empressé, dont l’autre est douce et fidèle ; dont le premier initie la seconde à ce qu’il connaît des grandeurs de la nature ou des merveilles de l’esprit humain pour faire partager à sa compagne les douces émotions qu’elles procurent, tandis que celle-ci lui communique cette mystérieuse tendresse que Dieu a mise dans le cœur de la femme, et l’associe à toutes ses pensées, à tous ses actes de charité et d’amour. Je la séduirai en lui montrant la plus sévère mais non moins attrayante perspective qui l’attend lorsqu’elle sera mère de famille, entourée de beaux enfants dans lesquels le père et la mère se verront mutuellement revivre, qui recevront d’elle l’exemple du dévouement, de la patience et de la probité, qui apprendront de lui comment on sert à la fois Dieu, la justice et la patrie par le travail. Je la séduirai, enfin, par l’espoir que la mort du juste sera la sienne, qu’elle s’endormira doucement entre les bras du seul homme qu’elle aura aimé sur cette terre, avec la certitude de le retrouver bientôt dans l’éternité ! Pensez-vous, Huberte, que tout ceci ne vaille pas bien le bal et la danse.

Valentin s’était animé en parlant de la sorte, et son accent, son geste, autant que ses paroles, semblaient impressionner la jeune fille, qui le regardait avec une attention qui révélait une pensée secrète.

— Sans doute, monsieur Valentin, dit-elle, lorsque le jeune homme eut fini et pour répondre quelque chose, car il était évident que ses paroles n’exprimaient pas ce qui se passait dans son âme – sans doute, mais cela n’empêche pas que le bal ne soit un plaisir bien vif.

Puis, comme si elle se fût aperçue seulement depuis quelques instants qu’elle était seule avec l’ouvrier au milieu de ces solitudes de la rivière, comme si elle comprenait enfin le danger de ce tête à-tête, elle reprit avec une vivacité singulière :

— Mais il se fait tard, le grand-père sera inquiet, rentrons, monsieur Valentin je vous en conjure.

Valentin détacha le bachot, que le courant entraîna rapidement. Puis le bijoutier prit les rames et dirigea l’embarcation dans la direction du village.

Huberte s’était assise à l’arrière : elle ne babillait plus comme c’était son habitude, elle demeurait muette et pensive, le menton reposant sur la paume de sa main, et le bras appuyé sur un genou. De temps en temps, elle levait ses grands yeux bleus sur le jeune homme et le considérait avec une curiosité inquiète.

Au moment où ils s’éloignaient, une tête sortit d’une touffe de sagittaires.

C’était celle du maître de la Mouette, qui s’était dissimulé sous cet abri ; au moment où le mouvement du bateau lui enlevait son premier asile.

— C’est égal, dit Richard, tu auras beau lui chanter tes plus belles antiennes de vertu, grâce à toi, je sais par où la prendre. Nous sommes manche à manche, ami Valentin, et c’est le cas ou jamais de le dire : Maintenant à qui la belle !

Le sculpteur se lança dans la rivière, qu’il traversa en déployant les grâces de sa plus belle coupe marinière ; il rajusta ses habits, fut rejoindre ses équipiers, et se montra fort joyeux pendant toute la soirée, que le patron et ses deux subordonnés prolongèrent jusqu’au grand jour, en dignes enfants de Neptune qu’ils étaient.

V

La fête de la Varenne.

En rentrant dans le logement de la rue Sedaine, en retrouvant Valentin, Richard ne demanda à son ami aucune explication ; il évita attentivement de laisser la conversation s’engager sur le vieux Guichard et sa petite-fille ; il affecta à cet égard une insouciance dont le bijoutier fut complètement la dupe.

Le dimanche qui suivit, Valentin demanda au sculpteur s’il ne voulait pas l’accompagner à la Varenne ; celui-ci refusa sous un frivole prétexte, et, quand il se retrouva en même temps que son ami auprès de la Blonde, celle-ci put remarquer que les façons du maître de la Mouette s’étaient considérablement modifiées à l’égard de la jeune fille ; il avait toujours avec elle les manières cavalières qu’il affectait vis-à-vis de toutes les femmes, mais au moins s’abstenait-il des familiarités irrévérencieuses qu’il se permettait lors des premiers jours de sa rencontre avec la petite pêcheuse.

Valentin croyait son ami radicalement guéri de sa fantaisie ; il s’applaudissait d’avoir eu assez d’influence sur le sculpteur pour le faire renoncer à ses projets ; en même temps il éprouvait une joie secrète dont il ne se rendait pas un compte exact et qui se manifestait par une expansion de reconnaissance amicale dont Richard devinait bien la cause. La passion du jeune bijoutier, débarrassée du frein qu’il avait cru de son devoir de lui imposer lui-même, faisait de rapides progrès dans son âme ; il était facile d’en juger aux regards dont il enveloppait Huberte lorsqu’il se trouvait auprès d’elle, à l’enivrement avec lequel il recueillait chacune de ses paroles, à son air rêveur, à la mélancolie peinte sur sa physionomie lorsqu’il était rentré dans Paris. Cependant il ne lui semblait pas qu’assez de temps se fût écoulé depuis le sacrifice qu’il avait demandé à son camarade pour, même avec des intentions bien différentes de ce qu’avaient été celles de celui-ci, réclamer la place que volontairement il laissait vacante. Valentin se taisait sur ce qui se passait dans son cœur, et jamais il ne fut entre lui et Huberte autant question d’amour et d’union que le jour où le maître de la Mouette avait surpris leur causerie sur la rivière.

Huberte traitait les deux jeunes gens à peu près de même sorte ; elle avait pour tous les deux la même amitié naïve, la même cordialité franche, la même tendresse enfantine. Cependant s’il eût fallu établir une différence, il était évident qu’elle devenait plus réservée et plus froide envers Valentin à mesure que celui-ci se montrait plus enthousiaste et plus empressé, qu’elle se montrait plus aimable avec Richard depuis que celui-ci bornait ses prétentions à celles qu’autorise une bonne camaraderie. Lorsqu’elle se trouvait seule avec le premier, elle paraissait gênée, embarrassée, rêveuse, presque triste ; elle souriait à peine ; il semblait qu’elle désirât la fin de ce tête-à-tête ; le second arrivait-il, elle se livrait sans contrainte aux inspirations de sa gaieté naturelle ; elle redevenait elle-même.

Peut-être, ombrageux comme tous les cœurs sincèrement épris, celui de Valentin avait-il observé cette nuance dans la sympathie de la jeune fille ; peut-être un doute sur la franchise d’Huberte se joignait-il aux raisons que nous avons spécifiées tout à l’heure pour l’empêcher de déclarer son amour à la petite-fille de François Guichard.

On arriva ainsi aux premiers jours de septembre, c’est-à-dire à l’époque où avait été fixée la fête patronale de la Varenne.

Cette fête était depuis deux mois la préoccupation constante de M. Batifol, celle qui l’empêchait de ressentir toute l’amertume des souvenirs qu’avait dû lui laisser sa triste aventure.

Les agglomérations d’hommes héritent des petites passions que ceux-ci possèdent individuellement ; seulement, elles se multiplient par suite de l’encouragement mutuel qu’elles se donnent ; au lieu de ramper terre à terre, comme cela arrive lorsque l’espace leur manque, elles développent effrontément une végétation tropicale.

Les murs du nouveau village étaient à peine sortis de terre, que déjà ceux qui les avaient construits concevaient sur son importance les perspectives les plus fallacieuses, et jetaient un regard plein d’envie sur les autres villages, leurs voisins.

À les entendre, le gouvernement eût dû faire trêve aux préoccupations que lui donnait l’attitude peu sympathique de l’Europe à son endroit pour penser à doter la Varenne d’une église, d’une école, d’une pompe à feu, de tous les établissements enfin, y compris le garde champêtre, qu’il accordait sans conteste à des cités plus populeuses sans doute, mais moins remarquables aussi que ne l’était ce nouveau centre par la distinction exceptionnelle de chacun de ses habitants.

Bientôt ils en arrivèrent à contester à Saint-Maur le droit de posséder la maison commune, et à revendiquer pour eux tous les honneurs municipaux.

Comme on devait s’y attendre, ces velléités ambitieuses et le concert de récriminations qui leur servaient de cortège n’eurent aucune espèce de succès ; repoussées en masse, les prétentions des la Varennais cherchèrent à se rattraper dans le détail.

Saint-Maur avait une fête ; les maisons de la presqu’île voulurent avoir leur fête à leur tour.

M. Batifol avait suggéré et fomenté ce désir ; il connaissait le prix et la valeur de la publicité ; il y eut recours volontiers pour stimuler le débit de ce qui lui restait de terrains ; les dépenses considérables qu’elle entraînait l’avaient seules arrêté ; il trouvait moyen d’en faire aux dépens de ses concitoyens, il n’hésita plus et se mit à la tête de l’entreprise.

Huit jours après avoir reçu l’autorisation nécessaire, de grandes affiches jaunes annonçaient aux populations de Paris et de la banlieue qu’on offrait aux amateurs de la villégiature une superbe maison de campagne pour rien.

C’était une combinaison de M. Batifol ; il se débarrassait ainsi pour un bon prix de quelques mètres de son terrain sablonneux en suggérant à la commission l’idée de faire de ce terrain l’objet d’une loterie dont chaque personne présente à la fête recevrait un billet.

De maison de campagne, il n’en existait pas sur le sable de M. Batifol, mais il est vrai d’ajouter que celui que la chance favoriserait serait parfaitement le maître d’en bâtir une.

L’affiche eut un succès prodigieux ; tous les faubourgs de l’Est descendirent dans la presqu’île de la Marne. La loterie ne devait faire qu’un heureux, mais chacun espérait être celui-là, et ceux auxquels le sort refuserait ce privilège avaient, pour se consoler, les joutes, les courses de bateau, de citrouilles et de canards, les jeux de l’aiguille et du baquet, le bal et les autres divertissements dont M. Batifol, très au courant des prédilections de ceux auxquels il s’adressait, n’avait point dédaigné d’ajouter l’attrait au morceau capital de son programme.

Dès l’aurore, la berge présentait un aspect inaccoutumé.

Quelques curieux acharnés dissertaient en groupe sur les plaisirs qu’ils allaient prendre ; les marchands forains donnaient le dernier coup de marteau à leurs constructions éphémères ; les chiens, surpris de ce mouvement inaccoutumé, aboyaient ; les enfants promenaient autour des boutiques improvisées leurs petites mines ébahies et envieuses ; de leur côté, les marchands de vin ne restaient pas inactifs ; si du dehors on ne pouvait juger de l’étendue de leurs préparatifs, il était cependant facile de les apprécier à l’affreuse odeur de graisse brûlée qui infectait à cinq cents pas à la ronde l’atmosphère ordinairement si pure de la vallée.

M. Batifol, vêtu de noir, cravaté de blanc, allait et venait avec toute l’importance d’un général d’armée ; il donnait ses ordres d’une voix rauque et impérieuse, faisait placer les bouées pour la course, dresser les oriflammes, suspendre les guirlandes de feuillage, mais il ne dédaignait pas de mettre, comme il le disait, la main à la pâte, en aidant les manœuvres chargés de dresser le mât de cocagne.

Seul, le père la Ruine faisait tache sur cette activité et sur cette allégresse générale.

Quoi qu’eût pu lui dire Huberte pour l’y décider, le bonhomme, qui faisait si aisément les honneurs de ce qu’il appelait son beau chapeau du renouveau, s’était obstinément refusé à revêtir ses habits du dimanche ; comme ces légitimistes qui, longtemps après l’intronisation du mois d’août 1830, ont continué d’appeler le roi Louis-Philippe Monsieur le duc d’Orléans, François Guichard ne voulait pas reconnaître le nouveau gouvernement, et, comme faisaient les douairières du noble faubourg lors des réjouissances nationales, il était décidé à se renfermer dans sa demeure pendant la fête de la Varenne.

— Et de quoi me réjouirai-je, disait-il à la Blonde ? Est-ce de ce que tout est si bien bouleversé dans ce pays, que je ne puis reconnaître les endroits que pendant plus de cinquante ans j’ai fréquentés ? – Est-ce de ce que, chaque jour, je vois abattre les arbres qui servaient de jalons à mes souvenirs, et pousser à la place vide qu’ils laissent un bourgeois qui t’insultera demain, mon enfant, s’il ne t’a pas insultée hier ? De quoi me réjouirai-je encore ? De ce que ces bourgeois ont pris la place que les nobles avaient laissée vide ; de ce que si nous n’avons plus les mêmes privilégiés, il nous reste les mêmes privilèges ? De ce que l’insolence, la fierté, l’égoïsme qu’une épée donnait le droit de montrer avec les pauvres gens, une pièce de cent sous permet de l’afficher aujourd’hui ? Allons donc ! si j’avais un choix à faire, je préférerais les premiers aux seconds ; ceux-là se croyaient d’une autre nature que le reste des hommes ; on pouvait les haïr, leur dire : Œil pour œil, dent pour dent ; ceux-là n’étaient pas des enfants de la même mère que nous. Libre à toi de t’amuser, la Blonde, puisque tu as mis tes affiquets du dimanche ; mais quant à moi, le cœur ne m’en dit pas assez pour cela.

— Et moi, je vous répète, grand-père, qu’il faut vous habiller ; il le faut : j’ai de graves raisons pour insister.

— Eh bien, dis-les-moi, tes raisons ?

— Dame, grand-père, répondit Huberte dont le visage se couvrit d’une légère rougeur, M. Valentin et M. Richard vont venir et…

— Et tu veux que ton grand-père se fasse beau pour les recevoir ? Il me semblait que pourvu que tu le fusses, belle, c’est tout ce que M. Valentin pouvait désirer ; et il me semble que rien n’y doit manquer, car tu as passé à t’attifer plus de temps qu’il ne m’en faudrait pour ajuster une demi-douzaine de verveux.

— Pourquoi nommez-vous plutôt M. Valentin que M. Richard ? dit Huberte en tordant un coin de son tablier.

— Eh ! eh ! j’ai mes raisons, la Blonde, et je suis sûr qu’au fond tu les trouves bonnes sans les connaître.

— Et pourrait-on les savoir, vos raisons, grand-père ? dit la jeune fille en souriant.

— C’est que M. Valentin, bien qu’il soit d’une partie qui ne ressemble guère à la nôtre, qu’il ait un peu trop les allures d’un monsieur, m’inspire tant de confiance, que je m’en irais tranquille là-haut si, avant de partir, j’avais mis ta main dans la sienne. J’ai été franc, la Blonde ; vas-tu l’être, toi ? Voyons, t’agrée-t-il comme il m’agrée ?

— Grand-père, M. Valentin ne me déplaît pas.

— C’est déjà quelque chose.

— Mais, reprit vivement Huberte, s’il faut vous dire la vérité, eh bien…

— Eh bien ?

— Quelquefois je m’interroge moi-même ; souvent je me suis demandé si je serais heureuse d’avoir M. Valentin pour mari, et cette idée me fait frissonner, je ne sais pourquoi, grand-père.

— Cette idée te fait frissonner ?

— Oui ; tenez, j’ai bien de l’amitié pour lui, lorsque je le vois et surtout je l’entends causer, je me sens toute joyeuse. Eh bien, malgré cela, auprès de lui j’éprouve une tristesse dont je ne saurais me rendre compte ; il est si sérieux, si sévère.

— Dis qu’il est si honnête.

— D’ailleurs, grand-père… oh ! mais ceci je puis vous le jurer, jamais M. Valentin ne m’a dit qu’il m’aimait, et nous perdons du temps en suppositions bien vaines.

— Oui, oui, tu as raison ; il ne faut pas s’arrêter aux beaux rêves, mais sois tranquille, la Blonde, M. Valentin ne rougira pas de serrer ma main quand même elle sortirait de la manche d’un bourgeron de travail. Quant à l’autre, je ne crois pas qu’il ait le droit de faire le difficile, lui qui met des beurrées de goudron sur ses vareuses toutes neuves pour leur donner l’air d’avoir été sur la mer. Ainsi, tiens-toi tranquille, la Blonde, et laisse-moi reposer.

Voici ce que François Guichard, tant que le soleil était sur l’horizon, appelait reposer :

Il restait assis soit au coin de l’âtre, soit devant sa porte, les yeux fermés, dans une immobilité parfaite, ne dormant pas, mais ne percevant plus les bruits qui se faisaient autour de lui, tant il était absorbé dans ses pensées, recueilli dans ses souvenirs.

Huberte savait par expérience que, lorsque le vieillard s’était réfugié ainsi au milieu des images de son passé, il devenait difficile de l’en arracher ; elle n’insista pas, et s’en alla sur le rivage guetter l’arrivée des embarcations.

Elle était toute rêveuse, la pauvre jeune fille. Les quelques paroles prononcées par son père avaient éclairé la situation comme un souffle de vent fait en dispersant les nuages du ciel ; maintenant ce ciel, pour être éclairci, était-il serein ? Huberte s’était interrogée plus d’une fois, et elle ne savait pas plus se répondre à elle-même qu’elle n’avait su répondre à son père. Souvent elle s’était demandé lequel elle eût préféré pour son mari de Valentin ou de Richard ; le poids de la raison la faisait pencher pour Valentin, le goût du plaisir l’entraînait vers Richard.

Elle s’assit donc muette et mélancolique près de la rive, où elle demeura une demi-heure à peu près. Mais tout à coup sa physionomie s’éclaira et elle s’élança vers la maison en s’écriant :

— Les voilà ! les voilà !

Le père la Ruine sortit de son engourdissement et s’achemina doucement vers la berge.

C’était, en effet, la Mouette, escortée de sept à huit canots qui venaient pour la course, qui se dessinait à l’angle que fait la rivière au-dessus de l’île des Fonds.

Le sculpteur avait déployé un grand luxe de pavois pour cette circonstance, et ses équipiers avaient revêtu leurs beaux costumes napolitains. Les couleurs éclatantes des pavillons ondulaient au soleil.

À la grande surprise d’Huberte, au lieu de débarquer auprès du bac, comme c’était l’usage, la Mouette se détacha de la petite flottille, vira et atterrit en face de l’endroit où se trouvaient le vieillard et sa petite-fille.

Le patron de la Mouette débarqua aussitôt ; il paraissait rayonnant de joie ou d’orgueil sous la cape doublée de rouge qu’il portait sur son épaule, si rayonnant, que, malgré son goût avéré pour les innocents triomphes de la tenue, il était raisonnable de supposer une autre cause à une satisfaction si expansive.

Au contraire, à mesure que la goélette s’était rapprochée, le visage d’Huberte s’était considérablement rembruni ; elle avait vainement cherché, au milieu de cette bigarrure, la couleur sombre et sévère des vêtements que portait ordinairement Valentin. Lorsque le canot avait fait devant elle un mouvement circulaire, elle avait reconnu que le jeune ouvrier n’était point avec ses amis.

Richard, dont les yeux n’avaient pas quitté Huberte depuis le moment où il avait pu la distinguer, avait déjà remarqué le désappointement empreint sur la physionomie de la pauvre fille ; il se pencha vers ses équipiers et leur dit à voix basse :

— Attention ! que l’on soit sage comme des demoiselles ; le branle-bas est pour ce soir.

Chalamet et Courte-Botte répondirent par un signe d’acquiescement.

Quelque profonde et sincère que fût la tristesse qui était entrée dans le cœur de la Blonde lorsqu’elle s’était aperçue de l’absence de Valentin, cette tristesse ne put tenir devant le spectacle que lui donna Richard lorsqu’il monta les degrés taillés dans le gazon de la berge, elle éclata de rire au nez du jeune homme, et le père la Ruine, de son côté, trouva le soi-disant capitaine si plaisant sous son bonnet rouge et avec ses jambes nues, que, malgré sa gravité habituelle, il accompagna en contre-basse sa petite-fille.

Cette hilarité eût déconcerté tout autre que le superbe canotier ; elle n’affecta pas sensiblement Richard ; il s’avança vers Huberte, lui serra la main et lui étreignit la taille avec une expression de galanterie badine, et, s’adressant à François Guichard :

— Père la Ruine, lui dit-il, vous voyez en moi le député des flambards de la Seine.

— J’aurais plutôt cru que vous étiez le député des marchands de cerises ; vous avez l’air d’un mannequin à effrayer les pierrots.

— Père la Ruine, reprit le capitaine de la Mouette en élevant la voix pour dominer celle de son interlocuteur, père la Ruine, vous êtes le doyen des hommes de rivière, vous êtes le Nestor de la population aquatique avec laquelle nous nous faisons gloire de marcher ; au nom des canotiers réunis à la Varenne, j’ai l’honneur de vous engager à présider le banquet fraternel dans lequel nous nous réunissons après les courses.

— C’est, en effet, bien de l’honneur pour moi, monsieur Richard, répondit François Guichard, mais je ne saurais accepter. Vous avez sauvé mon enfant, nous sommes presque camarades, mais il ne s’ensuit pas que je sois l’ami de vos amis. Nous sommes du même élément, c’est vrai, mais nous ne l’exploitons pas de la même façon, eux et moi. Ils effarouchent le poisson, je nage en douceur pour lui inspirer confiance ; ma mine grave et soucieuse serrerait le cœur de vos jeunes gens ; eux, de leur côté, seraient capables de faire fondre ma tristesse comme le soleil du printemps fait fondre la neige de nos plaines, et je tiens autant à cette tristesse qu’ils peuvent tenir à leur gaieté. Non, croyez-moi, monsieur Richard, jeunes et vieux ne doivent pas plus se hanter que pauvres et bourgeois marcher ensemble.

— Que parlez-vous de bourgeois, père la Ruine ? dit le sculpteur en saisissant avec empressement cette occasion de caresser la rancune du pêcheur. Il n’y aura pas un bourgeois parmi nous ; nous sommes tous des ouvriers comme vous, rien de plus, de braves cœurs qui ne laissent sur la planche que leur travail du lendemain ; il est impossible que vous refusiez ; je vous ai proposé pour président, et vous avez été acclamé à l’unanimité. Et puis on doit porter un toast à la liberté des mers, à l’affranchissement du poisson, et il convient que vous soyiez là pour y répondre.

François Guichard résistait toujours, et le patron de la Mouette fut forcé de lâcher toutes les écluses de son éloquence ; de persuasif et d’insinuant, il devint pathétique, il parla du service rendu à Huberte, il l’invoqua comme un titre à ce que le bonhomme ne lui refusât pas la seule demande qu’il lui eût jamais adressée. Il déploya une si singulière insistance, que le père la Ruine finit par se rendre aux désirs du sculpteur.

Lorsqu’il eut été convenu qu’Huberte et lui assisteraient au banquet :

— M. Valentin y sera sans doute, dit le père Guichard ; comment se fait-il que je ne le voie pas ici ?

— Il viendra peut-être, je ne sais, répliqua le capitaine de la Mouette en affectant beaucoup plus d’embarras qu’il n’en éprouvait réellement.

— Serait-il malade ? interrompit la Blonde avec une vivacité qui fit passer un éclair de colère dans les yeux du jeune homme.

— Ou lui est-il arrivé quelque chose ? fit le père la Ruine en obéissant de son côté à la sympathie profonde qu’il éprouvait pour le bijoutier.

Richard répondit par un clignement de l’œil et un claquement de la langue qui eussent signifié quelque chose pour tout autre que pour le vieux pêcheur ; puis, le prenant à part, il lui dit en baissant la voix, mais pas assez cependant pour que ses paroles n’arrivassent point à Huberte, qu’il voyait attentive :

— Dame, vous comprenez qu’après avoir donné tant de dimanches à l’amitié, c’est bien le moins que l’ami Valentin en accorde enfin un à l’amour.

— Je ne vous comprends pas.

— En bon français, Valentin est allé promener sa maîtresse à Saint-Cloud. Comprenez-vous maintenant, papa Trompe-goujon, homme vertueux et phénoménal, qui m’avez pourtant tout l’air d’avoir été un farceur dans votre temps ?

Le père la Ruine haussa les épaules, comme il faisait lorsque son jeune ami se livrait à quelqu’une de ses excentricités ; mais Huberte devint aussi blanche que la batiste de son bonnet.

Richard vit cette pâleur ; sous prétexte de prendre quelque chose dans son embarcation, il se rapprocha de Courte-Botte.

— Range au grand branle-bas, lui dit-il ; bien m’en a pris de mettre la chose à ce soir ; dans huit jours peut-être il n’eût plus été temps. Qu’à neuf heures la goélette soit toute parée aux falonnières, je puis en avoir besoin. Ne te décharge pas de ce soin sur Chalamet, entends-tu, Courte-Botte ? C’est un bon enfant, mais s’il fauberte une seule bouteille, on ne peut pas plus compter sur son exactitude que sur sa discrétion. Veille sur lui, moi, je vais préparer la petite à lever l’ancre.

Richard voulut rejoindre Huberte, elle avait disparu ; elle était entrée dans la maison de son grand-père.

Il l’y suivit, et lorsqu’il entra, il lui sembla que la jeune fille essuyait précipitamment ses yeux avec son mouchoir ; en effet, il s’aperçut qu’elle avait les yeux rougis par les larmes.

Le patron de la Mouette avait mille excellentes raisons pour ne point vouloir paraître remarquer le chagrin que l’absence de Valentin causait à la jeune fille ; il chercha à la distraire par les singeries qui étaient dans ses habitudes, par ses charges d’atelier les plus plaisantes, et lorsqu’il eut vu le sourire reparaître sur les lèvres de la Blonde, il reprit peu à peu le rôle passionné qu’il avait abandonné ; seulement, il changea de tactique ; tout en entretenant la petite pêcheuse de son amour, il resta aussi respectueux que Valentin lui-même eût pu l’être vis-à-vis d’elle.

Huberte demeura longtemps inquiète et rêveuse ; puis tout à coup, comme animée d’une résolution subite, comme si elle se fût décidée à rompre avec des idées importunes, à étouffer des regrets qui, malgré sa volonté, continuaient à se faire jour dans son cœur, peu à peu elle répondit, comme elle avait l’habitude de le faire, par des rires, par des moqueries de toute sorte aux périodes embrasées du canotier, si bien qu’elle finit par paraître avoir oublié Valentin et par se montrer si heureuse de la présence du sculpteur, par lui montrer tant d’amicale sympathie, que celui-ci fut presque courroucé lorsque Courte-Botte vint l’arracher aux douceurs de ce tête-à-tête.

Les courses allaient commencer.

Malheureusement pour Richard, la Mouette gagna deux prix et, la joie de triompher devant celle qu’il convoitait, de la voir s’associer aux acclamations qui saluaient sa victoire, l’enivra tellement, qu’il oublia le rôle qu’il s’était imposé.

Il avait aperçu M. Batifol et il ne résista pas à la tentation de lui faire ce qu’il appelait une bonne plaisanterie.

S’il avait tort de ne pas reprendre immédiatement une partie si bien entamée, n’était-ce pas encore marcher à son but que de persécuter un peu l’objet de toutes les antipathies du grand-père de celle qu’il voulait séduire.

Ce fut là le raisonnement que se fit le maître de la Mouette.

M. Batifol avait cru, en raison de la solennité de la circonstance, devoir payer de sa personne ; il s’était fait inscrire pour une course de bachots qui devait clôturer les plaisirs nautiques de cette journée.

Il s’était mis en tenue de combat, tenue moins gracieuse peut-être, mais, à coup sûr, aussi originale que celle des équipiers de la Mouette ; il portait, avec addition du maillot réclamé par la pudeur, le costume du lutteur antique.

Son torse grêle, son dos voûté, ses jambes osseuses, ses genoux cagneux faisaient le plus singulier effet sous le coton de ce maillot, qui se tordait en mille plis autour de sa personne. Cependant, la journée avait été si belle pour M. Batifol, qu’il ne pensait pas même à s’attribuer les rires moqueurs qu’il soulevait autour de lui, et songeait à faire frotter d’huile, à la façon des athlètes, ses bras, qui étaient nus.

Enfin, le signal du départ fut donné.

M. Batifol suant, soufflant, se tordait sur ses avirons, se démenait comme un forçat sur les bancs de la chiourme ; il avait la tête sur ses rivaux et tant d’efforts semblaient devoir recevoir leur récompense.

Il vit tout à coup apparaître à ses côtés la figure sardonique du sculpteur, qui, monté sur un bateau très léger, suivait, bord à bord, la lourde embarcation de l’infortuné façonnier, et l’accablait des encouragements les plus ironiques.

— Monsieur, cria M. Batifol, ce que vous faites là est contraire aux règlements.

Mais le sculpteur ne semblait pas l’entendre ; il glapissait de cette voix de fausset particulière aux gamins de Paris :

— Vas-y, bonhomme, tu vas gagner le lapin, tu le tiens, mon vieux, et autres plaisanteries qui n’étaient pas de meilleur goût, mais qui eurent d’autant plus le pouvoir d’exaspérer M. Batifol, que les canotiers qui étaient sur la berge, encourageaient leur camarade par leurs applaudissements et leurs cris frénétiques.

Pendant une minute, le fabricant éprouva une envie démesurée de décharger un grand coup d’aviron sur la frêle nacelle qui conduisait son ennemi ; il ne fallut rien moins, pour le retenir, que le souvenir de la force musculaire de Richard, force musculaire dont M. Batifol avait fait une si rude expérience. Le découragement s’empara de lui, il tira son bachot de la cohue des autres bateaux, et regagna la terre en se demandant si le ciel ne lui donnerait pas enfin les moyens de se venger de ce misérable sculpteur.

Il sembla que son invocation eût été entendue.

M. Batifol s’était réfugié sous une des tentes que les marchands de vin avaient dressées sur la berge pour abriter leurs consommateurs. En ce moment, la foule les avait abandonnées pour voir les courses ; les tentes étaient à peu près désertes.

Cependant, à une table voisine de celle devant laquelle s’était placé le fabricant, deux canotiers vidaient une bouteille en causant.

Celui des deux canotiers qui faisait face à M. Batifol, était inconnu à celui-ci ; l’autre, qui tournait le dos au façonnier, portait le costume très remarquable des équipiers de la Mouette.

Absorbé par ses pensées, M. Batifol ne prêta pas tout d’abord une grande attention à leur conversation ; mais, au nom de Richard prononcé à diverses reprises, il dressa l’oreille comme un cheval de chasse au son du cor.

Voici ce qu’il entendit :

— Comment, disait le premier des canotiers en essayant vainement de redresser pour l’emplir le verre que le second tenait renversé, comment Chalamet, c’est toi, toi que nous avions surnommé J’ai-soif, qui boudes devant le picton ?

— Oui, répondait celui-ci dont la langue épaissie et la prononciation balbutiante témoignaient d’une sobriété un peu tardive, demain, tant que tu voudras, la cambuse aux liquides sera ouverte, mais aujourd’hui respect à un équipier esclave de son devoir.

— De son devoir ?

— Oui, de son devoir ; le patron de la Mouette m’honore de sa confiance, je veux rester digne de la confiance du patron.

— Encore un verre, tu n’en auras que plus de cœur pour tirer sur les avirons, et la main plus souple pour plumer[1] l’eau de la Marne.

— Si je plume aujourd’hui quelque chose, mon vieux, ce sera ce dindon que l’on nomme Valentin, et je n’en serai pas fâché, car je hais cette poule mouillée-là, qui met de l’eau dans son vin, comme si les marchands ne nous en épargnaient pas la peine.

— Valentin, l’ami intime de Richard ?

— Ah ! ben oui, l’ami intime ! et Chalamet fit un geste significatif et fort populaire.

— Que s’est-il donc passé ?

— Chut ! dit Chalamet en grimaçant l’expression de la discrétion, chut ! Mais je puis te dire cela à toi qui es un ami, qui ne mets pas d’eau dans ton vin, comme ce pousse-caillou de Valentin ; tous les canotiers sont des frères, nous manigançons un coup, vois-tu, qui fera proclamer Richard le roi des flambards et crever l’ami intime de colère et de dépit.

— Conte-moi donc ça ?

— Faut te dire donc que le terrien et notre patron donnaient la chasse au même bâtiment, une corvette fine et crânement taillée, douce comme un suif et avec des écubiers en velours bleu, tiens, grands comme ça, la fille du père la Ruine, tu la connais. Valentin a voulu monter le coup au canotier et, ce soir, le canotier jette son grapin sur la corvette.

— Bah !

— Oui, mais le cocasse de la chose, c’est la façon dont le patron s’y est pris pour écarter aujourd’hui son rival de la Varenne.

— Voyons cela ?

— Figure-toi que, ce matin, Valentin s’était embarqué dans la Mouette avec nous, pour venir ici. Entre le Moulin rouge et les moulins de Gravelle, v’là ce gueux fini de Courte-Botte, selon que cela avait été convenu entre le capitaine et lui, qui fait une maîtresse embardée : le bateau penche, nous nous jetons tous du même côté et, naturellement, nous voilà tous les quatre dans le bouillon. Tu comprends que, nageant comme nous nageons, y compris le Valentin, nous ne la cocasse nous embarrassions pas plus les uns des autres qu’un barbillon aux tanches. Nous nous occupions donc à relever la Mouette, à repêcher les avirons, quand tout à coup voilà Courte-Botte qui s’écrie : « Mais où est donc le capitaine ? » Valentin cherche des yeux, nous faisons semblant de chercher, pas plus de capitaine que sur la main. Il était resté dans la tasse. Valentin se jette à l’eau, nous y rentrons, il plonge, il plonge, nous avons l’air de plonger, c’est-à-dire que quand nous le voyions remonter à la surface, nous piquions une petite tête ; voilà tout. Enfin, après une demi-heure de manœuvres, il faut bien renoncer à sauver notre infortuné capitaine. Nous crions au secours pour la frime, car nous savions que la berge est si bien déserte en cet endroit que personne ne viendrait. Nous nous consultons ; enfin, il est convenu que Valentin, qui s’arrachait les cheveux avec un désespoir qui, vingt fois, m’aurait fait pouffer de rire à son nez si la chose n’avait pas été sérieuse, irait à Bercy faire sa déclaration et chercher des mariniers pour retrouver le pauvre corps de son ami, et que nous, qui nous plaignions du froid, nous remonterions l’embarcation à son garage. Il file en se lamentant toujours, mais il n’a pas plus tôt tourné les talons que le capitaine reparaît. Ce satané Richard avait plongé, passé sous un train de bois, remonté de l’autre côté, et tenu sa tête cachée entre les falourdes pendant toute la scène. Nous embarquons, nous pagayons rudement, nous changeons nos habits contre ceux-ci que nous avions confiés aux équipiers de la Doris, et voilà comment après avoir dragué et ravagé pendant toute la journée le fond de la Seine, cette guenille de Valentin trempera ce soir son eau sucrée de ses larmes, rue Sedaine, tandis que nous prendrons le large avec la demoiselle à la Varenne.

Ce long récit avait altéré Chalamet qui amenda quelque peu ses résolutions premières ; il tendit son verre à son camarade.

M. Batifol se leva et quitta la tente. Il n’en demandait pas davantage. L’idée lui était venue de détruire l’un par l’autre ceux qu’il considérait comme ses ennemis, et il allait immédiatement la mettre à exécution.

Il emprunta le cabriolet de Berlingard et, fouettant vigoureusement le cheval, il le mit sur la route de Paris.

VI

Les suites d’un bal champêtre.

Le bal de la Varenne ne se sentait que fort peu du goût bourgeois qui avait présidé à la plupart des divertissements de la journée.

Fort dédaigneux de cette partie de son programme, le grand ordonnateur de la fête, M. Batifol, semblait en avoir remis tout le soin à la nature, et la nature s’en était acquittée de façon à satisfaire, non pas peut-être M. Batifol et ses pairs, mais, en revanche, tous les amateurs du pittoresque.

On avait installé ce bal dans un bois d’ormes et de hêtres que l’on nomme le Bois des Moines, au milieu d’un carrefour ombragé par une double rangée d’arbres séculaires.

M. Batifol avait dépensé tant de calicot tricolore pour les décorations de son spectacle nautique, qu’il lui avait été impossible d’en trouver pour garnir le bois grossier de la tribune des musiciens des drapeaux de rigueur ; le luminaire avait été également réparti avec une parcimonieuse économie ; quelques quinquets fumeux appendus aux troncs des hêtres, un lustre garni de lampions vacillants descendant des grosses branches qui se tordaient au-dessus de la tête des danseurs, comme le bras de quelque noir géant, traçaient péniblement un léger cercle de lumières au milieu du rond-point ; leur éclat ne faisait point pâlir les rayons de la lune, qui argentait la masse de verdure de ses clartés molles et tremblantes, et dont les douces lueurs, tamisées à travers le feuillage, couraient sur l’écorce noueuse de tous les arbres d’alentour.

Le retentissement éclatant des instruments de cuivre, qui se livraient au bruissement, déjà triste comme une menace de l’hiver, que font les feuilles lorsque le vent d’automne les rejette ; l’aspect de ces ombres qui passaient et repassaient dans le clair-obscur, devenait visible lorsqu’elles entraient dans le rayon de lumière, puis disparaissaient encore pour reparaître un instant après, l’étrangeté des costumes de la plupart des assistants, leurs chants, leurs cris, dans cette mystérieuse obscurité, donnaient à ce bal un caractère étrange et sauvage, qui devait profondément agiter les âmes des impressionnables.

Les canotiers, au lieu de se retirer à la nuit comme cela est d’habitude pour profiter de l’ouverture des barrages qui ferment la Marne, étaient demeurés en masse.

L’indiscrétion de Chalamet, une fois en branle n’avait pas pu s’arrêter ; le bruit des projets du patron de la Mouette s’était répandu parmi tous ces jeunes gens, qui, par esprit de corps autant que par curiosité, étaient avides de connaître le dénouement qu’aurait cette aventure.

Ceux d’entre eux qui ne dansaient pas se tenaient debout et se haussaient sur la pointe du pied pour apercevoir la jeune fille, souriant d’un sourire malicieux chaque fois qu’elle rougissait et baissait les yeux en rencontrant le regard enflammé de Richard.

D’autres, les amis particuliers du sculpteur, s’étaient chargés de distraire le père la Ruine, qui avait accompagné la Blonde, et de débarrasser leur camarade d’une sollicitude qui pouvait entraver ses desseins.

Il n’en était, du reste, pas besoin. – François Guichard avait assisté au banquet, sa sobriété l’avait bien préservé de l’ivresse à laquelle ses voisins avaient espéré le voir succomber ; mais on avait tant caressé son thème favori, tant maudit les hommes qui s’arrogent un droit de propriété sur ce que la nature en créant tout dans un état d’instabilité perpétuelle, semble avoir réservé pour la jouissance commune de l’espèce humaine tout entière, on avait tant hurlé cette phrase sonore, que le vieux pêcheur trouvait belle comme l’Évangile : Si ces poissons sont à eux, qu’ils montrent donc le signe dont Dieu les a marqués pour justifier leur possession ! On avait tant honni et vilipendé les bourgeois en général et M. Batifol en particulier, que le pauvre vieillard s’était grisé de paroles et de bruit au lieu de vin, et que, dans son enthousiasme, il étendait à tous ces braves jeunes gens la confiance que Valentin et Richard avaient déjà su lui inspirer.

Huberte avait commencé par pleurer sur l’absence de Valentin, elle avait fini par oublier tout à fait son ami.

Le plaisir est absolu : tant qu’il règne il ne souffre pas de rival dans le cœur qu’il embrase.

À peine si de loin en loin un soupir, une pensée, soulevait le sein ou alourdissait les paupières de la jeune fille et protestait contre cette gaieté au nom de l’absent ; elle s’abandonnait sans réserve à l’enivrement de s’entendre répéter qu’elle était belle, aux entraînements de ces joies bruyantes contre lesquelles ses penchants naturels la rendaient d’ailleurs bien faible.

Le bal complétait la fascination ; nous connaissons déjà, par Huberte, le trouble et l’émotion qu’il portait dans ses sens ; encore la fade contredanse qu’elle balbutiait en plein jour, poursuivie par l’appréhension d’être surprise par son grand-père, n’avait-elle rien du charme et de la puissance de cette fête. Ces demi-ténèbres, ces bruits d’orchestre, ce concert de chants et de rires, les phrases incandescentes par lesquelles, depuis le matin, Richard n’avait cessé de lui peindre son amour, tout contribuait à porter jusqu’au désordre le trouble de son cœur. Ce désordre était tel, que, par moments, sous l’empire d’une effrayante surexcitation nerveuse, sa joie dégénérait en souffrance ; il lui semblait que sa tête allait se fendre ; que sa cervelle allait en jaillir, et cependant il lui était impossible de trouver en elle la force de s’arracher à ces funestes émotions.

Elle valsait, elle était pâle ; ses yeux se voilaient par instants, puis se rouvraient en lançant des éclairs. Dans les tourbillons de la valse, une partie de sa belle chevelure s’était dénouée et flottait autour de sa tête, comme une auréole transparente ; de temps en temps, elle reposait son front sur l’épaule de son danseur.

— Huberte, Huberte, disait celui-ci auquel rien de ce qui se passait dans l’âme de la jeune fille n’avait échappé ; Huberte, est-il sur la terre un bonheur plus grand que le nôtre ? Il semble que le ciel tournoie sur nos têtes, que la terre bondisse sous nos pieds comme un ballon. On dirait que la tempête nous emporte et nous berce. Ah ! si ta douce voix, en un semblable moment, murmurait : « Je t’aime ! » il n’y aurait pas sous le ciel de bonheur semblable au mien.

Huberte ne répondait pas ; mais Richard sentait s’accélérer les abattements du cœur de la Blonde, et le pied de celle-ci, comme s’il eût été impatient de dévorer l’espace, accélérait la mesure.

— Huberte, on dirait que nos cœurs se sont soudés l’un à l’autre, tant ils sont confondus dans un même battement ; nos cœurs ne font plus qu’un. Huberte, dis-moi que tu ne les désuniras jamais ; toutes les misères de ce monde, vienne la mort, je les braverai.

— Encore, encore, murmurait Huberte comme si elle eût cédé au double charme qui s’exerçait sur elle.

— Oui, encore ; si tu veux m’aimer, Huberte, ce mot, tu le répéteras sans cesse avec la même expression d’ivresse et de désir, et jamais je ne cesserai d’y répondre par de nouvelles assurances de mon amour et par des plaisirs toujours plus grands. Un cœur vraiment épris peut-il avoir en ce monde d’autre joie que de faire rayonner celle qu’il aime entre toutes les femmes, comme Dieu a fait rayonner le soleil au milieu des astres ?…

— Mais plus vite, plus vite donc !… disait la jeune fille avec impatience.

Richard répondait en faisant tourbillonner sa danseuse avec une rapidité vertigineuse telle, que l’œil eût eu peine à les suivre, et, se penchant à son oreille, il lui disait :

— Oui, l’existence est courte, il faut se hâter si l’on veut en jouir ; Dieu n’a pas laissé entre la coupe et nos lèvres l’espace nécessaire à une réflexion.

— Mais ces messieurs s’endorment sur leurs bancs.

— Plus vite donc, ménétriers de village, cria le maître de la Mouette. Ah ! mille sabords ! ils penchent leurs têtes sur leurs pupitres comme des novices sur leurs avirons, et la nuit commence à peine. Allons l’achever à Paris, je te conduirai dans un bal où la musique sera d’accord avec la vigueur de tes muscles, où elle devancera l’impétuosité de ton sang.

— Non, non, murmura Huberte avec effroi.

— Viens, viens, tes yeux vont être éblouis par l’éclat des toilettes et des lumières, tes oreilles seront charmées par les doux accords de l’orchestre et jusqu’au jour nous bondirons à ses accents en confondant les palpitations de nos cœurs.

— Oh ! je vous en conjure, ne parlez pas ainsi, monsieur Richard.

— Que peux-tu craindre ?… ne serai-je pas avec toi ?… Qu’est la sollicitude d’un père ou d’un frère pour sa fille ou pour sa sœur auprès de la tendresse d’un amant pour sa maîtresse ?… Qui donc oserait toucher un de tes cheveux quand je serais là pour le défendre, ce trésor plus précieux à mes yeux que tous les trésors de la terre !

— Oh ! monsieur Richard, Valentin ne parlerait pas ainsi.

— Valentin, reprit le canotier avec une parfaite assurance, et que fait-il donc à cette heure ? Comme nous, il se livre au plaisir ; n’est-ce pas la loi qui régit toute la terre ?… Viens, viens, je vais être si heureux de ton bonheur, si fier de surprendre les premières émotions que le magique spectacle que je vais évoquer à tes yeux fera naître dans ton âme ; n’hésite plus, Huberte, viens…

— Je ne saurais, mon pauvre père !…

— Nous serons revenus avant qu’il se soit aperçu de ton absence ; d’ailleurs, s’il la découvrait… eh bien, je lui dirais que je t’aime, que tu m’aimes… et il ne lui resterait plus qu’à nous bénir.

Le sculpteur avait donné à cette dernière phrase une intention ironique qui tranchait singulièrement avec l’accent convaincu qu’avaient eu ses paroles lorsqu’il s’était cru obligé de faire agir les grandes ressources de la passion ; Huberte était trop franche et trop naïve pour la remarquer.

— Vraiment, monsieur Richard, dit-elle ; vraiment, vous feriez cela ?

— Je le ferais, mille sabords !

— Vous m’aimez assez pour ne pas rougir d’ép… ?

— Si je t’aime, si je t’aime ! Tiens, le ciel et l’enfer seraient là présents, que je répondrais à la question comme j’y réponds en ce moment.

En disant ces mots, le sculpteur se pencha sur la tête que la jeune fille appuyait sur son épaule et imprima un baiser impétueux, ardent sur les lèvres de la pauvre enfant.

Celle-ci tressaillit comme si elle eût succombé à son émotion ; elle se laissa aller à demi privée de sentiment entre les bras de Richard.

— Place, camarades, place, s’il vous plaît, dit celui-ci à demi-voix.

Les rangs tumultueux des danseurs s’ouvrirent devant lui comme par enchantement ; ils se refermèrent si vite, la valse reprit avec tant d’acharnement, tandis que le maître de la Mouette entraînait la Blonde, que les spectateurs n’eurent pas le temps de s’apercevoir de ce mouvement.

En ce moment, un homme à la physionomie défaite, à la figure pâle, aux vêtements souillés de boue, entrait dans le bal.

C’était Valentin.

À dix pas derrière lui marchait Batifol, qui se frottait joyeusement les mains et sur les lèvres duquel se dessinait un méchant sourire.

Le bijoutier promena anxieusement son regard dans la cohue, cherchant à en sonder la profondeur ; il fit le tour du bal et, n’apercevant ni son ami ni Huberte, sa poitrine se dilata ; il passa la main sur son front baigné de sueur et respira bruyamment.

Il se trouvait alors à côté de l’estrade où étaient placés les musiciens ; en la contournant, il se trouva tout à coup en face du père la Ruine, assis au pied d’un arbre et entouré de ses nouvelles connaissances auxquelles il racontait quelques exploits de pêche avec cette prolixité complaisante des vieillards qu’Homère a si bien dépeinte et que l’on retrouve chez les pêcheurs, comme chez les rois.

Valentin courut au bonhomme et, écartant brusquement ceux qui le séparaient de celui-ci :

— Où est Huberte ? s’écria-t-il.

— Huberte ? dit François Guichard étourdi par cette apparition subite.

— Qu’avez-vous fait de votre enfant ? répondez ! s’écria le jeune homme.

— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas ; j’aime mieux vous dire que je crois qu’il en est de vos yeux comme des outils de nos bourgeois, c’est franc d’osier, proprement maillé, mais ça ne sert pas à grand’chose. Vous n’y voyez donc pas clair que vous n’avez pas aperçu Huberte s’amusant là dedans avec vos amis et les jeunesses de son âge ?

— Ah ! Guichard ! Guichard ! vous êtes fou !

— Ah ! monsieur Valentin, c’est mal à vous de me dire de gros mots, car c’est en considération de vous et de M. Richard que j’ai permis qu’elle prît un divertissement qui n’est pas, vous le savez, dans mes goûts et selon mes principes.

— Mais elle n’est plus là, elle n’est plus là ! s’écria Valentin à moitié fou lui-même de désespoir.

— Plus là ! murmura le père la Ruine comme s’il eût fermé les yeux devant l’abîme qu’il entrevoyait et dont l’aspect le remplissait de terreur ; elle n’est plus là ! Mais non, c’est impossible ! elle ne saurait être loin. Huberte ! Huberte ! continua-t-il en appelant à haute voix et en courant tout effaré autour du cercle qui s’était formé devant eux.

Sa voix resta sans écho ; le vieillard resta comme écrasé par l’horreur de la réalité, et, se retournant vers Valentin :

— Mais où est-elle ? où est-elle ? s’écria-t-il avec une indicible expression d’angoisse.

Valentin courba la tête sans répondre. Quels qu’eussent été les torts de Richard envers lui, il lui répugnait de livrer le nom de celui qui avait été ami à la vengeance d’un père.

— Non, non, je ne le puis croire, reprit le père la Ruine luttant une dernière fois contre la vérité qui se faisait jour dans son âme. Huberte, mon unique enfant ! Non, cela n’est pas ; vous voulez vous moquer de moi, messieurs ; rire de l’inquiétude d’un pauvre vieux, ce n’est peut-être pas bien de prendre la tendresse d’un père et des cheveux blancs pour hochets ; mais c’est égal, je vous pardonne : rendez-la-moi, ne prolongez pas ce jeu cruel ; je vous en prie, messieurs, je l’aime tant. Cela n’est pas étonnant, allez : elle était toute petite quand j’ai pleuré sa mère et sa grand’mère, ma fille et ma femme ; je l’ai bercée, je l’ai élevée ; elle a grandi dans mes bras ; j’ai pour elle le cœur d’un père et les entrailles d’une mère à la fois. Et puis, je n’ai qu’elle ; les autres hommes ont leurs plaisirs, leurs ambitions, de l’or, des titres, un tas de choses qui les distraient, moi, je n’ai qu’elle ; c’est le rayon de soleil qui rend ma demeure un peu moins sombre ; c’est son sourire qui doit m’aider à mourir. Rendez-la-moi, messieurs, je vous en conjure.

Puis, voyant que tous ceux qui l’entouraient gardaient le silence :

— Ah ! mille tonnerres ! reprit-il, si c’était vrai, si on me l’avait enlevée, si on avait ensorcelé mon enfant, si quelqu’un de ces méchants drôles avait pris mon Huberte à ses gluaux, oh ! malheur à lui ! et si je ne pouvais… si je ne pouvais me venger… je ne prie pas souvent… j’ai été élevé dans un temps où les prières, c’était la mort que l’on recevait pour le pays ; mais tous les jours je m’agenouillerais, et je demanderais au bon Dieu d’échanger la part de bonheur qu’il me doit dans l’autre vie contre la consolation de torturer moi-même dans l’enfer celui qui m’aurait pris mon enfant.

— Calmez-vous, père Guichard, calmez-vous, lui dit Valentin.

Le père la Ruine ne parut pas l’avoir entendu ; mais en ce moment il aperçut M. Batifol auprès de lui, il lui sauta à la gorge et, serrant sa cravate de façon à l’étrangler :

— C’est toi, misérable, c’est toi, lâche coquin, qui m’as pris mon enfant, je connais toutes tes menées ; il n’y a que toi de capable de cet abominable rapt, qu’en as-tu fait ? réponds ou, dût-il m’en coûter la vie, je t’écrase comme une vermine que tu es.

— Monsieur Guichard, je vous jure, lâchez-moi… la justice…

— Au secours ! monsieur Valentin, à mon secours !

Valentin et les artisans eurent les plus grandes peines à arracher le façonnier des mains du vieux pêcheur.

— Venez, venez, dit le bijoutier à ce dernier, rentrez chez vous, père Guichard, rentrez chez vous, je vous accompagnerai.

— Rentrer chez moi, chez moi où je ne trouverai plus ma pauvre Blonde ! quand j’ignore quel toit l’abritera cette nuit ! rentrer chez moi quand… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! continuait le malheureux vieillard en s’arrachant les cheveux.

La plupart des canotiers s’étaient éloignés. Cette scène avait produit sur eux une impression bien différente de celle qu’ils attendaient. M. Batifol, qui avait rajusté les désordres que les voies de fait du père la Ruine avaient apportés dans ses vêtements, se rapprocha du bonhomme.

Comme les canotiers, quoique à un point de vue opposé, M. Batifol avait compté sur un dénouement bien différent. La douleur de ce père ne suffisait pas à la rancune du fabricant contre les différents personnages de cette histoire, il avait espéré voir les principaux auteurs de sa dernière mésaventure se détruire l’un et l’autre et l’un par l’autre.

— Vous m’accusiez tout à l’heure, dit-il, eh bien, moi je vais vous faire retrouver votre enfant.

— Vous ?

— Oui, moi ; mais ne perdons pas une seconde ; je sais qu’il y a dix minutes à peine qu’ils sont partis, ils descendent la Marne ; ils trouveront le barrage fermé, il leur faudra mettre le canot à terre et le hâler au delà de l’écluse, en coupant à travers la plaine, nous serons au barrage avant eux.

— Partons ! dit le vieillard en s’élançant à travers le fourré.

Valentin voulut le retenir, mais le bonhomme était déjà loin, il n’avait plus qu’un parti, celui de le suivre.

M. Batifol en fit autant ; il était convaincu que Richard n’abandonnerait pas aisément sa conquête, qu’il y aurait lutte, combat entre lui et Guichard ; il ne voulait rien perdre de la vengeance qu’il se promettait.

Tous les trois ils traversèrent la plaine, marchant dans les guérets, dans les terres labourées, sautant les fossés, traversant les haies, piquant droit sur les peupliers de Créteil, qui se dessinaient en noir à l’horizon.

Valentin et Batifol étaient haletants ; on n’entendait pas la respiration du père la Ruine, et cependant il ne cessa pas une minute de devancer ses deux compagnons.

Enfin ils arrivèrent au barrage.

Le père la Ruine qui arriva le premier, promena ses mains sur les joncs pour voir si le passage d’un corps lourd ne les avait pas courbés sur la terre humide, et y chercher le sillon que creuse la quille d’un canot lorsqu’on le tire sur le sol.

— Peut-être sont-ils passés ? dit M. Batifol.

— Non, répondit François Guichard.

— Silence ! fit impérieusement Valentin, les voici.

Effectivement, on entendait à quelques centaines de pas en amont le clapotage régulier des avirons, et en même temps une voix forte et vibrante, la voix de Richard, s’éleva au milieu du silence de la nuit et chanta :

 

Que d’autres de la promenade

Goûtent les innocents loisirs ;

Nous de l’existence nomade

Nous aimons les bruyants plaisirs.

Souvent nous déployons la voile

Quand des cieux descend le sommeil ;

Nous disons bonjour à l’étoile,

Nous disons bonsoir au soleil.

 

Bourgeois qui devez nous connaître,

Appelez valets et portiers,

Faites fermer grille et fenêtre :

Voici venir les canotiers !

 

Puis un chœur de voix masculines répéta le refrain.

— Elle n’y est pas, Valentin, elle n’est pas avec eux. Ah ! mon Dieu ! nous n’avons pas été voir à la maison, dit le père la Ruine qui se laissait de nouveau aller à l’espérance, peut-être est-elle rentrée à la maison.

— Taisez-vous, dit à son tour M. Batifol :

La voix reprit :

 

Le canot sur le fleuve passe

En déployant son pavillon,

Et, comme un patin sur la glace,

À peine s’il laisse un sillon ;

J’ai soumis la vague perfide

Et la force, fier matelot,

À lécher de sa langue humide

Les flancs polis de mon canot.

 

Bourgeois qui devez nous connaître,

Appelez valets et portier.

Faites fermer grille et fenêtre :

Voici venir les canotiers !

 

Mais cette fois, lorsque le chœur répéta les dernières paroles, le père la Ruine laissa échapper un sourd gémissement ; il s’assit sur la berge, cachant son visage entre ses mains.

Il avait reconnu la voix d’Huberte qui se mêlait à une autre voix.

Richard entonna le troisième couplet :

 

Là-bas, voyez-vous sur la plage

La nappe blanche qui m’attend ?

Allons, mon joyeux équipage.

Abordons la rive en chantant,

Et, depuis l’heure matinale

Jusqu’au retour de Lucifer,

Que notre folle bacchanale

Soit un avant-goût de l’enfer.

 

Bourgeois qui devez nous connaître,

Appelez valets et portiers,

Faites fermer grille et fenêtre :

Voici venir les canotiers !

 

— Les mécréants ! murmura M. Batifol.

Dans l’indignation que lui causait ce chant immoral, le fabricant fit un mouvement et sortit de l’ombre des buissons qui abritaient le petit groupe. Sans doute, on aperçut sa silhouette de la barque, que l’on commençait à distinguer, comme une forme noire glissant sur la surface argentée de la rivière, car on entendit immédiatement Richard commander à ses équipiers de s’arrêter.

— Qui va là ? demanda-t-il.

Le père la Ruine ne faisait aucun mouvement, ne paraissait ni voir ni entendre ce qui se passait autour de lui.

— Qui va là ? répéta Richard.

— Mademoiselle Huberte, répondit Valentin en évitant d’adresser la parole à son ancien ami, mademoiselle Huberte, c’est votre grand-père, il voudrait vous parler.

— Mon père ! mon père ! s’écria la jeune fille, monsieur Richard, laissez-moi descendre, je vous en conjure.

— Nage partout, dit le maître de la Mouette à ses équipiers sans répondre à la prière de la jeune fille, nous allons sauter le barrage au lieu d’atterrir… Attention à la manœuvre et à lester convenablement l’arrière au moment où il entrera dans le rapide, de façon à ce que la Mouette se relève carrément.

— Monsieur Richard, monsieur Richard, je vous dis que je veux voir mon père, que je veux retourner auprès de lui, monsieur Richard, lâchez-moi…

— N’allez-vous pas perdre votre temps à regarder ses grimaces ? vous autres ! Allons, nagez, mille sabords !

— Richard, vous êtes un lâche et un infâme ! hurla Valentin.

— Eh ! eh ! le beau canotier qui menacez si bien les autres de la justice, dit en même temps M. Batifol, il me semble que vous êtes bien près de tomber sous sa coupe.

— Richard, je vous en conjure, s’écria Huberte, si vous m’aimez comme vous le dites, laissez-moi retourner auprès de mon père. Oh ! ne me réduisez pas au désespoir ; vous m’avez promis tant de bonheur, mon Dieu ! que vous ne voudrez pas que notre union commence par la malédiction de ce pauvre vieillard.

Puis, comme Richard faisait signe à Chalamet et à Courte-Botte de redoubler d’efforts :

— Si vous ne faites pas ce que je vous demande, Richard, reprit Huberte, je me jette à l’instant même dans la rivière.

Le maître de la Mouette poussa une imprécation de fureur ; mais, en même temps, il fit agir avec violence la barre du gouvernail, et le canot, qui n’était plus qu’à quelques pieds de la cataracte, dont on entendait le sourd mugissement, pivota sur lui-même et avança vers la rive.

— Père Guichard, dit Valentin qu’agitaient mille sentiments divers en touchant le bonhomme à l’épaule ; père Guichard, reprenez courage, voici votre fille qui vous revient.

— Qui me revient, dit le vieillard en se redressant ; croyez-vous donc qu’une fille puisse quitter son père et le reprendre comme cela se fait dans les amours frivoles ? Qui me revient ! Il y a un sentier pour descendre, mais il n’y en a pas pour remonter. Non, non, je n’ai plus d’enfant ; qu’on ne me parle plus de celle que j’ai aimée ; son souvenir n’est pas comme le souvenir de ceux qui sont morts, loin de consoler, il accable.

— Père, père, dit Huberte qui avait sauté sur la berge, je vous en conjure, pardonnez-moi.

— Que voulez-vous ? répliqua le vieux pêcheur en repoussant les bras de la jeune fille qui cherchait à embrasser les jambes de son grand-père devant lequel elle s’était agenouillée, que me voulez-vous ? je ne vous connais pas !…

— Vous ne me connaissez pas, moi, Huberte ?

— Il n’y a pas ici d’Huberte, il n’y a qu’une prostituée qui sert de jouet à des mauvais sujets, qui les suit dans leurs débauches, qui chante avec eux des chansons infâmes ; Huberte était une sage et pure, il n’y a plus d’Huberte. Vous, ma fille !… oseriez-vous entrer dans cette chambre où votre mère et votre grand’mère sont mortes toutes deux pures et saintes, comme les anges du bon Dieu ! Allons donc, si vous l’osiez, le plafond s’écroulerait sur votre tête.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit la pauvre Blonde en se tordant les bras avec désespoir.

— Père Guichard, dit Valentin, vous êtes trop dur pour cette enfant, je ne crois pas Richard un malhonnête homme, et si grand que soit ce scandale, il peut se réparer.

— Oh ! Richard, Richard, rappelez-vous ce que vous m’avez promis, parlez au grand-père, parlez-lui, je vous en conjure, dit Huberte en joignant les mains devant le sculpteur.

Et comme Richard tardait à répondre.

— Ce faux ouvrier t’a séduite, reprit le père la Ruine. Eh bien, comme tous les séducteurs, ce sera lui qui vengera le père que tu as outragé ; adieu !

Le vieux pêcheur fit un mouvement pour se retirer, Huberte se cramponna à ses mains avec toute l’énergie du désespoir.

— Père ! père, disait-elle, laissez-moi vous suivre, laissez-moi m’en aller avec vous, je suis innocente, je suis encore digne du souvenir de celles que vous pleurez.

— À qui le persuaderas-tu ? Non ! la jeune fille n’existe plus, la femme seule rentrera dans ma demeure ; que cet homme qui vous a déshonorée aux yeux de tous, répare sa faute et la vôtre, alors ma maison vous sera ouverte, alors je pardonnerai, si je n’oublie pas. D’ici là n’essayez pas de vous présenter à ma porte, car je serai le premier à crier honte et malheur sur vous, et remerciez Dieu si j’attends quelques jours avant de vous maudire.

En achevant ces paroles, le vieillard se débarrassa de l’étreinte de sa petite-fille, et s’élançant sur le talus, il s’éloigna rapidement.

Huberte était évanouie.

La douleur morale qu’éprouvait Valentin, jointe à la profonde impression qu’avait faite sur lui cette scène, semblait avoir paralysé toutes ses facultés. Il n’avait pas fait un geste pour retenir le père la Ruine. Il n’essaya pas de l’accompagner ; mais, quand il vit le corps d’Huberte s’allonger sur la terre, lorsqu’il entendit le bruit mat et sourd que fit la tête de la jeune fille en retombant sur le gazon, il s’élança vers elle.

Déjà le maître de la Mouette et ses équipiers l’avaient prévenu ; ils essayaient de relever la Blonde.

— Que voulez-vous ? dit brutalement Richard quand il vit son ancien ami s’approcher de la jeune fille.

— Pouvez-vous le demander ?

— Je vous défends de porter la main sur ma maîtresse.

— Votre maîtresse… non, non ce n’est pas votre maîtresse ; tout à l’heure, elle disait à son père qu’elle était encore chaste et pure. Non ce n’est pas votre maîtresse… si corrompu que je vous suppose, vous ne l’eussiez pas laissée se courber sous la malédiction paternelle si elle eût été votre maîtresse.

Richard répondit par un éclat de rire auquel le rire des deux équipiers fit un écho que M. Batifol à son tour crut pouvoir tripler.

— Non, elle n’est pas votre maîtresse, et le fût-elle, que vous seriez un lâche de vous en vanter.

— Parce que vous êtes maladroit avec les femmes, ce n’est pas une raison pour être grossier avec les hommes, fit le sculpteur avec un calme affecté.

— Richard, au nom de tout ce qui te reste de plus saint et de sacré pour toi sur la terre, réponds-moi, cette femme est-elle à toi ?

— Quand une jeune fille abandonne son père pour suivre un jeune homme, il existe bien quelques présomptions pour que ce jeune homme et cette jeune fille soient unis par quelque lien secret ; après cela, si tu tiens à conserver cette illusion pour ta consolation de l’avenir, Valentin, je ne demande pas mieux que de te la laisser.

— La foi a sauvé bien des maris, dit Chalamet.

— Et monsieur a tout ce qu’il faut pour le devenir, ajouta Courte-Botte.

Valentin dédaigna de répondre à ces sarcasmes ; il éprouvait une douleur immense, son cœur était brisé, sa dernière espérance détruite ; mais, comme toutes les âmes solidement trempées, il retrouva son sang-froid dans l’excès même de son mal.

— Richard, dit-il d’une voix recueillie, quoique encore vibrante d’émotion, Richard, tu as abusé de la jeunesse et de la crédulité de cette enfant, soit ; mais comme tu es, au fond, un honnête garçon, tu ne la réduiras pas à toutes les conséquences de son déshonneur.

— Je suivrai tes conseils, Valentin, tu en donnes de si bons quand ils doivent te profiter.

— Tu épouseras cette jeune fille, dit Valentin sans paraître l’avoir entendu.

— Cela t’arrangerait de la voir la femme de ton ami.

— Tu l’épouseras parce que cela est juste, tu me le promets, n’est-ce pas ?

— Nous avons bien le temps d’y songer d’ici à ce qu’elle et moi ayons les cheveux gris.

— Tu l’épouseras tout de suite, à l’instant même.

— Bah ! tu ne me laisseras pas le temps de me faire la barbe ? Et qui me forcera à l’épouser ?

— Moi !

— Et si je le refuse ?

— Je te tuerai, Richard, répliqua Valentin d’une voix basse, mais qui sifflait comme la lame d’une épée lorsqu’on l’agite dans l’eau.

— Ah ! ah ! dit Richard qui s’animait à mesure que son ancien ami se montrait plus froid et plus calme, il paraît que tu as l’amour rageur ; c’est une provocation que tu m’adresses, et, comme je ne veux pas que tu supposes un seul instant que les forfanteries d’un gamin de ta taille m’intimident, je l’accepte.

— À demain.

— Oui, à demain ; mais, en attendant…

Et Richard souleva Huberte pour la transporter dans son canot.

Valentin, qui devina son intention, arracha des mains de Chalamet la chaîne qui retenait l’embarcation et, d’un coup de pied vigoureux, la poussa au large.

La Mouette tournoya plusieurs fois sur elle-même, céda au courant, lui obéit lentement, accéléra son mouvement, fila comme une flèche pendant une seconde au milieu de la large nappe que formait l’eau en descendant dans l’écluse, puis s’abîma avec elle dans le gouffre et quelques espars que le flot ballotait çà et là, furent tout ce qui resta de la triomphante goélette.

Richard fit entendre un juron formidable.

— Valentin, s’écria-t-il, c’est à mon tour de te jurer que demain je te tuerai.

— Soit, répondit Valentin, demain sera bientôt venu ; mais d’ici à demain, je resterai avec toi auprès d’Huberte, et je saurai si ce que tu m’as dit est vrai.

— C’est ce que nous allons voir, répliqua le sculpteur en ricanant en même temps, et, malgré le fardeau dont il était chargé, il s’élança à travers champs et s’enfuit avec une telle rapidité, que Valentin, qui le suivait, ne tarda pas à le perdre de vue dans la brume.

VII

La chambre de Valentin.

Valentin parcourut la presqu’île dans toute son étendue pendant la nuit, il heurta à la porte des cabarets des villages des alentours ; nulle part il ne trouva Richard, personne ne put le renseigner sur le chemin qu’avait pris son ancien ami.

Chacune des fatigues qu’il supportait depuis près de vingt-quatre heures, tant à la suite de la supercherie du patron de la Mouette qu’après l’enlèvement d’Huberte, avait laissé son empreinte sur les vêtements de l’ouvrier. Ils étaient souillés de boue, trempés d’eau, déchirés par les ronces ; la douleur qui brisait son âme se reflétait sur sa physionomie, mais l’énergie morale communiquait une telle énergie à ce corps qui semblait débile, que, lorsqu’il eut réfléchi que sans doute le sculpteur avait profité de l’embarcation d’un de ses camarades pour gagner la ville, il résolut de ne point attendre le départ des voitures et se mit vaillamment en route pour rentrer dans Paris.

Le jour commençait à poindre ; de larges bandes d’un rouge soufré s’élevaient à l’horizon, au-dessus des collines qui encadrent la grande ville, lorsque le jeune homme se trouva dans l’immense avenue qui commence à Vincennes et finit à la barrière du Trône.

Il accéléra son pas déjà rapide ; il tenait à honneur d’être rentré chez lui avant que Richard et ses témoins s’y présentassent. La provocation par laquelle le sculpteur avait répondu à sa provocation résonnait ses oreilles comme un glas consolateur ; elle était devenue l’objet de toutes ses pensées, le but de toutes ses espérances ; il avait le droit de compter que son ancien ami y donnerait suite ; il le savait brave pour l’avoir vu à l’œuvre à ses côtés dans les combats de juillet.

Il n’alla donc pas à son atelier, et pendant toute la journée il attendit rue Sedaine, ne pouvant tenir en place, en proie à une impatience fébrile, marchant à pas précipités dans sa chambre, ouvrant et fermant la fenêtre à chaque instant, tressaillant à chaque coup de sonnette.

Ce n’était pas cependant que le cœur de Valentin fût livré aux appétits désordonnés de la vengeance ; les natures nobles et élevées ne sont jamais plus généreuses que lorsqu’elles souffrent. Comme les métaux précieux, c’est dans la flamme qu’elles resplendissent dans toute leur pureté. Quelques tortures qu’il endurât à cause d’eux, Valentin ne songeait pas à lui, mais à ceux qu’il aimait ; son imagination n’admettait pas que les chances de ce combat pussent lui être favorables, il ne le souhaitait même pas. Sa mort à lui n’importait à personne ; elle ne devait pas faire couler une seule larme, tandis que désormais tuer Richard, ce serait frapper Huberte. Il était donc résigné à un suprême sacrifice et, dans l’état d’affaissement que produisaient sur lui les déceptions de son amour, il l’envisageait comme le repos, comme le port après l’orage, et il roulait dans son cerveau les moyens de rendre sa mort utile encore à la jeune fille. Il ne doutait pas que la dernière prière d’un ami mourant et mourant de la main de son ami, ne produisît une profonde, une salutaire impression sur l’esprit, sinon sur le cœur du sculpteur. Cette dernière prière, Valentin la formulait d’avance dans sa pensée ; elle devait avoir le bonheur et l’avenir de l’enfant de François Guichard pour objet.

Toute sa journée se passa en face de cette expectative ; les ombres descendaient le long des maisons, la nuit arrivait, et Valentin attendait toujours ; personne n’était venu, personne ne venait.

Un doute traversa son esprit.

Peut-être était-il arrivé malheur à Huberte.

Il ne put soutenir cette supposition ; une seconde fois il sortit précipitamment, il courut chez tous les amis de Richard, dans tous les lieux que celui-ci hantait d’habitude, comme pendant la nuit précédente il avait couru dans la presqu’île. Ses recherches n’eurent pas plus de succès à Paris qu’elles n’en avaient eu à la Varenne.

Le lundi est un jour que les canotiers utilisent assez ordinairement pour leurs plaisirs ; Valentin se dirigea du côté de Bercy et se mit à rôder sur les quais.

Il aperçut effectivement l’escadrille, qui sillonnait la Seine dans toutes les directions ; il n’osa s’adresser à ceux qui la montaient ; il redoutait leurs sarcasmes, non pas pour lui, mais parce que, nécessairement, ils devaient rejaillir sur Huberte.

Quelquefois le découragement s’emparait de Valentin ; il se disait :

— À quoi bon ces investigations ? À quoi servira mon intervention maintenant ? N’est-il pas évident qu’il ne m’a pas menti et qu’elle est sa maîtresse ? Pourquoi chercher une certitude qui ne peut qu’achever de m’accabler ?

Alors il essayait de s’éloigner, il se jetait dans une des rues qui ramènent à l’intérieur de la ville ; mais, au bout de quelques pas, une volonté invincible bouleversait son itinéraire et il se retrouvait au bord de l’eau.

Il arriva ainsi jusqu’à un restaurant dont la façade était illuminée.

À ce restaurant attenait une terrasse ombragée par d’énormes marronniers ; derrière cette terrasse il y avait un jardin dans lequel on entendait retentir des bruits d’orchestre.

C’était le bal des canotiers.

Valentin en franchit rapidement le seuil, mais lorsqu’il approcha de la salle où l’on dansait, lorsqu’il aperçut la cohue bigarrée et frémissante, il eut peur.

Était-elle déjà au milieu de cette tourbe ? Tant de naïveté, tant d’innocence, tant de charmes avaient-ils sitôt abouti à ce pandémonium de toutes les flétrissures et de tous les vices ?

Il frissonna à cette idée ; il tremblait d’apercevoir Huberte.

À l’extrémité opposée à celle par laquelle il entrait, il aperçut un homme et une femme assis devant une des tables qui se trouvaient le long du mur de la terrasse.

Il regarda longtemps ; ses yeux ne le trompaient pas : cet homme c’était bien Richard, et cette femme, c’était bien Huberte.

Valentin allait marcher droit à eux, il cédait sans s’en douter à un de ces mouvements de rage auxquels les meilleurs ne sauraient échapper, lorsqu’en s’approchant, il reconnut l’altération profonde que vingt-quatre heures avaient suffi pour produire sur les traits de la jeune fille.

On eût dit qu’elle avait perdu en un jour la fraîcheur et le sourire qui donnaient tant de charmes à sa figure ; son visage était pâle, ses paupières rougies par les larmes ; de temps en temps, comme si la fièvre eût donné à son sang l’impulsion qui lui manquait, ses joues se marbraient çà et là de teintes violacées ; elle se tenait la tête appuyée sur la main, le coude reposant sur la table, en face d’une assiette pleine de mets auxquels elle n’avait pas touché, et dans une attitude si morne, si désolée, que Valentin sentit se fondre la colère qui l’avait mordu au cœur et qui, dans le premier moment, avait à la fois englobé la jeune fille et le sculpteur dans un même désir de vengeance. Une folle lueur d’espoir passa dans son esprit : ce qu’il avait devant les yeux, ce n’était ni l’amour, ni les étourdissements du vice, ce pouvait être le remords, mais ce pouvait être le désespoir que causait à cette âme honnête la situation vers laquelle elle se trouvait entraînée.

Richard parlait avec une véhémence extraordinaire, mais il parlait assez bas pour que Valentin ne pût entendre ses paroles. De temps en temps il portait la main à sa poitrine comme pour appeler son cœur à témoigner de ce qu’il disait ; enfin, il éleva le bras en l’air comme un acteur qui répète un serment.

À ce geste, la physionomie d’Huberte, qui avait paru jusqu’alors l’écouter avec assez d’indifférence, s’éclaira, des larmes parurent dans ses yeux ; son regard s’adoucit, elle saisit la main du sculpteur et la porta à ses lèvres avec une expression d’adorable reconnaissance.

— Tenez vos serments, Richard, dit-elle, et non seulement j’oublierai le mal que vous m’avez fait, mais je vous le jure, à mon tour, jamais homme n’aura trouvé de femme plus dévouée et plus soumise que ne le sera la vôtre.

Valentin n’en écouta pas d’avantage, il s’enfuit sans regarder derrière lui.

Il n’avait pas fait cinq cents pas dans la rue, qu’il entendit un bruit précipité de pas qui avançaient sur ses traces, et son nom qu’on prononçait à voix haute.

Il lui sembla reconnaître la voix de Richard.

Il eût donné dix ans de sa vie pour l’éviter en ce moment ; il sentait qu’il haïssait cet homme autant qu’il l’avait aimé jadis ; mais le sculpteur gagnait du terrain sur son ancien ami.

— Arrête donc, s’écria-t-il, arrête donc, Valentin, on dirait que je te fais peur.

Valentin fit subitement volte-face et marcha à la rencontre du canotier, qui ne tarda pas à l’aborder.

Richard paraissait si confus, si embarrassé, que Valentin eut trop de grandeur d’âme pour augmenter cet embarras, en lui rappelant qu’il l’avait attendu toute la journée.

— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il.

Le sculpteur haussa les épaules.

— Ça tient donc toujours, ce brouillard entre deux vieux amis ? répondit-il. Tu veux donc décidément que nous nous désossions l’un ou l’autre pour une femme ?

— Non, dit Valentin avec effort.

— Tant mieux, mille sabords ! car moi je ne le peux plus.

— Je suis enchanté que vous soyez revenu à de meilleurs sentiments, Richard.

— Ce n’est pas moi qu’il faut en remercier, c’est elle… elle m’a fait jurer que je renoncerais à notre duel.

— C’est assez naturel, dit Valentin avec amertume.

— Oui, il lui a fallu toute une escadre de serments, mais c’est à celui-là surtout qu’elle tenait… C’est à ce point que si je n’y avais pas consenti, je crois bien que… continua Richard en riant de son gros rire qui lui était familier.

Valentin étouffait.

— Du reste, tu comprends bien que, ne l’eût-elle pas exigé, ce duel n’aurait pas eu lieu ; ce n’est pas moi qui aurais pu oublier toutes les obligations que j’ai contractées envers toi.

— Je vous tiens quitte, adieu.

— Allons, voyons, dit Richard avec cette condescendance majestueuse des gens heureux, je ne veux pas te voir plus longtemps cette figure qui sent la Morgue d’une lieue ; je me souviens que nous nous sommes fait vis-à-vis, à la grande contredanse de la Rafale, qu’il y a quelque part, dans la bonne ville de Paris, des pavés sur lesquels mon sang s’est mêlé à ton sang… mille sabords ! Si j’avais su que tu y tinsses tant !…

— Et il croit l’aimer ! pensa Valentin dont la réflexion s’e traduisit par un profond soupir.

— Voyons, je te répéterai ce que tant de fois tu m’as dit : Sois homme. Que diable, il n’y a que trente-deux livres de fonte en pleine poitrine qui soient un mal sans remède. Pour ce qui t’allonge si fort la face, pour ce qui te tire des poumons de ces soupirs qui feraient filer six nœuds à cette pauvre Mouette si elle existait encore, j’en sais des remèdes, j’en connais de crânes, viens avec moi faire un tour dans le bal, et je vais t’en montrer d’un fameux gabarit.

— Non, Richard, non, laisse-moi.

— Viens donc, je ne te donne pas une demi-heure pour que l’accalmie succède au gros temps, viens ; quand elle nous verra ensemble, Huberte sera bien certaine que je ne te tuerai pas, ce dont elle avait si grand’peur. Peut-être cela la décidera-t-il à entrer dans le bal, où elle ne veut pas mettre les pieds. Allons, suis-moi et tu verras si je ne me mets pas en dix-huit pour réparer le mal que j’ai causé à un ami.

— Je ne te demande qu’une chose, Richard, dit Valentin d’une voix grave et ferme.

— Parle, c’est accordé d’avance, foi d’homme, j’allai dire foi de matelot, oubliant que je n’ai pas plus de goélette à présent que le dernier des pousse-cailloux.

— Richard, je t’adresserai les paroles qu’Huberte t’adressait elle-même à l’instant, tiens les serments que tu lui as faits, et, peut-être, si tu attaches quelque prix à mon amitié, la retrouveras-tu un jour.

Le sculpteur fut quelques instants sans répondre ; cette phrase de Valentin semblait avoir soufflé à la fois sur ses regrets et sur les dispositions amicales qu’il témoignait à son ancien camarade et les avoir dissipés.

— Oui, répondit-il en cherchant à masquer sa mauvaise humeur sous les apparences de la fierté offensée ; oui, mais cependant à la condition que personne ne se mêlera de mes affaires.

— Soit, répliqua Valentin, qu’elle soit heureuse et peu m’importera de n’avoir été pour rien dans son bonheur. Adieu.

Le sculpteur répondit assez froidement à cet adieu, mais lorsque son ami eut fait quelques pas pour s’éloigner, il le rappela.

— À propos, dit-il, demain j’enverrai rue Sedaine chercher mes nippes et mes frusques.

— Ne vous donnez pas cette peine, repartit Valentin, j’ai accepté une place que l’on m’offrait à Londres, et, après demain, je pourrai vous laisser l’appartement.

— Vrai ? Ah ! bien, tant mieux, fit le sculpteur, sans prendre la peine de dissimuler sa satisfaction, parce que la cambuse de Courte-Botte a beau être près du ciel, pour une lune de miel elle n’aurait rien d’olympien.

 

*    *    *

 

Deux jours après, Richard se présenta seul rue Sedaine.

La concierge lui remit les clefs du logement et lui annonça que son ancien camarade était parti la veille au soir.

Le sculpteur s’en alla sur-le-champ chercher Huberte. L’appartement des deux amis avait été tenu par Valentin avec une propreté qui le rendait presque coquet, et Richard éprouvait un contentement orgueilleux à le montrer à la jeune fille.

Il la promena dans son atelier, lui fit passer la revue de tous ses plâtres, de toutes ses maquettes, de tous ses meubles, que celle-ci considérait avec une curiosité enfantine.

— Où va-t-on par là, demanda Huberte en s’arrêtant devant la porte qui faisait face à la chambre de Richard.

— C’est la chambre de Valentin, répondit le sculpteur qui, s’il eût regardé sa maîtresse, se fût aperçu qu’elle changeait de couleur, veux-tu la voir ?

— Non, répliqua Huberte.

— Il a laissé la clef ; ôtons-la, n’abusons pas de la confiance de l’amitié.

Richard la cacha dans le creux d’une tête de plâtre.

Mais, aussitôt que le sculpteur fût sorti, Huberte alla chercher cette clef où elle avait remarqué que Richard l’avait déposée, elle la glissa dans la serrure de la chambre de Valentin, hésita une seconde, puis, obéissant à une pensée mystérieuse, elle la fit jouer et ouvrit la porte.

La chambre de l’ouvrier avait été laissée dans le plus grand désordre.

Les tiroirs de la commode étaient béants ; dans la précipitation du départ, il n’avait pas pris le temps de les refermer.

Le lit n’avait pas été défait, mais il était affaissé comme si quelqu’un se fût roulé sur les matelas, et le couvre-pieds portait de nombreuses souillures de boue.

Devant la cheminée, le groupe de la Fraternité gisait brisé en mille morceaux.

Sans savoir ce qu’ils avaient représenté, Huberte ramassa pieusement ces débris, puis elle revint se placer devant le lit.

L’oreiller avait conservé l’empreinte de la tête de Valentin ; Huberte y porta la main, elle sentit dans la toile une humidité singulière ; il lui sembla qu’on avait pleuré à cette place.

Alors elle tomba à genoux devant le lit et pria longtemps.

VIII

Qui se termine comme se termine la lune de miel de bien des amours.

Richard avait tout ce qu’il avait souhaité, et cependant, son bonheur fut beaucoup moins fécond en délices qu’il ne l’avait espéré.

La secousse qui avait bouleversé l’existence d’Huberte avait laissé chez elle une impression qui ne semblait pas devoir s’effacer facilement. De rieuse, de communicative qu’elle était auprès de son grand-père, elle se montrait, rue Sedaine, grave, mélancolique et silencieuse. Sa douceur primitive n’avait point été altérée, mais cette douceur ressemblait beaucoup à de la résignation. Elle qui jamais n’avait perdu son temps à songer, elle demeurait morne, elle restait pensive pendant des heures entières, voyageant en esprit dans les domaines de la rêverie.

Le sculpteur reprit en pure perte tout son répertoire de drôleries ; en vain s’évertua-t-il à imiter le coq, le chien, le bruit d’une scie, le bourdonnement d’une mouche sur un carreau, exercices qui avaient jadis le privilège de désopiler la rate de la pauvre Blonde, il ne parvint pas à enlever à son front le léger sillon que déjà la mélancolie y avait creusé ; à peine s’il réussissait à faire passer un sourire de complaisance sur les lèvres de la jeune fille, et encore l’impression de ce sourire était telle qu’il ne semblait qu’une nouvelle manifestation de tristesse.

Si peu qu’il se fût attendu à se voir, en cette circonstance, métamorphosé en Pygmalion, Richard ne renonça pas tout de suite à l’espoir d’animer de nouveau cette chair si subitement devenue marbre. Il essaya de stimuler la coquetterie d’Huberte, et lui apporta une robe, quelques bijoux, il s’adressa au penchant qu’il lui connaissait pour les plaisirs ; elle demeura froide à ses cadeaux, indifférente à ses propositions ; la soie resta en pièce dans le carton qui la contenait ; elle ne consentit jamais à l’accompagner au bal, au spectacle, ainsi que le sculpteur l’eût désiré, et, comme, de guerre lasse et pour la tirer à tout prix de cette torpeur, Richard la priait de prendre son bras et d’aller faire avec lui une promenade sentimentale sur les bords du canal :

— Plus tard, dit-elle, lorsque je serai votre femme, je ferai tout ce que vous souhaiterez ; mais maintenant, il me semble que je mourrais de honte si je rencontrais quelqu’un de connaissance.

Le sculpteur fronçait le sourcil et n’insista plus.

Il se trouvait dans la situation d’un homme curieux de concerts intimes qui, voulant les accaparer à son profit, prend au trébuchet la fauvette de son jardin, et, l’ayant mise en cage, se prive à jamais des gracieux gazouillements qui égayaient tout le voisinage.

Force fut à l’artiste de se résigner à cette vie passée entre quatre murailles qui n’était point dans ses habitudes ; mais la nouveauté avait pour lui de tels attraits, que, cette fois encore, il céda aux charmes de l’inconnu ; il prit à peu près son parti de ce qu’il considérait, chez sa maîtresse, comme une incompréhensible maladie, et il se mit à jouer au petit ménage avec ce sérieux que nous lui avons vu déployer lorsqu’il commandait la manœuvre aux équipiers de la Mouette.

Pour être juste envers Richard, nous devons admettre que, peut-être, ne cédait-il pas simplement à l’influence que la fantaisie exerçait sur son âme. Il était incapable de réfléchir assez longtemps pour se rendre un compte bien exact de la situation qu’il avait créée pour Huberte, mais peut-être comprenait-il vaguement que sa conduite, vis-à-vis de la fille du pêcheur, lui imposait des devoirs sérieux, et cédait-il à l’influence de cette pensée en accomplissant ces devoirs qui répugnaient le moins à ses instincts.

Toujours est-il que, pendant huit jours, il eût rendu des points au plus exemplaire des maris du quartier des Marais, quartier renommé pour la supériorité des types conjugaux qu’il offre au monde.

C’était lui qui, le matin, allait chercher le lait dans la boîte de fer-blanc ; il disputait à sa compagne l’honneur d’allumer le feu dans le grand poêle de fonte qui chauffait l’atelier, et auquel, depuis l’entrée d’Huberte dans l’appartement, on avait décerné des attributions culinaires ; il n’avait nulle honte de quitter sa maquette pour aller inspecter le pot-au-feu ; il paraissait tout heureux et tout fier lorsque, ayant dressé la soupe dans une grande terrine qui avait primitivement servi à mouiller le linge dont il entourait ses glaises, il s’asseyait à côté de sa maîtresse, devant une table qui brillait beaucoup moins par le luxe de son couvert que par l’esprit ingénieux qui avait suppléé, avec l’aide des bibelots que contenait l’atelier, à l’absence de tous les ustensiles gastronomiques que l’on rencontre dans les plus pauvres ménages, mais dont un intérieur comme celui dont l’artiste était le chef croit toujours pouvoir se passer.

Si agréables que soient ces distractions, on s’en fatigue à la longue ; Richard s’en lassa d’autant plus vite qu’il fut surpris par Courte-Botte dans des occupations qui n’étaient pas précisément celles d’un capitaine, fût-il capitaine de la marine séquanaise. Il épluchait philosophiquement des pommes de terre, tout en surveillant un haricot de mouton qui crépitait dans un poêlon de terre. Courte-Botte ne put masquer un sourire goguenard. L’ex-patron de la Mouette jeta avec humeur ses tubercules et l’ébauchoir qui lui servait à retourner la viande, et depuis lors il rendit à sa compagne les attributions qui étaient celles de son sexe. Huberte les reprit avec la passivité qu’elle avait déjà montrée lorsque Richard s’en était emparé ; mais, si misérables que fussent ces ressources contre l’ennui qui commençait à le ronger, elles ne laissèrent pas que de faire faute au sculpteur.

Il dormit, il bâilla, il essaya de nouveau de dérider le front de sa maîtresse ; puis, lorsque rien ne lui eut réussi, il pensa au travail comme suprême ressource.

Avec une nature aussi prime-sautière que celle de Richard, il était naturel qu’une première idée, en venant au monde, en enfantât immédiatement une seconde.

Il allait donc travailler, il ferait une Velléda, et, avec cette Velléda, il entrerait triomphalement à l’exposition.

Tout en escomptant ses succès futurs dans son imagination, Richard considérait Huberte avec attention.

Le chagrin qui minait la jeune fille lui avait déjà enlevé cette richesse de contours qui eût protesté contre toute assimilation entre elle et la druidesse.

Telle qu’elle se trouvait en ce moment, ce pouvait être une Velléda accomplie.

Richard lui communiqua immédiatement son projet.

Huberte était trop ignorante pour rien comprendre aux termes techniques dont se servit l’artiste pour lui signaler les beautés dont il entendait tirer parti ; mais dès qu’elle entrevit les nécessités de costumes qu’exigeait le rôle de Velléda, sa pudeur se révolta ; elle repoussa cette proposition avec fermeté d’abord, puis avec indignation.

Pour cet esprit droit et honnête, que n’avaient pas encore gâté les subtilités artistiques, cette reproduction publique de ses formes équivalait à la prostitution.

Mais l’orage qui depuis longtemps couvait dans le cœur de Richard, éclata dans toute sa furie.

Il avait fait pis qu’une mauvaise action, il avait fait une sottise ; bien qu’il ne se la fût pas encore avouée, la conscience qu’il avait de cette vérité, le mettait de mauvaise humeur contre lui-même, et ce fut Huberte qui porta le poids de cette mauvaise humeur.

Avec cette superbe naïveté des égoïstes, il l’accabla de reproches ; il avait profité d’un moment d’enivrement pour l’entraîner hors de la maison paternelle, puis de la prostration dans laquelle l’avait jetée la terrible scène du barrage de Créteil pour consommer son attentat ; il ne craignait pas de lui renvoyer la responsabilité d’une liaison qui, disait-il, allait paralyser sa vie, glacer son génie, tarir dans ses mains la ressource du travail.

Pendant qu’il parlait, Huberte le regardait avec des yeux hagards ; elle restait muette, immobile et de temps en temps elle passait la main sur son front, comme pour s’assurer qu’elle existait encore, qu’elle n’était pas le jouet de quelque songe.

Richard n’attendit pas, du reste, qu’elle lui répondît ; il sortit en fermant avec violence la porte de l’atelier derrière lui.

Il n’avait pas fait deux pas dans la rue, que sa figure se rasséréna. Respirer le grand air, jouir du bruit, du mouvement, se sentir vivre, fuir une tristesse qu’un instant il avait cru devoir devenir contagieuse, c’était au fond tout ce qu’il souhaitait.

À dater de ce jour, il redevint le Richard des beaux jours de la Mouette.

Il retrouva tous ses anciens amis, et reprit toutes ses vieilles habitudes ; il se levait tard, sortait et rentrait fort avant dans la nuit.

Les premiers soirs, il ouvrit la porte de son appartement avec une certaine appréhension, il s’attendait à trouver Huberte toute en larmes, à essuyer ses bouderies et ses reproches ; à sa grande surprise, elle ne lui dit pas un mot de ces absences si prolongées. Cette indifférence piquait bien un peu son amour-propre, mais, d’un autre côté, elle s’accommodait si bien avec ses goûts indépendants, que, si, dans le fond de l’âme, il en conserva quelque rancune contre la jeune fille, au moins fit-il semblant de ne l’avoir pas remarquée.

Il est nécessaire que nous expliquions comment Huberte était arrivée à cette résignation si singulière dans sa situation.

Un capitaine qui avait le droit de se connaître en bravoure, disait : « Un tel fut brave tel jour. » Ce qui s’applique au courage des hommes est également vrai pour la vertu des femmes.

La nature n’a rien fait d’absolu ; si sincère que soit cette vertu, elle peut céder un moment aux infirmités humaines qui lui servent de langes, sans néanmoins cesser d’être. Un instant de faiblesse ne saurait prévaloir contre elle ; la raison la plus solide, l’amour du bien le plus profond, l’ont tous connue cette heure pendant laquelle ils étaient courbés vers la terre comme un arbre gémissant au souffle de la tempête. Si ces sentiments ont été assez heureux pour que la tentation ne se présentât pas à cette heure précise, ils ont résisté ; ils peuvent remercier Dieu, mais ils ne doivent pas tirer vanité de leur triomphe, car si tandis que la cime de l’arbre se tordait dans l’ouragan, une main ennemie l’avait sapé dans ses racines, au lieu de se redresser, il eût été couché sur le sol.

Huberte n’avait pas été si heureuse. Pauvre arbre tordu par l’orage, elle avait plié jusqu’à rompre, et Richard avait pu se rendre maître d’elle, lorsqu’elle ne s’appartenait plus à elle-même, lorsqu’elle était tout entière au désespoir.

Son premier mouvement, lorsqu’elle envisagea plus froidement ce qui s’était passé, fut de détester son malheur, et sa première pensée de chercher dans la mort l’expiation de sa faute. Deux motifs bien différents lui donnèrent la force de supporter sa position. Elle voulait à tout prix que son infortune ne coûtât pas la vie à Valentin, auquel, depuis qu’elle appartenait à un autre, elle songeait avec une émotion qui la surprenait elle-même. Les promesses que Richard, tout de flamme au moment où il entrait en possession de cette vierge, ne lui ménageait pas, lui faisaient espérer que le jour de la réparation pouvait luire pour elle, et cette réparation, c’était un dernier bonheur qu’elle devait bien à son malheureux grand-père. Elle surmonta ses répugnances, elle consentit à rester auprès de Richard. Elle ne refusa plus cette cohabitation qui devait précéder une union qu’il réaliserait, disait-il, aussitôt qu’il aurait accompli les formalités indispensables.

Ce ne fut que lorsqu’elle arriva à la réalisation de ce qui était déjà un sacrifice qu’elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé de ses forces, que la mélancolie que nous avons signalée s’empara d’elle.

Elle ne haïssait pas Richard, elle eût voulu l’aimer : elle fut étonnée, puis indignée de sentir son cœur rebelle à sa volonté ; elle lutta, mais quoi qu’elle fît, elle ne parvint pas à la dompter. Chaque jour, les qualités qu’elle avait trouvées aimables chez le sculpteur, s’effaçaient une à une comme s’effacent les étoiles, lorsque le soleil se montre à l’horizon, et l’astre qui les faisait pâlir était une figure qui se dressait devant la jeune fille comme un spectre, en la remplissant à la fois de douleur et d’angoisse, parce que son amant lui avait dit tant de fois qu’elle était sa femme devant Dieu, qu’il ne manquait à leur union qu’une vaine consécration inventée par les hommes, qu’elle regardait cette pensée comme un nouveau crime.

Elle espérait que, lorsqu’elle serait mariée, lorsqu’elle aurait le droit de se donner des distractions qu’elle croyait devoir se refuser dans une situation fausse, elle trouverait l’énergie qui lui était nécessaire pour vaincre ses répugnances et oublier une sympathie rétrospective qu’elle n’osait pas s’avouer à elle-même.

Mais le temps avait marché, le caprice de Richard s’était attiédi ; il ne parlait plus de légitimer les nœuds qui l’unissaient à celle qu’il avait séduite, et, lorsque la jeune fille osa timidement lui rappeler ce qui pour elle était devenu une ancre de salut, il répondit :

— Nous avons bien le temps.

Cette réponse acheva d’accabler Huberte ; son âme, en proie aux regrets du passé, aux déceptions du présent, à la terreur de l’avenir, passa par toutes les tortures qui pouvaient l’éprouver.

Elle était à la fois trop douce et trop fière pour se plaindre ; elle pleura, elle s’abîma dans sa douleur, que rien ne venait distraire, car, comme nous l’avons vu, Richard la laissait seule pendant la plus grande partie du jour et de la nuit.

Mais cette solitude, si elle a ses douceurs pour les cœurs affligés, est aussi pleine de dangers.

Abandonnée à ses rêveries, Huberte revit l’image dont l’apparition l’avait fait frissonner ; elle s’abandonna à la seule consolation qu’elle pût recevoir en ce monde, celle de la contemplation de cette image ; peu à peu elle osa l’appeler par son nom, l’ombre se fit corps ; elle rouvrit la chambre de Valentin, dans laquelle elle n’était point rentrée depuis le jour de son installation dans la rue Sedaine ; il lui sembla qu’en pénétrant dans cet étroit appartement, elle respirait plus à l’aise que dans l’immense atelier ; ses regrets lui semblèrent moins amers entre les murs où Valentin avait vécu. Elle éprouvait une sensation étrangement douce en touchant les objets qu’il avait touchés ; lorsqu’elle pleurait sur l’oreiller qui avait bu les pleurs du jeune homme, les larmes coulaient de ses yeux moins âcres et moins brûlantes ; elle employa toute une journée à resouder les morceaux de la statuette qu’il avait brisée, et cette journée s’écoula douce et rapide ; elle trouva un immense dédommagement dans ce culte des reliques qui tient une si grande place dans la religion des souvenirs ; mais aussi fut-elle amenée insensiblement à établir une comparaison entre celui dont elle n’avait pas soupçonné l’amour et celui dont le caprice lui avait été si fatal, et elle se demanda, en levant les yeux vers le ciel avec une expression de pieux reproche :

— Mon Dieu ! pourquoi celui-ci et pas celui-là ?

Ce jour-là, Huberte comprit qu’elle serait deux fois perdue si quelque résolution énergique ne venait pas l’arracher à la passion qui se révélait à son cœur.

Elle sortit de la chambre de Valentin, en ferma la porte et en jeta la clef dans une petite cour sur laquelle s’ouvraient une porte vitrée qui servait de fenêtre à la chambre du jeune bijoutier, et les larges ouvertures qui donnaient du jour dans l’atelier.

Elle n’avait qu’un moyen de rester honnête, de conserver cette pureté, cette fidélité de l’âme qu’elle croyait devoir à Richard, quels que fussent ses torts, c’était de s’étourdir sur son malheur ; elle s’était décidée à y parvenir à tout prix.

Elle attendit Richard, ne se coucha pas qu’il ne fût rentré, et lui annonça que, le lendemain, elle l’accompagnerait au bal où il avait tant insisté pour la conduire.

Le sculpteur reçut cette nouvelle avec une grande satisfaction ; l’enlèvement de la fille du pêcheur de la Varenne, les circonstances qui l’avaient accompagné avaient fait grand bruit dans le monde du canotage, qui alors n’embrassait pas la cour et la ville comme aujourd’hui. On avait demandé à l’ex-maître de la Mouette pourquoi il ne conduisait pas sa nouvelle maîtresse aux réunions des équipiers de la Seine, on l’avait plaisanté sur sa jalousie, reproche injuste, car le sculpteur était bien plutôt homme à aimer à faire parade de sa maîtresse qu’à se complaire dans la contemplation solitaire, ce trésor fût-il une femme jeune et belle.

Le lendemain matin, Huberte était sortie pour aller chercher les provisions de la journée, lorsqu’on tournant la rue du faubourg Saint-Antoine pour entrer dans la rue de Charonne, elle se trouva tout à coup en face de Mathieu le passeur.

Huberte tressaillit, la vue de Mathieu lui rappelait plus vivement son grand-père, elle s’élança à sa rencontre.

Mais le bonhomme détourna la tête comme s’il n’eût pas aperçu la jeune fille, et continua son chemin.

Ce mépris, quelque douloureusement qu’elle le ressentît, n’arrêta point Huberte, elle saisit le bras du passeur.

— Je vous en prie, Mathieu, lui dit-elle, donnez-moi des nouvelles de mon père.

— Qu’il aille bien ou qu’il aille mal, il ne t’importe guère, répondit le campagnard en cherchant à se débarrasser des mains qui le retenaient, tu l’as assez prouvé, qu’il me semble.

— Oh ! je vous en conjure, Mathieu, reprit Huberte, répondez-moi, vous êtes bon, vous êtes charitable, si pauvre que vous ayez été, jamais plus pauvre que vous n’a tendu vainement la main devant votre porte ; ne refusez pas l’aumône d’une parole à celle qui vous la demande avec un cœur humble et repentant.

La désolation empreinte sur le visage de la jeune fille toucha visiblement le bonhomme.

— Huberte, Huberte, reprit-il avec un accent plus doux, toi qui étais la perle de notre presqu’île, comment as-tu pu si promptement en devenir la honte ?

Huberte courba la tête sous ce reproche.

— La fille que des parents contrarient dans ses amours, qui cherche à s’unir malgré leur volonté à celui qu’elle aime, cela se conçoit encore, mais comment, Huberte, as-tu pu céder à un débauché ?

— Il m’épousera, Mathieu.

Mathieu haussa les épaules.

— Tâche qu’il se dépêche, dit le bonhomme avec une ironie très marquée, car, s’il tarde, il aura un prétexte tout trouvé pour reculer le mariage de dix mois.

— Et lequel ?

— Ton deuil, parbleu !

— Mon deuil ! Ah ! mon pauvre père ! mon pauvre père !

— Dame ! les larmes que l’on répand sur les femmes honnêtes qui sont mortes, après tout, ce n’est que de l’eau, mais celles que l’on verse sur un enfant qui a fait ce que tu as fait, c’est du sang, vois-tu, Huberte.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Il va encore, il va plus que jamais il n’a été, mais on voit de reste qu’il ne bat que d’une aile. Il continue de brasser ses outils pour faire enrager nos bourgeois, qui ne parviennent toujours pas à découvrir les bons endroits où il sait les placer ; mais, il fait cela si pauvrement, il a tant de peine à remuer des avirons, qui semblaient autrefois si légers à ses poignets, qu’on reconnaît tout de suite qu’il a la mort dans ses bras. Tiens, quand je l’aperçois sur la rivière, la tête inclinée sur la poitrine, si pâle, si défait qu’il a l’air d’un cadavre qui conduit une barque, lorsqu’il passe devant nous, en baissant les yeux, comme s’il avait à rougir de quelque chose, le pauvre cher homme, faut que mes larmes s’en aillent, vois-tu, sans cela mon crâne éclaterait comme une barrique trop pleine. Ah ! sans M. Valentin !…

— M. Valentin, Mathieu ? que dites-vous de M. Valentin ?

— Je dis que sans les consolations qu’il trouve auprès de ce brave garçon, il y a longtemps que tu en serais débarrassée. Ah ! un riche cœur, celui-là, ce n’est pas un faux ouvrier comme l’autre.

— M. Valentin est à la Varenne ?

— Non, sans doute, mais il y vient des trois, des quatre fois la semaine, et cela ramène toujours un peu le pauvre vieux. Ils s’enferment ensemble dans la baraque, et ma femme, un jour en passant devant sa porte, les a entendus qui sanglotaient tous les deux. Ah ! Huberte, avec un peu de sagesse, je crois bien que tu aurais trouvé un mari sans avoir besoin d’égrener ta fleur d’oranger au vent qui a amené chez nous ces maudits canots que l’enfer confonde.

— Valentin ! il m’aimait donc ? Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que me dites-vous là, Mathieu ?

— Qu’il t’aimât ou qu’il ne t’aimât pas, à présent c’est tout un, ma fille ; une bonne résolution vaut mieux que de vains regrets ; ne songe qu’à une chose, maintenant, c’est que si tu veux que la main de ton grand-père s’étende sur ta tête à ses derniers moments, il faut te hâter, car bientôt elle sera froide.

— Mathieu ! Mathieu ! s’écria Huberte dont le teint s’était animé d’une subite rougeur et dont l’œil étincelait, ou d’ici à demain je pourrai promettre à mon père d’être digne de son pardon, ou bien je serai morte avant lui.

Et disant adieu au passeur, la jeune fille se dirigea, en courant, vers la rue Sedaine.

Selon son habitude, Richard dormait la grasse matinée ; il fut réveillé par le bruit que fit Huberte en poussant avec violence la porte de la chambre à coucher, et, en ouvrant les yeux, il aperçut sa maîtresse, tremblante, la physionomie égarée et debout devant son lit.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda-t-il presque épouvanté.

— Richard, il arrive que mon grand-père se meurt.

— Diable ! diable ! pauvre père la Ruine, ce serait dommage, car, bien que nous nous soyons quittés en échangeant autre chose qu’une poignée de mains, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, je lui rends cette justice que c’était un brave homme, et solide sur l’eau ; voyons, continua le sculpteur avec une bonhomie qui chez lui équivalait à de l’attendrissement, s’il est malade, il ne doit pas pêcher, s’il ne pêche pas, les écus ne doivent pas pleuvoir dans son gousset ; cela sentait bien plus le poisson que l’opulence dans son carbet ; je vais me dépêcher de confectionner les maquettes d’une paire de candélabres que l’on m’a commandée, tu pourras lui envoyer un peu d’argent, sans qu’il se doute qu’il vient de toi.

— Ce n’est pas de l’argent qu’il faudrait, Richard.

— Je le sais, bien mieux vaudrait lui enlever une vingtaine d’années de dessus la tête ; mais dame, tu ne peux pas exiger que je me conduise comme se conduirait à ma place M. de Robespierre appelant l’Être suprême.

— Conduis-toi comme un honnête homme, Richard, et ce qui est possible arrivera ; la mort du vieillard sera peut-être retardée, et, à coup sûr, elle ne nous laissera pas à tous les deux le remords de l’avoir causée.

— Allons, bon ! s’écria le sculpteur avec cet emportement qui ne fait jamais défaut aux mauvaises consciences, tu vas recommencer toutes tes simagrées à propos de bénédiction nuptiale.

— Richard, tu m’as juré sur ton honneur que je serais ta femme.

— Eh bien, ne l’es-tu pas ? Que te donneraient de plus les quatre mots latins que l’on marmotterait sur notre tête ?

— Le droit de m’agenouiller au chevet du lit où mourra le seul parent que j’aie au monde.

— C’est un enfantillage auquel je ne suis pas assez simple pour prêter les mains ; le mariage, c’est le de profundis de l’amour, et je veux toujours t’aimer ; ce serment-là, je l’ai fait et je tiens à l’accomplir, j’y tiens, parce qu’il faudrait que je fusse un lâche pour t’abandonner.

— Richard, reprit Huberte en s’agenouillant devant son amant et en joignant les mains, j’attache si peu d’importance à ma personne, que, s’il ne s’agissait que de moi, je n’achèterais pas cette consolation au prix d’une importunité, mais il s’agit de mon grand-père, de celui qui a pris soin de mon enfance, d’un pauvre vieillard dont la vie a été bien misérablement torturée ; Richard, Richard, je t’en conjure, ne repousse pas la prière que je t’adresse, nomme-moi ta femme devant Dieu et devant les hommes, comme tu as juré de le faire, et à mon tour, je te jure que ce titre ne sera pas pour toi un lourd fardeau.

— Non, cent fois non, je ne céderai pas à ton caprice ; enchaîner notre liberté à l’un et à l’autre, ce serait le moyen de nous exécrer tous les deux avant un mois ; moi surtout qui n’ai jamais pu me sentir une chaîne au cou, sans avoir envie de la rompre ; non, non, faisons comme les tourterelles, Huberte, roucoulons ensemble tant que dureront nos plumes, mais gardons-nous bien de nous aimer de par la loi ; pour ma part, je n’y consentirai jamais.

— Quand bien même il devrait en coûter non seulement la vie au vieillard, mais encore celle de sa petite-fille, n’est-ce pas ? dit Huberte en se relevant, froide, digne, presque calme.

— N’es-tu pas malade aussi ? Faut-il courir chercher le médecin, appeler le curé ?

— Plaît à Dieu que je fusse malade, reprit tristement Huberte, une maladie m’épargnerait peut-être un dernier remords.

Richard répondit par un éclat de rire.

Il était tout aise qu’Huberte lui eût fourni ce qu’il trouvait un prétexte pour ramener la conversation au ton plaisant qui lui convenait mieux que tout autre et à l’aide duquel il pouvait escamoter la gravité de la situation ; il l’accabla de ses sarcasmes les plus pointus ; il la poursuivit de ses railleries les plus bouffonnes.

La jeune fille ne paraissait plus l’entendre.

Cependant, l’expression qu’Huberte avait mise à prononcer son funèbre souhait, avait produit sur l’artiste une certaine impression. Il n’avait que cette méchanceté négative particulière aux égoïstes ; il refusait bien de sacrifier sa liberté au bonheur de sa maîtresse, mais il eût été désolé qu’il lui arrivât malheur. Il se contraignit donc, il se montra bon et affable pour elle, et, bien que la jeune fille ne répondît pas aux avances qu’il lui faisait, bien qu’elle eût repoussé la proposition qu’il lui avait adressée, relativement à son grand-père, il ne quitta pas son atelier de la journée et travailla assidûment à ses candélabres.

Pendant toute cette journée, Huberte fut sombre et pensive.

Mais Richard, attribuant cette taciturnité à l’inquiétude que lui causait la maladie du père la Ruine, ne s’en épouvanta pas davantage parce que le soir arrivait, que son assiduité inaccoutumée l’avait fatigué et qu’il éprouvait le besoin de secouer au vent de la rue toutes les tristesses que ce jour avait apportées avec lui.

Lorsqu’il eut enveloppé sa maquette d’un linge humide et rangé ses outils :

— Eh bien, n’allons-nous pas au bal ? dit-il à Huberte avec quelque hésitation.

— Non, non, une autre fois, répondit Huberte, vas-y tout seul.

— Je n’insiste pas, parce que le pauvre vieux souffre sur son grabat, ce n’est pas trop le moment de sauter, quoique, après tout, il ne s’en porterait ni mieux ni plus mal ; mais enfin, si tu ne veux pas…

— Je te le répète, pas ce soir ; vas-y, toi. Adieu, adieu, mon ami, dit Huberte à l’artiste qui, tout en parlant, faisait ses préparatifs de départ.

— Comme tu le dis drôlement, cet adieu-là. Allons, ne vas-tu pas recommencer tes bêtises de ce matin ? Voyons, sois sage, et, plus tard, quand quelques années de plus auront mis du plomb dans ma cervelle, eh bien, je ne dis pas, nous irons présenter notre boule au goupillon de M. le curé comme une coque de bateau, toute flambante neuve, qui a hâte de donner sa virginité à la mer.

— Oui, mon ami, oui, je serai sage, tu n’auras plus à te plaindre de moi ; sois tranquille, je te le promets.

En disant ces mots, Huberte tendit son front aux lèvres de son amant, et celui-ci, qui semblait très satisfait de l’assurance qu’il venait de recevoir, s’échappa.

Aussitôt qu’il eût dépassé le seuil de la porte de l’atelier, Huberte tomba à genoux devant la chaise sur laquelle elle était assise, et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Quand elle se releva, la nuit était tout à fait venue ; elle se dirigea vers la chambre de Valentin.

Ce ne fut que lorsqu’elle promena sa main sur la porte pour en chercher la clef, qu’elle se rappela que cette clef, elle l’avait jetée au dehors.

Mais, en ce moment, il lui sembla qu’elle entendait un bruit de pas furtifs dans cette chambre.

Elle demanda qui était là, on ne lui répondit pas.

Dans la disposition d’esprit où était Huberte, elle devait difficilement s’épouvanter ; elle alluma une lumière pour aller chercher la clef de la chambre.

Cette chambre était la seule pièce de l’appartement qui eût une issue sur la petite cour dont nous avons parlé ; pour y arriver, elle devait sortir de l’atelier et traverser dans toute sa longueur l’allée qui desservait la maison, ouvrir une porte qui donnait de cette allée dans la cour ; tout cela demanda quelques minutes.

En entrant dans la cour avec sa lumière, qu’elle abritait du vent avec sa main, la première chose qui frappa les yeux d’Huberte, ce fut la clef de la chambre de Valentin, qui brillait au milieu de l’herbe qui avait poussé entre les pavés.

Huberte s’en saisit, rentra précipitamment chez elle sans s’apercevoir que le concierge et sa femme, qui avaient remarqué son agitation, étaient restés devant la loge, la considérant tous les deux avec des yeux également étonnés.

Enfin, elle pouvait pénétrer dans la chambre de Valentin.

Elle poussa la porte ; à sa grande surprise, la petite pièce, qu’il était facile d’embrasser d’un regard, était déserte ; tous les meubles étaient à leur place, rien ne paraissait dérangé ; les rideaux avaient conservé les plis qu’elle leur avait donnés dans les premiers jours de sa solitude, lorsque le soin des lieux habités par le jeune ouvrier avait été pour elle une distraction bien chère.

Cependant elle n’eût pas fait un pas en avant, qu’elle recula de deux pas en arrière, jetant un cri d’épouvante.

Elle venait d’apercevoir, sur le parquet, le groupe de la Fraternité, dont elle avait eu tant de peine à rassembler les morceaux et qu’elle avait placé avec tant de précaution sur le marbre ; ce groupe était de nouveau brisé en mille pièces.

En s’approchant, Huberte reconnut sur-le-champ que le hasard ne pouvait être cause de cet accident. Le plâtre avait été littéralement réduit en poussière, comme si on l’eût écrasé sous le talon d’une chaussure, comme si l’on eût voulu empêcher qu’on lui rendît le corps et la forme une seconde fois.

— Ah ! dit-elle, il est ici, il est ici, c’est bien la vérité. Il sait ce qui se passe sans aucun doute ; ce matin, il nous entendait peut-être. C’est Dieu qui me dit qu’il faut que celle qui fut coupable se sacrifie pour empêcher que des innocents ne portent la peine de sa faute.

Alors, avec une activité fébrile, elle procéda à d’étranges préparatifs.

Elle calfeutra soigneusement toutes les issues, toutes les fentes qui pouvaient laisser l’air s’introduire dans la chambre, boucha la cheminée, verrouilla la porte vitrée de la cour, rassembla une grande quantité de charbon dans un fourneau et l’alluma.

Lorsque la base de la pyramide qu’elle avait formée commença à se nuancer de pourpre, en voyant de tous les côtés les pétillantes étincelles, Huberte s’enferma du côté de l’atelier comme elle s’était enfermée du côté de la cour, et, quand elle eût établi cette suprême barrière entre elle et la vie, un triste sourire effleura ses lèvres ; elle se croyait à présent le droit de donner sa dernière pensée à celui dont elle avait trop tardivement connu l’amour.

Elle rajusta sa pauvre toilette, lissa soigneusement sa splendide chevelure devant la glace de Valentin, puis s’étendit sur le lit du jeune homme.

Puis, murmurant tout bas une prière, un adieu d’amour peut-être, elle ferma les yeux et attendit la mort que devaient lui apporter bien promptement les vapeurs délétères qui remplissaient déjà l’étroite pièce.

IX

Qui prouve une fois de plus que la justice n’est pas de ce monde.

Richard fut bien étonné de ne point trouver dehors les distractions sur lesquelles une longue expérience lui avait donné le droit de compter.

Il n’était pas plus tôt entré dans le bal, qu’il l’avait déjà déclaré d’une maussaderie parfaite ; il trouvait que les quinquets fumaient, qu’ils éclairaient d’une lueur verdâtre ; que le cornet à piston, l’instrument alors dans toute la vogue de la nouveauté, déchirait affreusement les oreilles ; il répondait enfin par des grimaces ou des compliments fort peu parlementaires aux agaceries que les habitués de l’endroit croyaient de leur devoir d’adresser à un personnage aussi considérable que l’ancien maître de la Mouette.

Il eut assez de bon sens pour s’apercevoir que, si tout lui semblait si désagréable, c’était la méchante humeur qu’il avait apportée dans l’établissement qu’il devait en accuser ; cette mauvaise humeur, il voulut la secouer par un entrechat, il prit place dans un quadrille, mais ne réussit pas davantage ; il méditait des figures et des poses qui étaient déjà des prémices de ce que fut plus tard le cancan ; mais sa danse était balbutiante et insipide, ses jambes flageolaient, ses pieds s’embarrassaient l’un dans l’autre ; une pensée importune venait le paralyser au milieu d’une conception dont l’exécution était passablement commencée, et il demeurait une jambe en l’air, dans une position grotesque, tandis que sa physionomie avait pris une expression grave et soucieuse, qui jurait singulièrement avec la télégraphie de ses quatre membres.

Il crut qu’il pourrait parvenir à laisser au fond des pots cette vague préoccupation qui l’assaillait et que, plus tard, il nomma un pressentiment ; il vida coup sur coup, sans reprendre haleine et à l’admiration générale, une douzaine de ces énormes verres qui contiennent environ un demi-litre et que les canotiers appellent des quidals ; les applaudissements le flattèrent sans triompher des inquiétudes qu’il éprouvait, et le vin troubla sa cervelle sans colorer de rose les pensées qui en détruisaient l’harmonie, ordinairement si calme et si sereine ; ces pensées, au contraire, prirent une teinte de plus en plus foncée.

Le choc des verres les uns contre les autres lui paraissait avoir emprunté quelque chose de la voix d’Huberte et répéter les plaintes ainsi que la funèbre invocation par laquelle la jeune fille avait terminé la conversation du matin ; et, s’il faut en croire ce qu’il raconta plus tard, les taches violacées que le vin bleu avait laissées sur la nappe prirent à ses yeux la couleur vermeille et éclatante du sang.

Il se leva, et, bien qu’une pareille retraite avant l’heure fût en dehors de ses habitudes, malgré les réclamations que ses camarades formulèrent en chœur, il déclara qu’il allait rentrer chez lui.

Lorsque Richard eut quitté le bal, ses obsessions devinrent plus impérieuses ; malgré lui, il hâta le pas.

Arrivé à la maison de la rue Sedaine, il remarqua, avec une certaine surprise, que ni le concierge ni sa femme n’étaient dans leur loge. Il heurta à la porte de son appartement, on ne lui répondit pas ; son cœur se serra et, d’un mouvement violent, il essaya de l’enfoncer. La résistance qu’il éprouva lui inspira une autre idée ; il se dirigea vers la petite cour.

À sa grande surprise, il trouva ouverte la porte de cette cour. En y entrant, on apercevait, venant de la chambre de Valentin, une lumière éclatante qui dessinait un cadre rougeâtre sur le mur qui faisait face à l’appartement. Dans ce cadre, on voyait passer et repasser la silhouette d’un homme.

Un furieux mouvement de colère et de jalousie refoula les sinistres pressentiments qui avaient agité le sculpteur jusqu’alors ; le silence d’Huberte, la présence d’un étranger dans la chambre inhabitée, lui parurent les indices d’une trahison ; l’idée de la vengeance succéda dans son cœur à la terreur vague qu’il ressentait ; il se précipita vers ceux qu’il regardait comme les coupables.

Au bruit des pas sur le pavé, l’homme se présenta sur le seuil. Richard reconnut Valentin ; mais, en même temps, il entrevit, derrière ce dernier, une forme de femme étendue sur le lit.

— Vous ne m’attendiez pas, s’écria l’amant d’Huberte avec une sorte de frénésie furieuse.

— Si fait, je t’attendais, répondit Valentin dont la voix vibrante avait pris, malgré le calme qu’il affectait visiblement et que démentait sa physionomie bouleversée, un accent plein de menace ; je t’attendais, viens voir ton œuvre.

En disant ces mots, le jeune ouvrier saisit par le bras son ancien ami, l’entraîna dans la chambre et s’arrêta avec lui devant le lit.

Sur ce lit gisait Huberte, inanimée, livide, les lèvres blêmies, les yeux fermés et cerclés d’une légère teinte bleuâtre.

— Grand Dieu ! fit Richard, il faut la secourir !

Il chercha à s’élancer vers sa maîtresse ; mais la main de Valentin, cette main fine, déliée, faible comme si elle eût appartenu à une femme, semblait avoir pris des muscles d’acier ; elle empêcha le sculpteur de faire un mouvement.

— Ah ! dit-il avec une profonde amertume, crois-tu donc que j’eusse besoin de tes avis pour faire tout ce qui, humainement, était possible pour la rappeler à la vie ?

— Mais un médecin, au moins, un médecin !

— Il va venir, mais il sera trop tard ; tu l’as bien tuée, va, et elle est bien morte, malheureux…

— Ce n’est pas possible, s’écria le sculpteur devenu aussi pâle que la jeune fille ; non, ce n’est pas possible, tiens, sa main est tiède encore.

Il avait étendu le bras ; il était parvenu à toucher la main de la jeune fille, qui pendait inerte le long du lit.

— Richard, s’écria Valentin, je te défends de toucher à cette femme !

— Tu me défends… !

— Te rappelles-tu les bords de la Marne, la nuit où tu l’as enlevée à son père ? Tu m’as repoussé lorsque j’ai voulu venir à son aide, tu m’as dit : « C’est ma maîtresse… » Elle était vivante alors ; maintenant qu’elle est morte, je te dis à mon tour : Elle m’appartient et je te défends de la profaner encore en la touchant !

— Valentin, Valentin, répliqua le sculpteur en faisant un violent effort pour dominer sa colère, la raison t’abandonne, reviens à toi, ta tête s’égare.

— En l’affranchissant de toutes les douleurs de sa vie, la mort l’a affranchie de la plus grande de toutes, celle de t’appartenir.

— Valentin !

— Ose donc la demander à Dieu devant lequel tu as rougi de la nommer ta femme.

— Valentin, tu abuses de mon chagrin pour m’outrager, mais prends garde !

— Ah ! la vérité te semble un outrage, tant mieux, cela facilite ma tâche. Richard, parce que j’avais courbé la tête sous le malheur qui nous avait frappés, elle et moi, tu as cru que j’avais cessé de l’aimer, de penser à elle ; tu as cru qu’elle était sans protecteur et sans appui, que tu pouvais avec elle désormais être lâche et infâme à ton gré !

— Valentin, s’écria le sculpteur rugissant de fureur, ma patience est à bout, prends garde, prends garde !…

— La mienne a duré deux mois, la tienne se prolongera bien pendant quelques secondes encore… Oui, depuis deux mois, j’étais là, – et son doigt indiquait la maison voisine dont, à travers la porte, on distinguait les masses sombres ; – je ne lui parlais jamais ; mais, de temps en temps, je l’apercevais et je lisais sur son visage le chagrin que tu lui causais. Je partageais les angoisses, les tortures que tu lui infligeais… Chaque jour je la voyais pâlir et maigrir davantage… chaque jour je la voyais s’incliner de plus en plus vers la tombe que tu lui creusais sous ses pieds… et cependant, j’attendais, je me disais : Non, un homme se révolte contre les hommes qui l’oppriment, contre la société qui l’accable, il frappe, il tue, il plonge ses mains dans le sang de ses tyrans ou de ses ennemis, mais on n’assassine pas une pauvre femme qui n’a eu d’autre tort que celui de nous aimer ; on ne l’assassine pas quand on a fait le serment de la rendre heureuse ; Richard aura pitié d’elle… Et voilà comment tu en as eu pitié.

— Et pouvais-je me figurer qu’elle serait assez folle… ?

— Pour préférer la mort à une vie de déshonneur ! Non, effectivement, Richard, tu ne pouvais penser à cela, tu as raison ; c’est moi, moi qui avais deviné tout ce qu’il y avait d’honnête dans le cœur de cette pauvre enfant ; c’est moi qui eusse dû venir plus tôt lui dire : Quittez au plus vite le misérable qui vous a trompée, consolez-vous et redressez la tête, voici la main d’un honnête homme pour appuyer votre main.

En achevant cette phrase, Valentin sembla avoir complètement oublié Richard, il continua en se parlant à lui-même :

— Ah ! c’est bien vrai, c’est bien vrai, si j’avais agi ainsi, elle ne serait pas morte, nous pourrions encore entendre sa voix !… Mon Dieu ! mon Dieu ! que je souffre !

Et, dans le transport de sa douleur, il se précipita sur le corps de la pauvre jeune fille, le prit dans ses bras, couvrit son visage de baisers et de larmes en faisant entendre des imprécations désespérées.

Si endurci que fût le cœur de Richard, quelque humiliant que fût le rôle qu’il jouait dans cette scène, elle produisit sur lui une profonde impression ; deux grosses larmes roulèrent le long de ses joues.

Tout à coup Valentin se releva.

— As-tu compris maintenant, Richard, s’écria-t-il, que je n’ai plus qu’une pensée, celle de la venger ?

— Soit, répliqua le sculpteur ; demain, je serai à ta disposition.

— Demain, que parles-tu de demain ? Demain, insensé, sais-je si je vivrai demain, si demain Dieu prendra la peine d’envoyer, pour éclairer la terre, le soleil qui ne devra plus la revoir ? Ce ne sera pas demain, ce sera sur-le-champ.

— Et où veux-tu nous battre, fou que tu es ?

— Ici, devant ce lit, où, morte, tu l’as étendue.

— Allons donc, jamais je ne consentirai à une folie pareille.

— Tu te battras, parce que je t’y forcerai.

— Comment ?

— Je t’y forcerai en te répétant que tu es un lâche.

— Un lâche !…

— Et si cela ne suffit pas, je te cracherai au visage.

— Mille millions de tonnerres ! finiras-tu ? s’écria le sculpteur en repoussant si violemment Valentin, qui s’était rapproché de lui, que celui-ci alla tomber sur le lit.

— Oui, un lâche, répéta l’ouvrier ; tu abuses de ce que nos forces sont inégales et de ce que je suis sans armes. Cela ne m’étonne pas ; ne t’étais-tu pas déjà fait un rempart de mon amour et de mon respect pour Huberte ? Lâche ! lâche ! lâche !…

Et Valentin fit le geste insultant dont il avait menacé le sculpteur.

Les yeux de celui-ci étincelèrent, ses lèvres se contractèrent.

— Soit, dit-il, battons-nous, et, à mon tour, je te le jure, il sortira deux cadavres de cette chambre ; dans cinq minutes, je serai ici avec des armes.

Il se détourna pour sortir.

— Des armes, répliqua Valentin en l’arrêtant ; ah ! oui, un monsieur, un artiste comme toi ne peut tuer que selon les règles, et puis, tu ne serais pas fâché de profiter de l’avantage qu’a ton expérience sur la mienne. Non, je suis un ouvrier, et je me bats avec ce qui me tombe sous la main ; va seulement fermer la porte de la cour.

— Comme tu voudras, s’écria le sculpteur ; je me servirai d’un marteau de forge s’il le faut, pourvu que je t’écrase et te fasse payer tes injures.

Pendant que Richard entrait dans la cour, Valentin disparaissait dans l’atelier ; il en revint avec un compas de fer, long, aigu, acéré, semblable à ceux dont se servent les charpentiers.

Il essaya vainement de le briser.

— Donne, donne, fit Richard en le lui prenant des mains avec impatience ; réserve tes forces pour tout à l’heure.

Et, renversant le compas, il le tordit entre ses doigts, le sépara à la charnière ; il en résulta deux poignards de six pouces chacun environ.

— Choisis, dit Richard, et dépêchons ; maintenant, je suis aussi pressé que toi, Valentin.

Valentin saisit l’arme qu’on lui présentait ; il jeta un dernier regard sur Huberte.

Pendant ce temps, le sculpteur avait entouré son poignet d’un mouchoir, fixé son arme dans un des plis et s’était mis dans une posture défensive.

— Et maintenant, dit-il, viens, et que ton sang retombe sur ta tête : c’est toi qui l’auras voulu.

Valentin ne répondit pas ; il semblait abîmé dans la contemplation de la morte.

— Tout à l’heure, tu seras vengée, Huberte, ou je serai près de toi, murmura-t-il.

Richard était debout au pied du lit, auquel il tournait le dos ; il avait choisi cette place comme il avait soigneusement assujetti son arme dans sa main, par suite d’un calcul. La lumière était placée au chevet d’Huberte ; Valentin l’avait dans les yeux, tandis que lui restait dans l’ombre.

Peut-être aussi n’était-il pas fâché d’éviter la vue du corps de la jeune fille, seule témoin de ce terrible duel.

Quoi qu’il en soit, on sentait que, comme Valentin, il était décidé à rendre mortelle cette rencontre.

Leurs pieds à tous les deux se touchaient ; les deux morceaux de fer dont ils étaient armés, se trouvaient à deux pouces l’un de l’autre, et la lutte commençait comme commencent toutes les luttes d’homme à homme, par ce duel des yeux où le regard cherche à précéder le fer dans la poitrine de l’adversaire.

Comptant sur sa force musculaire, du moment où il arrivait à un combat corps à corps, Richard voulut s’élancer sur Valentin ; mais ce dernier lui porta vivement la pointe de son compas à la face ; Richard fit un bond en arrière, mais pas assez prompt pour qu’il n’eût point senti le fer labourer son visage et son sang glisser le long de ses joues.

Il reprit son attitude première et il essaya de dérouter son ennemi par des attaques brusques et imprévues.

Mais Valentin était leste et agile ; en se servant de ses deux bras pour parer, il ne fut pas atteint, et le sculpteur sentit une seconde fois la pointe acérée qui pénétrait dans son épaule.

L’humiliation d’être tenu en échec par celui qu’il avait jusqu’alors cru faible comme un enfant, rendit Richard plus furieux encore ; mais cette fureur ne l’aveugla point : il revint à sa tactique première et chercha un instant favorable pour se jeter à corps perdu sur l’ouvrier.

Valentin pénétra son dessein et, comme si son ardent désir de venger Huberte l’eût doué d’une seconde vue, avec l’adresse d’un lutteur exercé, non seulement il échappa aux étreintes mortelles de Richard, mais encore, lui saisissant la jambe, il le renversa en arrière.

Le dossier du lit seul empêcha Richard de tomber sur le carreau.

Valentin profita de cet accident pour s’élancer à son tour sur Richard. Il opéra cette manœuvre si vivement, qu’il l’enlaça de ses bras de telle sorte, que la main armée se trouva prise entre les deux poitrines et, par suite de cette position, ne put faire aucun mouvement offensif.

L’arme de Valentin était levée au-dessus de Richard, elle allait s’élancer entre ses deux épaules ; malgré les efforts désespérés que faisait celui-ci, il était perdu, quand, tout à coup, le bras de Valentin resta levé mais immobile.

Son regard avait rencontré le visage d’Huberte, et les yeux de la jeune fille s’étaient rouverts et, fixes, regardaient cette lutte à laquelle elle semblait ne rien comprendre.

Une sueur froide passa sur le visage de Valentin, ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; le compas glissa entre ses doigts. Il lui sembla qu’Huberte faisait un mouvement, et, la bouche ouverte, pâle, les yeux hagards, essayant en vain de parler, il recula comme devant un fantôme.

Il ne retrouva la voix que pour pousser un cri terrible.

Le compas de son adversaire venait de pénétrer tout entier dans sa poitrine.

Un cri faible, inarticulé, douloureux, répondit à ce cri.

Richard se retourna ; il lui sembla que, ce second cri, c’était Huberte qui l’avait poussé.

Mais, soit terreur, soit que la vision de Valentin n’eût été qu’une hallucination, les yeux d’Huberte s’étaient refermés, sa bouche était redevenue muette.

Le bruit du corps de Valentin roulant sur le parquet força Richard de se retourner.

Il jeta, à son tour, un cri dans lequel s’étaient confondus tous les sentiments qui se disputaient son cœur, terreur, rage expirante, amitié qui renaît, remords, pitié.

Il jeta son compas loin de lui, s’enfonça convulsivement les mains dans les cheveux, arrêta d’abord ses yeux sur la jeune fille, dont le corps avait repris toute la rigidité d’un cadavre, puis les reporta sur Valentin, qui se roulait agonisant à ses pieds.

Alors, avec un rugissement bien autrement terrible que les convulsions de Valentin et l’immobilité d’Huberte, il s’élança hors de la chambre en hurlant :

— Je les ai tués !… je les ai tués !…

Alors quelque chose d’effrayant se passa dans cette chambre, où Richard en fuyant, laissait ses deux victimes, l’une s’avançant vers la mort, l’autre revenant à la vie.

En effet, Valentin ne s’était pas trompé, Huberte avait bien rouvert les yeux, Huberte avait bien fait un mouvement.

L’asphyxie d’Huberte n’avait pas été assez prolongée pour être complète, l’influence de l’air qui arrivait à la fois de la cour et de l’atelier avait produit ce que les soins inexpérimentés du jeune homme n’avaient pu faire, les poumons paralysés avaient peu à peu repris leur jeu ; le sang avait recommencé de circuler dans les veines, les artères battaient, mais cette résurrection était lente, si lente, qu’elle avait échappé à Richard.

Mais, peu à peu les symptômes d’existence se manifestèrent plus visibles ; le bourdonnement des oreilles diminua d’intensité, les paupières se rouvrirent, les yeux fixes et atones se ranimèrent, le brouillard qui obscurcissait la vue se dissipait insensiblement, et en même temps les facultés de l’intelligence reprenaient possession du cerveau.

Huberte commençait de voir et d’entendre. Elle entendit un soupir, elle se souleva, elle regarda et vit Valentin couché à terre, les bras tendus vers elle, la bouche paralysée d’une écume rougeâtre.

— Valentin ! murmura-t-elle…

En entendant son nom prononcé par la bouche qu’il avait crue morte, le jeune homme réunit toutes ses forces et se traîna vers Huberte. Enfin, sa main crispée toucha celle de la jeune fille, et il parvint, aidé par elle, à s’adosser au lit.

— Ah ! Valentin, mon ami, que vous est-il arrivé ?

Valentin voulut répondre ; mais le sang qui s’épanchait intérieurement étouffait sa voix. Il ne put que déchirer sa redingote, son gilet, sa chemise, et mettre sa blessure à découvert.

Elle était à peine visible et semblait une piqûre de sangsue.

Elle était à deux pouces au-dessous du cœur et rendait à peine quelques gouttes de sang.

À cette vue, Huberte comprit tout, car en même temps qu’elle voyait, le souvenir de ce qu’elle avait vu lui revenait à l’esprit, elle se laissa glisser à bas du lit, tomba à genoux, appuya ses lèvres sur la blessure de Valentin.

En ce moment, elle entendit son nom dans un soupir et elle sentit la tête de Valentin qui pesait de tout son poids sur son sein.

Elle fit un mouvement en arrière.

À son tour, Valentin avait les yeux fermés, et de ses lèvres blêmes et sanglantes sortait le dernier râle de l’agonie.

Elle le regarda quelque temps, les yeux hagards, puis tout à coup, éclatant d’un rire nerveux, saccadé, effrayant :

— Tu as bien fait de nous réunir, Richard, tu as compris que c’était Valentin seul que j’aimais, et nous voilà fiancés pour l’éternité !…

Elle était folle !…

X

Ophélia.

Lorsque Richard entra dans la chambre de Valentin avec le médecin qu’il avait été chercher, il poussa un cri d’étonnement et recula d’épouvante.

Huberte était vivante, et Valentin semblait mort.

La jeune fille, assise sur le plancher, le dos appuyé au lit, le regard fixe, l’œil fiévreux, avait placé la tête du blessé sur ses genoux et le berçait doucement d’une de ces chansons avec lesquelles les mères endorment leurs enfants.

Au cri que poussa Richard, elle releva la tête, et sa main s’étendit vers ceux qui venaient la troubler.

— Chut, dit-elle avec cette voix articulée des fous ou des gens en délire, ne le réveillez pas. Il dort, il est fatigué. Eh ! ce n’est pas étonnant, il a fait une longue route pour me rejoindre.

Puis, faisant un mouvement de la main comme si elle cherchait à écarter un nuage qui l’empêchait de reconnaître les nouveaux venus :

— C’est demain notre mariage, dit-elle, merci d’être venus, nous n’attendons plus que mon père pour aller à l’église. Mais soyez tranquille, s’il tarde, je sais le chemin, et j’irai le chercher.

Et elle reprit sa chanson.

Richard avait reculé jusqu’à ce que la muraille l’arrêtât. Il était debout contre le lambris, les deux mains enfoncées dans les cheveux et voulant retenir les sanglots qui, pour s’échapper, lui brisaient la poitrine.

Le médecin rompit le premier le silence.

— Cette pauvre enfant a perdu la raison, dit-il ; il faudrait la transporter ailleurs, ou tout au moins la mettre dans une chambre voisine, afin que je puisse donner mes soins au blessé.

Richard fit un mouvement pour accomplir le désir du docteur. Mais il ne sentit le courage de mettre la main ni sur Valentin ni sur Huberte, et il se laissa tomber sur une chaise, en éclatant en sanglots.

Le médecin, alors aidé du concierge, essaya d’arracher à la jeune fille ce corps sanglant qu’elle tenait entre ses bras ; mais elle se cramponna avec tant de force aux vêtements de Valentin, qu’il était à craindre que la violence des secousses imprimées au moribond, n’augmentât l’hémorragie.

Alors, l’homme de l’art se décida, pour arriver à son but, à entrer dans la folie de la pauvre enfant.

— Laissez votre fiancé s’habiller pour la noce, lui dit-il ; et vous-même habillez-vous, car vous ne pouvez aller à l’église comme vous êtes vêtue en ce moment.

Huberte fit de haut en bas un mouvement de tête qui signifiait qu’elle comprenait ce que voulait lui dire le médecin, et elle le suivit sans résistance dans l’atelier ; puis celui-ci revint, fermant, pour ne pas être dérangé dans son pansement, la porte par laquelle on communiquait d’une pièce à l’autre.

Quant à Richard, il restait inerte et muet sur la chaise où il était tombé.

Le docteur examina la blessure : il n’osait la sonder, tant elle lui paraissait grave ; puis il arrive quelquefois que, dans les blessures qui pénètrent profondément, la nature vient en aide à l’art, et qu’il se forme un caillot de sang qui arrête l’hémorragie.

Ce caillot, la sonde peut le détruire, et alors ce n’est plus la blessure qui fait mourir, c’est le médecin qui tue.

Il n’y a, dans ces sortes d’accidents, qu’un traitement à suivre : saigner largement le malade, pour ouvrir au sang une seconde issue.

Au fur et à mesure que le sang s’épanchait de la veine dans la cuvette, la vie semblait reprendre possession de ce corps qu’un instant on avait pu croire n’être plus qu’un cadavre. Enfin, la respiration se rétablit, les yeux se rouvrirent, les regards passèrent de l’atonie à l’expression, et errèrent autour de la chambre, cherchant visiblement quelqu’un.

Ils s’arrêtèrent sur Richard, qui se souleva sur sa chaise et qui fit un pas en avant en murmurant le nom de Valentin.

Valentin ne pouvait pas encore parler ; mais ses lèvres remuèrent et sa physionomie prit une expression d’angoisse à laquelle il n’y avait point à se tromper.

— Elle est là, répondit Richard, en indiquant l’atelier, elle est là, elle est sauvée.

Valentin poussa un soupir, et un éclair de joie passa dans ses yeux.

— Elle vit, balbutia-t-il, Dieu soit loué, le reste importe peu.

Le sculpteur fit quelques pas en avant et vint tomber à genoux devant le blessé.

— Valentin, mon pauvre Valentin, murmura-t-il ; oh ! si tu savais ce que je souffre, si coupable que je sois, tu me pardonnerais, je te le jure.

Le blessé le regarda avec un douloureux sourire, mit son doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence, et, s’adressant au médecin :

— Monsieur, lui dit-il en regardant son bras, d’où s’échappait encore un filet de sang, je crains bien que vous ne vous donniez un mal inutile. Hélas ! je suis frappé à mort, je le sens ; et je le répète, peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi.

— Pourquoi désespérer ainsi ? monsieur, dit le médecin ; les blessures dans le genre de la vôtre sont graves, mais ne sont pas toujours mortelles ; seulement je désirerais savoir de quelle façon l’accident est arrivé.

Richard, qui tenait son visage caché dans ses deux mains, les écarta et regarda son ami avec une expression d’effroi, n’eût point échappé au médecin si toute l’attention de celui-ci n’eût point été concentrée sur le blessé.

— Oh ! monsieur, dit Valentin, c’est bien simple : j’aimais cette jeune fille qui est dans la chambre voisine. En rentrant, je l’ai trouvée étendue sur son lit, avec un fourneau de charbon encore allumé à deux pas d’elle. Elle était immobile, évanouie. Je l’ai crue morte ; je n’ai pas voulu lui survivre, et je me suis enfoncé la moitié de ce compas dans le cœur. Que l’on n’inquiète donc personne à cause de ma mort. Ma mort est un suicide ; si l’on en doutait, vous répéteriez ma déclaration, n’est-ce pas ?

Richard avait enfoncé sa tête dans les draps, il pleurait et gémissait comme pleurent et gémissent les enfants.

La saignée avait cessé de couler, le médecin posa un appareil sur la blessure.

Lorsqu’il eut fini :

— Monsieur, lui dit Valentin, vous avez cru tout à l’heure devoir me tranquilliser par un mensonge dont je vous remercie. Mais si vous voulez que ma reconnaissance soit plus grande encore, traitez-moi en homme ! Combien de temps me reste-t-il à vivre ?…

— Je vous répète, monsieur, reprit le médecin, que si nulle émotion ne se présente, que si nul accident n’arrive, il est possible que vous guérissiez.

Valentin l’interrompit avec un triste sourire.

— Mais, dit-il, en supposant ces émotions, en admettant les accidents… parlez, vous me rendrez service.

Le médecin regarda le blessé.

Il y avait tant d’assurance dans son regard, qu’il crut ne lui devoir rien cacher.

— C’est un triste service que vous me demandez de vous rendre, répondit-il ; mais, lorsque nous sommes interpellés de cette façon, nous devons la vérité à celui qui nous interpelle ainsi. De même que sans émotion, sans accident, vous pouvez vous tirer d’affaire, de même, au moindre accident, à la moindre émotion, vous pouvez mourir suffoqué.

— Oh ! monsieur, monsieur, s’écria Richard, répétez-moi qu’il peut vivre, dites-moi qu’il vivra.

— Assez, assez, Richard, interrompit Valentin. Encore une fois merci, docteur ; et maintenant, je voudrais bien que l’on me laissât seul avec mon ami.

Richard semblait craindre ce tête-à-tête autant que son ami paraissait le désirer. Mais le docteur se pencha à son oreille.

— Je vais, pendant ce temps, m’occuper de la jeune fille, lui dit-il, elle peut avoir besoin de mon secours.

Richard tressaillit.

— Allez, dit-il.

Le médecin passa dans la chambre à côté. – Le concierge retourna à sa porte. – Valentin et Richard restèrent seuls.

Ce dernier, les mains jointes, continuait de lui demander son pardon.

Mais Valentin, avec son doux et triste sourire :

— Dieu fait bien tout ce qu’il fait, mon pauvre Richard, répondit-il. Il paraît que ce malheur était nécessaire, puisqu’en dessillant tes yeux, il devait te faire reconnaître les lois sacrées de la justice et de la probité. C’est ma vie, je le sais bien, que Dieu demande en échange du miracle qu’il opère mais, du moment où ma vie assure ton bonheur et celui d’Huberte, je t’affirme par serment, Richard, que je ne la regrette pas.

— Mais moi, je ne puis croire que tu vas mourir, et mourir tué par moi, s’écria le sculpteur en s’arrachant les cheveux. Non, non, non ! ce n’est pas possible !

— Ne perdons pas un temps précieux, Richard, tout est possible à la mort ; elle peut venir à l’instant même où je te parle, couper en deux la phrase que je prononce, laisser inachevé le mot commencé. Mais, moi non plus, je ne veux pas mourir sans t’avoir entendu me répéter que ta douleur ne consistera pas seulement en imprécations vaines, mais qu’elle te ramènera à de meilleurs sentiments, c’est-à-dire à reconnaître tes torts et à donner à Huberte la réparation que tu lui dois.

Richard parut se livrer à lui-même un violent combat, mais il resta muet.

Ce silence effraya Valentin.

— Mon Dieu, dit-il, en faisant un effort pour lever ses mains au ciel : et moi qui croyais que mon martyre n’aurait pas été inutile.

— Eh bien, non, mille tonnerres, il ne le sera pas. Quelques tristesses qui en doivent résulter pour moi, Huberte sera ma femme. Ah ! cette fois tu peux m’en croire, je te le jure, Valentin, par tout ce qu’il y a de sacré pour l’homme ici-bas.

— Je te crois, je te crois, dit le blessé en serrant de sa main mourante la main de Richard, quelle que soit la légèreté de ton esprit, le cœur est bon ; il ne voudrait pas s’imposer le remords d’avoir menti à un vieux camarade qui va te quitter pour toujours ! Mais pourquoi parler de tristesse ? C’est ton bonheur, crois-moi, que tu vas assurer en assurant celui d’Huberte. Vous autres, libertins, vous parlez du mariage comme les athées parlent du bonheur. Mais toutes les plaisanteries des incrédules n’empêchent pas celui-ci de rester l’éternelle grandeur, l’éternelle bonté, pas plus qu’ils n’empêchent l’union sainte de la femme et de l’homme de rester l’unique repos et l’unique félicité d’ici-bas. Abjure ces idées, Richard, romps avec tes habitudes de dissipation et de désordre. Le travail est le but le plus noble que puisse avoir l’homme ici-bas, et, dans la position nouvelle que tu vas adopter, il devient un devoir. Tu auras un peu tardé à connaître la valeur de ce mot, mais aussitôt que tu auras commencé de lui obéir, tu apprécieras toute la douceur que l’on trouve dans son accomplissement. – Mes sermons t’ennuient, mon pauvre Richard, bien souvent tu me l’as dit ; mais sois patient, pour celui-ci, c’est le dernier. Écoute-moi donc, ce ne sont pas des conseils que je te donne, c’est une prière que je t’adresse. – Elle est jeune, elle entre dans la vie ; elle m’oubliera. D’ailleurs, tu ne pourras pas être jaloux d’un mort ?…

Les sanglots seuls de Richard répondirent à cette interrogation.

— Eh bien, reprit Valentin, rappelle-moi quelquefois à sa mémoire, lorsque vous serez seuls tous deux au coin de l’âtre ; que mon nom passe de tes lèvres sur les siennes.

Richard, à son tour, serra la main de son ami.

— Et maintenant, je le sens bien, dit le blessé, non, non, tout ne meurt pas avec nous. Mon âme, lorsqu’elle aura quitté le corps, ne s’éloignera jamais des lieux où vous serez, mon affection pour vous survivra à la mort même, et il me semble que quand mon esprit sera là, vous voyant, vous écoutant, sans pouvoir vous parler, le bonheur d’entendre sa bouche prononcer mon nom, ses yeux donner peut-être une larme à mon souvenir, surpassera tous les bonheurs que l’on nous promet dans l’autre vie.

Richard suffoquait. Il parvint enfin à articuler quelques mots.

— Oh ! je ne t’oublierai jamais, Valentin, dit-il, et quant à Huberte…

— Richard, dit le blessé, interrompant son ami d’une voix suppliante… Richard, est-ce qu’avant de mourir, je ne pourrais pas la voir encore une fois ?

Richard ne répondit pas.

— Oh ! dit Valentin avec l’expression du reproche.

Le sculpteur comprit tout ce qu’il y avait de douleur dans cette simple exclamation.

— Impossible, Valentin, je te jure que c’est impossible.

— Impossible ! répliqua celui-ci dont les yeux se dilatèrent affreusement, impossible ! Sais-tu bien, Richard, que tu fais naître un étrange soupçon dans mon esprit. M’aurais-tu trompé en me disant qu’elle était vivante. Richard, morte ou vivante, je veux la voir, entends-tu, je le veux !

Et, malgré les efforts que Richard faisait pour le contenir, Valentin se souleva sur un genou.

— Que fais-tu, malheureux, s’écria Richard ; on t’a défendu toute émotion, tout mouvement.

— Je vais à elle, puisque tu ne veux pas la laisser venir à moi.

En ce moment, on entendit quelques cris inarticulés dans la chambre où était Huberte.

Valentin reconnut sa voix.

— Que se passe-t-il donc, demanda-t-il en faisant un effort pour se dresser sur ses pieds, et pourquoi ces cris ?

— Au nom du ciel, Valentin, supplia Richard, au nom de tout ce qu’il y a de plus saint, pas dans ce moment, plus tard.

— Mais tu n’entends donc pas, tu n’entends donc pas ? fit Valentin… Elle crie, elle appelle au secours.

Et, tout chancelant, il fit deux pas vers la porte.

— Eh bien, s’écria Richard, mieux vaut encore que tu saches la vérité… Huberte…

Il hésita.

— Eh bien, Huberte ?… demanda Valentin.

— Elle est folle !

Valentin jeta un cri qui finit par une espèce de râle, chancela, fit un tour sur lui-même, et, comme un arbre déraciné s’abat sur la terre, il s’abattit sur le plancher.

Au cri poussé par Valentin, auquel répondit un cri non moins terrible de Richard, au bruit de la chute du blessé, la porte de la chambre d’Huberte se rouvrit, et le docteur reparut sur le seuil.

Le médecin et Richard se précipitèrent sur le corps de Valentin et soulevèrent le blessé. Ses yeux étaient tout grands ouverts, mais fixes et atones ; ses lèvres remuaient encore, mais sans pouvoir articuler un son. Son corps se tordit dans une convulsion suprême – un soupir douloureux s’échappa de sa bouche.

Son âme s’était exhalée avec ce soupir.

— Il n’y a plus rien à faire, dit le médecin, il est mort.

Le sculpteur, immobile, pâle, agité de mouvements nerveux, demeura quelque temps agenouillé devant le cadavre de son ami, pleurant et priant, car il est des heures où la prière, les lèvres n’eussent-elles point appris à la dire, s’élève spontanément du fond de l’âme.

Puis il pensa que si quelque chose de nous survit à nous-mêmes, comme l’avait espéré Valentin, le plus grand témoignage que sa pauvre âme pût recevoir de ses regrets, serait dans sa tendresse pour Huberte.

Il donna un dernier baiser à son ami, lui ferma la bouche et les yeux, et, tout chancelant comme un homme ivre, il se dirigea vers la chambre où il avait laissé la jeune fille.

À sa grande surprise, le médecin était seul dans cette chambre, dont la porte, donnant sur la petite cour, était ouverte.

— Où est Huberte ? lui demanda-t-il d’un ton où la menace se joignait à la supplication.

— Elle voulait aller chercher son père qui tardait à venir, disait-elle, répondit le médecin, de là les cris que vous avez entendus. Je la retenais à grand’peine, quand vos cris m’ont fait la lâcher pour courir à vous.

— Ah ! s’écria Richard, malheureux, malheureux que je suis…

Et il s’élança hors de la chambre pour interroger le concierge.

Le concierge avait vu sortir Huberte tout échevelée ; il avait couru après elle… Malheureusement, à la suite du terrible événement, la porte de la rue était restée ouverte ; il avait vu comme une ombre se dirigeant vers le faubourg Saint-Antoine, – il avait appelé la jeune fille par son nom, mais inutilement ; elle avait disparu à l’angle de la rue de…

Richard s’élança dans la même direction, dans l’espoir de la rejoindre.

La nuit était froide et pluvieuse.

Il restait un espoir à Richard… cet espoir, il le puisait dans ces paroles mêmes d’Huberte : « Mon père tarde à venir, je vais le chercher. »

Sans doute avait-elle pris cette route si connue et qu’elle avait faite tant de fois, quand elle apportait à Paris la pêche du père Guichard et qu’elle lui en reportait le prix.

Il gagna donc la barrière du Trône, s’arrêtant à chaque femme qui suivait la route de Vincennes, mais dans aucune de ces femmes il ne reconnut Huberte.

Au reste, les passants étaient rares. – Au moment où il passait la barrière, minuit sonnait.

Sur cette longue et droite ligne qui forme la route de la barrière du Trône à Vincennes, il avait quelque espoir de retrouver celle qu’il cherchait ; mais il atteignit Vincennes, Joinville, Saint-Maur, sans avoir rien vu.

De temps en temps il s’arrêtait, regardait autour de lui. Il avait bien l’idée d’appeler Huberte ; mais, sans savoir d’où lui venait cette hésitation, il n’osait.

Il avait peur de sa propre voix.

À Saint-Maur, il quitta la grande route et coupa à travers champs, se dirigeant droit sur le groupe de maisons qui formait alors tout le village de la Varenne, et qui était situé au bord de l’eau.

Au milieu de ces maisons, celle de François Guichard se distinguait par sa vétusté.

Il s’en approcha, le cœur haletant, les jambes tremblantes.

Elle était la seule à travers les volets de laquelle filtrât un rayon de lumière.

Ce rayon lui donna un moment d’espérance.

La folie avait doublé les forces de la jeune fille ; quoique Richard eût fait la route en moins de deux heures, elle était arrivée avant lui. De son arrivée dans la maison, venait la lueur tardive qui l’éclairait.

Richard s’approcha du contrevent. Comme il l’avait prévu, il n’était point fermé en dedans, mais seulement poussé contre la muraille.

Il l’écarta doucement.

Malgré l’heure avancée de la nuit, le père la Ruine n’était point couché, mais assis devant la cheminée, la lueur de la lampe, posée sur une avance en bois, éclairait son visage.

Ce visage était pâle et flétri comme celui d’un cadavre.

Il était immobile comme une statue, et l’on eût pu le croire mort si, de temps en temps, une grosse larme, s’amassant au bord de sa paupière, n’eût roulé sur sa joue.

Il était évident qu’Huberte n’avait point paru.

Richard, le cœur serré par cette douleur muette qu’il comprenait devoir être éternelle, repoussa doucement le volet.

Puis, il se dit qu’à Joinville, Huberte avait probablement suivi le petit sentier qui longe la Marne, et qu’en suivant ce sentier en sens inverse, il la rencontrerait.

Il suivit donc le sentier.

À force de marcher dans les ténèbres, ses yeux étaient habitués à l’obscurité.

En face des dernières maisons de Chènevière, il vit un petit batelet qui suivait le fil de l’eau, et qui, par conséquent, descendait du côté de la Varenne.

Il descendit jusqu’au bas de la berge, il héla ; mais, comme aucun mouvement ne se fit à bord, comme la lune, en ce moment, glissa entre deux nuages, laissant filtrer un rayon de lumière sur la Marne, il lui fut démontré que le bateau était vide.

En arrivant à l’île des Gords, il s’arrêta.

Il lui semblait, parmi les saules et les oseraies de l’île, avoir vu passer comme une forme blanche.

Plusieurs fois cette forme disparut et reparut. Le cœur de Richard battait à lui briser la poitrine ; une sueur glacée ruisselait de son front.

Enfin il fit un effort sur lui-même.

— Huberte, cria-t-il, Huberte !

La forme blanche s’arrêta, parut écouter, mais presque aussitôt elle se baissa de nouveau. On eût dit qu’elle cueillait des fleurs.

— Huberte ! répéta encore une fois Richard.

— Est-ce toi, Valentin ? répondit une voix que Richard reconnut pour celle d’Huberte.

Le cœur de Richard bondit dans sa poitrine.

— Oui, dit-il.

— Alors, attends-moi, dit l’ombre.

Et, comme si pareille à l’apôtre, elle eût été douée de la faculté de marcher sur les eaux, elle descendit parmi les branches de saules et les oseraies, jusqu’au rivage.

Tout à coup, un cri retentit. Richard chercha vainement l’ombre des yeux.

Elle avait disparu.

Le sculpteur resta un instant immobile d’étonnement et d’effroi ; puis il s’élança dans la rivière.

Mais il plongea vainement à plusieurs reprises, et, après un quart d’heure d’efforts et de recherches inutiles, il remonta sur la berge, en se demandant s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve.

XI

Le père la Ruine.

Les pluies avaient élevé le niveau de la Marne, elle coulait à pleins bords, roulant une eau jaunâtre et limoneuse : c’était un temps merveilleux pour la pêche. – Le poisson avait quitté sa retraite et se tenait contre les rives ou sur les terrains envahis par l’inondation.

Tout ce qui, sur le littoral, avait le droit de tremper un bout de ficelle maillée dans les eaux de la Marne, s’en donnait à cœur joie à ce moment béni, et restait sur la rivière du matin au soir et quelquefois du soir jusqu’au matin.

François Guichard se montrait acharné parmi les plus acharnés de cette guerre ; il voulait tromper sa douleur par la distraction et le travail.

Quoiqu’il se fût couché à près de trois heures du matin, il quitta sa maisonnette dès que parut l’aube et remonta lentement la rivière, car, ainsi que l’avait raconté Mathieu le passeur à Huberte, les bras du vieillard étaient devenus bien faibles pour lutter contre le courant.

En outre, il prenait toujours certaines précautions lorsqu’il relevait ses outils.

En effet, le père la Ruine ne se trompait pas à la mansuétude de M. Batifol. Si celui-ci le tolérait sur la rivière, c’était surtout dans l’espoir de surprendre le secret de certaines places privilégiées dont la connaissance constituait, disait-on, tout le mystère des grands succès que la renommée attribuait au vieux pêcheur.

Lorsque le bonhomme fut à la hauteur de Champigny, il détacha son bachot, amarré au bord de la rivière, poussa au large et commença de tirer de l’eau son premier verveux.

Comme il était seul, il ne pouvait se maintenir contre le courant à l’aide de ses avirons, et, en même temps, se livrer à la pêche. Aussi, lorsqu’il arrivait à quelque endroit où se trouvait un de ses engins, après avoir soigneusement inspecté tous les environs, il enfonçait deux longues perches ferrées dans le lit de la rivière, et assujettissait son bachot ; puis, à l’aide de son croc, il cherchait son outil au fond de l’eau.

Il venait de dépasser l’île des Gords et en était à son troisième verveux, lorsque tout à coup il s’arrêta tout tremblant !… Son croc avait rencontré une résistance étrange, mais dont sa longue pratique du métier ne lui permettait pas de méconnaître la cause.

Il comprenait qu’il allait ramener un cadavre à la surface de l’eau.

Il leva son croc, et les plis d’une robe blanche commencèrent à apparaître et à tourbillonner dans le courant.

En voyant un vêtement de femme, une vague terreur s’empara du vieillard, et il resta quelques secondes sans amener le cadavre à lui.

Il détourna la tête et fut près de laisser retomber ce cadavre, quel qu’il fût, au fond de la rivière.

Mais tout à coup, sous l’empire d’une résolution soudaine, il se pencha, et, saisissant le corps par la taille, il l’enleva entre ses bras et le laissa retomber dans le fond du bachot.

Seulement, près de ce corps, il tomba à genoux, l’œil hagard, les joues livides, le front ruisselant de sueur.

C’était bien Huberte !

Malgré ses longs cheveux blonds qui s’étaient enroulés autour de son visage et qui lui faisaient un masque, le grand-père l’avait reconnue sur-le-champ ; d’ailleurs, du moment où le croc avait touché ce cadavre, le coup qu’il avait ressenti au cœur lui avait dit que ce cadavre était celui de sa fille.

Un doux sourire semblait encore animer le visage d’Huberte, et elle tenait à la main le bouquet flétri qu’elle était occupée de cueillir, comme Ophélia, lorsque la voix de Richard était parvenue jusqu’à elle.

François Guichard, laissant aller son bateau au fil de la rivière, resta longtemps abîmé dans la contemplation du cadavre sans s’apercevoir qu’un certain nombre de personnes le suivaient sur la rive en faisant des signes aux travailleurs des champs qui accouraient à leur tour. Il écartait les cheveux mouillés de son enfant, il essuyait le limon qui souillait son visage, il passait sa main sur ses yeux qu’il essayait de rouvrir, sur sa bouche qu’il tentait de fermer. On eût dit qu’il voulait reconnaître un à un chacun des traits que sa tendresse avait si profondément gravés dans son âme.

Enfin, il arriva aux premières maisons du village avec Huberte, couchée sur ces planches où s’était passée son enfance et où, pendant dix-huit ans, elle s’était assise chaque jour rieuse aimant à chanter.

Tous les désœuvrés du hameau étaient accourus sur la berge.

Il aborda en face de sa maison.

On voulut aider le père Guichard à emporter sa petite-fille, mais il refusa le secours qui lui était offert et ne voulut permettre à personne de toucher ces restes sacrés.

Au moment où il poussait du pied la porte de sa maison, il s’arrêta, et, appuyant ses lèvres sur le front du cadavre qu’il tenait entre ses bras :

— À présent, dit-il, tu peux bien reposer sur le lit où elles sont mortes : tu l’as bien gagné par ton martyre, pauvre enfant !

Puis, en effet, déposant Huberte sur son propre lit, il s’enferma dans sa chaumière.

Le soir, Mathieu le passeur se hasarda à y entrer pour voir si son vieil ami n’avait pas besoin de quelque chose.

Huberte était couchée sur le grand lit drapé de serge, éclairé par la petite lampe fichée dans la muraille, au-dessus de sa tête. En face d’elle était assis le grand-père, qui serrait une de ses mains glacées dans les siennes et contemplait ce visage bleui avec une sorte de rage avide.

Il remercia Mathieu.

Et, comme celui-ci insistait pour savoir s’il pouvait lui être bon à quelque chose :

— Oui, lui dit-il, rends-moi le service d’aller à Paris et de raconter à M. Valentin ce qui s’est passé ; puis tu le prieras de venir demain à l’enterrement d’Huberte. M. Valentin te remerciera, j’en suis sûr, comme je te remercie.

Mathieu, sans faire une objection sur les neuf lieues qu’il avait à faire pour aller et revenir, partit sur-le-champ. Vers trois heures du matin, il était de retour et, avec quelque hésitation, il annonça au père la Ruine qu’au moment où il était arrivé à Paris, les ensevelisseurs clouaient Valentin dans sa bière.

Il ajouta que l’enterrement du jeune homme devait avoir lieu le lendemain, à onze heures du matin.

Le père la Ruine avait eu l’air de ne pas écouter ce que venait de lui raconter Mathieu ; il avait entendu cependant, car il répondit :

— Juste à la même heure ! Pauvres enfants !

Et, en effet, le lendemain, à dix heures et demie du matin, le convoi de la jeune fille partait de la chaumière de François Guichard. Le vieillard avait lui-même placé Huberte dans son cercueil, et il accompagna ce cercueil jusqu’au cimetière de Saint-Maur, où dormaient déjà la mère et la grand’mère de son enfant.

Il n’avait point versé une seule larme depuis sa maison jusqu’à la fosse, et il assista à tous les détails de l’inhumation avec un calme sinistre qui épouvanta les voisins peu nombreux qui l’avaient accompagné.

Ses yeux semblaient avoir épuisé jusqu’à la source de leurs pleurs. Seulement, ses paupières étaient de ce rouge ardent qu’a le fer lorsqu’il sort du feu de la forge.

Lorsque la terre retentit sur la bière avec ce bruit que l’on n’oublie jamais lorsqu’une fois on l’a entendu, Mathieu voulut emmener son vieil ami.

— Pas encore, lui dit celui-ci.

Et il attendit que la fosse fût comblée.

Alors il s’agenouilla et baisa pieusement le monticule qui indiquait la place où Huberte, couchée, reposait pour l’éternité ; et, se retournant vers les assistants :

— C’est bien véritablement à cette heure, dit-il, que l’on peut m’appeler le père la Ruine.

Pendant la nuit suivante, les habitants des maisons situées sur la berge purent voir une lueur sinistre qui s’élevait du milieu de l’eau et qui éclairait tout le cours de la rivière. On y courut et l’on reconnut que François Guichard avait amoncelé ses filets, ses verveux, ses nasses, tous ses outils enfin, dans un bachot et qu’il y avait mis le feu.

L’incendie avait fait de tels progrès dans ces amas de fils et de bois secs, qu’il n’y avait point à songer à les éteindre.

On courut à la chaumière du vieillard. La porte en était fermée au loquet seulement, mais la chaumière était déserte.

Nul ne l’avait vu quitter la Varenne ; nul ne l’y vit revenir jamais. Que devint-il ? Où alla-t-il ? Où mourut-il ? On l’ignore.

La disparition du vieux pêcheur laissait le champ libre à l’ambition de M. Batifol. Aussitôt que les eaux furent baissées, il explora le lit de la rivière, recueillit ceux des verveux du vieillard que la terrible trouvaille que celui-ci avait faite l’avait empêché de relever. Et le fabricant connut enfin de la sorte les endroits où il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser du poisson.

Depuis cette époque, M. Batifol passa pour le plus malin pêcheur des rives de la Marne, de Charenton à la Queue, et ses concurrents lui reprochent de ne se montrer nullement modeste dans son triomphe.

Quant à M. Pasdeloup, l’incertitude où l’on demeura sur le sort du père la Ruine fit qu’il ne put avoir ce coin de terre tant ambitionné, dont la convoitise l’avait fait entrer d’une façon si active dans le triumvirat qui avait si cruellement persécuté le pauvre vieillard.

Quant à Richard, il fut quelque temps sombre et solitaire. Mais, peu à peu, il se consola. L’absinthe venait d’être mise à la mode par notre armée d’Afrique, où elle a tué tant de braves gens qu’avaient épargné les balles ou les yatagans des Arabes. Et c’est dans l’ingurgitation de cette liqueur que l’avenir lui réservait ses plus beaux succès.

 

FIN


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— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Dumas, Alexandre, Le Père la Ruine II, Leipzig, Alph. Durr (Collection Hetzel), s.d. [1860]. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Cormorans sur la Marne, près de Champs-sur-Marne, a été prise par Tangopaso le 03.03.2013.

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[1] On appelle plumer, en style de canotage, effleurer la surface de l’eau avec le plat de l’aviron, lorsqu’on le sort de l’eau pour prendre du champ, et de façon à briser cette surface.