Alexandre Dumas

LES DRAMES GALANTS
LA MARQUISE D’ESCOMAN
(deuxième série)

Avec la collaboration de Gaspard de Cherville

1869

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Table des matières

 

XX  Où s’accomplit un dénouement que n’avaient pas prévu ceux qui le désiraient le plus. 4

XXI  Où Louis de Fontanieu oublie que l’avenir est à qui sait attendre  31

XXII  Comment s’exploite une mauvaise affaire. 44

XXIII  Où M. d’Escoman venge son honneur outragé, tout autrement que le sire de Coucy ne vengea le sien. 55

XXIV  Ceux qui coupent les ailes aux amours. 71

XXV  Comme quoi les prés les plus ras tondus sont ceux où l’herbe repousse plus épaisse. 84

XXVI  Idylle. 96

XXVII  Le Clos-béni 108

XXVIII  Ce qui se passait dans le magasin de la rue de Sèze  116

XXIX  Où mademoiselle Marguerite rentre en scène. 131

XXX  Dédains et regrets. 143

XXXI  Réveil 148

XXXII  Les matinées de mademoiselle Gélis. 154

XXXIII  Où le secours vient, comme de juste, d’où on ne l’attendait guère  172

XXXIV  Où le louis d’or revient sur le tapis. 187

XXXV  La femme propose. 209

XXXVI  Comme quoi il ne faut pas se fier aux vieillards  224

XXXVII  La nuit de noces de M. de Montglat 241

ÉPILOGUE. 255

Ce livre numérique. 261

 

XX

Où s’accomplit un dénouement que n’avaient pas prévu ceux qui le désiraient le plus

Au premier coup d’œil qu’elle avait jeté dans la mansarde, Marguerite avait pressenti la situation.

Le demi-aveu de Louis de Fontanieu, le trouble de Mme d’Escoman, la fureur de Suzanne, le désordre qui régnait dans la chambre, l’énorme crevasse de la cheminée, tout lui indiquait clairement la vérité ; s’il y avait de l’amour dans la démarche de la marquise, l’amant de Marguerite pouvait seul être l’objet de cet amour.

Seulement, ses présomptions dépassèrent la réalité.

Elle supposa que Mme d’Escoman ne pouvait s’être résignée à ce honteux espionnage que pour s’assurer que Louis de Fontanieu tiendrait la parole qu’elle lui avait arrachée, sans doute, de rompre avec sa maîtresse, et que pour jouir des angoisses et du désespoir d’une rivale.

À cette pensée, sa fureur ne connut plus de bornes ; elle poussa un rugissement sauvage et se précipita sur Emma.

Plus prompt qu’elle encore, Louis de Fontanieu se jeta devant Mme d’Escoman à moitié évanouie, et, l’enlaçant d’un de ses bras, de l’autre il contint Marguerite, qui éclatait en imprécations frénétiques.

Il y a dans l’attouchement même involontaire de deux corps qui aspirent l’un vers l’autre des sensations indéfinissables auxquelles personne ne saurait se soustraire. Au milieu de son désespoir, de ses terreurs, de son accablement, Emma, lorsqu’elle sentit le cœur de celui qu’elle aimait battre et palpiter à quelques lignes de son propre cœur, en subit l’irrésistible magnétisme.

Sous la vigoureuse étreinte par laquelle Louis de Fontanieu la serrait contre lui, une secousse nerveuse, comme celle que l’on reçoit de la pile galvanique, fit tressaillir tous ses membres ; ils restèrent encore en proie, il est vrai, à l’engourdissement passager qui les paralysait ; mais l’âme se réveilla et céda avec une voluptueuse ivresse à la puissance d’attraction qui s’exerçait sur elle. Emma jeta son bras autour du cou du jeune homme, renversa sa tête en arrière en l’appuyant sur son épaule et lui dit avec un accent tendrement égaré :

— C’est pour l’amour de vous que je souffre, Louis ! c’est bien à vous de me défendre des emportements de cette femme.

Elle appelait celui qu’elle aimait du nom qu’elle lui avait donné dans ses derniers rêves.

En ce moment, les gens de la maison, dont les cris de Suzanne avaient excité l’inquiétude, arrivaient au deuxième étage.

Suzanne quitta Marguerite, avec laquelle elle luttait de violences et d’invectives, pour courir à la porte de la mansarde et la fermer ; mais la grisette, dont les paroles de Mme d’Escoman avaient changé la fureur en délire, la devança, et, d’un effort suprême, maintint cette porte grande ouverte.

Marguerite comprenait que c’était la vengeance qui arrivait.

— Personne n’est de trop ici ! s’écria-t-elle ; il faut que madame la marquise aille désormais hardiment, le front levé, comme je marche, moi, depuis trois ans. La modestie ne sied point aux personnages que nous avons à jouer. Vous croyez qu’il n’y a qu’une Marguerite ici, nous sommes deux : moi qui espérais me réhabiliter de mon infamie, moi qui voulais racheter mes fautes en me montrant honnête dans mon désordre, et Mme la marquise d’Escoman, la femme mariée, Mme la marquise d’Escoman, l’honnête femme, qui vient voler son amant à la fille perdue.

Et, comme un murmure d’incrédulité s’échappait de toutes les poitrines :

— Vous doutez, bonnes gens ? reprit Marguerite avec la même animation. Voici par où madame venait épier ce qui se passait chez moi ; regardez leur rougeur. Devant vous encore, ils se tiennent embrassés, tant leur passion est irrésistible ! Mais qu’ai-je besoin de tous ces témoignages ? Si bon me semble, j’en trouverai un plus irrécusable, le leur ! Démentez donc ce que je viens de dire, si vous l’osez, madame : dites donc à tous ceux qui nous écoutent, et qui ne veulent pas croire à tant d’impudeur sous un masque si pudique, à tant d’effronterie sous des apparences si candides, dites-leur donc que je mens ; dites-leur donc que ce n’est pas votre amour pour M. de Fontanieu qui vous a fait commettre cette action indigne et lâche, de venir espionner une pauvre fille ; dites-leur donc que je me trompe en affirmant que, comme moi, vous n’êtes qu’une prostituée.

Suzanne essayait de répondre, de couvrir de ses cris les cris de Marguerite. Au dernier mot que celle-ci prononça, Louis de Fontanieu, lâchant Mme d’Escoman, saisit Marguerite à la gorge, comme s’il eût été temps encore d’empêcher que l’odieuse épithète dont elle venait de flétrir la femme qu’il aimait ne sortît de la bouche de son ancienne maîtresse.

Les témoins de cette déplorable scène se précipitèrent pour arracher la malheureuse des mains du jeune homme ; ils entraînèrent Louis de Fontanieu dans la chambre de la mère Brigitte, tandis que l’on transportait dans son appartement Marguerite, en proie à une violente attaque de nerfs.

Aussitôt qu’il put se dégager, Louis de Fontanieu revint à la mansarde, où il pensait que Mme d’Escoman avait besoin de ses soins ; mais il ne l’y trouva plus.

Suzanne avait profité de la confusion qui était résultée de la lutte entre Louis de Fontanieu et ceux qui l’empêchaient de se livrer à ses tristes voies de fait, pour entraîner sa maîtresse et s’enfuir avec elle de cette odieuse maison.

Louis de Fontanieu ne s’arrêta même pas devant la porte de Marguerite ; Marguerite était un monstre qu’il n’eût rencontré que pour le broyer sous ses talons. Le délire passionné où le désespoir avait jeté la pauvre fille, loin d’être une excuse à ses yeux, était un crime de plus, et un crime pour lequel, s’il eût été consulté, elle eût mérité la mort.

Il allait par les rues, les yeux égarés, chancelant comme un homme ivre, ne reconnaissant pas ses amis lorsque ceux-ci passaient à ses côtés.

C’est à peine si, de loin en loin, une pensée d’orgueilleuse satisfaction gonflait son cœur, lorsqu’il songeait que son rêve le plus caressé venait d’être si miraculeusement réalisé, lorsqu’il se disait que c’était pour lui que la vertueuse Mme d’Escoman se serait si misérablement compromise ; non, à l’honneur de son désintéressement juvénile, nous devons affirmer que la préoccupation du sort d’Emma l’absorbait tout entier.

Il était impossible qu’après un si grand scandale, qu’en face du retentissement que devait avoir cette équipée, elle eût songé à rentrer chez elle. Devant l’horreur de la situation, sa raison n’aurait-elle pas succombé, ou, en ne prenant conseil que de son désespoir, n’aurait-elle pas attenté à ses jours ?

C’était dans les alentours de l’hôtel d’Escoman que l’agitation de ses pensées ramenait sans cesse Louis de Fontanieu. La nuit était venue ; tout était morne et sombre dans cette demeure ; aucun bruit n’y attestait la vie. Ses grands murs noirs, où nulle lumière n’apparaissait, avaient un aspect sinistre. Il semblait que la mort et le deuil s’y fussent installés. Le jeune homme, en la contemplant, sentit un froid glacial percer jusqu’à ses os ; ses angoisses en redoublèrent ; elles devinrent si vives, qu’à tout risque il résolut de pénétrer dans l’hôtel, de gagner le premier domestique qui se présenterait et de savoir de lui ce qui s’était passé.

Il saisissait le marteau pour heurter à la porte, lorsqu’il fut heurté lui-même par une femme qui accourait toute haletante et dont les mains tremblantes essayaient d’introduire une clef dans la serrure.

Louis de Fontanieu et la femme poussèrent un cri simultané en se reconnaissant.

— Au nom du ciel, Suzanne – car c’était elle –, qu’est-il arrivé à madame ? s’écria Louis de Fontanieu.

— Venez, venez, répondit la gouvernante, et que le bon Dieu nous prête des ailes ; car, si nous tardons, peut-être ne la reverrons-nous pas vivante.

Et, certaine de l’acquiescement de celui pour lequel sa maîtresse s’était perdue, oubliant la cause qui l’avait amenée, comme si, en retrouvant Louis de Fontanieu, elle avait retrouvé plus qu’elle ne cherchait, Suzanne reprit sa course dans la direction d’où elle était venue, course véritable en dépit de l’obésité de la gouvernante, course dans laquelle elle déployait une telle énergie, que, malgré sa jeunesse et sa vigueur, c’est à peine si Louis de Fontanieu eût pu la dépasser.

Ainsi courant, ils sortirent de la ville.

Suzanne ne s’expliquait pas, elle ne répondait pas aux questions que son compagnon ne cessait de lui adresser ; elle semblait avoir assez à faire de ménager le jeu de ses poumons, qui rendaient le bruit strident d’un soufflet de forge.

Ils arrivèrent ainsi au bord du Loir ; mais, après avoir fait cent pas le long du mur des peupliers, Suzanne, vaincue par la fatigue, trébucha et s’abattit ; elle était tombée à genoux ; elle fit un effort suprême pour se relever ; il fut vain : le sang accumulé dans sa poitrine en dilatait si violemment les artères qu’elle suffoquait ; la voix lui manqua lorsqu’elle voulut parler ; les quelques mots qu’elle put prononcer avaient dans leur accent quelque chose du râle d’un mourant.

— Plus loin, plus loin, dit-elle, et vous la trouverez… Au nom du ciel, emmenez-la ! au nom de tout ce que vous aimez, ne souffrez pas qu’elle meure !

Louis de Fontanieu n’en écouta pas davantage ; il repartit avec la rapidité de la pensée, sans s’inquiéter de Suzanne, qui, d’ailleurs, ne demandait pas qu’on s’inquiétât d’elle.

Tout en dévorant l’espace, il regardait de tous les côtés ; ses yeux cherchaient à percer les ténèbres de la nuit. Tout à coup il faillit heurter une forme noire qu’il aperçut en la dépassant ; il revint sur ses pas : c’était Mme d’Escoman.

Elle était assise sur la terre nue, adossée contre un peuplier ; elle avait renversé son visage sur ses genoux, autour desquels ses mains s’entrelaçaient ; à deux pas d’elle, Louis de Fontanieu entendait les dents de la pauvre femme s’entrechoquer.

— Madame, madame, lui dit-il, au nom du ciel, que vous est-il arrivé ?

Au son de cette voix, Mme d’Escoman se redressa comme si elle eût été mue par un ressort d’acier.

— Qui m’appelle ? demanda-t-elle d’une voix rauque d’épouvante.

— Moi, Louis de Fontanieu, qui vous aime, qui n’ai jamais cessé de vous aimer !

— Et moi qui ne le reconnaissais pas ! s’écria Emma ; moi qui ai douté une minute que ce fût lui ! Oh !… mon cœur me disait bien qu’il ne m’abandonnerait pas dans ma misère !

Il n’y a rien de plus pudibond que les courtisanes ; elles seules savent faire une chute en observant tous les préceptes de la décence. Lorsqu’une femme honnête s’abandonne, que lui importent de vaines retenues dans le sacrifice de ce qui, jusque-là, avait été le plus précieux de ses trésors, dans le sacrifice de sa vertu ? La passion véritable n’admet ni degrés, ni raison, ni calcul.

Mme d’Escoman jeta ses bras autour du corps de Louis de Fontanieu ; elle se serra contre lui, avec cette énergie désespérée que met le condamné à embrasser l’autel ; cette poitrine contre laquelle elle appuyait la sienne n’était-elle pas son seul refuge désormais ?

Dans cette étreinte, ses lèvres rencontrèrent les lèvres du jeune homme, et elle ne les détourna pas ; elle reprit d’une voix que les baisers et les sanglots entrecoupaient tour à tour :

— Non, non, vous ne m’abandonnerez point, n’est-ce pas, mon ami ?… Oh ! que j’ai souffert depuis deux heures ! Je croyais que j’allais mourir, là, au pied de cet arbre ! La mort que j’appelais n’est point venue, heureusement ! Mourir sans vous revoir, c’eût été trop cruel !… Vous m’aimez donc, Louis ? vous m’aimez, bien vrai ? Parlez un peu, que j’écoute votre voix me répéter ce que mon cœur me disait tout bas ; car il y a longtemps que je vous aime, moi… Si tout cela n’allait être qu’un rêve ! Mais non, je ne rêve pas, j’entends encore retentir à mes oreilles la voix de cette horrible créature ; le nom infâme qu’elle me donnait me brûle comme le feu de l’enfer. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Toute ma vie sera consacrée à vous faire oublier cet odieux moment, à expier les torts que la fatalité m’a donnés malgré moi… Emma, chère Emma, par tout ce qui est sacré en ce monde pour un homme, je jure que, si pour moi vous êtes perdue…

— Oh ! oui, je suis perdue ! dit à demi-voix Mme d’Escoman, que ce mot de Louis de Fontanieu venait de forcer à jeter un coup d’œil en arrière. Mon Dieu ! il me semble que le regard d’un enfant me ferait rougir à présent.

— Si pour moi vous êtes perdue, reprit le jeune homme, je serai pour vous si plein d’amour, je trouverai, dans ce bonheur inouï que je vous devrai et que je vous dois déjà, l’obligation de tant de constance, que vous ne regretterez jamais le douloureux sacrifice que je vous aurai coûté ! Que je sois maudit de Dieu si je manque jamais au serment que je fais dans cet instant, le plus solennel de ma vie.

— Est-ce que j’ai besoin de vos serments, Louis ? On ne peut mentir quand on aime. Est-ce qu’il est possible que je regrette quoi que ce soit ? Mon Dieu ! ma pensée est si bien à vous tout entière, que, lorsque vous parlez ainsi, je ne me rappelle rien d’aujourd’hui, rien d’hier, rien du passé. Il me semble qu’il y a cinq minutes que je viens de naître. Voulez-vous le répéter encore, que vous m’aimez, Louis ? J’avais bien rêvé de vous l’entendre dire, mais je ne me figurais pas que ce fût si doux à écouter.

Après les premiers transports de leur double ivresse, il fallut bien songer aux difficultés matérielles de la situation que l’incartade de Marguerite avait faite à Mme d’Escoman.

Comme les deux jeunes gens échangeaient les premiers mots qui y avaient trait, Suzanne les rejoignit.

En les apercevant ainsi à côté l’un de l’autre, au pied du peuplier, les mains réunies ; à l’accent vibrant et sonore qu’avait pris la voix de sa maîtresse, la gouvernante devina que celle-ci était sortie de l’effrayant accablement dans lequel elle l’avait laissée. L’émotion de sa joie produisit sur elle le même effet que la fatigue ; ses jambes se dérobèrent sous elle, elle tomba à genoux devant Louis de Fontanieu et l’embrassa avec les transports qu’elle avait jusqu’alors réservés pour sa seule maîtresse ; elle le serra sur sa poitrine comme une mère qui retrouve son fils bien-aimé.

— N’est-ce pas que vous la rendrez heureuse, mon Emma ? disait-elle ; c’est bien vrai, n’est-ce pas, M. de Fontanieu ? Ah ! s’il en était autrement !… Il n’y a qu’un instant que je réfléchis que cela est possible, et si vous saviez comme cela me fait peur ! Ce serait moi, cette fois, qui aurais été l’artisan de son infortune, car c’est moi… mon Dieu ! c’est peut-être bien mal, ce que j’ai fait ; si le ciel allait m’en punir, non pas dans moi-même, mais dans ce que j’aime le plus au monde, dans mon enfant !… Oh ! non, je suis folle avec mes terreurs… Et puis, d’ailleurs, elle vous aimait, elle serait morte ! Est-ce que l’on peut laisser mourir comme cela celle qu’on a nourrie de son lait ? Non, elle sera heureuse avec vous, j’en suis certaine ; vous ne ressemblez pas à l’autre, vous ; ils n’ont pas eu le temps de vous corrompre… Elle sera heureuse ! Tenez, déjà elle me semble toute changée ; j’entrevois sa bouche qui sourit… Il y a si longtemps que cela ne lui était arrivé, de sourire !… Elle m’avait amenée ici en sortant de cette maison, là-bas. Ah ! mon Dieu ! pourquoi l’y ai-je conduite !… Elle s’était laissée tomber au pied de cet arbre, et ni mes prières ni mes larmes ne pouvaient la décider à quitter cette place, à rentrer à l’hôtel ; j’y allais pour y chercher du secours lorsque je vous ai rencontré…

Louis de Fontanieu, quoiqu’il ignorât l’importance du rôle que Suzanne avait joué dans l’aventure qui se dénouait pour lui d’une façon si inespérée, connaissait toute l’influence de la gouvernante sur sa maîtresse. Aussi lui répéta-t-il les serments qu’il avait adressés à Emma.

Cependant la soirée s’avançait ; il devenait urgent de prendre un parti.

Par cette raison que les natures timides se décident plus difficilement à une résolution violente, elles acceptent aussi plus résolument les conséquences des situations dans lesquelles les circonstances les ont placées ; il leur est aussi pénible de marcher en arrière qu’en avant.

Il eût fallu plus de volonté que n’en avait Mme d’Escoman pour affronter et les reproches de son mari et le mépris public, auxquels elle devait s’attendre après le retentissement que la scène du matin ne pouvait manquer d’avoir dans Châteaudun.

Ce ne fut qu’indirectement que ces considérations agirent sur la détermination de Mme d’Escoman ; mais elles ne contribuèrent pas moins pour un peu à la confirmer dans l’idée qu’il lui était impossible de rétrograder. Ce qui principalement l’y décidait, c’était le souvenir de la scène qu’elle avait entendue ; elle était restée jalouse de Marguerite ; elle lui enviait cette effervescence de sentiment que, le matin, elle désespérait d’atteindre. Quoi qu’il en dût résulter, elle n’eût pas voulu débuter dans ses amours par une tiédeur qui lui paraissait la négation de la passion. Il y avait dans la possession calme de son amant, en dehors du monde avec lequel elle venait de rompre, malgré les préjugés qui allaient la condamner, quelque chose qui ressemblait à une victoire et qui exerçait sur elle cette irrésistible attraction qui jette hors de la société tant de cœurs nobles et généreux. Elle espérait enfin, par l’immensité du sacrifice, river à jamais la chaîne qui allait l’attacher à celui qu’elle aimait.

Cette résolution avait trop de ces bénéfices immédiats qui détraquent la cervelle des amoureux pour que Louis de Fontanieu la combattît sincèrement ; Suzanne fut seule à faire entendre la voix de la raison, à supplier sa maîtresse de tenir tête à l’orage ou, tout au moins, de prendre conseil de la réflexion.

On ne l’écouta pas. Il fut décidé qu’ils partiraient tous les trois dans la nuit même. Emma était plus impatiente que Louis de Fontanieu que ce départ fut consommé ; elle était si désireuse de quitter la ville qui, depuis quelques jours, lui était devenue odieuse, de se voir sur la route du paradis terrestre vers lequel elle croyait marcher, qu’il fallut les plus vives instances pour obtenir qu’elle quittât l’avenue, où elle voulait attendre la voiture que Louis de Fontanieu devait se procurer, et pour la décider à prendre quelque repos avant de se mettre en route.

Et cependant elle en avait grand besoin ; les terribles secousses de la journée avaient brisé ce corps frêle, à peine convalescent ; mais elle mesurait ses forces au bonheur qui gonflait son âme, à ce bonheur vivifiant d’un premier amour ; elle raillait doucement sa faiblesse, elle suppliait Louis de Fontanieu de ne pas juger son cœur à la débilité de son corps, et, lorsque, aux premiers pas qu’ils firent, Louis de Fontanieu la sentit chanceler à son bras, elle refusa longtemps de permettre à celui-ci de la prendre entre les siens pour la porter jusqu’à la ville.

Ce ne fut que lorsqu’ils entrèrent dans le faubourg que l’enjouement par lequel elle s’efforçait de protester contre son épuisement l’abandonna. Ses terreurs l’avaient reprise malgré elle ; chaque passant attardé qui croisait le petit groupe au milieu duquel était Emma faisait tressaillir celle-ci.

Il était heureusement dix heures du soir, et, à dix heures du soir, les rues de Châteaudun sont à peu près désertes.

Louis de Fontanieu n’avait pas d’autre asile à offrir à Emma que son propre appartement ; c’est là qu’il se proposait de la conduire.

Mais, si endormie que parût la ville, il ne jugea pas qu’il fût sage de s’engager dans un endroit aussi découvert que l’était la place de la sous-préfecture, sans avoir essayé de reconnaître les intentions de ceux qui pourrait s’y trouver.

Ils passaient en ce moment devant l’église Saint-Pierre ; à cette époque, le vieux cimetière qui l’entourait jadis était abandonné, mais non encore détruit. Ce lieu, tout sinistre qu’il était, sembla à Louis de Fontanieu tout à fait propre à servir de retraite à Mme d’Escoman pendant que lui-même irait à la découverte.

Il franchit par une brèche le mur en ruine, conduisit ses deux compagnes dans un angle du cimetière, derrière un massif de cyprès, et s’éloigna après avoir vivement recommandé à Suzanne de veiller sur sa maîtresse et surtout de ne pas la quitter d’un instant.

Sa prudence n’avait pas été inutile : deux hommes se promenaient devant la sous-préfecture et semblaient attendre quelqu’un ; l’un de ces hommes avait la tournure de M. d’Escoman.

Quelque indifférent qu’il fût à l’endroit de sa femme, le marquis n’avait pu ne point s’inquiéter de sa disparation.

Sans doute, la rumeur publique lui avait déjà désigné Louis de Fontanieu comme celui qui pouvait lui apprendre ce qu’était devenue Mme d’Escoman.

Décidément, si l’on voulait fuir, il n’y avait plus une minute à perdre.

Louis alla réveiller un homme qui faisait profession de louer des chevaux et des voitures, lui demanda de le conduire à l’instant même à Chartres, où des affaires pressantes l’appelaient, ainsi que sa mère et sa sœur.

L’homme le regarda avec un sourire qui signifiait que, connaissant très bien le secrétaire de M. le sous-préfet, ne lui sachant ni mère ni sœur à Châteaudun, il n’était point sa dupe. Mais Louis de Fontanieu lui mit quelques écus dans la main ; l’homme redevint grave et promit que, dans dix minutes, il aurait attelé les meilleures bêtes de ses écuries au plus splendide de ses équipages.

Cette perspective d’un aussi prompt départ soulagea le jeune homme d’un grand poids ; il reprit tout joyeux le chemin de l’église Saint-Pierre, il rentra dans l’enceinte abandonnée ; mais il ne retrouva pas les deux femmes à l’endroit où il les avait laissées.

Un froid mortel pénétra jusqu’à son cœur.

Il appela Mme d’Escoman à voix basse : rien ne lui répondit.

Il pensa que quelque chose les avait effrayées ; que, sans doute, elles s’étaient cachées dans l’épaisseur du bosquet funèbre. Il en écarta les branches, il tâta avec ses mains : mais ses mains ne rencontrèrent que la mousse qui recouvrait les pierres tumulaires et les croix encore debout.

Sa tête s’égara ; une terreur vertigineuse s’empara de ses sens, il vit des ombres, des spectres, des fantômes, entraînant la femme qu’il aimait dans les fosses entr’ouvertes.

Il oublia la prudence que la situation lui commandait ; il parcourut le cimetière en appelant Emma à grands cris.

Enfin, il crut entendre des gémissements qui venaient du centre de l’enceinte ; il y courut, l’âme pleine d’angoisse.

La plupart des tombeaux étaient renversés et ensevelis sous l’herbe ; seule la croix que, des siècles auparavant, on avait dressée au milieu du champ de repos était restée intacte ; elle ouvrait sur deux grands bras de granit, étendard de résurrection de tous ceux qui dormaient à son ombre.

Sur son piédestal, rongé par les lichens, tapissé par les lierres, Louis de Fontanieu aperçut Emma et Suzanne agenouillées et absorbées dans leurs prières ; c’étaient les sanglots de la première qui avaient guidé vers elle le jeune homme.

— Venez ! venez ! lui dit Louis de Fontanieu. La voiture est prête ; il faut que nous soyons loin d’ici avant le jour.

Mme d’Escoman ne répondit pas ; ses pleurs redoublèrent ; ils communiquaient à tout son corps un tressaillement convulsif.

Louis de Fontanieu voulut la saisir et l’emporter comme il l’avait fait peu d’instants auparavant ; elle le repoussa doucement.

— Mon Dieu ! que s’est-il donc passé ? dit-il, qu’est-il donc arrivé ? qu’avez-vous fait ?

— J’ai prié.

— Mais venez donc ! Voulez-vous qu’un misérable instant perdu nous sépare à jamais ? Emma ! Emma !

Mme d’Escoman essaya de répondre ; mais l’émotion la suffoquait ; elle secoua négativement la tête, puis elle cacha entre ses mains son visage ruisselant de larmes.

— Elle ne m’aime pas ! s’écria Louis de Fontanieu avec un accent de désespoir.

— Je ne l’aime pas !… Mon Dieu ! eût-il donc fallu que je fusse morte de ce malheureux amour pour qu’il crût à sa sincérité ? — Louis, ajouta Emma, c’est peut-être un crime de parler de sentiments si profanes dans un semblable lieu ; mais, par cette croix, par tous ces morts qui nous entourent et qui savent si je dis la vérité, mon cœur n’a qu’une pensée, c’est vous, et cette pensée l’absorbe si bien tout entier, qu’il me semble qu’il survivra même à sa destruction.

— Pourquoi refuser de me suivre, alors ? Après avoir reçu l’aveu de tant de tendresse, faut-il vous perdre ? Que me restera-t-il si, ayant entrevu le ciel, je me retrouve sur cette terre déserte, isolée et sombre ?

— Il vous restera ceci, dit Emma en indiquant du doigt le signe rédempteur qui dominait toute cette scène, cette croix, qui vous donnera la force de surmonter un temps d’épreuve, puisqu’en un instant elle m’a bien communiqué celle de lutter contre ma faiblesse et mon égarement.

— Non, répliqua Louis de Fontanieu, on ne se console pas de vous perdre, madame ! et, la preuve de ce que je vous dis, dans peu de temps vous l’aurez ; car, à mon tour, par cette croix, je vous jure de ne pas survivre au coup que vous me portez.

Un secours vint à Louis de Fontanieu d’un côté où il n’en devait pas attendre.

— Emma, mon enfant, écoute, interrompit Suzanne, qui tremblait que quelque résolution désespérée du jeune homme ne devînt fatale à sa maîtresse, s’il allait faire ce qu’il dit ? Il t’aime, tu l’aimes, il parle de mourir, et je sais bien, moi, que, s’il mourait, tu mourrais aussi ! Résigne-toi donc à ce bonheur qui, depuis quelques instants, t’épouvante et qui m’épouvantait moi-même il n’y a qu’un moment ; mais Dieu est bon ; il t’a tant éprouvée, qu’il te pardonnera d’avoir faibli là où la vertu d’un ange eût été impuissante.

— Non, quand j’ai prié tout à l’heure, il m’a semblé qu’un rayon sortait de cette croix et traversait mon cœur en l’éclairant. J’ai tremblé devant cette lumière divine dont tu parles, ma pauvre Suzanne, car j’ai compris qu’elle ne pouvait m’absoudre. Ah ! si Dieu n’avait que ses souffrances éternelles pour me punir ! mais s’il me frappait dans ce qui m’a été plus cher que ses commandements ? Louis ! Louis ! s’il vous enlevait à moi, s’il m’ôtait votre amour !… Ah ! pardonnez-moi cette pensée ; mais, depuis qu’elle est entrée dans mon âme, elle me glace d’épouvante. Je vous aime, Louis ! mais, je vous en conjure, n’exigez de moi rien de plus. Avec notre jeunesse, notre amour, notre conscience et Dieu pour nous, l’avenir ne nous appartient-il pas ? Le Seigneur, qui vient de m’arrêter au bord de l’abîme, aura encore pitié de mes larmes ; je lui demanderai chaque jour de nous réunir sans que je sois forcée de transgresser ses lois.

Mais Louis de Fontanieu n’écoutait plus ; en voyant s’évanouir des espérances qui étaient si près de devenir des réalités, il se sentait pris d’une rage furieuse ; il eût voulu renverser l’emblème qui venait de jeter bas tout l’échafaudage de son bonheur. Effrayé de cette pensée sacrilège, il se laissa tomber à l’endroit où Mme d’Escoman s’était agenouillée, et fit entendre mille imprécations contre le ciel et la destinée.

Mme d’Escoman lui prit la main et s’assit près de lui.

— Du courage, Louis ! lui dit-elle. Si cela peut vous consoler, sachez-le, je souffre autant que vous, plus que vous peut-être, puisque le sacrifice vient de moi. Ne pleurez pas comme cela, je vous en supplie, mon ami. Je vous l’ai prouvé, rien ne me coûtait pour être à vous. Que me faisait le monde et ses jugements ? que m’importait ma réputation, quand j’avais votre amour ? Mais m’exposer à votre mépris, je ne le veux pas.

— Mon mépris ?

— Oui, votre mépris… Depuis que je suis rentrée en moi-même, j’ai compris que c’était ce qui attendait tôt ou tard la femme qui manque à ses devoirs. En face de l’image éternelle que ce symbole évoquait devant moi, j’ai pesé la fragilité des sentiments humains ; la faute consommée, que me resterait-il si votre affection pour moi venait à s’évanouir ? Pas même votre estime ! Non, les tortures présentes ne sont rien auprès de celles-là ; je ne veux pas, je ne veux pas !

— Vous mépriser ? vous mépriser parce que vous m’aurez donné plus que votre vie ? Mais c’est insensé ce que vous dites là, Emma ! Est-ce qu’on méprise sa mère, est-ce qu’on méprise son Dieu, auxquels on doit moins que je ne vous devrai ? Quelle âme de fange et de boue supposez-vous donc à celui que vous aimez, dites-vous ? mais mon existence ne sera jamais assez longue pour vous prouver, par ma tendresse, par mon abnégation, par les soins dont je veux vous entourer, tout ce que vous aurez mis dans mon âme de reconnaissance en même temps que d’amour ! Vous mépriser ! mais ces morts secoueront au vent leurs linceuls avant qu’une semblable monstruosité se réalise. C’est à moi de vous demander grâce et pitié, Emma. Mon Dieu ! que je voudrais avoir des paroles qui vous touchent ! Mon Dieu ! que je voudrais pouvoir vous ouvrir ma poitrine pour vous montrer les terribles angoisses de mon cœur !… Mais je vais mourir, Emma ! mais, lorsque je ne vous verrai plus, lorsque je n’entendrai plus votre voix, ce sera la nuit éternelle pour moi. Rien ne vous dit donc ce qui se passe dans mon âme ? Ah ! si vous éprouviez ce que j’éprouve ! Emma, Emma, ne me réduisez pas au désespoir !

En parlant ainsi, le jeune homme avait pris Emma dans ses bras, et la serrait sur sa poitrine avec des transports indicibles ; il couvrait de baisers son visage ; ses larmes se mêlaient aux siennes.

— Grâce ! grâce ! lui répondait Mme d’Escoman ; ne parlez pas ainsi, Louis ; depuis longtemps, mon cœur vous a tout donné ; mon corps est à vous comme ma pensée ; voilà que vous allez m’enlever le peu de courage et de raison qui m’étaient revenus… Si vous le demandez avec ce désespoir, si vous parlez de mort, est-ce que je saurai vous refuser quelque chose ? Je suis à votre merci ; mais j’implore votre pitié, elle ne me manquera pas ; vous aurez compassion de mes terreurs ! Après ce que je vous ai dit, ne sauriez-vous vous montrer patient ? Soyez clément, mon Louis bien-aimé ! ne me condamnez pas à ce déshonneur qui m’épouvante ; laissez-moi partir seule… Attendez !… J’irai m’enfermer dans un couvent, j’y vivrai avec votre image, jusqu’au jour où nous pourrons, sans rougir, nous jeter dans les bras l’un de l’autre ; ne me refusez pas ce que je vous demande au nom de l’amour immense que j’ai pour vous… C’est à genoux, Louis, que je t’en supplie, laisse-moi partir seule !

— Mme la marquise d’Escoman a raison, mordieu ! dit une voix d’homme à deux pas des jeunes gens, et je ne comprends pas que M. de Fontanieu se montre plus faible qu’une femme.

Louis de Fontanieu bondit du côté où il avait entendu parler ; il se trouva en face de M. de Montglat.

— Que venez-vous faire ici, chevalier ? s’écria-t-il.

— Avant de vous répondre, permettez que je remplisse mes devoirs d’homme bien élevé, répliqua celui-ci en saluant Mme d’Escoman et en lui demandant de ses nouvelles avec autant de respectueuse aisance que s’il se fût trouvé dans son salon. — Maintenant, continua-t-il, je vous dirai que je viens jouer un rôle que vous rendez un peu bien pénible, mon jeune ami, soit dit sans reproche, celui de Mentor, rôle fort difficile avec un Télémaque qui se montre si acharné dans ses sottises.

— Chevalier ! fit Louis de Fontanieu, dont la présence de Mme d’Escoman exagérait la susceptibilité.

— Prenez-le comme il vous plaira, pardieu ! je connais trop bien l’humaine reconnaissance pour m’étonner si vous voulez couper la gorge à un bonhomme qui s’éreinte depuis trois heures à vous chercher par toute la ville, dans la seule intention de vous rendre service.

— Mais qui vous a donc indiqué que vous me trouveriez ici ?

— Qui ? Mais les échos d’alentour, morbleu ! ils ne sont pas plus muets que votre douleur, qui fait assez de bruit, Dieu merci !

Mme d’Escoman frémit en apprenant ainsi qu’un étranger avait pu sonder son âme dans tous ses replis. Louis comprit sa pensée au mouvement de terreur qu’il lui vit faire.

— Rassurez-vous, madame, lui dit-il. M. le chevalier de Montglat est mon ami, c’est un noble cœur qui ne nous trahira pas.

Emma tendit sa main au vieux gentilhomme, qui la baisa avec la galanterie que l’habitude avait mise dans sa nature, ou plutôt dont sa nature avait fait chez lui une habitude.

— On dit, reprit-il, que le temps employé en civilités auprès des dames n’est pas du temps perdu ; cependant nous ferions aussi bien de les remettre à un autre jour. Vous n’avez pas une minute à perdre pour vous éloigner, madame la marquise ; cette fois, c’est moi, c’est-à-dire un ami sage et froid, qui vous le dis.

Louis de Fontanieu respira bruyamment ; quoi qu’eût fait le chevalier, il espérait encore que celui-ci venait à son aide ; il lui semblait que le vieux roué ne pouvait, sans mentir à son passé, entraver un enlèvement. Louis de Fontanieu croyait encore qu’il pourrait être du voyage.

— Depuis une demi-heure, dit-il, la voiture doit être prête ; le cocher m’a répondu de ses chevaux…

M. de Montglat haussa les épaules avec dédain.

— Vous n’aviez pas fait dix pas, répondit-il, que votre cocher était en quête de M. le marquis d’Escoman pour lui vendre le secret de votre départ ; en sorte que, si la voiture est prête, c’est sans doute pour vous conduire partout ailleurs que là où il vous plairait d’aller. Mon jeune ami, ajouta le chevalier, que rien ne pouvait faire renoncer à l’exposition de ses théories de viveur, en semblable circonstance, quand on est forcé de s’assurer de la discrétion d’un homme, on le gorge d’or, ou on le roue de coups ; par une infinité de raisons qu’il est inutile de détailler ici, j’ai toujours préféré le second de ces deux moyens ; vous n’avez employé ni l’un ni l’autre. À présent, je vous le répète, M. d’Escoman est caché dans la remise, avec force gens de très mauvaise compagnie, et ce serait folie à vous que de l’affronter.

Emma poussa un cri de terreur.

— Mon Dieu ! que faire ? dit Louis de Fontanieu. Chevalier, conseillez-moi.

— Je ne demande pas mieux ; je ne suis ici que pour cela.

— Eh bien, nous écoutons ; parlez.

— Il est onze heures et demie ; la malle-poste passe à minuit ; nous allons l’attendre sur la route, dit le chevalier ; de cette façon, nous laissons d’Escoman se morfondre avec son monde, qui ne lui offre certes pas la ressource de faire un whist pour passer le temps.

— Mais, dit Louis de Fontanieu, quelle apparence qu’il y ait trois places libres dans la malle-poste ?

— Trois places ? Ah çà ! mais vous songez donc toujours à partir, vous ?

— L’abandonner quand son mari la menace ? Jamais ! je la suivrai.

— Je vous dis que vous ne la suivrez pas, monsieur de Fontanieu ; vous ne suivrez pas Mme la marquise quand même, pour vous enlever à ma compagnie, vous me forceriez à vous appliquer sur la poitrine un cataplasme de ma façon.

— Tant mieux ! c’est tout ce que je souhaite ; oui, je préfère mourir plutôt que de m’éloigner d’elle ! s’écria le jeune homme.

Emma et Suzanne s’efforçaient de le calmer. M. de Montglat le prit par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Mordieu ! dit le vieux gentilhomme, ce n’est pas le tout que d’être amoureux, monsieur de Fontanieu, il faut encore rester honnête homme. J’ai tout fait, moi qui vous parle, j’ai tout osé, et, sacredié ! cela n’a pas toujours été à la plus grande gloire de votre serviteur et de la morale publique. J’ai déshonoré bien des femmes, puisque cela s’appelle les déshonorer ; mais avoir été la cause de leur ruine, mais, par lâcheté, les avoir fait passer du luxe à l’indigence, jamais, ventrebleu ! et c’est ce que vous allez faire, vous.

— Sa ruine ! moi, moi, ruiner Emma ?

— Eh ! sans doute, la ruiner ; ne comprenez-vous donc pas que cette aventure, que je ne m’explique pas encore, quoique, depuis cinq heures, on m’en écorche les oreilles, va servir les désirs les plus chers de M. d’Escoman ? Avoir la fortune sans les charges, c’est tout ce qu’il souhaite, et c’est ce que vous allez réaliser, vous.

— Je le tuerai auparavant.

— Il fallait le faire quand vous le teniez au bout de votre épée, moitié d’homme que vous êtes ! Maintenant, il est trop tard. Nous autres, quand quelqu’un nous gênait, croyez-vous que nous hésitions ? Fer pour fer et vie pour vie, ventrebleu ! Mais, comme j’ai l’honneur de vous le dire, mon jeune ami, il n’est plus temps ; le marquis a choisi un autre terrain, c’est là qu’il faudra combattre, c’est là qu’il faut vaincre, et vous le pouvez.

— Comment ?

— En laissant sa femme faire ce qu’elle veut faire. Que la marquise parte ; à Paris, elle trouvera dix avoués, elle en trouvera cent qui se chargeront de la rendre blanche comme neige et de verser leur bouteille à l’encre sur la figure de son mari. Il y a contre lui vingt preuves accablantes ; qu’existera-t-il contre elle, lorsque l’on vous verra séparés, lorsque vous resterez ici, vous que l’on désigne comme son amant ? Un méchant propos dont le passé de la marquise fait justice ; un témoignage que M. d’Escoman ne peut invoquer, celui de son ancienne maîtresse. C’est un procès gagné avant d’être entamé.

— Mais, moi, moi, que deviendrai-je pendant ce temps ? Si elle m’oubliait !

— Allons donc ! vous oublier ? Les scrupules qui lui sont venus l’en empêcheront bien. Est-ce qu’il ne va pas lui falloir passer son temps à les combattre ? Vous trouverez la brèche praticable dans ces scrupules quand le gain du procès vous permettra de la rejoindre librement. Des scrupules, cela peut retarder la victoire, mais la compromettre, jamais ! C’est si amusant, dit le chevalier avec un soupir de regret, les scrupules ! Faites ce que je vous dis, et faites-le bravement, en homme, morbleu !

Puis, se retournant vers la marquise :

— Voilà votre ami devenu raisonnable ; nous n’avons plus qu’à nous mettre en route, ajouta-t-il.

Louis de Fontanieu ne répondit rien ; il baissa la tête ; il était plus abattu que convaincu. Emma ne paraissait pas moins oppressée que lui ; elle ne prenait pas la peine de cacher sa douleur au chevalier de Montglat.

On partit enfin. M. de Montglat soutenait Emma d’un côté ; de l’autre, elle s’appuyait sur Louis de Fontanieu. Les deux amants ne purent s’entretenir comme ils l’eussent fait sans la présence du chevalier.

Celui-ci, avec son bon sens pratique, expliquait à Mme d’Escoman tout ce qu’elle aurait à faire pour sortir à son honneur de la position difficile où son imprudence l’avait placée, et la jeune femme n’avait que les contractions du bras qu’elle appuyait sur le bras de son amant pour lui dire encore : « Je vous aime ! »

Il est vrai aussi que, si, de loin en loin, elle répondait à M. de Montglat, c’était pour lui recommander son ami avec une énergie qui prouvait à ce dernier combien cette séparation était douloureuse à la pauvre Emma.

On fit halte sur une éminence, à un quart de lieue de la ville. Alors Suzanne s’approcha de Louis de Fontanieu ; elle craignait que, lors des adieux définitifs, il ne songeât pas à elle ; elle voulait d’avance en prendre sa part. Ces adieux, ce furent force prières de ne point oublier celle qui lui avait tout sacrifié. En face des tristesses que sa maîtresse devait déjà à son intervention, Suzanne avait des appréhensions avant-courrières des remords ; elle éprouvait le besoin de s’entendre rassurer sur l’avenir.

Les larmes et le désespoir de Louis de Fontanieu témoignaient si vivement de son amour, que la gouvernante put espérer de ne s’être pas trompée dans ses prévisions.

Enfin, on entendit dans le vallon, comme un tonnerre lointain, le roulement de la voiture sur le pavé. Ce bruit fit sur le jeune homme l’impression que produit sur un condamné celui de la charrette qui va l’emmener à la mort.

Il souhaitait que cette voiture s’abîmât avant d’arriver à eux.

Bientôt ils aperçurent sa lumière qui, comme un feu follet, vacillait sur le rideau noir dans lequel se confondait l’horizon.

L’homme de précaution, M. de Montglat, avait choisi, pour l’attendre, l’endroit de la montée où les chevaux sont forcés de ralentir leur trot. Il appela le courrier ; celui-ci avait deux places.

Le dernier espoir du jeune homme s’évanouit.

Emma et son amant se jetèrent une dernière fois dans les bras l’un de l’autre et longtemps ils se tinrent embrassés. L’émotion de la marquise était si profonde, que ce fut à moitié évanouie que les deux hommes l’introduisirent dans l’intérieur de la voiture, où Suzanne était déjà.

Louis de Fontanieu s’assit sur un des tas de pierres de la route, malgré son compagnon, qui faisait mille instances pour le ramener sur-le-champ à Châteaudun.

Il regarda tant qu’il put voir ; il écouta tant qu’il put entendre, jusqu’à ce que le dernier murmure des roues et des grelots se fut perdu dans la brise.

Il lui semblait que c’était son âme que les cinq chevaux de la malle-poste avaient si rapidement entraînée loin de lui.

XXI

Où Louis de Fontanieu oublie que l’avenir est à qui sait attendre

Le chevalier de Montglat chercha à réveiller quelque énergie chez Louis de Fontanieu, par des reproches d’abord, puis par des plaisanteries, et enfin par les perspectives les plus riantes.

Mais, malgré les efforts de son vieil ami, le jeune homme demeura morne, absorbé dans sa douleur ; il n’avait pas l’air de l’écouter ; il n’ouvrit la bouche, en rentrant en ville, que pour résister aux tentatives que fit celui-ci afin de l’entraîner du côté du logis du loueur de voitures.

Le digne gentilhomme prétendait qu’il était du devoir de Louis de Fontanieu d’aller relever le marquis d’Escoman d’une faction qui déjà avait duré trois heures ; il se promettait tant d’agrément de cette facétie, qu’il eut quelque peine à y renoncer.

Dans la situation morale où se trouvait Louis de Fontanieu, M. de Montglat était un mauvais consolateur. Le chevalier ne pouvait rien comprendre à des afflictions qu’il n’avait jamais éprouvées ; ses amours n’avaient jamais ressemblé à celui-là. C’étaient des amours joufflus et enrubannés, dodus et fleuris, dont les peintres du dix-huitième siècle ont placé des échantillons au-dessus de toutes les portes et de toutes les cheminées, amours papillons, gais et rieurs, toujours voletant, toujours butinant, et qui n’ont jamais connu d’autres larmes que celles que laisse la rosée dans les fleurs ; dont les doigts endurcis n’ont jamais ensanglanté la tige d’une rose ; qui, lorsque par hasard ils se servent d’une des flèches de leur carquois, gardent la physionomie bénigne du cuisinier qui ne fait de victime que pour le grand gaudissement et l’éternelle conservation de l’espèce humaine.

M. de Montglat ne pouvait revenir de la tristesse de son jeune camarade.

— Pourquoi pleurer ? lui disait-il. Moi, à votre place, je battrais des entrechats jusque sur la flèche de Saint-Pierre.

Et le chevalier accentua ses paroles d’un jeté battu que le pavé, rendu glissant par l’humidité de la nuit, l’empêcha si bien d’accomplir à sa satisfaction, qu’il le recommença plusieurs fois.

— Comment ! reprit-il, la plus charmante femme de la ville, le parangon de vertu de notre société s’humanise en votre faveur ; que dis-je, s’humanise ? s’affole de votre personne sans rime ni raison, et vous me faites une mine à porter diable en terre ? Mais, sacrebleu ! qui est-ce qui m’a donné – le chevalier se servit d’un verbe plus énergique – un Amadis de votre espèce ? Que diriez-vous alors, si, comme peut-être elle eût dû le faire, elle eût ordonné à ses laquais de vous flanquer à la porte ? Il y a temps pour tout, mon cher enfant ; gardez vos soupirs pour les déposer à ses pieds ; la Révolution a si bien tout bouleversé, que l’on prétend que c’est cela qui plaît aux femmes aujourd’hui ; mais, loin d’elle, reprenez votre joyeuse humeur, puisque vous avez tant de raisons de l’épanouir. Vous ne voulez pas que nous allions faire une petite visite à ce brave d’Escoman, qui doit s’ennuyer comme un coffre entre les bottes de foin et les figures à en manger dont je l’ai vu entouré ? C’eût été bien amusant cependant, et fort capable de vous distraire ! Mais je ne vous laisserai pas vous morfondre dans votre tristesse ; je l’ai promis à votre charmante marquise, et je veux que vous lui portiez témoignage, quand bientôt vous la reverrez, comment ce vieux fou de Montglat tient sa parole. Je vais vous faire une autre proposition : allons sonner à la porte de cette excellente Mme Bertrand ! Le mari grognera sans doute un peu ; mais, s’il fait du bruit, nous le mettrons dans sa marmite ; quant à sa moitié, elle sera enchantée de me voir. Finir sa nuit entre un joyeux compagnon, une jolie femme et une demi-douzaine de fioles de champagne, par la sambleu ! cela me consolerait, moi, de la fin du monde.

Mais, voyant que cette perspective n’avait pas une grande influence sur l’accablement de Louis de Fontanieu :

— Vous la dédaignez peut-être, Mme Bertrand ?… continua le chevalier. Mon jeune ami, ayez foi dans ma vieille expérience, ne faite jamais fi d’une femme qui, jeune ou vieille, porte au bout de son nez un reflet des feux de l’enfer. Les anges ont sans doute du bon, quelquefois ; mais il est des moments où la société de ce qui nous vient du diable est bien agréable !… Bon ! voilà que, pour un de ses suppôts, je me conduis en roi Caudule ! Il ne manquait plus que je détaillasse à un aussi rude vainqueur que vous l’êtes les charmes secrets de la belle qui veut bien m’honorer de quelques bontés. Ah ! ah ! ah ! ne vous y frottez pas, mon jeune ami ; cette beauté m’a si bien ensorcelé, que je serais capable de me montrer aussi sot que d’Escoman, ce qui me contrarierait. Mais, bah ! ajouta le vieux gentilhomme avec deux nuances bien distinctes de fatuité et de bonhomie, si cela peut vous consoler, je vous promets de ne pas y regarder de trop près. Voilà comme il faut être avec ses amis, mordieu ! D’ailleurs, cette brave créature me reviendra toujours ; ce n’est point un blanc-bec comme vous qui serait susceptible de me faire oublier.

Louis de Fontanieu éprouva quelques difficultés pour faire renoncer M. de Montglat à ce dernier expédient, dont la vertu curative semblait au digne gentilhomme bien autrement efficace que la première des distractions dont sa sollicitude lui avait suggéré l’idée ; il en rencontra bien davantage lorsqu’il s’agit de persuader à son ami que le recueillement de la solitude était en ce moment tout ce que souhaitait son chagrin et que ce n’était que là que son courage pouvait se retremper un peu.

Plus fatigué de voir tant de bonne volonté inutile que convaincu par les raisons qu’on lui opposait, le chevalier finit par laisser son compagnon au seuil de sa porte, non sans lui avoir renouvelé ses recommandations à l’endroit de la philosophie.

La conversation du vieux gentilhomme avait été une véritable torture pour Louis de Fontanieu ; loin de rafraîchir son cœur, les sceptiques raisonnements du vieillard en avaient irrité les plaies ; chacun des éclats de sa gaieté était tombé sur son âme comme autant de gouttes d’eau sur le fer rougi à la forge ; elles s’étaient dissipées en vapeur sans en amortir les ardeurs. Quels que fussent les services que le chevalier venait de lui rendre, ce fut avec une joie fébrile qu’il le vit s’éloigner ; un moment auparavant, il eût donné dix ans de sa vie pour pouvoir penser à Emma sans être troublé par un importun ; il lui semblait que cette consolation était désormais pour lui le bonheur suprême.

Il rentra dans son appartement.

Ses larmes, que, depuis quelque temps, il avait contenues par respect humain, dans la crainte d’éterniser ce texte de plaisanteries qui le fatiguaient plus encore qu’elles ne l’irritaient, ses larmes coulaient maintenant sans mesure, comme si Mme d’Escoman l’eût quitté à l’instant même.

Peu à peu il se grisa de sa douleur ; elle devint furieuse ; elle prit le caractère de la folie.

Comme il l’avait fait dans le cimetière, il se roulait sur le sol, et s’arrachait les cheveux ; il déchirait ses habits, il appelait à grands cris cette Emma qui, en ce moment, semblait morte pour lui.

Il chercha autour de lui quelque chose qui la lui rappelât ; il demanda un objet qui eût conservé une émanation de celle qu’il aimait ; son égarement était si profond, qu’il fut cinq minutes avant de se souvenir de la petite bourse qu’elle lui avait donnée et qu’il portait toujours sur sa poitrine.

Il la sortit de son sein et la couvrit de ses baisers.

Mais le souvenir des douces étreintes de la soirée était trop récent pour que les efforts de son imagination pussent tremper des lèvres brûlantes encore des caresses qu’elles avaient reçues.

Il se remit à prononcer le nom de l’absente, comme si elle eût été auprès de lui ; il donnait à sa voix toutes les inflexions que fournissent la tendresse et la passion.

Il trouvait une espèce de charme à s’écouter ; les lettres qui composaient ce nom ne lui paraissaient pas ressembler aux autres lettres.

Puis il pleurait, il pleurait avec des sanglots à fendre le cœur de ceux qui les auraient entendus.

Dans le paroxysme de son désespoir, ses idées étaient si flottantes et si tumultueuses, que l’on peut dire que la pensée l’avait abandonné.

Mais ses forces s’épuisèrent, et alors son imagination se fixa.

Elle se concentra sur une seule idée : revoir Emma !

Machinalement, il mit tout ce qui lui restait d’argent dans ses poches ; il prit dans une armoire une paire de bottes de chasse et se disposa à les chausser.

Mais bientôt il les rejeta avec colère sur le parquet ; d’un seul coup d’œil, il avait embrassé tout un drame ; il avait vu Mme d’Escoman traînée devant les tribunaux par son mari, perdue, déshonorée, et tout cela par sa faute à lui ; il avait été saisi d’épouvante.

Alors commença une lutte contre sa douleur et sa conscience.

La douleur se mentait à elle-même ; déjà cruelle, elle se faisait horrible ; elle travaillait ses plaies avec amour pour les rendre plus effrayantes à voir, comme fait le mendiant pour exciter la compassion des passants ; elle ne pleurait plus, elle se lamentait ; elle ne criait plus, elle hurlait ; elle invoquait la mort, comme unique remède ; elle disait qu’avant d’entrer dans la tombe, une suprême consolation lui était bien due : revoir Emma !

La conscience protestait ; elle disait : « Lâche ! lâche ! lâche ! » comme avait fait M. de Montglat ; mais son reproche se perdait dans le bruit que faisait son adversaire insensé.

Il vint un moment où Louis de Fontanieu ne l’entendit pas du tout : la conscience était vaincue.

Il respira, comme font tous ceux qui se décident à commettre une action mauvaise ; il avait bâillonné tous ses bons instincts pour se prévaloir de leur mutisme approbateur.

Alors, les bonnes raisons, les spécieux prétextes, tout ce qui pouvait légitimer son action, lui vinrent en foule.

Qui avait dit que M. d’Escoman songeait à exploiter à son profit la faute de sa femme ? M. de Montglat. Mais M. de Montglat avait toujours été l’adversaire de cet amour. Pourquoi ? Probablement par suite d’une jalousie secrète dont le chevalier savait mal se défendre. Le caractère de M. d’Escoman le mettait au-dessus d’une supposition semblable. Il était trop léger pour tant de perfidie ; il avait trop à redouter les investigations sur sa propre conduite pour affronter le scandale de l’audience. D’ailleurs, le mal n’était-il pas fait ? Ce n’était pas lui, Fontanieu, qui l’avait provoqué ; et cette séparation n’était qu’un vain palliatif. S’il ne partait pas aujourd’hui, serait-il le maître de ne pas partir demain ? L’éclat de cette aventure avait été si grand, qu’il était peu probable que le sous-préfet consentît à le conserver près de lui. À quoi aurait-il servi alors, ce désespoir qui, si Mme d’Escoman le partageait, comme cela était probable, devait avoir une désastreuse influence sur sa santé ?

Ces réflexions produisirent chez Louis de Fontanieu une surexcitation devant laquelle la raison devait céder. Tout éveillé qu’il était, il vit Emma lui tendant les bras, lui criant : « Viens, je t’attends, pauvre dupe, pauvre victime, comme je le suis moi-même, de la méchanceté des hommes ; viens, ne tarde pas davantage ! »

Il lui sembla qu’il sentait passer sur son visage le souffle embrasé de la jeune femme. Il s’habilla avec une précipitation qui témoignait du délire de ses sens, il sortit hors de l’appartement, traversa la ville en courant et s’élança sur la route de Paris, qu’avait prise Mme d’Escoman, comme s’il lui était possible de rattraper la voiture qui avait emmené celle-ci.

L’aurore rayait le large horizon de la Beauce de bandes pourpres et grises, lorsque Louis de Fontanieu parvint à l’endroit où, la veille, il avait fait ses adieux à Emma.

Il se retourna du côté de la ville ; elle était entièrement enveloppée dans le brouillard ; seuls les murs élevés du vieux château des Montmorency qui la dominent se teignaient des reflets du jour naissant.

Louis de Fontanieu eut une nouvelle hésitation devant cette masse de maisons encore dans le sommeil, qui allaient en sortir pour flétrir celle qu’il aimait.

En ce moment, il aperçut quelque chose de blanc sur l’herbe de la route ; c’était le mouchoir d’Emma, plus baigné de larmes de la jeune femme que la rosée du matin.

Cette trouvaille lui sembla un augure qui devait le faire persévérer dans son dessein ; ce témoin de la douleur de Mme d’Escoman vint refouler tous ses scrupules. Il continua de suivre le chemin, sans plus se retourner en arrière.

Il marcha ainsi jusqu’à midi, sans songer même à prendre aucune nourriture. Il n’avait pas l’habitude de la marche ; ces sept heures de fatigue avaient épuisé ses forces ; ses pieds meurtris se refusaient à le soutenir.

Alors, pour la première fois, tant était grand le trouble de ses pensées, il réfléchit qu’il lui serait impossible d’achever la route de la sorte. Il regretta de ne pas avoir employé le moyen vulgaire mais commode que M. de Montglat avait fourni la veille à Mme d’Escoman, de n’avoir pas pris place dans une diligence à défaut de malle-poste.

Il attendit pendant une heure, assis sur un des bas côtés de la route, le passage de quelque voiture ; mais son impatience ne supportait pas toutes ces lenteurs. Ses pieds, si endoloris qu’ils fussent, ne pouvaient l’empêcher de monter à cheval ; il gagna péniblement le premier relais, demanda un bidet de poste et fouetta son cheval de façon à faire froncer le sourcil au vieux postillon qui l’accompagnait.

Du train dont il allait, il devait être à Paris dans la soirée.

Il avait été convenu, entre M. de Montglat et Mme d’Escoman, que celle-ci se retirerait au couvent de la rue de Grenelle.

Les grilles de ces établissements ont des heures précises pour s’ouvrir aux visiteurs étrangers. Le jeune homme songea bien qu’il s’imposait en ce moment une fatigue inutile ; mais respirer l’air qu’Emma respirait, c’était déjà du bonheur ; il n’en mit que plus d’ardeur à accélérer sa course.

À sept heures du soir, il était à Longjumeau. Il activait le palefrenier qui sellait son cheval, lorsqu’il entendit sur la route le bruit d’une voiture qui avait marché derrière lui et le fouet des postillons qui commandaient de préparer le relais.

Instinctivement, il se cacha derrière une auge qui servait à abreuver les chevaux et qui se trouvait sur la route.

La voiture s’arrêta précisément en face de l’endroit où se trouvait le jeune homme ; il leva doucement la tête par-dessus la margelle de l’abreuvoir, et, à la lueur des deux lanternes qui éclairaient la chaise, il reconnut le marquis dans l’intérieur de cette voiture.

Le marquis semblait aussi insoucieux que de coutume et fumait son cigare avec une quiétude parfaite. Il trouva quelques paroles joviales à adresser à la servante qui lui apportait un verre d’eau. Le départ de sa femme ne semblait pas l’avoir trop désagréablement impressionné ; mais il n’en était pas moins évident qu’il était à sa poursuite.

Le premier mouvement de Louis de Fontanieu fut pour maudire la fatale préoccupation qui l’avait empêché de prendre la poste sept heures plus tôt ; sans cela, il fut arrivé à Paris. Il eût rejoint Emma avant M. d’Escoman, tandis que, maintenant, qu’allait-il arriver ? Il n’osait y songer.

Mais, après cette pensée égoïste, après quelques sourdes exclamations de rage violente contre le sort, son esprit, dont la fatigue extrême que le corps avait subie dissipait l’effervescence, put envisager toutes les conséquences de cet accident, et il arriva à moins s’en plaindre.

M. de Montglat n’avait donc pas menti ; M. d’Escoman était donc très décidé à ne pas prendre la situation qui lui était faite aussi gaiement que Louis de Fontanieu avait cherché à se le persuader. Il commença de comprendre que cette rencontre pouvait modifier une résolution dont les conséquences eussent pesé lourdement sur sa conscience d’honnête homme, et que, après tout, le hasard, si hasard il y avait, avait été pour lui et pouvait s’appeler la Providence.

Il était loin d’être assez énergique pour se résigner sans amertume et sans pleurs ; mais enfin il se résigna, et, lorsque le marquis, après s’être entretenu pendant quelques instants avec le maître de poste, eut ordonné au postillon de fouetter ses quatre chevaux, le jeune homme sortit de sa cachette, se recommanda mentalement à la constance et à l’amour qu’Emma lui avait jurés, et annonça au postillon que, se trouvant trop fatigué pour continuer sa route, il ne partirait que le lendemain.

En même temps, il demanda qu’on lui apprêtât un lit. À cette époque, le maître de poste de Longjumeau était en même temps l’aubergiste de l’endroit.

La servante à laquelle Louis de Fontanieu s’était adressé, et que la physionomie bouleversée du jeune homme semblait vivement intriguer, lui demanda s’il se coucherait ainsi sans souper.

À vingt ans, la nature perd difficilement ses droits. Depuis plus de vingt-quatre heures, Louis de Fontanieu n’avait pas mangé, et la plénitude de son cœur ne l’empêchait point de sentir de loin en loin le vide de son estomac.

Il accepta.

La servante lui fit traverser une cuisine enfumée, et, le conduisant dans une salle à manger qui y attenait, elle y dressa le couvert.

Les premiers morceaux que Louis de Fontanieu mit dans sa bouche lui semblèrent devoir s’arrêter à sa gorge ; peu à peu cette contraction nerveuse se dissipa ; il ne mangea pas beaucoup, mais il satisfit largement, sans trop savoir ce qu’il faisait, à l’aide d’un vin épais que l’on avait placé devant lui, la soif ardente qui le dévorait.

Son corps, aussi accablé que son esprit, ne résista pas aux vapeurs de ce liquide. Le dîner n’était point achevé, qu’un engourdissement profond s’empara de ses sens ; ses idées s’obscurcirent ; la gracieuse image de la femme qu’il aimait les traversait encore, mais la volonté lui manquait pour la retenir ; il s’accouda sur la table et céda à cette invincible somnolence qui suit les fatigues extrêmes.

La servante, trop jeune pour ne pas s’intéresser à un beau garçon qui paraissait si triste, respecta ce sommeil.

Il y avait une vingtaine de minutes que Louis de Fontanieu dormait lorsqu’une femme d’un certain âge, une bougie à la main, traversa la salle à manger pour se rendre à la cuisine.

Elle était elle-même si préoccupée, qu’elle ne fit d’abord aucune attention à ce convive attardé ; mais, lorsqu’elle repassa pour s’en retourner, la servante attira son attention sur celui-ci en faisant signe à cette dame d’assourdir pour lui le bruit de ses pas.

L’étrangère tourna les yeux du côté que lui indiquait le doigt de la servante, poussa un cri de surprise, et, laissant tomber à la fois son flambeau et une théière qu’elle tenait à la main :

— M. de Fontanieu ! s’écria-t-elle.

— Suzanne ! répondit le jeune homme, qui, au bruit, avait ouvert les yeux et croyait encore rêver.

Alors, sans s’inquiéter de la stupeur avec laquelle la fille de l’auberge regardait cette scène, sans chercher à légitimer cette reconnaissance :

— C’est Dieu qui vous a conduit ; venez, venez ! continua Suzanne en saisissant le jeune homme par le bras et en l’entraînant dans un escalier qui conduisait à la galerie du premier étage. Ah ! j’ai cru que, cette nuit, je la verrais passer entre mes bras ; c’est moi qui n’ai pas voulu qu’elle allât plus loin, elle serait morte dans cette voiture. C’est une inspiration du ciel que j’ai eue là ! Venez, et, si l’on veut vous faire du mal, je vous défendrai, moi, je vous défendrai de mes ongles et de mes dents. Oui, avant qu’on l’afflige, il faudra avoir tué la vieille Suzanne. Cordieu ! ajouta-t-elle en jurant pour la première fois de sa vie, nous verrons bien si l’on rendra mon enfant malheureuse malgré moi.

Puis, d’une voix qui trahissait toutes les angoisses de son âme :

— Oh ! pourvu que le saisissement ne la tue pas ! murmura-t-elle.

Avant de prononcer cette dernière phrase, Suzanne avait ouvert la porte d’une des chambres qui donnaient sur la galerie, et Louis de Fontanieu s’était précipité dans la chambre où elle donnait entrée.

En face de lui, il aperçut la marquise assise sur le pauvre lit de l’auberge et écoutant avec inquiétude le tumulte qui venait du dehors.

Lorsqu’elle vit apparaître son amant, Mme d’Escoman lui tendit les bras ; mais, son sang refluant à son cœur, elle ne put prononcer une parole ; ses forces l’abandonnèrent ; elle se renversa en arrière et perdit connaissance.

XXII

Comment s’exploite une mauvaise affaire

M. d’Escoman était très sérieusement à la recherche de sa femme.

Il avait infiniment trop d’amis intimes pour ignorer longtemps ce qui s’était passé rue des Carmes.

À quoi servirait un ami intime, si ce n’est à communiquer à son ami les nouvelles qu’il sait devoir être peu agréables à celui-ci, et cela avec d’autant plus d’enthousiasme, qu’il le fait sous la sauvegarde d’un sentiment dont on est forcé de remercier, quoi qu’on en pense.

M. de Guiscard, celui de tous les camarades du marquis qui semblait le plus ancré dans ses affections, fit preuve, en cette circonstance d’un dévouement et d’une abnégation chevaleresques ; il quitta sa chambre, où le retenait encore le coup d’épée du chevalier de Montglat, pour éclairer M. d’Escoman sur la situation que lui prêtait la renommée.

Suivant elle, Marguerite aurait surpris M. de Fontanieu en tête-à-tête avec la marquise ; elle avait trouvé, cette même renommée, que ce n’était point assez de l’esclandre qu’avait occasionné la violence de la grisette ; elle ajoutait que des voies de fait avaient été échangées entre les deux maîtresses du jeune homme, et par l’organe de M. de Guiscard, son interprète, elle avait brodé sur ce texte un luxe de détails dont l’énoncé fit monter le rouge au front de M. d’Escoman lui-même.

L’époux libertin d’une femme vertueuse est, en général, le moins philosophe de tous les maris. Une exception est presque toujours une supériorité ; aussi est-il fort agréable de constituer une exception, et, dans les conditions que nous avons dites, le mari libertin en est une ; sa vanité est chatouillée de voir qu’avec tant de raisons pour être ce que d’autres sont, qui font tous leurs efforts pour ne point mériter ce sort, il reste, lui, à l’abri du malheur commun. Ce n’est point à la vertu de sa femme qu’il attribue le bénéfice de ce privilège, c’est à son mérite personnel. Alors il se carre dans son infaillibilité, et il s’épanouit dans une indépendance qui, suivant lui, ne peut plus s’exposer à aucun accident.

En outre, si peu de prix que M. d’Escoman attachât à l’affection d’Emma, il regardait cette affection comme faisant partie du patrimoine que celle-ci lui avait apporté. Ce patrimoine, il voulait bien le dissiper, mais non pas souffrir qu’on le lui dérobât.

Il se montra donc beaucoup plus affecté de la confidence de M. de Guiscard que cela n’eût semblé devoir être.

Il le fut d’autant plus, que Louis de Fontanieu s’était déjà rendu coupable à son endroit d’une offense du même genre, qu’il ne lui avait pas encore pardonnée.

Il parla donc à M. de Guiscard d’un second duel entre le secrétaire et lui ; il le prévint que, cette fois, l’un des deux ne survivrait pas à la rencontre.

Mais, avant d’envoyer son cartel, il était nécessaire qu’il eût une explication avec Mme d’Escoman, que la chronique dunoise pouvait bien calomnier ; il ajourna, en conséquence, M. de Guiscard au lendemain et attendit la marquise.

La marquise ne rentra pas !…

M. d’Escoman en était à se consulter pour savoir s’il n’enverrait pas immédiatement chez Louis de Fontanieu, lorsqu’on heurta directement à sa porte.

Le valet de chambre demanda si M. le marquis était disposé à recevoir son avoué. M. d’Escoman n’en voyait pas bien la nécessité, mais il n’y trouvait pas non plus grand inconvénient, et il ordonna de faire entrer.

L’avoué venait, tout simplement, se mettre à la disposition de M. le marquis.

Celui-ci ouvrit de grands yeux ; il n’avait jamais entendu dire qu’il fût d’usage de se faire assister de son conseil pour aller sur le terrain.

Mais l’homme de loi lui expliqua qu’un second bruit se répandait par la ville, à savoir que lui, M. d’Escoman, allait plaider en séparation contre Mme la marquise ; les hommes de loi ont le flair des vautours pour découvrir les carnages.

Le mot de séparation fit longuement réfléchir M. d’Escoman. Puisqu’il avait l’avoué sous la main, autant valait-il en user ; il lui demanda conseil.

Un homme d’affaires n’est ordinairement intègre que pour ce qui le concerne personnellement ; vis-à-vis de ses clients, c’est une doublure ; elle n’est là que pour solidifier l’étoffe à laquelle on la marie. Un mauvais sujet qui la paye, et fort cher, a le droit de ne pas vouloir être gêné dans ses entournures.

L’avoué de M. d’Escoman épousa carrément la situation de celui-ci.

Il commença par une homélie sur la barbarie de ce préjugé qui mettait le droit et la justice à la discrétion de la fortune d’un jeu sanglant ; il laissa tomber incidemment, au milieu des lieux communs du thème principal, une petite phrase hérissée de menaces, laquelle frappa plus M. d’Escoman que tout le reste du discours.

Une rencontre avec l’amant de Mme la marquise était nécessairement inégale ; M. de Fontanieu ne risquait que sa vie, M. d’Escoman aventurait sa fortune, disait l’homme de loi.

Et il le prouvait.

D’abord, en établissant le bilan de son client, en lui prouvant que ses uniques ressources gisaient dans la fortune de madame son épouse.

Ceci étant établi, il lui semblait imprudent d’irriter Mme la marquise avant d’être sûr de pouvoir la frapper d’un coup décisif. Il ne fallait pas penser à se présenter devant les tribunaux sans autre preuve que les équivoques témoignages sur lesquels seulement on pouvait s’appuyer aujourd’hui. Ce serait fournir à madame l’idée d’une instance contradictoire qui, avec la notoriété malheureusement acquise aux désordres de M. le marquis, ne pouvait qu’être fatale à celui-ci.

M. d’Escoman laissa son avoué finir sa harangue ; puis il répondit en lui demandant s’il le prenait pour un cuistre, et en le menaçant de le faire jeter à la porte.

L’homme de loi sourit d’un sourire funèbre, il tira froidement d’un portefeuille une petite liasse de papiers oblongs et demanda au gentilhomme s’il serait, le lendemain, en mesure de rembourser la somme de dix ou douze mille francs dont le constituaient débiteur toutes ces paperasses.

M. d’Escoman pâlit et balbutia ; l’avoué profita de son trouble pour lui porter une botte en pleine poitrine.

M. le marquis avait des dettes, des dettes nombreuses ; elles n’étaient garanties que par l’entente cordiale de la communauté et l’existence du débiteur. Or, l’une était détruite, et, M. le marquis tenant à compromettre l’autre, c’est ce que celui qui lui parlait ne pouvait souffrir. S’il était dévoué à M. le marquis, les intérêts de ceux de ses autres clients par lesquels il lui avait fait avancer des fonds ne devaient pas péricliter à cause de ce dévouement. Il était forcé de leur signaler le danger auquel ils étaient exposés, et il ne doutait pas qu’au premier mot de la discorde qui s’était manifestée entre les deux époux, ils ne lui ordonnassent d’exiger au moins des sûretés pour leurs créances, sûretés que madame la marquise était, pour le moment, seule en mesure de fournir.

La situation se compliquait ; M. d’Escoman allait et venait à grands pas dans le salon, la tête penchée, les mains dans ses poches, écrasant entre ses lèvres crispées le cigare que, dans sa préoccupation, il avait laissé éteindre ; l’avoué ne lui donna pas le temps de respirer.

En ouvrant l’avis de ménager pour un temps Mme d’Escoman, il n’avait pas entendu conseiller à M. le marquis de fermer les yeux sur les désordres de sa femme ; il était, au contraire, grand partisan de la rigueur, mais d’une rigueur intelligente et profitable à celui qui l’exerçait. Il voulait agir, mais seulement lorsqu’on pourrait appuyer la cause d’un de ces arguments péremptoires devant lesquels un tribunal est forcé de se montrer inexorable et d’appliquer la loi sans s’arrêter aux considérations qui auraient pu légitimer le crime ; le procès engagé, non plus par madame, mais par M. d’Escoman, dans de telles conditions, prenant une tout autre tournure, M. le marquis, en pareil cas, serait très probablement mis en jouissance de la fortune de madame, moyennant pension constituée à celle-ci, et l’homme de loi avait une telle confiance dans l’issue d’une affaire semblable, qu’il n’hésiterait pas, dès aujourd’hui, à faire, sur ses bénéfices, telles avances qu’il plairait à son client de demander.

Cette dernière phrase enleva la situation ; M. d’Escoman alluma un nouveau cigare et demanda, en s’asseyant avec assez de calme, à son homme d’affaires ce qu’il entendait par arguments péremptoires.

L’avoué hésita quelque peu ; puis il finit par déclarer qu’un petit bout de criminelle conversation, dûment constatée par procès-verbal, lui semblait indispensable en la circonstance.

À cette déclaration, M. d’Escoman bondit sur son fauteuil ; la vulgarité des moyens lui répugnait bien autrement que le fait lui-même ; mais il avait imprudemment découvert le défaut de la cuirasse, et monsieur son avoué mit tant de dextérité à introduire la lame de son poignard sous le gorgerin, qu’après vingt minutes de conversation, les scrupules de M. d’Escoman, maniés, pétris, ramollis par cette main habile, avaient cédé, et que M. le marquis requérait l’assistance d’un commissaire de police pour constater l’adultère de sa femme comme s’il n’eût été que le plus prosaïque des bourgeois.

Sur ces entrefaites, on annonça à M. d’Escoman que le nommé Maugin, loueur de chevaux dans la grande rue, demandait à lui parler.

Nous savons d’avance ce qu’il venait lui dire.

Une souricière fut établie sous la remise du nommé Maugin.

Mais le chevalier de Montglat, en se rendant chez son jeune ami pour savoir ce qu’il devait penser des bruits qui couraient, empêcha que les oiseaux ne vinssent se faire prendre au piège établi dans le domicile du loueur de chevaux, sur les indications de celui-ci.

Cependant d’autres agents avaient été disséminés dans les environs de la sous-préfecture pour surveiller Louis de Fontanieu.

Ils rapportèrent à l’homme de loi, qui avait décidément pris la direction de l’affaire, que le jeune homme, rentré dans son appartement vers une heure du matin, en était sorti quelque temps après et n’avait plus reparu ; en même temps, on annonçait au marquis que, vers onze heures et demie, on avait rencontré sa femme, qui se dirigeait du côté de la route de Paris, où, sans doute, elle allait attendre le passage de la malle-poste.

Un parti une fois pris, la chasse une fois commencée, quelque antipathie qu’un homme ait éprouvée pour se décider à se mettre en train, il est rare que l’ardeur de la poursuite ne dompte pas ses répugnances et qu’il ne devienne pas aussi acharné à continuer son œuvre qu’il a été froid à l’entreprendre.

M. d’Escoman fit sur-le-champ atteler quatre chevaux à une calèche.

Nous l’avons vu passer à Longjumeau.

Il arriva à Paris vers une heure et demie du matin, et se fit descendre à la porte du directeur général des postes.

Sur sa demande, ce fonctionnaire ordonna de rechercher le nom du courrier qui, d’après les renseignements que lui fournissait M. d’Escoman, avait amené sa femme à Paris. Il fit mieux : dans son désir d’être agréable à un homme du monde pour la position duquel M. le directeur des postes, qui était marié, éprouvait une véritable sympathie, il manda le courrier à l’instant même dans son cabinet.

Cet homme raconta qu’effectivement, à une petite distance de Châteaudun, il avait reçu deux dames dans sa voiture. Leur signalement s’accordait parfaitement avec celui que le marquis avait donné d’Emma et de Suzanne ; mais le courrier affirmait qu’aucun des deux messieurs qui accompagnaient ces dames n’avait pris place dans la malle ; il ajoutait, en outre, que la route avait tellement fatigué la plus jeune des deux voyageuses, qu’après plusieurs haltes nécessitées par les crises nerveuses qui, à chaque instant, l’accablaient, elle n’avait pu aller plus loin que Longjumeau, où elle était descendue à l’auberge de la poste.

Dans sa mercuriale intéressée, l’avoué de M. d’Escoman avait fait comprendre à son client que deux alternatives pouvaient seules le sortir de l’embarras dans lequel il se trouvait : celle d’un procès dans les conditions par lui signalées, celle d’un raccommodement, au moins apparent, avec la marquise.

Que Louis de Fontanieu fût ou non auprès de cette dernière, il importait donc à M. d’Escoman de la rejoindre sur-le-champ.

Il demanda des chevaux frais et reprit immédiatement le chemin qu’il venait de parcourir.

À l’entrée de la petite ville de Longjumeau, il fit arrêter sa voiture, paya triples guides aux postillons, à la condition qu’ils opéreraient leur retour sans faire rafraîchir leurs chevaux, et se dirigea seul vers l’auberge de la poste.

Il frappa à la porte aussi modestement qu’un humble piéton eût pu le faire. Le palefrenier de garde vint lui ouvrir. M. d’Escoman lui débita l’éternelle fable de l’essieu brisé, demanda une chambre et un lit, et, pendant qu’on réveillait la servante qui avait le département des chambres, il fit jaser son homme.

En 1832, les voyageurs à franc étrier, si communs avant la révolution, étaient devenus rares. Les maîtres de poste avaient déjà remplacé cette rude façon de cheminer en offrant aux voyageurs de légers tilburys qui, en même temps qu’ils présentaient à ceux-ci l’avantage de n’user ni leur culotte de peau ni sa doublure, constituaient une excellente spéculation pour l’industriel en question. Le postillon se plaçait naturellement à côté de celui qu’il s’agissait de conduire ; on ne prenait qu’un cheval, et l’on en payait deux.

L’arrivée d’un jeune homme faisant route à bidet avait donc causé une certaine sensation dans l’écurie ; cette sensation s’était doublée lorsque la clairvoyante fille d’auberge avait parlé de la profonde mélancolie du voyageur, centuplée lorsqu’elle avait raconté sa reconnaissance avec la gouvernante de la dame qui, depuis le matin, séjournait à l’auberge, et comment le jeune étranger n’avait point encore, à minuit, pris possession du lit qui l’attendait, bien que les draps en fussent vraiment blancs.

Le palefrenier attendait le jour avec une certaine impatience pour faire part aux voisines des conjectures qu’il formait sur cet événement ; il fut tout heureux de prendre un à-compte avec un auditeur aussi complaisant que celui qui venait d’arriver.

M. d’Escoman était, en effet, tout yeux et tout oreilles.

Lorsque le palefrenier eut fini, le marquis lui glissa dans la main une pièce d’or, que celui-ci accepta comme un témoignage de gratitude pour le charme de son récit ; il le pria de l’accompagner chez M. le maire, pour lequel il avait, disait-il, une commission importante et pressée.

Le palefrenier considérait comme une énormité de réveiller ce magistrat à une heure aussi indue. Il ne le cacha point à son interlocuteur et lui conseilla d’attendre le jour. L’assurance qu’il n’encourrait aucun reproche, mais surtout une seconde pièce d’or, triomphèrent de son respect pour le repos de l’autorité.

Effectivement, après avoir pris connaissance du passe-port de M. d’Escoman et d’une lettre du procureur du roi de Châteaudun, dont le mari d’Emma s’était muni à tout hasard, le maire se mit à la disposition de l’étranger avec un empressement qui stupéfia le guide.

On ne donna pas à celui-ci le temps de prolonger son ébahissement, car le premier fonctionnaire public de Longjumeau ordonna à son administré d’aller chercher les gendarmes, pendant que lui-même modifierait le costume de nuit avec lequel il avait reçu son hôte, costume peu convenable, en effet, pour s’adapter avec les insignes de l’autorité que, dans son empressement à remplir le mandat dont la société le chargeait, le digne magistrat avait héroïquement saisies, avant de songer même à costumer la partie de son individu sur laquelle elles devaient être appliquées.

Quelques instants après, la petite troupe, grossie de trois gendarmes, se mettait en marche à travers les rues silencieuses et désertes de Longjumeau.

XXIII

Où M. d’Escoman venge son honneur outragé, tout autrement que le sire de Coucy ne vengea le sien

Il y avait deux lits dans la chambre que la marquise d’Escoman occupait à l’hôtel de la poste à Longjumeau.

L’un de ces lits n’avait point de rideaux ; il était placé entre la fenêtre et la cheminée ; Suzanne était étendue, tout habillée, sur sa courte-pointe ; elle dormait profondément.

Au milieu de la pièce, en face des fenêtres, il y avait une alcôve drapée de rideaux d’indienne à personnages. Dans cette alcôve reposait Emma, tandis que Louis de Fontanieu était assis sur un fauteuil accoté au chevet de la couchette.

Comme cette dernière, comme Suzanne, le jeune homme avait cédé à la fatigue, il s’était endormi ; sa tête s’appuyait sur le bord du lit ; ses mains n’avaient point quitté les mains de la marquise ; elles étaient restées entrelacées. De temps en temps, dans leurs rêves, un tressaillement en doublait la mutuelle pression ; alors, comme si une communication irrésistible eût triomphé du léger sommeil d’Emma, un fugitif sourire passait sur ses lèvres décolorées, et, sous la batiste qui voilait mal sa poitrine, on pouvait suivre l’accélération des mouvements de son cœur.

Une seule bougie, placée sur la table de nuit de Mme d’Escoman, éclairait l’appartement. Cette bougie touchait à sa fin. Tantôt elle semblait prête à s’éteindre, et alors de grandes ombres aux contours fantastiques se dessinaient sur les murs ; tantôt une parcelle de cire ravivait sa flamme vacillante, et, à sa lueur, tout autour d’elle paraissait s’embraser.

Mme d’Escoman se réveilla. Louis de Fontanieu, séparé d’elle par quelques épaisseurs de toile et de laine, frappa le premier ses regards. Dans un involontaire mouvement d’effroi, sa main se dégagea de l’étreinte qui la retenait ; puis, souriant de sa terreur, elle appuya sa joue sur cette main, son bras sur l’oreiller, et s’abîma dans la contemplation de sa belle tête, belle comme le masque de l’Antinoüs antique, dans sa pâleur et sous la couronne que formaient autour d’elle les boucles soyeuses de ses cheveux noirs.

Emma ne se trouvait plus sous le coup de la surexcitation fiévreuse qui l’avait jetée aux bras de Louis de Fontanieu lorsque celui-ci courait à sa recherche le jour précédent ; ses instincts de sincère pudeur avaient repris tout leur empire ; elle ne tarda donc pas de revenir sur son premier mouvement. Quoiqu’il n’y eût là personne pour la voir, elle rougit en réfléchissant que le sommeil de Suzanne, dont elle entendait les grondements sonores, la laissait seule avec celui qu’elle aimait. Elle ramena sur ses blanches épaules le tissu qui devait les voiler, le croisa soigneusement sur sa gorge ; puis elle étendit la main pour réveiller le jeune homme.

Il dormait si bien, qu’elle hésita.

Elle entendit en ce moment dans la rue le bruit de la marche de plusieurs personnes.

Rien n’est indifférent aux consciences inquiètes ; elle écouta, en proie à une véritable et douloureuse angoisse, jusqu’à ce que tout fût rentré dans le silence.

Alors elle se reprocha ses folles appréhensions. Ce bruit n’était-il pas naturel, dans une auberge où tant de voitures venaient relayer ?

Cependant son impression avait été si profonde, qu’elle éprouva le vague besoin de constater vis-à-vis d’elle-même qu’il lui restait encore un ami et un défenseur.

Elle se pencha vers Louis de Fontanieu et déposa doucement un baiser sur son front. Les lèvres d’Emma effleuraient encore le visage de son amant lorsqu’un coup violent ébranla la porte de la chambre.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent à la fois Suzanne et le jeune homme, qui tous deux se croyaient encore le jouet de leurs songes.

Emma ne faisait point une semblable question ; elle avait sur-le-champ pressenti le nouveau malheur qui allait la frapper. Dans son premier mouvement d’épouvante, elle cacha son visage dans son oreiller.

Cependant les coups redoublaient à la porte ; la voix solennelle du magistrat les dominait. Il ordonnait d’ouvrir au nom de la loi.

Au nom du ciel ! n’en faites rien ! cria Suzanne qui épuisait ses forces pour établir une fortification devant l’entrée de la chambre, à l’aide d’une commode derrière laquelle il lui semblait pouvoir soutenir un siège.

Louis de Fontanieu avait enfin compris que c’était la vengeance du mari qui arrivait. Il courut à la fenêtre, bien décidé à s’y précipiter et à se briser la tête contre le pavé. En ouvrant cette fenêtre il aperçut un gendarme qui faisait faction au-dessous ; il entendit le ricanement de M. d’Escoman, qu’il entrevit dans l’ombre.

— Nous ne sommes plus ici chez Marguerite, disait ce dernier ; je suis vraiment désolé de troubler les amours de ce cher monsieur de Fontanieu, mais la loi a prévu le cas.

— Marquis d’Escoman, vous êtes un lâche, répondit le jeune homme avec un cri de rage, et, lorsque je vous tiendrai au bout de mon épée, je vous tuerai, je vous jure, sans regret et sans remords, comme une bête venimeuse que vous êtes.

— Si quelques mois de prison ne parviennent pas à vous rafraîchir le sang, je serai enchanté d’être votre chirurgien, cher monsieur de Fontanieu, répliqua le marquis, dont l’accent railleur portait au comble l’exaspération du jeune homme, qui se disposait à riposter par de nouvelles invectives, lorsque la voix d’Emma le rappela auprès d’elle.

Louis de Fontanieu ferma vivement la fenêtre, et se retourna ; il vit Mme d’Escoman assise sur son lit. Tous les membres de la jeune femme tremblaient, agités par des secousses nerveuses ; mais sa physionomie était assurée, presque résolue. Quelques secondes avaient suffi pour opérer ce revirement complet dans l’attitude d’Emma.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, les natures d’élite, si elles sont timides, peuvent paraître aussi faibles, aussi impuissantes que les âmes vulgaires ; mais où celles-ci succombent, celles-là grandissent. Devant une catastrophe, elles brisent les langes qui gênaient leur développement ; elles se révèlent, elles se placent tout d’un coup à la hauteur du malheur qui semblait devoir les accabler.

C’est ce qui arrivait pour Mme d’Escoman.

Sur un signe qu’elle lui fit, Louis de Fontanieu se rapprocha de son lit.

— Louis, lui dit-elle en le tutoyant pour la première fois, jure encore une fois que, quoi qu’il arrive, rien ne pourra m’enlever ton amour.

Le jeune homme fit le serment qu’on lui demandait.

— Bien ! reprit-elle en serrant les deux mains qu’il lui tendait. À mon tour, je prends le ciel à témoin que rien n’ébranlera ma tendresse pour toi, que rien ne modifiera ma résolution de ne plus être qu’à toi en ce monde. Et maintenant, mes amis, ouvrez la porte.

Louis de Fontanieu regarda Emma avec stupeur ; Suzanne se récria, elle jurait de mourir plutôt que de se rendre.

— Suzanne, lui dit sa maîtresse d’une voix ferme, je commande rarement ; mais, quand il m’arrive de le faire, je veux être obéie. Ouvrez la porte.

Suzanne étouffa un sanglot ; mais elle aida Louis de Fontanieu à enlever le bastion sur lequel elle avait tant compté pour défendre son enfant.

Il était temps. Les ais mal joints de la porte allaient céder sous les efforts que faisait un des gendarmes pour l’enfoncer.

Le maire fit signe à ces derniers de demeurer sur l’escalier ; il pénétra seul dans la chambre.

L’hésitation qu’on avait mise à ouvrir avait quelque peu mécontenté le magistrat, très jaloux des prérogatives de son autorité, tout disposé à soupçonner qu’on prétendait la méconnaître ; d’ailleurs, comme le directeur général des postes, il avait femme, et une épouse coupable ne lui semblait digne d’aucune espèce de pitié.

Il entra donc dans l’appartement, le chapeau sur la tête et en s’étudiant à donner à sa physionomie l’expression méprisante qui lui semblait devoir aller aussi bien à la circonstance que l’écharpe dont il était ceint.

— Laquelle de vous deux, mesdames, dit-il, s’appelle la marquise d’Escoman ?

Dans son aveugle dévouement, et malgré les improbabilités auxquelles il devait se heurter, Suzanne ouvrait la bouche pour se désigner à la vindicte publique, mais Mme d’Escoman ne lui en donna pas le temps.

— C’est moi, monsieur, répondit-elle simplement.

Le maire tourna les yeux du côté de l’alcôve ; il aperçut la ravissante figure de Mme d’Escoman encadrée dans son bonnet de dentelles, d’où s’échappaient de longues spirales de cheveux ; il baissa les yeux sous la douceur angélique du regard de la marquise, ôta machinalement son chapeau, salua avec embarras cette apparition et demeura muet et immobile devant elle.

Ce fut la marquise elle-même qui rappela le magistrat décontenancé au rôle qu’il était venu jouer.

— Que voulez-vous à Mme d’Escoman ? demanda-t-elle.

— Certes, madame, reprit celui-ci, c’est une mission bien pénible que la mienne en ce moment ; mais nous sommes sur terre pour remplir chacun la nôtre !… Dieu lui-même ne nous a-t-il pas donné l’exemple de… de... ? Enfin, le gouvernement, en jetant les yeux sur moi pour le remplacer auprès des populations…

— Au nom du ciel, abrégeons, monsieur, je vous en conjure ! reprit la marquise.

— Soit, madame, répliqua un peu sèchement le maire, qui semblait piqué de voir que celle à la beauté de laquelle il prêtait tant d’attention goûtât aussi peu les fleurs de sa rhétorique, soit, abrégeons, je le veux bien. Dites-moi donc ce que fait, dans votre chambre, à deux heures du matin, monsieur, qui n’est pas, je présume, votre mari ?

— Je me suis trouvée assez gravement indisposée pour être forcée d’interrompre mon voyage et de m’arrêter dans cette auberge ; ma femme de chambre succombait à la fatigue ; le hasard a amené ici M. de Fontanieu, mon ami ; je l’ai prié de la remplacer dans ses pénibles fonctions de garde-malade, il a accepté.

— Je le crois fichtre bien ! dit le maire en se laissant emporter par son admiration toujours croissante, et je vous prie de croire, madame, qu’à l’âge de monsieur, j’eusse fait ni plus ni moins que lui.

Ces paroles, le maire les avait prononcées d’une voix qui allait en s’affaiblissant ; mais il continua en enflant son organe de façon que, si les gendarmes qui étaient à l’extérieur l’avaient entendu, ce qui allait suivre servît de correctif à ce qui avait précédé.

— Certes, la charité de monsieur serait digne d’éloges, sans un inconvénient qu’il m’appartient de vous signaler : c’est que ce n’est point la qualification de votre ami que le public donne à monsieur, mais bien celle de votre amant.

Mme d’Escoman, qui était devenue pourpre à la grossière plaisanterie du magistrat, reprit un peu de son aplomb lorsque celui-ci lança cette accusation directe.

— Monsieur, dit-elle, si, par le mot que vous venez de prononcer, vous entendez désigner l’homme qui m’est le plus cher en ce monde, vous avez raison ; oui, M. de Fontanieu est mon amant ; si vous donnez tout autre sens à votre épithète, je ne puis que vous assurer que vous vous trompez.

La dignité de l’attitude de la marquise en parlant ainsi, l’émotion qui, malgré elle, se trahissait dans son accent, firent sur le représentant de la loi une impression d’un tout autre genre que celle qu’avait déjà exercée sur lui la beauté de Mme d’Escoman ; il la considéra avec un respectueux étonnement.

— Ma pauvre dame, répondit-il après un instant de silence, et en rentrant dans la bonhomie qui était le fond de son caractère, tout est possible dans ce monde, même ce que vous venez de me dire ; malheureusement pour vous, ce n’est point à moi qu’il appartient d’en décider, car, vrai, je serais tout disposé à croire que vous ne mentez pas… Voyons, continua-t-il en se rapprochant du lit d’Emma, je voudrais vous être utile, quoi qu’exigent la morale et la sévérité de mes fonctions ; vous m’intéressez. N’y a-t-il donc pas moyen d’arranger les affaires ? En semblable circonstance, la justice se tait quand le mari ne parle pas ; autrement, sarpejeu ! jamais elle n’aurait achevé sa besogne. Ne pourrait-on pas amener M. le marquis à retirer sa plainte ? Il a l’air tout plein bon enfant, votre mari. À sa place, moi qui vous parle, je jetterais feu et flammes par les narines et par les oreilles. Voyons, désirez-vous que je joue ici le rôle de conciliateur ? Après tout, vous le dites, il n’y a pas beaucoup d’œufs cassés ; voulez-vous que je descende le trouver et que j’essaye de le raisonner un peu ?

— Je vous remercie du bienveillant intérêt que vous daignez me témoigner, monsieur, j’en suis touchée ; mais il m’est impossible de mettre votre bonne volonté pour moi à profit.

— Pourquoi ? Quel inconvénient y voyez-vous ? Monsieur vous tient-il au cœur plus qu’il ne serait à souhaiter ? Mais, sarpejeu ! êtes-vous donc si jeune et si jolie pour vous épouvanter d’une pareille difficulté ? J’en ai connu qui ne vous allaient pas à la cheville, lesquelles, en moins d’un mois, dans les mêmes circonstances, eussent fait de monsieur que voilà l’ami le plus intime de leur mari… Quand cela est, que reste-t-il en ce monde à souhaiter à une femme ? Honni soit qui mal y pense !

Puis, comme s’il fût épouvanté de l’immoralité du tableau qu’il venait d’évoquer devant les coupables :

— Madame, ajouta le fonctionnaire de sa voix la plus solennelle, par ma voix, la société vous invite à abjurer vos torts et à heurter à la porte du bercail, qui ne peut manquer de s’ouvrir, comme dit l’Écriture.

— Monsieur le maire, après les juges mortels qui me condamneront, Dieu nous jugera, M. d’Escoman et moi ; je suis sans appréhension devant la sentence. Tout ce que je puis vous répondre, c’est que, si les circonstances qui m’ont séparée de mon mari sont, pour la plupart, venues de sa volonté plutôt que de la mienne, rien aujourd’hui, je le jure, ne pourrait m’amener ou me contraindre à le revoir.

Louis de Fontanieu se précipita sur la main que Mme d’Escoman avait étendue vers le ciel pour ajouter la solennité du geste à ses paroles, et, en dépit de la présence du magistrat, il porta cette main à ses lèvres.

— Devant mon écharpe ! s’écria le fonctionnaire. Sarpejeu ! vous mériteriez, jeune homme, vous mériteriez bien que je consignasse le fait au procès-verbal, et c’est, en vérité, se jouer de mon indulgence. En considération de madame, je veux bien n’avoir rien vu, mais n’y revenez pas !… Après une volonté aussi fortement exprimée que la vôtre, je n’insisterai plus, madame la marquise ; mais, pour mon compte, je le regrette. Il est douloureux pour un homme qui voudrait avoir un temple ou tout au moins un palais à vous offrir, d’être mis dans la nécessité d’ordonner que l’on vous conduise en prison.

À ce mot de prison, Emma sentit s’évanouir toute l’énergie qu’elle avait trouvée pour résister au terrible orage qui s’était abattu sur sa tête ; elle fondit en larmes ; elle éclata en sanglots.

— En prison ? répéta Suzanne, tandis que Louis de Fontanieu, accablé, se laissait choir sur une chaise et voilait son visage de ses deux mains ; en prison, avez-vous dit, mon bon monsieur ? Mme la marquise Emma d’Escoman en prison ?

— Eh ! sans doute, ma brave dame, et la volonté du roi Louis-Philippe serait, comme la mienne, impuissante à empêcher que la loi ne s’accomplît.

— C’est qu’on ne vous a pas dit la vérité alors ; on ne peut vous l’avoir dite. Vous ignorez qu’il y a trois ans que Mme la marquise offre en vain à celui qui la persécute aujourd’hui, non seulement cette beauté qui vous a frappé comme elle frappe tout le monde, mais encore une tendresse, des vertus, une douceur comme on n’en trouve que chez les anges du bon Dieu, et qu’il y a trois ans que ce monstre dédaigne ce qu’il revendique aujourd’hui ; vous ignorez…

— De grâce, Suzanne ! interrompit madame d’Escoman.

— Laissez-moi, madame ; je veux parler, je parlerai. La justice est juste, monsieur la représente ; il m’entendra, continua Suzanne, qui avait saisi le maire par son écharpe et le tirait à elle avec la violence qui était dans ses habitudes.

— Vous vous trompez, chère dame, répondit le maire à moitié suffoqué par le va-et-vient que les efforts de la gouvernante faisaient subir à son individu, je ne suis pas la justice ; mais, quand je serais la justice, on ne la secoue pas comme un prunier de mirabelles, sarpejeu !

— Il faut m’écouter et vous ne parlerez plus de conduire madame en prison… La prison ! mais c’est lui qui l’a mérité, et pis encore ! La prison !… Une enfant – elle avait dix-sept ans, monsieur ! – une enfant est assez malheureuse pour qu’un homme ait envie de sa fortune, afin de remplacer la sienne, que les débauches de sa jeunesse ont dissipée. Dès le lendemain de la noce, lorsqu’il tient bien ce qu’il avait convoité, il trahit, il abandonne la pauvre femme à laquelle, quelques heures auparavant, il jurait fidélité et protection, dès le lendemain ! oui, mon bon monsieur, je le prouverai, j’épiais toutes ses actions, je le suivais pas à pas, comme le chat suit la souris ; oh ! je le prouverai, mon cher monsieur.

— Je vous crois, je vous crois ; mais, de grâce, lâchez-moi !

Suzanne ne parut pas avoir entendu l’apostrophe ; elle continua :

— Si vous pouviez savoir tout ce que souffre l’épouse délaissée ! Vous autres hommes, vous n’y avez jamais songé ! On se console de la perte de sa fortune ; on se résigne à l’isolement ; mais le désordre du mari fait tout disparaître, tout jusqu’à la considération qu’une femme honnête a le devoir de revendiquer. On se dit : « Comment ne peut-elle pas retenir auprès d’elle son mari ? » Et on calomnie son caractère. Pour elle, toutes les joies du monde sont mortes, toutes les espérances sont éteintes ; le printemps n’a plus de fleurs, le jour n’a plus de clarté ; les consolations de la religion elles-mêmes sont souvent inefficaces. Eh bien, monsieur, tout ce qu’il y a de tortures dans ce martyre, la femme que vous voyez là, Emma, mon enfant bien-aimée, les a éprouvées ! Et parce qu’un jour, se voyant à jamais condamnée à cet enfer, du fond de son gouffre, elle a levé les yeux au ciel, pour voir s’il n’y avait vraiment plus là une seule étoile du bon Dieu qui la regardât, sur une plainte chimérique ou fondée de celui qui aurait été la raison de sa chute, comme il a été la cause de tous ses maux, vous la traîneriez en prison ! Allons donc, si c’était vrai, ça serait à donner sa démission de chrétien tout de suite.

— Vous dites, certainement, de fort bonnes choses, ma chère dame, répondit le maire d’une voix éteinte ; malheureusement, je n’y puis rien, et, plus malheureusement encore, je vais être privé tout à l’heure du bonheur de vous entendre ; j’étouffe.

Effectivement, le magistrat, auquel, pour les besoins de sa péroraison, Suzanne avait laissé quelque répit, tomba comme une masse sur un fauteuil qu’un génie tutélaire avait placé à sa portée.

Dans sa colère, la gouvernante eut pitié de sa victime et lui apporta un verre d’eau.

Lorsqu’il eut recouvré ses sens et son haleine, le digne fonctionnaire pria Suzanne de s’éloigner, pendant qu’il s’entretiendrait avec sa maîtresse.

La gouvernante, qui ne doutait pas du succès de son éloquence, obéit et se rapprocha de Louis de Fontanieu, appuyé contre la fenêtre.

Le maire prit la place que le jeune homme avait occupée pendant cette malheureuse nuit. Il exprima, en termes simples, mais dont la sincérité releva l’abattement d’Emma, toute la sympathie que trouvait chez lui un malheur qu’il voulait croire immérité. Il promit à la marquise qu’elle trouverait en lui tous les égards qui pourraient se concilier avec ses devoirs ; il s’engagea à la conduire à Versailles, dans sa propre voiture et sans escorte ; il exigeait seulement que Mme d’Escoman n’avouât pas à sa gouvernante le but réel du voyage. Le digne homme prétendait prendre cette précaution pour ménager la sensibilité de la pauvre femme ; peut-être voulait-il tout simplement s’épargner à lui-même de nouvelles tortures.

En se levant pour laisser la marquise aux soins de sa toilette, le maire l’invita à en hâter les apprêts, car il était important, disait-il, qu’ils eussent quitté Longjumeau avant le jour, avant que la population, dont la curiosité pouvait devenir gênante, fût descendue dans les rues.

— Il est trop tard déjà, monsieur, répondit Louis de Fontanieu, qui, depuis quelque temps, regardait par la fenêtre avec angoisse.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Emma en levant les mains au ciel, je boirai donc le calice jusqu’à la lie !

Effectivement, on entendait venir du dehors ce sourd murmure de la foule agglomérée.

Avant que Louis de Fontanieu eût pu se rendre compte du mouvement que projetait Suzanne, celle-ci avait déjà ouvert la fenêtre.

À la vue de cette femme apparaissant au balcon, cinq cents huées sortirent de cinq cents bouches que, malgré l’heure matinale, la vue des gendarmes devant l’hôtel de la poste avait attirées ; quelques projectiles étoilèrent les carreaux.

Emma poussa un cri de terreur et cacha sa tête dans la poitrine de Louis de Fontanieu, qui s’était rapproché d’elle à la première rumeur menaçante.

Le maire avait saisi Suzanne par derrière et cherchait à la réintégrer dans la chambre, en lui demandant si elle voulait se faire lapider.

Mais la gouvernante était plus vigoureuse que le magistrat ; cramponnée au balcon, elle déjouait tous ses efforts et ne se déconcertait pas pour quelques cris, pour quelques pierres lancées par des mains d’enfant.

Elle tenait à démontrer à la foule, comme elle croyait l’avoir fait à M. le maire, qu’on l’avait abusée sur le compte de sa maîtresse, qui n’avait pas cessé d’être digne de tous les respects ; elle voulait haranguer les habitants de Longjumeau.

Elle les harangua, en effet, et, si elle ne parvint point à les convaincre, elle réussit du moins à les toucher.

Sans doute, il y eut quelques murmures, quelques rires ironiques à son exorde ; mais le silence se rétablit à mesure qu’elle avançait.

Elle répétait aux curieux ce qu’elle avait dit au magistrat ; seulement, elle s’exprimait en termes plus énergiques ; avec le tact d’un orateur consommé, elle avait senti qu’aux auditeurs qu’elle avait au-dessous d’elle, il fallait parler leur langue, qui était la sienne, à elle aussi, celle du peuple.

Cette tendresse furieuse de la nourrice pour l’enfant auquel elle avait donné son lait, ces cris des entrailles de la mère en délire, ces emportements de haine contre les fautes des maris et l’injustice des hommes agirent puissamment sur les âmes des femmes, qui composaient la majorité de l’auditoire ; les mouchoirs sortaient de toutes les poches, les yeux s’humectaient, et, lorsque Suzanne eut fini, on l’applaudit avec enthousiasme.

En outre, et comme il faut toujours une victime aux passions populaires mises en émoi, quelques commères ouvrirent l’avis de faire, sur le mari de la femme persécutée, un exemple dont le souvenir se perpétuât pour l’enseignement des siècles futurs.

Heureusement le marquis d’Escoman, une fois ses instructions données au maire, était reparti pour Paris.

L’audace de Suzanne eut toujours ce bon résultat que, lorsque Mme d’Escoman, après avoir fait de déchirants adieux à Louis de Fontanieu, qu’elle ne devait plus revoir que devant leurs juges, se présenta à la porte de l’auberge, au bras de M. le maire, pour gagner la carriole de celui-ci, la foule s’ouvrit respectueusement sur son passage, et un murmure de respectueuse sympathie adoucit ce que cette position avait d’horrible pour une femme du monde.

Quant à la gouvernante, elle était triomphante et serrait avec une orgueilleuse satisfaction toutes les mains qui se tendaient vers la sienne.

XXIV

Ceux qui coupent les ailes aux amours

Ce n’est point un scandale nouveau pour notre siècle que celui d’un procès en adultère ; mais c’est un scandale dont le public se montre toujours très friand, surtout lorsque coupable et plaignant appartiennent aux classes élevées de la société.

Au jour où semblables procès se jugent, le prétoire est toujours encombré.

Cet auditoire, si l’on examine les sentiments qui l’ont amené, peut se diviser en plusieurs catégories très nettement tranchées entre elles.

Il y a d’abord les amateurs, les sportsmen du rapt et de la séduction, grands liseurs de romans graveleux, qui voient là un charmant chapitre à feuilleter, qui viennent là pour apprécier de visu le mérite de l’héroïne et discutent, non point de l’énormité, mais des agréments du péché. Ils se croient au Gymnase ; leur lorgnon impudent épie, attend, avec la patience et la sagacité d’un œil de sauvage, le moment où le jeu du mouchoir obligera la pauvre jeune première à lever un coin du voile sous lequel elle a espéré cacher sa rougeur et sa honte. Ils montent sur leur banc pour essayer d’apercevoir si elle a le pied bien fait ; ils ne s’arrêtent point aux larmes, pourvu que les yeux dont elles jaillissent soient jolis. Le huis clos est le désespoir de ceux-là ; l’acte d’accusation n’a jamais, à leur gré, assez de détails épisodiques ; ils regrettent naïvement, non dans l’intérêt des bonnes mœurs, mais dans celui de leur curiosité, le temps où le supplice de l’âne était en vigueur. Ils sont ordinairement bienveillants pour l’accusée, surtout si elle est belle ; mais leur bruyante et trop démonstrative compassion n’est pas le moindre des supplices auxquels ce pilori anticipé expose la femme adultère. Après ceux-ci viennent les spéculateurs, qui sont convaincus que rire du malheur des autres, c’est donner à supposer que l’on est à l’abri de ses atteintes.

Il y a ceux qui descendent en ligne directe du renard auquel on a coupé la queue.

Les amis, dont le rôle se devine sans qu’il soit besoin de le définir ; ceux qui viennent payer à l’une ou à l’autre des parties leur petite dette de reconnaissance. Si vous entendez un de ces sourds murmures par lesquels l’auditoire crie raca, au nom de la morale outragée, soyez sûrs que ce murmure part du groupe des gens dont nous nous occupons.

Il y a encore des étudiants, qui sont ordinairement des étudiantes, cherchant à se résigner sur l’endroit précis où il faut s’arrêter pour ne point être exposé à s’asseoir sur la terrible sellette ; et enfin les imbéciles, ceux qui admettent sincèrement que la société est en danger parce que Dieu n’a pas doué un cœur de femme d’une éternité de constance.

Quelles que soient les raisons secrètes qui les aient amenées à l’audience, l’attitude de ces diverses fractions du public reste la même, c’est-à-dire sotte et cruelle dans son indécente curiosité.

Nous ne saurions comprendre ce qu’il y a à gagner à une publicité de cette sorte ; nous n’y voyons qu’un avantage et nous y remarquons mille inconvénients.

On peut prétendre, sans doute, que cette flétrissure de l’épouse coupable est un frein salutaire : mais n’est-ce donc pas assez de cinq hommes pour faire rougir une femme ?

Vous n’avez pas pensé que vous alliez amener à contrition les âmes des désœuvrés qui sont venus entendre vos réquisitoires ou qui en liront le compte rendu dans nos nombreux journaux judiciaires ? La galanterie est, comme le duel, entrée trop avant dans nos mœurs, dans nos habitudes, pour que vous décidiez le monde à voir, dans ce que vous appelez crime, autre chose qu’un accident dont sa malignité fera pâture, pour qu’il associe une idée d’infamie à la répression qui attend la faute.

Encore pourrait-on ajouter que cette publicité n’est elle-même, avec ses érotiques commentaires, qu’une excitation à la débauche qu’elle voudrait arrêter.

Condamnez donc ; mais en condamnant, laissez l’alcôve conjugale dans ses ombres, dans son mystère ; que le magistrat, comme le médecin, ait seul le droit d’en soulever le rideau. Si le crime y a été commis, n’oubliez pas que les enfants y sont nés et qu’à ce titre elle est sacrée.

N’exposez pas la foule, qui écoute en ricanant, à voir se redresser celle dont vous demandez le châtiment, à l’entendre répéter, en se tournant vers le monde qui l’accable, ces paroles divines : « Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre ! » ne condamnez pas tous les pharisiens à courber la tête.

Si pour une femme, quelle qu’elle soit, cette exposition sur les bancs tout imprégnés des effluves et des stigmates qu’y ont laissés les odieux malfaiteurs que la justice y traîne est déjà une torture, on peut juger de ce qu’éprouva Mme d’Escoman lorsqu’elle s’y vit clouée.

Elle avait pensé qu’elle serait plus forte, que la réalité serait moins terrible.

Ses entretiens avec l’avocat distingué qui devait la défendre avaient déguisé pour elle, autant que cela était possible, le sinistre aspect de la coupe d’amertume à laquelle elle allait s’abreuver. Après avoir pris une connaissance approfondie de la cause, l’avocat lui avait dit d’espérer. Ce qu’elle avait entendu par ce mot, ce n’était point l’impunité de son amour, c’était la communication sympathique, à son accusateur, à ses juges, à l’auditoire, de la bienveillance qu’elle avait rencontrée chez cet homme, bienveillance qui, sans lui déguiser sa culpabilité aux yeux de la loi, l’excusait et l’adoucissait en pleurant sur elle ; c’était, par l’attribution impartiale des torts à ceux auxquels il devaient incomber, sa réhabilitation aux yeux des gens de cœur, les seuls à l’estime desquels elle attachât désormais quelque prix.

Suzanne aussi contribuait à la rassurer ; nous avons vu la confiance que l’ovation qu’elle avait reçue à Longjumeau avait inspirée à celle-ci ; bien qu’elle eût été longtemps à s’habituer à l’idée de voir Mme la marquise d’Escoman enfermée comme une criminelle, bien qu’elle ne comprît pas trop qu’une justification publique fût nécessaire après ce qu’avait dû prouver la moindre enquête, elle n’en restait pas moins convaincue que cette réparation serait éclatante et que tout tournerait à la honte et à la confusion de celui qu’elle croyait le seul coupable.

Dans le commencement de la détention préventive des deux amants, Suzanne les avait alternativement visités l’un et l’autre, leur portant réciproquement les consolations qu’ils pouvaient trouver dans les assurances de leur mutuel amour ; mais l’avocat avait insisté pour que la gouvernante cessât des visites qu’on pouvait si facilement exploiter au préjudice de sa cliente.

Alors Suzanne ne quitta plus sa maîtresse ; elle avait de si charmants récits à lui faire sur l’affectueuse exaltation du jeune homme, sur ce qu’il y avait de tendre dans ses yeux, d’ému dans sa voix lorsqu’il parlait d’Emma ; celle-ci se plaisait tellement à faire répéter à sa vieille amie tout ce que Louis de Fontanieu avait dit dans ses entretiens, à l’interroger sur l’accent même avec lequel il avait prononcé ces paroles, que la résignation fut possible, que les heures de la prison s’écoulèrent encore assez rapides pour elle.

Enfin, le jour se leva où son sort devait se décider.

La sellette des accusés a ses toilettes de circonstance, comme les bals, comme les dîners d’apparat.

L’avocat avait indiqué à Suzanne que sa maîtresse devait être vêtue de noir, et Suzanne avait apporté des soins minutieux à ce que cette mise relevât encore la beauté d’Emma ; la digne femme ne voulait négliger aucun moyen d’influencer les juges.

On introduisit la marquise d’Escoman dans la salle des audiences. À la vue de cette forêt de têtes qui se pressaient dans l’étroite enceinte, de ces milliers d’yeux qui convergeaient sur elle, Emma recula avec épouvante, elle voulut s’enfuir ; mais déjà la porte inexorable s’était refermée derrière elle, et son avocat, le seul homme dans toute cette multitude sur l’appui public duquel elle pût compter, lui offrant le bras, la conduisit toute chancelante jusqu’au banc où Louis de Fontanieu était déjà assis.

Puis l’audience commença. L’effet subi avait déjà été si profond, que tous les membres de la jeune femme tremblaient, agités d’un mouvement convulsif ; des nuages opaques passaient par instants devant ses yeux ; un bruissement confus, comme celui que fait la mer dans le lointain, l’assourdissait ; il l’empêcha d’entendre l’acte d’accusation que lut le procureur du roi, pièce banale du reste, où l’on semblait avoir hésité à fouiller trop profondément dans le passé de l’accusée, comme si l’on eût craint de voir s’écrouler tout l’échafaudage sur lequel il reposait, et le procès avec lui.

Après le procureur du roi, ce fut à l’avocat de M. d’Escoman de parler.

Il avait été stylé par l’avoué que nous avons vu en scène quelques chapitres avant celui-ci. Il ne connaissait pas plus Mme que M. d’Escoman, mais c’était un avocat consciencieux, qui tenait à gagner l’argent qu’il devait recevoir ; à défaut de talent, il était prêt à fournir du fiel à son client.

Il tonna donc, au nom de la morale compromise, des lois sociales honteusement violées, de la vindicte publique mise au défi ; il appela la sévérité du tribunal sur la tête de la coupable, avec les grandes façons oratoires que l’on aurait dû croire réservées pour les monstres que, de loin en loin, la société rejette avec horreur de son sein ; il fut pathétique, il fut terrible ; il s’inspira de Dante ; il s’appuya sur le texte des lois de Moïse et des Douze tables des Romains.

Cela n’était rien encore.

Mais quand Emma l’entendit fouiller dans son passé, travestir ses pensées comme ses actes, incriminer ses intentions, arracher feuille à feuille, fleur à fleur, la couronne virginale qu’elle avait apportée à l’autel ; lorsqu’il la présenta abusant de la confiance du plus honnête et du plus respectable des hommes, trompant sa crédulité par le masque d’une religieuse hypocrisie, livrant au mépris public un nom jusqu’alors vénéré, installant l’adultère au foyer de son époux ; lorsqu’elle sentit sur son visage l’horrible senteur de la fange que cet homme y jetait à pleines mains ; lorsque, dans une fantastique comparaison, il arracha les draps du lit nuptial et découvrit au public la Mme d’Escoman qu’il inventait pour les besoins de sa cause, nue comme Messaline, et, comme Messaline aussi, fatiguée sans être assouvie, la pauvre femme crut être le jouet d’un rêve infernal ; la voix stridente de cet homme n’arrivait plus à elle que par intervalle ; dans ces accents rauques, elle croyait entendre le glas des cloches qui sonnaient ses funérailles ; les mille regards qui l’avaient tant épouvantée lorsqu’elle était entrée lui semblaient maintenant de fer et d’acier ; ils pénétraient en elle ; ils faisaient plaie, non plus à son âme, mais à son corps ; ses tressaillements, imperceptibles jusqu’alors, devinrent peu à peu des soubresauts ; elle poussa un cri déchirant et tomba dans une violente attaque de nerfs.

Quant à Suzanne, il y avait déjà longtemps qu’elle n’était plus à ses côtés. Aux premiers mots de l’avocat de M. d’Escoman, elle avait violemment interrompu la diatribe, et, malgré ses cris, ses protestations, ses prières et ses menaces, le président l’avait fait jeter à la porte.

Louis de Fontanieu pleurait ; faire plus, c’eût été compromettre la pauvre femme qu’on emportait se tordant dans des spasmes effrayants, et encore son avocat lui recommandait-il de cacher ses larmes.

En l’absence de l’accusée, après la péroraison de l’orateur, le président suspendit l’audience.

Lorsqu’Emma recouvra ses sens, on lui demanda si elle consentait à reparaître devant le tribunal.

Elle ne répondit pas ; son silence fut pris pour un acquiescement.

La nature, qui a mis des bornes à nos forces, a également imposé des limites à nos douleurs. À un certain degré de souffrance, l’homme devient insensible ; il ne perçoit plus rien ; le sentiment l’abandonne ; les tortures sont impuissantes ; il semble que l’âme a eu la force de se dérober pour un temps à ses bourreaux en leur laissant le pauvre corps, son frère, en otage.

Emma ne pleurait plus ; elle restait inerte, les bras pendants, le corps mal assuré, les yeux fixes, le regard hébété.

Pour lui donner des soins, on avait dû relever son voile ; elle ne songea pas à le rabattre en rentrant à l’audience.

Lorsqu’elle reparut, cet auditoire, que n’avait que médiocrement ému le désespoir d’Emma, parut frappé de sa beauté, qui, jusqu’alors, grâce à la condescendance du président, était restée à peu près invisible. Mme d’Escoman, nous l’avons dit, pouvait pleurer sans être laide ; la douleur ajoutait un charme de plus à sa mélancolique physionomie. Au milieu du bruit que faisait cette curiosité en émoi, il y eut un léger murmure de compassion.

Le côté plastique est le seul qui ne manque jamais son effet sur le cœur humain.

Emma n’entendit rien de ce qui se passait autour d’elle. Son avocat, qui lui donnait le bras, se pencha à son oreille et lui dit :

— Du courage ! le zèle a emporté un peu trop loin nos adversaires, ils sont perdus, et j’ai été enchanté quand je leur ai vu prendre ces allures ; vous les auriez payés, qu’ils ne vous auraient pas mieux servie. Vouloir faire de M. le marquis d’Escoman un Caton ! L’éloquence de maître *** n’y pouvait suffire ; je m’en suis bien aperçu aux sourires ironiques que j’ai surpris sur les lèvres de nos juges pendant qu’il parlait ; ils sont pour nous. Vous aussi, madame, vous vous êtes évanouie avec un à-propos merveilleux. Voyez maintenant avec quelle sympathie le public nous accueille ! Je réponds du gain du procès, et non seulement du gain de celui-ci, mais encore du second que nous soutiendrons au civil ; j’en réponds avec d’autant plus d’assurance, que j’ai pris, avec celui de mes confrères qui défend M. de Fontanieu, un arrangement qui facilitera singulièrement ma tâche. Encore une fois, courage ! dans une heure votre acquittement sera salué par d’universels applaudissements.

Le brave avocat croyait sincèrement que sa cliente jouait son rôle, comme lui remplissait le sien : de tout ce qu’il dit à la marquise, celle-ci ne comprit qu’un mot, le nom de son amant ; elle tourna vers lui son visage et trouva la force de lui sourire.

Voici ce qui avait donné lieu à l’allusion que l’avocat de la marquise avait faite à un plan arrêté entre lui et son confrère.

Le flagrant délit était une charge accablante contre l’accusée.

Mais la présence de Suzanne, couchée dans la même chambre que sa maîtresse, mais l’absence de désordre dans les vêtements de Louis de Fontanieu en atténuaient un peu les conséquences.

Quant à appeler, pour appuyer la cause, les témoins de la scène de la rue des Carmes, l’avoué du marquis d’Escoman lui-même n’y avait pas songé. Le principal d’entre ceux-ci était trop facilement récusable ; ce que les autres auraient eu à avancer pouvait avoir suffi pour faire perdre la tête à Mme d’Escoman, mais restait insuffisant pour convaincre des juges.

Dans l’ardeur de son dévouement à Emma, Louis de Fontanieu n’avait pas hésité à assumer sur sa tête toutes les conséquences d’un rôle odieux ou ridicule, si cela pouvait la sauver.

Son avocat, auquel il avait communiqué ses intentions formelles, s’en était ouvert à l’avocat de Mme d’Escoman.

Il avait été convenu, entre ce dernier et le jeune homme, qu’il nierait énergiquement que des relations autres que celles du monde eussent existé entre sa cliente et M. de Fontanieu ; qu’il accuserait M. de Fontanieu d’avoir odieusement surpris l’amitié d’Emma pour triompher, par une vanité et une légèreté bien coupables, d’un amour dont jamais il n’avait reçu l’assurance.

Mme d’Escoman demeura dans son indifférence et dans sa prostration pendant la première partie de la réponse de son défenseur. Celui-ci repoussait les calomnies dont sa cliente avait été la victime ; il rétablissait la vérité dans les faits et dans la situation. Puis, prenant à partie le marquis lui-même, il montrait combien le M. d’Escoman de la réalité était différent du M. d’Escoman sorti tout vertueux du cerveau de son éloquent confrère, comme Minerve du crâne de Jupiter. Il ne lui faisait grâce d’aucune des aventures dont Suzanne avait le secret et que la gouvernante s’était empressée de lui communiquer ; il additionnait toutes ses dissipations, il établissait le bilan de son patrimoine et de sa conduite ; puis, comme opposition, il montrait la marquise vivant honorable et recueillie au milieu de ce désordre, plainte et admirée de tous ceux qui la connaissaient, résistant à toutes les séductions. On avait découvert un lit prétendu ; il ouvrait le foyer, et l’on y voyait cette admirable jeune femme dans sa résignation douloureuse et stoïque, ne demandant pas même au monde les consolations de sa compassion, ne cherchant que celles de la religion et celles aussi, non moins nobles que les premières, qu’elle puisait dans l’accomplissement de ses devoirs.

Louis de Fontanieu se présentait alors, dans le discours de l’orateur, compagnon de débauche de M. d’Escoman ; il avait échangé ou partagé une maîtresse avec lui : on dédaignait de savoir lequel des deux.

Soit qu’il eût obéi à la pernicieuse influence de cette femme qui devait détester sa rivale, soit qu’il eût cédé à une des honteuses suggestions de l’amour-propre d’un mauvais sujet, soit enfin que, par un très explicable ou très inexplicable dévouement, il se fût sacrifié à son ami, dans les mains duquel ce monstrueux procès pouvait faire passer la fortune de la victime, dans tous les cas il s’était acharné à la perte de cette noble et infortunée créature. Suivait la comparaison obligée du traître avec le serpent, laquelle semblait à l’avocat de Mme d’Escoman trop noble encore pour le prétendu complice de celle-ci.

Dès les premières paroles où il avait été question de Louis de Fontanieu, Mme d’Escoman avait relevé la tête ; une vive rougeur avait pris la place de la pâleur qui couvrait son visage ; ses yeux allaient de l’avocat au jeune homme et du jeune homme à l’avocat ; pour l’un, son regard essayait d’imposer énergiquement le silence ; pour l’autre, ce regard était tendre et suppliant.

Ce regard, lorsqu’il avait rencontré celui de Louis de Fontanieu, avait failli triompher de la résolution de celui-ci ; il sentait tout ce qu’elle souffrait ; il se demandait si le remède n’était pas pire que le mal ; pour échapper à cette influence, il prit le parti de demeurer les yeux baissés.

Cette situation de celui qui devenait ainsi l’accusé principal parut à l’avocat devoir lui fournir le texte d’un mouvement oratoire qui pouvait enlever la situation.

— Courbez la tête, s’écria-t-il, sous le poids des remords qui déjà vous assaillent ! courbez-la sous la réprobation de tous ceux qui vous entourent, vous que cette femme n’a jamais aimé et qui avez abusé de son amitié pour la trahir, vous qui avez trafiqué peut-être d’une réputation jusqu’alors sans tache, vous dont une sotte vanité a fait un calomniateur ! ce sera votre punition ; jamais votre regard n’osera désormais croiser le regard d’un honnête homme !

À cette foudroyante apostrophe, Mme d’Escoman se leva, le front haut, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, transfigurée pour tous ceux qu’avait frappés le caractère doux et timide de sa physionomie.

— Vous mentez, monsieur ! s’écria-t-elle ; M. de Fontanieu ne m’a jamais trompée ; vous mentez ! M. de Fontanieu ne m’a jamais trahie, jamais il ne m’a calomniée ; vous mentez, monsieur, je l’aime ! ! !

Et, en dépit des gendarmes, elle tomba dans les bras que tendait vers elle Louis de Fontanieu.

Comme l’avocat l’avait prévu, l’auditoire éclata en applaudissements ; mais à ses prévisions il y eut une légère variante : le tribunal condamna Mme la marquise d’Escoman à six mois d’emprisonnement, et son complice à trois mois de la même peine.

XXV

Comme quoi les prés les plus ras tondus sont ceux où l’herbe repousse plus épaisse

En sortant de l’audience, Mme d’Escoman avait été prise d’une fièvre violente.

Les soins de Suzanne ne lui manquèrent pas plus qu’ils ne lui avaient jamais manqué. Malgré les excentricités injurieuses dont elle s’était rendue coupable envers l’avocat de M. d’Escoman, le dévouement de la gouvernante avait si vivement touché le procureur du roi, qu’il lui avait accordé l’autorisation de s’enfermer avec sa maîtresse.

La maladie empêcha Emma de s’appesantir trop vivement sur son malheur ; ce qui pouvait la tuer la sauva.

Quand elle commença de se rétablir, tout se présenta à ses yeux sous un jour nouveau. Elle s’était endormie dans un monde, elle se réveillait dans un autre. Le passé lui apparaissait comme un point perdu dans les nuages de l’horizon ; l’avenir, comme un phare lumineux dont la lumière réchauffait son cœur et vers lequel convergeaient toutes ses pensées, tous ses désirs.

La vérité banale qui sert de titre à ce chapitre peut s’appliquer aussi bien aux sentiments de l’homme qu’à ce que régit la loi physique.

La passion semée dans le cœur humain pousse, grandit, fleurit et meurt, absolument comme une plante.

Ces révolutions sont d’autant plus éphémères, que la plante est moins tourmentée. À l’ombre, elle s’étiole ; dans un terrain trop riche, dans une quiétude trop douce, elle demeure infertile. Lorsqu’elle est foulée aux pieds, la sève se concentre dans ses racines, elle en double la grosseur et la force. Les milliers de fils déliés par lesquels elle tient à la terre embrassent le terrain d’alentour, ils chassent au dehors les drageons sans cesse renaissants. C’est en vain que vous vous épuiseriez en efforts pour en arracher ce qui n’était qu’une herbe : la torture en a fait presque un arbre.

Il en est ainsi dans l’ordre moral.

Tout sentiment que vous contraignez à se replier sur lui-même se décuple au lieu de s’anéantir.

Résister, souffrir pour une cause, pour un objet aimé, c’est, de toutes les prérogatives de l’humanité, celle qui lui est la plus précieuse, celle qui la distingue le plus essentiellement des autres créatures.

L’orgueil que l’on éprouve en sentant dans ce corps débile quelque chose qui échappe aux persécutions et qui les défie est immense.

Ce quelque chose, c’est l’âme, qui alors se révèle, prend corps et laisse mesurer sa grandeur.

Mis en communication directe avec le souffle divin qui l’anime, quelle que soit sa faiblesse, l’homme, à ses propres yeux au moins, devient un martyr.

Il n’est point de martyr, si humble que soit la foi qu’il confesse, qui ne trouve que, devant lui, un roi est bien petit.

S’il arrive que l’on regrette quelquefois le sacrifice, c’est seulement lorsqu’il est consommé ; jusque-là, on ne se plaint pas plus de sa rigueur que le cheval de course se plaint de l’éperon qui lui déchire les flancs, en le poussant d’un élan plus vigoureux vers le but.

Mme d’Escoman, victime de son amour pour Louis de Fontanieu, lorsqu’il lui arrivait de se recueillir, de se rapprocher par la pensée de ce qu’elle avait perdu, n’en accusait ni son amour, ni celui qui était l’objet de cet amour. Chacun d’eux se trouvait tellement rehaussé à ses yeux par ses souffrances elles-mêmes, qu’il lui semblait impossible de se plaindre de celle-ci. Elle éprouvait une sorte de bonheur à songer à tout ce que leur conquête lui aurait coûté. Parfois, elle se demandait si mieux n’eût pas valu qu’elle fût plus violemment éprouvée encore, comme si elle eût désespéré d’atteindre aux hauteurs où elle plaçait les objets de son culte.

Mais ces souvenirs rétrospectifs la troublaient rarement ; nous l’avons dit, elle vivait tout entière dans l’avenir.

Elle ne pensait plus au monde. L’opinion du monde ressemble assez à la situation d’un banquier, qui n’a de prix que pour les gens qui ont des billets en circulation. Le monde se résumait désormais pour elle dans Louis de Fontanieu et Suzanne ; qu’ils l’estimassent, c’était assez.

Elle s’était fait un tableau merveilleux de ce que devait être le bonheur de deux êtres unis par un amour égal et réciproque, et cette félicité que ses rêves de jeune fille, que ses désirs de femme avaient cherchée sans pouvoir l’atteindre, lui semblait devoir être un avant-goût de celle du paradis.

Elle concentrait toutes les forces de son cerveau pour essayer de soulever un coin du rideau qui cachait à ses yeux ce riant avenir et pour l’entrevoir seulement.

Quand elle y parvenait, cet avenir lui paraissait magnifique : tout ce qui est entrevu est si beau !

Avec son imagination pour auxiliaire, si les heures de prison parurent longues à Emma, ce fut seulement parce qu’elles la séparaient de ce qu’elle considérait comme devant être le juste prix de ses souffrances.

Chrysalide, elle ne s’ennuyait dans son enveloppe que parce qu’elle avait hâte d’être un papillon, de déployer ses ailes, de prendre son essor et d’être bercée par les brises du printemps.

Force lui était bien de descendre quelquefois de ces hauteurs éthérées. Le procès criminel avait son appendice. Devant le tribunal civil se débattait la question de séparation de corps, soulevée par le marquis d’Escoman, et les hommes de loi demandaient à Emma de fréquentes conférences.

Suzanne, femme essentiellement positive, ne voulait pas reculer d’une semelle, et elle eût plaidé trente ans plutôt que de céder un fétu. Aussi, malgré les griefs qu’elle avait contre lui, s’était-elle très promptement raccommodée avec le barreau, dont les subtilités chicanières flattaient cette disposition de son esprit. Sa nature assimilatrice s’était même approprié le langage barbare encore en usage au palais, et, lorsque la marquise, ayant congédié ses avoués, croyait pouvoir rentrer dans l’asile de ses pensées, Suzanne arrivait à la rescousse ; les mots d’enquête, de contre-enquête, de compulsoires et de contredits, d’interlocutoires et d’exploits, d’instances et de productions sortaient de sa bouche comme la grêle des flancs d’un nuage orageux, et, pour échapper à cette trombe, Emma n’avait que la ressource de se dire malade et de feindre de dormir.

Les excellentes intentions de la gouvernante ne firent que précipiter un dénouement que, depuis longtemps, Mme d’Escoman avait médité.

Ce projet, bien des considérations l’avaient fait éclore.

Elle savait que la séparation n’était que le prétexte dont M. d’Escoman se servait pour masquer ses projets ; qu’il n’avait qu’un but, celui d’être mis en possession d’une partie au moins des biens de sa femme. Emma était honteuse de voir les grandes questions des droits et des devoirs sociaux s’abaisser à ces mesquins détails ; elle rougissait de suivre le débat sur le terrain où il glissait. En rompant avec la société, elle ne se croyait pas le droit de conserver ce qu’elle tenait d’elle. Elle croyait injuste de dépouiller son mari des biens qui avaient exercé une si grande influence sur les déterminations de celui-ci lorsqu’il l’avait épousée, puisque, en fait, c’était d’elle seule que venait la volonté qui les allait séparer. En reprenant sa liberté, il lui paraissait tout naturel de laisser sa fortune pour rançon. Il était un autre ordre d’idées qui exerçait une grande influence sur l’esprit d’Emma. Elle avait cette excessive délicatesse des âmes jeunes, des âmes que la solitude a préservées du contact du monde, délicatesse fraîche et lustrée sur laquelle un grain de poussière semble devoir faire une tache. Cette fortune lui répugnait parce qu’elle savait que Louis de Fontanieu était pauvre, parce qu’il lui paraissait qu’elle deviendrait un obstacle à ce que celui-ci acceptât l’union complète et absolue qu’elle voulait, à l’avenir, dans leurs existences comme dans leurs cœurs. Pauvres tous deux, tous deux dénués, ils devaient bien mieux s’aimer, disait-elle ; lequel des deux pourrait alors être soupçonné d’avoir eu une arrière-pensée, une préoccupation égoïste ou cupide ? Cette pauvreté, d’ailleurs, lui semblait devoir, pour lui comme pour elle, rendre obligatoire ce qui pouvait seul réhabiliter la position fausse où ils allaient se trouver – le travail.

Aussi, tandis que Suzanne additionnait complaisamment sur ses doigts le chiffre probable des reprises dotales que Mme d’Escoman serait en droit d’exercer contre le marquis – sans trop réfléchir que la ruine dudit marquis, comme elle le qualifiait scrupuleusement, rendait ses calculs fort téméraires –, Emma écrivait secrètement à l’avoué chargé de ses intérêts qu’elle ne voulait point résister à la demande formée contre elle, qu’elle entendait, au contraire, abandonner à M. d’Escoman la jouissance exclusive de ses biens ; et elle formulait sa résolution de façon qu’on n’essayât pas même de l’ébranler.

Cette détermination inattendue, lorsqu’elle fut communiquée à M. d’Escoman, le surprit ; mais il n’était pas homme à remonter par l’analyse aux sentiments qui l’avaient dictée ; il fit offrir à sa femme une pension que celle-ci refusa encore, et, sans se perdre en conjectures, il se contenta de se réjouir d’être né sous une aussi heureuse étoile.

Ce dernier anneau de la chaîne qui l’attachait au passé étant brisé, Mme d’Escoman respira plus à l’aise encore qu’elle ne l’avait fait jusqu’à ce jour ; les couleurs de ses horizons lui apparurent plus riantes ; elle appela avec plus d’ardeur l’instant où elle verrait, avec les portes de sa prison, s’ouvrir pour elle de nouvelles destinées.

Les choses ne se passaient pas aussi facilement pour Louis de Fontanieu.

La galanterie fait partie de notre état civil ; chacun de nous, en venant au monde, est plus ou moins couché sur son livre. On naît galant en France, comme en Allemagne on naît rêveur, hypocondre en Angleterre, flegmatique sur les bords du Zuiderzee ; la loi s’est donc montrée présomptueuse au moins une fois, lorsqu’elle a résolu de punir ce qui est la plus attrayante occupation de l’immense majorité de la nation française, qui considère la galanterie, chez ses grands hommes, comme pouvant marcher de niveau avec leurs plus éminentes qualités, et qui flétrit de tant d’injurieuses épithètes ceux qui, par hasard, prétendraient mériter un prix de chasteté.

Le code a pu être cruel pour la femme ; mais, pour l’homme, qu’il devait frapper à plus juste titre et plus sévèrement que celle-ci, grâce aux mœurs, il est demeuré impuissant ; il le fustige, et, dans ses mains, les verges dont il le frappe se changent en roses sans épines ; il l’attache à ce qu’il appelle un pilori, la légèreté et l’engouement général n’y veulent voir qu’un piédestal où l’on s’expose à leur admiration.

Quel que soit le rigorisme d’un père de famille, si les peccadilles de son fils restent honnêtes, c’est-à-dire si elles ne compromettent ni les convenances sociales, ni sa fortune, ni sa santé – en France, c’est ainsi que, de par la galanterie, on accouple les mots –, soyez certains que le bonhomme ne saura adresser de mercuriale à sa progéniture sans qu’un plissement de ses lèvres vienne démentir et détruire la sévérité de ses paroles. Il accomplit stoïquement un devoir ; mais l’esprit national proteste contre lui.

Quant aux mères, dans les conditions que nous venons de signaler, elles se montrent pleines d’orgueil pour ce péché de leur descendant ; ce leur est une bonne occasion de s’admirer dans leur œuvre, que celle où un arrêt d’un tribunal vient déclarer hautement monsieur leur fils irrésistible.

Mme de Fontanieu ne fut pas plus forte que les autres mères contre le cri de la nature et contre l’indulgence native de la matrone française : elle ne trouva dans son âme qu’un sentiment de miséricordieuse compassion, non seulement pour son fils, mais encore pour la complice de son fils.

Il est vrai que, lorsqu’elle pensait ainsi, Mme de Fontanieu croyait fermement assister aux convoi, service et enterrement de la passion des deux jeunes gens l’un pour l’autre. Dès l’instant où, dans ses conversations avec Louis, les plans d’avenir que ce dernier laissait entrevoir lui firent découvrir que ce qu’elle avait pris pour la fin n’était, en réalité, que le commencement, sa façon de voir se modifia, et son attitude avec elle.

L’amour de Louis de Fontanieu pour Mme d’Escoman allait absorber l’existence du jeune homme, entraver son avenir ; à dater de ce moment, il rentrait dans la catégorie des amours déshonnêtes que nous avons définis plus haut. Autant il avait pu flatter jadis la vanité maternelle, autant il épouvantait désormais sa sollicitude. Le positivisme des intérêts matériels décide, en ce monde, des questions mêmes où la morale seule est engagée.

Mme de Fontanieu employa tout ce qui était en sa puissance pour arracher son fils aux conséquences d’une liaison illégitime ; pleurs, prières, supplications, reproches, menaces, elle mit tout en œuvre pour vaincre sa résistance ; elle fit appel à ses sentiments de tendresse filiale. Sans doute, elle eût réussi ; elle eût repris le cœur de son enfant, brisé, confus, déchiré, pantelant ; elle eût reconquis son fils, pour la mort peut-être – car, dans l’état d’exaltation où était le cerveau de Louis de Fontanieu, l’abandon qu’on lui demandait lui semblait un crime auquel il n’est pas permis à un homme de cœur de survivre –, mais enfin elle eût atteint le but de tous ses vœux, de toutes ses espérances : elle l’eût détaché d’Emma. Malheureusement, les mères restent trop femmes : il se trouve en elles un sentiment d’antagonisme individuel, mesquin dans son principe comme dans les inspirations qui en dérivent, qui ne devrait plus exister dans les régions splendides où la maternité les place. Mme de Fontanieu cessa de s’attaquer au fait seul, pour prendre à partie celle qu’elle accusait de vouloir lui enlever son enfant ; elle répéta quelques sottes médisances que sa haine traduisit en calomnies ; elle parla d’impudeur et d’impudence, à propos du mouvement que l’indignation de son amour avait arraché à Mme d’Escoman et qu’elle même n’avait pu, d’abord, s’empêcher d’admirer.

Louis de Fontanieu s’était attendri avec sa mère ; il avait mêlé ses larmes aux siennes ; il sentait si bien que le devoir, que l’honneur lui commandaient le sacrifice que celle-ci implorait, que ses larmes à lui, c’était sur le sort de la pauvre Emma qu’elles coulaient, c’était elle qui était le sujet de toutes les exclamations que la douleur lui arrachait.

Mais, après les attaques de Mme de Fontanieu, il garda le silence. Ses pleurs se tarirent, ses sourcils se froncèrent, ses yeux s’animèrent ; il devint froidement respectueux ; un mur de glace, élevé aussi rapidement que si la baguette d’un enchanteur l’eût fait saillir du sol, le séparait désormais de sa mère.

Avec cette vive intuition qui caractérise les femmes, Mme de Fontanieu comprit ce qui se passait dans l’âme de son fils. Elle jugea qu’elle userait ses ongles, qu’elle ensanglanterait ses doigts sans ébranler les puissantes assises de ce rempart ; elle cacha son visage dans son mouchoir et elle sortit en sanglotant.

Louis de Fontanieu ne fit point un pas, ne dit pas un mot pour la retenir. Sa mère ne parut pas à la prison ; il écrivit, mais sans chercher à s’enquérir des causes de cette résolution, en l’acceptant, au contraire, comme un fait accompli.

Les amours passionnées ressemblent à ces arbres dont l’ombre étouffe toute végétation dans leurs alentours. Si, par hasard, un brin d’herbe pousse à leur pied, ils le tuent et ne tardent pas à en absorber la substance.

Lorsque Louis de Fontanieu sortit de prison, il ne retourna pas au logis maternel. Son parti était inébranlable, mais il lui en coûtait de défendre ses affections de jeune homme contre celles de son enfance. C’était un ennui, et, comme Emma – mais mû par un sentiment beaucoup moins élevé que ceux de la jeune femme –, sa pensée et ses rêves étaient tout au bonheur qui, dans trois mois, devait être son partage.

Il lui restait quelque argent de celui qu’il avait emporté de Châteaudun ; il chercha dans les environs de Paris un réduit bien caché, bien solitaire, où il pût abriter ses amours. Lorsqu’il l’eut trouvé, il le fit meubler avec ce soin passionné que met l’oiseau à la construction de son nid.

Le temps qu’il ne passait pas à arranger dignement la demeure où tant de félicités devaient se dérober à la malignité envieuse des hommes, Louis de Fontanieu l’employait à écrire à Mme d’Escoman. Chaque jour, Suzanne, depuis qu’elle n’avait plus qu’un seul guichet de prison à franchir, apportait une lettre, et, chaque jour, elle emportait la réponse à celle de la veille.

Les lettres de Mme d’Escoman étaient, sans doute, empreintes du sentiment qui l’absorbait tout entière, elles révélaient tout ce qu’il y avait de tendresse, de dévouement, d’abnégation et d’espérance dans son âme, et cependant elles devaient sembler froides à son amant, auprès de celles que lui dictait, à lui, le délire de son imagination, auprès du cantique des cantiques que sa passion répétait sur tous les tons en l’honneur de sa future compagne ; auprès de cette paraphrase du mot aimer que, chaque jour, il recommençait sans jamais parvenir à l’épuiser.

Enfin, le moment approcha où ce bonheur si convoité, si chèrement acheté, allait passer du rêve à la réalité.

La veille du jour où Mme d’Escoman devait voir finir la peine à laquelle elle avait été condamnée, Louis de Fontanieu ne dormit pas. Il passa une partie de la nuit à se promener auprès de la prison, à envoyer des baisers vers les noirs silhouettes du redoutable édifice, à répéter dans son cœur les serments les plus sincères de reconnaissance et d’amour. Lorsqu’il essaya de prendre quelque repos, le bruit du balancier de la pendule, des secondes qui s’enfuyaient en le rapprochant de celle qu’il aimait, le tinrent constamment éveillé.

Bien avant l’heure à laquelle il devait attendre Mme d’Escoman et Suzanne au bout de l’avenue de Paris, pour s’éloigner avec elle d’une ville qui ne leur laissait à tous les deux que de si tristes souvenirs, il était prêt, se promenant avec agitation dans sa chambre, palpitant, tremblant au moindre mouvement du dehors, se demandant si la terre n’allait pas l’engloutir plutôt que de permettre qu’une telle félicité fut le partage d’un homme, pâlissant à l’idée d’un obstacle imprévu qui empêcherait Emma de le rejoindre, se demandant s’il ne deviendrait pas fou si, par hasard, cette réunion se trouvait retardée d’un jour.

Cependant un observateur eût peut-être conçu quelque appréhension sur l’avenir de ces amours, s’il avait remarqué le soin méticuleux que, malgré son trouble, Louis de Fontanieu avait trouvé moyen d’apporter à sa toilette et à sa mise.

XXVI

Idylle

Dans la vallée de la Marne, à quatre lieues de Paris, lorsqu’on va du village de Champigny au moulin Bonneuil, un peu avant d’arriver au bac de Lavarenne Saint-Hilaire, au pied de la colline sur laquelle est bâti le bourg de Chènevières, à un angle que fait le chemin dans cet endroit, on se trouve tout à coup devant une maisonnette dont les murs grisâtres et les toits rouges sont si bien perdus au milieu des peupliers, des aunes et des saules qui les entourent, qu’il faut presque les toucher pour les apercevoir.

Les gens du pays appellent cette maison le Clos-béni.

À son apparence rustique, à ses fenêtres garnies de barres de fer, à ses croisées à petits carreaux, à la porte massive et grossière qui ouvrait sur la route, aux granges, aux cabanes effondrées qui faisaient cercle autour de la cour, on devinait une ancienne ferme, que quelque propriétaire, amoureux des beautés de la nature, avait métamorphosée en maison de campagne.

Ni ce caprice, ni son nom de favorable augure n’avaient porté bonheur à l’humble habitation. Les larges crevasses nouvellement replâtrées qui se dessinaient sur les murailles, les nombreux quadrilatères de ce rouge vif de la tuile neuve qui faisaient damier sur les toits moussus, les ronces, les orties, les graminées sauvages dont on n’avait pas encore débarrassé le jardin, les formes inusitées qu’affectaient les plates-bandes et les espaliers, le développement pittoresque des sarments de la vigne, prouvaient que le Clos-béni, réparé depuis peu, avait été longtemps abandonné.

Au rez-de-chaussée, l’intérieur de la maison gardait le parfum de décrépitude et de dégradation qui caractérisait l’édifice. Il consistait en une de ces cuisines dont les constructions modernes auront bientôt effacé le souvenir, des cuisines à hautes et profondes cheminées, à foyer titanesque où une flamme, haute de six pieds, dévorant tronc d’arbre et fagots, réchauffait dix chasseurs mouillés et rôtissait tout un mouton qui devait réconforter leurs robustes appétits ; pièce plus commode que belle, plus confortable qu’économique, avec son plafond zébré de solives noires où les araignées faisaient aux mouches une guerre incessante et utile, ses murs jaunâtres, constellés de casseroles rayonnantes, et sa fontaine de terre cuite, dans une enveloppe d’osier.

La salle à manger, qu’une porte séparait de la cuisine, était sombre et triste comme celle-ci. L’humidité avait salpêtré le papier marbré qui recouvrait ses murs ; elle les avait couverts, par places, d’une poussière blanchâtre qui réussissait la pierre avec plus de perfection que la peinture du papier ; en d’autres endroits, elle avait séparé ce papier de la muraille, et il voltigeait au vent qui passait entre les ais disjoints des portes et des fenêtres. Une large table de noyer, quelques chaises de bois à cannelures, peintes en blanc et qui avaient été jadis garnies d’une tapisserie dont il ne restait plus que le canevas, un poêle de faïence, un baromètre privé de son tube mercuriel, tels étaient à la fois l’ameublement et les ornements de cette pièce.

Pour que nos lecteurs ne déplorent pas à l’avance le sort des futurs habitants du Clos-béni, hâtons-nous d’ajouter que le premier étage formait, par les soins que l’on avait apportés à sa restauration, par la coquette élégance des aménagements que l’on venait d’y faire, un contraste frappant aussi bien avec le rez-de-chaussée qu’avec l’intérieur de la maison.

Par un beau jour du mois de mai, vers midi, une voiture de place, qui cheminait lentement dans le chemin de traverse, s’arrêta à la porte du Clos-béni.

Louis de Fontanieu en descendit ; il tendit la main à Emma, qui s’élança légèrement de la voiture ; puis Suzanne en sortit à son tour.

Le jeune homme congédia le cocher. Il avait les clefs de la maison ; il ouvrit la porte charretière ; Mme d’Escoman pénétra la première dans leur future habitation ; lorsque ses compagnons y furent entrés à leur tour, elle appuya ses deux mains sur les ais lézardés de cette porte, réunit ses forces et la referma avec une joie enfantine. Elle semblait dire aux bruits de ce monde : « Vous n’entrerez pas ici ! »

Elle saisit le bras de Louis de Fontanieu, elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme, et, le regardant avec un double sourire de la bouche et des yeux, elle lui présenta son front à baiser. Emma tressaillit au contact des lèvres de son amant, et cependant ses émotions restaient pures ; elle n’éprouvait que cette ivresse, si éloquente dans son mutisme, du marin qui, après une tempête, revoit le port qu’il avait désespéré d’atteindre.

Comme si tout ce qui avait quelque ressemblance avec le passé lui répugnait en ce jour, comme si elle ne voulait plus de larmes, même lorsque le bonheur seul les faisait couler, Mme d’Escoman demanda à procéder immédiatement à une reconnaissance de son petit royaume, avec des transports et des démonstrations bruyantes qui n’étaient ni dans son caractère, ni dans ses habitudes.

Les poules caquetaient à ses pieds ; un beau coq entonnait, à deux pas d’elle, un chant provocateur ; sur le toit, des pigeons faisaient miroiter au soleil les tons azurés et dorés de leur plumage. Emma se sentit des prédilections jusqu’alors inconnues pour ce petit peuple qui allait animer sa solitude et ne voulut point quitter la place sans l’avoir rassemblé autour d’elle, à l’aide de quelques poignées de grain.

Malgré les protestations de Louis de Fontanieu, qui avait de bonnes raisons pour vouloir, avant tout, lui faire visiter le premier étage, la jeune femme parcourut le rez-de-chaussée jusque dans ses moindres recoins.

Dans certaines situations de la vie, ce n’est pas avec leurs yeux que les femmes voient, c’est avec leurs sentiments. Emma était si enivrée du bonheur de voir ses rêves s’accomplir, qu’à ce délabrement, qu’à ce dénuement, elle trouva, malgré la moue très significative de Suzanne, des compensations que nulle autre qu’elle n’eût su probablement y découvrir.

Mais, lorsque, après avoir monté l’escalier de bois, appuyé contre le mur extérieur, Louis de Fontanieu l’introduisit dans la chambre, toute tendue de perse, qui devait être la sienne, dans le petit salon, meublé de bois de rose où elle pourrait, pendant le jour, travailler ou se reposer, sa joie n’eut plus de bornes. Ce n’était plus la marquise d’Escoman, habituée dès son enfance au luxe des habitations modernes, c’était une grisette qui prend possession du mobilier qui a été le rêve de sa vie. Elle allait et venait d’une pièce à l’autre, s’asseyant dans les fauteuils, rangeant les porcelaines, donnant une tournure plus élégante aux bouquets de lilas, de pervenches et d’aubépines que, la veille, Louis de Fontanieu avait placés dans les vases ; inspectant la bibliothèque, où elle retrouvait tous ses livres de prédilection ; ouvrant toutes les armoires et toutes les fenêtres, transportée de la commodité de celles-là, s’extasiant sur la vue délicieuse que l’on avait de celles-ci, appelant son amant pour lui faire regarder avec elle la Marne, dont les eaux d’un vert d’émeraude venaient battre contre le mur de la maison, les grands peupliers des îles des Vignerons et de Chènevières, mariant leurs ombres sur le bras de rivière qui les sépare, tandis que la lumière, tamisée par le feuillage, diaprait la nappe brunie de mille étincelles argentées ; elle lui montrait à l’horizon le donjon de Vincennes, qui semblait sortir des masses de verdure qui l’entourent et qui se détachait noir sur l’azur du ciel ; et elle avait pour tout cela de grandes exclamations d’une admiration enthousiaste ; elle remerciait son amant avec l’effusion des cœurs sincèrement épris ; elle lui demandait si, comme elle, il ne sentait pas son cœur pénétré de reconnaissance envers Dieu, qui avait fait ce petit coin de la Brie si frais et si coquet afin qu’elle fut un cadre digne de leurs amours.

Par un contraste remarquable, tandis qu’Emma planait calme et radieuse au-dessus de son bonheur, que ce bonheur semblait dépasser toutes ses espérances, qu’il ouvrait son âme à des sensations jusqu’alors inconnues, qu’elle trouvait pour l’exprimer une expansion qui ne lui était point habituelle, Louis de Fontanieu semblait avoir quelque peu amorti en lui les ardeurs passionnées dont ses lettres offraient de remarquables échantillons. Il lui arrivait ce qui arrive à tous ceux qui lâchent la bride à leur imagination : elle l’avait mené si loin dans le pays des chimères, que la réalité n’avait plus rien qui l’étonnât. Toutes les jouissances dont Mme d’Escoman ne se lassait pas de saturer son cœur étaient émoussées pour lui ; elles avaient perdu le caractère de primeur, d’inattendu qui leur donne un si grand charme ; il demeurait tiède et il avait conscience de sa tiédeur ; il se la reprochait comme un crime ; il se gourmandait de ne pas trouver, comme elle le faisait, elle, que jamais le soleil n’avait été aussi radieux, les eaux aussi transparentes, la brise aussi parfumée, les feuilles des arbres aussi chatoyantes, le concert des oiseaux aussi doux qu’ils l’étaient en ce moment.

Cette légère dissonance qui existait entre la manifestation extérieure des sentiments de Louis de Fontanieu et celle à laquelle Emma s’abandonnait, elle ne la remarqua pas ; l’eût-elle remarquée, elle n’eût osé la lui reprocher ; dans la sincérité de ses transports, il lui paraissait impossible que son amant ne les partageât pas.

Elle n’était cependant point sans avoir quelques arrière-pensées. Lorsque Louis de Fontanieu lui avait fait la surprise de la retraite champêtre qu’il avait préparée à leurs amours, elle avait réfléchi que l’abandon qu’elle avait effectué de sa fortune pourrait bien, plus tard, en troubler la quiétude ; mais ce jour de leur réunion appartenait tout entier à leur tendresse ; elle ne croyait pas qu’il lui fût permis de se laisser aller à d’autre préoccupation que celle d’aimer et d’être aimée.

Aussi se livra-t-elle sans réserve, pendant la journée entière, à l’ivresse qui absorbait tout son être.

Si Suzanne laissait les deux jeunes gens seuls pendant quelques instants, c’étaient des causeries, des épanchements sans suite, tant chacun d’eux avait de récits, de questions à adresser à l’autre, de reconnaissance et de passion à lui exprimer ; puis de longues étreintes, des serments de constance éternelle, qu’on ne se lassait jamais de répéter ni d’entendre. Lorsque Suzanne apparaissait, la légère contrainte qui résultait de sa présence semblait doubler le prix de ces communications. Les deux amants se serraient les mains à la dérobée, et ce contact était assez puissant pour faire passer des frissons sur leurs corps. Ils échangeaient à voix basse quelques mots d’amour qui noyaient leurs yeux de douces langueurs.

Malgré les protestations de celle-ci, qui alléguait l’inconvenance de semblables fonctions pour Mme d’Escoman et compliquait ses motifs d’une accusation d’ignorance culinaire des plus notoires, Emma voulut aider la gouvernante à préparer le dîner. Mais comme, dans leur modeste demeure, nul n’avait le droit de rester oisif, elle exigea que, pendant qu’elle se livrerait à ces occupations nouvelles pour elle, Louis de Fontanieu déblayât un bosquet de cytises et de lilas sous lequel elle entendait prendre ce premier repas. Leurs mutuelles fonctions les éloignaient l’un de l’autre ; ils ne tardaient pas à abandonner leurs postes pour se retrouver. Louis de Fontanieu riait aux éclats de la maladresse avec laquelle la ci-devant grande dame s’acquittait des devoirs qu’elle s’était imposés. Emma prenait la lourde bêche des mains de son amant, elle appuyait sur le fer son pied mince, cambré, sans parvenir à effleurer la terre à la surface.

Après le dîner, ils quittèrent le berceau, et tous deux, les bras entrelacés, ils se dirigèrent du côté du jardin qui borde la rivière.

Suzanne pleurait de satisfaction en les voyant s’éloigner. Jamais les joues de sa chère enfant ne s’étaient, comme en ce jour, empourprées de rose ; jamais sourire aussi joyeux n’avait animé ses lèvres ; jamais ses yeux n’avaient brillé d’un aussi vif éclat ; la pauvre bonne femme s’applaudit de la conquête qu’elle croyait avoir faite sur la mort.

Il était alors sept heures du soir. Le soleil était descendu à l’horizon, et son disque, à moitié caché derrière les riantes perspectives de la côte de Sucy, les empourprait et donnait à la rivière, qui s’élargit au pied de cette côte, l’aspect d’un lac de feu.

L’air était imprégné de cette indéfinissable senteur du printemps, de ce moment de l’année où il semble que les feuilles ont leur parfum comme les fleurs, où de la terre elle-même s’échappent ces émanations de la renaissance annuelle de la végétation.

Les caresses de la brise faisaient doucement onduler les grandes herbes, les feuilles des peupliers murmuraient, et leur murmure se mariait avec le bonsoir joyeux que les oiseaux de jour envoyaient à l’astre qui leur avait donné sa chaleur et sa lumière.

Quelques demoiselles, attardées, effleuraient de leur corselet d’acier les pointes aiguës des feuilles de sagittaires et les calices jaunes des lis d’eau ; quelques abeilles butinaient encore sur les myosotis, sur les pervenches, sur les violettes marines qui faisaient à la rive une ceinture fleurie.

C’était le moment où la nature redouble de coquetterie, se pare avec amour de toutes ses splendeurs avant de rentrer dans le silence et dans la nuit, leçon sublime qui n’a point été perdue pour les sages, qui se couronnaient de roses lorsqu’il fallait passer de la vie à la mort, courtes ténèbres préludant à la résurrection !

Louis de Fontanieu et Emma cheminaient au milieu des herbes frissonnantes de la berge. Leurs lèvres étaient muettes, et jamais leurs cœurs ne s’étaient mieux compris. La douce étreinte qui joignait leurs mains suffisait pour qu’ils se communiquassent l’un à l’autre les fortes impressions que ce beau spectacle produisait sur leurs âmes attendries par l’amour.

Lorsqu’ils furent revenus au point d’où ils étaient partis, Louis de Fontanieu détacha un bateau de la berge ; il y porta Emma, et, prenant les avirons, il lui fit remonter le cours de la rivière. À l’endroit où ils se trouvaient, cinq ou six îlots, appendice de l’île des Vignerons, ont été formés, à l’abri de cette dernière, par des alluvions successives ; ils sont si rapprochés, que les branches des arbres qui les couronnent se réunissent et forment un dôme de verdure impénétrable au-dessus des petits bras qui les séparent.

En se sentant glisser sur ce miroir limpide, entre ces corbeilles de feuillages fleuris, sous cette voûte frémissante, Emma s’abîma de nouveau dans ses extases. Elle était assise sur l’arrière de la nacelle, son coude appuyé sur le bordage et sa tête renversée sur sa main. Les caprices du vent faisaient voltiger ses cheveux autour de son visage comme des flocons d’une vapeur dorée ; ses yeux, à moitié fermés, semblaient perdus dans des contemplations célestes, et, sans l’expression souriante que conservaient ses lèvres, sans les mouvements précipités de sa gorge, qui soulevait la gaze de son corsage, on eût pu croire que son âme avait quitté son corps.

Quelle que fût la puissance attractive des impressions que subissait Mme d’Escoman, elles n’absorbaient point la pensée de Louis de Fontanieu comme la sienne.

Il quitta les avirons et se rapprocha d’elle.

La barque, abandonnée à elle-même, suivit doucement le fil de l’eau.

La physionomie du jeune homme avait, en ce moment, une expression que Mme d’Escoman ne lui avait jamais vue. En le voyant s’avancer vers elle, avec des yeux étincelants, des lèvres blêmissantes, elle se redressa avec effroi et tendit vers son amant des mains suppliantes.

— As-tu peur de moi maintenant ? dit celui-ci d’une voix que l’émotion rendait inarticulée.

Emma essaya de retrouver son sourire ; elle secoua négativement la tête et fit au jeune homme une place à ses côtés.

Louis de Fontanieu passa son bras autour de la taille de Mme d’Escoman, et la pressa contre sa poitrine. Elle s’abandonna à cette douce pression ; mais il sentit que le corps de la jeune femme était agité d’un tremblement nerveux.

— Tu as froid, lui dit-il ; veux-tu rentrer ?

— Non, nous sommes trop bien ici. Depuis ce matin, il me semble que j’ai pénétré dans un monde qui m’était inconnu ; je trouve à mon âme des ressorts que je n’avais jamais soupçonnés ; mes forces sont doublées, mon corps est devenu insensible à tout ce qui n’est pas l’amour. Oh ! c’est bien vrai qu’il est la vie ?

— Et pourtant, nous en avons à peine franchi le seuil, murmura Louis de Fontanieu.

— Se peut-il que l’on meure sans avoir entendu bruire à ses oreilles ce mot qui renferme tant de bonheur ? Louis, répète encore que tu m’aimes !

— Peux-tu en douter ?

— Oh ! non, certes ; c’est la douce musique de ce mot que je veux entendre.

Pour toute réponse, Louis de Fontanieu imprima ses lèvres sur les lèvres de la jeune femme.

Il y avait tant d’ardeur dans ce baiser, qu’il fut pour Emma une révélation inattendue ; elle poussa un cri de terreur et chercha à se dégager des mains crispées du jeune homme.

En ce moment, le bateau reçut une assez forte secousse pour que, tous deux, ils tombassent à genoux ; la petite embarcation avait touché sur le banc de sable qui prolonge l’île des Vignerons.

— Grâce, mon bien-aimé ! s’écria Mme d’Escoman en demeurant dans la posture que le hasard lui avait donnée, nous sommes si heureux ainsi ! Que peux-tu souhaiter de plus que cette union de nos âmes, que Dieu a comblée de tant de jouissances ? J’ai peur, vois-tu ! J’ai tant souffert, qu’il faut être indulgent pour moi ; j’ai peur de voir s’envoler cette félicité que j’aurai à peine effleurée de mes lèvres. Mon Dieu ! je t’appartiens, je le sais ; ce n’est pas mon cœur seul que je t’ai donné, c’est moi tout entière. Mais tu auras pitié d’appréhensions que je ne saurais définir et qui, cependant, sont assez poignantes pour m’arracher des larmes. Si tu allais ne plus m’aimer !

Louis de Fontanieu ne comprit rien à ces répugnances de la chaste jeune femme.

— C’est vous qui ne m’aimez pas ! dit-il d’une voix sèche.

À ce reproche, le visage de Mme d’Escoman se couvrit de pleurs. Pour toute réponse, elle se laissa tomber dans les bras du jeune homme, dont les baisers étanchèrent ses larmes…

____________

 

La nuit était venue ; peu à peu, elle avait enveloppé la plaine ; les étoiles brillaient au ciel et sur la surface brunie de la rivière qui les reflétait.

Deux ombres traversèrent silencieusement, en se tenant entrelacées, les halliers d’ormes et de coudriers qui couvraient l’îlot ; elles écartèrent les viornes et les houblons qui lui formaient un rempart de leurs pampres ; elles vinrent s’asseoir au pied des oseraies, au bord de l’eau, du côté qui regarde la plaine.

La lune, qui glissait lentement au-dessus des collines de Chènevières, argentait les feuilles des saules qui tremblaient au-dessus de leurs têtes, et le flot de la rive murmurait à leurs pieds, en formant mille spirales diamantées.

Ce chant clair, vibrant et expressif perça le silence de la nuit.

C’était le rossignol, qui modulait un admirable poème à l’amour.

XXVII

Le Clos-béni

La petite maison des bords de la Marne semblait avoir enfin gagné le nom que, par anticipation, elle avait reçu.

Depuis six mois, le bonheur le plus absolu était le partage de ceux qui l’habitaient, et le Clos-béni avait reçu le reflet de ce bonheur ; il avait pris une physionomie réjouissante à voir.

Le jardin avait été déblayé, nettoyé ; ses allées avaient été sablées ; les poiriers, les pêchers, les pommiers avaient à peu près retrouvé les symétriques proportions que l’incurie des précédents propriétaires leur avait laissé perdre. La vigne n’affectait plus des allures dévergondées, pittoresques sans doute, mais peu fructifères. La maison avait été soigneusement recrépie ; enfin, l’aristocratique Suzanne avait obtenu que l’on harmonisât un peu les simplicités du rez-de-chaussée avec l’élégance du premier étage.

Les heures passaient courtes et rapides, dans cette retraite, pour les deux jeunes gens.

Les occupations champêtres ont ce privilège d’être, par-dessus tout, sympathiques aux amoureux ; plus que d’autres ils sont sensibles aux riants aspects des fleurs, plus que d’autres ils peuvent s’intéresser à leur croissance.

Emma s’était prise d’un goût très vif pour son petit parterre. Ses mains blanches et délicates en remuaient la terre sans crainte du hâle, et Louis de Fontanieu l’aidait dans les soins qu’elle donnait à ses plantes. Quelques promenades sur l’eau, des lectures, et enfin l’éternelle conjugaison du verbe aimer partageaient le reste du temps.

Emma était toujours heureuse. Chaque matin, en s’éveillant, elle s’étonnait de trouver la vie plus belle encore qu’elle ne lui avait semblé la veille ; chaque jour, elle s’apercevait que son amant lui devenait plus cher, elle s’applaudissait davantage du sacrifice qui avait amené ce changement radical dans l’état de son âme.

Ce qui avait pu lui revenir de scrupules sur l’illégitimité de sa situation auprès de Louis de Fontanieu s’était évanoui. Le fait accompli, lorsque le succès l’accompagne, a promptement raison des remords ; et, d’ailleurs, les justifications ne manquaient point à sa conscience, à elle qui avait à accuser ceux qui l’avaient condamnée.

Louis de Fontanieu ne la suivait pas dans cette phase ascendante de sa passion. Sans doute, lui aussi était heureux, lui aussi aimait sa compagne, lui aussi n’aimait qu’elle ; mais il était heureux plutôt par l’effet d’une espèce d’engourdissement moral que par la perception nette de la situation. Il aimait Emma parce que le calme si profond qui régnait autour d’eux était parvenu à dompter l’inquiétude de son cerveau, et que son cœur, rendu à la liberté de ses manifestations, ne pouvait s’empêcher de trouver la vie douce auprès de cette adorable jeune femme, chez laquelle il découvrait sans cesse de nouvelles qualités ; parce qu’il lui était impossible de rester froid en face de cette tendresse passionnée dans sa chasteté, et qui épiait le moindre des regards du jeune homme pour se faire une loi de ses désirs ; mais il n’eût pas osé interroger son âme, il eût craint de lui demander, comme Mme d’Escoman l’eût fait sans hésiter, si cette âme n’entrevoyait rien au delà de l’oasis où il avait fait halte. Il eût appréhendé que la réponse ne fût pas conforme à ce que voulaient la délicatesse et l’honneur, et, dans le doute, il étouffait le sentiment confus qu’il entrevoyait dans son cœur et qui plaçait ses rêves d’autrefois si fort au-dessus de la réalité d’aujourd’hui ; il faisait la nuit pour ne pas voir, et, dans cette confusion, il acceptait son amour au jour le jour pour la passion qu’il se croyait dans l’obligation d’éprouver.

Cet état n’était pas sans se traduire quelquefois au dehors. Il y avait des jours où, lorsque l’élévation du caractère et l’immensité de l’affection d’Emma se révélaient à lui, Louis de Fontanieu éprouvait de subites défaillances qu’il lui était impossible de cacher. Il était épouvanté de son infériorité auprès de sa compagne, et, en même temps, dans les pensées qui traversaient sa tête, il reconnaissait quelques-unes de celles qui jadis le laissaient si froid, quand Marguerite donnait l’essor aux témoignages échevelés de sa passion pour lui. Il se demandait avec terreur s’il était possible que son cœur ne sût pas aimer, et il tombait dans des tristesses dont Emma avait quelque peine à le distraire.

La jeune femme ne soupçonna jamais la cause de ces accablements subits. Une seule chose troublait la quiétude et le bonheur de son âme, et c’était une chose toute matérielle.

Mme d’Escoman avait remis de jour en jour à instruire Louis de Fontanieu de la situation de ses affaires ; ses bijoux, qu’en cachette de Suzanne elle-même, elle avait chargé son avoué de vendre à Paris, avaient produit une somme qui, en raison de l’existence modeste qu’ils menaient, pouvait suffire à les faire vivre pendant quelques années.

Quelle serait leur situation lorsque, le délai fatal étant expiré, ils se trouveraient aux prises avec cette misère qu’elle redoutait plus pour lui que pour elle-même ?

Le parti primitivement pris par Emma, celui de consacrer un petit capital à une industrie qui assurât à jamais leur existence à tous les deux, revenait à sa mémoire quand elle s’interrogeait ainsi sur l’avenir ; mais sa félicité était si complète, qu’elle n’avait pas la force de lui porter de ses mains un coup si terrible ; elle ne se sentait pas le courage de le troubler.

Il fallut une considération d’un autre ordre pour la décider à rompre le silence qu’elle avait gardé jusqu’alors. Un jour, Louis de Fontanieu parla de sa mère, et Mme d’Escoman sentit un remords passer sur son âme.

N’était-ce pas à cause d’elle que s’étaient distendus les liens sacrés qui unissaient l’enfant à celle à laquelle il devait le jour ? Cette réflexion en amena d’autres ; elle songea à la carrière brisée de son amant, et elle se le reprocha comme un crime.

Dès cet instant, son parti fut pris, et, le lendemain même, Louis de Fontanieu savait que la marquise d’Escoman s’était volontairement faite pauvre comme lui, pour aller au-devant des scrupules de sa probité, qu’elle n’avait rien voulu du passé, qu’elle entendait tout devoir à son travail.

Il fut résolu que le jeune homme essayerait d’entrer, en qualité de commis, dans une maison de banque, tandis qu’Emma, qui tenait à lui donner l’exemple de la résignation dans cet abandon des grandeurs de ce monde, entreprendrait un humble commerce, première base de la fortune que Louis de Fontanieu serait chargé, plus tard, d’exploiter et d’agrandir, si faire se pouvait.

Le lendemain, ils se mirent en route pour Paris, et, grâce à l’appui que l’avoué d’Emma – le seul de ceux qui l’avaient connue jadis avec lequel elle eût conservé des relations – voulut bien leur prêter en cette circonstance, quelques jours après le jeune homme était pourvu de son modeste emploi, et la marquise d’Escoman, devenue madame Louis tout court, avait traité avec la propriétaire de la Brodeuse – humble boutique de lingerie située dans la quartier alors désert qui entourait la Madeleine – pour l’acquisition de son établissement.

Le plus difficile n’était point encore accompli.

Il restait à dire adieu au Clos-béni, qui avait pris dans les affections d’Emma une part bien plus large qu’elle ne le supposait.

Il restait à mettre Suzanne au fait de cette révolution, qui, nouveau 93, devait bouleverser les idées fort arrêtées de la bonne femme touchant la hiérarchie sociale.

Rien ne s’identifie plus complétement avec les événements solennels de l’existence que les lieux qui ont été témoins de ces événements. Quitter le Clos-béni, c’était pour Emma dépouiller son bonheur de l’écorce à l’abri de laquelle il avait grandi. Il n’y avait pas un coin de cette maison, pas une allée de ce jardin, qui n’eussent pour elle un cher et précieux souvenir. Elle frémissait de douleur à l’idée qu’une main indifférente promènerait la serpe sur ces rosiers qu’elle avait mis tant de soin à garantir des secousses par lesquelles le vent du midi ébranlait leurs faibles tiges ; que ces murailles, qui avaient étouffé les soupirs des deux amants, retenti de leurs baisers, n’auraient plus à répéter que les jurons grossiers de quelque paysan. Des larmes frangeaient ses paupières à l’idée de ne plus revoir le riant coteau que tant de fois elle avait descendu, au bras de Louis de Fontanieu, cette belle et calme rivière qui, comme un large ruban, se déroulait dans la plaine et sur laquelle, par les beaux soirs d’été, elle aimait à venir respirer la fraîcheur.

Louis de Fontanieu n’était pas moins triste que sa compagne, quoique, comme elle, il n’attachât pas à cette séparation l’idée presque superstitieuse que celle-ci y apportait. La surexcitation courageuse qu’avait su lui communiquer Emma était bien vite tombée ; comme tous les amants de la rêverie, il se laissait volontiers aller à la paresse, sa sœur aînée, et la vie passive qu’il avait menée au Clos-béni avait laissé dans son âme bien des regrets. Il proposa à Emma de conserver cette maisonnette, dont le loyer ne pouvait être une lourde charge. En simples et braves commerçants qu’ils étaient désormais, ils y viendraient passer la journée du dimanche. La jeune femme accueillit cette ouverture, qui flattait si bien ses désirs, avec de véritables transports de joie.

Au premier mot qui fut dit à Suzanne, et du sacrifice qu’avait fait sa maîtresse de sa fortune, et de la condition à laquelle celle-ci s’était résignée, elle hocha la tête et refusa d’y croire. Cette métamorphose d’une grande dame en simple bouquetière lui paraissait dépasser les limites du possible, et son entêtement, sous ce rapport, était si grand, que, pendant deux jours, elle persista à traiter de plaisanterie la confidence qu’elle avait reçue de Mme d’Escoman.

Il fallut qu’elle vît Emma rassembler, dans une malle, les effets dont Louis de Fontanieu et elle auraient besoin pour se décider à trouver à cette monstruosité quelque caractère de vraisemblance.

Elle interrogea celle qu’elle appelait plus que jamais son enfant ; Emma lui certifia cette abdication en lui donnant le titre de sa première demoiselle de boutique, que la gouvernante repoussa avec une énergique indignation.

L’ex-gouvernante entra alors dans des accès de colère et de désespoir alternatifs, mais aussi violents les uns que les autres.

Mille malédictions sortaient de sa bouche, et, comme par le passé, elles allaient toutes à l’adresse de M. d’Escoman, que la brave femme accusait encore du coup, plus sensible que tous les autres, porté à son amour-propre. C’est à peine si, en déployant toutes les ressources de ses câlineries, Mme d’Escoman parvint à désarmer l’indignation de sa nourrice ; à toutes les assurances qu’elle recevait, que le véritable bonheur était dans la médiocrité, Suzanne secouait la tête en femme qui ne peut se décider à admettre une énormité pareille.

Le jour parut enfin où il fallut, pour quelque temps du moins, s’éloigner du Clos-béni. Emma voulut que Louis de Fontanieu parcourût encore une fois avec elle les lieux où leurs amours s’étaient épanouis. Elle cueillit toutes les fleurs de son jardin que l’automne avait laissées sur ses rosiers ; elle les maria avec des boutons de chrysanthèmes qui commençaient à s’entr’ouvrir ; elle voulait que sa nouvelle demeure fût embaumée des parfums de ces reliques.

Son émotion fut profonde lorsqu’elle franchit le seuil de la porte, devant laquelle, comme six mois auparavant, une voiture était arrêtée, avec cette différence que la tête des chevaux était tournée du côté du chemin qui ramenait à Paris.

Elle pressa plus étroitement le bras que son compagnon lui avait présenté ; elle se serra fortement contre lui, comme si elle eût voulu combattre quelque sinistre pressentiment en se cramponnant à l’homme qu’elle aimait.

Elle demanda à monter la côte à pied ; elle voulait, une fois encore, apercevoir la maisonnette tant regrettée ; mais il lui fut impossible de la distinguer entre les feuilles jaunissantes des arbres.

Les joies de ses amours étaient-elles donc destinées à disparaître comme le toit du Clos-béni, lorsque Emma aurait fait quelques pas de plus en avant ?

XXVIII

Ce qui se passait dans le magasin de la rue de Sèze

Ce fut pendant la seconde période de six mois qui s’écoula après que Mme d’Escoman fut sortie de prison que celle-ci se montra vraiment grande.

La femme du monde, élevée dans la douce nonchalance de la richesse, habituée à laisser prendre par la frivolité une large part de sa vie, à voir se réaliser immédiatement tous ses caprices, se plia avec une héroïque résignation aux exigences laborieuses de sa nouvelle situation, aux privations sans nombre qu’elle devait s’imposer pour faire fructifier son sacrifice.

La transition s’opéra sans qu’elle parût s’en apercevoir. Rien ne la rebuta, ni les veilles, ni la monotonie de ses travaux, ni même, ce qui devait le plus coûter à ses sentiments, les rebutants détails de la vente.

À la voir derrière son modeste comptoir de chêne poli, vêtue d’une petite robe d’indienne, coiffée du plus simple des bonnets de son magasin, absorbée dans la confection de quelque chiffon, ou lorsqu’elle grimpait lestement sur son escabelle pour atteindre les cartons les plus élevés de ses rayons, lorsque, avec un gracieux empressement, elle faisait passer sous les yeux de quelque chaland les mille articles de son assortiment, on s’étonnait bien de l’exquise distinction de la jeune lingère ; mais nul ne soupçonnait ce qu’il y avait de grandeur déchue derrière cette simplicité, de richesses disparues sous cette aisance mercantile. On eût dit à quelqu’un : « Cette petite dame, qui vient de se donner tant de peine, de dépenser tant d’amabilité pour gagner un franc sur ce qu’elle vous a vendu, s’appelait naguère la marquise d’Escoman, elle avait une demi-douzaine de valets attentifs à ses moindres ordres, dix chevaux dans ses écuries ; sa noblesse remonte aux croisades et sa fortune la faisait millionnaire » ; jamais ce quelqu’un n’eût voulu le croire.

Elle apportait dans sa vie nouvelle un enjouement que rien ne pouvait altérer ; elle était aussi attentive à empêcher Suzanne de lui supposer quelques regrets qu’à dissimuler à Louis de Fontanieu l’étendue du sacrifice qu’elle avait fait à son amour. Entièrement préoccupée, et cherchant sans cesse à alléger leurs ennuis en les partageant, elle ne voulait pas que son sort à elle leur causât un souci.

La gouvernante gardait à Louis de Fontanieu une rancune profonde ; elle l’accusait d’avoir consenti avec une faiblesse insigne à ce que toujours elle appelait la folie d’Emma ; le jeune homme était, à ses yeux, responsable du bonheur de sa maîtresse ; elle ne pouvait se résigner à croire que ce bonheur ne fût pas compromis ; elle le surveillait avec cette vigilance inquiète de l’oiseau qui voit dans l’air un point noir menaçant pour sa couvée. Mais Mme d’Escoman répétait tant de fois qu’elle était heureuse, que Suzanne se taisait. Elle était intimement convaincue que cette félicité était imaginaire, persuadée que la nouveauté en faisait tout le charme, que ce jeu à la marchande deviendrait tôt ou tard fastidieux à la marquise, ou plutôt à Mme Louis. Elle attendait le réveil ; mais ce réveil, rien au monde n’eût pu la décider à le provoquer ; elle se bornait à offrir aux clients qui visitaient le petit établissement un contraste parfait avec les façons engageantes de la jeune lingère, en répondant vertement à ceux d’entre eux qui l’interpellaient sans observer les prescriptions de la plus formaliste des politesses.

Le tort le plus général, en amour, c’est de juger des forces de celui qu’on aime par celles que cet amour vous communique à vous-même. Louis de Fontanieu succombait sous le fardeau que portait si vaillamment la marquise.

Quelque éducation qu’ait reçue un homme, quelque élevées qu’aient été les traditions de son passé, il s’accommodera, s’il y est contraint, des positions les plus infimes, pourvu que ces positions aient un côté pittoresque, pourvu surtout qu’elles lui permettent de conserver la plus agréable de ses prérogatives d’homme du monde, l’indépendance du caractère ; il sera volontiers artiste, laboureur, soldat, matelot, il sera tout, il ne sera pas commerçant.

Chacun, ici-bas, est plus ou moins attaché à la glèbe de ses intérêts, mais il y a des degrés dans cet esclavage ; pour le commerçant, il est absolu, et la trivialité des détails double le poids de la chaîne ; pour la supporter, il faut qu’une longue habitude en ait diminué la pesanteur.

Pendant les premiers mois de l’établissement d’Emma dans la rue de Sèze, Louis de Fontanieu eut des révoltes superbes contre ce tyran quinteux que l’on nomme le public, et qui venait lui disputer sa maîtresse, en vertu des droits que lui donnait l’enseigne peinte sur la devanture du magasin.

Il rentrait de son bureau vers quatre heures, rassasié des chiffres, saturé d’additions, vouant à tous les diables de l’enfer les escomptes, les droits de commission, les lettres de crédit, et c’était, non plus pour retrouver dans sa demeure ce tripotage financier aux proportions grandioses encore dans leur aridité, mais pour assister à la nauséabonde cuisine du petit commerce, à ses calculs infinitésimaux, pour être initié à ses vues mesquines, à ses obligations étroites, pour être témoin dans ce duel ridicule du gros sou contre le gros sou, du centime qu’il faut défendre et qu’il faut enlever, pour figurer dans les combinaisons stratégiques de cet ordre qui ressemble tant à de l’avidité.

S’il s’asseyait auprès de celle qu’il appelait sa femme ; si, comme un enfant qui revient auprès de sa mère, il lui racontait les tristesses qu’il avait essuyées, l’insipidité de ses occupations ; si Emma, qui attribuait ces plaintes à l’ennui de leur séparation quotidienne, y compatissait doucement ; si elle essayait de réconforter le compagnon de sa vie en lui assurant que, près ou loin l’un de l’autre, leurs âmes étaient inséparables ; si elle approchait ses lèvres du front du jeune homme pour rendre ses consolations plus efficaces, c’était le moment exact, précis que quelque femme du voisinage choisissait pour venir faire ses emplettes. La porte tournait sur ses gonds, Emma se relevait rouge comme la fleur du grenadier ; la femme – le plus souvent, elle était vieille et laide – s’approchait du comptoir d’un air rogue, insolent, comme si elle eût pris un malin plaisir à interrompre le gazouillement amoureux des oiseaux dans leur cage ; elle faisait sonner avec impatience sur le chêne la monnaie de cuivre qu’elle voulait consacrer à l’acquisition de quelque ruban ; sa voix aigre s’adressait impérieusement à la jeune lingère, la gourmandait, accusait sa lenteur, discutait sur le prix, bataillait avant de livrer un à un ses ignobles médailles, prolongeait à plaisir la torture du jeune homme, qui vingt fois, pendant ce supplice, était sur le point de céder à la tentation de jeter la désagréable visiteuse à la porte, et n’y résistait que grâce aux regards éloquemment suppliants que lui adressait Mme d’Escoman.

Lorsque la femme était sortie, Emma, dont rien ne parvenait à altérer l’admirable calme, essayait de reprendre la causerie du point même où elle l’avait laissée ; mais c’était en vain qu’elle parlait, en vain qu’elle redoublait d’expansive tendresse ; ses caresses elles-mêmes avaient cessé d’être toutes-puissantes : Louis de Fontanieu ne l’entendait plus, ne la voyait plus à ses côtés ; son cœur blessé avait usé de cette merveilleuse faculté qui est l’universel spécifique des hommes de son caractère ; il s’était réfugié dans la rêverie, il voyageait sur les nuages du passé ; et, si les chaleureux accents de la jeune femme parvenaient à le rappeler au présent, il ne pouvait que comparer ce qu’il venait de voir dans ses souvenirs avec ce qu’il retrouvait autour de lui. Alors il commençait de se repentir de la part qu’il avait prise à la chute de cet ange ; il avait horreur de l’abîme immonde dans lequel il l’avait plongée, et, mentalement, il se frappait la poitrine.

Le remords est le zéro du thermomètre de l’amour ; une fois ce degré franchi, la désaffection se signale.

L’instant où, après une faute, on maudit la part qu’on y a prise est bien près de celui où l’on maudira celle que la complice aura eue dans cette faute.

En réalité, Louis de Fontanieu avait à peu près cessé d’aimer Emma depuis le jour où elle s’était donnée à lui. L’amour, c’est tout simplement la perpétuité du désir. Il est des esprits inquiets chez lesquels ce désir ne s’éveille que devant l’inconnu ou devant ce qui échappe à leurs mains ; des esprits pour lesquels la possession devient infailliblement la déception ; des esprits qui, dans le ciel, aspiraient à descendre sur la terre ; âmes malheureuses et tourmentées, destinées à se consumer en vagues aspirations, tant que la jeunesse allumera dans leur sang de précieuses ardeurs, à ne vouloir adorer que des étoiles, dussent-ils accepter pour un astre la réverbération d’un vil lampion dans le ruisseau.

Louis de Fontanieu était honnête : il ne voyait ce qui se passait dans son âme qu’à travers le brouillard de ses sentiments probes et délicats.

Il demeurait convaincu que toujours il adorait Emma ; il se criait si haut et si fort qu’à moins d’être le plus lâche et le plus misérable des hommes, il n’en pouvait être autrement, qu’il fallait bien qu’il ajoutât foi à ses paroles. Seulement, il ne retrouvait plus cette effervescence qui faisait jadis bouillonner ses artères lorsqu’il s’approchait d’elle ; il était froid devant les adorables coquetteries de la femme pudique à laquelle il ne pensait pas autrefois sans se sentir frissonner ; il ne trouvait plus de charme dans ce qu’avait touché la main d’Emma, plus de puissance dans le parfum que ses cheveux laissaient derrière elle ; le bruit de sa robe avait perdu pour lui son éloquence ; les plis gracieux de ses vêtements autour de son corps étaient devenus des hiéroglyphes dont son cœur et ses sens ne cherchaient plus la clef ; ce n’était pas seulement lorsqu’un importun se plaçait entre sa maîtresse et lui qu’il éprouvait un secret malaise, c’était lorsqu’ils étaient seuls. Dans les tête-à-tête, au milieu des épanchements de l’amour, il était forcé de chercher ses paroles, d’étudier ses gestes, d’animer volontairement son regard ; toutes les facultés improvisatrices de la passion étaient mortes.

C’était alors que le dégoût de la situation dans laquelle ils étaient placés avait prêté main-forte aux secrètes tendances du cœur de Louis de Fontanieu. S’il avait commencé par plaindre exclusivement Emma, peu à peu il s’attribua une petite part du rôle de victime, il pleura lâchement sur sa propre infortune ; puis les rayons de l’auréole qu’avait encore conservée à ses yeux la noble femme s’éteignirent les uns après les autres, au souffle de ces suggestions égoïstes. Il arriva à ce point qu’il s’étonna de la singulière aptitude qu’un esprit aussi distingué que l’était celui de Mme d’Escoman montrait dans ces intelligentes occupations ; il identifia la noble lingère avec la vulgaire profession qu’elle exerçait. Il oublia qui était Mme la marquise d’Escoman qui confessait héroïquement sa foi et son amour derrière cette humble vitrine ! Il ne vit plus devant ce comptoir qu’une madame Louis, née, créée et mise au monde avec les goûts, préférences et appétits d’une humble artisane, et il eut des soupirs en songeant que leurs deux destinées étaient éternellement associées.

Enfin, et au moment même où nous revoyons les deux amants, Louis de Fontanieu laissa transpirer au dehors quelque chose de ce qui se passait dans son âme ; il eut des heures de tristesse que l’affectueuse sollicitude de Mme d’Escoman ne parvenait plus à dissiper ; il se jeta dans des distractions étrangères à son intérieur. Il se laissa attribuer, dans la répartition du petit revenu du ménage, plus qu’il ne l’eût fait s’il eût songé moins à lui. Cependant ce n’étaient là encore que des menaces sur lesquelles, en raison de cet aveuglement qui résulte autant de la passion que du désir d’être heureux. Emma ne songea point à s’appesantir ; elle attribua l’accablement qu’elle ne pouvait s’empêcher de remarquer chez son amant aux soucis qu’il prenait de sa destinée, au chagrin qu’il éprouvait en la voyant réduite à exercer une profession manuelle, et elle redoubla d’étude pour exagérer la satisfaction que lui causait son sort.

Cette situation eût pu se prolonger très longtemps, elle eût probablement duré toujours, si, en se résignant à déclasser leurs amours, ils eussent en même temps songé à les dépayser.

Il leur restait avec le monde trop de points de contact pour qu’un jour ou l’autre, malgré les soins qu’ils prenaient d’éviter leurs anciennes connaissances, il ne se produisît pas quelque choc inattendu qui déterminât le jeune homme à sortir de son attitude passive.

Ce qui les entourait recélait des orages semblables à ceux qu’ils avaient laissés derrière eux.

Dans le petit commerce parisien, il y a des relations de voisinage auxquelles il est difficile de se soustraire. Le ménage Louis les avait subies comme le commun des martyrs ; mais il y avait si loin de ses façons à celles de la plupart des gens qui vivaient dans la sphère où ils avaient pris place, qu’une mutuelle répugnance ne laissa pas ces relations subsister plus d’un jour.

Cependant, il y avait, à quelques pas de leur maison, un horloger et un ébéniste qu’ils avaient trouvés moins rebutants que leurs pareils, et avec lesquels, bon gré mal gré, Louis de Fontanieu par désœuvrement, Emma pour ne point donner prise aux accusations de sotte fierté déjà lancées par les commères, ils étaient restés en rapports de bon voisinage.

M. Bernier – c’était le nom de l’horloger – était un homme d’un mérite tout à fait négatif pour tout ce qui sortait de sa profession, un zéro auquel Mme Bernier donnait une valeur relative, et qui était bien fier de sa position à gauche du chiffre numérateur. Mme Bernier, en effet, passait, avant l’arrivée de Mme d’Escoman, pour la fleur des pois du petit négoce du quartier de la Madeleine. Elle avait été élevée dans un pensionnant, elle en tirait vanité, et écrasait tous les voisins de la supériorité intellectuelle qu’elle y avait puisée. Jalouse et bavarde, elle s’était insinuée dans la maison de celle qu’elle appelait la petite lingère et qu’elle considérait, à bon droit, comme sa rivale, pour en surprendre les secrets, et en profiter si faire se pouvait. Elle cachait, du reste, avec une perfection toute féminine, ses mauvaises intentions sous les apparences les plus amicales.

M. et Mme Verdure – Verdure était le nom de l’ébéniste – avaient été ouvriers tous les deux ; ils en tiraient gloire. Le mari était un de ces artisans comme on en trouve à Paris, bons, honnêtes, laborieux, il écoutait avidement Louis de Fontanieu et serrait avec orgueil la main que celui-ci lui tendait. Sa femme, ancienne fleuriste, témoignait également à Emma une sympathie qui, chez elle, était sincère.

On était à un des premiers dimanches du printemps.

Emma, Louis et Suzanne se trouvaient au Clos-béni, ce nid de leurs premiers baisers. C’était dans la visite hebdomadaire qu’elle rendait à ce séjour chéri qu’Emma retrempait son courage, qu’elle puisait le calme inaltérable avec lequel elle supportait ses misères par l’espérance de s’y revoir un jour, sans être contrainte d’en sortir.

Le Clos-béni ne paraissait exercer aucune influence sur Louis de Fontanieu. Il y suivait Emma ; mais, s’il l’accompagnait dans les tendres pèlerinages qu’elle faisait à chacun des jalons placés entre le présent et le passé, il avait la plus grande peine à se maintenir au diapason de la tendresse enfantine avec laquelle la jeune femme aimait à reconnaître chacun des lieux témoins de leurs premiers serments, de leur bonheur. Aussi, pour se soustraire à cette épreuve, s’était-il adonné à des plaisirs, à des distractions que Mme d’Escoman ne pouvait que difficilement partager avec lui, c’est-à-dire à la pêche et à la chasse.

Ce dimanche-là, cependant, la semaine avait été si rude, Louis de Fontanieu s’était montré si triste, qu’Emma, qui croyait encore posséder la baguette magique qui chassait les nuages loin du front de son amant, avait tenu à l’accompagner.

De goujon en ablette, ils dépassèrent le village de Champigny en suivant le bord de l’eau. Vers le milieu du jour, Suzanne, qui avait voulu être de la partie, dressa le couvert dans une anfractuosité de la berge, et tous les trois, ils se préparèrent à faire honneur à ce repas champêtre avec l’appétit que l’on gagne à respirer l’air incisif des bords des fleuves.

Soit que la distraction eût triomphé des sombres pensées de Louis de Fontanieu, soit qu’il éprouvât une recrudescence de ses premiers sentiments pour Emma, qui était charmante dans la robe de jaconas qui emprisonnait sa taille délicate, sous le bonnet à rubans roses qui se mariait si heureusement avec la limpidité de son teint, il paraissait gai, heureux ; Mme d’Escoman, toute fière et toute joyeuse d’avoir atteint le but constant de ses efforts, jasait comme une fauvette.

Tout à coup, ils entendirent un grand bruit sur le chemin de halage, et presque en même temps, ils virent passer à leurs côtés un groupe de cavaliers et d’amazones qui disparurent au milieu d’un tourbillon de poussière.

Si rapide qu’eût été la course des promeneurs, l’une des amazones, en tournant la tête, avait aperçu les modestes convives et leur festin ; elle avait poussé un cri de surprise, accompagné plutôt encore que suivi d’un éclat de rire moqueur.

Pour Emma, ce bruit s’était confondu dans celui de la tempête de chevaux, dans le tumulte de voix joyeuses ; mais Louis de Fontanieu l’avait perçu clair et distinct parce qu’il lui avait semblé que ni ce rire ni le son de cette voix ne lui étaient inconnus. Il en demeura tellement troublé, que la journée, qui promettait d’être si bonne, s’acheva morne et triste.

À quelque temps de là, Emma attendait Louis de Fontanieu comme elle avait coutume de le faire, à l’heure où il sortait de son bureau, en guettant son retour, derrière le rideau de sa vitrine.

Elle s’aperçut qu’il marchait la tête baissée et dans l’attitude mélancolique qui lui était devenue habituelle.

Elle frappa doucement à son carreau pour égayer son amant d’un sourire.

En ce moment, une élégante calèche découverte, conduite par un cocher en livrée, traversait la rue, au grand trot de son fringant attelage. Louis de Fontanieu releva les yeux ; ce fut la voiture qui fixa son attention. Il fit un geste d’étonnement et la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle eût tourné l’angle de la rue.

Emma distingua dans la voiture les plumes blanches qui ondoyaient au vent. Elle avait remarqué la stupeur et l’attention du jeune homme ; elle sortit précipitamment du magasin et l’aperçut qui était resté les yeux fixés du côté par lequel l’équipage avait disparu. Elle appela son amant. Il était tellement absorbé par ses réflexions, qu’il fallut que Mme d’Escoman prononçât une seconde fois son nom pour qu’il revînt à lui.

Emma lui demanda quelle était la personne qu’il avait reconnue dans cette voiture. Louis de Fontanieu rougit, balbutia et nia son mouvement de surprise, qui avait été trop évident pour échapper à Emma.

Un pressentiment sinistre agita le cœur de la marquise.

Louis de Fontanieu lui cachant quelque chose, ayant une pensée, un secret peut-être qu’il ne l’appelait point à partager, c’était le monde qui tremblait sur sa base ; le monde dans lequel elle s’était crue appelée à vivre si parfaitement heureuse, dans une confiance mutuelle et absolue, ce monde oscillait !

Elle s’inquiéta, elle échafauda mille soupçons sur ce geste, sur cette attitude, sur cette négation de ce qu’elle avait vu.

Y avait-il donc un rapprochement à établir entre la tristesse de Louis de Fontanieu et la femme qu’elle avait entrevue dans la voiture ? En s’adressant cette question, elle frissonna de la tête aux pieds.

Touchait-elle déjà au réveil ? Cette affection de son amant, qui devait être éternelle, avait-elle donc déjà vécu tous ses jours ? Mais, pour seule réponse à cette supposition qui lui semblait impie, elle secoua la tête et sourit comme sourirait un ange auquel on annoncerait que l’enfant dont il est le gardien s’est souillé d’un crime.

L’excès de ses appréhensions lui en démontra la vanité ; elle se calma, mais elle se promit de guetter désormais la dame aux plumes blanches et d’essayer de la reconnaître à son tour.

Le lendemain, bien avant l’heure où elle l’avait vue passer la veille, Emma était en observation derrière son rideau.

Chaque bruit de la rue faisait palpiter son cœur.

Quelqu’un entra ; c’était Mme Bernier.

On comprend que celle-ci n’aurait jamais su plus mal choisir son moment pour rendre visite à sa voisine. Cette visite était d’autant plus désagréable à Emma, que jamais la conversation de l’horlogère n’avait été plus prétentieuse et plus vide.

L’agitation de la jeune femme n’échappa pas à Mme Bernier.

— Mais qu’avez-vous donc, ma chère petite ? lui dit-elle. On dirait vraiment que vous attendez votre amoureux.

— Effectivement, madame, répondit-elle, c’est l’heure à laquelle mon mari quitte son bureau.

Mme Bernier riposta par quelques plaisanteries sur la prolongation de cette lune de miel, plaisanteries dont l’atticisme ne se trouvait pas assurément sur le programme de la maison d’éducation dont elle était si fière.

Emma pensa que ce qu’elle avait de mieux à faire pour ne pas entendre, c’était de ne pas écouter. Elle s’absorba dans ses pensées, et la voix de Mme Bernier, que le silence de son interlocutrice accommodait, n’arriva plus à son oreille que comme un bourdonnement confus.

Tout à coup, ce bourdonnement cessa, et l’horlogère, qui faisait le compte rendu du drame de la Tour de Nesle, auquel elle avait assisté la veille, laissa l’acte de la prison inachevé.

— Ah ! mon Dieu, ma chère, s’écria-t-elle, regardez donc le bel équipage qui s’arrête à votre porte ! Quelle clientèle, bon Dieu !

Emma colla sa figure au carreau de la vitrine.

Effectivement, la voiture que Louis de Fontanieu avait tant observée la veille stationnait devant la modeste boutique.

Un valet de pied, tout galonné, descendit du siège ; il ouvrit la portière et abaissa le marchepied avec fracas. La propriétaire de l’équipage s’appuya sur la main qu’il lui présentait et sauta à terre avec plus de légèreté que de décence et sans trop s’inquiéter si, dans la vivacité de son mouvement, elle n’avait pas initié les passants aux mystérieuses beautés de sa jambe.

Jusque-là, il avait été impossible à Mme d’Escoman de distinguer le visage de la dame au carrosse ; mais, dans un mouvement que cette dernière fit pour lire l’enseigne, elle se présenta de face à Emma, qui devint pâle et tremblante.

— Au nom du ciel, madame, je vous en conjure, cria-t-elle à Mme Bernier, dites à cette dame que je suis sortie, dites-lui… Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !…

Et, sans attendre la réponse de l’horlogère stupéfaite, elle s’enfuit dans l’arrière-boutique, où elle s’enferma, et, tandis que Mme Bernier rajustait sa toilette pour représenter dignement la lingère devant une aussi grande dame que paraissait être la maîtresse d’un laquais si doré, celle-ci, dans laquelle le lecteur a probablement reconnu notre ancienne connaissance, Marguerite Gélis, ouvrait la porte du magasin.

XXIX

Où mademoiselle Marguerite rentre en scène

Marguerite Gélis n’était point changée. Elle avait pris un peu d’embonpoint, ajouté un peu de rouge et de blanc aux roses et aux lis dont la nature s’était cependant montrée prodigue à son égard. Ses toilettes étaient un peu plus éclatantes, un peu plus étoffées que celles qui avaient, un an auparavant, le privilège d’ébahir la gent bourgeoise de Châteaudun. Elle rehaussait sa physionomie d’un clignement d’yeux qu’elle avait emprunté à quelques grandes dames, ses voisines d’Opéra, et dont l’impertinence lui avait plu. À cela près, un an de séjour à Paris l’avait laissée la même.

En entrant dans la petite boutique, elle promena sur le contenant et le contenu le lorgnon dont son œil était armé, inspecta les meubles, les marchandises, passa légèrement sur Mme Bernier, qui se confondait en révérences, et dit avec une moue dédaigneuse :

— Ça n’est pas trop beau ici, ça n’a ni le cossu de Laure, ni l’élégance de Victorine ; mais on croit qu’on payera moins cher, et cela séduit les bourgeoises.

Puis, après cet aparté fait à voix haute, après s’être laissée tomber sur une chaise, en femme qui ne craint point de chiffonner sa robe, elle se retourna vers l’horlogère, qui en était à son sixième salut classique.

— Ma chère, dit-elle, je dérange peut-être madame la marquise ; mais, dame, on est lingère ou on ne l’est pas ; veuillez donc l’avertir que j’ai besoin de ses services.

À ce titre de marquise donné à la lingère, Mme Bernier pressentit un mystère. Elle dressa l’oreille comme un cheval de combat au bruit de la trompette.

— Mme Louis est sortie, répondit-elle en appuyant sur le nom.

— Mme Louis ! reprit Marguerite, fichtre ! que ça de sentiment ! Eh bien, votre patronne a tort, mademoiselle ; Madame la marquise d’Escoman, lingère, ça ne ferait pas mal sur une enseigne, et ça lui attirerait des chalands.

— La personne dont vous parlez n’est pas ma patronne, madame, répliqua l’horlogère d’un air pincé ; car la satisfaction de sa malveillante curiosité ne l’empêchait point d’être humiliée qu’on la prît pour une fille de boutique. Je suis sa voisine ; elle m’a priée de la remplacer pendant son absence. Si vous voulez bien me dire ce que vous désirez, madame, je vais essayer de le trouver dans les cartons.

— Non, répondit Marguerite d’un ton majestueux, dans les établissements que j’honore de ma clientèle, j’ai l’habitude d’être servie par le maître ou la maîtresse de la maison, et, cette fois plus que jamais, j’y tiens… Je suis prête à sacrifier cent louis à cette fantaisie ; je reviendrai.

— Si madame veut bien me dire à quelle heure, dit l’horlogère avec une parfaite hypocrisie, je préviendrai Mme Louis, et elle ne manquera pas d’attendre madame.

— Ah ! oui, pour qu’elle prenne la poudre d’escampette ? Nenni ! ma bonne. Dites-lui seulement que je reviendrai tous les jours jusqu’à ce que je l’aie trouvée. Dame ! on ne renonce pas comme cela au plaisir de dire : « Vous voyez bien ce petit bonnet, c’est Mme d’Escoman qui me l’a confectionné ; admirez cette camisole dont elle m’a pris mesure… » On a beau avoir été condamnée et emprisonnée pour adultère, vivre publiquement avec son amant, comme vous ou moi pourrions le faire, on n’en reste pas moins marquise ; c’est indélébile, cela, et je veux avoir une marquise au nombre de mes fournisseurs ; c’est assez raisonnable pour que vous le conceviez, n’est-ce pas, madame ?

L’horlogère répondit par le plus approbateur des sourires. Le hasard lui avait adressé une implacable ennemie de la femme dont la distinction avait fait pâlir la sienne ; elle était au comble de la joie.

Elle accompagna Marguerite jusqu’à sa voiture. Puis elle revint bien vite pour retrouver la prétendue Mme Louis ; elle était pressée de jouir de l’humiliation de celle dont elle connaissait maintenant le secret.

Mais, au moment où l’équipage s’ébranlait, où Mme Bernier heurtait à la porte de l’arrière-boutique qu’Emma avait fermée derrière elle, Louis de Fontanieu rentra dans le magasin.

Il débouchait dans la rue de Sèze au moment même où Marguerite descendait de la voiture dans laquelle il l’avait reconnue la veille. Il pressentit tout ce que cette visite malintentionnée devait apporter de trouble dans son intérieur ; mais il avait espéré qu’Emma saurait se soustraire aux regards de son ancienne rivale. Il avait jugé inutile de s’exposer lui-même à cette désagréable entrevue, et il s’était tenu caché dans les environs.

— Voyez donc si vous serez plus heureux que moi, mon cher monsieur, dit Mme Bernier à Louis de Fontanieu, lorsqu’elle vit celui-ci à ses côtés, il paraît que ce n’est pas ici la porte du paradis ; je heurte et l’on ne m’ouvre pas. Il faut pourtant que je m’acquitte de la commission dont cette dame m’a chargée pour votre maîtresse.

— Ma maîtresse ? s’écria le jeune homme, les sourcils froncés, les lèvres pâles et contractées par la colère.

— À ce que m’a dit cette dame, du moins… Vous comprenez, mon cher monsieur, que je ne suis point chargée de contrôler votre acte de mariage, et, au bout du compte, j’aime mieux supposer que cette inconnue est une folle que de penser qu’un homme qui paraît bien élevé ait osé introduire sa concubine dans la société de gens qui, s’ils n’ont point de titres écrits sur parchemin, ont au moins le droit de porter le nom qu’ils mettent sur leur enseigne et qui n’a jamais figuré dans la Gazette des Tribunaux.

— Sortez, madame ! sortez d’ici ! et remerciez Dieu d’être une femme.

Et malgré les protestations menaçantes de Mme Bernier, Louis de Fontanieu la poussa hors de la maison. D’un coup de pied, il jeta en dedans la porte de l’arrière-boutique, et monta à l’entresol, où il entendait les pas agités de Suzanne.

Il trouva Emma sur son lit, en proie à une de ces crises nerveuses comme elle en avait eu deux ans auparavant.

Voici ce qui s’était passé :

Aux premiers mots de Marguerite, à l’émotion d’Emma, Suzanne devina le but malveillant de l’ex-grisette ; elle avait voulu se précipiter dans le magasin avec des intentions qui, si elles s’étaient réalisées, eussent été fatales à la toilette de la jolie Dunoise. Emma avait eu les plus grandes peines à la contenir. Ces efforts, ceux qu’elle faisait pour refouler en elle-même, pour dérober à sa vieille amie les sensations douloureuses qui l’étreignaient, avaient causé une violente attaque de nerfs ; elle commençait seulement à reprendre ses sens lorsque Louis de Fontanieu entra dans la chambre.

Il faut que, d’une passion, il ne reste absolument que des cendres pour que la vue des souffrances de celle qui en a été l’objet ne parvienne pas à la raviver. Tant qu’il en subsiste une étincelle, cette étincelle est susceptible de donner une flamme. La dureté du cœur était incompatible avec le caractère de Louis de Fontanieu ; il fut vivement touché de l’état dans lequel il vit Emma, surtout lorsqu’il songea aux causes qui l’avaient provoqué. Il l’enlaça de ses bras, la couvrit de ses baisers et de ses larmes.

Ces douces caresses firent plus pour Emma que les soins de Suzanne ; elle écarta la tête de son amant de la sienne pour contempler les pleurs qui frangeaient ses paupières. On eût dit que c’était une rosée que son cœur, desséché par les inquiétudes de la veille, buvait avidement.

— C’était donc elle ? s’écria Mme d’Escoman. Pardonne-moi, ami, d’avoir un instant soupçonné ta tendresse. Je conçois maintenant pourquoi tu te refusais à m’avouer que c’était elle que tu avais reconnue. Tandis que tu cherchais à écarter de moi jusqu’à son souvenir, une pensée de méfiance et de doute a pu entrer dans mon âme… Encore une fois, pardon, Louis ! Mon amour est bien petit et bien humble auprès du tien en ce moment ; c’est sur ma faiblesse que je pleure, et non pas sur les ridicules taquineries de cette femme… Ne sont-elles pas impuissantes, ces manifestations de sa haine ? Que nous importent quelques insectes qui bourdonnent à nos pieds, quand notre affection nous ravit au ciel ? C’est elle qu’il faut plaindre et non pas nous, puisque nous nous aimons, puisque tu m’aimes sans partage, mon Louis bien-aimé ! puisque tes yeux, tes larmes me le répètent sans cesse comme tes lèvres !

Le jeune homme confirma les espérances que Mme d’Escoman se donnait à elle-même de l’amour de son amant. En ce moment, il ne croyait pas mentir, et Mme d’Escoman était tentée de ne plus regretter un mal d’où dérivait un si grand bien.

Lorsqu’ils furent calmés l’un et l’autre, force leur fut bien de s’occuper moins de leurs sentiments et davantage de leur situation. Louis de Fontanieu profita de l’occasion, qui s’offrait si belle, pour ouvrir son cœur à sa compagne au sujet de cette profession de lingère qui lui devenait de plus en plus odieuse. Par l’accident qui venait de lui arriver, il lui fit entrevoir ceux qui les attendaient dans l’avenir ; il lui avoua qu’à lui-même, M. et Mme Louis, négociants en layettes et fabricants en jupons, paraissaient souverainement ridicules ; que le monde poursuivait de sa haine ceux qui prétendaient braver ses arrêts et se passer de lui, tout aussi bien qu’une femme jalouse pouvait le faire ; qu’à défaut de la malveillance de celle-ci, les récriminations de la société, mise en émoi par la nouvelle du scandale que donnaient deux de ses membres, ne leur laisseraient désormais plus de repos.

Emma avait peine à admettre l’impossibilité de la réalisation d’un plan qui lui semblait si honorable. Dans la candeur de son âme, elle ne comprenait pas que le désintéressement dont elle avait fait preuve, l’humilité avec laquelle elle s’était résignée ne désarmassent pas la malignité dont son amant lui parlait.

Elle se refusait à croire que cette société, qu’elle avait vue si indulgente pour ceux qui marchent le front haut dans leur déshonneur, se montrât implacable pour deux êtres inoffensifs qui ne demandaient qu’à être oubliés dans l’ombre qu’ils avaient faite autour d’eux.

Mais Louis de Fontanieu ne se tint pas pour battu ; au milieu de la recrudescence de tendresse réveillée par son accès de sensibilité, il se persuadait que, dans d’autres conditions, il retrouverait les élans de l’amour passionné qu’en ce moment il tenait à honneur de rendre à la pauvre femme. Il accusa l’atmosphère mercantile dans laquelle ils étaient forcés de vivre d’avoir si tristement bronzé son cœur ; il exagéra les répugnances qu’il éprouvait à voir Mme d’Escoman dans le magasin de la rue de Sèze, et, sans lever le rideau sur ce qui se passait en lui-même, il avoua à Emma que c’était l’ennui dont il ne pouvait se rendre maître qui avait modifié, non pas ses sentiments, mais leur expression ; il lui laissa entrevoir que les conséquences de cet ennui pouvaient encore devenir plus terribles.

Quitter la rue de Sèze, s’en aller au Clos-béni, y vivre de privations, comme, dans son exaltation, le demandait Louis de Fontanieu, n’était même plus praticable.

Mme d’Escoman avait trouvé vingt-huit mille francs dans la vente de ses bijoux ; mais l’acquisition du fonds de commerce, les achats de marchandise, les dépenses du petit ménage depuis un an avaient absorbé la plus grande partie de cette somme.

Louis de Fontanieu suppliait Emma de se fier à lui ; il travaillerait, il gagnerait de quoi suffire à leur existence ; mais quoique ces promesses la rendissent bien heureuse, il ne convenait ni au caractère ni à la sagesse de la jeune femme de laisser leur avenir se baser sur de telles éventualités. Elle supplia son amant de s’armer de courage et de patience ; elle allait essayer de se débarrasser du magasin de lingerie ; avec la somme que produirait la vente, il leur serait facile d’aviser à faire mieux.

Si cette décision, qui annihilait six mois de douloureux efforts, lui coûta à prendre, les transports de joie par lesquels elle fut accueillie de son amant dédommagèrent Emma de son sacrifice.

La seule appréhension qui restât aux deux jeunes gens était que Marguerite ne tînt rigoureusement la menace qu’elle avait faite contre Mme d’Escoman, et qu’à travers le vitrage celle-ci avait entendue ; que les persécutions de la grisette ne rendissent bien douloureux les derniers jours qu’Emma avait à passer dans le magasin.

La conscience de la culpabilité intime porte ordinairement à l’exagération du zèle : Louis de Fontanieu résolut d’écarter à tout prix ce danger.

Il y avait dans son bureau des fils de négociants de province qui faisaient leur stage dans la finance parisienne, en attendant d’être associés aux affaires paternelles ; ils en profitaient pour s’initier aux mystères de la vie élégante en même temps qu’à ceux de la Bourse. L’amant d’Emma obtint facilement de l’un d’entre eux l’adresse d’une femme aussi haut placée dans le monde des viveurs que le paraissait être Marguerite.

Il se croyait si fort contre les séductions que son ancienne maîtresse pouvait exercer sur lui, que, pendant quelque temps, il hésita s’il ne se rendrait pas à demeure.

L’ennui des explications qu’il appréhendait d’être forcé d’avoir avec elle le décida seul à lui écrire.

Il fit appel à sa générosité, à son bon sens. Si Marguerite se croyait le droit d’exercer quelque vengeance, ce devait être contre lui, qui l’avait offensée, et non pas contre une femme parfaitement innocente de tout ce qui s’était passé entre eux.

Le jeune homme envoya sa lettre par un commissionnaire qui, une demi-heure après, lui rapportait une réponse brève et favorable.

M. de Fontanieu savait bien, disait Marguerite, qu’il était de ceux auxquels on ne peut rien refuser ; seulement, on regrettait qu’il n’eût pas jugé convenable d’adresser sa requête en personne.

Louis de Fontanieu déchira la lettre de Marguerite en petits morceaux, les sema sur le pavé, à la façon du petit Poucet, et rentra chez lui tout joyeux.

Il était content d’Emma, content de lui ; il n’était pas moins content de Marguerite, qui, après tout, n’était pas aussi diablesse qu’elle avait voulu le paraître.

Aussi ne fut-il pas trop étonné d’avoir vu la jolie Dunoise peupler tous ses rêves de la nuit.

Ce ne fut qu’après trois ou quatre jours qu’il s’aperçut qu’elle avait fait élection de domicile dans sa pensée.

Il était aux côtés d’Emma lorsque cette réflexion se présenta à son esprit. Il prit sa maîtresse sur ses genoux, l’embrassa étroitement, comme si son cœur eût voulu protester contre cette surprise de son imagination.

Mais, en dépit de tout, ses idées gravitaient vers le même pôle, avec la ténacité de l’aiguille aimantée ; les évocations imaginatives qui avaient imprimé une si grande violence à sa passion pour Mme d’Escoman se reproduisaient avec l’ex-grisette pour héroïne ; pour être différents, les tableaux n’en étaient pas moins séduisants. Contraste bizarre ! c’était précisément ce qui, jadis, lui répugnait en celle-ci, ce qui glaçait son amour au lieu de l’allumer, les appétits, les ardeurs charnelles et désordonnées de la jeune fille, qui mettaient le plus d’obstination à se reproduire dans ce panorama rétrospectif, et les impressions qu’ils laissaient après eux n’étaient plus désagréables comme dans le passé ; le changement du point de vue avait favorablement modifié la perspective.

Comme les mangeurs de hashich, comme les fumeurs d’opium, comme tous ceux qui, soit naturellement, soit par des procédés factices, s’abandonnent aux jouissances que procure la surexcitation du cerveau, Louis de Fontanieu trouva un certain charme à ces contemplations absorbantes ; elles lui apparaissaient si innocentes, qu’il s’y abandonna de plus en plus. Le temps des sensations vagues était passé ; les inquiétudes de son esprit s’étaient fixées : il avait retrouvé une étoile.

Comme par le passé aussi, tout bruit qui venait l’arracher à ses enivrantes rêveries lui parut insipide ; le souffle qui dissipait les dociles et gracieux fantômes qui les animaient lui devint odieux. Lorsque violemment il était ramené à la vie réelle, il s’ennuyait. Il s’ennuya bientôt comme jamais il ne s’était ennuyé.

L’ennui est le poignard destiné à donner le coup de miséricorde à l’amour.

Louis de Fontanieu avait trouvé jadis, dans le sentiment de l’honneur et du devoir, la force d’abuser Emma, de ne pas lui laisser soupçonner le secret refroidissement qu’il éprouvait pour elle. Cette force, quelques jours suffirent pour la paralyser ; il croyait tellement souffrir, qu’il n’avait pas le courage de porter à son visage le masque qui devait dissimuler son indifférence. L’accablement qui suivait ses excursions au pays des chimères était si profond, qu’il ne pouvait le cacher.

Mme d’Escoman le vit pâlir et s’alanguir à ses côtés ; elle fut saisie d’effroi, mais c’était un cœur valeureux, qui devait lutter tant qu’une pulsation le ferait battre.

Il lutta donc.

Elle attribua d’abord la mélancolie de son amant aux motifs que lui-même lui avait signalés, au chagrin que lui causait le séjour dans la boutique de la rue de Sèze. Elle pria son avoué d’en finir avec la vente de ce magasin. Malheureusement, on était en été, époque où ces transactions deviennent difficiles.

Les bavardages de la jalouse Mme Bernier, la malveillance du voisinage avaient en outre discrédité l’établissement de l’ex-marquise.

Emma s’en rendait compte, et, en même temps, elle reconnaissait que la situation allait tous les jours s’aggravant.

Le plus parfait de tous les amours est celui qui ressemble davantage à l’amour maternel. En voyant la tristesse de son amant se développer dans de telles proportions, en redoutant qu’il n’exerçât une désastreuse influence sur sa santé, Emma avait été remuée jusque dans ses entrailles, qui lui avaient arraché ce cri de la mère : « Que tout périsse, que tout s’abîme, mais que celui que j’aime soit sauvé ! »

Alors, sans réflexion, sans souci du présent, sans terreur de l’avenir, elle avait jeté en pâture à cet ennui tout ce qui restait du misérable patrimoine qu’elle avait conservé. Elle avait été plus loin : elle avait contracté des dettes pour empêcher le monstre de dévorer son amant ; elle avait supplié celui-ci de renoncer au travail de son bureau ; c’était une fatigue qu’elle appréhendait maintenant pour lui. Elle s’était mise à genoux, elle l’avait conjuré de résister à force de distractions à l’accablement qui le dominait. Ces distractions, c’était elle-même qui en faisait le choix ; elle s’imposait de nouvelles privations afin de pouvoir les rendre plus attrayantes, plus efficaces. Elle eût, sans hésiter, ouvert ses veines et donné son sang pour désassombrir cette physionomie dont le sourire lui semblait le plus précieux de tous les trésors.

Louis de Fontanieu ne résistait pas. Ce n’est pas seulement pour l’amour que l’ennui est gros de menaces, c’est aussi pour l’honneur.

XXX

Dédains et regrets

Un soir, Louis de Fontanieu, qui, depuis quelque temps, tenait rarement compagnie à Emma, se rendit à l’Opéra, où l’on jouait le Dieu et la Bayadère.

Au milieu du premier acte, un grand bruit de portes ouvertes et fermées lui fit tourner la tête. Dans une loge des premières, il aperçut une jeune femme qui, en se débarrassant du châle qui l’enveloppait, narguait d’un sourire de dédain les chut ! qui montaient du parterre jusqu’à elle. Il reconnut Marguerite et son cœur palpita.

Comme toutes les ivresses, la rêverie a ses trêves. L’intérêt du spectacle avait absorbé la pensée de Louis de Fontanieu et l’avait empêché de s’abreuver à la coupe qui lui était chère. Il s’étonna de cette émotion ; mais, sans se résigner à admettre que cette créature pût exercer la moindre influence sur ses sentiments, il tint obstinément ses yeux fixés sur la scène, il eût été honteux que Marguerite supposât qu’il lui accordait la moindre attention.

Malgré ces dédains fortement accusés, son âme se troubla ; le mouvement de son sang devint plus impétueux ; ses oreilles bourdonnèrent, un nuage passa devant ses yeux et alla en s’épaississant jusqu’à lui dérober la vue de tout ce qui l’entourait. Ses idées étaient confuses, tumultueuses, sans forme ; elles se heurtaient aux parois du cerveau qui les avait vues naître et y expiraient comme les étincelles que le marteau du forgeron fait jaillir du fer sur l’enclume. Il crut ne pas avoir fait un mouvement et aperçut la figure de Marguerite se détachant distincte, radieuse, sur le rideau noir qui existait entre la scène et lui.

Elle était belle à damner les saints du paradis, dans sa robe de velours échancrée avec une prodigalité tentatrice et dont la couleur noire faisait ressortir les tons satinés de ses épaules et la blancheur plus mate de sa poitrine, sous sa coiffure de pampres d’argent et de grappes dorées. En avançant dans la vie, le sentiment sensuel qui perçait en elle avait pris de l’assurance et gagné tout le caractère qui lui est propre ; ses yeux ne se voilaient plus pour lancer leurs feux, et leur flamme n’en était que plus vive ; sa bouche seule avait conservé sa première expression ; toujours entr’ouvertes, ses lèvres adressaient un perpétuel appel aux baisers.

Louis de Fontanieu fit un effort suprême pour écarter ce qu’il croyait une image ; il la retrouva partout. Les loges se peuplèrent de Marguerites, toutes aussi prestidigineuses que la véritable. La bayadère qui sur la scène tourbillonnait autour du dieu en soulevant les flots de gaze qui lui servaient de robe, c’était elle, c’étaient ses œillades, c’étaient ses gestes passionnés, c’étaient ses formes provocantes.

Il se leva brusquement, et, bousculant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, il sortit du théâtre.

Il n’avait pas fait cent pas dans la rue, que, cédant à un nouveau vertige, il revenait sur ses pas et rentrait dans la salle.

L’acte était terminé. Marguerite n’était plus dans sa loge ; il la chercha au foyer et ne la vit pas ; il l’aperçut enfin dans le corridor du premier étage, au milieu d’un groupe d’hommes qui lui formaient une petite cour.

Elle paraissait fort gaie ; sans doute, quelque bon mot ou quelque obscénité venait de s’échapper de ses lèvres, car ceux qui l’entouraient riaient à gorge déployée. La façon la plus adroite de faire la cour à une femme est de lui donner à croire qu’elle a de l’esprit, et les flatteurs de Marguerite mettaient à profit cette leçon de l’expérience des siècles.

Louis de Fontanieu les embrassa tous du même regard haineux ; sa vanité se refusait à croire que la jolie Dunoise s’occupât d’autre chose que de sa personne. Sans doute, sa brusque sortie des stalles servait de texte à ses plaisanteries.

Il s’approcha du cercle formé autour de la jeune femme, très décidé à chercher querelle à l’un de ceux dont il se composait en ce moment. Marguerite l’aperçut et lui fit de la main un petit signe amical et protecteur ; quelques-uns des jeunes gens tournèrent la tête pour voir à qui ce signe s’adressait ; puis Marguerite recommença de répondre par des quolibets aux tentatives que faisait un gros homme chauve pour s’emparer d’une fleur de son bouquet, et cela avec autant d’indifférence que si Louis de Fontanieu n’eût jamais été qu’un étranger pour elle.

Il essaya de la foudroyer d’un regard de mépris, mais ce regard se perdit dans le vide : tout entière à ses admirateurs, Marguerite semblait avoir oublié qu’il était là.

Quelque peu de prix qu’un homme attache à l’amour d’une femme, quelque frivoles qu’aient été les relations qui ont existé entre elle et lui, il aime à croire qu’ayant perdu son amour, cette femme fera un mausolée de son cœur ; le contraire le surprend toujours.

La conscience de la quiétude parfaite dans laquelle vivait Marguerite par rapport à lui fit l’effet d’une douche d’eau glacée en tombant sur les souvenirs incandescents qui, depuis une demi-heure, s’ébattaient à leur aise dans l’âme de Louis de Fontanieu. Un profond sentiment de colère prit leur place. En y cédant, Louis de Fontanieu croyait n’exprimer que ses dédains pour son ancienne maîtresse. Il regagna sa maison de la rue de Sèze en maudissant la perversité de l’espèce féminine et en remerciant le ciel d’avoir réservé pour lui la plus rare des exceptions.

Tout en marchant, il se disait encore que cette maison, si simple, si silencieuse, c’était l’oasis où il trouverait la vie, le bonheur.

Ce qui ne l’empêcha point de trouver l’oasis singulièrement triste et maussade lorsqu’il entra dans cette pauvre chambre, dont une méchante lampe à abat-jour vert laissait la moitié dans l’ombre.

Emma était assise sur son lit ; elle travaillait avec ardeur à un ouvrage d’aiguille, en attendant son compagnon.

Malgré les superbes assurances qu’il s’était données à lui-même de son inexprimable félicité, en face de cette pauvre créature aux yeux tirés par les veilles, à la face amaigrie par les privations et les tourments, en la voyant sous cet inélégant bonnet qui cachait toute sa chevelure, enveloppée d’une camisole de basin qui dissimulait les formes de son corps, il ne put s’empêcher de soupirer.

Emma réunit ses deux mains derrière le cou du jeune homme, et, attirant à elle cette tête chérie, elle la baisa sur le front. Les lèvres de Mme d’Escoman parurent à Louis de Fontanieu froides et sèches comme les lèvres d’une morte. Une comparaison soudaine traversa son esprit ; il fut tellement épouvanté de cette pensée infernale, que, s’asseyant sur le lit, il se mit à pleurer.

XXXI

Réveil

Un mois après, Suzanne revint toute bouleversée à la rue de Sèze. En traversant la place de la Concorde pour se rendre au faubourg Saint-Germain, elle avait failli être renversée par une calèche. En relevant la tête, elle avait distinctement vu, assis sur le siège de devant de cette voiture, celui qu’elle appelait maintenant son maître. Elle avait couru pour s’assurer que ses yeux ne se trompaient pas ; mais l’équipage allait si vite, qu’elle n’avait pu qu’apercevoir une dame et un vieux monsieur assis dans le fond de cette voiture, sans pouvoir distinguer leurs traits.

En ce moment, la santé de Mme d’Escoman était si chancelante, ses affaires avaient pris une si déplorable tournure et lui causaient tant de soucis, que la gouvernante ne voulut pas ajouter aux afflictions de la jeune femme en lui communiquant ses appréhensions, peut-être imaginaires. Mais le soir, elle attendit Louis de Fontanieu dans le magasin, et, lorsque, à travers la porte qu’elle avait laissée entrebâillée, elle entendit son pas dans la rue, elle sortit et marcha au-devant de lui.

— Monsieur, lui dit-elle en lui barrant le passage et en lui saisissant le bras avec une autorité à laquelle Louis de Fontanieu essaya vainement de se soustraire, vous êtes la cause pour laquelle Suzanne Mottet a terni sa réputation d’honnête femme en ce monde, et compromis peut-être le salut de son âme dans l’autre ; à ce prix, je devais espérer au moins avoir assuré le bonheur de celle que j’aime comme mon enfant, et cependant voilà que les larmes et le désespoir sont rentrés dans sa demeure.

— S’ils y sont rentrés, Suzanne, c’est bien plus par la force des circonstances que par ma faute, répondit le jeune homme avec une douceur hypocrite.

— Monsieur de Fontanieu, j’ai condamné, vous le savez, les partis divers que la délicatesse avait inspirés à ma maîtresse, mais je ne l’en ai admirée que davantage. Je ne suis qu’une pauvre femme sans éducation, mais il me semble que la conscience de tant de grandeur et de noblesse m’aurait inspiré la volonté de me placer à sa hauteur.

— Mais, Suzanne, en quoi trouvez-vous donc que j’aie manqué à mes devoirs envers Emma ?

— Je vais vous le dire : elle est triste, et vous la laissez seule ; elle pleure, et, au lieu d’alléger ses afflictions en les partageant, vous passez votre temps dans l’oisiveté, dans les plaisirs, dans les dissipations…

— Suzanne ! fit avec colère Louis de Fontanieu.

— Oh ! vous m’écouterez ; je suis votre complice, et j’ai le droit de vous exprimer ma pensée ; je le ferai sans peur, monsieur de Fontanieu, et je vous dirai : Prenez garde ! J’ai bien haï son premier bourreau ; mais si par vous il m’était donné de connaître ce remords d’avoir préparé de mes propres mains le malheur de ma pauvre maîtresse, d’avoir creusé l’abîme qui doit l’engloutir à jamais, je sens que ma haine pour vous serait bien autrement implacable que celle que je portais jadis à M. d’Escoman. Encore une fois, prenez garde !

Louis de Fontanieu garda un silence dédaigneux après les paroles menaçantes de la duègne. Cependant elles n’avaient pas laissé que de produire une certaine impression sur lui ; car il ne pouvait se dissimuler l’état d’accablement dans lequel, depuis quelques jours, se trouvait Emma. Seulement, cette impression devait se produire par des effets bien différents de ce qu’ils eussent été un mois auparavant.

Tant que son âme n’avait senti que l’amertume de la déception qui succédait à son enthousiasme pour Mme d’Escoman, que l’attrait du contraste ; tant qu’elle n’avait cédé qu’à de vagues aspirations, à la moindre secousse son cœur s’amollissait aisément, et, s’il n’aimait plus, du moins trouvait-il encore la compassion à défaut d’amour ; mais, depuis, les torts du jeune homme s’étaient matérialisés ; sa conscience avait de graves et sérieux reproches à lui faire ; le sentiment intime d’une méchante action avait endurci les ressorts de sa sensibilité ; lorsque cette dernière était excitée, elle ne se manifestait plus que par une sorte de bouderie provocatrice.

Ces tourments secrets de la conscience sont, de tous les sentiments, ceux qu’il est le plus difficile de dissimuler. Louis de Fontanieu n’avait point assez vécu ; il était trop loin d’être ce que l’on nomme un roué pour y parvenir ; il ne l’essaya pas ; mais, à chaque occasion qui lui en était offerte, en donnant un libre cours à sa mauvaise humeur contre les autres, il ouvrait une large issue à celle qu’il éprouvait contre lui-même, et il croyait ainsi la soulager.

Il n’eut pas la pensée d’interroger Emma sur ses peines, de chercher à savoir si elles tenaient à sa conduite vis-à-vis d’elle ; de la rassurer par le mensonge ; pas même de s’informer si elles ne venaient pas du mauvais état des affaires, dont, malgré son insouciance, malgré ses absences longues et fréquentes, depuis un mois, il était impossible qu’il ne se fût pas aperçu. Le temps était passé de cette sollicitude ; il fit du bruit pour s’étourdir, il se plaignit lui-même pour n’avoir point à plaindre sa compagne, et, s’exaltant à ses propres paroles, comme si des accusations, si insensées qu’elles fussent, devaient être la justification de ses procédés ; intervertissant les rôles avec cette naïveté impudente des coupables, il fit un tableau, qu’il essaya de rendre pathétique, du vide de sa vie depuis qu’il s’apercevait qu’Emma ne l’aimait plus comme elle l’avait aimé autrefois.

Contre son attente, Mme d’Escoman ne se révolta point devant tant d’injustice ; elle resta sérieuse et calme ; elle l’écoutait, elle le regardait avec stupeur ; ses yeux étaient fixes et sans larmes ; quelques soupirs, qu’elle avait peine à étouffer, témoignaient seuls de ce qui devait se passer dans son âme à cette révélation de la plus effrontée des ingratitudes, celle de l’homme qui n’aime plus.

Lorsqu’il eut fini :

— Louis, dit-elle avec une douceur angélique, si je te demandais une grâce, me la refuserais-tu ?

Le jeune homme hésita et rougit ; le trouble de son âme se décela sur sa physionomie.

— Parle, dit-il enfin.

— Il y a bien longtemps que tu me promets de retourner voir ta mère, de te réconcilier avec elle ; promets-moi d’aller, dès demain, remplir ce devoir.

— Pourquoi demain plutôt qu’un autre jour ?

— Parce que demain 29 juillet est l’anniversaire de la mort de ton père ; parce que, l’an dernier déjà, tes larmes ne se sont pas mêlées aux larmes de la pauvre veuve, et que c’est là peut-être ce qui nous a porté malheur. Me le promets-tu ?

Il y avait, avec un douloureux oubli de soi-même, tant de simplicité et de naturel dans les paroles de Mme d’Escoman, que Louis de Fontanieu, malgré le désir avec lequel son irritabilité nerveuse cherchait en ce moment la contradiction, ne put que répondre à Emma qu’il ferait ce qu’elle demandait. D’ailleurs, à la première phrase qu’elle lui avait adressée, il avait redouté qu’elle n’eût un tout autre but que celui-là, et, en reconnaissant qu’il s’était alarmé à tort, il s’était senti soulagé d’un grand poids.

Il se coucha et s’endormit. Lorsque le bruit cadencé de sa respiration eut prouvé à Mme d’Escoman qu’il n’y avait plus à craindre qu’il ne s’éveillât, elle s’approcha du lit, et, s’accoudant sur l’oreiller, elle contempla longtemps celui qui lui était encore si cher ; puis longtemps aussi elle resta abîmée dans ses réflexions.

Lorsque vint le jour, le drap sur lequel elle avait appuyé son visage était tout mouillé des pleurs qu’elle y avait répandus ; elle se leva, prit dans une armoire des lettres et des cheveux que Louis de Fontanieu lui avait envoyés pendant qu’elle était en prison. Elle baisa ces saintes reliques et les enferma dans un coffret.

— Voilà, dit-elle d’une voix étouffée, tout ce que j’emporterai de cette maison, et bientôt sans doute tout ce qui me restera de lui.

Ensuite, s’agenouillant :

— Mon Dieu ! ajouta-t-elle en joignant les mains, j’ai placé une idole sur votre autel, et cette idole, votre indignation la renverse sur moi ; j’ai adoré le péché, et vous me punissez par le péché ; je m’incline, mon Dieu, sous votre toute-puissante justice ; je ne murmurerai point contre le châtiment, je ne maudirai point la main qui me frappe ; mais, en m’accablant, épargnez-le, mon Dieu ! que ces souffrances, dont vous seul avez pu mesurer l’étendue, deviennent plus amères, que ces tortures de mon âme délaissée doublent de violence, mais que votre main s’écarte de lui, que je sois seule à porter le poids de votre colère, et, soumise et prosternée, je vous bénirai, mon Dieu, dans votre rigueur !

XXXII

Les matinées de mademoiselle Gélis

Elles étaient fort recherchées, très convenablement composées, les matinées de Mlle Gélis. N’y était pas admis qui voulait ; des noms fort honorables, sinon fort honorés, étaient forcés d’user de procédés tout à fait diplomatiques pour arriver à se faire introduire par le valet de pied qui remplissait l’office d’huissier à la porte des salons somptueux de l’ex-grisette.

Rien n’est plus difficile assurément que de conquérir le titre d’homme à la mode.

Il faut, pour y arriver, ou des qualités sérieuses, et alors ceux auxquels on la décerne préfèrent être de simples grands hommes ; ou bien la perfection dans un ensemble de niaiseries si compliquées, que la plupart de ceux qui en entreprennent l’étude s’arrêtent à l’alphabet, comme ceux qui essayent d’apprendre le chinois.

Pour une femme, c’est tout autre chose.

Sous ce rapport, les femmes sont privilégiées. Toutes, elles sont nées pour être à la mode ; si toutes elles ne le sont pas, c’est que les circonstances n’ont pas également favorisé leur vocation.

Peu de cœur, beaucoup de bonne volonté, les goûts du nègre pour ce qui reluit, l’amour du bruit que l’on remarque chez les enfants, voilà tout ce qu’il faut à ces dames pour devenir un parangon dans tous les mondes.

De jolis yeux ne peuvent nuire ; mais il y a force exemples qui prouvent que cela n’est pas nécessaire. Quant à l’esprit, il est convenu que toutes les femmes l’ont reçu d’apanage. C’est peut-être un peu chez elles la grimace du singe, l’esprit des autres ; mais le bruit d’un écho n’en est pas moins un bruit.

Lorsque Marguerite était arrivée à Paris, un financier fort riche et fort connu l’avait adoptée. Un beau matin, dans un splendide hôtel de la rue du Helder, hôtel d’ambassadrice, ma foi, on avait aperçu cette grande et belle fille poussée là comme un champignon en une nuit. Ceux qui s’étaient hasardés à aller la reconnaître avaient déclaré aux curieux que ce cryptogame avait dans son écurie une paire de chevaux bai brun, fort remarqués alors qu’ils étaient encore chez Stephen Drake ; un cuisinier docteur ès-fourneaux ; des salons assez vastes pour permettre au cotillon d’étendre ses plus fantastiques ondulations ; qu’elle semblait bonne fille, juste assez vertueuse pour ne désespérer personne, assez extravagante dans son luxe pour que chacun espérât d’aller à Corinthe. Il n’en fallait pas davantage : la petite grisette dunoise était passée maréchale dans le camp du monde élégant, et la curiosité sur son origine, sur ses précédents, eût été considérée comme tout à fait saugrenue et de mauvais goût.

Les femmes sont pétries de cette argile docile qui remplit les angles les plus aigus des moules qui semblent les plus opposés à leur structure. Marguerite ne fut pas plus étonnée de sa grandeur nouvelle que la pauvre marquise d’Escoman n’avait été épouvantée du laborieux métier auquel elle s’était condamnée. Il n’y avait pas huit jours que l’ancienne maîtresse du mari de celle-ci était dans son hôtel de la rue du Helder, qu’il semblait que jamais ses pieds n’eussent foulé autre chose que les plus merveilleux tapis de l’Orient ; qu’elle ne se souvenait pas le moins du monde des trognons de pomme qui avaient nourri son enfance. Sans doute, un goût scrupuleux eût trouvé à gloser sur ses toilettes, malgré leur magnificence ; c’était le texte de l’envieuse critique de ses amies ; mais, juchée sur le coffre-fort de son financier comme sur un piédestal, ces jalouses rumeurs n’arrivaient point à troubler la limpidité des jours que filait l’heureuse courtisane.

Une seule chose faisait tache sur cette constellation radieuse. Un nuage assombrissait le bonheur de Marguerite, c’était sa haine contre Mme d’Escoman ; cette haine avait survécu à l’amour de la jolie Dunoise pour Louis de Fontanieu.

Comme les lecteurs ont dû le comprendre par ce qu’ils viennent de lire, elle avait revu ce dernier, et, à une émotion que le jeune homme n’avait pas été assez maître de lui-même pour dissimuler complètement, elle avait pu juger qu’elle possédait maintenant sur les sens de son ancien amant cette influence qu’elle eût achetée jadis en la payant de la moitié des jours qu’elle avait à vivre. À sa grande surprise à elle-même, elle était demeurée calme devant cette révélation ; le mouvement de son pouls ne s’était pas accéléré d’une pulsation ; aucune des rougeurs subites que l’approche de Louis de Fontanieu faisait jadis passer sur sa peau ne lui était montée à la face.

Quand elles sont éteintes, rien ne console des grandes effervescences sensuelles ; si avili que soit le caractère de ceux ou de celles qui les ont éprouvées, leur souvenir répugne, elles ne laissent derrière elles que des regrets. Dans le langage pittoresque qu’elle avait sur-le-champ emprunté au monde nouveau dans lequel elle avait été transportée, Marguerite avait maintes fois déploré ce qu’elle appelait sa bêtise. Le souvenir du rôle qu’elle avait joué humiliait son amour-propre, le seul sentiment humain qui se développe au lieu de s’amoindrir dans la dégradation morale. Elle s’était souvent promis de se venger ; elle l’avait tenté une fois ; peut-être n’en eût-elle plus recherché l’occasion, mais cette occasion se présentait à elle, et elle n’était pas femme à la laisser échapper.

Ce n’était pas seulement à cause de la douleur que lui faisait éprouver de loin en loin une vieille blessure, que Marguerite détestait Emma ; l’élévation du caractère de celle-ci dans son infortune, sa grandeur d’âme, son courage, sa résignation, la noblesse des sentiments qu’elle conservait malgré sa faute, toutes ces vertus qu’elle s’efforçait vainement de ridiculiser et de travestir, mais auxquelles, mentalement, elle était forcée de rendre justice, étaient autant d’aiguillons qui harcelaient sa colère et enfiévraient son sang, naturellement lourd et paresseux. Elle se révoltait de cette protestation du beau et du bien contre le mauvais et l’indigne. La courageuse marquise, du fond de son échoppe, humiliait la courtisane dans son palais, et celle-ci ne pouvait le lui pardonner. Cette haine d’une fille contre Mme d’Escoman était l’éclatant témoignage qui prouvait que la vertu de la pauvre femme avait survécu à sa flétrissure ; elle n’eût pu en recevoir un meilleur.

Comme l’amour, comme toutes les passions génératrices, la haine exerce une considérable influence sur l’intelligence de ceux qui l’éprouvent. Absorbée dans l’idée fixe d’assouvir sa vengeance, Marguerite, la nonchalante, trouva dans l’incitation de ce nouveau sentiment une dose de finesse et d’énergie que l’on ne devait pas s’attendre à rencontrer chez elle.

Lorsque Louis de Fontanieu s’était présenté à son hôtel, elle l’avait reçu avec une cordialité touchante ; elle avait pu peindre une émotion qu’elle était cependant bien loin d’éprouver. Elle avait trouvé des soupirs pleins d’éloquence pour parler du passé. Le jeune homme avait pu croire qu’elle n’attendait qu’un mot de lui pour ressusciter ces élans passionnés qu’il s’avisait de regretter un peu tard. Pour la toucher davantage, et selon les procédés des hommes faibles, il crut nécessaire de l’apitoyer sur son sort, en découvrant à la jeune femme la livrée de misère qui chargeait ses épaules, en lui faisant toucher du doigt les plaies cruelles que le désenchantement avait faites à son âme. Il se trompait ; tout souvenir du passé n’eût-il pas été mort dans le cœur de Marguerite, ces maladroites confidences lui eussent porté le coup de grâce. Les femmes ne font l’aumône qu’à ceux qui ne la leur demandent pas. Elle le laissa s’engager dans cette voie funeste avec la certitude qu’il marchait aux fourches caudines ; par les interjections étudiées d’une fausse passion, elle l’encouragea à aller de l’avant ; puis, profitant habilement de la faute qu’il venait de commettre, elle exalta sa générosité, son dévouement, de façon à diminuer d’autant les vertus qu’il devait reconnaître à Emma. Elle porta ainsi le premier coup de hache aux liens qui attachaient l’ex-secrétaire à sa compagne, et les renouvela tant et si souvent avec adresse, que bientôt ils ne tinrent plus qu’à un fil.

En effet, Louis de Fontanieu ne tarda pas à devenir un des hôtes les plus assidus de l’hôtel de la rue du Helder. Non pas que Marguerite lui eût rendu aucun de ses droits d’autrefois ; elle avait trop bien lu, dans les regards du jeune homme, les impatiences de son âme, elle avait tiré un trop utile enseignement de ce qui advenait à sa rivale pour compromettre cette maladresse. Si elle le suppliait de multiplier ses visites, c’était, disait-elle, afin que sa généreuse amitié pût adoucir, autant qu’il dépendait d’elle, les douleurs du seul homme qu’elle eût aimé en ce monde. En réalité, par ces rapprochements continuels, elle cherchait à exaspérer la violence des désirs de son ancien amant, jusqu’à ce que, d’immondes vapeurs obscurcissant sa raison et ses yeux, il fût amené à lui livrer lui-même la victime qu’elle souhaitait.

L’humeur vindicative de Marguerite avait pris des allures délicates et raffinées.

Elle se montrait inutilement prodigue en jetant de l’huile sur ce brasier déjà trop ardent. Marguerite, au milieu de ce luxe et de ces splendeurs, de ces profusions de dentelles, de soies, de velours, qui allaient si bien à sa beauté, recevait un reflet de tous les chatoiements, de toutes les dorures dont elle était entourée ; trônant sur ce lit de satin capitonné, à colonnes, à dais, auquel on n’arrivait que par une estrade, c’était la Volupté dans son royaume, et, invinciblement attiré vers elle, Louis de Fontanieu ne se sentait qu’un désir, celui d’être son esclave. Que pouvait le souvenir de la pauvre Emma, si humble, si modeste, si chaste et si réservée, au milieu même des enivrements de l’amour, contre ces séductions toutes matérielles qui s’adressaient à un cœur fatigué des jouissances pures du sentiment ? Elles donnaient des vertiges à Louis de Fontanieu, et, sans un reste de fierté, il se fût jeté aux pieds de Marguerite, pour lui demander cette pitié que jadis lui-même il avait refusé à la jeune femme suppliante.

Fidèle à sa tactique, la courtisane mettait tous ses soins à éviter ces dangereux épanchements. Sous prétexte que cette connaissance pouvait lui être utile, elle avait présenté son ancien amant à M. le baron Verdières, son protecteur actuel, et elle faisait en sorte que ce personnage fût toujours en tiers dans les entretiens qu’elle avait avec Louis de Fontanieu.

En même temps, elle tâchait de compromettre quelque peu le jeune homme aux yeux de Mme d’Escoman. Elle se croyait sûre de l’avenir ; mais, comme toutes les femmes, elle aimait à anticiper sur le futur : une épingle plantée dans le cœur d’Emma, c’était un avant-goût des jouissances qu’elle éprouverait en y plongeant un poignard.

C’est ainsi qu’elle avait usé de son pouvoir sur l’esprit de Louis de Fontanieu pour le contraindre à se montrer en public avec elle, à l’accompagner au Bois ; c’est ainsi que, pour s’y rendre, son cocher avait ordre de prendre les rues les plus rapprochées de la rue de Sèze.

Jusque-là, l’amant de la marquise d’Escoman ne s’était point montré chez Marguerite les jours où elle recevait ; mais elle exigea qu’il fît acte de présence à des matinées qu’elle donnait pour faire concurrence aux soirées d’une célèbre actrice, lesquelles avaient obtenu un retentissement dont elle était jalouse.

Louis de Fontanieu avait promis de s’y rendre ; peu s’en fallut, cependant, qu’il ne tînt pas sa parole.

Nous avons vu la prière qu’Emma lui avait adressée, afin qu’il se décidât à aller chez sa mère. Le respect filial avait survécu aux égarements du jeune homme ; depuis longtemps, et à mesure que sa passion pour Mme d’Escoman avait quitté son cœur, ce sentiment y avait repris sa place. Il était donc à peu près décidé à sacrifier son plaisir à son devoir et à aller passer sa journée à Saint-Germain, où Mme de Fontanieu s’était retirée auprès d’un frère de son mari, veuf comme elle et qui habitait cette ville pour surveiller l’éducation d’une fille unique.

Tout en s’habillant, il avait remarqué chez Mme d’Escoman une agitation qui ne lui était pas ordinaire. Il avait craint que Suzanne n’eût parlé ; mais il redoutait trop les explications pour les provoquer ; il sortit.

En arrivant rue de Rivoli, d’où partaient, à cette époque, les voitures de Saint-Germain, il s’aperçut qu’il avait oublié sa bourse ; force lui fut de reprendre le chemin de la rue de Sèze ; mais il trouva la boutique fermée, et le concierge lui apprit qu’Emma et Suzanne, chacune de son côté, avaient quitté la boutique quelque temps après lui. Il était contraint de remettre à un autre jour la pieuse visite qu’il projetait, et, machinalement, il prit le chemin qui conduisait chez Marguerite.

En passant devant la boutique de Mme Bernier, il vit l’horlogère sur sa porte ; elle lui lança un regard de mépris, accompagné du plus triomphant de ses sourires. Il était trop préoccupé pour prêter quelque attention à cet échantillon des sentiments que nourrissait Mme Bernier à son endroit depuis qu’il l’avait mise à la porte ; mais un coup vigoureux, frappé sur son épaule, le força de s’arrêter. Il se retourna et reconnut M. Verdure, l’ébéniste, qui lui tendait la main.

— J’ai à vous parler, dit celui-ci en lui prenant familièrement le bras et en l’entraînant dans une sorte de bureau qui servait d’appendice à son magasin.

— Que me voulez-vous, mon cher voisin ? lui répondit Louis de Fontanieu.

— Ce que je vous veux, mon cher monsieur Louis, c’est assez embarrassant à vous dire, répliqua l’artisan en se grattant la tête. Pourtant, il ne faudrait pas juger de mon cœur par la peine qu’il a à dire ce qu’il sent. J’ai tout plein d’amitié pour vous, monsieur Louis.

— Je n’en doute pas, cher monsieur Verdure, et je vous en suis reconnaissant. Mais ce n’est pas là, j’en suis sûr, la confidence que vous vouliez me faire.

— Eh bien, ça ne va donc pas, les affaires ? continua l’ébéniste en modérant la voix de Stentor que la nature lui avait départie, de façon qu’elle n’arrivât pas jusqu’aux ouvriers qui travaillaient dans le magasin.

— Non, répondit le jeune homme ; nous désirons nous défaire de notre magasin ; mais ma femme m’a dit qu’elle éprouvait quelques difficultés à le vendre.

— Tonnerre ! mieux valait le céder à perte, monsieur Louis ! Ces gueux-là vont vous raboter, vous varloper sec et dru, savez-vous ? et du diable si, lorsqu’ils auront menuisé votre affaire, ils vous en laissent seulement un copeau !

— Des quels gueux voulez-vous parler ? dit Louis de Fontanieu en regardant le marchand de meubles avec une profonde surprise.

Celui-ci haussa les épaules.

— Ne faites donc pas de secrets avec moi, monsieur Louis. Tenez, je vas vous mettre tout de suite à votre aise. Croyez-vous qu’on ait été vingt ans dans les affaires sans être accroché çà et là par la vermine qui vous houspille à votre tour ? Un commerçant, c’est comme un meuble : de si bon bois qu’il soit fait, il faut qu’il joue à la chaleur.

Puis, tirant d’un cartonnier une liasse de paperasses sales et jaunies :

— Vous voyez qu’on en a chez soi plus qu’il ne s’en trouve chez vous, du timbré, et du crâne ! Dieu merci, ça ne déshonore pas un homme ; ainsi jasez.

— Ma parole d’honneur, je ne comprends pas ce que vous voulez dire, monsieur Verdure.

— Allons donc, voyons, l’huissier a été chez vous trois fois, cette semaine, et nous savons tous cela, après le commandement d’il y a trois jours, aujourd’hui c’est la saisie. Que diable ! vous croyez donc qu’on cache quelque chose dans un quartier ! Ah ! ben, oui ; en v’là une police qui dame le pion à celle du gouvernement, que celle des portiers.

— Mais non, c’est impossible, répétait Louis de Fontanieu tout étourdi de ce coup qui lui ouvrait les yeux sur la situation de son intérieur.

— Dame ! reprit l’ébéniste, que l’accent de Louis de Fontanieu avait fini par convaincre, votre brave petite femme a peut-être voulu vous le cacher. C’est d’un bon cœur, quoique ça ne serve pas à grand’chose de reculer le danger. C’est égal, il faut lui savoir gré de l’intention et ne pas la bousculer, monsieur Louis. Voyez-vous, je l’aime tout plein, votre petite femme. C’est tranquille, c’est propret, c’est laborieux, et, avec tout cela, requinqué comme une duchesse. On dit que vous n’êtes pas mariés ; moi, je réponds que cela ne regarde que les mauvaises langues, et ça ne m’empêche pas de la proposer pour modèle à ma bourgeoise, qui pourtant n’est pas trop dénuée non plus sous le rapport des sentiments. Voyez-vous, monsieur Louis, des femmes comme la vôtre, ce n’est pas de l’acajou, du palissandre, du citronnier qu’il faudrait pour les mettre, c’est de l’or pur.

M. Verdure aurait pu parler ainsi pendant une heure entière.

Louis de Fontanieu ne l’écoutait plus. Il était anéanti par la nouvelle de ce malheur ; tout était confusion dans son âme ; il pensait un peu à Emma, mais beaucoup à lui ; c’était avec terreur qu’il voyait grossir l’infortune que celle-ci supportait à cause de lui, parce qu’il sentait qu’en même temps ses devoirs envers elle devenaient plus impérieux. Il se leva tout à coup pour s’en aller ; mais M. Verdure l’arrêta par le bras.

— Nous n’avons pas tout dit, reprit-il. S’il y a des huissiers en ce monde, il y a aussi des amis. Voyons, je ne suis pas riche, monsieur Louis ; mais on a bien quelque part un billet de cinq cents francs qui peut obliger de braves gens dans l’embarras. Usez-en, c’est dit, mal dit peut-être, parce que les bras, chez moi, ont plus travaillé que la langue. Mais enfin, si vous en avez besoin de mon papier-Joseph, tirez à vue sur le bonhomme Verdure.

Louis de Fontanieu serra cordialement les mains du brave artisan et courut à sa maison. Emma n’était pas rentrée. Les sérieuses inquiétudes que lui donnait son absence, depuis qu’il avait appris les cruelles épreuves par lesquelles elle avait dû passer les jours précédents, commençaient à dominer ses préoccupations égoïstes. Au moment où il sortait de l’allée pour regarder dans la rue s’il ne la voyait pas venir, il fut abordé par un homme vêtu de noir, qui lui remit la signification de la saisie, en lui déclarant qu’il entendait y procéder immédiatement, et que, si les portes ne lui étaient pas ouvertes de bon gré, il allait requérir l’assistance du commissaire.

Louis de Fontanieu ouvrit machinalement le papier que l’huissier lui présentait, et sur-le-champ ses yeux furent frappés d’un nom inscrit sur cet exploit en assez gros caractères.

Ce nom, c’était celui du protecteur de Marguerite.

Il lut plus attentivement. C’était bien à la requête de M. Verdières que l’on poursuivait « la femme d’Escoman, se disant dame Louis » ; le doute n’était pas permis.

Louis de Fontanieu poussa un cri de joie et il s’élança dans la rue du côté de l’hôtel de Marguerite.

Il y avait une longue file de voitures à la porte de cet hôtel. Louis de Fontanieu eut grand’peine à se frayer un passage parmi la foule des invités, plus de peine encore à pénétrer jusqu’à la maîtresse de la maison.

Il l’aperçut enfin, occupée à donner ses derniers ordres pour le concert, entourée de quelques jeunes gens qui remplissaient auprès d’elle les fonctions d’aides de camp. Il marcha au-devant d’elle ; mais elle ne sembla pas le remarquer.

— Marguerite, lui dit-il en se penchant sur son épaule.

Elle se retourna.

— Tiens ! c’est vous, Fontanieu ? répondit-elle. Je vous sais vraiment gré d’avoir si religieusement tenu votre parole ; j’avais craint que votre femme (et elle appuya sur ce mot) ne voulût vous garder auprès d’elle pour lui dévider ses écheveaux.

Ceux qui écoutaient, bien qu’ils ne connussent pas Louis de Fontanieu, éclatèrent de rire à cette facétie, comme si, d’aussi jolies lèvres, il n’avait pu s’échapper que de jolies choses.

— Marguerite, reprit Louis de Fontanieu d’une voix basse mais vibrante d’angoisse, il faut que je vous parle.

— Ah çà ! mais il me semble que vous avez commencé.

D’un regard suppliant, le jeune homme indiqua ceux qui pourraient les entendre.

— Un tête-à-tête, Fontanieu ! Comment ! un vieil ami comme vous, dit Marguerite, vous voulez causer une apoplexie au baron et compromettre les deux cent mille livres de rente qu’il me fait ? Vous n’y songez pas !

— Marguerite, il s’agit d’une question de vie et de mort.

— Les questions de vie et de mort ont leurs heures, mon cher enfant. Pour le moment, j’appartiens tout entière à mes invités ; votre question de mort me regardât-elle directement, je ne les abandonnerais pas pour si peu.

Marguerite avait parlé à voix très haute ; les jeunes gens qui l’entouraient s’inclinèrent, et l’un d’eux baisa la main gantée de la courtisane, qui, au mouvement de la physionomie de Louis de Fontanieu, pensa qu’elle avait sans doute été trop loin ; que l’insouciance qu’elle témoignait, à propos de ce qui regardait son ami, pouvait éclairer ce dernier, si aveuglé qu’il fût sur ses sentiments, et compromettre la vengeance dont elle avait caressé le plan.

— Allons, voyons, ne vous fâchez pas, fit-elle en passant familièrement son bras sous le bras du jeune homme, nous allons vous l’accorder, cette audience si urgente, et mon seigneur et maître ne s’en scandalisera pas, j’en réponds ; il sait que vous avez été mon amant… Oui, messieurs, j’ai été folle de ce beau garçon-là, et je souhaite à chacun de vous, pour le mal que je lui veux, d’être aimé comme je l’ai aimé ; mais il sait aussi quelle confiance doivent lui inspirer mes principes, ce cher baron !

Et elle fit entrer Louis de Fontanieu dans un petit boudoir dont elle referma la porte derrière elle.

— Voyons, que me veux-tu ? dit-elle en s’asseyant.

Pour toute réponse, Louis de Fontanieu lui tendit le fatal papier ; Marguerite le lut et son front se plissa.

— Eh bien, que veux-tu que j’y fasse ? dit-elle lorsqu’elle eut fini et en regardant si cette ignoble paperasse n’avait pas altéré la fraîcheur de ses gants.

— Tu n’as donc pas vu que c’est M. Verdières qui fait poursuivre ?

— Lui ! Mon pauvre enfant ; tu as vraiment volé l’argent du banquier chez lequel tu as travaillé, ou bien ton patron n’était qu’un pleutre. Mais je te garantis que M. Verdières ignore même le nom de cette dame.

— Sans doute ; mais il dépend de lui d’arrêter ces poursuites, et un mot de toi peut l’y décider.

Marguerite fit une moue de mauvais augure.

— Si je lui parlais, moi ? dit le jeune homme dont les hésitations de Marguerite redoublaient les angoisses.

— Garde-t’en bien ! répliqua celle-ci avec vivacité ; garde-t’en, si tu veux ne pas te brouiller avec moi ! M. Verdières est très favorablement disposé en ta faveur, et c’est moi qui, en dépit des cancans que se permettaient ces dames, ai su l’y amener. Tiens, je me suis souvent aperçue, mon gros Louis, que tu ne faisais pas grand fond sur l’affection que je t’ai conservée ; tu te trompais, elle est plus forte que jamais elle n’a été ; seulement, elle est plus raisonnable, elle l’est beaucoup plus que celle de la mijaurée qui, sans rime ni raison, pour faire joujou à la boutiquière, t’a mis dans ce joli petit pétrin. Tu me crois futile, légère, et je pense à ton avenir, moi qui cependant ne l’ai pas compris. Je t’en prépare un, solide et huppé. On te dira cela quand il en sera temps, mon chérubin. Sache seulement qu’il repose tout entier sur l’amitié que le bonhomme Verdières a pour toi, et garde-toi de le compromettre pour une niaiserie.

— Une niaiserie, Marguerite ? Ah ! tu n’as pas réfléchi à ces paroles ; songe donc à la responsabilité qui pèse sur moi ! J’ai fait une folie sans doute ; mais mon honneur veut que j’en subisse les conséquences, il me défend, après avoir précipité la marquise d’Escoman dans la honte, de la laisser tomber dans l’indigence, s’abandonner aux suggestions du désespoir. Ce n’est pas pour elle que je t’implore, c’est pour moi, ajouta-t-il en s’apercevant que les sourcils de la jeune femme s’étaient froncés en l’écoutant.

— Tu as tort de prononcer son nom ! s’écria Marguerite, les yeux étincelants et en frappant du pied ; je ne suis que sensée et tu me rendrais mauvaise… Je ne ferai pas ce que tu demandes, et je ne le ferai pas parce que je t’aime sincèrement, sérieusement. Tu ne l’aimes plus, elle ; si tu l’aimais encore, tu ne serais pas ici ; seulement, je ne sais pas si, après un an de cet horrible accouplement d’un vivant et d’un mort, de deux cœurs antipathiques, je ne sais si tu trouverais l’énergie de penser tout haut ce que tu penses tout bas. Tu attends bêtement une catastrophe qui vienne rompre cette liaison insensée. La catastrophe est venue, et voilà que tu t’effrayes, que tu me demandes de t’aider à la repousser dans l’avenir. Je ne le veux pas, je te le répète. Cet avenir, le tien, celui qu’elle t’a fait, m’épouvante. Je veux t’assurer, je le répète, en dépit d’elle et de toi ; peut-être vais-je le pouvoir. Je ne suis pas assez sotte pour laisser échapper cette occasion qui, lorsqu’elle se présenterait, me trouverait peut-être impuissante à mon tour. Veux-tu de l’argent pour tes plaisirs ? veux-tu l’existence qui convient à ton nom, à ton rang dans le monde ? Tu n’as qu’à parler, tu auras tout cela sans que ta délicatesse ait à souffrir ; mais, pour prolonger d’un jour, d’une heure l’existence ridicule que tu mènes, ne me demande pas le sacrifice du moindre de ces brimborions, car je te les refuserais.

En disant ces mots, Marguerite frappa une table de bois de rose de l’éventail qu’elle tenait à la main, et avec tant de violence, que l’éventail en fut brisé en morceaux qu’elle repoussa dédaigneusement du pied.

Elle n’avait pas triomphé de la terreur que causait au jeune homme la crise dans laquelle il allait entrer. Il allait hasarder de nouvelles prières ; mais Marguerite, qui, tout en parlant, avait observé l’effet que son langage produisait sur son ancien amant, et qui, au milieu de la tristesse de celui-ci, avait démêlé l’expression de gratitude et de béate confiance avec laquelle il recevait les assurances d’une amitié si pleine de sollicitude, Marguerite ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche.

— Mon Dieu ! dit-elle en inspectant sa toilette devant une glace, voilà qu’il me fait oublier mon monde, tout comme au temps où il était l’univers pour moi ! Mais ne tentons pas davantage la médisance… Relève donc un peu la garniture de mon corsage.

Cette garniture était de fleurs et de feuillages ; pour en redresser les franges, Louis de Fontanieu dut introduire sa main entre la robe et le dos de la courtisane. Au contact de cette chair frissonnante, ses doigts tremblèrent, ses yeux rencontrèrent, dans la glace qui leur faisait face à tous les deux, les yeux de Marguerite, plus noyés de leurs provocantes langueurs que jamais il ne les avait vus. Il oublia Emma, les anxiétés dans lesquelles la pauvre femme devait se débattre, ses propres inquiétudes, et, se penchant sur l’épaule parfumée de son ancienne maîtresse, il marbra sa peau d’un baiser si âcre, si brûlant, que celle-ci n’étouffa qu’un cri de saisissement.

Elle ouvrit précipitamment la porte qui donnait sur le salon où ses invités étaient réunis.

— Si le baron avait pourtant écouté à la porte, dit-elle demi-fâchée, demi-souriante, à Louis de Fontanieu.

Puis, lui serrant la main :

— À demain, mon cher, ajouta-t-elle de façon qu’il ne pût s’empêcher d’obéir à ce congé.

Le jeune homme, succombant sous les coups de mille impressions diverses, traversa en chancelant les flots d’invités. Ce ne fut que dans l’antichambre qu’il put se reconnaître et surmonter son trouble.

Quant à Marguerite, elle n’avait pas encore quitté le boudoir dans lequel elle l’avait reçu. Lorsqu’il avait été parti, elle avait écrit sur un morceau de papier ces quelques mots : « Soyez sourd à toute prière, n’acceptez aucune promesse » ; et, le donnant à un domestique, elle lui avait recommandé de le faire remettre par un commissionnaire à un huissier, qui devait en ce moment exécuter une saisie dans la rue de Sèze.

XXXIII

Où le secours vient, comme de juste, d’où on ne l’attendait guère

Pendant que se passaient les scènes précédentes, Emma était rentrée dans sa demeure.

Depuis quelque temps, en se rappelant le ravage que le mal moral avait exercé sur son corps débile, elle s’étonnait de trouver autant de force pour supporter les souffrances bien autrement aiguës que celles que lui avait causées M. d’Escoman.

Son amour était l’unique secret de cette vaillance. Elle aimait toujours ; sa pauvre âme, deux fois naufragée, se cramponnait avec l’énergie du désespoir à la fragile épave qui la soutenait sur la mer menaçante de l’abandon.

Sa tendresse pour son amant était plus profonde qu’elle ne l’avait jamais été. Les sentiments sincères sont immortels, comme tout ce qui est sorti des mains du Créateur en ses jours de miséricorde ; ils se transforment, mais ils vivent autant que le cœur dans lequel ils sont nés.

Forcée de perdre la confiance qui l’avait aveuglée, elle avait appris à lire dans la pensée de Louis de Fontanieu ; elle devinait ce qui s’y passait avec cette admirable intuition de la femme ; elle ne s’enquérait de rien autre chose ; elle dédaignait d’acquérir des certitudes dont elle n’avait pas besoin. Que lui importait ce qu’une trahison a de vulgaire, quand son bien le plus précieux, le cœur de son amant, lui avait échappé ?

Mme d’Escoman s’était résignée à accepter comme un beau rêve ce bonheur fondé sur l’éternité de l’amour que Louis de Fontanieu lui avait fait entrevoir. Elle pleurait de le voir sitôt fini ; mais elle ne sentait en elle-même ni mépris ni colère contre celui au souffle duquel il s’était si promptement envolé. Elle avait enfin compris l’instabilité d’humeur, l’inconstance de caractère du rêveur, qui avait été de bonne foi jadis comme aujourd’hui, et elle éprouvait pour lui cette pitié tendre et compatissante qu’éprouve la mère pour le fils qui déchire ses entrailles. Lorsque l’intensité de ses douleurs enfiévrait son cerveau, elle se croyait l’esprit céleste chargé par Dieu de veiller sur cette créature que sa faiblesse mettait en péril, et elle était convaincue que sa mission ne serait terminée que lorsque l’ange de la mort viendrait les appeler l’un ou l’autre ; et encore, si c’était elle qui la première montât au ciel, espérait-elle que Dieu lui permettrait de veiller du ciel sur Louis. Indulgente comme celui dont elle prenait le rôle, elle tâchait d’acquérir sa patience ; elle refoulait douloureusement en elle-même les impressions que lui causaient les égarements devenus trop manifestes de son amour ; il lui semblait qu’un moment viendrait où, sinon elle, du moins la raison pourrait reprendre quelque empire sur cet esprit mobile, et, en attendant ce jour, elle cherchait, en s’oubliant elle-même, à écarter du jeune homme toutes les afflictions qui eussent pu rendre la vie plus amère à celui-ci.

Et cependant il était lourd, le fardeau de ses afflictions ! Au désespoir si poignant de son cœur délaissé étaient venues se joindre pour Emma des tribulations matérielles bien cuisantes.

L’argent manquait depuis longtemps dans la petite maison de la rue de Sèze. Toutes les ivresses ont les mêmes effets. Dans la sienne, Louis de Fontanieu n’avait point conscience de ce qui se passait autour de lui ; il allait dans le monde ; ce monde était celui de Marguerite ; ses besoins étaient devenus grands et ils épuisaient la bourse du ménage. Emma rougissait pour lui de cette indifférence ; mais elle était restée grande dame, elle eût été plus honteuse encore de mêler une question aussi vulgaire à des griefs d’un ordre plus élevé, et elle faisait en sorte que, cette bourse, il ne la trouvât jamais vide.

Les dettes qu’elle contracta s’accumulèrent, et, un jour, il lui fallut solder par un billet un achat assez considérable de marchandises qui lui étaient nécessaires. Ce billet, elle n’avait pu l’acquitter à l’échéance ; elle avait voulu implorer quelque répit de l’endosseur qui la faisait poursuivre ; cet endosseur s’était montré d’une rigueur que ne pouvait s’expliquer la pauvre femme, qui ne voyait pas la main de Marguerite cachée derrière M. Verdières, le banquier.

Elle avait soigneusement dissimulé toutes ces tristesses à son amant ; le jour fixé pour l’exécution, c’est-à-dire la saisie, elle avait insisté, nous l’avons vu, pour que celui-ci se rendît chez sa mère. Elle voulait être seule pour faire tête à l’orage. Vaguement peut-être espérait-elle, par ce sentiment d’espérance qui survit à toutes les désillusions, le ramener à force d’abnégation et de dévouement.

Après avoir initié sa fidèle Suzanne au désastre qui se préparait, après avoir vu partir Louis de Fontanieu, elle était sortie elle-même, dans la matinée de ce triste jour, pour tenter une suprême démarche. Elle avait été trouver l’avoué qui l’avait assistée dans son procès et solliciter de lui un emprunt. Celui-ci avait proposé de s’adresser à M. d’Escoman, alors à Paris. Malgré les instances de l’homme de loi, Emma refusa de consentir à cette démarche.

Elle trouva l’huissier et ses acolytes dans sa boutique ; la loi, sous la forme d’un commissaire de police et d’un serrurier, leur en avait livré l’entrée. Après une dernière sommation à laquelle elle ne put répondre, ils continuèrent leur œuvre. Emma appela Suzanne, elle la chercha, elle ne la trouva pas. Dans son désespoir, elle douta de la gouvernante.

L’inconstance de Louis de Fontanieu rendait tout possible à ses yeux, et, épouvantée de son horrible abandon, elle sentit que son courage l’abandonnait, elle se laissa tomber sur une chaise au milieu de ses cartons bouleversés, et se mit à pleurer.

Tout à coup, elle entendit sur le trottoir le pas bien connu de sa nourrice. Elle poussa un cri de joie, elle courut à la porte dont les volets étaient fermés, l’ouvrit et tomba dans les bras que Suzanne tendait pour la recevoir.

La gouvernante était pâle, et cependant la sueur inondait son visage ; on voyait qu’elle venait de se livrer à une de ces marches précipitées qui lui étaient si pénibles et qu’elle ne se permettait que dans les circonstances extraordinaires. Elle ne donna qu’un baiser à celle qu’elle nommait son enfant ; mais ce baiser, comme le sonnet sans défaut, était tout un poème de tendresse et de dévouement.

D’un seul coup d’œil, elle avait embrassé la scène et les acteurs.

— Remettez-moi tout cela à sa place, dit-elle d’une voix de Stentor à l’huissier et à ses acolytes.

Et, comme ceux-ci la regardaient en ricanant :

— Allons, tôt, ajouta Suzanne, qu’on se dépêche ! Si j’ai là de quoi clore votre vilain bec, je trouve ici de quoi vous caresser l’échine.

La gouvernante accompagna ces paroles d’un geste simultané de ses deux mains ; l’une laissa tomber sur le comptoir un gros sac d’écus qu’elle avait jusqu’alors tenu caché sous son châle, tandis que l’autre agitait d’une façon menaçante un mètre qu’elle venait de saisir.

La première partie de cette double pantomime produisit sur l’huissier beaucoup plus d’effet que la seconde. Il soupesa du regard la sacoche, il en mesura mentalement la rotondité ; puis, s’adressant à Mme d’Escoman :

— À qui cet argent, madame ?

— Que vous importe ? n’allez-vous pas croire que nous l’avons volé, malhonnête que vous êtes ? s’écria l’irascible gouvernante, tandis qu’Emma, toujours appuyée contre la poitrine de celle-ci, lui demandait avec instance comment elle s’était procuré cette somme. Cet argent est à ma maîtresse, entends-tu, vilain croque-vivants !

— Ainsi, vous me certifiez que cet argent appartient bien à madame ?

— Certainement.

— Mais Suzanne, dit Emma, au moins dis-moi…

— Taisez-vous : ce sont les économies que j’avais faites à votre service et que je viens de réaliser. Vous voyez bien que c’est à vous.

— Alors, reprit l’huissier, je le saisis comme trouvé au domicile où je procède ; ce sac, à moins qu’il ne renferme or ou billets, ne doit pas contenir plus de trois mille francs.

— Eh bien ?

— La créance pour laquelle nous exerçons ne s’élève, il est vrai, qu’à deux mille huit cents francs ; mais les frais la font monter à trois mille deux cents quarante-sept, et, pour couvrir la différence, nous continuons notre saisie, répondit l’huissier, fidèle à la consigne que, quelques instants auparavant, il avait reçu de Marguerite.

Suzanne poussa un rugissement de colère, et, si sa maîtresse n’eût arrêté son bras, l’arme vengeresse dont il était armé tombait sur la figure de l’huissier en même temps que la phrase qui enlevait tout espoir aux deux femmes s’échappait de la bouche de celui-ci.

— Mon Dieu ! fit Emma, se peut-il que ton dévouement soit inutile, ma pauvre Suzanne !

— Rien n’est inutile en ce monde, pas même un vieux mauvais sujet de mon espèce, dit une voix derrière Mme d’Escoman et Suzanne ; et la meilleure preuve, madame la marquise, c’est que voici la seconde fois que le ciel me ménage le bonheur de pouvoir vous être bon à quelque chose.

— M. le chevalier de Montglat ! s’écria Emma en se retournant et en apercevant effectivement le chevalier, qui, du seuil où il se tenait, adressait à la maîtresse de la maison la plus humble des révérences que le souvenir des beaux jours de Versailles pût fournir à sa mémoire, tandis que, derrière lui, Louis de Fontanieu, la figure décomposée, promenait un œil égaré sur ce qui se passait dans l’intérieur du petit magasin.

— Louis ! dit encore Mme d’Escoman en cherchant au milieu de ses larmes à sourire à celui-ci.

— Chut ! interrompit le chevalier, laissez-moi congédier ces drôles.

Puis, s’avançant vers l’huissier :

— Vous dites donc, monsieur, qu’il vous est dû ?…

— Trois mille deux cent quarante-sept francs, monsieur, répondit ce dernier, voici les pièces.

D’un revers de main, le chevalier de Montglat envoya les paperasses au plafond, et, prenant la moitié d’une liasse de billets de mille francs :

— Payez-vous, dit-il, et rendez ce sac d’argent à madame.

— Mais… fit Suzanne qui tenait à conserver sa part dans un service rendu à sa maîtresse.

M. de Montglat lui fit de l’œil un petit signe pour engager la gouvernante à garder le silence, signe dont le caractère impérieux était mitigé par une certaine nuance affectueuse, comme si l’action dont il venait d’être le témoin eût quelque peu rapproché la distance qui séparait le digne gentilhomme de la vieille nourrice. Puis il se retourna vers Mme d’Escoman et lui baisa la main avec autant d’aisance que s’il eût été dans son salon de Châteaudun.

Pendant ce temps, l’huissier avait remis le sac à Suzanne et compté ce qui devait revenir à M. de Montglat.

— Vous m’avez donné quatre mille francs, monsieur, dit-il ; c’est sept cent cinquante-trois francs qui vous font retour ; les voici.

— Donnez la monnaie à vos hommes, dit le chevalier sans se retourner.

— Monsieur, répondit fièrement l’huissier, mes clercs sont payés et n’acceptent l’aumône de personne.

— Ah ! de mon temps, ils prenaient toujours ; il est vrai qu’on les rossait souvent. La Révolution a encore modifié tout cela. Je trouve encore que nous avons plus perdu que gagné au change.

Pendant que ceux à propos desquels le chevalier exhalait ces regrets peu charitables s’échappaient par la porte de l’allée, Louis de Fontanieu et Mme d’Escoman avaient entouré le chevalier et lui serraient les mains.

— Montglat, disait le jeune homme, comment reconnaître le service que vous venez de me rendre ?

— Ne m’avez-vous pas obligé en des circonstances bien autrement délicates ? Vous m’avez prêté cinquante louis quand vous les aviez, je vous en prête deux cents quand je les ai. Depuis quand donc, entre gentilshommes, mesure-t-on l’étendue du service à la grosseur du chiffre ?

— Mais comment se fait-il que vous soyez arrivé si à propos, chevalier ? dit Mme d’Escoman, qui ne s’expliquait ni l’intervention, ni la richesse qui semblait avoir succédé à la pauvreté notoire du vieux viveur, Louis ne vous savait donc pas à Paris ?

— Madame la marquise, les romanciers ne feront jamais aussi bien que le hasard quand il s’agit d’imprévu. J’allais rendre une petite visite à un… de nos amis communs. Cet ami donnait bal en plein midi, et, sous prétexte que je n’avais point de carte d’invitation, les laquais voulaient tout simplement mettre le chevalier de Montglat à la porte !… Du diable ! continua le vieux gentilhomme en s’abandonnant à une pensée soudaine, si je me serais figuré qu’il fallût un billet pour entrer là, comme chez le roi !…

Louis de Fontanieu lança un regard suppliant à son vieil ami.

— Fontanieu sortait précisément au moment où je me débattais contre ces drôles. Il vint à mon aide, et, tout en causant avec lui, j’examinai sa physionomie, qui m’inquiéta. Vous devez savoir, maintenant, belle dame, que notre ami n’est pas de ceux qui savent masquer leurs sentiments…

Emma soupira.

— J’éventais des soucis comme un limier le cerf à la reposée : il y avait longtemps que j’avais le cœur sec ; j’éprouvais un vrai besoin de le rafraîchir ; je renonçai à châtier l’impudence des valets, et je me décidai à accompagner Fontanieu. Il ne voulut pas me confier son secret ; mais j’étais bien sûr de le pénétrer en venant ici et d’avoir, de plus, le plaisir de pouvoir déposer mes hommages à vos pieds, belle dame.

— Mais, monsieur le chevalier, dit Emma avec quelque embarras, savez-vous que de longtemps il nous sera impossible de vous restituer la somme que vous avez bien voulu avancer pour nous ?

— Tant mieux, marquise ! le tapis vert l’attendra davantage. D’ailleurs, rassurez-vous sur les conséquences que ce prêt peut avoir pour moi. Bientôt je serai riche.

— Vous avez donc fait un héritage ? dit Louis de Fontanieu avec curiosité.

— Moi ! au contraire ! Les quatre mille francs que je vous prête, cher ami, sont juste la moitié de ce qui reste du dernier héritage que la Providence avait accroché à mon garde-manger.

— Ah ! mon Dieu ! dit Emma, désespérée d’avoir laissé M. de Montglat accomplir son amicale générosité.

— Je vais dissiper tous vos scrupules en vous choisissant pour confidente, si vous daignez le permettre, marquise. Je suis venu à Paris pour me marier, reprit le chevalier avec une simplicité parfaite et en relevant les plis de sa cravate, geste qu’il avait retenu du temps du Directoire.

— Vous marier ! s’écria Louis de Fontanieu en joignant les mains.

— En vérité, vous n’êtes pas poli, mon cher. Eh ! sans doute, me marier. Il faut bien faire une fin ; il y a vingt ans que, d’année en année, je remets la détermination d’enterrer la vie de garçon. Je ne puis raisonnablement attendre davantage, et, ma foi, vous me voyez résigné.

M. de Montglat accompagna ce dernier mot d’un profond soupir.

— Et qui épousez-vous, chevalier ?

— Que diable ! ne soyez pas si pressé, mon jeune ami, attendez ! J’attends bien, moi. Aussitôt que je saurai le nom de la future Mme de Montglat, je vous en ferai part. Dès demain, je me mets en quête, et comme, vu la dureté du temps, je suis tout disposé à faire quelques petites concessions sur la naissance, que la gent bourgeoise qui entoure la royauté nouvelle est quelque peu avide de titres, que j’ai découvert dans mes archives un parchemin moisi qui me donne le droit de porter celui de comte, je ne doute pas d’être en mesure de pouvoir présenter prochainement une comtesse à Mme la marquise, si toutefois elle daigne me le permettre.

Le chevalier parlait si sérieusement, qu’il n’y avait pas moyen de douter de la réalité de sa résolution. La perspicacité du vieux gentilhomme eut bientôt remarqué la mélancolie d’Emma, la gêne que Louis de Fontanieu éprouvait en se trouvant mis en présence du témoin de l’effervescence de son amour, lorsqu’il était évident qu’il tenait si mal ses serments ; les regards courroucés que Suzanne lançait de temps en temps sur le jeune homme achevèrent de lui faire pressentir la situation ; mais, avec son tact et sa délicatesse d’homme du monde, il s’abstint d’y faire la moindre allusion, de provoquer des confidences ; sa gaieté communicative essaya de lutter contre la tristesse de ses amis.

Il voulut que son retour fût une fête ; il fit tant d’instances, qu’Emma, qui ne savait comment refuser une si petite grâce à un homme qui venait de leur rendre un si grand service, se décida à accepter un dîner qu’il voulait offrir, le jour même, à Louis de Fontanieu et à elle.

En sortant du restaurant, le chevalier les conduisit achever la soirée à l’Opéra.

Pendant un entr’acte, il prétexta un violent mal de tête, et pria Louis de Fontanieu de l’accompagner ; ils sortirent tous deux après avoir recommandé à l’ouvreuse de ne laisser entrer personne dans la loge où Mme d’Escoman restait seule.

M. de Montglat conduisit Louis de Fontanieu sur le boulevard.

— Mon cher, lui dit-il brusquement, j’ai cherché sans succès à vous détourner de bien des folies ; serai-je plus heureux lorsqu’il s’agira de vous empêcher de commettre des lâchetés ?

Le jeune homme fit un brusque mouvement pour dégager son bras du bras du vieillard. Celui-ci le contint par l’énergie de la pression, avec une force musculaire qui ne semblait pas devoir être le partage d’un homme de son âge.

— Pardon, j’achèverai, dit-il ; c’est ma manie de me mêler de ce qui ne me regarde pas ; mais, comme je suis prêt à dégainer contre vous, si vous vous croyez insulté par mes paroles, comme je ne prétends point que mes cheveux gris me servent de paratonnerre, je continue. Vous n’aimez plus la marquise, et vous vous êtes repris de la plus sotte des passions pour la drôlesse de là-bas.

— Chevalier, c’est Emma qui vous aura fait ces sots contes.

— Ah ! répliqua le chevalier avec une indignation non feinte, je respecte trop une femme du monde pour admettre qu’un nom comme celui de cette fille puisse être prononcé entre elle et moi. J’ai soixante-cinq ans, mais de bons yeux, mon jeune ami, ce qui mitige l’absurdité des idées matrimoniales qui vous stupéfiaient ce matin. J’ai parfaitement reconnu Marguerite, qui est à l’Opéra comme nous, à l’étage au-dessus de celui où nous sommes. J’ai surpris vos regards, quoi que vous ayez fait pour les contraindre ; sa pâleur à elle, la contraction de ses lèvres, les mouvements crispés par lesquels elle effeuillait son bouquet, les regards haineux qu’elle lançait sur Mme d’Escoman ne m’ont pas non plus échappé. D’ailleurs, pourquoi étiez-vous chez elle, ce matin, tandis que la pauvre marquise se trouvait dans une aussi épouvantable situation ? Ah ! ne me poussez pas dans mes derniers retranchements, Fontanieu ; ma pénétration vous deviendrait bien autrement désagréable.

— Et quand cela serait, quand je me serais laissé aller à un caprice rétrospectif pour Marguerite, est-ce à vous, Montglat, à vous qui cent fois vous êtes vanté devant moi de vos galanteries, de m’en faire un crime ?

— Ne calomnions pas, mon enfant ! Je suis un mauvais sujet endurci, un bandit, soit ; mais, sur mon honneur, jamais je n’ai trompé personne ; j’ai affiché sur mon front toutes mes qualités, tous mes vices ; celles qui les aimaient les prenaient ; si elles avaient à s’en repentir, c’était leur faute et non la mienne. Je leur avais promis l’amour à la hussarde, elles eussent été mal venues à me demander du sentiment et de l’élégie. Est-ce là le rôle que vous avez joué vis-à-vis de la marquise ?

— Suis-je coupable si je ne l’aime plus ?

— Ce n’est pas moi qui vous en ferai un crime ; j’ai prévu ce beau dénouement, au moment même où vous entonniez ces grands serments sur l’air du Dies iræ dans le cimetière de Saint-Pierre. Mais je croyais que, n’étant ni plus ni moins qu’un mortel ordinaire, vous vous souviendriez cependant que vous aviez l’honneur d’être un gentilhomme, que vous mettriez quelque prix à ce que la malheureuse qui s’est reposée sur vous avec tant d’abandon ne pût pas dire de vous : « Il s’est conduit comme un… »

— Et que fallait-il donc faire ?

— Être franc, lui dire ce qui s’était passé dans votre âme ; cela l’eût tuée tout d’un coup si elle eût dû en mourir, mais cela eût été plus honorable que de jouer le rôle que vous jouez auprès d’elle, plus humain que de lui faire souffrir le martyre qu’elle endure.

— Emma ne se doute de rien.

— Vous croyez ? Eh bien, je vous garantis, moi, qu’elle sait tout, et que vous, vous seul, ne vous doutez pas de ce qui se passe dans son âme. Tenez, ajouta le chevalier en radoucissant sa voix, un dernier conseil : vous n’aimez plus Mme d’Escoman, c’est malheureux pour elle, plus malheureux pour vous encore ; mais, à défaut d’amour, tâchez de vous souvenir des devoirs que son dévouement et sa délicatesse vous ont imposés ; le sentiment de ces devoirs peut seul vous arrêter sur la pente fatale où vous glissez. Soyez homme, envisagez votre position avec la ferme volonté d’être à sa hauteur ; tâchez de vous souvenir davantage que vous êtes pauvre, et que vous avez deux débiteurs envers lesquels vous devez tenir à vous acquitter : Mme d’Escoman, qui vous a confié sa vie, et la pauvre servante qui, ce matin, vous apportait son obole. Résignez-vous au travail et ne devenez point un Montglat, et un Montglat sans la crânerie, la fougue et la joyeuse humeur qui rachetaient un peu les transactions que le Montglat véritable faisait avec ses principes. Et, pour terminer, mon cher enfant, rappelez-vous le précepte de l’Écriture qui dit que, si votre main vous scandalise, il faut la couper et la jeter au feu ; suivez ce précepte, ne retournez pas chez Marguerite, n’étant plus assez riche pour payer un quart d’heure de ce temps qu’elle ne peut vous consacrer sans nuire à son commerce… Me le promettez-vous ?

Louis de Fontanieu courba la tête et ne répondit pas.

Ils firent quelques pas en silence ; puis le chevalier s’arrêta brusquement.

— Décidément mon mal de tête devient insoutenable, dit-il ; je ne retournerai pas à l’Opéra ; présentez mes hommages à notre belle marquise, et dites-lui que je suis au désespoir d’être forcé de renoncer à l’honneur de la reconduire ce soir. Si vous avez besoin de moi l’un ou l’autre, je suis logé à l’hôtel de Rivoli. Adieu, cher ami.

Le chevalier, sans serrer la main du jeune homme, se perdit dans la foule, et celui-ci alla retrouver Emma en s’étonnant des scrupules étranges qui étaient venus au chevalier de Montglat, sur ses vieux jours.

XXXIV

Où le louis d’or revient sur le tapis

C’était inutilement que la généreuse amitié du chevalier de Montglat était venue en aide à Mme d’Escoman.

D’après la loi de la gravitation, la vitesse d’un corps qui tombe croît en raison du carré de l’espace qu’il parcourt. Ce phénomène de la physique a son pendant physiologique qui le dépasse. Personne n’a su mesurer l’effrayante rapidité avec laquelle le malheur précipite ceux sur lesquels il s’acharne dans le gouffre où ils doivent se briser.

Il avait frappé Emma dans son amour ; puis, comme elle ne succomba point sous ce coup qui pouvait la tuer, il l’atteignit une première fois dans ses intérêts matériels, et les épreuves qui succédèrent à cette première épreuve s’accumulèrent sans trêve ni relâche.

Son crédit était perdu, son achalandage, anéanti ; toute dette, toute créance, si minime qu’elle fût, était exigée avec une rigueur, avec un luxe de frais que la pauvre lingère ne pouvait pas plus s’expliquer que par le passé ; il lui était impossible de se débarrasser du fonds qu’elle avait payé si cher ; elle n’évita la faillite qu’en se décidant, à son grand chagrin, à accepter les économies de Suzanne, que la gouvernante ne cessait de lui offrir avec une obstination courroucée ; car elle ne pouvait comprendre pourquoi M. de Montglat avait obtenu une préférence qu’elle avait tant de titres à revendiquer.

Il fallut ces trois mille francs et le produit de la vente du mobilier du Clos-béni pour que Mme d’Escoman pût quitter honorablement la rue de Sèze. Elle avait tant souffert dans cette demeure, qu’en dépit du désastre qui l’en chassait, ce fut avec un bonheur véritable qu’elle en sortit. Pour le patient sur la roue, pour celui que quelque affliction accable, tout changement dans sa situation est un soulagement.

Pour Emma, c’était davantage. Elle entrait dans l’humble logement qu’ils allaient occuper rue de la Pépinière avec une espérance dans son germe, une goutte d’eau qu’elle croyait suffire à rafraîchir ses lèvres desséchées.

Être aimé est un bonheur bien grand ; mais, pour quelques âmes plus richement dotées que les autres, aimer est un bonheur plus grand encore. Depuis que Louis de Fontanieu était devenu si distrait, si froid, si indifférent à son égard, tacitement elle avait renoncé au premier de ces bonheurs ; mais elle espérait que le ciel lui laisserait la consolation du second ; elle croyait que celui-là pourrait lui suffire ; elle avait choyé, caressé cette chimère, elle en avait fait tout l’espoir de son avenir.

Les maladies morales ont leur délire comme la fièvre. Mme d’Escoman avait été assez cruellement éprouvée pour que la netteté de ses perceptions fût obscurcie ; elle avait formé, pour entrer dans la troisième phase de son existence, un plan de conduite qui n’avait que le tort d’être impraticable, en ce qui la concernait comme en ce qui regardait son amant.

Elle avait étudié le caractère de Louis de Fontanieu ; elle avait surpris le désaccord permanent de son cœur et de ses actions ; elle en avait conclu que celui-là cédait à une irrésistible soif d’aspirations idéales ; elle avait cru y reconnaître ce qui constitue le poète et l’artiste ; elle voulait le lancer sur la voie à laquelle il lui paraissait prédestiné ; elle croyait qu’en donnant un cours moral à ces tendances rêveuses, elle le sauvegarderait de la destinée qu’elle redoutait pour lui, celle de se traîner de désenchantements en déceptions ; elle supposait qu’en lui donnant une muse pour maîtresse, elle fixerait cette inquiétude d’imagination qui, en ce moment même, était si fatale au jeune homme.

Mme d’Escoman commettait une première erreur en confondant les artistes, ces laborieux pionniers de notre civilisation, avec les rêveurs, qui en sont les eunuques.

Elle n’avait pas réfléchi qu’il était bien différent de se laisser absorber par son imagination, d’en devenir l’esclave, d’obéir à tous ses caprices, de se promener paresseusement à sa suite, dans le domaine du déraisonnable et de l’impossible, ou de la dominer, de l’asseoir, de la concentrer dans le creuset d’où, longuement, péniblement élaboré, ce qu’elle contenait d’utile pouvait sortir rayonnant. Elle éprouvait trop vivement cet orgueil de la femme qui aime pour arriver à cette brutale conclusion que la mélancolie n’est qu’une traduction de l’impuissance ; que les défauts, que les vices eux-mêmes sont moins à redouter pour un homme que les qualités que l’on appelle négatives, qui sont ordinairement un symptôme d’inertie morale. D’ailleurs, cette étude qu’elle croyait avoir accomplie n’avait pas dépassé la surface ; Mme d’Escoman n’était point d’une trempe assez vigoureuse pour promener le scalpel dans des chairs que son amour faisait siennes ; elle avait fermé les yeux, de crainte que l’aspect de la plaie n’épouvantât et ne paralysât une affection qu’elle voulait conserver quand même ; elle n’avait pu se rendre compte du ravage qu’un simple écart du cerveau avait produit sur l’individualité flasque et molle de son amant ; elle n’avait pas compris comment, après s’être, pendant un temps, contenté de flotter dans sa pensée, il avait gagné le cœur, puis les sens ; comment, par la surexcitation de ceux-ci, il avait asservi tout son être.

Malheureusement, cette erreur se compliquait d’une seconde erreur qui devait avoir des résultats plus immédiats dans l’existence d’Emma.

À côté de ce rôle d’initiatrice, qui flattait son aveugle tendresse pour Louis de Fontanieu, elle en avait rêvé un autre contre lequel devait tôt ou tard se révolter son juste orgueil de femme et son amour lui-même.

Dans l’exaltation de ses douleurs, elle avait pris au pied de la lettre ce rôle de mère, le seul qui fût digne de son affection pour Louis de Fontanieu ; dans sa terreur de l’abandon, elle s’était réfugiée dans une sorte de juste milieu entre l’amour et l’amitié. Elle avait décidé, sans le consulter, que son cœur s’en contenterait désormais ; elle avait pris son silence pour un acquiescement. Elle était sincère dans ses projets ; elle ne supposait pas que cet héroïsme dans l’abnégation, que cet excès dans le dévouement lui ramenât tout entier cet esprit mobile, cette âme flottante ; mais elle était convaincue que tout cela déterminerait son amant à un partage dans lequel elle se verrait attribuer la seule chose qui désormais lui fît envie ici-bas, la seule chose qu’elle crût à l’abri des dévergondages du caprice, l’affection pure et désintéressée de l’homme qui l’avait aimée d’amour.

En même temps qu’elle essaya de remuer les cordes intellectuelles qu’elle croyait si vibrantes chez Louis de Fontanieu, elle travailla à l’amener au degré de confiance qui était nécessaire à la réalisation de ses projets.

La tâche était difficile.

D’un côté, elle rencontrait bien de l’enthousiasme, mais cet enthousiasme ne dépassait pas l’épiderme, il s’affaissait comme la mousse au-dessus du verre, et, quelque bonne opinion qu’Emma tînt à conserver de son amant, il lui fut difficile de garder l’illusion qu’il était destiné aux perspectives grandioses qu’elle avait rêvées pour lui.

D’un autre côté, elle ne trouva pas de moins sérieux obstacles. L’homme, lorsqu’il s’agit de sentiments, ne comprend généralement que ce qu’il peut ressentir ; ce sublime désintéressement dans l’amour était placé à des hauteurs où l’âme de Louis de Fontanieu ne devait jamais atteindre. Il n’y crut pas, il y vit un piège, et sa méfiance, mise en éveil, se refusa à toute confidence avec cette opiniâtreté que l’on réserve ordinairement pour le mensonge.

Emma était décidée à forcer ces épanchements qu’on refusait à sa générosité ; après avoir voulu tout ignorer, elle voulait tout savoir. M. de Montglat n’avait point reparu dans leur demeure ; elle soupçonnait que cette retraite, après la preuve manifeste d’amitié qu’il leur avait donnée, cachait une réprobation de la conduite de son jeune ami ; elle lui écrivit pour lui demander un rendez-vous. Le chevalier était trop poli pour ne pas répondre ; mais il s’excusa sur le mauvais état de sa santé qui l’empêchait de profiter de tant d’honneur.

Suzanne, de son côté, gardait le silence le plus absolu. Elle savait cependant à quoi s’en tenir sur les causes du refroidissement du jeune homme vis-à-vis de sa maîtresse ; les ressources ingénieuses que nous lui avons vu déployer pour arriver à la connaissance de la vérité, cette fois encore, ne lui avaient pas fait défaut ; elle connaissait parfaitement le secret des absences de plus en plus fréquentes de Louis de Fontanieu ; mais il y avait, en dépit du programme maternel que s’était imposé la marquise, tant de tendresse dans le regard par lequel Emma embrassait son amant lorsqu’il rentrait ; un sourire, un mot de lui la rendaient si joyeuse, que la gouvernante redoutait de lui enlever ces suprêmes consolations qu’elle se fût bien gardée de souffler sur le fragile brin d’herbe qui la tenait suspendue au-dessus du gouffre ; elle lui tendait, au contraire, la main pour l’empêcher d’y tomber ; elle acceptait un rôle double ; en face d’Emma, elle était polie, presque affectueuse pour Louis de Fontanieu ; ce n’était que lorsqu’elle se trouvait seule avec celui-ci qu’elle permettait à ses yeux de se charger de toute la haine qu’elle ressentait pour lui.

Pendant que Mme d’Escoman se débattait contre les premières impossibilités que rencontrait l’exécution de ses projets, un hôte redoutable, auquel les angoisses de son cœur l’avaient empêchée de songer, était venu prendre place dans son intérieur.

Cet hôte, c’était la misère.

Dans cette troisième phase de son déclassement, Emma ne s’était point épouvantée du travail de l’ouvrière, qui devait former son unique ressource, mais elle n’avait pas calculé que cette ressource était ordinairement insuffisante.

Suzanne avait religieusement suivi l’exemple que lui donnait sa maîtresse. La faiblesse de sa vue la rendait incapable de contribuer aux travaux d’aiguille de celle-ci ; mais un modeste emploi, sur la nature duquel elle gardait le secret, lui permettait d’apporter son obole aux dépenses communes.

Louis de Fontanieu s’était lui-même résigné à rentrer chez son banquier ; mais il vint un jour où ses modiques appointements et ce que gagnaient les deux femmes ne purent faire face aux besoins du ménage.

Dans le changement de leur fortune, Suzanne avait conservé intactes toutes les traditions de son passé ; au Clos-béni comme dans l’arrière-boutique de la rue de Sèze, elle dressait la table, elle mettait le couvert avec autant de solennité et de soins minutieux que les valets de chambre de l’hôtel d’Escoman le faisaient autrefois ; elle avait une voix spéciale pour prononcer le sacramentel madame est servie ! avec toute la pompe dont cette phrase est susceptible.

Ces nouvelles occupations ne lui prenant que sa soirée, Suzanne, malgré la modestie du repas qu’elle avait à servir, avait conservé cette manie.

Un jour, lorsque ses préparatifs furent achevés, qu’elle eut établi d’harmonieuses distances entre les assiettes, savamment disposé les couverts, posé sur la table deux carafes pleines d’eau limpide, elle sortit pour aller chercher ce qu’elle appelait le dîner de ses maîtres, chez un humble traiteur du voisinage, et, quelques instants après, elle rentra l’œil en feu, la figure bouleversée et exhalant sa colère par de nombreuses interjections.

Mme d’Escoman n’obtint qu’avec beaucoup de peine la raison de ce courroux, à savoir qu’il était provoqué par l’indignité des fournisseurs, lesquels refusaient à continuer un crédit qui ne leur paraissait pas sans danger.

On fit ressource de quelques débris de la richesse passée ; mais ces épaves de naufrage disparurent promptement, et ce fut presque quotidiennement qu’Emma se trouva aux prises avec le besoin.

Dans sa détresse, son plus grand souci était d’empêcher que son compagnon ne s’aperçût des tristes expédients auxquels elle était réduite, sa préoccupation constante était de les lui cacher ; cependant, un jour qu’il ne restait rien à vendre, que les marchands s’étaient montrés inexorables, force lui fut bien de l’initier à ces détails de leur existence ; elle le fit en pleurant.

Louis de Fontanieu fut vivement ému ; sa sensibilité ne résista pas au spectacle de cette indigence si poignante ; il mêla ses larmes à celles de la jeune femme, il trouva pour elle ces paroles affectueuses qu’elle attendait depuis longtemps ; il lui demanda pardon de l’avoir entraînée dans de tels désastres ; il s’accusa, il la glorifia, et finit en lui parlant de la fin prochaine de tous leurs maux et d’un avenir meilleur, en des termes qui excitèrent vivement la curiosité de Mme d’Escoman.

Le lendemain, elle sortit pour aller demander quelque argent à la lingère pour laquelle elle travaillait ; elle resta longtemps absente, et elle paraissait profondément troublée lorsqu’elle rentra ; ses genoux tremblants se dérobaient sous elle, sa figure était pâle, ses yeux brillants, des frissons convulsifs passaient de temps en temps le long de son corps ; elle paraissait succomber sous les efforts qu’elle faisait pour dominer une émotion secrète. Suzanne l’interrogea avec sa sollicitude habituelle ; Mme d’Escoman attribua l’état qui excitait l’inquiétude de sa vieille amie à un malaise sans conséquence ; elle insista pour qu’elle se rendît à ses travaux habituels au dehors. Louis de Fontanieu ne remarqua rien ; il semblait lui-même inquiet, embarrassé, agité par une préoccupation intime.

Lorsqu’ils furent seuls, Emma s’approcha du jeune homme et mit sa main moite et brûlante dans les mains de celui-ci.

— Louis, lui dit-elle, n’avez-vous donc rien à m’apprendre ?

Il tressaillit et balbutia quelques phrases négatives.

— C’est donc bien rare, l’amour, puisque, lorsqu’il se révèle, vous autres hommes vous vous refusez à le reconnaître ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je croyais vous avoir assez prouvé jusqu’où pouvait aller ma tendresse pour ne pas subir le sanglant affront de vous en voir douter !

Louis de Fontanieu était devenu pâle à son tour en entendant sa maîtresse s’exprimer avec une netteté qui n’était pas dans ses habitudes.

— Allons, dit-il, si vous entamez le chapitre des reproches, nous ne sommes pas au bout ! En amour, c’est la fusillade par laquelle on prélude aux charges à fond. Voyons, attaquez tout de suite, Emma, que je connaisse l’endroit menacé.

— Vous êtes injuste, répondit Mme d’Escoman avec une douloureuse expression d’étonnement, causée par la légèreté qu’avait mise son amant à prononcer ces paroles ; vous êtes injuste ; mais, cette injustice, je devais la prévoir, puisque vous ne m’aimez plus.

— Je ne vous aime plus ? répliqua Louis de Fontanieu avec une impatience destinée à déguiser l’embarras que lui causait cet entretien. Comment vous, Emma, vous à qui je reconnais une supériorité si incontestable, pouvez-vous vous décider à employer de ces arguments de grisette en colère ? Je ne vous aime plus ! c’est-à-dire j’ai oublié le noble élan par lequel vous avez cédé à l’affection que j’avais été assez heureux pour vous inspirer, les catastrophes qu’elle a causées, votre désintéressement, votre dévouement ! Voilà ce que vous voulez dire ? Eh bien, moi, je prétends que je vous aime plus que jamais je ne vous ai aimée. Sans doute, mon amour a changé d’aspect, de forme, de façon de se révéler ; c’est la loi commune ici-bas, rien ne peut s’y soustraire ; mais, pour n’être plus passion, ma tendresse n’en est pas moins immense ; si elle n’a plus les ardeurs de son printemps, elle a, du moins, plus solidement étendu ses racines. Quelques arbres seuls ont obtenu de Dieu le privilège d’une éternité de verdure ; quelques cœurs, celui de conserveur leurs parfums de jeunesse et d’amour ; le vôtre est de ceux-là sans doute, mais il ne s’ensuit pas que ceux qui participent aux faiblesses et aux infirmités des hommes soient déshérités à ce point de perdre le sentiment du devoir et de la reconnaissance. Qu’importe la cause, quand le résultat est le même ? qu’importe que ce ne soit plus avec le délire de la passion, si, aujourd’hui comme autrefois, je suis prêt à donner mon sang et ma vie s’ils pouvaient assurer votre bonheur ?

— C’est bien moins que je vous demandais, Louis, et cependant vous l’avez refusé à mes instances.

— Quoi donc ? Parlez.

— Votre confiance.

— Quand et comment vous a-t-elle manqué, Emma ? répondit Louis de Fontanieu en rougissant malgré lui.

Une pensée subite anima la jeune femme, ses joues s’empourprèrent ; elle reprit d’une voix vibrante d’émotion :

— Écoute-moi, Louis : tu ignores à quel point l’amour peut nous transfigurer, nous autres femmes ; tu crois qu’une vulgaire jalousie a encore quelque pouvoir sur moi, tu te trompes. J’étais sincère, va, lorsque je te disais, il y a quelque temps, qu’Emma d’Escoman était morte, morte en cueillant des fleurs comme l’Ophélie de Shakespeare ; que ce qui restait d’elle était devenu la chair de ta chair, le sang de ton sang, ne pouvait plus souffrir que lorsque tu souffrais, sourire que lorsque tu étais joyeux. Ce rôle, si humble, après celui que tes serments m’avaient donné le droit d’espérer, il me semblait que ton honneur ne souffrirait pas que j’en fusse dépossédée ; que notre affection, dégagée de tout lien terrestre, survivrait à notre amour. Je ne te demandais aucune influence sur tes volontés, aucun contrôle sur tes actions ; je voulais que tu partageasses avec moi tes pensées, rien de plus. Ce titre de ta femme que, dans des jours meilleurs, tu te plaisais à me donner, j’y renonçais ; mais je voulais rester pour toi quelque chose qui tînt de la sœur, de la mère, de l’amie, et qui, pour en obtenir les doux épanchements, se fût résignée à l’infériorité de l’esclave. C’était encore un rêve sans doute, puisque, après le mutisme indulgent avec lequel je suivais les conséquences des infirmités et des faiblesses dont tu parlais tout à l’heure, tu n’as pas respecté mon droit d’être la première confidente du bonheur qui, pour toi, se prépare.

— Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas.

— Louis, je t’en conjure, accorde-moi la suprême consolation de te trouver confiant en ma tendresse.

— En vérité, tu m’impatientes ; je ne sais qui a pu t’inspirer ces extravagances.

— Eh bien, puisque tu ne veux pas parler, je vais le faire, moi !

— Soit, j’écoute, répondit le jeune homme, qui, de rouge qu’il était, devint pâle, et dont le cœur battait violemment.

Il y eut un moment de silence ; Emma semblait accablée ; sa respiration était haletante ; elle ouvrit la bouche pour dire un mot ; mais les sanglots étouffèrent sa voix, les larmes inondèrent son visage, et elle renversa sa tête en arrière avec un geste de désespoir en s’écriant :

— Je ne peux pas, je ne peux pas !…

— Eh bien, voyons ce joli petit mensonge, cette bonne petite calomnie ! dit Louis de Fontanieu qui avait repris quelque assurance. Que ne la produisez-vous à la barre ? J’attends.

Puis, comme les sanglots de Mme d’Escoman redoublaient :

— En vérité, ajouta-t-il, tu es bien folle de te mettre dans un pareil état, car je ne sais pas même de quoi il peut être question.

— Oh ! s’écria Emma avec un accent d’indignation si vigoureusement ressentie, que le jeune homme s’arrêta tout interdit au milieu de sa phrase. Vous vous mariez ! dit la marquise en le regardant en face.

Louis de Fontanieu tressaillit.

— Vous vous mariez ! répéta Emma les lèvres tremblantes.

— Mensonge !

Mme d’Escoman se pencha et prit dans une corbeille un petit paquet de lingerie et des modèles d’initiales surmontées d’une couronne de comte.

— Vous vous mariez ! dit-elle pour la troisième fois ; et, comme on me sait une ouvrière habile, c’est moi qui suis chargée de préparer le trousseau de votre fiancée. Vous épousez une orpheline riche, très riche, m’a-t-on dit. Et, s’il vous faut d’autres détails pour vous prouver que je suis bien instruite, demain je pourrai vous les fournir.

Louis de Fontanieu ne répondit pas ; il cachait son visage entre ses mains.

— Je ne veux pas que vous puissiez croire qu’en ce moment même où je souffre tant, je cède à quelque préoccupation égoïste. Emma n’a plus de larmes pour elle-même ; si elle pleure, ce n’est pas sur cette séparation, que tout, depuis longtemps, lui faisait prévoir, c’est sur votre manque de foi, votre duplicité.

Le jeune homme se traîna à ses pieds, prit ses mains et les mouilla de ses pleurs, qui coulaient abondamment.

— Ingrat, reprit Mme d’Escoman, crois-tu donc que j’avais conservé une illusion ? crois-tu donc qu’une seule des conséquences de notre triste situation échappait à ma tendresse ?… Peux-tu te figurer que, dès que j’ai vu mes beaux rêves s’évanouir, je n’étais pas résignée à boire le calice jusqu’à la lie ? Tiens, je veux que tu puisses juger si cet amour s’était épuré dans mon infortune ; je veux que tu saches que bien souvent, avant toi, j’avais songé à ce dénouement qui fatalement devait être celui de notre liaison ; que, loin de le repousser avec terreur, je l’avais appelé de tous mes vœux s’il devait assurer ton bonheur. Tu sais si je suis indifférente aux misères lorsqu’elles ne peuvent atteindre que moi ; eh bien, cette fortune dont j’avais fait le sacrifice à notre bonheur commun, je l’ai regrettée lorsque j’ai songé qu’elle m’eût si puissamment aidée à t’assurer une existence digne de ton nom, digne de ton rang. Encore une fois, ne suppose pas que je te condamne, que je t’accuse, que je te maudisse, mon Louis toujours aimé ! je ne te fais qu’un reproche, celui de m’avoir laissée apprendre d’une bouche étrangère un secret qui m’appartenait à tant de titres.

— À mon tour, je te le jure, Emma, lorsque j’ai dit oui, ta pensée dominait toutes les autres ; te voyant perdue pour moi, éternellement condamnée à ces galères du travail pour lesquelles tu étais si peu faite, j’ai voulu t’y soustraire.

— Je te crois, pauvre cher enfant, je veux te croire ; mais il s’agit avant tout d’assurer ton bonheur sur des bases sérieuses et solides. Pourquoi as-tu douté de moi ? L’œil d’une femme qui aime est autrement clairvoyant que celui d’un homme. Je me fusse assurée que, dans ce que tu as accepté, tu trouveras toutes les garanties de félicité que je désire pour toi. Enfin celle qui t’est destinée est jeune, m’a-t-on dit ; elle doit être pure ; elle t’aimera, dit Emma d’une voix à peine distincte ; je demanderai à Dieu de faire passer mon amour pour toi dans son âme.

— Mais toi, mais toi, Emma ?

— Pourquoi t’en occuper ? répondit la marquise en pliant malgré elle sous le poids de la croix qu’elle avait voulu porter ; qu’importe ce que devient le cadavre lorsque l’âme a rompu les liens qui l’attachaient à lui ?

Louis de Fontanieu fut épouvanté du découragement et de l’amertume dont ces paroles étaient empreintes ; il éprouva un sincère remords ; il fut pris d’une vive compassion pour la femme qu’il avait tant aimée.

— Ne parle pas ainsi ! s’écria-t-il ; non, ma richesse, mon ambition, mon égoïsme ne peuvent te coûter la vie, à toi qui m’as déjà tant donné. J’oublie tout, je renonce à tout. Viens, partons plutôt. Te souviens-tu combien nous étions heureux au Clos-béni ? Cherchons un asile semblable à celui-là, loin de Paris, où je me suis perdu, plus modeste encore que le premier ; mais qu’importe ! je travaillerai de mes mains, de mes mains je fouillerai la terre, je saurai, comme toi, conquérir les glorieux stigmates du travail. Tout me sera possible, je le sens, lorsque tu évoques dans mon âme cette affreuse pensée de ta mort. Non, non, mon Emma, je ne veux pas que tu meures pour moi, je ne veux plus que tu souffres !

Il prit de ses deux mains la tête de la jeune femme, il l’abaissa vers la sienne, et, une fois encore, leurs lèvres se rencontrèrent.

À l’expression de son regard, à l’accent de sa voix, Emma put juger qu’en ce moment le pauvre Louis de Fontanieu était sincère.

Elle sentit sourdre dans son âme la suprême tentation d’essayer une dernière épreuve ; mais, après tant de déceptions, le courage lui manquait pour s’y résoudre ; la lutte l’épouvantait plus que la mort ; elle refoula cette pensée ; elle chercha de nouvelles forces dans son âme défaillante et essaya de changer en un sourire la douloureuse crispation de ses lèvres.

— Enfant ! dit-elle à son amant, qui te parle de mourir ? Ne dois-je pas vivre et vivre heureuse, au contraire, lorsque je te saurai heureux, riche et considéré ? Si je te dis que mon âme quittera mon corps, c’est que, quoi qu’il arrive, quoi que tu deviennes, il me semble que rien ne pourra l’empêcher de traverser l’espace et de te suivre. Tu as raison, il faudra quitter Paris, plein de dangers trop grands pour ta faiblesse, te réfugier à la campagne, non pas avec moi, mon pauvre Louis, mais avec celle que, devant Dieu et les hommes, tu pourras nommer ta compagne.

— Emma, ne prononce pas ce mot ! ma tête s’égare ! Mon Dieu, pour la première fois, je jette les yeux sur l’épouvantable abîme où nous nous trouvons. Mais toi, reprit-il avec angoisse, que deviendrais-tu ?

— Moi, reprit Mme d’Escoman avec un geste de sublime confiance et en montrant le ciel, je prierai.

Louis de Fontanieu lui répondit par de nouveaux transports et de nouvelles exclamations de désespoir ; son accablement était tel, qu’Emma dut donner cet étrange spectacle de la maîtresse encourageant son amant à l’abandonner, le fortifiant contre ses propres remords ; elle le fit avec tant d’abandon et d’oubli de ses tortures personnelles, qu’elle réussit à ramener un peu de calme dans l’âme du jeune homme ; et alors, et malgré les terribles secousses que chacune des pensées qu’elle évoquait donnait à son cœur, elle chercha à imprimer une tournure seulement amicale à la causerie ; elle interrogea Louis de Fontanieu sur sa future, sur la famille de celle-ci, sur les circonstances qui la lui avaient fait connaître, sur l’opinion que Mme de Fontanieu, sa mère, avait d’elle, s’efforçant par-dessus tout de paraître indifférente dans ce qui l’intéressait si vivement.

Elle remarqua avec surprise qu’il éprouvait un certain embarras à lui répondre ; elle vit en même temps que les yeux de son amant se portaient avec inquiétude sur l’horloge, dont l’aiguille marquait neuf heures.

Un froid mortel passa dans ses veines ; elle avait compris qu’on attendait Louis de Fontanieu, elle avait compris qui l’attendait.

Elle respira bruyamment, longuement, comme le malheureux qui est resté longtemps privé d’air ; elle étouffait, elle croyait que ses artères allaient briser leur enveloppe. Ce ne fut qu’après un assez long intervalle qu’elle redevint assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir dire à Louis de Fontanieu qu’elle se sentait fatiguée de tant d’émotions, qu’elle désirait prendre un peu de repos, qu’il pouvait accomplir sa promenade de chaque soir.

Louis de Fontanieu l’embrassa, lui dit tendrement : « Au revoir ! » et sortit.

Elle écouta anxieusement le bruit de ses pas dans l’escalier ; hors de sa présence, elle avait cessé de comprimer son cœur, et la révolte de celui-ci allait commencer ; chacun de ces retentissements du bois vibrait dans sa poitrine ; elle éprouvait de poignantes tentations de courir à celui qui s’éloignait, de le rappeler, de lui demander grâce, d’implorer sa pitié.

La porte du rez-de-chaussée se referma avec un grincement qui lui sembla sinistre. Elle succomba à ses angoisses ; elle se précipita vers la fenêtre, l’ouvrit, jeta le nom de Louis dans l’espace avec un accent déchirant ; il se perdit dans le fracas des voitures. Elle se pencha au dehors pour voir si elle n’apercevait pas son amant ; la nuit enveloppait la rue dans ses ombres : elle n’y sut rien distinguer.

Elle put alors mesurer l’inanité des résolutions qu’elle avait crues si bien arrêtées, et comprendre que la volonté pouvait être impuissante vis-à-vis de certains sentiments. La réaction fut violente : il lui semblait qu’elle sortît d’un songe ; que, pendant son sommeil, elle avait été frappée de quelque affreux désastre. Elle se demanda s’il était possible qu’elle eût renoncé à celui qui était son bien, dont l’amour lui coûtait si cher, et elle se répondit que cela n’était pas, que Dieu lui-même ne pouvait vouloir une telle monstruosité. Sa passion, qui était restée douce et tendre dans ses emportements, ressuscita avec des ardeurs étranges, inconnues, qui l’épouvantaient et auxquelles cependant elle cédait. En songeant que celui dont elle avait reçu les serments était peut-être en ce moment aux pieds d’une autre femme, elle se sentit prise d’une haine furieuse contre cette femme, elle qui jadis n’avait pu haïr même son premier bourreau ; elle eut des imprécations folles, des emportements frénétiques, à la suite desquels elle se tordait les bras avec désespoir, faisant appel à la compassion d’elle et de lui. Puis elle entra dans un autre ordre d’idées : elle pensa que celui qu’elle venait de maudire, peut-être elle ne le reverrait plus, qu’il l’avait embrassée pour la dernière fois, qu’il pressentirait ce qui se passait en ce moment dans l’âme de sa maîtresse, qu’il ne reviendrait pas chercher d’inutiles tourments auprès d’elle, que l’adieu qu’elle avait reçu était tout ce qu’elle aurait de lui désormais. Cette idée rétablit l’ordre moral dans ses sentiments, elle pleura abondamment, et son courroux, ses pensées mauvaises s’en allèrent avec ses larmes ; ses tendresses infinies restèrent seules. Elle se mit à rassembler ce qui allait lui rester de son amant, avec ce culte pieux de la mère qui réunit ce que la mort lui laisse d’un enfant adoré ; c’étaient des lettres, une bague, quelques bagatelles, fragiles souvenirs des jours de bonheur non moins fragile. Elle les prit, elle les pressa sur sa poitrine, elle les couvrit de ses baisers ; il lui semblait qu’ils eussent conservé une émanation, un souffle de celui qu’elle aimait et que, par eux, elle communiquât encore avec lui.

Il y avait un objet qui lui était cher entre tous, c’était la pièce d’or qu’elle avait donnée à Louis de Fontanieu, le jour où elle l’avait rencontré pour la première fois, et qui, le lendemain, avait été pour lui un si heureux talisman ; elle l’avait entourée de ses cheveux et l’avait placée dans un médaillon qu’autrefois Louis de Fontanieu et elle portaient tour à tour suspendu à leur cou, mais qui, depuis que les beaux jours de leurs amours étaient finis, restait accroché à la cheminée et dont pourtant, dans les plus grandes détresses, elle avait hésité à se séparer.

Elle alla le prendre et le porta à ses lèvres. Tout à coup, elle poussa un cri de surprise : elle venait de s’apercevoir que le médaillon était vide.

Elle crut rêver, elle crut que sa raison lui échappait, et, machinalement, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle se mit à chercher de tous côtés la pièce d’or qui lui était doublement précieuse.

En ce moment, un pas lourd retentit sur l’escalier ; la porte s’ouvrit, et Suzanne parut sur le seuil.

Emma était tellement hors d’elle-même, qu’elle ne remarqua pas sur la gouvernante un attirail qui révélait le mystère des fonctions qu’elle dissimulait avec tant de soin. Suzanne, coiffée d’un affreux madras rabattu sur ses yeux, avait devant elle un éventaire couvert de branches d’if, sur lesquelles restaient quelques fleurs, à son bras un panier où se trouvaient encore trois ou quatre bouquets.

Tous les soirs, la pauvre vieille faisait le métier de bouquetière des rues ; c’était le seul moyen qu’elle eût trouvé pour alléger la détresse de ceux qu’elle aimait, sans pour cela les priver de ses soins et de ses services.

Emma courut au-devant d’elle.

— Ma pièce d’or ! la pièce d’or qui était dans le médaillon ! Suzanne, qu’as-tu fait de ma pièce d’or ?

— Je te la rapporte, mon enfant, dit la gouvernante en la jetant sur son éventaire.

Emma la saisit avec transport.

— Tu ne me demandes pas comment il se fait qu’elle se trouve entre mes mains ?

Emma regarda sa vieille nourrice avec stupeur ; alors elle s’aperçut que les joues de la bonne femme étaient marbrées de plaques violettes, ce qui était chez elle le signe d’une profonde émotion, et qu’elles étaient tout humides.

— Parle ! parle ! s’écria Mme d’Escoman.

— Eh bien, cette pièce d’or, qui, dès tantôt avait été enlevée du médaillon, et que je ne pouvais manquer de reconnaître, parce qu’un trou a été percé au-dessus de la tête du roi Charles X, qu’elle représente, c’est lui qui me l’a donnée.

— Lui ?

— Oui, lui, pour payer deux bouquets qu’il s’est empressé de porter chez Mlle Marguerite.

— Chez Mlle Marguerite ! Oh ! ce n’est pas possible… tu te trompes, Suzanne !… Cette femme ?… Non, non, cela n’est pas !

— Si, cela est ! Celui-là est pire que l’autre, vois-tu ! L’autre avait tous les vices de Satan ; mais celui-là en a un qui les dépasse tous : la lâcheté. Cela est, te dis-je ! tu ne peux plus, tu ne dois plus l’aimer. Oh ! ce n’est pas Suzanne que l’on trompe… Lorsqu’il a jeté cette pièce d’or sur mon éventaire, lorsque j’ai vu que c’était celle qui devait lui être si sacrée, je l’ai suivi, des magasins où il a fait d’autres emplettes jusqu’à l’hôtel de cette fille ; je l’ai vu monter l’escalier ses deux paquets de fleurs à la main. Il y avait longtemps que je savais qu’il y retournait, je voulais te le cacher… mais cela comblait la mesure, et je me suis dit que je parlerais à présent ; que cet amour odieux, je pouvais te donner une arme pour le combattre, celle du mépris ; il n’y aura que moi en ce monde qui t’aurai aimée comme tu méritais de l’être… Viens ! viens ! cet homme te vendrait peut-être un jour, comme il a vendu ton souvenir.

Depuis longtemps, Emma n’écoutait plus sa vieille amie ; dès les premiers mots qu’avait prononcés Suzanne, la pièce d’or avait glissé des doigts de la jeune femme et roulé sur le carreau. Elle-même s’était laissée tomber à genoux et demeurait dans cette attitude muette, immobile, inerte, écrasée par cette révélation.

Suzanne la prit dans ses bras ; mais, aussitôt qu’elle l’eut touchée, la marquise sortit de son engourdissement, et, se dégageant de l’étreinte de la gouvernante :

— Partons ! partons ! s’écria-t-elle. J’ai trop peur, si je le revoyais, de le haïr.

Elle s’élança au dehors, sans regarder derrière elle, et se mit à courir dans la rue avec tant de rapidité, qu’au deuxième carrefour, Suzanne l’avait perdue de vue.

XXXV

La femme propose

Les Égéries sont devenues effroyablement communes aujourd’hui.

On prétend traiter cavalièrement les amours, et jamais on ne leur a accordé la sérieuse importance qu’on leur attribue maintenant.

À une époque où tout se chiffre, où l’on ne jette son argent par la fenêtre que lorsque l’on a dans la rue un compère pour la ramasser, il était impossible qu’il en fût autrement. On donne mille écus par mois à une courtisane ; si l’on ne recevait d’elle que du plaisir, la balance serait difficile à établir ; on consent à prendre autre chose pour solde de compte : les jeunes, les satisfactions de l’amour-propre ; les vieux, des consultations.

Nombre de gens braves, intelligents même, donnent à leur maîtresse voix au chapitre où se délibèrent les affaires privées, voire celles de la chose publique. Entre deux draps, ces dames sont appelées à fournir leur avis ; elles étonnent toujours par les fortes considérations dont elles étayent leur opinion. Depuis cinquante ans, elles sont généralement devenues de puissantes théoriciennes ; elles votent, et ce vote à distance, mais in articulo amoris, a presque toujours le poids et la valeur d’un vote présidentiel.

C’est ainsi que peu à peu elles sont devenues pour les familles ce qu’était l’inquisition d’État pour Venise.

Dans ce rôle qu’on leur a laissé prendre, ce qu’elles ont le plus largement exploité, ç’a été la spéculation matrimoniale, pour laquelle elles avaient naturellement des affinités toutes spéciales. Nous disons exploité avec intention, nous gardant bien d’accuser ces dames de sots désintéressements. Cependant, nous voulons aussi le reconnaître, il est des cas où la prime d’usage, en semblables circonstances, ne se solde pas en espèces sonnantes ; mais le diable n’y perd rien d’ordinaire.

C’était Marguerite, c’était la ci-devant grisette de Châteaudun qui avait ménagé à Louis de Fontanieu l’union très légitime dont il a été question au chapitre précédent, union dont l’effet principal était de rendre le jeune homme propriétaire de quelque chose comme un million.

C’était à la perspective de ce brillant mariage qu’elle faisait allusion lorsque nous l’avons entendue supplier son ancien amant de ne pas indisposer contre lui, en plaidant la cause de Mme d’Escoman, le protecteur auquel déjà elle devait son opulence.

Marguerite ne se trouvait pas suffisamment vengée par l’abandon moral, par la misère, contre lesquels elle savait que se débattait Emma. Enlever à sa ci-devant rivale l’amant que celle-ci lui avait enlevé lui semblait seulement pouvoir rétablir entre elles l’égalité de griefs. Ce résultat lui eût été facile si elle eût voulu le tenter pour son propre compte ; mais Louis de Fontanieu avait des préjugés, des idées absolues, des aspirations despotiques qui lui semblaient dangereuses pour sa situation ; le titre de coadjuteur, le seul qu’elle eût voulu lui concéder, elle craignait qu’il ne s’en contentât pas, et un an de la bienheureuse indépendance de la femme entretenue, un an de splendide opulence, lui avait appris la valeur de l’une et de l’autre ; elle était devenue stratégiste en amour et calculatrice en finances, elle ne voulait rien compromettre.

Les financiers sont les seuls, peut-être, dans la caste desquels les traditions des hommes de plaisirs du siècle dernier se soient perpétués d’une façon absolue. Né banquier, M. Verdières avait, dès sa jeunesse, fait de fréquents voyages au pays des amours interlopes. Entre autres souvenirs qu’il en avait rapportés était une fille à laquelle, en guise de nom, il voulait donner une de ces dots fabuleuses dont les enfants adultères des princes du sang avaient jadis le privilège, une dot qui faisait rage, de la rue du Cherche-Midi à celle de la Chaussée-d’Antin.

M. Verdières était trop de son état pour ne pas se vanter de sa belle action à Marguerite ; celle-ci avait vu là une occasion merveilleuse de placer son Fontanieu et de porter le coup de grâce à Mme d’Escoman, elle s’était empressée de la saisir.

Quelques mauvaises langues avaient glissé dans l’oreille du banquier que Marguerite et le gentilhomme ravivaient peut-être les souvenirs de leur passé, et la proposition que lui faisait sa maîtresse lui sembla répondre si péremptoirement à ces injurieuses insinuations, qu’il l’accueillit avec enthousiasme.

Restait à décider Louis de Fontanieu, en dehors duquel ce petit prologue avait été composé.

Il y a toujours, dans la vie d’un homme, une heure où il sera disposé à commettre une méchante action. Marguerite devait espérer la trouver chez Louis de Fontanieu ; elle la guetta, cette heure, avec la patience que le chat déploie lorsqu’il veut saisir une souris.

Louis de Fontanieu était tout à elle ; le feu des désirs dont il était dévoré brillait dans ses yeux ; Marguerite avait à la fois à les amortir et à les perpétuer, et elle sentait cependant que, malgré l’empire qu’elle exerçait sur lui, il lui serait difficile de l’amener à une résolution énergique si elle la sollicitait brusquement.

Elle prépara le terrain avec une combinaison savante de deux sentiments bien différents.

Elle cessa tout à coup d’attaquer Emma, elle la plaignit ; elle eut de superbes attendrissements sur la misère de la pauvre femme, des homélies pathétiques sur la fragilité des destinées humaines. Elle ne rejeta pas brutalement sur Louis de Fontanieu la responsabilité du malheur de sa maîtresse ; mais elle lui donna à entendre qu’il avait des torts, qu’il était bien triste qu’il ne trouvât pas le courage de forcer Mme d’Escoman à être heureuse en conquérant pour elle les biens dont elle s’était privée pour lui.

C’était à ce moment même que l’on vendait, pour manger, quelques misérables joyaux rue de la Pépinière.

Ce contraste entre la réalité et ses constantes pensées l’attrista tellement, que Marguerite s’en aperçut ; elle n’eut pas de peine à lui arracher son secret ; elle jugea que c’était le moment de frapper le grand coup ; elle n’hésita pas. Quelques paroles menteuses, quelques larmes triomphèrent de ses répugnances. Marguerite fit scintiller à ses yeux une cascade de billets de banque, elle l’enivra. Séance tenante, elle lui fit demander à M. Verdières la main de sa fille, que celui-ci lui accorda.

Voilà où en était la situation. Marguerite était si pressée de jouir de sa victoire, qu’elle eût pu la compromettre. C’était elle qui avait fait à la lingère la commande d’un prétendu trousseau dont elle exigeait que l’on confiât la confection à l’ouvrière qu’on appelait Mme Louis. À son gré, la pauvre femme ne pouvait trop tôt pleurer.

Cependant Louis de Fontanieu n’avait pas vu sa future ; l’entrevue était fixée au soir même. Il n’avait pas l’agrément de sa mère ; il avait écrit à Mme de Fontanieu ; celle-ci ne lui avait pas encore répondu.

Les positions fausses donnent le vertige ; de quelque côté que Louis de Fontanieu jetât les yeux, il voyait un abîme ; il allait en avant pour n’y pas tomber. Il avait bien pensé à consulter le chevalier de Montglat, mais il redoutait les sarcasmes du vieux gentilhomme.

Le matin de l’entrevue, d’infiniment petites causes l’avaient endurci dans sa résolution. Il avait chez Marguerite ses petites entrées ; peu importait la tenue, mais, pour une circonstance aussi solennelle, un tel laisser-aller était impossible. Pendant l’absence d’Emma, il avait passé la revue de sa toilette ; il s’était aperçu qu’il manquait de ces objets qui sont à un homme comme il faut ce que la coiffe de métal qui en couvre le bouchon est à une bouteille de vin de Champagne.

Il n’avait pas une obole.

Manquer un million, faute d’une paire de gants ! cela lui semblait à la fois absurde et horrible ; si horrible, que cette précaution étouffa des remords qui, depuis que le mariage avait été décidé entre son futur beau-père, Marguerite et lui, ne laissaient pas de traverser de temps en temps son âme.

Il chercha si quelque chose ne lui restait pas dont il pût se faire ressource en cette circonstance suprême.

La pièce d’or, le premier don de Mme d’Escoman, était le seul objet de quelque valeur qui eût survécu au naufrage.

Il détacha le médaillon, l’ouvrit et hésita.

Mais son cœur était devenu insensible aux infinies délicatesses du sentiment qui font respecter les reliques. Tout désordre produit un abaissement moral. Il ne songeait pas à la foi superstitieuse qu’il avait jadis attachée à ce talisman, au hasard qui avait si miraculeusement justifié sa croyance, au prix qu’Emma pouvait attacher à ce qu’il le conservât. C’était un morceau d’or, rien de plus. En vertu de la probité stricte, il calculait s’il était bien à lui. Il se rappela que, dès le premier jour de leur liaison, dans l’auberge de Longjumeau, en échange de cette pièce qu’Emma avait voulu attacher à son cou, il lui en avait remis une de la même valeur. Alors ses scrupules disparurent ; il la tira de son châssis de verre et il eut un sourire en songeant qu’après lui avoir dû la vie, il allait peut-être encore lui devoir la fortune.

On sait le reste et comment, sans reconnaître Suzanne, il avait payé avec la pièce deux bouquets, l’un destiné à Marguerite, l’autre à la jeune fille dont la rusée courtisane prétendait qu’il fît sa femme.

Malgré la fortune qui lui était destinée, la fille du baron Verdières appartenait nettement à cette catégorie de la société qui se trouve parfaitement définie par la dénomination de demi-monde, lequel se compose d’individus déclassés par une faute de ceux que flétrit une tache originelle, et enfin de vieilles pécheresses auxquelles une position exceptionnelle impose une certaine réserve, qui, forcées de ramasser leur bonnet pour cacher leurs cheveux grisonnants, ne peuvent plus hanter celles dont le couvre-chef continue de voyager toujours dans les airs.

La mère de cette jeune personne était de ces dernières. Il avait fallu employer toutes les ressources de la diplomatie pour la décider à permettre que l’entrevue des deux jeunes gens eût lieu chez Marguerite. En cette circonstance, sa pruderie se renforçait de la haine naturelle de la vieille femme contre la jeune, de l’ancienne maîtresse contre la nouvelle.

Louis de Fontanieu trouva Marguerite fort perplexe. Le baron Verdières lui avait promis de dîner, ce jour-là, avec elle, et, bien que ce dîner fût prêt dès six heures du soir, bien que sa présence fût indispensable, il n’était pas encore arrivé. Marguerite ne connaissait pas le tiers des personnes qui remplissaient son salon, la mère de la future ayant largement usé de la licence que lui avait accordée le baron d’inviter qui bon lui semblerait dans cette maison où, en dépit de la présence de la titulaire actuelle, l’ancienne maîtresse se considérait un peu comme chez elle. Il en résultait pour celle-là une gêne qu’elle avait peine à dissimuler.

Cela jeta un peu de froid sur la présentation.

Louis de Fontanieu n’était pas, du reste, dans une situation d’esprit assez nette pour y jouer un rôle bien chaleureux. Par une de ces étranges contradictions de sa nature, à mesure qu’il avançait vers la réalisation du projet auquel il avait souscrit, les sentiments qu’il croyait morts se réveillaient dans son âme, et l’image de Mme d’Escoman, reprenant de son ancien empire, y jetait le trouble et le remords.

Jusque-là, l’impossibilité de retourner en arrière, l’opiniâtreté du faible lui avaient inspiré une certaine fermeté ; mais, à mesure que sa résolution prenait le caractère du fait accompli, elle chancelait, ses avantages se perdaient dans l’ombre, ses inconvénients prenaient forme et valeur ; l’imagination de Louis anticipait sur les regrets ; il y avait un tel chaos d’idées dans son cerveau, qu’il chancelait comme un homme ivre, lorsque, donnant la main à Marguerite, il entra dans le cercle au milieu duquel était assise la fille du baron Verdières.

C’était une jeune fille de vingt ans, ni belle ni laide, comme il convient à une héritière. Dans ses traits juvéniles, on sentait déjà l’influence de l’atmosphère délétère dans laquelle elle avait vécu. Sur son visage, malgré le rouge et le blanc dont il était rehaussé, on devinait la pâleur morbide des chlorotiques ; ses yeux, sous les enluminures destinées à en augmenter l’éclat, conservaient l’atonie qui leur était particulière.

Louis de Fontanieu lui donna à peine un coup d’œil. Depuis quelques minutes, ses pensées s’étaient fixées au-dessus des épaules des femmes qui l’entouraient ; il venait d’apercevoir la physionomie sarcastique et railleuse du chevalier de Montglat, et, pour lui, cette figure personnifiait le passé. Il se dégagea de ceux qui l’entouraient, et le chercha dans le salon.

Le vieux gentilhomme était appuyé contre le chambranle de la porte d’entrée. Il regardait avec une expression toute philosophique la brillante cohue qui remplissait les salons de Marguerite.

Louis de Fontanieu lui tendit la main ; le chevalier la serra sans affectation aucune, ni de déplaisir ni de satisfaction.

— Que diable disait-on donc qu’il n’y a plus de noblesse en France ? dit M. de Montglat à son jeune ami ; depuis une demi-heure que je suis là, le moindre ou la moindre que j’aie entendu annoncer par ce laquais avait droit au tortil de baron. Savez-vous, cher, que je regrette de n’avoir pas pris par anticipation ce titre de comte dont je ne voulais m’affubler que lorsque j’aurais quelqu’un avec qui le partager ? Je me trouve tout honteux de ma petite qualité, à côté de ces grosses aristocraties.

Le jeune homme rougit jusqu’au blanc des yeux. Le chevalier ne parut pas s’en apercevoir. Il continua la conversation sur le même ton d’indifférence ; il parla des courses de chevaux, de la politique, de l’absence du marquis d’Escoman – qu’il s’étonnait de ne pas voir chez Marguerite –, de tout, excepté du mariage de Louis de Fontanieu.

Celui-ci l’écoutait avec une impatience qu’il ne savait pas déguiser ; il n’espérait pas avoir l’approbation du chevalier ; il pressentait son opinion, et cependant le besoin qu’il éprouvait d’entendre parler de celle qui l’occupait et de se justifier, autant aux yeux de M. de Montglat qu’aux siens propres, le poussait à forcer le vieux gentilhomme de rompre le silence.

— Et quand faites-vous comme moi, chevalier ? dit-il en affectant l’insouciance.

— Eh ! répliqua celui-ci, j’ai assez d’années de plus que vous pour que vous ne vous étonniez point que je ne marche pas aussi vite.

Le jeune homme hésita, puis il reprit d’une voix étranglée :

— Que vous semble de ma résolution, Montglat ? l’approuvez-vous ?

Le chevalier sourit et ne répondit pas.

— Pourquoi ce sourire ? pourquoi me refuser vos conseils, aujourd’hui que plus que jadis j’en ai besoin ?

— Mon cher Fontanieu, si vous aviez attaché le moindre prix à mon opinion, ne fussiez-vous pas venu la chercher plus tôt ? Il me reste trop peu de temps à vivre pour le dépenser aussi inutilement. Enfin, et c’est le dernier point de ma réponse trilogique, lorsque je sème, c’est pour recueillir. Êtes-vous content ?

La réserve dans laquelle M. de Montglat voulait se renfermer ne découragea pas Louis de Fontanieu ; sa volonté chancelait ; il cherchait un appui, il se cramponnait à cette main amie pour qu’elle vînt en aide à sa débilité. Il essaya de convaincre le chevalier qu’en acceptant la fortune qui lui était offerte, il n’avait qu’un but, celui de soustraire Emma aux conséquences de leur affreuse situation ; il essaya de donner à sa faiblesse un vernis d’héroïsme.

— Et vous croyez vraiment, dit son interlocuteur en l’interrompant, que Mme la marquise d’Escoman acceptera ce qui viendra de Mlle Million ? Vous m’étonnez, et je ne la croyais pas de ce caractère.

— Enfin, dit Louis de Fontanieu en terminant et comme s’il eût réservé pour le dernier un argument qu’il croyait décisif, je ne fais, mon cher chevalier, que ce que je vous ai entendu projeter pour vous-même.

— Oh ! point de comparaison, mon jeune ami, répliqua celui-ci ; plusieurs fois déjà je vous ai expliqué que je constituais une exception qui échappait à la loi commune. Je ne suis plus un homme, moi, je suis un vice ; le diable m’offrirait sa main, que j’accepterais sa main, et que les gens sensés trouveraient que je n’étais pas dénué de raisons pour le faire ; mais, à vingt-cinq ans, lorsque j’avais le mousquet de soldat pour ressource, la vie de soudard en perspective, ah ! monsieur, ce n’eût pas été pour un million que j’eusse oublié que j’avais l’honneur d’être gentilhomme.

Louis de Fontanieu courba la tête sous la sévérité de ces paroles.

— En vérité, reprit M. de Montglat, vous me faites oublier ma résolution de me taire ; voilà vingt bonnes minutes que vous vous pendez à la ficelle pour recevoir un seau d’eau sur la tête, comme on fait dans nos campagnes ; ne vous en prenez qu’à vous si vous êtes éclaboussé.

— Je croyais, chevalier, que l’amitié dont vous avez bien voulu m’honorer me donnait le droit de recevoir de vous des conseils.

— Des conseils ? Par exception, je vous en ai donné parce que j’avais pressenti votre faiblesse et que je croyais que, si vous n’étiez pas fortement épaulé dans la vie, cette faiblesse ternirait toutes vos brillantes qualités. Vous ne m’avez point écouté, et je ne me suis pas trompé. Vous n’avez pu dominer vos passions, vous en êtes le jouet, vous les subissez sans avoir, comme moi, la force de vous en servir. Vous avez cru aux promesses de votre imagination ; vous avez vécu dans le pays des songes ; vous apprendrez à vos dépens le réalisme de l’existence. Malgré mes vices, j’ai pu rester quelque peu honoré ; avec les défaillances de votre cœur, il vous sera difficile de demeurer quelque peu honorable. Quoi qu’il arrive, quoi qu’on fasse, vous êtes perdu, destiné à vous noyer dans un seau d’eau, et vous n’excitez plus en moi que cet intérêt banal que l’on accorde à un joueur pour lequel on ne parie pas.

— Chevalier, ne me condamnez pas encore ! s’écria Louis de Fontanieu.

En ce moment, on venait d’avertir que le souper était servi, et Marguerite faisait signe au jeune homme d’avoir à venir offrir son bras à la fille de M. Verdières pour passer dans la salle à manger.

Il hésitait ; un combat suprême se livrait dans son âme entre le sentiment de l’honneur, que sa conversation avec M. de Montglat avait réveillé enfin, et la difficulté de sa situation.

Marguerite, les sourcils froncés, regardait avec colère le chevalier, auquel elle attribuait ce changement subit qu’elle remarquait dans la physionomie du jeune homme.

Tout à coup, celui-ci se sentit vivement saisi par le bras ; il se retourna et aperçut Suzanne, qui, profitant du moment où les domestiques étaient dans la salle à manger, et se précipitant entre le valet qui venait d’annoncer et M. de Montglat, faisait irruption dans le salon.

La vieille femme, avec ses vêtements souillés de boue, ses cheveux épars, ses yeux hagards, ses lèvres écumantes, fit l’effet d’un spectre à la brillante assemblée.

— Où est-elle ? où est-elle ? s’écria Suzanne en secouant violemment Louis de Fontanieu.

Celui-ci devint livide ; il avait compris que c’était d’Emma qu’il s’agissait. Il entrevit une horrible catastrophe.

— Jetez cette folle à la porte ! dit Marguerite, qui avait parfaitement reconnu la gouvernante de Mme d’Escoman.

Mais la vieille nourrice ne l’écoutait pas, elle ne voyait rien que Louis de Fontanieu.

— Où est mon enfant ? lui dit-elle. Elle est morte ! morte pour toi ! tandis que, dans une fête, tu étais joyeux et souriant aux pieds de cette misérable ! Mais lâche, lâche que tu es ! tu ne connais donc pas les remords ? Que ne puis-je te donner les miens !… Oui, cet ange de pureté, de vertus, c’est moi qui l’ai poussée à ce crime, je l’avoue devant tous, je l’ai précipitée dans ses bras. Je croyais la sauver, et je l’ai perdue ; je l’aurai tuée comme lui, mon enfant, ma pauvre enfant ; j’aurai tué mon enfant !

Et, de la main qui lui restait libre, Suzanne se frappait le visage et la poitrine.

— Mon Dieu ! si l’on savait où la trouver, peut-être arriverait-on à temps ! Un mot de lui, et elle vivrait !… Mais non, elle est morte ! j’ai couru le long des quais, et, en regardant la rivière, il m’a semblé que quelque chose me disait : « Elle est là ! » Mais tu ne jouiras pas de ton crime, tu viendras avec nous, lâche, dans l’enfer qui nous attend !

En finissant ces mots, Suzanne saisit un petit couteau de bouquetière qui était resté à sa ceinture, et elle en porta un coup violent à Louis de Fontanieu. La lame déchira ses vêtements et lui effleura la poitrine.

Tous les assistants poussèrent un cri ; les femmes se cachèrent le visage dans leurs mains, et le chevalier de Montglat arracha l’arme des doigts de Suzanne, qui la brandissait pour redoubler.

— Arrêtez-la ! arrêtez-la ! criait Marguerite dans le paroxysme de la colère.

— Que personne ne porte la main sur cette femme ! s’écria Louis de Fontanieu en se jetant entre Suzanne et les domestiques qui s’avançaient pour la saisir ; cette femme est dans son droit ; elle a dit vrai, je me suis conduit comme un lâche avec sa maîtresse.

Suzanne, épuisée par cette scène, était tombée sur le tapis ; elle y restait inerte, sans faire un mouvement pour fuir, sans prononcer une parole ; seulement, ses membres tremblaient convulsivement et ses dents s’entre-choquaient.

Louis de Fontanieu la prit dans ses bras et essaya de la soulever.

— Vous avez un autre devoir à remplir, lui dit M. de Montglat ; laissez cette pauvre femme, je me charge d’elle.

Le jeune homme comprit.

— Adieu ! fit-il au chevalier en s’élançant dans l’escalier.

— Non, au revoir ! répliqua celui-ci en lui serrant la main avec une énergique sympathie.

— Si vous êtes pour quelque chose dans la sottise de notre ami, je ne vous en fais pas mon compliment, dit Marguerite à demi-voix au chevalier, pendant que deux domestiques portaient Suzanne dans le fiacre que celui-ci avait fait approcher.

— Bah ! cette sottise lui a déjà porté bonheur !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle lui a évité une déconvenue.

— Je ne vous comprends pas.

— Celle de voir s’envoler le million au moment où il le croirait dans sa poche.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’un ami de la famille Verdières vient de m’assurer que, ce soir, entre cinq heures et cinq heures et demie, le pauvre baron avait été frappé d’apoplexie foudroyante, et qu’il pourrait bien se faire qu’il eût oublié de laisser un testament.

Marguerite poussa un cri, fit tout ce qu’elle put pour s’évanouir à son tour ; mais le chevalier, sans attendre qu’elle eût obtenu le résultat, sortit pour rejoindre Suzanne, après avoir fait à la maîtresse du logis le plus gracieux des saluts.

Louis de Fontanieu passa la nuit en recherches ; ces recherches, il les continua pendant plus d’un mois dans Paris, dans ses environs ; mais, quoiqu’il fît, il lui fut impossible de retrouver trace de la marquise d’Escoman.

XXXVI

Comme quoi il ne faut pas se fier aux vieillards

Le baron Verdières avait fait un testament.

Après la nouvelle preuve que Louis de Fontanieu venait de lui fournir de ce qu’elle appelait l’inconstance de son caractère, Marguerite se souciait assez peu que l’opulent banquier eût ou non oublié sa fille naturelle dans ses dispositions ; mais elle attachait un grand prix à y figurer elle-même.

Ses espérances ne furent pas déçues.

Le protecteur avait tenu à se montrer aussi généreux après sa mort qu’il l’avait été pendant sa vie. Il avait fait une part à chacun des amours qui l’avaient embellie : comme dans le ciel, les derniers venus furent les mieux partagés. Le lot de Marguerite était splendide ; le baron lui laissait une somme assez considérable pour assurer le bonheur d’une douzaine de familles.

Cependant Marguerite ne fut pas heureuse.

L’ambition l’avait mordue au cœur ; la fatale soirée de la présentation lui avait laissé de désagréables souvenirs ; elle avait été profondément froissée de l’attitude tant soit peu méprisante de nombre de gens qu’elle avait abreuvés de ses sorbets et nourris de ses petits-fours.

À défaut d’esprit, Marguerite avait assez de sagacité pour comprendre que, si peu scrupuleux que soit le monde, il lui faut encore un semblant d’honorabilité pour justifier sa considération ; que ce semblant d’honorabilité, pour le conquérir, il fallait d’abord ne plus s’appeler Marguerite Gélis : un nom, c’est tout un poème.

Le phénix se brûlait pour renaître de ses cendres ; les femmes de l’espèce de Marguerite se marient pour se régénérer. Le phénix y gagnait, dit-on, la jeunesse et le lustre éternel de son plumage ; d’aucuns prétendent que, si l’on a aisément compté ce que ces dames avaient perdu à se tremper dans cette fontaine de Jouvence, il n’a pas été aussi facile d’apprécier ce qu’elles y avaient gagné.

Mais des exemples fameux ne dégoûtèrent point Marguerite ; elle voulait humilier à son tour ; il lui fallait un nom, un titre, des armoiries à ses voitures pour écraser ceux dont elle avait reçu des éclaboussures ; elle était disposée à tout risquer pour les conquérir.

Sa première pensée, nous devons lui rendre cette justice, fut pour l’homme qu’elle avait aimé ; mais on ne voyait plus Louis de Fontanieu. Pendant quelque temps, on l’avait encore rencontré dans Paris, hâve, défait, affairé, si absorbé par ses pensées, qu’il ne reconnaissait personne. Puis, tout à coup, il avait disparu. On avait bien assuré à Marguerite qu’on l’avait vu se promenant dans la forêt de Saint-Germain, avec une vieille dame et une jeune fille. Marguerite avait pris plusieurs fois le pavillon Henri IV pour but de ses promenades ; elle avait étalé sur la terrasse les atours, les crêpes, les voiles de veuve par lesquels elle témoignait de sa reconnaissance envers le généreux défunt ; elle n’avait point aperçu l’amant de la marquise ; elle pensa qu’il avait retrouvé celle-ci, qu’ils faisaient une seconde édition de leur bergerie dans quelque retraite ignorée ; elle se promettait de sonder adroitement le chevalier de Montglat, lorsqu’elle le verrait, pour aviser, s’il y avait lieu, car, malgré ses préoccupations personnelles, sa rancune n’était pas morte.

En attendant, elle réfléchit qu’à défaut d’un moine, l’abbaye ne pouvait chômer ; elle ouvrit ses salons, et les prétendants accoururent en foule. Cependant, quoiqu’elle eût pris le plus grand soin d’écarter de ses invitations le personnel masculin ou féminin dont la présence eût pu donner à supposer qu’elle voulait reprendre de vieilles habitudes, elle s’aperçut tout de suite que ce n’était point à sa main qu’aspiraient les plus empressés de ses adorateurs.

C’était un nouvel échec à son amour-propre ; il l’irrita.

Les montagnes ne se déplaçant pas pour venir à elle, elle alla au-devant des montagnes. Celles-ci étaient, par malheur, d’une nature singulièrement récalcitrante : elles reculaient à mesure que Marguerite avançait ; ou, si elles se montraient accommodantes, Marguerite reconnaissait que c’étaient des montagnes de carton, en d’autres termes, que les nobles chevaliers qui voulaient bien lui laisser prendre leur manteau pour couvre-pied étaient des chevaliers d’industrie.

À mesure qu’elle dévoilait ses prétentions, le vide se faisait autour d’elle ; les uns s’en étaient allés en se tenant les côtes, les autres en haussant les épaules ; mais tous semblaient s’être donné le mot pour ne point revenir.

Marguerite était devenue un écueil et cotée comme telle sur la carte du Tendre de la galanterie parisienne.

Un soir, elle était seule ; elle réfléchissait aux inconvénients de son ambition ; elle concluait que, si la solution continuait à se faire attendre, le ridicule, cette mort civile de la femme galante, allait la fouetter du bout de son aile, et, dans sa terreur de toute espèce de trépas, elle se demandait pourquoi, puisque les Français avaient le goût si difficile, elle ne se rejetterait pas sur les étrangers, qu’elle avait primitivement dédaignés ; elle avait donc pris une carte d’Allemagne, et elle cherchait dans les villes d’eaux de ce pays où se pouvait trouver la mine de maris la plus féconde.

On annonça le chevalier de Montglat ; Marguerite tressaillit, et Louis de Fontanieu lui revint en mémoire.

Le chevalier n’avait plus les allures superbes que nous lui avons vue, le jour où il exposait à la marquise d’Escoman et à son amant ses projets de conquête ; il était sombre, quoique de fréquents éclairs protestassent contre l’humeur chagrine au nom du demi-siècle de joyeuse insouciance inscrit sur le front presque sans ride du vieux gentilhomme.

Il baisa presque respectueusement la main de Marguerite. M. de Montglat était de cette époque où, quelque méchante opinion qu’on eût pour celui qui le portait, on poussait jusqu’au scrupule la vénération de l’uniforme.

Marguerite laissa la conversation débuter par les lieux communs ordinaires ; puis elle la ramena adroitement sur Châteaudun, sur leurs anciennes connaissances, sur M. le marquis d’Escoman, qui était demeuré un de ses fidèles. De M. d’Escoman à madame, la transition était toute naturelle.

Mais, si habilement creusée que fût la mine, avec un adversaire tel que le chevalier, il fallait s’attendre au camouflet. Marguerite reçut le sien en sarcasmes que le vieux gentilhomme ne lui épargna pas, lorsque, pour justifier sa curiosité, elle parla du vif intérêt qu’elle portait aux pauvres amants. Elle en fut pour ses frais de poudre et n’apprit rien de ce qu’elle désirait savoir.

Le chevalier annonça qu’il allait se retirer ; malgré ce surcroît ajouté à ses précédents griefs contre lui, Marguerite était devenue trop diplomate pour ne pas lui tendre une seconde fois la main, pour ne pas l’engager à ne plus être aussi avare de ses visites.

— Avec la meilleure volonté du monde, je ne saurais m’engager à revenir, dit M. de Montglat.

— Pourquoi cela ?

— Tenez, répliqua le chevalier en présentant à Marguerite une carte sur laquelle, à la suite de ces mots : le comte de Montglat, qui firent tressaillir le cœur de la jeune femme, elle lut ces autres mots : pour prendre congé ; voici ce que j’avais préparé pour remettre à votre concierge, dans le cas où je n’aurais pas été assez heureux pour vous rencontrer.

— Vous êtes donc comte ? fit en soupirant l’ex-grisette.

— Vous me connaissez assez pour ne pas croire que je prendrais un titre que je n’aurais aucun droit de porter.

— Et vous partez ?

— Sans doute.

— Vous retournez à Châteaudun ?

— Oh ! que non pas ! Je vais… voyager.

— En Allemagne, peut-être ?

— Un peu plus loin.

— Dites-moi où ; j’ai, depuis vingt-quatre heures, des velléités de chaise de poste ; peut-être me déciderai-je à vous accompagner.

— Je ne crois pas.

— Parlez donc, chevalier ; j’ai une rancune contre les charades. Si le pays que vous allez visiter est gentil, j’irai avec vous, ma parole d’honneur. Voyons, s’y amuse-t-on ?

— Les uns prétendent qu’on y dort, et les autres qu’on y rêve. Je saurai cela demain.

— Vous allez retrouver Louis de Fontanieu ?

— Oh ! le pauvre garçon ! que dites-vous là ? j’espère bien pour lui que nous ne nous rencontrerons pas de sitôt là où je vais.

Marguerite regarda le chevalier avec stupéfaction et épouvante ; elle avait compris. Celui-ci éclata de rire.

— Eh bien, oui, dit-il, je me brûle la cervelle demain, entre onze heures et midi. Je suis enchanté que vous ayez mis le pistolet sur la gorge à ma confidence. Vous voilà forcée de songer à moi demain, à l’heure dite, et je vous jure, belle dame, que cette communauté d’idées adoucira singulièrement mes derniers moments.

— Vous êtes fou !

— Je demande à Dieu de l’être encore pendant douze heures.

Marguerite réfléchissait profondément.

— Pardon, chère belle, dit M. de Montglat ; mais j’ai encore trois dîners mangés à solder de trois cartes pareilles à la vôtre, et je ne voudrais pas laisser après moi la réputation d’un homme qui ne sait pas vivre.

— Chevalier de Montglat, dit brusquement la jeune femme, avez-vous quelque répugnance pour le mariage ?

— C’est selon.

— Pour le mariage avec une femme riche ?

— J’ai travaillé toute ma vie à vaincre mes antipathies ; en pareil cas, je crois qu’elles lâcheraient pied.

— Même si cette femme s’appelait Marguerite Gélis ?

— Pourquoi pas ?

— Eh bien, ne vous tuez pas, chevalier, voici ma main.

M. de Montglat ne parut ni étonné ni ému.

— Ah ! dit-il, c’est honteux à moi, homme d’expédients, de n’avoir pas plus tôt songé que vous cherchiez un mari. Au fait, chère belle, vous n’auriez su trouver un titre à meilleur marché ; je suis bien forcé de vous l’avouer ; j’ai soixante-sept ans, quelques dispositions à l’apoplexie, à laquelle vous êtes déjà si redevable, et, quoi qu’il en paraisse, peut-être n’est-ce pas moi qui fais la meilleure affaire, de vous et de moi, car il est bien entendu que l’un et l’autre nous ne voulons pas faire autre chose.

Marguerite inclina la tête en signe d’assentiment.

M. de Montglat se leva et salua.

Mlle Marguerite de Gélis se leva et fit la révérence : tout était convenu.

Cette résolution du vieux gentilhomme, pour être prise in extremis, ne souleva pas moins contre lui une réprobation générale. Les amis que M. de Montglat avait à Paris se détournèrent de lui sans prendre la peine de dissimuler l’affectation qu’ils mettaient à l’éviter.

Il n’en parut nullement inquiet ; il était, du reste, si affairé, qu’il n’eût pas eu beaucoup de temps à donner aux indifférents ; le sien se partageait entre les visites officielles qu’il rendait à sa belle fiancée et des séances fort longues qu’il faisait quotidiennement dans une salle basse de l’hôtel où il était logé, en compagnie d’un étranger d’assez mauvaise mine, qui ne le quittait pas plus que son ombre depuis que le mariage était décidé.

Marguerite était radieuse ; elle avait assez vu de monde pour apprécier la toute-puissance du fait accompli ; elle attendait les plus indignés au jour où Mme la comtesse de Montglat donnerait son premier bal. Cependant elle ne pouvait s’habituer au caractère du futur époux. Le chevalier, en lui faisant la cour avec toutes les grâces du dix-huitième siècle, conservait le ton sarcastique qui lui était familier, et maintes fois les sourcils olympiens de la jeune femme s’étaient froncés aux mordantes allusions auxquelles le chevalier se laissait entraîner, et ce, malgré la précaution dont il usait toujours d’enrubanner ses plaisanteries et de dissimuler leurs épines sous les fleurs de sa galanterie.

Ce n’était pas là un inconvénient de nature à contre-balancer les avantages que Marguerite trouvait à cette union. Le jour vint où elle devait se réaliser.

Le mariage s’effectua sans éclat. Marguerite avait renoncé même au costume immaculé qu’en sa qualité de demoiselle elle avait, comme toute autre, le droit de revendiquer ; mais ce n’était pas une raison pour ne point être belle, et, bien que les quatre témoins qui devaient assister les époux et l’honorable magistrat qui devait joindre leurs mains fussent seuls appelés à en jouir, elle n’en avait pas moins fait la plus splendide des toilettes.

M. de Montglat, lui, se montrait peu empressé. L’heure à laquelle on devait se rendre à la municipalité était passée depuis bien longtemps, que ni lui, ni ses témoins n’étaient encore arrivés.

La jeune femme, que la conversation de deux sexagénaires, parasites assidus de tous les salons où l’on boit, où l’on mange, et qu’elle avait choisis pour l’accompagner à l’autel, était loin de distraire, manifestait une vive impatience et traduisait sa colère par des mouvements nerveux qui lacéraient impitoyablement le riche mouchoir bordé de dentelles qu’elle tenait à la main.

Enfin, un bruit de voiture retentit sous la voûte, et, presque aussitôt, on entendit dans l’escalier la voix éclatante de M. de Montglat, qui, une minute après, faisait son entrée dans le salon, bras dessus bras dessous avec un élégant jeune homme dans lequel Marguerite reconnut le marquis d’Escoman.

Elle devint fort pâle ; elle se rappelait que son futur mari s’était, jusqu’alors, refusé à lui communiquer le nom des témoins qu’il avait choisis ; la préférence singulière qu’il avait donnée à son ancien amant lui sembla cacher quelque malveillante intention.

Avant qu’elle fût revenue de sa surprise, M. de Montglat s’était avancé vers elle et lui avait dit, de l’air le plus naturel, le plus dégagé qu’il avait pu prendre :

— Pardonnez-moi, belle comtesse, si je vous ai fait attendre, la surprise en valait bien la peine ! Dans les calculs que vous avez faits des bénéfices que vous pouvait fournir un mari de l’autre siècle, je crois que vous n’aviez pas compté une prévenance assidue de vos plus secrets désirs, et j’ai voulu protester contre votre omission. Je savais que rien ne vous serait plus agréable que de voir nos anciens amis assister à notre bonheur, et j’ai fait des bassesses pour décider l’un à quitter son petit royaume de Dunois, l’autre à s’affranchir pour un jour d’une mère qui le séquestre. J’ai réussi pour le premier ; quant à l’autre… Eh ! parbleu ! le voici, continua le chevalier en montrant Louis de Fontanieu, qui paraissait à la porte ; décidément, le ciel est pour moi et me seconde.

Marguerite regardait tour à tour les deux héros de ses précédentes aventures ; leurs physionomies offraient un contraste bien remarquable.

M. d’Escoman n’avait manifesté aucun embarras dans le rôle que son ami Montglat lui faisait jouer auprès de son ancienne maîtresse, dans la comédie où celle-ci allait gagner ses épaulettes de femme honnête. Il ne parut pas gêné par la présence de celui qui deux fois avait été son rival. Il répondit par un salut froid mais strictement poli au salut que Louis de Fontanieu avait adressé collectivement à tous les spectateurs, et secoua la main du vieux gentilhomme avec un enthousiasme qui était du meilleur augure pour l’avenir de leurs relations.

Louis de Fontanieu, au contraire, semblait deux fois mal à son aise ; il évitait de se trouver auprès de l’indifférent marquis ; ses yeux se baissaient quand ils rencontraient les yeux de Marguerite.

Celle-ci savait parfaitement ce qu’elle devait penser de la complimenteuse bonhomie de M. de Montglat. Dans la préméditation qu’il mettait à la placer en présence du passé, à l’heure même où elle allait jurer d’y renoncer, elle vit une déclaration de guerre. Elle eut un moment d’appréhension, porta la main aux rubans de son chapeau pour l’ôter, ouvrit la bouche pour déclarer qu’elle renonçait à l’honneur d’être comtesse de Montglat ; puis elle rougit de sa faiblesse, elle considéra dédaigneusement cet homme, dont, malgré le privilège avec lequel l’âge l’avait traité, la caducité se révélait à plus d’un signe, et elle sourit d’un sourire qui tenait à la fois du mépris et de la menace.

M. d’Escoman lui offrait son bras ; mais, profitant d’un moment où celui-ci, répondant à une question que lui adressait M. de Montglat, s’était retourné, elle prit vivement celui de Louis de Fontanieu, qui ne le lui présentait pas.

Pendant le chemin de l’hôtel à la mairie, de la mairie à l’église, pendant la double cérémonie, ce dernier fut singulièrement agité ; d’une pâleur extrême, il passait à une rougeur excessive ; ses lèvres tremblaient ; il respirait avec peine ; quoique la chaleur fût très supportable, plusieurs fois il fut obligé d’essuyer son front baigné de sueur.

Cependant, jusque-là, Marguerite ne lui avait pas adressé la parole ; elle paraissait absorbée dans des émotions bien naturelles ; son âme semblait avoir quitté la terre ; ses yeux, chargés de langueurs, regardaient le ciel, auquel ses lèvres adressaient de ferventes prières ; seulement, par hasard sans doute, c’était toujours du côté où Louis de Fontanieu était assis que le regard de la jeune mariée s’obstinait à chercher les régions célestes.

En sortant de la sacristie, Louis de Fontanieu et la nouvelle Mme de Montglat se trouvèrent, pendant quelques instants, éloignés des autres assistants ; Marguerite se pencha vers le jeune homme et lui dit quelques mots que seul il put entendre. Le trouble de celui-ci redoubla ; il oublia la sainteté du lieu où il se trouvait, il porta la main de Marguerite à ses lèvres et la baisa avec une expression passionnée.

Elle dégagea vivement son bras et se retourna du côté de son mari avec la figure souriante d’une femme dont les vœux sont comblés ; celui-ci s’avançait et lui offrait la main pour monter dans sa voiture.

Mme de Montglat, tout en répondant aux compliments du vieux gentilhomme, ne perdait pas de vue Louis de Fontanieu ; après quelques secondes d’hésitation, qui révélaient les combats qui se livraient dans son âme, ce dernier fit volte-face et s’éloigna brusquement dans la direction de la rue Saint-Honoré, comme un homme qui fuit un combat contre des forces inégales aux siennes.

Le visage rayonnant de Marguerite se rembrunit.

— Comment ! dit-elle, M. de Fontanieu nous quitte déjà ?

M. de Montglat regarda du côté que lui indiquaient les yeux de Marguerite, et, avec un geste de sublime condescendance, il se mit à courir après le fugitif, tandis que M. d’Escoman, auquel rien de cette petite scène n’avait échappé, se tordait, sur la banquette de sa voiture, dans les accès d’un rire homérique.

— Ventrebleu ! mon jeune ami, c’est joli à vous d’épuiser ce qui reste de force à un pauvre marié de mon âge, dit M. de Montglat à Louis de Fontanieu, lorsque, après une marche précipitée de quelques minutes, il fut parvenu à le rejoindre.

Le jeune homme se retourna.

— Quelle mouche vous a piqué ? continua le bonhomme. Est-ce que les beaux yeux que vous avez tant aimés vous font peur à présent ?

— Non, répondit le jeune homme ; mais j’ai promis à ma mère d’être de retour dans la soirée, et, avant de retourner dans ma Famille, je voulais aller voir Suzanne, dans la maison de santé où vous l’avez placée.

— Comment va-t-elle, Suzanne ? le savez-vous ? Avec mes tribulations déjà conjugales, j’ai été forcé de la négliger.

— Hélas ! sa folie est devenue furieuse, répondit Louis de Fontanieu.

— Eh bien, les soins ne lui manquent pas ; puisqu’elle ne vous reconnaîtrait pas, votre visite ne lui serait d’aucune consolation ; vous pouvez la remettre à un autre jour. Allons, rebroussez chemin et retournons à l’hôtel. La comtesse m’a ordonné de vous ramener mort ou vif, et, ma foi, cher enfant ! je tiens trop à avoir une agréable nuit de noces pour lui désobéir aujourd’hui.

— Non, chevalier, répondit le jeune homme en donnant à son vieil ami son ancien titre, je n’irai pas.

— Ah çà ! mon cher Fontanieu, vous êtes fou, ou vous allez faire naître en moi d’étranges soupçons. J’ai voulu vous avoir pour témoin de mon mariage, vous et d’Escoman, parce que je vous tenais en telle estime, que j’étais certain que vous ne verriez plus en Marguerite que la femme de votre vieil ami ; parce que votre présence scellait la répudiation du passé ; parce que Marguerite, de son côté, devait se trouver fortifiée dans les résolutions honnêtes que doit lui inspirer le nom qu’elle portera désormais, en songeant que les complices de ses fautes premières ont été les témoins de ses nouveaux serments. Que s’est-il donc passé entre elle et vous ?

— Ne me demandez rien, je ne vous répondrais pas ; ne m’interrogez pas, laissez-moi fuir, laissez-moi retrouver en paix ma retraite. J’ai bien assez du remords qui en chasse la paix, qui en détruit le calme ; j’ai bien assez d’un fantôme, du fantôme de celle qui est morte, pour tourmenter mes nuits et mes jours. Si vous avez pour moi quelque affection, Montglat, je vous en conjure, laissez-moi : la coupe est pleine ; un regret de plus et je succomberais.

Louis de Fontanieu prononça ces mots avec une animation étrange. M. de Montglat l’écoutait parler, et la physionomie du vieux gentilhomme, au lieu de la surprise que ces phrases énigmatiques eussent pu exciter en lui, exprimait une émotion presque tendre.

— Bien, bien, mon pauvre enfant, dit-il en serrant la main du jeune homme ; je respecterai votre délicatesse en ne la forçant pas à me communiquer ce que j’ai si aisément pressenti. Vous profitez de l’expérience que vous avez si chèrement achetée, et vous avez raison ; votre retraite est le premier combat que vous livriez contre vous-même et, en fuyant, vous aviez raison. Que n’en avez-vous fait autant six mois plus tôt ? Vous ne connaîtriez pas les remords dont vous me parliez tout à l’heure.

Louis de Fontanieu poussa un soupir et essuya une larme.

— Après cela, reprit M. de Montglat, il ne faut pas vous exagérer vos regrets ; vous n’êtes pas aussi coupable qu’il vous le semble ; c’est la faute de votre siècle plutôt que la vôtre. Nous faisions l’amour, nous autres ; mais vous, on a bercé votre enfance avec des contes de grand’mère où la passion jouait un si grand rôle, que vous avez voulu la connaître ; vous n’avez pas attendu qu’elle vînt à vous, vous l’avez cherchée, vous l’avez inventée au besoin, et cela à un âge où votre cœur n’était point assez solide pour qu’elle pût y pousser les profondes racines qui seules lui permettent de vivre ; le sentimentalisme à la mode vous abusait sur cette maturité de l’esprit et de l’âme qui est indispensable à l’expansion des grands sentiments, et pour soutenir les luttes qui en sont ordinairement la conséquence. Dix ans plus tard, peut-être n’eussiez-vous pas fait la sottise contre laquelle j’ai voulu vous prémunir ; mais, à coup sûr, si vous l’aviez faite, elle n’eût pas eu un aussi misérable dénouement. Après cela, dix ans sur la tête de la pauvre marquise, et tous méchants procédés eussent été bien excusables, ajouta philosophiquement M. de Montglat.

— Si encore elle n’était pas morte ! dit Louis de Fontanieu ; voyez-vous, cette pensée qu’elle s’est tuée pour moi empoisonnera ce qui me reste de jours à vivre.

— Je vous ai cent fois dit qu’elle n’était pas morte ; que si un vieux païen comme moi, un jeune fou comme vous, par raison ou par désespoir, pouvaient se brûler la cervelle, une femme comme était votre Emma, une femme aimante et croyante ne se jetait pas à l’eau comme une blanchisseuse, tant qu’il restait ici-bas à croire et à aimer, ne fût-ce qu’en Dieu ! Je vous l’ai dit cent fois, et, aujourd’hui, je vais vous le prouver.

— Comment ! Montglat, vous l’avez donc vue ?

— Non pas ; mais, il y a huit jours, un homme qui m’est parfaitement inconnu, qui a éludé fort adroitement toutes mes questions, s’est présenté chez moi et m’a remis les quatre mille francs que j’avais été assez heureux pour pouvoir prêter, il y a quelques mois, à la marquise d’Escoman.

— Mais il fallait le suivre, Montglat ; il fallait savoir quel était cet homme.

— Non pas ; car j’avais engagé ma parole de ne faire aucune démarche pour découvrir qui il pouvait être. J’avais même promis de ne rien vous dire de ce qui s’était passé entre lui et moi ; mais vous vous êtes aujourd’hui montré digne de mon amitié, et, si le fantôme de la marquise tourmente vos nuits, je veux que ce soit un fantôme tendre et souriant comme elle était jadis, et non pas celui de son cadavre. Elle n’est pas morte, et peut-être nous sera-t-il donné de la revoir un jour. Et, qui sait ? vous avez été à mon mariage, je pourrais bien aller au vôtre.

Louis de Fontanieu était si heureux d’être délivré enfin d’une pensée qui réellement tourmentait sa vie, qu’il prêta peu d’attention aux phrases incidentes sur lesquelles le bonhomme avait appuyé avec intention ; il sauta au cou de son vieil ami, et lui fit ses adieux en l’embrassant. M. de Montglat se dirigea du côté de l’hôtel de Marguerite. Il n’avait pas l’air le moins du monde d’être affecté de ce qu’il était trop clairvoyant pour ne point avoir compris ; il marchait en sifflotant un vieil air, le chapeau crânement incliné sur ses cheveux gris, et en regardant de travers quelques passants qui s’étaient permis de sourire au spectacle de la pantomime démonstrative par laquelle son jeune ami lui avait exprimé ses remerciements.

XXXVII

La nuit de noces de M. de
Montglat

Si Mme de Montglat avait été affectée du départ brusque, presque offensant de Louis de Fontanieu, elle était trop orgueilleuse pour le laisser voir ; elle avait des projets trop arrêtés, touchant le rôle qu’elle voulait que son mari du jour jouât dans le ménage, pour changer d’attitude en perdant le principal personnage. Elle passa à M. d’Escoman le bénéfice des amabilités que, depuis le matin, elle réservait au second des amants officiels qu’elle avait eus.

Marguerite était si ravissante dans ses grands atours, que, quelques blessures qui eussent été faites à son amour-propre, le marquis n’en écouta point les suggestions, et qu’il accepta gaiement la succession qui lui était offerte ; il se prêta de bonne grâce à ce qu’on attendait de lui en commençant si prématurément le rôle de sigisbée qu’on lui offrait.

M. d’Escoman partagea le dîner du nouveau couple, il s’abandonna à toute sa verve galante, il fit rire la mariée aux éclats par des plaisanteries de circonstance, et ce, sans que son ami Montglat parût s’en offenser le moins du monde.

La soirée, quoique réduite à ce trio de personnages, se prolongea fort avant dans la nuit. M. de Montglat se montrait, vis-à-vis de Marguerite, d’un empressement qui lui rappelait sans doute d’heureux jours ; elle paraissait avoir complétement oublié ses prédilections du matin ; elle distribuait généreusement à celui-ci des œillades qui rappelaient celles par lesquelles elle avait tenté de triompher des résolutions que Louis de Fontanieu semblait avoir prises à son égard.

M. de Montglat continuait de se montrer fort indifférent à ce qui se passait autour de lui ; il lisait un journal sans s’apercevoir d’une conversation à voix basse que les deux jeunes gens avaient entreprise depuis quelques instants. Ils étaient trop enivrés l’un de l’autre pour avoir remarqué un ironique plissement des lèvres qui seul indiquait que le vieux gentilhomme n’était pas aussi déterminé qu’il le semblait au rôle passif que sa femme et son ami lui réservaient.

Enfin vint l’heure où M. d’Escoman dut se retirer.

M. et Mme de Montglat le reconduisirent jusqu’à la porte du salon ; celui-ci en lui pressant cordialement les mains, celle-ci en formant avec lui les plus beaux projets pour l’emploi de leur journée du lendemain.

Lorsqu’ils furent seuls, les deux époux s’assirent dans un fauteuil, en face l’un de l’autre, la femme radieuse, le mari pensif.

— C’est vraiment un charmant cavalier que ce cher d’Escoman, dit M. de Montglat ; n’est-ce pas votre avis, comtesse ?

— Oui, dit-elle.

— C’est vraiment dommage qu’avec tant d’agréments dans l’esprit, il ait si peu l’intelligence du cœur.

— Je ne vous comprends pas.

— Ce n’est pas cependant une énigme. Il était évident qu’en lui offrant l’hospitalité dans ma maison, je me plaçais sous la sauvegarde de cette hospitalité, et, pendant toute la soirée, il a pris à tâche de me prouver que c’était du grec ou de l’hébreu pour lui.

La comtesse de Montglat éclata de rire.

— Seriez-vous jaloux ? dit-elle.

M. de Montglat lui fit écho ; ceux qui les entendirent au dehors durent penser que les nouveaux époux entraient bien joyeusement dans leur lune de miel.

— Vous n’êtes pas généreuse, comtesse ! vous me faites cruellement sentir mes infirmités. Pour être jaloux, il faut être amoureux ; le cœur le voudrait bien encore, mais il y a tant de choses qui disent non !

— Si vous n’êtes pas jaloux, que vous importent quelques galanteries banales que M. d’Escoman m’a débitées ?

— Tenez, comtesse, soyons francs l’un et l’autre ; répondez nettement à mes questions, et je vous éclairerai, à mon tour, sur mes intentions ; de sorte que je vous épargnerai de véritables désagréments. Comptez-vous me… ? enfin, vous savez bien ce que je veux dire.

— Pourquoi cette question ?

— Interroger n’est pas répondre ; mais, au fait, c’est moi qui dois, le premier, m’engager sur le terrain où je vous appelle. Je vais donc vous dire que, si nous étions jeunes tous deux, riches tous deux, comme rien ne dominerait mon désir de vous être en tout agréable, quand bien même vous ne vous en tiendriez pas rigoureusement aux galanteries banales dont nous parlions tout à l’heure… vous savez bien ce que je veux dire… je pourrais, suivant des exemples fameux que je respecte et que j’honore, me montrer décent et débonnaire, suivant toutes les lois du savoir-vivre ; mais notre situation est tout autre. Vous êtes jeune et je suis vieux ; vous êtes riche et je suis pauvre ; en sorte que, si je tolérais ce que le public injuste ne manquerait pas d’appeler vos débordements, il ne manquerait pas non plus de prétendre que le comte de Montglat a couronné une vie… agitée, par la plus ignoble des spéculations !… C’est bien assez qu’on le pense, je ne veux pas qu’on le dise.

— Mais, reprit Marguerite avec hauteur, n’a-t-il pas été bien entendu que nous faisions tous deux une affaire ?

— Oui, et c’est justement parce que nous avons agi en procureurs que je vous parle ainsi ; je suis un procureur honnête, moi ; c’est rare, mais ça se voit. Donc, je ne veux pas d’ambiguïté dans la situation. Vous aviez un passé que nous appelons véreux, dans les affaires. Je l’ai accepté sans bénéfice d’inventaire ; je vous ai livré mon nom, et Marguerite Gélis a disparu ; je vous ai mis au front une couronne qu’on saluera sans s’inquiéter qui elle recouvre ; mais, pour tout homme de cœur, et j’en suis un quoi qu’il en semble, il était sous-entendu que je ne vous faisais pas comtesse de Montglat pour que vous déshonoriez ce nom, comme vous avez déshonoré celui de Marguerite Gélis ; que vous ne me contraindriez pas à chercher les douze perles de cette couronne dans le ruisseau ; que, si puissantes que soient vos affinités pour M. d’Escoman, vous auriez assez de tact et de délicatesse pour juger que c’était payer la vie assez cher que de l’acheter en devenant votre mari ; que vous ne voudriez pas faire de moi votre… vous savez bien ce que je veux dire.

— Et quel moyen aurez-vous d’empêcher ce que vous redoutez si fort ? répondit Marguerite, l’œil enflammé, les narines frémissantes et avec un geste de défi et de rage.

— Merci de cette parole, qui est à la fois un aveu et une déclaration de guerre. Et maintenant, écoutez-moi bien, mon enfant, reprit M. de Montglat avec le plus grand calme. Autrefois, au bon vieux temps, quand un gentilhomme avait reçu une de ces graves offenses que la mort seule peut expier, quand une main grossière était venue le frapper au visage, le gentilhomme tirait son épée, et, après le combat, lorsque sa lame avait fouillé la poitrine de l’agresseur, il trempait sa main dans le sang qui s’échappait de la blessure, et s’en lavait la figure… Il n’est point de souillure que le sang n’efface, rappelez-vous-le, comtesse de Montglat, et craignez que je n’en fasse jaillir sur votre robe !

L’accent du vieux gentilhomme contrastait avec celui qu’il affectait d’habitude ; il était menaçant comme un glas funèbre ; il impressionna vivement Marguerite. Elle ne lui répondit que par un regard de haine ; elle sonna ses femmes et rentra dans sa chambre à coucher.

En présence des domestiques, M. de Montglat était revenu à son attitude insouciante, à ses propos, à sa galanterie surannée, avec une mobilité qui épouvanta Marguerite plus que ses menaces ne l’avaient pu faire ; elle palpitait d’angoisse, tandis qu’il lui souhaitait le bonsoir en plaisantant sur son âge tout aussi agréablement que M. d’Escoman l’avait fait dans la soirée.

Elle rentra précipitamment dans sa chambre à coucher, pendant que son mari regagnait son appartement, situé à l’entresol, où le personnage mystérieux, qui était son hôte assidu à l’hôtel qu’il habitait précédemment, était venu l’attendre sans exciter aucune surprise parmi les gens de la maison, qui le prenaient pour le valet de chambre de leur nouveau maître.

Marguerite, lorsqu’elle fut seule avec ses femmes, n’imita point la retenue dont M. Montglat lui avait donné l’exemple. Elle donna un libre cours à sa colère, arrachant les fleurs dont ses cheveux étaient ornés, lacérant sa robe de moire, et, lorsque les caméristes se hasardèrent à l’interroger, elle les congédia brusquement, s’impatientant contre la persistance que quelques-unes mettaient à vouloir préparer ce qui était nécessaire à son coucher.

À peine furent-elles sorties, qu’elle courut à la porte d’un cabinet qui ouvrait sur un escalier de service par lequel on descendait dans la cour ; elle écouta quelque temps et n’entendit aucun bruit.

— Personne, dit-elle à demi-voix ; il se sera lassé d’attendre, il aura quitté l’hôtel, le ciel en soit béni.

Puis, rentrant dans sa chambre :

— Ah ! monsieur de Montglat, dit-elle, vous prétendez me menacer du pistolet que je vous ai empêché de tourner contre votre pauvre cervelle ? Nous verrons bien ! Vous voulez faire de moi votre victime et votre esclave, et cela parce que j’ai pris en pitié votre dénuement et votre résolution funèbre ; je vous jure, moi, que vous regretterez l’un et que peut-être vous serez forcé de revenir à l’autre.

Et, se renversant dans un grand fauteuil de velours, la jeune femme s’abîma dans des méditations pour lesquelles elle n’avait probablement pas pris pour texte le bonheur et le repos de son vieux mari.

Tout à coup, on frappa trois coups assez forts à la porte du cabinet ; elle ne fit qu’un bond, de son siège à cette porte, l’ouvrit et se trouva en face du marquis d’Escoman.

— Vous ! vous ici ! s’écria-t-elle.

— Sans doute, et pardonnez-moi si je n’y suis pas monté plus tôt ; mais je m’étais endormi dans cette diablesse de voiture, où vous m’aviez dit de me cacher en attendant l’heureux moment où je pourrais gravir le charmant escalier des amours.

— Partez, partez, je vous en supplie !

— Partir, quand il est une heure du matin, quand c’est la nuit de vos noces, quand je suis seul avec vous ? N’y comptez pas.

— Il le faut ; il lui a pris je ne sais quelles idées d’honneur, de délicatesse, de sentiment, que sais-je, moi ? Il m’a parlé de sa couronne, de sang dont il veut laver toutes les taches que je ferais à son blason ; il est capable de vous tuer, partez, je vous en conjure !

— Allons donc ! il a voulu se moquer de toi ; Montglat n’est pas homme à prendre de semblables bêtises au sérieux. Crois-tu donc qu’en t’épousant, il n’a pas su à quoi il s’exposait ! Lui, éprouver de ces susceptibilités bourgeoises ? Tu es folle, ou il a voulu rire demain de ta peur, ou peut-être t’amener à doubler sa pension.

— Il était très sérieux, vous dis-je ; si sérieux, qu’en l’écoutant, je n’avais pas une goutte de sang dans les veines. Pars, je t’en prie ; je te verrai demain ici, chez toi, où tu voudras, mais va-t’en ! Ah ! mon Dieu ! reprit Marguerite, et j’ai oublié de pousser les verrous !

Elle courut à la porte principale de sa chambre et s’aperçut avec épouvante que les gâches de ces verrous, ainsi que la clef, en avaient été enlevées ; elle poussa un cri de terreur.

— Il sait tout ! s’écria-t-elle ; vois, vois, il nous a ôté tout moyen de nous enfermer dans cette chambre. Viens, partons ! je fuirai avec toi.

— Ma foi, non, dit le marquis avec le plus grand sang-froid. Voler à ce pauvre Montglat sa nuit de noces, ainsi que tu en avais eu l’idée, charmant démon, me semblait un projet des plus burlesques ; mais le voir dans le rôle d’Othello, c’est bien plus drôle ; je reste.

Et M. d’Escoman, tirant avec le plus grand sang-froid un cigare de son étui, l’alluma à une des bougies des candélabres.

En ce moment, la porte s’ouvrit doucement, et la physionomie railleuse de M. de Montglat se présenta dans l’entre-bâillement.

— Pouah ! dit-il, les gentilshommes de ce temps-ci n’en font pas d’autres ; prendre la chambre à coucher d’une jolie femme pour une écurie !

En parlant ainsi, il se dirigea vers la fenêtre, l’entr’ouvrit tranquillement, en toussant à la façon des vieillards que la fumée du tabac incommode.

M. de Montglat, comme il était monté au moment où il allait se mettre au lit, était dépouillé de son habit et de son gilet. Il n’avait pas d’armes à la main, et il était évident qu’il n’en pouvait cacher sous ce costume.

Dominé par la puissance de la situation, le marquis d’Escoman s’était levé. Quant à Marguerite, si calme que parût son mari, ses menaces vibraient encore trop fortement à son oreille pour qu’elle conservât son sang-froid ; elle courut à la porte du cabinet et tenta de s’enfuir dans l’obscurité.

Après dix pas, elle se heurta à une espèce de fantôme noir qui gravissait les derniers degrés de l’escalier ; elle recula plus morte que vive. Le fantôme avançait à mesure qu’elle reculait, et, lorsqu’ils furent dans le clair-obscur du cabinet, elle s’aperçut que celui-ci marquait chacun des pas qu’il faisait en avant par une profonde inclination.

Ils rentrèrent tous deux ainsi dans la chambre à coucher, et là, l’inconnu fit un salut plus respectueux encore que les premiers.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, dont la physionomie trahissait l’origine ; ses cheveux étaient noirs comme l’aile d’un corbeau ; de larges favoris du même ton encadraient son visage basané ; ses yeux étaient durs ; mais son sourire, aimable jusqu’à l’obséquiosité, contredisait étrangement l’expression de ceux-ci. C’était évidemment un Italien.

— Il signor Fortini, que je vous présente, comtesse. Le signor Fortini est maître dans la noble profession des armes ; je vous recommande ses leçons, marquis. C’est, de plus, un homme fort dévoué à ceux qui l’emploient : il est à moi en ce moment.

Pendant ce panégyrique que M. de Montglat faisait de sa personne, le signor Fortini n’avait cessé de saluer, et, dans un de ses mouvements plus accentué que les autres, Marguerite aperçut deux épées, que l’Italien dissimulait de son mieux, derrière son dos.

— Vous ne voulez pas nous assassiner ! s’écria-t-elle en se jetant du côté de son mari.

— Vous assassiner, comtesse ? Vous eussiez dû m’épargner cette insulte ; je suis un pauvre Othello qui n’assassine pas même ceux qui abusent de sa généreuse confiance ; je les tue… si je peux, et voilà tout.

En disant ces mots, M. de Montglat avait regardé fixement le marquis.

— C’est bien, comte, lui répondit celui-ci entre deux bouffées de fumée ; demain, mes témoins s’entendront avec les vôtres.

— Non pas ; le cas est spécial, spéciale aussi doit être la vengeance. Un duel avec vous, demain, ferait grand bruit et grand honneur au héros et à l’héroïne ; il doublerait le nombre des conquêtes de l’un et de l’autre, et c’est ce que je ne veux pas. Lorsqu’on saura, au contraire, que, pour monter dans le lit de madame, il faut risquer de glisser dans le sang, cette perspective dégoûtera peut-être les amateurs ; nous allons nous battre ici et sur-le-champ.

— Mais vous n’y songez pas, nous n’avons pas de témoins.

— Bah ! j’ai, moi, mon fidèle signor Fortini, qui, en semblable occurrence, n’abandonne jamais un ami ; madame la comtesse peut vous servir de second ; elle sera toute à son rôle et ne fera pas de vœux pour votre adversaire, soyez-en sûr. Dans les circonstances graves, le code du duel admet que deux témoins peuvent suffire.

Marguerite, qui, depuis quelques instants, succombant sous son émotion, était tombée sur un fauteuil, se releva.

— Vous ne me contraindrez pas à assister à ce combat ! s’écria-t-elle ; je vais crier, appeler les passants, on m’entendra : Au secours !

— Pas un mot de plus ! dit le chevalier en lui saisissant le bras et en l’arrêtant. Ne me forcez pas à piller Shakespeare ; n’oubliez pas que je vous ai trouvée, la nuit de mes noces, à deux heures du matin, enfermée avec M. le marquis, qui, depuis longtemps, avait fait semblant de quitter l’hôtel ; que je puis vous assassiner tous deux, comme vous disiez tout à l’heure, sans qu’il en résulte pour moi aucun inconvénient grave.

La comtesse de Montglat, folle de terreur, fit un mouvement du côté de la porte du cabinet. Le signor Fortini, qui n’avait pas encore quitté son poste, lui indiqua qu’il venait de la fermer en accompagnant son geste du plus gracieux de ses sourires.

Elle tomba à genoux, se cacha le visage dans le coussin d’un fauteuil pour ne rien voir, mit ses mains sur ses oreilles pour ne rien entendre.

— Allons, signor Fortini, dit M. de Montglat, présentez vos épées au marquis, qu’il choisisse.

— Mais ce duel est absurde.

— Surtout ne me ménagez pas, marquis ; je m’étais préalablement promis que le premier amant de la comtesse en serait quitte pour une blessure ; mais, tantôt, j’ai changé de manière de voir, et je me suis promis que je jouerais le grand jeu : tenez-vous bien.

— Et les raisons de cette modification, comte ? demanda M. d’Escoman en se dépouillant de ses habits comme l’avait fait son adversaire.

— Le désir de faire des heureux ; je devins philanthrope.

— Je ne vous comprends pas.

— Parbleu ! croyez-vous donc que la pauvre marquise va beaucoup pleurer, et que votre trépas ne sera pas un excellent prétexte à sa réconciliation avec ce brave Fontanieu, qui prendra votre place, comme ce soir vous avez pris la mienne ? Ce sera la troisième fois, marquis, et, comme toujours, ce sera la bonne.

Depuis que M. de Montglat parlait, les deux épées étaient croisées. À ce sarcasme, M. d’Escoman se précipita avec fureur sur son adversaire, il fit un dégagement rapide comme l’éclair qui sort de la nue, et se fendit ; mais le vieux gentilhomme para prime, fit un bond qui le porta à deux pieds à droite de la position qu’il occupait tout d’abord, et avant que le marquis eût pu retrouver avec son épée le fer de son antagoniste, d’une botte terrible celui-ci lui perça la poitrine d’outre en outre.

Le marquis étendit les bras, poussa un cri aussitôt étouffé par le sang qui affluait dans sa gorge, et tomba, la face en avant, sur le tapis, avec un bruit sourd qui fit remuer toutes les porcelaines sur leurs étagères.

Cette secousse si étrange triompha de la résolution que Marguerite avait prise d’échapper à cette horrible scène ; elle se retourna et aperçut M. d’Escoman, qui se débattait dans les dernières convulsions de l’agonie.

Elle voulut crier ; mais sa voix s’arrêta dans sa gorge ; elle voulut s’échapper ; mais ses membres paralysés se refusèrent à tout mouvement ; elle demeura muette, immobile, les lèvres blêmes, les yeux démesurément ouverts, et semblable à la statue de la terreur.

Pendant ce temps, le signor Fortini avait fait trêve à l’immobilité qu’il avait gardée jusqu’alors ; il alla au marquis d’Escoman, s’agenouilla près de lui, déchira sa chemise et mit à nu la plaie de laquelle s’échappaient des flots d’un sang écumeux qui teignait de rouge les roses blanches du tapis ; il la considéra avec attention, compta les côtes, comme s’il eût voulu s’assurer si des secours ne seraient pas inutiles ; mais, lorsqu’il eut terminé son examen, il s’approcha de M. de Montglat avec la figure épanouie d’un maître satisfait de son élève.

— Bravo, signor ! lui dit-il, vous avez profité marveillosement des leçons de votre professor ! vous loui avez percé le cour comme lorsque vous vous fendiez sur moun plastron.

Le vieux gentilhomme sourit.

— Madame, fit-il en s’adressant à sa femme, à moins que vous ne preniez Fortini, mon maître, pour amant, je suis très convaincu qu’à tous ceux que vous choisirez, la garde de mon épée servira d’emplâtre, comme elle en a servi à ce pauvre d’Escoman, qui tant de fois avait ri de mon dicton. Soyez donc sage, puisqu’il vous est impossible de faire autrement ; le diable vous tiendra compte de votre bonne volonté.

Et, ayant envoyé prévenir la police, le chevalier alla achever dans son lit la première nuit de ses noces.

ÉPILOGUE

Emma de Nanteuil, en religion sœur Sainte-Marthe,
à madame la comtesse de Fontanieu.

« Du couvent des Ursulines de Caen,
ce 23 octobre 1840
.

» Madame la comtesse,

» Depuis hier j’appartiens à Dieu. Sa miséricorde a pris en pitié la pécheresse, si indigne qu’elle en fut ; il n’a point repoussé les mains suppliantes qu’elle tendait vers lui ; dans sa toute-puissante bonté, il a fait plus : il a daigné la recevoir au nombre de ses épouses terrestres. Dans la vie nouvelle qui est devenue la mienne, et qui n’est qu’une préparation à la vie céleste à laquelle j’aspire, les choses de ce monde m’apparaissent sous un jour tout nouveau. Le sentiment des convenances humaines me disait qu’un abîme infranchissable séparait la mère sainte et sacrée de celle qui avait outragé les lois divines, bravé les réprobations sociales pour n’écouter que le délire de ses passions ; que toute démarche, même celle qui serait dictée par l’humilité et le repentir, lui était interdite. Aujourd’hui que la pierre du sépulcre n’attend plus pour retomber sur ma tête que le moment où Dieu m’appellera à lui ; aujourd’hui qu’au seuil de la tombe, où je ne tarderai pas à descendre, mon âme se dégage peu à peu des liens de chair qui la retenaient captive ; aujourd’hui que je ne vois plus dans celui dont j’ai partagé les erreurs qu’un de mes frères en Jésus-Christ, que j’aime d’une affection plus vive sans doute mais aussi chaste que mes autres frères, il me semble que, quelles qu’aient été mes fautes, quelque part que j’aie eue dans les douleurs qui ont assombri le déclin de votre vie, vous ne vous offenserez plus, madame la comtesse, si j’ose venir m’agenouiller devant vous, vous conjurant de joindre votre pardon à celui que notre souverain juge m’a permis d’espérer.

» Pour l’obtenir, je ne me reporterai point, madame la comtesse, à ce que j’ai pu souffrir. Qu’étaient ces souffrances auprès de mes péchés ? Que sont-elles encore près de celles qui peut-être m’attendent dans l’autre monde ? C’est à votre cœur seul que je m’adresse. Il y a entre le vôtre et le mien une communauté de tendresse qui, malgré votre raison peut-être, vous apitoiera sur celle qui vous implore. Si différente que soit son expression, l’amour avec lequel toutes les deux nous avons prononcé le même nom me sert de sauvegarde, et j’espère, madame, que vous prierez Dieu afin que les larmes que vous avez versées à cause de moi ne me soient pas comptées lorsque je paraîtrai au suprême tribunal.

» La mort si malheureuse de M. le marquis d’Escoman a remis entre mes mains la propriété d’une fortune à laquelle j’avais renoncé bien avant que je connusse quels étaient les seuls biens qu’on doive envier ici-bas, ceux que Jésus-Christ vous promet en partage dans son royaume. Maintenant que j’ai fondé tout mon espoir sur notre Père céleste, je me trouve trop riche pour ne pas mépriser celui qui m’attacherait à la terre ; ce n’est donc pas un sacrifice que je fais en y renonçant : aucun de ceux qui y auront part ne devra m’en savoir gré.

» Par une donation dressée par maître Lejars, notaire, à Caen, j’ai fait deux parts de cette fortune. J’ai attribué l’une aux pauvres de Châteaudun, qui prieront pour moi et pour ceux que j’aurai aimés en ce monde ; j’ai osé disposer de l’autre en faveur de Mlle Octavie de Fontanieu, votre nièce, et je viens vous demander, madame, de vouloir bien l’accepter en son nom. – Est-ce bien à moi, madame, de vous présenter les raisons pour lesquelles vous ne devez peut-être pas repousser cette offrande de la pauvre religieuse ? Je sais qu’elle contribuera bien puissamment au bonheur de l’être que vous chérissez le plus au monde et au souvenir duquel, quoi que je fasse, je ne puis empêcher mon cœur de battre.

» Il va vous paraître de plus en plus étrange que, du fond de mon couvent, je vienne vous révéler ce qui se passe au fond de l’âme de ceux qui vivent autour de vous, et cependant je suis certaine de ce que j’avance.

» Il y a six mois, sur la foi de ce que m’avait écrit un ami commun, mon cœur s’était laissé reprendre aux trompeuses amorces d’espérance qu’il avait provoquées. Je croyais avoir assez souffert, avoir assez pleuré, assez prié pour apaiser la colère divine. J’étais libre ; il n’avait plus, pour m’appartenir, à porter de défi à la société et à ses lois, à subir les terribles luttes dans lesquelles son amour avait succombé. Je partis pour Saint-Germain ; un pressentiment me dit de ne point m’abandonner aux secrets désirs d’une passion toujours ardente, et de m’assurer, avant de l’avertir de ma présence, s’il était bien vrai qu’il songeât encore à l’absente. Pendant trois jours, j’épiai votre maison, madame. Enfin la porte s’ouvrit ; mon cœur battait comme au jour où je le rencontrai à Châteaudun ; il frissonne encore à ce souvenir ! – Il sortit en donnant la main à sa cousine ; elle est si petite, si frêle, si délicate, qu’elle me parut un enfant et que mon cœur, bien agité, se rasséréna un peu. Je vous suivis. Vous marchiez derrière eux, un livre à la main ; eux, ils couraient dans les sentiers, dans les halliers de la forêt, poursuivant les chevreuils qui s’élançaient des buissons, épouvantant les oiseaux, qui prenaient leur vol à travers les branches, lui, se faisant jeune comme elle pour lui plaire. Enfin, ils se trouvèrent éloignés de vous de quelques centaines de pas. Je le voyais qui se baissait de temps en temps pour cueillir une fleur dans la mousse des taillis ; elle, déjà pensive, suivait une étroite allée ; il se rapprocha d’elle, un bouquet de muguets et de violettes sauvages à la main ; elle le reçut ; mais, avant de le déposer dans sa poitrine, elle en tira un autre bouquet, fané, flétri, qui, depuis la dernière promenade sans doute, était à cette place, et le lui présenta en échange de celui qu’il venait de lui offrir ; il le porta à ses lèvres avec cette ardeur passionnée que jadis… Je n’en pus supporter davantage, je m’enfuis ; mais j’étais si troublée, que je perdis mon chemin et qu’une fois encore je me trouvai sur leur passage. Ils marchaient côte à côte, les bras enlacés ; ils se taisaient, mais leurs yeux parlaient.

» Aux regards seuls de celle que j’avais prise pour un enfant, je reconnus la jeune fille, et ce cri du cœur qui ne nous trompe jamais me disait : Ils s’aiment !

» Ils s’aimaient, madame ; par la plaie longtemps saignante que ce suprême espoir trompé a laissé dans mon âme, par les larmes que j’ai encore versées, par les douleurs que j’ai déposées aux pieds de Dieu, je vous le certifie. Aujourd’hui que je ne souhaite plus en ce monde que leur bonheur, aujourd’hui que je l’aime, elle, à cause de lui dont elle doit partager la destinée, je trouverai une consolation dans l’idée que la fortune que j’offre à votre nièce va faciliter une union qu’à cause de leur pauvreté mutuelle, vous regardiez comme impossible.

» Il est bon ; les soins qu’il a eus de la pauvre Suzanne pendant sa cruelle maladie, la pitié avec laquelle il a présidé à sa sépulture le prouveraient s’il en était besoin ; mais il a la faiblesse des tendresses excessives, et il est d’autant plus faible qu’il est plus enthousiaste ; l’action chez lui est si violente, que la réaction doit l’être davantage. Méfiez-vous de la mobilité de son enthousiasme ; qu’il vive à la campagne avec celle qu’il nommera sa femme. Le calme d’une vie réglée, la facilité qu’il trouvera à accomplir ses devoirs fixeront peu à peu l’inquiétude de son caractère, absorberont l’effervescence de ses passions. Ah ! si nous n’avions pas quitté le Clos-béni !

» J’ai voulu raturer cette dernière phrase ; mais j’ai réfléchi et je la laisse. Elle me prouve que, pour moi, l’expiation ne fait que commencer, puisque, quoique j’aie tenté jusqu’ici d’effacer de mon âme les souvenirs vivaces du passé, ils triomphent de mon repentir, du regret de mes fautes, de mes terreurs, de la justice de Dieu. Priez-le pour moi, madame, afin qu’il me frappe ; priez-le, afin que la douleur me purifie, qu’elle efface tout vestige de corruption ; priez-le, afin qu’il me rappelle bientôt à lui. Là-haut, peut-être, pourrai-je l’aimer, lui, sans crime ; je frémis de prononcer ce blasphème ; mais de tous les biens du paradis, c’est celui qui me paraît le plus précieux.

» Adieu, madame, et daignez recevoir l’assurance du respectueux attachement de votre sœur en Jésus-Christ.

» SAINTE-MARTHE. »

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Trois mois après la réception de cette lettre, Louis de Fontanieu épousait sa cousine Octavie, et M. de Montglat lui servait de témoin, quoiqu’il y eût une légère variante dans le programme que lui-même avait tracé du mariage de son jeune ami.

Mme de Fontanieu, la mère, crut devoir cacher à son fils, tant qu’elle vécut, d’où venait la fortune inattendue qu’elle avait acceptée au nom de sa nièce. Elle redoutait, avec raison, la mobilité de son humeur et se demandait si, dans un retour subit à Mme d’Escoman, il ne serait pas homme à violer l’asile où la pauvre femme expiait son amour.

Il n’en fut rien. Mme d’Escoman mourut en 1846, et Louis de Fontanieu, devenu gentilhomme campagnard, fort occupé de ses améliorations agricoles, reçut la nouvelle de cette mort avec une indifférence qui épouvanta sa mère.

Les amours de certains hommes ressemblent à ces fleurs qui, lorsqu’elles sont desséchées, ne conservent rien de leur couleur, rien de leur parfum.

Le ci-devant chevalier passé comte de Montglat vécut fort vieux. Il prétendait dépasser la centaine, dans le seul but de faire enrager madame la comtesse ; ce qui fut, pendant vingt ans, sa préoccupation la plus constante. Mais la goutte décida que ce serait Marguerite qui porterait le deuil la première, et, quoique le noir ne lui allât pas aussi bien que lorsqu’elle l’avait porté pour son veuvage de la main gauche, elle ne laissa pas que de s’acquitter très convenablement de ce devoir.


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