Alexandre Dumas

LES DRAMES GALANTS
LA MARQUISE D’ESCOMAN
(première série)

Avec la collaboration de Gaspard de Cherville

1860

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Table des matières

 

I  Qui ressemble à tous les premiers chapitres. 4

II  Louis de Fontanieu. 21

III  La veille d’un duel 44

IV  La rencontre. 59

V  Les bonnes intentions, ou le pavé de l’enfer. 74

VI  Où Suzanne Mottet se fait plus amplement connaître  87

VII  Le restaurant du Soleil d’or. 99

VIII  Les conseils du chevalier de Montglat 113

IX  Où le chevalier de Montglat donne à son jeune ami une leçon de pêche à la ligne. 122

X  De la fragilité de la vertu lorsque le diable s’en mêle  136

XI  Ce qu’il y a sous l’écorce. 150

XI  Où tout le monde compte sans son hôte. 160

XIII  Les douleurs d’un amant heureux. 173

XIV  Comme quoi il est possible d’avoir l’air de s’entendre sans cependant s’être compris. 182

XV  Une idée de Suzanne Mottet et ce qui s’ensuivit 190

XVI  Le secret de la marquise. 207

XVII  Trop léger pour les gens vertueux, trop vertueux pour les gens légers  216

XVIII  Où il est prouvé qu’il est plus dangereux de se tirer une épine du pied que de se l’y mettre. 229

XIX  Comment il est toujours dangereux de se mettre à l’affût dans une souricière  242

Ce livre numérique. 255

 

I

Qui ressemble à tous

les premiers chapitres

C’est à Châteaudun que nous demandons à nos lecteurs la permission de les conduire.

J’entends quelques voix parisiennes demander timidement : « Qu’est-ce que Châteaudun ? »

Châteaudun, mesdames, – car, à la douceur de l’organe, je reconnais que la question m’est particulièrement adressée par des personnes appartenant au sexe féminin –, Châteaudun, mesdames, est l’ancienne capitale du comté de Dunois, en Beauce ; et, pour prévenir toute autre interpellation, je vous dirai du même coup que la Beauce, qui comprend le pays Chartrain, le Dunois et le Vendômois, est un pays fort laid, c’est-à-dire, entendons-nous, laid pour les poètes, pour les artistes et autres rêveurs qui méprisent les placements fonciers ; tandis qu’au contraire, pour ceux qui préfèrent à tous les points de vue de la Suisse, du Tyrol ou des Pyrénées, l’aspect d’un sol plantureux, de riches moissons, de grasses luzernes, le tout formant un horizon uniformément plaqué de carrés jaunes et verts, nous concédons volontiers que la Beauce est le plus beau de tous les pays.

Ce qui est vrai pour tout le monde, c’est que les quelques îlots de verdure que l’on rencontre en voyageant à travers les vagues de cette mer de blé, semblent au touriste, en raison de la monotonie générale, des oasis bien autrement fraîches et charmantes qu’ils ne le sont réellement.

C’est ce qui arrive lorsque, en venant de Chartres, on aperçoit, au-dessus de la cime des peupliers qui bordent la rivière du Loir, la croupe de la montagne sur laquelle est bâtie la ville de Châteaudun, et l’antique et superbe château de Montmorency.

Un précipice, des rochers, des arbres, de la fraîcheur en pleine Beauce ! On serait tenté de croire que tout cela est de la voltige, une décoration pour un drame du moyen âge.

Cette oasis a quelques lieues d’étendue ; aussi est-elle toute peuplée de châteaux et de maisons de campagne ; aussi les relations sociales de ceux qui les habitent sont-elles fort suivies et fort animées.

Elles l’étaient surtout vers le commencement du règne de Louis-Philippe, époque à laquelle nous avons eu l’honneur d’être introduit dans quelques-uns des cercles de la ville de Châteaudun, et de prendre connaissance des événements que nous allons raconter.

C’était le temps où une génération, aujourd’hui enfouie dans les catacombes conjugales, brillait de tout l’éclat de la jeunesse. Nous voulons parler de cette génération de quelques années plus jeune que nous, et qui, par les portes qu’une révolution venait d’ouvrir si violemment, faisait, vers 1832, son entrée dans le monde.

C’était une singulière génération, pâle, ardente, inquiète, nerveuse, née en quelque sorte, comme les soldats de Cadmus, des dents arrachées au dragon, entre deux batailles, dans les rares intervalles d’une paix précaire ; élevée au bruit du tambour, et qui, à l’âge où les autres enfants sautent à la corde et jouent au ballon, était, un jour, sortie le fusil sur l’épaule, avec l’uniforme, non pas du soldat, mais du collégien, pour défendre Paris.

Les pères, eux, étaient morts en défendant la France.

Ces pères, ils les avaient connus à peine, pauvres orphelins de la gloire qu’ils étaient ; ils les avaient vus arriver un matin, comme don Rodrigue visitant Chimène, sur un cheval au poitrail taché de sang ; sans quitter la selle, sans mettre pied à terre, ces héros embrassaient leurs femmes, soulevaient leurs enfants à la hauteur de leur poitrine chamarrée de croix ; puis ils jetaient leurs fils dans les bras de leurs mères et repartaient au galop.

Enfin, comme Romulus, l’homme dont le génie avait été l’âme de tous ces corps, s’était abîmé dans une tempête, laissant derrière lui une atmosphère tout imprégnée de poudre, toute fulgurante d’éclairs. La génération trébuchait sur les ruines d’un empire ; née pour la guerre, elle était condamnée à la paix ; pendant ses nuits, elle rêvait des sables de l’Égypte et des neiges de la Russie ; elle s’éveillait, et, au lieu de ce dieu de la guerre, de ce géant des tempêtes, de cet Adamastor, de cet Antée, de ce Géryon, qui passait comme l’éclair sur le cheval pâle de la Mort, elle suivait des yeux avec étonnement, dans une lourde voiture dorée, tirée par six chevaux empanachés, un vieux roi goutteux, qui, en échange des vieux manteaux dont on avait gratté les abeilles, donnait des habits neufs constellés de fleurs de lis.

Deux mondes se trouvaient en face l’un de l’autre : le monde du passé, qui remontait à saint Louis, le monde du présent et de l’avenir, qui datait de Napoléon.

Puis, entre les deux, comme un spectre vague, et cependant fier et menaçant, cette déesse qui, pendant trois ans, prit pour trône un échafaud, et qui, dans un terrible enfantement, mit au monde la liberté !

C’était une belle et noble époque, fiévreuse, agitée, mais loyale, digne, convaincue. La fièvre de l’agiotage n’avait point encore passé sur notre société ; l’heure n’avait point encore sonné où un pair de France pouvait, sans scandale, serrer la main à un coulissier de la Bourse. Il en résultait que, n’ayant pas l’exutoire de la spéculation, tous ces pauvres jeunes gens, pris d’un sentiment de malaise inexprimable, se lançaient à corps perdu, soit dans les occupations futiles, soit dans les plaisirs violents. Tout ce qu’ils avaient en eux de sève, de vigueur, de passion, ils le dépensaient en folles orgies, en paris ruineux, en jeux insensés, à faire courir des chevaux, chasser des chiens, entretenir des filles.

Et à cette époque, le monde des viveurs de province ne le cédait en rien à celui des viveurs de Paris ; bien des ruines en témoignent encore aujourd’hui. Véritablement privilégiée sous ce rapport, la ville de Châteaudun, tant dans son enceinte que dans ses environs, ne comptait pas alors moins d’une vingtaine de ces fils de famille inoccupés ; ce qui contribuait naturellement à maintenir la société dunoise dans les traditions de gaieté, de verve et d’entrain que nous venons de signaler.

Le plus remarqué, sinon le plus remarquable de tous ces lions – le mot commençait à s’introduire dans la société – était alors le marquis d’Escoman.

Il était marié ; mais le mariage n’avait été pour lui qu’un moyen de continuer, comme on dit, à mener la vie à grandes guides, et, rendons-lui cette justice, c’est qu’il la menait four in hand.

En bon français, le marquis d’Escoman avait fait un mariage d’argent, et cet argent, qui était celui de sa femme, glissait entre ses doigts avec la même facilité qu’avait fait le sien, c’est-à-dire celui de son père.

Le marquis d’Escoman avait trente ans.

La révolution de Juillet l’avait trouvé sous-lieutenant aux dragons de la garde. C’était un fort agréable, sinon un fort bon officier, bien plus fréquemment inscrit sur le carnet de bal des dames, pour une contredanse, une valse ou une polka, que sur le tableau d’avancement du ministère de la guerre.

Cependant son nom, sa famille, ses protections lui promettaient, sous la branche aînée, une carrière honorable, lorsque Juillet vint bouleverser tout cela.

M. le marquis d’Escoman se regardait comme étant de trop bonne maison pour servir un roi citoyen qui portait des gants de coton, qui sortait à pied, avec un parapluie sous le bras, et qui, à l’appel de la populace parisienne, paraissait sur son balcon, saluait trois fois et chantait la Marseillaise.

M. d’Escoman donna sa démission et rentra chez lui.

Il y bâilla vertueusement jusqu’à l’ouverture de la chasse, qui suivit d’un mois l’intronisation du nouveau roi ; le 5 septembre, il prit son fusil et son chien, et chassa pendant tout un trimestre ; mais, lorsque les perdreaux commencèrent à ne plus tenir, lorsque le verglas rendit la chasse à courre impraticable, perdu au milieu d’un monde de douairières, de chevaliers de Saint-Louis datant de l’autre siècle et de collégiens émancipés, le marquis s’ennuya démesurément.

Il regarda autour de lui et chercha ce qu’il pourrait entreprendre de bon ou de mauvais – n’ayant pas plus de penchant pour Arimane que pour Oromaze – afin de se distraire dans les loisirs que, comme au berger Tytire, lui faisait un dieu.

La solitude provinciale lui sembla être la difficulté à laquelle il devait s’attaquer tout d’abord. C’était, comme disent les Espagnols, prendre le taureau par les cornes. Il essaya de peupler cette solitude.

Des chevaliers de Saint-Louis, il n’y avait rien à faire : leurs commentaires à perte de vue sur les articles de la Gazette et de la Quotidienne absorbaient toutes leurs facultés et prenaient tout leur temps.

Les collégiens se présentaient mieux ; quelques-uns annonçaient les plus heureuses dispositions. M. d’Escoman résolut de ne pas les laisser se perdre, et s’établit leur instituteur.

Ce ne fut pas précisément vers la rhétorique et la philosophie qu’il dirigea leurs études, mais sur ce qui constitue à la fois les vertus d’un gentilhomme et les défauts d’Arlequin : l’amour du jeu, du vin et des femmes.

Après six mois, M. d’Escoman avait droit d’être fier de ses élèves : la ville de Châteaudun était complétement révolutionnée. D’élégants équipages sillonnaient les promenades ; les aubades des cors de chasse étouffaient le bruit des cloches, qui jadis troublait seul ses échos, et tenaient éveillés toute la nuit les paisibles habitants de la vieille cité dunoise ; les chants joyeux des bandes avinées succédaient aux fanfares et faisaient passer des nuits blanches aux bourgeois ; nombre de robes d’indienne avaient été échangées contre de la soie et du velours, nombre de mères pleuraient sur leurs filles sorties de la voie honnête ; enfin, les dévots additionnaient, en se signant, les sommes énormes perdues par les jeunes écervelés au club, au clob ou au cloub, car on ne parvenait pas à s’entendre dans la société châteaudunoise sur la prononciation de ce mot, aussi nouveau pour elle que les habitudes de ceux qui l’avaient importé à Châteaudun.

Nous avons dit que le marquis avait une femme.

Disons maintenant quelle était cette femme et dans quelles conditions M. d’Escoman s’était marié.

M. d’Escoman, qui avait déjà fort écorné son patrimoine au service de Sa Majesté Charles X, avait achevé de le mettre en complète déroute dans les deux ans qui s’étaient écoulés entre la révolution de Juillet et l’époque où nous sommes arrivés.

Au bout d’un an, tous ses biens étaient grevés d’hypothèques ; au bout de deux, le crédit, si large en province pour les riches propriétaires, commença à resserrer les cordons de sa bourse.

Un jour, en démontrant à son client l’impossibilité d’un nouvel emprunt, le notaire de M. d’Escoman lui déclara qu’il n’avait que deux moyens de ne pas tomber dans le gouffre où il avait déjà engagé un pied : dételer ou se marier.

M. d’Escoman n’eût pas même consenti à la concession que faisait Louis XV à son médecin, c’est-à-dire à enrayer. La seconde partie de la proposition de l’homme de loi lui parut seule exécutable ; et, avec un soupir :

— Eh bien, soit ! dit-il en haussant les épaules, mariez-moi.

Le notaire était de cet avis qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. En conséquence, il proposa à son client un parti de quarante-cinq mille livres de rente. Cela sembla si beau au marquis, qu’il l’arrêta net à cet exorde et se déclara prêt à accepter le million, sans regarder aux mains de la femme qui le lui apportait.

M. d’Escoman était véritablement né coiffé ; celle qui lui apportait ce million avait de belles mains, blanches, fines et aristocratiques. Elle était la dernière fleur née sur la tige d’une excellente famille du Blaisois ; elle avait dix-huit ans, une charmante physionomie, une éducation parfaite ; de plus, elle était orpheline, ce qui doublait la valeur du million aux yeux du futur, lequel se voyait ainsi à l’abri de la fastidieuse surveillance de beaux-parents quinteux et jaloux.

Quelques jours après l’ouverture du notaire à M. d’Escoman, les deux jeunes gens furent présentés l’un à l’autre, et, au bout de deux mois d’une cour qui coûta singulièrement aux habitudes dissipées du marquis d’Escoman, celui-ci épousait Mlle de Nanteuil dans l’église Saint-Pierre de Châteaudun.

Dans les mariages qu’on intitule, fort improprement à notre avis, de convenance, puisque la dernière chose dont on s’informe est de savoir si les futurs époux se conviennent, il y a presque toujours indifférence des deux côtés, quand il n’y a pas antipathie de l’un ou de l’autre.

Il n’en fut point ainsi dans l’union qui venait de s’accomplir. En échange de la profonde indifférence que M. d’Escoman apportait à sa femme, Emma – c’était le nom de baptême de Mlle de Nanteuil – apportait un amour sincère, prêt à tous les sacrifices, à tous les dévouements.

Les jeunes filles du monde peuvent avoir éprouvé des sympathies, conçu des espérances, mais rarement, quoi qu’on en dise, elles ont été au delà ; plus rarement encore la sévérité de leur éducation a laissé à la passion le temps de se développer en elles. Sans doute, pendant les quelques années qui séparent leur enfance de leur mariage, elles ont passé par bien des désirs impatients, subi bien des ardeurs contenues ; mais la situation que leur a faite la société est si nette et si tranchée, que peu d’entre elles laissent transpirer quelque chose de leurs secrets sentiments, et que presque toutes bouchent leurs oreilles pour ne pas entendre les battements de leur cœur. Il en est bien peu qui n’aient pas hésité en face de l’énergie que demanderait l’oubli de leur devoir ; elles rêvent beaucoup, agissent peu et croient aimer bien plus qu’elles n’aiment réellement. Elles oscillent ainsi de songe en songe ; et, toujours désireuse, mais toujours flottante, leur âme poursuit son vol aérien, semblable en cela à ces flocons de soie blanche, à ces fils de la Vierge que la brise promène mollement dans l’azur et auxquels manquent toujours la consistance suffisante pour qu’ils se fixent sur la terre.

Élevée dans un couvent, Emma n’avait jamais vu un mari que dans ses rêveries de pensionnaire. Aussi, lorsque son tuteur, à la suite de la visite que lui fit le notaire, lui en présenta un qui réalisait ses fantômes les plus caressés, elle crut à une intervention directe de la Providence à son égard, et remercia Dieu avec cette expansion des âmes tendres qui amène tout doucement les corps qu’elles régissent à voir le Créateur dans la créature, et à confondre dans un même culte l’objet qu’on aime et le Dieu que l’on adore.

Les sensations inouïes, inconnues, étranges que la vue de son futur mari faisait éprouver à Emma, sensations d’autant plus douces que, jusque-là, elles lui avaient été totalement étrangères, aidèrent, comme un torrent magnétique, à cette transition de l’inclination à l’amour.

Les sens jouent d’autant mieux leur rôle dans la passion, que celui qui la subit soupçonne moins leur présence et leur action.

Aussi, à la façon dont Emma disait, en parlant de son fiancé : « Mon beau Raoul », on reconnaissait que quelle que fut la pureté, la candeur, l’innocence de ses sentiments, à l’insu de la chaste jeune fille, il y avait quelque chose de charnel dans l’épanouissement de cette virginité. On sentait qu’il y avait plus que du cœur, plus que de l’âme dans cet amour que le mariage allait sanctifier ; on entrevoyait enfin la main du démon de la chair qui jetait son ombre au milieu de cette aurore d’une grande passion, et l’on comprenait alors ce que les gens sensés appelaient l’aveuglement de Mlle de Nanteuil ; car les avertissements sur ce que serait son sort futur ne lui avaient pas manqué.

Nous ne parlerons pas des lettres anonymes, des avis dont elle pouvait suspecter la sincérité ; les uns et les autres furent d’autant plus nombreux, que la ville était plus petite. Nous dirons seulement que le désir de devenir la marquise d’Escoman était si impérieux chez la pauvre jeune fille, qu’elle résista non seulement aux lettres anonymes et aux avis affectueux, mais encore aux instances presque maternelles de la personne qui avait sur elle le plus d’influence, c’est-à-dire d’une vieille gouvernante qui, peu à peu, par ses soins, par son dévouement, avait pris la place que la mort prématurée de la mère de la jeune fille avait laissée vacante.

Cette gouvernante, c’était Suzanne Mottet.

Suzanne Mottet, femme de chambre de Mlle de Reyneval, même avant qu’elle épousât M. de Nanteuil, c’est-à-dire de la mère d’Emma, avait épousé, huit jours après le mariage de sa maîtresse, un valet de chambre de M. de Nanteuil. Cependant, ses couches ayant précédé de six mois celles de sa jeune maîtresse, elle avait obtenu de Mme de Nanteuil de devenir la nourrice de la petite Emma. Mme de Nanteuil n’avait, au reste, aucun motif de refuser cette demande, que la brave femme regardait comme une faveur. Pour s’être mariée tard – Suzanne avait vingt-huit ans –, elle n’en était que plus robuste. Et quant à son dévouement, depuis dix ans qu’elle était attachée à la famille, il n’y avait pas moyen d’en douter.

L’enfant de Suzanne fut donc sevrée, et la petite Emma prit sa place au sein de la nourrice.

Celle-ci alors partagea ses soins maternels entre les deux enfants.

Mais la fille de Suzanne était faible et maladive ; une attaque de croup l’emporta, et la petite Emma se trouva dès lors seule en possession de l’amour que Suzanne avait jusque-là étendu sur ses deux nourrissons.

Il semblait à la pauvre mère que l’âme de la morte fut passée dans le corps de celle qui survivait, et, si une mère se console de la mort de son enfant, ce fut en allaitant, en berçant, en caressant la petite Emma que Suzanne Mottet se consola de la perte de sa fille.

Cet amour devint pour Suzanne une espèce de passion ; cette nature rustique et même un peu grossière s’assouplissait pour l’enfant à des soins et à des prévenances que n’avait pas pour elle sa propre mère. Au moindre accident, c’étaient des cris ; à la moindre indisposition, c’étaient des larmes ; si bien que, lorsqu’une indisposition ou un accident arrivait, ce n’étaient point les larmes et les cris de l’enfant qu’on entendait d’abord dans la maison, c’étaient les larmes et les cris de Suzanne Mottet.

On dit, comme l’expression la plus complète du dévouement d’une personne à une autre personne : « Elle donnerait sa vie pour elle. » Cette locution était pour Suzanne Mottet, à l’endroit de la petite Emma, plus qu’une phrase banale, c’était une réalité.

Cette passion alla si loin, que Mme de Nanteuil s’en inquiéta – la jalousie maternelle n’est pas la moins égoïste des jalousies – ; elle craignit que ce jeune cœur, se trompant aux caresses, ne fît fausse route et ne penchât du côté de l’étrangère.

Elle voulut éloigner Suzanne Mottet.

Cette fois, ce ne furent ni des cris ni des larmes : ce fut un désespoir muet, si sombre, si terrible, si profond, que Mme de Nanteuil comprit qu’elle n’avait pas le droit de tuer la pauvre femme pour le seul crime de trop aimer un enfant qui n’était point à elle.

Suzanne Mottet resta donc près de la petite Emma, et, comme elle avait, avec un instinct merveilleux, compris la cause de son éloignement ; comme, de son côté, elle s’était surprise à se sentir jalouse des caresses que l’enfant faisait à sa mère, elle résolut, devant Mme de Nanteuil, devant les domestiques et même devant les étrangers, de cacher, autant qu’il lui serait possible, la violence de ses sentiments pour la petite fille, et peu à peu, par un constant effort sur elle-même, en se répétant sans cesse qu’on lui enlèverait sa chère Emma si elle l’aimait trop, elle parvint à renfermer dans son cœur cet amour qui était sa vie.

C’était le temps des rudes guerres. Après avoir assisté aux victoires de l’Empire, M. de Nanteuil, colonel d’un régiment de cuirassiers, assistait aux défaites qui précédaient la chute de Napoléon. Il avait été blessé à la Moscowa, blessé à Leipzig, blessé à Montmirail, il fut tué à Waterloo.

La comtesse de Nanteuil reçut un jour du ministre de la guerre une lettre cachetée de noir qui lui annonçait cette mort.

La petite Emma avait deux ans.

L’effet des grands coups frappés par la mort est de nous rendre plus chers ceux qui survivent. Mme de Nanteuil sentit redoubler son amour pour Emma. Ce fut encore autant de pris au cœur de Suzanne Mottet. De trois à six ans, l’enfant ne quitta presque pas sa mère, et, sans devenir une étrangère pour l’enfant, Suzanne se trouva naturellement chaque jour un peu plus écartée d’elle.

Vingt fois la nourrice, à qui cet éloignement de son enfant chéri brisait le cœur, ouvrit la bouche pour demander à Mme de Nanteuil de se retirer dans sa famille ; mais elle n’en eut jamais le courage ; au moment de parler, la force lui manquait ; elle disait : « Encore un jour ! » Le jour s’écoulait, et elle était aussi faible le lendemain que la veille.

Un soir Mme de Nanteuil revint du bois en se plaignant d’une violente douleur au côté. Elle était sortie en voiture découverte, avait été prise de froid ; craignant que la petite Emma n’en souffrît, elle s’était dépouillée de sa pelisse pour en envelopper l’enfant. Cette douleur ne lui parut pas assez inquiétante pour faire appeler le médecin. Vingt-quatre heures après, une fluxion de poitrine se déclara, et le mal fit des progrès tellement rapides, qu’au bout de trois jours, Mme de Nanteuil rendait le dernier soupir en remettant son enfant à Suzanne Mottet, dont à ce moment suprême elle reconnaissait l’amour et le dévouement.

Le cœur humain a de sombres abîmes. Suzanne Mottet avait une tendre affection pour Mme de Nanteuil, et, cependant, lorsqu’elle lui eut fermé les yeux, il lui sembla qu’une voix murmurait au plus profond de ses entrailles : « C’est aujourd’hui seulement que ton Emma est bien à toi, et personne ne sera plus là pour l’aimer et pour t’empêcher de l’aimer. »

Cette voix l’épouvanta ; elle ferma les yeux, mais en serrant la jeune fille sur son cœur.

Un oncle maternel de Mme de Nanteuil, professant des opinions royalistes et voyant à peine sa nièce, dont le mari était au service de l’usurpateur, fut nommé tuteur de l’orpheline ; il décida qu’elle serait mise dans une des meilleures pensions de Paris, et, se rappelant les recommandations de Mme de Nanteuil mourante, permit à Suzanne Mottet d’accompagner son enfant chérie.

C’était tout ce que la bonne femme pouvait désirer.

Six années s’écoulèrent, après lesquelles l’éducation d’Emma étant terminée, sa fortune presque doublée par la loyale et habile gestion de son tuteur, celui-ci dit un matin à son notaire :

— Ah çà ! mon cher monsieur Privat, vous savez que j’ai une pupille à marier ; je ne tiens pas à la fortune, mais je veux un gentilhomme de vieille roche et qui pense bien.

Trois jours après, M. d’Escoman se présentait chez M. Privat pour négocier un emprunt, et M. Privat faisait à son client, à l’endroit de Mlle de Nanteuil, l’ouverture que nous avons dite.

Au premier mot du mariage projeté, Suzanne Mottet courut aux renseignements avec une sollicitude et une ardeur plus que maternelles. Ces renseignements, ce ne fut point dans les salons, près des gens intéressés à cacher ou, tout au moins, à farder la vérité qu’elle alla les chercher, mais bien dans les offices, redoutable tribunal où peu de maîtres obtiennent un satisfecit de la part de ceux que le sort leur a donnés pour serviteurs.

Suzanne fut épouvantée de ce que la livrée lui raconta des mœurs et des habitudes du marquis d’Escoman ; il lui semblait que sa chère enfant allait devenir la proie d’un de ces monstres que dépeignent les contes de fées ; elle pria, elle supplia, elle conjura sa chère Emma de ne pas courir volontairement à un malheur certain. Mais les équipées du marquis étaient de telle nature, qu’il n’y avait point possibilité de raconter à une jeune fille celles d’entre elles qui eussent produit sur son esprit, ou plutôt sur son cœur, le plus d’impression ; Suzanne ne pouvant, ou plutôt n’osant rien préciser, Emma riait comme une folle des terreurs de sa vieille amie, et, lui montrant le charmant visage du futur, lui demandait si c’était là la physionomie d’un Barbe-Bleue.

Emma se maria donc.

Huit jours après le oui si doux et si terrible, sans avoir adopté les idées de sa gouvernante, dont la figure austère, dont les yeux rougis n’avaient cessé de protester contre l’ivresse de la mariée, Emma était triste déjà.

C’est que le mariage n’avait tenu aucune des promesses que son imagination avait faites à son cœur.

Elle avait espéré vivre de la vie d’un mari bien-aimé, en même temps que de sa propre vie, doubler son âme comme son être, et voilà qu’à son grand étonnement, elle se trouvait seule, toujours seule.

La réserve, la froideur, l’indifférence que Raoul n’avait pu dissimuler, elle les avait mises sur le compte des convenances, elle les avait appelées de la distinction ; mais, à sa grande surprise, cette réserve et cette froideur duraient toujours ; comme un voyageur, séduit un instant par le phénomène du mirage, au lieu de la source bienfaisante à laquelle elle espérait mouiller ses lèvres, elle ne voyait plus autour d’elle que le désert et ses sables brûlants, et elle éprouvait, non point pour le marquis d’Escoman, mais pour la vie, qui réserve aux créatures humaines de telles déceptions, une frayeur près de laquelle les appréhensions de Suzanne n’étaient que des craintes d’enfant.

Tout au contraire, le mariage n’avait rien changé à l’existence du marquis d’Escoman.

Il avait ajouté deux chevaux à son écurie et un cuisinier à sa maison ; puis, comme Marguerite Gélis, sa maîtresse, avait cru devoir paraître vivement contrariée de cette union, en véritable gentilhomme qu’il était, Raoul avait prélevé un cachemire sur les trois qu’il mettait dans la corbeille de sa fiancée, et l’avait offert à Marguerite, sur les épaules de laquelle il faisait l’admiration et l’envie de toutes les bourgeoises de Châteaudun.

Il donnait à son cercle et à Marguerite autant de son temps qu’il le faisait avant d’être devenu l’époux d’Emma, les chevaux et les chiens avaient toujours la même part dans ses affections, et le jeu dans son revenu.

II

Louis de Fontanieu

À l’époque où commençait l’histoire que nous entreprenons de raconter et à laquelle les pages que nous venons d’écrire auront servi de préambule, il y avait deux années que l’union du marquis d’Escoman avec Emma de Nanteuil s’était accomplie, et elle avait tenu tout ce qu’elle promettait.

Toute plaie non cicatrisée s’agrandit et s’ulcère ; c’est une loi morale comme une loi physique : ni les vices ni la douleur ne restent stationnaires ; en deux années, la douleur d’Emma était devenue plus profonde ; les vices de M. d’Escoman avaient fait leur chemin.

Disons plus, c’est que ces derniers avaient franchi la limite au delà de laquelle ils perdent le parfum d’élégance et de jeunesse qui les fait supporter, et le monde lui-même, si indifférent qu’il soit d’ordinaire aux tristesses conjugales, avait fini par se scandaliser de la conduite de cet homme qui avait jeté tout masque comme il avait rompu tout frein.

De la tristesse, Emma avait passé au découragement, et du découragement au désespoir ; enfin, du désespoir, elle en était venue à une résignation mélancolique et douce.

On l’a dit, et, comme les grandes vérités surtout ont besoin d’être répétées, il faut le redire : — l’adversité élève et fortifie les âmes assez robustes pour ne pas être brisées par elle. Dès sa jeunesse, Emma avait bu à la coupe sombre ; enfant, ses yeux avaient vu sa mère vêtue de deuil ; jeune fille, ce deuil l’avait envahie ; l’isolement dans lequel elle avait grandi – car on comprend bien que l’amour de Suzanne Mottet n’avait été pour elle qu’un appui matériel –, l’isolement dans lequel elle avait grandi avait disposé son cœur à l’énergie. L’épreuve amère que la destinée lui réservait avait donné à ce cœur une trempe puissante. Aussi, lorsque les premiers emportements de la déception furent passés, elle parut calme et digne dans son malheur. Elle sut cacher ses larmes sous le sourire de l’indifférence ; elle tua par le mépris un amour qu’elle jugeait indigne d’elle, et, cet amour mort, elle ne chercha point à se rattacher à la terre par une consolation quelconque, mais, au contraire, elle se montra si insouciante, si spirituellement dédaigneuse au milieu des hommages qui l’entouraient, que rien ne semblait plus devoir altérer ce corps auquel on attribuait la froideur du marbre, dont il avait déjà la blancheur.

Mais il y avait près d’Emma quelqu’un qui ne pouvait l’imiter dans cette résignation.

C’était Suzanne Mottet.

Méconnaître la vertu, dédaigner la beauté de son Emma, c’était déjà pour la gouvernante un crime impardonnable. Mais faire couler des larmes de ces yeux bleus qu’elle déclarait les plus ravissants qu’il y eût au monde, causer un chagrin à la jeune femme qu’elle essayait encore quelquefois de bercer sur ses genoux comme lorsqu’elle n’était qu’une enfant, c’était se créer dans Suzanne une implacable ennemie.

La haine de celle-ci monta jusqu’à la frénésie, à partir d’un certain jour de carnaval où elle rencontra Marguerite Gélis, que M. d’Escoman promenait effrontément à son bras, et où le marquis répondit par un éclat de rire au regard méprisant dont Suzanne essaya de foudroyer son maître.

Emma n’allait dans le monde que pour obéir à son mari, qui avait intérêt à ne point afficher l’abandon dans lequel il la laissait ; elle y allait sans plaisir et sans goût. La solitude et le recueillement convenaient mieux que le bruit à ses pensées, devenues graves et sérieuses ; mais Suzanne ne goûtait nullement cette réserve, et, ne pouvant assassiner M. d’Escoman, elle avait, un peu naïvement, rêvé de le faire crever de dépit.

Aussi, lorsque par hasard la jeune marquise se décidait à suivre son mari à quelque soirée, Suzanne habillait sa maîtresse avec le soin minutieux d’une mère ; elle la parait avec la dévotion d’un brahmane pour son idole, abreuvant à la fois sa tendresse pour l’une et sa haine pour l’autre dans la contemplation de celle qu’elle voyait si belle.

Il lui arrivait souvent de suivre sa maîtresse dans les maisons amies. Alors elle se glissait au milieu de la domesticité du lieu où se donnait la fête, et, à travers une porte entre-bâillée, elle couvait la jeune femme du regard, ne perdait pas un de ses gestes, souriait instinctivement à ceux auxquels elle la voyait sourire, était fière de ses succès, mais heureuse surtout lorsque le flot d’adorateurs était compact et empressé autour d’Emma, et alors, maintes fois, dans sa haine contre le marquis d’Escoman, elle se sentait tentée de les encourager du geste et de la voix.

Au reste, le marquis était si insouciant de ce qui se passait dans sa maison, qu’il n’avait pas accordé la moindre attention à l’inimitié que la gouvernante ne se donnait cependant pas la peine de dissimuler.

Les choses étaient en cet état lorsque, dans les premiers jours de l’année 1835, arriva un événement qui souleva de vraies tempêtes dans l’aristocratie dunoise.

Le sous-préfet de l’arrondissement se donna le luxe d’un secrétaire intime, et ce secrétaire n’était pas moins que le représentant d’une des familles les plus illustres de la Normandie.

Il était venu prendre possession de son poste, muni d’une lettre de recommandation pour un de ses parents établi de longue date en Beauce, lettre dans laquelle la mère du jeune homme tirait à vue sur la bienveillance de son cousin et le priait de veiller sur son fils et de le présenter dans le monde.

Il advint ainsi que Louis de Fontanieu – c’était le nom du nouveau secrétaire – se trouva à la sourdine introduit dans les salons dont jamais fonctionnaire public n’avait trouvé jusque-là le Sésame, ouvre-toi !

On y fit peu d’attention tout d’abord ; mais une simple réflexion, partie d’une bouche malveillante, souleva un tonnerre de haros, chacun tenant à ne pas paraître moins à cheval sur les principes que ne l’était son voisin.

Nombre de gens déclarèrent alors la chose nauséabonde.

Il était, en effet, du plus mauvais goût, dans ce monde de gentilshommes, qu’un Fontanieu se fît le serviteur du gouvernement de Juillet. Il était déplorablement triste de voir un homme qui était non seulement quelque chose, mais encore quelqu’un, devenu le valet d’un employé du roi Louis-Philippe.

Toute bienveillance pour celui qui se rendait coupable d’un semblable oubli de son nom et de son honneur constituait une véritable complicité.

Les plus exaltés parlaient de chasser cet intrus.

Les éclats de cette colère ne pouvaient manquer d’avoir des échos. Le bruit en arriva jusqu’à M. de Mauroy – c’était le nom du cousin qui avait présenté Louis de Fontanieu dans la noble société dunoise – ; il prit chaudement la défense de son jeune parent et chercha à l’excuser en rappelant que M. de Fontanieu le père avait sacrifié bien mieux que ne l’avaient fait les mécontents à la cause pour laquelle ils affichaient tant de susceptibilité : colonel de la garde royale en 1830, ce digne officier lui avait donné sa vie ! La place que l’on faisait espérer à son fils, après le noviciat qu’il subissait, constituait toute la fortune de celui-ci ; elle viendrait en aide à la détresse de la veuve du vieux soldat royaliste, à la mère du jeune Louis de Fontanieu.

Mais ce zèle coûtait trop peu à ceux qui le déployaient pour qu’ils se payassent de si bonnes raisons, et, si M. de Mauroy, qui possédait une grande fortune dont il faisait un noble usage, vit son acte et ses dires approuvés par quelques esprits d’élite, une fraction considérable de la société aristocratique de Châteaudun ne continua pas moins de s’opposer à l’introduction du jeune secrétaire au milieu d’elle.

Un des adversaires les plus furibonds que rencontra Louis de Fontanieu fut le marquis d’Escoman.

Hâtons-nous de dire que l’esprit de parti était, pour le marquis, non pas la cause, mais simplement le prétexte de cette hostilité.

Il est vrai que quelques caractères fortement trempés peuvent conserver au milieu des débauches, qui ne sont alors qu’une espèce de soupape de sûreté ouverte à la sève qui déborde en eux, la fermeté, l’inflexible énergie de leurs opinions.

Mais l’exception n’est point la règle.

Pour les hommes ordinaires, l’abus des plaisirs a sur les convictions politiques l’effet qu’il produit sur tous les sentiments de l’âme, il les absorbe.

Les convulsions de l’état social, les révolutions faites ou à faire étaient plus indifférentes à M. d’Escoman que ne pouvait l’être un seul regard de Marguerite Gélis.

Et c’était précisément un mouvement involontaire des grands yeux noirs de cette fille qui avait motivé toute la mauvaise humeur de M. d’Escoman contre Louis de Fontanieu, vers lequel ce coup d’œil, innocemment provocateur peut-être, était dirigé.

Il est vrai qu’involontaire une première fois, il avait paru à M. d’Escoman qu’il s’était volontairement renouvelé, et qu’à chaque fois ce coup d’œil était devenu plus tendre.

Aussi le marquis jetait-il feu et flamme et déclarait-il le petit cénacle de Châteaudun si complétement déshonoré, que, pour un zeste de citron, il allait se décider à vivre en ermite.

Louis de Fontanieu fut le dernier à s’apercevoir de ce qui se passait.

Faisons pour lui ce que nous avons fait pour nos autres personnages, c’est-à-dire essayons de le faire connaître à nos lecteurs.

C’était un garçon de vingt-quatre ans, que la nature semblait avoir singulièrement favorisé, et qui, cependant, lorsqu’on l’examinait à la loupe, n’existait qu’à l’état de magnifique ébauche.

Il était grand et bien bâti, sa figure avait de la régularité, du caractère même : sa physionomie ne manquait point d’une certaine distinction ; mais la grâce faisait défaut à tout cela. Il avait l’air roide et gêné d’un militaire sous le costume bourgeois.

C’est que, comme la plupart des jeunes gens de cette époque, fils d’officier, il avait été élevé pour être soldat. Et, en effet, il l’eût été si son père eût vécu. Élève de Saint-Cyr, les appréhensions seules de sa mère l’avaient déterminé à ne pas poursuivre la carrière des armes et à devenir secrétaire de sous-préfecture, au lieu de sortir de l’école sous-lieutenant.

Jusqu’à l’âge de vingt et un ans, il avait donc porté l’uniforme.

Voilà pour le physique ; passons au moral.

Sa faculté à apprendre avait quelque chose de prodigieux ; mais l’initiative et la persistance lui manquaient, de sorte qu’il n’avait fait que subir les inconvénients de cette facilité, effleurant tout, mais se rebutant dès que l’étude devenait sérieuse et demandait le moindre effort.

Au reste, extrêmement bon, extrêmement doux, extrêmement honnête, extrêmement dévoué, c’était par les superlatifs que la nature avait atténué ses qualités et les avait rendues incommodes à lui et à son prochain ; aussi ces vertus étaient-elles devenues chez lui une espèce de débilité nerveuse dont il sortait par soubresauts convulsifs et par éclats violents, et qui lui faisait, en somme – excepté dans ses moments de surexcitation –, un caractère beaucoup plus féminin que masculin.

Louis de Fontanieu, bienveillant pour tout le monde, croyait à la bienveillance universelle et eût appelé le genre humain son ami. Tout au contraire de ce monstre couronné qui eût voulu que le monde entier n’eût qu’une seule tête pour l’abattre d’un seul coup, notre jeune héros eût fait le même souhait, mais pour embrasser l’univers sur les deux joues. Dans cette disposition permanente d’esprit, il était disposé à tout voir à travers un rideau de crêpe rose, et, pendant les huit premiers jours de son installation à la sous-préfecture, il avait écrit à sa mère deux longues lettres où il paraphrasait sur tous les tons l’enthousiasme juvénile que lui avait causé l’accueil de la société dunoise. Hommes et femmes, prétendait-il, s’empressaient pour lui rendre le séjour de la ville agréable, et Dieu sait par quels éloges fanatiques sur l’esprit des uns et sur la beauté des autres il payait sa dette à la reconnaissance.

À l’entendre, on l’adorait.

Il fut donc fort étonné lorsque son sous-préfet, le prenant à part un matin, le mit au courant de la situation réelle, lui apprit que quelques impolitesses, dont sa candeur de jeune homme ne s’apercevait pas, avaient motivé des bruits injurieux pour son courage, et lui déclara qu’il exigeait, au nom de la famille de Fontanieu, dont il était l’ami, au nom même du gouvernement qu’il représentait, que le nouveau secrétaire sortît honorablement de la position dans laquelle il s’était placé vis-à-vis des adversaires du pouvoir.

La foudre tombant aux pieds de Louis de Fontanieu n’eût pas produit sur ses nerfs une plus rude secousse.

Sans prendre le temps de consulter son cousin de Mauroy, sans en écouter davantage, il courut au cercle, dans l’intention bien arrêtée de provoquer la première personne qu’il y rencontrerait.

Il était alors une heure de l’après-midi et les salons du club étaient à peu près déserts.

Le marquis d’Escoman et deux désœuvrés de sa connaissance y étaient cependant déjà installés.

De ces deux compagnons du marquis, l’un, Georges Guiscard, était un étourdi de vingt ans, l’autre, le chevalier de Montglat, un mauvais sujet de soixante. Tous les trois, accoudés sur la rampe du balcon de l’hôtel, attendaient qu’on leur amenât leurs chevaux de promenade.

Les deux premiers aspiraient nonchalamment la fumée de leur cigare ; le troisième, qui datait d’une époque où le cigare n’était pas inventé, n’avait jamais, sous ce rapport, pu forcer sa nature rebelle et se placer, quant au tabac, à la hauteur de ses jeunes amis.

En passant devant ces messieurs, ou plutôt sous ces messieurs, Louis de Fontanieu crut entendre quelques rires, qui lui semblaient s’adresser à lui. Ces rires lui firent l’effet de la piqûre que reçoit le taureau sortant du toril, c’est-à-dire qu’ils redoublèrent la colère qui le mordait au cœur.

Il s’élança dans la maison et monta rapidement l’escalier.

Il avait été présenté au cercle quelques jours auparavant. Son nom se trouvait affiché, avec celui de ses parrains, sur un petit tableau qui servait à cet usage et devait rester ainsi jusqu’au jour du scrutin.

Louis de Fontanieu alla droit au tableau, l’arracha de la muraille et le brisa sous ses pieds.

En ce moment, M. d’Escoman détaillait à Georges de Guiscard les beautés d’une jument qu’il avait récemment achetée et que son groom tenait en main. Absorbés dans leur contemplation, ils n’avaient pas vu passer Fontanieu, et, ignorant même sa présence, ils ne virent point son action, n’entendirent point le bruit que le tableau fit en se brisant.

Seul, le chevalier de Montglat, qui, n’ayant pas de jument que l’on pût admirer, ne prenait pas grand plaisir à admirer les juments des autres, se retourna.

Nous l’avons dit, M. de Montglat était un homme de soixante ans ; c’était le seul des vieux garçons de Châteaudun que Raoul d’Escoman fût parvenu à arracher à la politique et au reversis.

Il est vrai que M. de Montglat payait pour tous les autres, et payait si bien, qu’il était devenu le meilleur auxiliaire du marquis, dans la tâche philanthropique qu’il avait entreprise.

Sa taille était petite ; mais l’obésité, ce premier suaire de la vieillesse, n’en avait point altéré la souplesse. Par un privilège bien rare, sa jambe avait conservé son nerf et sa rondeur ; son pied, son élasticité et sa cambrure ; ses mains, leur finesse et leur blancheur. Sous les bourgeons dont l’âge et les excès avaient illustré son visage, on devinait encore le charmant petit page qui avait fait non seulement rêver, mais encore veiller des duchesses.

Sa jeunesse avait été fort dissipée, et les soixante ans qu’il avouait ne paraissaient pas avoir plus atténué le feu de ses passions que la vigueur de son corps.

S’il s’agissait de courre un cerf, M. de Montglat était le premier botté et éperonné, et, disons-le, nul des jeunes gens qui se livraient à cet exercice ne savait, comme lui, enlever son cheval devant une barrière. Dix heures de chasse, pour lui, n’étaient qu’un jeu, et ne l’empêchaient nullement de passer à boire la nuit qui suivait cet exercice. C’était à table surtout que resplendissait la gloire du vieux titan des orgies ; aucun des viveurs de Châteaudun ne se rappelait avoir vu sur son visage la moindre trace d’ébriété, quoique le chevalier de Montglat ne refusât jamais de faire honneur à personne, comme aussi pas un ne pouvait se souvenir d’avoir vu la marque d’un souci sur sa joyeuse physionomie. Pour achever le tableau, disons que l’on citait quelques aventures dont le chevalier s’était galamment tiré malgré ses cheveux blancs, que son partenaire fut une femme ou que son adversaire fut un homme.

Cependant, comme ce n’est que dans les romans que l’on trouve des héros parfaits en bien comme en mal, et que ceci est une histoire et non pas un roman, nous sommes obligé d’avouer qu’il y avait plusieurs défauts à la cuirasse du chevalier de Monglat.

D’abord, il avait un ridicule : – il se souvenait trop du passé ; de ce passé qui lui semblait d’autant plus beau qu’il avait sous les yeux l’existence étriquée de ceux qui se prétendaient les successeurs des grands roués ; et il parlait trop du rôle qu’il avait joué dans ces temps héroïques, devenus presque des temps fabuleux.

On avait fini, dans le monde dunois, par se blaser sur ses histoires de duel, qui, vraies ou fausses, se terminaient invariablement par la même formule : « La garde de mon épée lui servit d’emplâtre. »

Aussi, quand il était là, l’appelait-on le chevalier de Montglat ; mais, quand il n’y était pas, on ne l’appelait guère autrement que le chevalier de l’Emplâtre.

Puis le besoin de vie bruyante et agitée qui s’était réveillé en lui depuis que M. d’Escoman lui en avait donné l’exemple, et surtout la passion du jeu l’avaient entraîné beaucoup trop loin.

M. de Montglat était pauvre.

Cette pauvreté, si grande et si noble chez le vieux gentilhomme qui la porte fièrement, ses vices – il faut nommer les choses par leur nom – la lui avaient rendue odieuse et l’avaient peu à peu amené à composer avec la délicatesse.

M. de Montglat acceptait ce qu’il ne pouvait rendre, il n’était pas plus exact à restituer les quelques louis qu’il empruntait çà et là qu’à payer ses dettes de jeu ; et peu à peu il en était arrivé aussi à un état flagrant d’infériorité morale vis-à-vis de jeunes gens qui étaient loin de le valoir.

Ses vrais amis s’en affligeaient ; mais il y avait tant d’entrain dans ses façons, tant de bonne foi dans les erreurs que lui faisaient commettre ses vieilles habitudes et la chaleur de son sang, que, si quelquefois on riait de ses crâneries, personne n’avait encore songé à s’indigner de sa conduite.

Le chevalier de Montglat vit donc seul l’action de Louis de Fontanieu.

À la pâleur, à l’agitation du secrétaire, il devina sans peine ce qui se passait en lui.

Depuis quelque temps, les auditeurs du chevalier devenaient moins bénévoles ; il aimait à conter, comme tous les vieillards, et il avait vu sur certaines lèvres un sourire moqueur accueillir le récit des exploits de sa jeunesse. Ce sourire l’impatientait. Il avait déjà jugé à part lui qu’un duel serait une occasion merveilleuse pour fermer la bouche aux mauvais plaisants et pour s’ouvrir à jamais des oreilles complaisantes et attentives. C’était, d’ailleurs, une originalité qui lui semblait piquante que de se battre à son âge. Il quitta sournoisement le balcon et alla droit au jeune homme.

— Pardieu ! monsieur, lui dit-il en se dandinant avec cet air d’impertinence qui n’appartient qu’aux gentilshommes de l’autre siècle, vous me faites vivement regretter que nous ayons, il n’y a qu’un instant, donné congé aux laquais.

Louis de Fontanieu se sentit piqué par un dard, moitié abeille, moitié scorpion.

— Et pourquoi cela, monsieur ? fit-il en se redressant.

— Parce que leur présence eût été nécessaire pour prier un écervelé d’aller passer sa colère ou chez lui ou dans sa sous-préfecture.

— Vous avez tort, monsieur, de le regretter, répliqua le jeune homme, à qui la colère faisait perdre le sentiment des convenances, car vous tenez fort avantageusement leur emploi.

— Oh ! oh ! fit le chevalier de Montglat avec le même soubresaut qu’il eût reçu un soufflet, savez-vous, monsieur, que cela est une grosse insulte ?

— Prenez la chose pour ce qu’elle est, monsieur ; elle ne saurait avoir de meilleur appréciateur que vous.

— Alors, monsieur, dit le chevalier se laissant, malgré la gravité de la situation, aller à son défaut favori, il faut que je vous raconte qu’un jour un Anglais, le capitaine Jarvis, m’en dit beaucoup moins que vous ne venez de le faire et que cependant, dans la rencontre que j’eus avec lui, sur un dégagement, je parai prime, je fis une retraite de corps, et, tandis qu’il revenait en quarte, je me fendis à fond ; si bien, jeune homme…

— Que la garde de votre épée lui servit d’emplâtre ; nous connaissons cela, monsieur le chevalier, et, quoique arrivé depuis huit jours seulement dans cette ville, je suis en état de vous suppléer dans le dénouement de toutes vos narrations.

— Narrations ! s’écria le chevalier de Montglat, narrations ! voilà un mot, monsieur, qui me ferait tuer cent mille hommes.

En effet, ce nouveau témoignage d’une incrédulité visiblement épidémique faisait passer le chevalier d’une colère factice à un courroux réel.

— Et, continua-t-il, j’espère bien que vous me rendrez raison.

— Je suis tout prêt, monsieur ; mais, auparavant, je désire avoir satisfaction des insolents qui ont cherché à m’avilir, de ceux dont les procédés bienveillants dissimulaient la perfidie.

Le marquis d’Escoman s’était approché pendant la discussion.

— Peut-on savoir de quoi vous vous plaignez, monsieur ? demanda-t-il froidement.

Au son de sa voix, Louis de Fontanieu se tourna de son côté.

— Je me plains, monsieur, dit-il, de ce que quelques personnes ont osé prétendre qu’on devait me chasser des salons où mon nom et mes relations de famille m’assurent une place qui n’est pas des dernières. J’accuse de lâcheté ceux qui ont tramé ces indignités dans l’ombre et qui n’ont pas le courage de m’attaquer en face.

— Personne ne vous conteste l’ancienneté de votre maison, monsieur, dit le marquis avec un sourire ironique. Chacun sait que le nom de Fontanieu fut, jusqu’à vous, un des plus honorables de la Normandie. Mais, quelle que soit l’illustration de votre origine, elle ne peut vous donner le droit de forcer la porte de ceux qui regardent la fidélité comme le premier des titres de noblesse.

Malgré son inexpérience et l’état d’exaspération où il était, Louis de Fontanieu sentit qu’engager une discussion sur la légitimité de sa conduite, c’était entrer dans une voie difficile ; il comprit qu’une question de gros sous, l’existence d’une famille dépendît-elle de ces gros sous, ferait méchante figure en face des sentiments chevaleresques que le marquis d’Escoman exprimait avec la fierté et la candeur d’un Lescure et d’un Bonchamp.

Mais sa colère était si grande, qu’en évitant un écueil, il alla donner dans un autre.

— Ah ! répondit-il, si je connaissais ceux qui ont tenu ces infâmes propos, je leur prouverais que l’épée que mon père m’a léguée, encore teinte du sang des ennemis du roi, est tombée dans des mains qui s’en serviront avec honneur.

— Prenez garde, monsieur ! dit le marquis d’un ton railleur, si vos supérieurs vous entendaient, il est probable que cette qualification d’ennemis du roi ne les flatterait que médiocrement. Mais ce ne sont point nos affaires. Résumons-nous donc. Vous désirez connaître ceux qui ont jugé que le secrétaire de M. le sous-préfet n’était point à sa place dans nos salons ?

— Oh ! nommez-les, s’écria Louis de Fontanieu, qui se méprenait sur ce que cachait l’attitude froide et indifférente du marquis, nommez-les, monsieur, et vous acquerrez ainsi des droits sérieux à ma reconnaissance et à mon amitié.

— L’une et l’autre me sont assez précieuses pour que je ne me refuse pas à votre prière.

Louis de Fontanieu fit un mouvement d’anxieuse attente.

— Eh bien, c’est moi, monsieur, ajouta le marquis d’Escoman avec le plus grand calme, et cependant avec un regard si fixe et si ferme, que c’était celui de l’homme qui non seulement ne recule pas devant une affaire, mais qui encore a l’intention de la provoquer.

Louis de Fontanieu fit un mouvement de surprise si naïf, que Georges de Guiscard ne put retenir un éclat de rire auquel le chevalier de Montglat s’associa de tout son cœur.

Ce témoignage unanime de la maladresse avec laquelle il avait dirigé son explication rendit au jeune homme un peu de son sang-froid.

— Votre arme ? votre heure ? le lieu du combat ? dit-il brièvement au marquis d’Escoman.

— Tout beau, tout beau, monsieur ! vous allez un peu vite ce me semble ; mais il n’en faut accuser que votre peu d’habitude de ces sortes d’affaires ; nos témoins régleront tout cela.

Puis, faisant un pas en arrière pour démasquer Georges de Guiscard et le chevalier :

— Voici les miens, ajouta le marquis.

Georges de Guiscard s’inclina ; mais le chevalier de Montglat s’approcha avec la physionomie d’un solliciteur.

— Pardon, dit-il, pardon, mon cher marquis, mais j’ai avec monsieur une petite affaire qui prime la vôtre, car elle lui est antérieure de dix bonnes minutes ; je revendique donc…

— Assez, Montglat, assez, reprit négligemment le marquis ; je vais avoir avec M. de Fontanieu une rencontre qui sera sérieuse, je l’espère, et vos plaisanteries ne sont pas en ce moment en situation. Contentez-vous donc, jusqu’à nouvel ordre, de tuer votre monde en paroles.

Ce nouveau déni de la véracité de ses récits acheva d’exaspérer le chevalier de Montglat.

— Ah ! c’est comme cela, marquis ? s’écria-t-il. Eh bien, sacrebleu ! je tiens à vous prouver que, pour être entrée dans quelques poitrines, mon épée n’est pas émoussée pour cela. Je maintiens donc mon droit avec opiniâtreté.

— Si tu m’en crois, d’Escoman, dit M. de Guiscard, tu lui proposeras de jouer sa priorité prétendue contre vingt-cinq louis, et alors tu verras l’opiniâtreté de Montglat fondre comme cire ; nous connaissons cela.

— Je ne prendrai point cette peine ; je rappellerai seulement au chevalier qu’il me doit, tant d’argent prêté que d’argent gagné, une somme assez ronde, pour laquelle je n’ai d’hypothèque que sur sa personne, et que ce serait peu délicat à lui d’aventurer mon gage.

Quelque tour plaisant que les deux interlocuteurs du chevalier affectassent de donner à leurs arguments, le fond de ces arguments n’en était pas moins offensant pour M. de Montglat, la présence d’un étranger doublant la brutalité de l’insulte.

Louis de Fontanieu, de son côté, tressaillit aussi, mais de joie : ses adversaires venaient de lui prêter le flanc, et il sentait avec orgueil qu’il était incapable de dire à un ennemi ce que d’Escoman et Georges de Guiscard venaient de dire à un ami.

— Monsieur, s’écria-t-il en s’avançant vers le chevalier de Montglat, si l’offre d’une bourse, par malheur assez plate, pouvait vous être agréable pour quelques jours, permettez-moi de mettre la mienne à votre disposition.

Le chevalier prit avec un brusque mouvement le portefeuille que lui tendait le jeune homme, et, sans le remercier autrement que d’un coup d’œil – tant sa vieille gentilhommerie trouvait la chose naturelle – il l’ouvrit.

Le portefeuille contenait un billet de mille francs, un billet de cinq cents francs, plus quelques louis.

Il en tira le billet de mille francs et quatre louis qu’il présenta à M. de Guiscard.

Puis, tout en remettant le portefeuille dans sa poche :

— Nous allons d’abord régler nos comptes tous les deux, cher monsieur, lui dit-il.

— Comment donc ! mais avec le plus grand plaisir, chevalier, et je ne vous cacherai pas que vous n’avez qu’à gagner à faire entrer dans vos habitudes l’empressement que vous montrez aujourd’hui.

— Je vous devais mille quatre-vingts francs ; vous les avez reçus, n’est-ce pas ?

— Certainement, répondit Georges de Guiscard.

— Je ne vous dois donc plus rien qu’un bon coup d’épée, et vous l’aurez demain.

— Vous croyez ?

— Je vous l’affirme ; je veux vous plaire désormais par ma régularité toute commerciale.

— J’accepte les mille quatre-vingts francs ; mais, quant au coup d’épée, chevalier, je tâcherai de vous en fournir la monnaie.

MM. d’Escoman et de Guiscard saluèrent et sortirent.

Resté seul avec Louis de Fontanieu, M. de Montglat se rapprocha de ce dernier et lui tendit la main :

— Allons, jeune homme, maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, faites-moi des excuses, lui dit-il.

— Des excuses ? s’écria avec indignation le jeune homme, des excuses ? Jamais !

— Par le diable ! répliqua le chevalier de Montglat en secouant la tête, on a raison de dire qu’il n’y a plus d’homme complet. Vous venez de vous conduire en véritable chevalier français, vous venez de vous placer au niveau de toute la gentilhommerie de vos ancêtres, et voilà que vous gâtez votre belle action en voulant forcer un pauvre diable qui, ayant accepté votre argent, ne peut plus tirer l’épée contre vous, à vous parler le premier de regrets et d’autres platitudes de cette espèce, qui, dans votre bouche, seraient des paroles parfaitement dignes, et, dans la mienne, des paroles parfaitement déplacées… Pouah ! la Révolution a encore perdu celui-là.

— Vous ne m’avez pas compris, monsieur, dit Louis de Fontanieu ; si je vous ai offert d’être votre créancier, c’est que je ne voulais pas que la misérable question d’argent soulevée par M. d’Escoman restât un obstacle à notre rencontre.

— Et si j’ai accepté, moi, monsieur, répliqua le chevalier, c’est que je renonçais à voir en vous un ennemi. Autrefois, malgré ce service rendu, nous eussions pu garder nos positions réciproques. Du diable si un gentilhomme songea jamais à vérifier son livre de caisse, avant de prêter le collet à un bon compagnon ! Mais les temps sont bien changés, et l’on ne manquerait pas de dire aujourd’hui, si je vous tuais, que je vous ai assassiné pour vous donner quittance. Ne démentez donc pas votre premier mouvement, jeune homme ; il n’y a pas de honte à s’incliner devant les cheveux blancs ; j’en ai, que diable ! monsieur, et je suis quelquefois forcé de me l’avouer à moi-même.

Louis de Fontanieu était resté irrésolu, ne sachant que penser de l’attitude de M. de Montglat. Dans le monde, on connaît les ridicules de ceux qui le composent, en même temps que l’on apprend leurs noms. Le chevalier n’avait été jusqu’alors, pour le nouveau débarqué à Châteaudun, qu’une espèce de ci-devant jeune homme, bafoué pour ses hâbleries, presque méprisé pour ses vices. Les tristesses de la situation du pauvre diable, qui s’étaient déroulées devant Louis de Fontanieu, l’avaient rempli de compassion pour lui et de colère pour ceux qui s’amusaient de sa détresse et de ses passions. Son langage franc et décidé, sa physionomie ouverte changeaient cette compassion en sympathie. Il prit la main que lui offrait le chevalier et lui exprima du fond du cœur le regret qu’il éprouvait de n’avoir pas mis dans ses paroles le respect que l’âge de son interlocuteur commandait.

— Bien ! bien ! bien ! répliqua le chevalier, je n’ai pas le droit d’être difficile, je le sais ; demain, peut-être, ce sera mieux, et, dans quelques jours, eh ! bon Dieu, il est possible que nous soyons amis. En attendant que votre estime et ma reconnaissance me donnent ce titre, disposez de moi, jeune homme, si je pouvais vous être bon à quelque chose ; parlez ! je ne puis oublier que, dans notre altercation, les premiers torts venaient de moi : je voudrais donc les réparer en vous étant agréable.

— Merci, mille fois merci, monsieur le chevalier, et la meilleure preuve que je puisse vous donner du prix que j’attache à votre bienveillance étant d’en user, expliquez-moi donc, je vous prie, les causes de l’inimitié de M. d’Escoman contre moi, inimitié que je ne puis raisonnablement attribuer à des questions de politique.

Le chevalier sourit.

— Connaissez-vous sa maîtresse ? demanda-t-il.

— Non, pas que je sache.

— Marguerite Gélis ?

— Pas même de nom.

— Tant pis, jeune homme, tant pis !

— Pourquoi ?

— Parce que, s’il est bon de toujours connaître les maîtresses de ses amis, à plus forte raison est-il important de connaître celle des gens qui nous veulent du mal.

— Mais à quoi cela servirait-il dans le cas qui nous occupe ?

— Un instant ! M. le marquis d’Escoman ne serait point fâché de vous fourrer un bon coup d’épée, parce que, involontairement, vous avez froissé son amour-propre, parce que la belle Marguerite Gélis n’a pas cessé, depuis huit jours, de lui vanter votre tournure, qu’elle trouve fort agréable, paraît-il.

Louis de Fontanieu fut abasourdi de cette déclaration, qui lui montrait sous un jour tout nouveau les événements qui s’étaient passés dans la matinée ; il demeura tout rêveur.

Mais, au bout d’un instant :

— Encore un bon office, monsieur le chevalier ? dit-il. Est-elle vraiment belle, cette Marguerite Gélis ?

— Peuh ! fit M. de Montglat, belle ! cela dépend des goûts ; mais, belle ou laide, je vous réponds d’une chose, moi.

— De quelle chose ?

— C’est qu’à votre place et à votre âge, je n’eusse pas demandé plus de vingt-quatre heures pour rendre M. le marquis d’Escoman furieux de toute autre chose que des imaginations d’une folle… Allons, bon ! ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, voilà encore le vieil homme qui reparaît pour faire des siennes ! Je m’étais cependant bien juré, tout à l’heure, de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.

Et, pirouettant sur les talons, avec une grâce qui sentait d’une lieue son dix-huitième siècle, le chevalier de Montglat sortit, la jambe cambrée, les pieds en dehors et en faisant claquer ses doigts.

III

La veille d’un duel

Louis de Fontanieu rentra à la sous-préfecture.

Comme il n’avait pas marché très vite, il se trouva que le bruit d’un événement de l’importance de son duel y était arrivé avant lui, grâce au miracle de la multiplication des voix, miracle fréquent dans les petites villes.

M. de Mauroy, prévenu, attendait son cousin.

Ce fut lui qui se chargea de voir, accompagné d’un de ses amis, les témoins de M. d’Escoman et de régler avec eux les conditions du combat.

Débarrassé de cette préoccupation, Louis de Fontanieu fut laissé tout entier à ses soucis.

Ils étaient grands.

Non pas que notre jeune homme n’eût reçu de la Providence une raisonnable dose de courage, mais parce que, si brave que l’on soit, il est bien permis, la veille d’une première affaire, de fouler la terre avec un peu d’émotion en se disant :

— Aujourd’hui, dessus ; demain, dessous peut-être !

Il sortit de la ville, et, sans trop savoir où il allait promener sa mélancolie, marcha droit devant lui.

En marchant droit devant soi, on arrive toujours quelque part. Louis de Fontanieu arriva sur les bords du Loir.

Là, il continua sa promenade, suivant, de l’autre côté du fossé, un ruban de peupliers qui séparait la route de la rivière et rêvant à tout ce qui revient à l’esprit en semblable situation : au passé, à ceux qu’il aimait, à sa mère surtout, qui était loin de se douter du danger qu’à cette heure courait son fils ; puis parfois ne rêvant plus à rien, lorsque, dans sa lutte contre les sinistres frissons qu’il sentait courir le long de son corps, son âme suspendait son action et le laissait, pour ainsi dire, sans pensée, flottant entre la vie et la mort.

La promenade était déserte. Il est vrai que c’était plutôt une route qu’une promenade. L’endroit était donc non-seulement écarté, mais solitaire ; l’ombre commençait à descendre du ciel et ajoutait à la tristesse du paysage, tristesse qui se reflétait dans le cœur du jeune homme. Tout à coup, il entendit retentir sur le pavé le bruit des fers d’un cheval, et, dans son empressement à faire diversion à ses tristes idées, il passa la tête entre les peupliers pour voir quel était le cavalier.

Il reconnut à l’instant homme et monture : la monture était cette fameuse jument que M. d’Escoman montrait avec tant de complaisance à Georges de Guiscard, quelques heures auparavant ; le cavalier était le marquis lui-même.

La vue de son adversaire fit pousser un gros soupir au jeune homme, qui n’avait point contre M. d’Escoman d’assez graves motifs de haine pour que son courroux domptât tout autre sentiment. Il allait reprendre sa marche lorsqu’il s’aperçut que le marquis venait d’arrêter son cheval.

En même temps, et comme le marquis l’avait dépassé et avait disparu dans un tournant, il entendit le bruit de plusieurs voix, l’une desquelles lui parut avoir un timbre tout féminin.

En continuant son chemin, il allait nécessairement passer à deux pas du cavalier, ce qui ne lui plaisait guère. D’un autre côté, rebrousser route, en ce moment, offensait sa fierté. Il adopta un moyen mixte, il descendit la pente de la rivière et se colla le long de la berge.

Quand le bruit de la conversation qui venait de s’engager sur la route ne fut plus couvert par le bruissement des feuilles que Louis de Fontanieu foulait en marchant, ce dernier s’assura tout à fait que la voix qu’il avait entendue était une femme, et le démon de la curiosité le mordit au cœur.

Il se hissa contre le talus, parvint à hausser ses yeux au niveau du chemin, et, entre les troncs grisâtres des arbres, il reconnut deux femmes, dont l’une, qui semblait âgée, se tenait à quelque distance, tandis que l’autre, une main posée sur l’encolure du cheval et jouant avec sa crinière soyeuse, causait familièrement avec M. d’Escoman.

Cette femme était fort belle.

Aussi Louis de Fontanieu ne douta-t-il pas un instant que ce ne fut cette Marguerite Gélis dont M. de Montglat lui avait révélé les prédilections si flatteuses pour son amour-propre.

Il en douta moins encore lorsqu’il vit le gentilhomme se baisser sur sa selle, prendre la main de la jeune femme et déposer un baiser, non sur cette main, mais sur le front de son interlocutrice et lui dire, au lieu d’adieu, un à ce soir tout à fait sans façon.

Ce geste et ces mots arrachèrent à Louis un mouvement de rage. Cette haine que jusqu’alors il n’avait point ressentie contre M. d’Escoman entra de prime saut dans son âme avec la jalousie.

Cependant, que l’on ne s’y trompe point, ce n’était pas des privautés que se permettait le marquis avec Marguerite Gélis que notre jeune homme était jaloux ; c’était de l’avantage que son adversaire avait sur lui en possédant les consolations de l’amour au milieu des sombres préoccupations qu’il lui supposait parce que, lui-même, il les ressentait.

Son isolement lui sembla une monstrueuse injustice de la destinée et lui rappela les principes dont M. le chevalier de Montglat lui avait exposé le sommaire.

Louis de Fontanieu était aussi novice en galanterie qu’en matière de duel ; dans l’un et l’autre cas, la théorie était bonne, mais la pratique manquait complétement. Il n’avait à son service qu’une excessive bonne volonté qui pouvait suppléer à l’expérience. La surexcitation que lui faisait éprouver la très prochaine perspective de sa rencontre le mettait tout à fait en humeur d’expérimenter une autre série d’aventures. La jeune femme, en suivant le chemin qui devait la ramener à la ville, passait forcément près de lui. Il l’attendit au passage sans parti pris sur ce qu’il allait faire, mais plein d’ardeur et très décidé à brûler ses vaisseaux si la circonstance l’exigeait.

L’obscurité l’enhardissait encore ; car pendant que toutes ces pensées se heurtaient dans son esprit, la nuit était venue.

Cependant, lorsque celle qu’il prenait pour Marguerite Gélis ne fut plus qu’à quelques pas de lui, lorsqu’il entendit le froufrou de la robe de soie qui balayait le sable de la route, sa résolution commença de faiblir, son sang se ralentit, la respiration lui manqua. Mais alors il songea que, le lendemain, lorsqu’il aurait en face de lui la pointe d’une épée ou la gueule d’un pistolet, ce serait bien une autre affaire, et, sans réfléchir davantage, il quitta sa retraite et sauta d’un bond sur le bord du chemin, comme s’il se fût agi de s’élancer dans une redoute.

Tant de sentiments différents ne bouleversaient pas l’âme de Louis de Fontanieu sans que sa physionomie s’en ressentît. Cette physionomie, à la suite des bouleversements intimes qu’il venait d’éprouver, n’était probablement pas des plus rassurantes, car, à sa vue, la jeune femme poussa un cri de terreur. Plus familière probablement avec le danger, la vieille dame qui l’accompagnait s’élança entre elle et Louis de Fontanieu, croisant résolument contre celui-ci la pointe de son parapluie qu’elle tenait à la main.

Au reste, le jeune homme ne fit pas un mouvement pour poursuivre l’attaque. Malgré les épithètes que le chevalier de Montglat avait accolées au nom de Marguerite, il était véritablement surpris de la beauté de la jeune femme et de l’air de noblesse et de distinction qu’il remarquait en elle et qui lui semblait incompatible avec sa position sociale plus que risquée. Il sentait, maintenant, qu’il lui serait bien plus facile de braver le marquis d’Escoman que ces grands yeux bleus qui le regardaient avec tant d’effroi, que ces lèvres charmantes que la peur faisait pâlir et trembler. Il avait perdu toute son assurance ; il allait exécuter une retraite d’autant plus honteuse que l’irruption avait été plus triomphante ; mais la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

Au milieu de l’obscurité qui s’épaississait rapidement, elle n’avait point remarqué le trouble de Louis de Fontanieu, tout occupée qu’elle était à chercher de l’œil dans les environs s’il ne serait pas possible de trouver aide et main-forte ; mais elle tenait toujours son arme en arrêt selon toutes les règles de la guerre.

— Voyons, mon bon ami, dit-elle prenant tout simplement Louis de Fontanieu pour un voleur, il ne s’agit que de s’entendre ; ne nous faites pas de mal, et madame va vous donner sa bourse. Il y a dedans un beau louis d’or que j’y ai mis avant de sortir ; c’est tout ce que nous avons sur nous, aussi vrai que Suzanne Mottet est une femme d’honneur. Dame ! on n’emporte pas des mille et des cents pour aller à la promenade ; et puis, au bout du compte, mon garçon, un louis, c’est gentil, et si, comme je veux bien le croire, le besoin seul vous pousse à cette vilaine action, avec un louis vous pourrez toujours vivre quelques jours.

Tout en parlant, et sans attendre que sa proposition fût acceptée, sans quitter sa position défensive, la brave gouvernante s’était approchée de sa maîtresse, avait fouillé dans la poche de celle-ci avec la main que le maniement du parapluie laissait libre, y avait pris une bourse en soie verte et blanche, à travers les mailles de laquelle on voyait luire le fauve éclat de l’or, et l’avait jetée au pied de Louis de Fontanieu.

L’erreur de Suzanne Mottet avait achevé de décontenancer ce dernier, et la confusion qu’il éprouvait en se voyant pris pour un vulgaire voleur lui inspira une audace qu’il n’eût certes pas trouvée en lui dans d’autres circonstances.

— Vous vous méprenez sur mon intention, ma bonne dame, dit-il en ramassant la bourse ; ce n’est point votre argent que j’exige pour rançon.

— Miséricorde ! s’écria Suzanne ; mais que vous faut-il donc, alors ?

— Rien et beaucoup ; une aumône et un trésor, un simple, seul et unique baiser de la bouche de votre compagne, répondit le jeune homme d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aisé et galant.

Jusque-là, la marquise d’Escoman – que Louis de Fontanieu, d’après les familiarités de Raoul, avait prise pour Marguerite Gélis –, jusque-là, disons-nous, la marquise d’Escoman n’avait joué qu’un rôle tout passif dans cette scène, quoiqu’elle ne se méprît pas, ainsi que sa gouvernante, sur les intentions de l’homme qui leur avait si brusquement barré le passage ; elle n’en était pas moins paralysée par la frayeur en se voyant dans un endroit isolé, la nuit, à un quart de lieue de la ville, à la merci d’un inconnu. Cependant l’émotion qu’elle remarquait dans la voix du jeune homme, inhabile à la dissimuler, lui rendait un peu de courage. Il en résulta qu’après les dernières paroles de celui-ci, le sentiment de sa dignité lui fit recouvrer ses forces. Elle écarta Suzanne et s’avança vers Louis de Fontanieu, qui, trompé par ce mouvement, lui présenta la bourse et étendit les bras pour toucher le tribut qu’il prétendait percevoir de Marguerite Gélis.

— Pardon, monsieur, lui dit froidement la marquise en le repoussant du bout du doigt ; mais si vous m’en croyez, nous laisserons les choses comme Suzanne les a arrangées. Dans mes souvenirs, celui d’avoir été dépouillée d’une bagatelle me restera indifférente, tandis que j’éprouverais de véritables regrets en me rappelant qu’un homme qui paraissait bien élevé a osé un jour me manquer de respect.

— Quelque grand que soit mon désir de vous plaire, ma charmante, repartit Louis en s’efforçant de continuer la conversation sur le même ton, je ne puis cependant me résigner à passer à vos yeux pour un voleur de grand chemin.

— Vous avez tort, monsieur ; ce dernier rôle n’est pas plus odieux que celui que vous avez prétendu jouer en vous attaquant à deux femmes sans défense, et il est, à mes yeux du moins, beaucoup moins ridicule.

Louis de Fontanieu écoutait avec stupeur celle qu’il croyait être Marguerite Gélis ; il lui semblait impossible qu’une grisette de Châteaudun s’exprimât avec cette dignité dédaigneuse et fière, avec cette aisance de grande dame. Il commença donc à craindre d’avoir commis quelque méprise, et il s’ensuivit un instant de silence, pendant lequel sa contenance trahissait son embarras.

Ce silence, ce fut Suzanne Mottet qui le rompit la première.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en agitant avec désespoir son parapluie au-dessus de sa tête, comme si, non contente d’accuser le ciel, elle le menaçait, quand on pense que c’est encore à M. le marquis que nous devons cet affront ! Il nous rencontre seules, il s’en étonne et préfère reconduire sa jument à l’écurie plutôt que sa…

— Suzanne, dit sévèrement la marquise en interrompant la gouvernante, Suzanne, vous vous oubliez étrangement !

Mais cette phrase de l’ennemie intime de M. d’Escoman, interrompue avant le mot qui l’eût éclaircie, dissipa tous les doutes de Louis de Fontanieu et le ramena dans sa première voie.

Suzanne voulait dire sa femme.

Louis de Fontanieu comprit sa maîtresse.

Et, en effet, le marquis faisait si bon marché de ses obligations matrimoniales, la marquise vivait si retirée du monde, que Louis de Fontanieu, qui connaissait l’existence de sa maîtresse, ignorait à peu près celle de sa femme. Avec un peu plus d’expérience, il eût su qu’un homme comme le marquis d’Escoman n’a pas pour sa maîtresse des procédés comme ceux dont se plaignait si vivement la bonne Suzanne, et qu’il les réserve d’habitude pour celle qui porte son nom. Mais il entrait dans la vie ; il n’était point si rigoureux observateur, et la femme au nom de laquelle la vieille gouvernante avait poussé cette plainte si touchante lui parut plus que jamais devoir être Marguerite Gélis.

Il fit sortir la pièce d’or du léger filet qui l’enfermait, et la présenta à la dame d’une main, en appuyant de l’autre la bourse sur son cœur.

— Non, monsieur, répondit la marquise en secouant la tête, pas l’une sans l’autre.

Louis de Fontanieu laissa échapper un geste de dépit.

— Voilà, dit-il, un dissentiment qui vous mènera loin, et, comme la nuit s’assombrit de plus en plus, vous permettrez, je l’espère, que je vous accompagne jusqu’aux portes de la ville ; nous discuterons en cheminant.

— Pardon, monsieur, répondit la marquise ; mais, maintenant que nous voilà dévalisées, il me semble que nous n’avons plus à redouter les mauvaises rencontres. Gardez donc contenant et contenu, et laissez-nous poursuivre notre route.

— En vérité, dit Fontanieu piqué de cette indifférence inattendue, on m’avait pourtant fait espérer de vous un meilleur accueil.

— Et serait-il indiscret, monsieur, de vous demander qui a eu la bonté de répondre de mes sentiments ?

— Mais, répliqua Louis de Fontanieu, quelqu’un qui connaît parfaitement la position que M. d’Escoman vous a faite.

— Vous connaissez M. d’Escoman et la position qu’il m’a faite ? s’écria Emma étonnée.

— Voyez l’abomination ! dit Suzanne, la position qu’il vous a faite, c’est clair ; tout le monde connaît à Châteaudun la façon dont il se conduit avec vous ; qui sait même si ce n’est pas monsieur le marquis lui-même qui vous a tendu ce guet-apens ?

— Je m’appelle Louis de Fontanieu, répliqua le jeune homme étonné lui-même de la surprise qu’avait manifestée la prétendue Marguerite Gélis ; il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que je connaisse un homme de ma condition.

— Monsieur, dit Emma, jusqu’ici, je n’avais considéré votre conduite que comme le résultat d’une étourderie ; mais, d’après ce que je viens d’entendre, elle prend le caractère d’une mauvaise action. Cependant vous êtes jeune, vous êtes gentilhomme, et le mal ne peut avoir étouffé en vous toute idée d’honneur. Souffrez donc que je vous parle comme on parle à un gentilhomme, maintenant que je vous connais pour tel. Je vous en conjure, monsieur, ne prolongez pas plus longtemps cette triste scène ; vous ne connaissez point celle à qui vous parlez, je vous le jure ; il vous est impossible de comprendre combien vos dernières paroles ont apporté de trouble et de déchirement à une âme déjà bien douloureusement éprouvée.

La voix de Mme d’Escoman était émue et vibrante, entrecoupée par les efforts qu’elle faisait pour comprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. En face de cette douleur, Louis de Fontanieu abjura bien vite ses idées conquérantes et il éprouva un regret si vif, qu’il ressemblait presque à un remords.

— Pardonnez-moi, dit-il ; je vous ai offensée gravement en me méprenant à votre caractère et à la réputation qui vous était faite ; je suis d’autant plus coupable que je n’ai qu’une assez pauvre excuse à vous présenter dans les ennuis et dans les souffrances qui m’accablent moi-même.

— Vous, monsieur, des ennuis, des souffrances ? dit la marquise avec ironie.

— Qu’y a-t-il donc là qui vous étonne ? demanda Louis de Fontanieu.

— Je m’en étonne, monsieur, parce que je ne crois pas aux douleurs au fond desquelles reste l’espérance et que vous me paraissez beaucoup trop jeune pour l’avoir perdue.

— Alors, vous ne croyez pas à ce que je vous dis ?

— Mais enfin, monsieur, que vous importe que j’y croie ou que je n’y croie pas ? Je ne vous connais que par une inconvenance – en appliquant à votre action le mot le plus indulgent dont je puisse me servir, – je ne m’inquiète pas de ce qui se passe dans votre cœur ; je demande que vous me livriez le passage, voilà tout.

— Par grâce, dit Louis, ne me quittez point ainsi ! cela me porterait malheur. Je suis dans une de ces situations où l’âme a besoin de pardon ; un mot encore, et peut-être ma franchise me méritera-t-elle la grâce que j’implore. Je vais tout vous dire en deux mots, au risque d’être ridicule. J’aime mieux être ridicule qu’odieux ; vous voyez si je tiens à me disculper. Je me bats demain ; peut-être le savez-vous déjà, car il n’est point d’événement si mince qui n’ait son écho dans cette petite ville.

— Je l’ignorais, monsieur, répondit la marquise d’un ton où perçait l’ironie ; mais j’estime que ce n’est pas le duel que vous m’annoncez qui provoque en vous les souffrances et les ennuis dont vous me parliez tout à l’heure.

Louis de Fontanieu se mordit les lèvres en rougissant.

— Vous avez raison, madame, je n’ai point peur de la mort ; mais, en face de cette tombe creusée pour moi, peut-être, je me trouve seul, isolé, perdu au milieu des indifférents comme au milieu d’un désert, sans un cœur ami dans lequel je puisse épancher des pensées qui peut-être auront été des pensées dernières, sans une voix aimée dont l’accent vibre à mon oreille au moment suprême, sans entendre ces mots si doux d’affection, de tendresse, d’amour qui rendent la mort moins horrible. Voilà ce qui m’épouvante, voilà le secret de mes terreurs, voilà ce qui m’a poussé à la méchante action que j’ai commise.

— Vous auriez eu plus tôt fait de me dire, monsieur, que vous êtes fou.

— Oui, peut-être, en effet, l’étais-je tout à l’heure ; mais, en tout cas, depuis un instant je ne le suis plus. Les fous ne pleurent jamais, à ce qu’on assure, et je sens, moi, que j’ai les larmes aux yeux. Ah ! si ma mère était près de moi ! ma pauvre mère, souriante et tranquille, sans doute, en ce moment, à l’heure où le fils qu’elle ne reverra peut-être jamais donnerait dix années de l’existence que son âge lui assure, pour un seul de ses baisers !

Il y avait un accent si profond dans les paroles de Louis de Fontanieu, qu’il pénétra jusqu’au fond du cœur de la jeune femme.

— Pauvre garçon ! murmura-t-elle, car, comme tous les êtres malheureux, elle s’attendrissait facilement ; pauvre garçon ! Dieu ne voudra pas briser le cœur de votre mère ; les consolations dont vous avez besoin, cherchez-les donc en Dieu.

— Ah ! vous voyez bien que je n’étais pas aussi coupable que je le paraissais ! s’écria Louis de Fontanieu en mettant un genou en terre devant la jeune femme, accordez-moi donc le pardon que j’implore, et, avec cette pièce d’or, reprenez votre bourse. Hélas ! de l’une et l’autre, j’eusse voulu faire un talisman qui eût substitué dans mon cœur votre gracieuse image aux sombres pensées qui l’obsèdent.

Mme d’Escoman prit la bourse et la roula entre ses doigts comme si elle eût été absorbée dans une pensée profonde.

En ce moment, on entendit retentir sur la route le roulement d’une voiture. Ce bruit rappela la jeune femme à elle-même. Elle passa devant Louis de Fontanieu en lui faisant un signe d’adieu presque amical.

— Bon courage, monsieur ! lui dit-elle ; ce n’est point à moi à vous offrir ce que vous cherchiez ; mais, si vous croyez que les prières ne sauraient nuire, même venant d’une personne indifférente, vous pouvez compter sur les miennes.

Et elle s’éloigna, rapide et digne, avec cette démarche de grande dame à laquelle il n’y a point à se tromper. Louis de Fontanieu ne fit aucun mouvement pour la retenir.

Il resta à genoux, suivant les deux femmes du regard jusqu’à ce que leurs robes se fussent perdues dans l’obscurité. Puis, lorsqu’elles eurent disparu, il se releva, et, en posant, pour accomplir ce mouvement, la main à terre, il rencontra la bourse, que, dans sa précipitation à s’enfuir, Mme d’Escoman avait, sans doute, laissé glisser entre ses doigts.

Son premier mouvement fut de la porter à ses lèvres ; le second fut de courir après la charmante propriétaire et de la lui restituer loyalement ; mais il en subit un troisième qui annihila complétement celui-ci.

Ce troisième mouvement partait du fond du cœur de Louis de Fontanieu, que la dernière phrase de la jeune femme, autant que son gracieux extérieur, avait complétement enivré ; celui-là lui disait de conserver religieusement un objet venant d’un être auquel, dans son enthousiasme, il jurait, sans savoir d’où lui venait cet entraînement, de consacrer toute son existence.

Ce ne fut pas sans une espèce de lutte qu’il céda à la tentation. Le louis avait été réintégré dans le frêle tissu, et la restitution en était d’autant plus obligatoire.

Il en était au plus fort de ce combat livré à sa conscience, lorsque ses réflexions furent troublées par un léger coup frappé sur son épaule.

Il tourna la tête et aperçut la vieille dame qui était revenue sur ses pas.

Il allait lui présenter la bourse, mais elle ne lui laissa pas le temps de parler.

— Monsieur, dit-elle d’une voix trop étouffée pour être aussi solennelle que Suzanne Mottet eût voulu la rendre, je savais, moi, que vous allez vous battre et contre qui vous vous battrez. Eh bien, ne le ménagez pas, jeune homme, ne le ménagez pas ! et si Dieu vous a choisi pour être l’instrument de sa vengeance ou plutôt de sa justice, espérez, jeune homme ; car, alors, je serai pour vous, qui aurez rendu à ma pauvre enfant la liberté et le bonheur que cet homme lui a pris.

Et, sans attendre la réponse de Louis de Fontanieu, Suzanne Mottet disparut de nouveau dans l’obscurité.

Quelque énigmatique que semblât à notre héros la phrase de la vieille dame, elle fixa ses irrésolutions. Alors il en arriva à penser que la perte de la bourse n’avait pas été tout à fait involontaire, et plus que jamais il se promit d’approfondir ce que les relations de M. d’Escoman avec sa maîtresse pouvaient avoir d’étrange.

En conséquence, il mit dans la poche de son gilet la bourse et le louis d’or qu’elle contenait, tout en murmurant le nom de Marguerite Gélis avec une expression passionnée.

IV

La rencontre

Louis de Fontanieu rentra chez lui dans un état d’exaltation difficile à décrire.

Tout ce qu’il avait entendu dire au chevalier de Montglat de la folle passion du marquis d’Escoman pour Marguerite Gélis lui était expliqué ; la ravissante marquise portait son excuse en elle-même.

Puis, peu à peu, derrière le brillant mirage laissé dans son esprit par la céleste apparition, se dessina la situation réelle.

Le lendemain, il se battait avec le marquis d’Escoman, homme habitué à ces sortes d’affaires et qui s’en était toujours tiré avec honneur.

Quant à lui, au contraire, c’était son premier duel.

Je vais peut-être avancer un grand paradoxe, mais je dirai que le courage est autant une affaire d’habitude que de tempérament.

On s’accoutume au danger comme à toute chose. Lorsque plusieurs fois on a passé à travers le même danger et qu’on en est sorti sain et sauf, l’intensité du péril diminue aux yeux de celui qui le court ; et, à la cinquième ou sixième fois, il l’affronte le cœur et le visage bien autrement calmes qu’à la première.

Il en résultait donc qu’avec l’organisation nerveuse de Louis de Fontanieu surtout, quoiqu’il parvînt à oublier par une diversion quelconque la sérieuse affaire qu’il avait à régler le lendemain, de temps en temps un serrement de cœur inattendu et presque douloureux lui rappelait ces sombres paroles de l’Écriture : « Homme, tu n’es que poussière et tu retourneras en poussière. »

Ce fut surtout lorsque, vers dix heures du soir, il entendit sonner à sa porte et que son domestique lui annonça M. de Mauroy et M. d’Apremont.

M. de Mauroy, on se le rappelle, était le cousin de Louis de Fontanieu, celui qui l’avait patronné à son entrée dans le monde châteaudunois, celui enfin qui, ayant accepté d’être son témoin, venait lui rendre compte de son entrevue avec les témoins de M. d’Escoman.

M. d’Apremont était l’ami qui avait secondé M. de Mauroy dans cette entrevue.

Les choses s’étaient passées de la façon la plus simple et la plus rapide ; il n’y avait eu aucune discussion sur les armes, les témoins des deux partis ayant proposé l’épée.

On se battait le lendemain à sept heures du matin, au bois Landry, petit bouquet d’arbres situé à un quart de lieue de Châteaudun.

Tout en lui faisant part du résultat de sa mission, M. de Mauroy regardait fixement Louis de Fontanieu, essayant de préjuger jusqu’à quel point il pourrait, au moment de la rencontre, compter sur la solidité des nerfs de son jeune cousin.

Louis de Fontanieu écouta tous ces détails d’un visage calme.

— Alors, lui demanda M. de Mauroy, l’arme à laquelle vous vous battrez demain vous est familière ?

— Familière est beaucoup dire, reprit Louis, puisque ce sera demain la première fois que je m’en servirai sérieusement ; mais, jusqu’aujourd’hui, j’ai manié le fleuret sans trop de maladresse.

— En effet, dit M. d’Apremont, je vois là, pendus à la muraille, des fleurets et des masques.

— Vous contrarierait-il, mon cher cousin, demanda M. de Mauroy, de me donner un spécimen de ce que vous savez faire ?

— Non pas, dit Louis de Fontanieu ; mais laissez-moi allumer quelques bougies, que nous y voyions clair.

Louis de Fontanieu alluma toutes les bougies et toutes les lampes qu’il y avait dans l’appartement, et la chambre où se trouvaient les trois gentilshommes fut éclairée a giorno.

M. de Mauroy et Louis mirent leurs masques, prirent les fleurets et l’assaut commença.

Louis de Fontanieu, élève de Saint-Cyr, comme nous l’avons dit, y avait pris ses leçons d’armes. Son maître avait été un certain Baron, bien connu encore aujourd’hui de tous les élèves qui, à cette époque, recevaient leur éducation dans l’institut militaire fondé par Mme de Maintenon pour être un couvent de demoiselles. Grand, souple, bien fait, Louis de Fontanieu avait profité des leçons reçues, et était arrivé à être ce que l’on appelle dans les salles d’armes de première seconde force.

Il toucha trois fois M. de Mauroy, contre M. de Mauroy une.

— Je suis fort content de vous, mon cher cousin, dit M. de Mauroy ; seulement, je n’ai pas fait d’armes avec M. d’Escoman ; je ne puis donc pas vous renseigner sur son jeu. Mais voici M. d’Apremont qui, je crois, est à peu près de la force du marquis. Voulez-vous me permettre de lui passer la main ?

— M. d’Apremont me fera beaucoup d’honneur, répondit Louis de Fontanieu avec cette politesse naturelle qui devient presque cérémonieuse dans une salle d’armes, où existe, si cela peut se dire, un code de courtoisie.

M. d’Apremont salua à son tour, prit des mains de Mauroy fleuret et masque, et tomba en garde.

Cette fois, l’assaut fut plus égal. M. d’Apremont était d’une jolie première force de province ; il avait même une certaine réputation de tireur. Au bout d’un quart d’heure, Louis avait touché quatre fois et avait été touché trois.

— Vous pouvez parfaitement vous battre avec M. d’Escoman, monsieur, lui dit M. d’Apremont en le saluant et en ôtant son masque.

Louis remercia ses deux parrains, qui se retirèrent en le priant de se tenir prêt pour six heures et demie et en lui annonçant qu’ils viendraient le prendre.

Louis de Fontanieu resta seul, les deux fleurets et le masque à la main, le second masque sur son visage.

Il alla raccrocher masques et fleurets et vint s’asseoir à une table sur laquelle se trouvaient de l’encre, du papier et des plumes.

Sans y songer, sans savoir ce qu’il faisait, sa main se porta sur une plume, et il se mit à écrire à sa mère.

Dans une lettre, qui ne devait être envoyée qu’en cas de malheur, tout son cœur s’épancha, toutes ses tendresses débordèrent.

Aux dernières lignes, ses larmes coulaient.

Et, que l’on ne s’y trompe pas, il n’y avait là ni crainte, ni faiblesse : c’était une exaltation nerveuse au plus haut degré.

La lettre fut pliée et cachetée ; mais quand elle fut cachetée, il sembla à Louis de Fontanieu qu’il lui restait mille choses à dire à sa mère.

Il rompit le cachet et couvrit deux nouvelles pages.

Puis il se coucha et s’endormit, pensant à Marguerite Gélis.

Sa nuit fut assez calme ; il rêva que son sommeil était gardé par deux femmes : chacune se tenait à un côté de son lit, et il voyait, peu à peu, de longues ailes blanches leur pousser, de sorte que les deux femmes finissaient par être deux anges.

Vers les cinq heures il se réveilla. Le jour commençait à poindre. Un instant après qu’il eut ouvert les yeux, l’heure sonna. Il avait encore une demi-heure à rêver aux deux figures qui, toute la nuit, avaient veillé à son chevet.

À six heures, M. de Mauroy et M. d’Apremont frappèrent à sa porte ; ils le trouvèrent levé et prêt à les suivre.

Ils apportaient des épées de duel parfaitement montées, à coquilles piquées à jour ; ces épées étaient inconnues au marquis d’Escoman aussi bien qu’à Louis de Fontanieu.

Comme on était en avance, on causa un quart d’heure de choses indifférentes et l’on partit.

La calèche de M. de Mauroy était à la porte ; un jeune chirurgien était prévenu, et devait, de son côté, se trouver au lieu du rendez-vous.

Cinq minutes après, Louis de Fontanieu arrivait sur le terrain.

Au bout de quelques instants arrivèrent à leur tour M. d’Escoman, Georges Guiscard et le chevalier de Montglat.

Les adversaires se saluèrent d’une légère mais courtoise inclination de tête. Les quatre témoins se réunirent ; le jeune médecin resta à l’écart.

La conférence des témoins ne fut pas longue ; le duel et les conditions du duel étaient arrêtées à l’avance.

Restait à choisir entre les épées apportées par les témoins de Louis de Fontanieu.

On jeta une pièce d’or en l’air ; le marquis eut le choix des épées.

Il choisit, par simple courtoisie et sans les avoir même examinées, celles de son adversaire.

Les épées furent présentées aux combattants par les témoins après que chacun d’eux eut mis bas son habit.

Le chevalier de Montglat et M. de Mauroy se placèrent de chaque côté des combattants, tenant chacun leur canne à la main : ils remplaçaient les anciens juges du combat avec leur bâton de commandement.

— Allez ! dirent-ils.

Les fers se croisèrent.

Le marquis d’Escoman paraissait calme, plus que calme, insoucieux. Un léger sourire contractait sa lèvre fine et railleuse, et sans le froncement presque imperceptible de ses sourcils, on eût pu croire qu’il était dans une salle d’armes et qu’il s’agissait d’un simple assaut.

Louis de Fontanieu était plutôt ferme et volontaire que calme. Ses pieds semblaient rivés à la terre. On sentait qu’il s’était fait un point d’honneur de ne pas reculer d’un pas ; sa lèvre, légèrement contractée, laissait, sous sa moustache noire, apercevoir une double rangée de dents fines et blanches comme des perles ; son œil fixe respirait à la fois l’amour de la vie et la plus énergique résolution ; on sentait que celui qui regardait ainsi, plein de jeunesse et d’espérance, ne voulait pas mourir et s’attachait à la terre de toutes les puissances de sa volonté.

M. d’Escoman, excellent tireur, avait cru d’abord avoir bon marché de son adversaire ; mais, dès les premières passes, à la moelleuse fermeté de la garde de Louis de Fontanieu, à l’énergie de la parade, à la finesse avec laquelle les contres étaient pris, il avait reconnu, sinon un maître, du moins un habile élève.

Il serra donc son jeu, étudiant celui de son adversaire, qui paraissait décidé à ne pas porter les premiers coups, mais à riposter seulement.

Après quelques secondes, M. d’Escoman se fendit à fond sur un coup de quarte basse ; sa botte était terrible et devait infailliblement percer son adversaire de part en part ; mais la pointe de l’épée du marquis rencontra dans les vêtements de Louis de Fontanieu quelque chose de métallique qui la fit dévier. Elle glissa le long des côtes en les labourant légèrement.

Instinctivement, Louis de Fontanieu rabattit l’arme dont il sentait le froid dans sa chair, et la parade fut si violente, que l’épée se trouva arrachée des doigts de M. d’Escoman et tomba sur le terrain, tandis que tout le devant de la chemise de Louis de Fontanieu se teignait de sang.

Avant que le marquis se fût baissé pour ressaisir son épée, Louis, leste et agile, posa son pied sur la lame.

Si brave et si insouciant que fût le marquis, il n’en sentit pas moins, pendant les quelques secondes que dura cette péripétie, courir dans ses veines le frisson de la mort ; il devait penser que, furieux d’une blessure que les larges taches de sang qui empourpraient la chemise de son adversaire pouvaient faire croire très grave, celui-ci allait lui rendre coup pour coup.

Mais, au lieu de riposter, Louis de Fontanieu ramassa l’épée du marquis et lui en présenta la poignée, après avoir courtoisement salué M. d’Escoman de la lame.

M. d’Escoman se remit en garde, et Louis, avec la même rapidité, croisa le fer.

Le combat allait recommencer lorsque le chevalier de Montglat se précipita entre les combattants, et, d’un vigoureux coup de canne, sépara les fers.

— Par la mort ! messieurs, dit-il, vous n’en ferez pas davantage ; si difficiles que vous soyez, vous devez trouver l’honneur satisfait. Voyons, marquis, oubliez que M. de Fontanieu a eu le tort grave de vouloir, à défaut de fortune, conquérir une position sans trop regarder à la cocarde, et serrez cordialement cette main qui, pendant un instant, a été maîtresse absolue de votre existence.

Les autres témoins se réunirent à M. de Montglat et déclarèrent qu’ils ne souffriraient point que le combat continuât.

M. d’Escoman mit la meilleure grâce du monde à céder à leurs instances.

— De tout mon cœur, je ferai ce que vous demandez, Montglat ; j’avais des torts graves vis-à-vis de monsieur, et il s’en est vengé si galamment, qu’il ne me reste qu’à solliciter l’honneur de son amitié.

Louis de Fontanieu s’inclina et prit la main que lui tendait M. d’Escoman.

— Vraiment, monsieur, continua ce dernier, quoique amateur en fait d’armes, je suis bien enchanté que ma quarte basse n’ait pas eu un meilleur succès ; c’est un sacrifice que mon amour-propre fait à mes remords, car j’avais la conviction d’exécuter d’une façon très supérieure ce coup que m’avait indiqué un maître d’armes de mon régiment, véritable bretteur s’il en fut. Cependant – et, si je réclame de vous cette confession, c’est bien plutôt pour sauvegarder la réputation de mon professeur que par gloriole personnelle – cependant, avouez que ce qui a fait si merveilleusement réussir votre parade, c’est moins le demi-cercle que vous lui avez opposé que quelque obstacle que mon épée a rencontré sous vos vêtements.

Louis de Fontanieu, encore sous l’influence de l’émotion qu’il venait de subir, ne vit pas une simple et indifférente question dans les paroles du marquis. Il crut que M. d’Escoman soupçonnait sa loyauté et déchira vivement sa chemise pour montrer sa poitrine nue.

Sur cette poitrine on voyait le sillon sanglant tracé par l’épée du marquis.

M. d’Escoman ne se méprit point sur l’intention qui avait dicté ce geste ; il devina la pensée de son adversaire.

— Ah ! monsieur, reprit-il, supposez-vous qu’après la chevalerie dont vous venez de faire preuve, une si mauvaise idée m’entre jamais dans le cerveau ? Non, je présume tout simplement que la pointe de mon épée aura rencontré votre montre ou l’un de ces mille brimborions, talismans ou amulettes, comme en portent les jeunes gens et comme moi-même, sans être un jeune homme, j’ai l’enfantillage d’en porter.

— Ah ! cette fois, d’Escoman a raison, dit le chevalier de Montglat, et il est permis de chercher à se rendre compte d’un fait bizarre. Tenez, moi qui vous parle, j’ai vu – c’était en 1814 – une topaze que je portais en breloque briser l’épée d’un officier de dragons de l’usurpateur, épée qui sans cela me crevait l’abdomen ; le tronçon resta engagé dans la monture, et, ma foi, comme mon adversaire ne s’était pas avisé de se munir d’une semblable cuirasse, je ripostai par un coup droit…

La rougeur qui couvrit les joues de M. de Montglat acheva la phrase ; il venait de se rappeler un peu tard que lui-même avait une affaire et que le récit de ses exploits n’était pas à sa place.

— Je crois que vous avez raison, monsieur le marquis, dit Louis de Fontanieu, qui, tandis que M. de Montglat livrait un nouvel assaut à ses souvenirs avait tâté la poche de son gilet.

— Assurez-vous du fait, je vous prie.

Le jeune homme se fouilla, et la petite bourse de la dame qu’il avait arrêtée la veille – bourse parfaitement oubliée, pour le moment du moins –, glissant entre ses doigts humides de sang, tomba sur le gazon.

M. de Montglat la ramassa, fit sortir le louis du léger tissu que le sang avait maculé çà et là, et l’examina attentivement.

— Le pendant de mon coup à la topaze ! s’écria-t-il triomphant. Voyez, marquis ; l’or, malgré sa dureté, a été entamé. Ah ! c’est le moment de répéter le mot d’un homme qui a d’autant plus de mérite à être spirituel, que l’esprit est moins à la mode aujourd’hui : « Vous aviez là de l’argent bien placé, jeune homme ! »

Et le chevalier passa bourse et pièce à M. d’Escoman.

En voyant ce dernier les considérer avec non moins d’attention que le chevalier de Montglat, Louis de Fontanieu rougit et pâlit successivement. Il tremblait que M. d’Escoman ne reconnût un objet que lui, Louis de Fontanieu, croyait avoir appartenu à sa maîtresse.

Il voulut, en conséquence, aller au-devant du danger.

— Le hasard est d’autant plus étrange, dit-il, que cette bourse ne m’appartient pas.

— Vraiment ?

— Pardieu ! s’écria le chevalier, cela se voit de reste ; ce petit meuble n’a jamais été tricoté pour un cavalier ; c’est quelque platonique souvenir.

— Vous vous trompez, monsieur, dit Louis, ce n’est pas même un souvenir : j’ai trouvé cette bourse hier sur le grand chemin.

— En ce cas, dit le chevalier, il faut en chercher le ou la propriétaire, et le ou la prier à deux genoux de vous céder ce talisman, que vous porterez désormais à votre cou comme un Agnus Dei.

— Pardieu ! vous avez raison, Montglat, dit M. d’Escoman, qui continuait à retourner la bourse dans tous les sens ; et c’est moi qui conduirai monsieur à la propriétaire, et qui, s’il le faut, joindrai mes prières aux siennes.

— Vous, marquis ?

— Oui, moi.

Puis, se retournant vers Louis :

— N’avez-vous pas trouvé ce bienheureux bijou sur les bords du Loir, monsieur ? demanda-t-il au jeune homme.

— Je crois que oui, balbutia Louis.

— Vous allez voir, reprit le chevalier ne pouvant résister au désir de faire enrager son prochain, vous allez voir que c’est la belle Marguerite, laquelle, en promenant la mélancolie que nous lui connaissons sous les ombrages si chers aux âmes sentimentales, aura perdu sa bourse et ce qu’elle contenait. Prenez garde, marquis ! vous n’êtes pas chanceux aujourd’hui, et vous oubliez un peu bien imprudemment le précepte de l’Écriture : « Celui qui cherche le danger, périra par le danger. »

— Monsieur de Montglat, répondit en souriant le marquis, je connais, en effet, la propriétaire de cette bourse ; mais, lorsque j’ai fait à quelqu’un l’honneur de lui tendre la main et de l’appeler mon ami, en dépit de l’Écriture et de vos désagréables pronostics, tout ce que je possède est à son service.

— Oh ! cela s’arrêtera bien au seuil d’une porte que je connais, dit le chevalier.

— Vous vous trompez, monsieur, dit le marquis poussé dans ses retranchements ; et la preuve, c’est que je vous invite à souper, ce soir, avec M. Louis de Fontanieu, chez Marguerite Gélis.

Et M. d’Escoman tendit de nouveau la main à son adversaire.

L’entretien avait pris une tournure si embarrassante pour Louis de Fontanieu, que, voulant se faire une contenance, il alla au jeune chirurgien amené par MM. de Mauroy et d’Apremont, et lui montra sa blessure.

Le disciple d’Esculape déclara que ce n’était qu’une égratignure sans conséquence, et y appliqua un léger appareil.

Prévoyant le cas où l’un des deux premiers adversaires succomberait ou serait grièvement blessé dans la rencontre, MM. de Guiscard et de Montglat, qui avaient, de leur côté, leur petite affaire à vider, avaient prié deux de leurs amis de venir les assister, et l’on apercevait ces messieurs, qui, avertis du dénouement de la précédente affaire, se rapprochaient du théâtre du duel.

M. d’Escoman fit mille instances au chevalier pour l’amener à se réconcilier avec M. de Guiscard. Celui-ci, qui sentait bien qu’une pareille rencontre ne pouvait avoir pour lui que des résultats ridicules, ne demandait pas mieux que de s’accommoder à l’amiable avec le vieux gentilhomme. Mais tous les efforts de M. d’Escoman se brisèrent contre l’entêtement du chevalier, et le marquis partit, emmenant Louis de Fontanieu, qu’il força d’accepter une place dans sa voiture.

Comme l’équipage, en rentrant en ville, dépassait les premières maisons du faubourg, Louis de Fontanieu aperçut, derrière le mur à moitié écroulé d’un jardin, une femme dont la figure et la tournure le frappèrent ; il sortit vivement la tête par la portière et reconnut la vieille dame qui, la veille au soir, lui avait recommandé de ne pas ménager le marquis.

Elle semblait attendre le passage de la voiture ; lorsqu’elle la vit venir, elle se pencha avidement pour en scruter l’intérieur, et, en reconnaissant Louis de Fontanieu assis près du marquis, sa physionomie prit une expression des plus caractérisées de mépris et de colère.

Puis elle se baissa derrière le mur et disparut.

M. d’Escoman, masqué par Louis de Fontanieu, n’avait pu distinguer Suzanne Mottet, et le jeune homme ne jugea aucunement à propos de communiquer au marquis la surprise que lui avait causée cette singulière apparition.

Louis de Fontanieu croyait que M. d’Escoman le ramenait chez lui ; il fut fort étonné lorsqu’il vit la voiture s’arrêter devant les hautes murailles d’un des plus vieux hôtels de la ville, et lorsqu’il entendit une massive porte cochère rouler sur ses gonds.

— Mais où me menez-vous donc, monsieur le marquis ? demanda-t-il.

— Où je dois remplir la promesse que je vous ai faite.

— De quelle promesse entendez-vous parler ?

— Avez-vous déjà oublié la petite bourse, ingrat ?

— Non, certes.

— Ne dois-je pas vous présenter à la personne à qui elle appartient ?

— Eh quoi ! mademoiselle Gélis demeure dans cette maison ?

— Eh ! bon Dieu ! qui vous parle de mademoiselle Gélis ? Êtes-vous de complicité avec le chevalier ? Nous sommes arrivés ; descendons.

Et le marquis, pour donner l’exemple à Louis de Fontanieu, sauta lestement à terre.

V

Les bonnes intentions, ou

le pavé de l’enfer

Rejeté dans les régions de l’inconnu, et non sans inquiétude sur l’issue qu’aurait cette aventure, Louis de Fontanieu se laissa faire sans observation aucune.

Le marquis et lui se trouvaient en ce moment en face d’une de ces vieilles et sombres maisons du seizième siècle, maisons dont la brique et la pierre de taille ont revêtu une teinte uniforme d’un brun rougeâtre ; devant eux était un vaste perron, de cette forme semi-circulaire qu’affectionnaient les architectes de cette époque.

— Madame la marquise est-elle à l’hôtel ? demanda M. d’Escoman au valet de pied qui se présentait pour ouvrir la portière.

À cette phrase, qui jetait dans son esprit la lueur rapide d’un éclair, Louis de Fontanieu, certain d’avoir commis, la veille, une effroyable méprise, ne songea plus qu’à se soustraire à une entrevue où il lui sembla que, de quelque façon qu’il s’y prît, il allait jouer un rôle profondément ridicule.

— Ah ! monsieur le marquis, au nom du ciel, dit-il à M. d’Escoman, laissez-moi me retirer.

— Vous retirer ! et pourquoi ?

— Mais parce qu’il m’est impossible de me présenter devant une femme du monde dans ce costume, avec ma chemise tachée de sang et mes chaussures souillées de boue.

— Même si cette femme du monde vous doit l’existence de son mari ?

— Mais, enfin, cette dame…

Louis de Fontanieu s’arrêta.

— Eh bien, cette dame dont vous avez ramassé la bourse est la marquise d’Escoman ; qu’y a-t-il de si extraordinaire, et pourquoi ouvrez-vous de si grands yeux ?

— Mais c’est que…

— Ignoriez-vous que je fusse marié, par hasard ?

— Complétement.

— C’est que je vis un peu comme si je ne l’étais pas, procédé que je vous recommande si jamais vous êtes réduit à l’extrémité de prendre femme.

Puis, sans laisser à son interlocuteur le temps de se reconnaître davantage, M. d’Escoman le poussa sur le perron en disant au valet de chambre :

— Demandez à Mme Suzanne si sa maîtresse peut nous recevoir.

— Mme Suzanne est sortie depuis le matin, répondit le valet de chambre.

En ce moment, la porte vitrée qui donnait sur le perron s’ouvrit, et Mme d’Escoman parut sur le seuil. Ses yeux étaient rougis par les larmes, et elle était si troublée, qu’elle ne remarqua point la présence de Louis de Fontanieu.

En apercevant son mari gai et souriant, elle leva les mains au ciel et son émotion fut si forte, que, pour ne pas tomber, elle fut forcée de s’appuyer contre le chambranle de la porte.

En proie à cette émotion, elle ne put prononcer que ce seul mot :

— Vivant !

Le marquis s’avança vivement pour la soutenir.

— Allons, lui dit-il à voix basse et de ce ton railleur qui brisait le cœur de la jeune femme, pas de mélodrame, je vous en supplie ! nous ne sommes pas seuls.

Puis, tout haut :

— Vivant, oui, parbleu ! très vivant même, et cela par la grâce de M. de Fontanieu, que je n’ai point voulu tarder à vous présenter, certain que j’étais que rien ne vous serait plus agréable que la vue de l’homme qui n’a point voulu vous condamner à porter sitôt le bonnet de veuve ; il irait cependant à ravir à vos cheveux blonds, et si Suzanne était là, elle serait certainement de mon avis.

— Ah ! monsieur, pouvez-vous plaisanter dans un tel moment ! dit Emma, qui n’avait répondu que par une légère inclination au profond salut de M. de Fontanieu.

— Parbleu ! s’écria le marquis, c’est, au contraire, le moment d’être gai, ou jamais. Cependant, s’il vous plaît d’être grave, soyez-le, car voici M. Louis de Fontanieu qui a une requête très sérieuse à vous présenter.

— À moi ? murmura la marquise étonnée.

— À vous-même.

— J’écoute, fit la marquise.

— Eh bien, il s’agit d’une bourse que vous auriez perdue fort à propos, car elle nous a rendu à tous les deux un signalé service. M. Louis de Fontanieu vous expliquera tout cela ; je vous laisse à cette causerie, où la présence d’un mari ne saurait apporter que de la contrainte. Allons donc, mon jeune ami ; offrez donc votre bras à madame.

Et, enchanté de se soustraire ainsi à l’expansion du bonheur que son retour causait à sa femme, le marquis monta en fredonnant l’escalier qui conduisait à son appartement.

Resté seul avec Mme d’Escoman, Louis de Fontanieu attendit que celle-ci lui fît signe de la suivre, et il était profondément ému au moment où il pénétrait à sa suite dans le salon.

La marquise s’assit et lui indiqua une chaise en face de la sienne.

— Monsieur, lui dit-elle sans lui laisser le temps de prendre la parole, je n’abuserai pas des avantages que vous m’avez donnés sur vous ; je vous suis trop reconnaissante de ce que vous avez fait vis-à-vis de M. d’Escoman ; si les hasards du monde nous mettent en face l’un de l’autre, je vous promets de ne point me rappeler des torts… que je veux attribuer à votre jeunesse et à votre irréflexion ; j’y mets une condition cependant ; c’est que, de votre côté, vous me promettrez de ne jamais revenir sur cette cruelle scène, que vous regrettez, j’en suis sûre.

Ces paroles, dites avec un accent plein de bienveillance, frappèrent dans le vide. Rencontrer une grande dame lorsqu’il ne comptait que sur Marguerite Gélis, cela semblait à Louis de Fontanieu une de ces bonnes fortunes comme la Providence en réserve à ses plus chers élus. Ses vagues aspirations de la veille avaient donc pris un corps ! son imagination, comme Pygmalion, avait créé une femme ! son caprice devenait un amour ! Quelques mots échappés à la gouvernante et qui, d’incompréhensibles qu’ils étaient jusque-là, devenaient logiques, les dédains du mari auxquels il venait d’assister gonflaient son cœur d’ambitieuses espérances. Loin d’être prêt à faire amende honorable en face de la générosité d’Emma, sa physionomie trahissait les allures mystérieuses que prenaient ses sentiments depuis quelques minutes ; loin de songer à balbutier une excuse, son esprit cherchait le moyen de mettre sur le compte de la préméditation ce qui ne pouvait être attribué au hasard.

— Hélas ! madame, répondit-il, la Providence elle-même s’oppose à ce que je vous obéisse.

— La Providence ? repartit Emma étonnée. Apprenez-moi, de grâce, monsieur, ce que la Providence peut avoir à faire dans tout ceci.

— M. d’Escoman ne vous a-t-il pas prévenue, madame, que j’avais une grâce à réclamer de vous ?

— Oui, monsieur ; mais je n’ai pas compris, je l’avoue, quelle grâce vous pouvez attendre de moi.

— Cette grâce, madame, c’était la permission de conserver cette petite bourse dont l’erreur de votre gouvernante, un instant partagée par vous, m’a fait possesseur. Une inspiration du ciel me disait, hier, d’insister pour que vous me permissiez de la garder. Placée sur ma poitrine, elle m’a garanti d’un coup qui, sans elle, eût été mortel. Voyez, madame, si je suis le maître d’oublier notre rencontre d’hier au soir, quand même tout ce que j’ai en moi de facultés ne me crierait pas que c’est de cette heure que j’ai commencé à vivre.

La marquise l’interrompit.

— Pardon, monsieur, pardon, dit-elle ; il m’est impossible de vous laisser développer votre thème amoureux ; vous avouerez qu’il ne doit pas me sembler très flatteur de jouer, à l’endroit de votre amour, un rôle qui ne m’était point destiné, d’être enfin la doublure et non le premier rôle de votre petit imbroglio.

— Madame !

— Ah ! voyons, continua la marquise, vous n’oseriez affirmer, n’est-ce pas, que je puisse revendiquer l’inspiration première des sentiments que vous exprimez avec tant de chaleur ? J’ai très bien compris hier que ce n’était point à la femme de M. d’Escoman que vous aviez cru vous adresser ; vous me permettrez donc de laisser à César ce qui appartient à César.

La voix de la marquise s’était sensiblement altérée en faisant cette allusion à la maîtresse de son mari. Louis de Fontanieu s’aperçut que les yeux de la jeune femme étaient humides, et il vit deux larmes qui tremblaient entre les longues franges de ses cils.

La marquise comprit, à l’expression du jeune homme, que, quelque effort qu’elle fît, ces deux larmes ne passeraient point inaperçues.

— Pardonnez-moi, monsieur, continua-t-elle, pardonnez-moi si je suis si peu maîtresse de moi-même ; mais le malheur n’a pas de respect humain, et le droit aux larmes est si peu de chose, que personne n’a encore songé à le lui contester.

Cette phrase, que Mme d’Escoman prononça en s’efforçant de sourire, produisit sur Louis de Fontanieu une profonde impression. Il demeura muet pendant quelques instants ; il compara, par un rapide rapprochement, ses sentiments vulgaires et mesquins à la résignation vraiment grande de cette femme, et il en prit honte. La présomption orgueilleuse qui lui était venue s’effaça peu à peu devant les mouvements de respectueuse compassion qui agitaient son âme ; l’amour restait et devenait plus impérieux, parce qu’il devenait plus sincère, parce qu’il changeait de source, parce qu’il en arrivait à découler de cette profonde sympathie que ce qui souffre inspire à la jeunesse, c’est-à-dire à la générosité.

Cette métamorphose du cœur était graduelle et en même temps visible ; elle se traduisait sur la physionomie du jeune homme. Il rougissait, il pâlissait tour à tour. Enfin, ses larmes, à lui aussi, se firent jour et coulèrent le long de ses joues ; il se laissa glisser du fauteuil sur lequel il était assis, et, tombant aux genoux de la marquise :

— Pardon, madame ! dit-il avec une expression de si profond et de si tendre respect, qu’il n’y avait point à se tromper.

— Allons, vous êtes bon, dit Emma en lui serrant affectueusement la main, et j’en augure décidément que nous pouvons être amis, si toutefois vous consentez à devenir sage.

— Si vous appelez devenir sage ne pas vous adorer, madame, oh ! vous vous trompez, vous vous trompez… Jamais ! jamais !

— Et pourquoi me trompé-je ?

— Oh ! parce que, depuis une minute, vous venez de prendre dans ma vie, madame, un empire qui l’absorbera tout entière.

— Allons donc, monsieur, s’écria Emma, est-ce que l’on peut aimer sans espoir ?

— Ce n’est point à moi, c’est à vous, madame, de répondre à la question.

Emma pâlit.

— Oh ! reprit-elle avec un accent dans lequel il y avait presque de la terreur, aussi ne faut-il pas que vous m’aimiez, ou, du moins, que vous m’aimiez comme vous l’entendez. Vous vous plaigniez, hier, d’être loin des objets de votre affection ; eh bien, soit, je serai votre sœur, votre amie, votre mère ; mais vous étoufferez à sa naissance, pendant qu’il en est temps encore, tout sentiment qui, de vous à moi, ne peut être pour vous qu’une douleur. Si vous saviez ce que fait souffrir un amour non partagé, si vous saviez qu’il fait de la vie une telle agonie, que l’on attend avec impatience celle de la mort… Oh ! je veux vous épargner une si intolérable douleur ! et, si pour vous il faut faire ce que je n’ose faire pour moi-même, mettre à nu les plaies de mon âme, récapituler tout ce que j’ai enduré, tout ce que j’endure à chaque heure de tortures depuis trois années… je me trompe, depuis trois siècles !… je le ferai, j’entreprendrai de le faire du moins. Mais pas d’amour, pas d’amour ! Écoutez-moi…

— Oh ! quant à cela, non, madame, s’écria Louis de Fontanieu en se relevant avec vivacité ; j’aime mieux ne rien entendre. Que me diriez-vous ? que vous aimez, que vous adorez M. d’Escoman ? Je ne le sais que trop, madame, que vous l’aimez, et il est inutile de me le répéter encore. Mon amour, je vous l’accorde, madame, c’est de la folie ; mais cette folie, au lieu des tristesses qu’elle me réserve, aura peut-être des illusions, des espoirs ; illusions bien douces, espoirs bien charmants, si promptement déçus qu’ils soient. Oh ! je vous en conjure, par pitié, laissez intactes ces humbles consolations ; c’est bien assez de la voix de mon cœur, qui me défend d’espérer ; n’ajoutez ni le cri ardent de votre amour pour M. d’Escoman, ni la voix austère de votre conscience, dans le cas où cet amour n’existerait même pas. J’ai pleuré avec vous tout à l’heure, madame ; au nom de la fraternité des larmes, je vous supplie de ne pas l’oublier.

— Je m’en souviendrai, monsieur, et c’est pour cela que vous me trouverez sans pitié pour cette passion, que je qualifierais sévèrement, si je n’étais convaincue qu’elle n’a pas eu le temps de pousser des racines bien profondes. Je vous remercie des quelques mots que vous avez dits, et dans lesquels vous avez paru croire que, même à défaut d’amour pour mon mari, le cri de ma conscience suffirait à me sauvegarder de ce que le monde appelle une faute, et de ce que j’appelle, moi, un crime. Vous ne vous trompez pas : quand bien même je n’aurais pas un puissant allié dans mon amour pour M. d’Escoman, je sais trop ce que je dois au nom que je porte pour l’oublier jamais. Mais il n’en est point ainsi, et je suis sauvegardée même de la crainte, par l’amour immense que je porte à mon mari.

— Ah ! madame, madame, par grâce, ne me contraignez pas à me défendre.

— Qu’ai-je donc à craindre, monsieur ? que vous me rappeliez les fautes de M. d’Escoman, son oubli de toute convenance vis-à-vis de moi-même ? Ce serait non-seulement peu généreux, mais encore peu adroit ; car le coup porterait à faux, je vous en préviens. Ce que fait mon mari, croyez-vous donc que je l’ignore ? Oh ! non ; je ne demande cependant à personne de m’en instruire, et ceux qui m’entourent se réunissent pour me le cacher ; mais il y a un instinct de l’amour qui, plus que son indifférence même, me le révèle. Eh bien, cet instinct, je ne l’écoute pas ; ce qu’il me dit, je le combats ; car, enfin, les torts de M. d’Escoman vis-à-vis de moi sont-ils bien les siens ? ne sont-ce pas ceux de son éducation, ceux de la vie qu’il était habitué à mener, ceux des amis qu’il fréquente ? Tous les maris ont plus ou moins ces torts-là, et les siens seraient centuplés, que je l’aimerais encore. Il me tuerait, que je ne saurais pas le maudire. Et puis j’ai une conviction, c’est que mon dévouement à mon devoir, devoir facile grâce à mon amour, portera ses fruits, et que Dieu ne voudra pas que je retourne à lui sans avoir été consolée par celui-là seul qui peut me consoler ici-bas. Il enverra, comme il a fait pour l’aveugle Tobie, un de ses anges à l’aveugle qu’il m’a donné pour époux ; il le ramènera tendre, aimant, à celle dont il a toutes les pensées… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous me soutiendrez ce jour-là, n’est-ce pas ? car, ce jour-là, je deviendrai folle de bonheur ! — C’est un rêve, direz-vous ; oui, peut-être, mais c’est celui de toutes mes nuits ; le mien se réalisera, et le vôtre serait insensé, plus qu’insensé, criminel ; le mien, c’est la Providence qui me l’envoie, pour rafraîchir mon pauvre cœur, que les larmes ont desséché ; le vôtre, c’est la démence qui l’enfante, et il nous égarerait tous les deux. Non, non, croyez-moi, une femme ne saurait mourir sans que son mari ait pour elle un mot de cet amour et de cette tendresse qu’il ne doit qu’à elle, c’est impossible. Voyons, rentrez en vous-même, monsieur ; à mon affliction n’en ajoutez pas une autre plus grande encore : celle d’avoir fait partager mes misères à un étranger. Mais, ajouta-t-elle en essayant de sourire, je suis, en vérité, bien folle de prendre vos paroles au sérieux ; c’est ce duel, c’est cette fantasmagorie de talisman, la crainte de ce coup d’épée qui ont troublé ma pauvre tête, et la nuit ne sera pas écoulée, que, de cette belle passion dont vous cherchez à m’épouvanter, il ne vous restera, je l’espère, que le souvenir du bienveillant intérêt que je vous exprime.

Pendant que Mme d’Escoman parlait, s’abandonnant malgré elle aux élans de sa douleur, Louis de Fontanieu se cachait le visage entre ses deux mains.

Lorsqu’elle eut fini, il redressa la tête.

— Voulez-vous me permettre, madame, dit-il, de vous fournir la preuve qu’il n’en sera pas ainsi ?

— Voyons.

— Pardon de vous importuner encore en vous parlant d’un sentiment qui vous déplaît et que vous repoussez ; mais mon affection pour vous est si sérieuse, si vraie, que, je vous le jure devant Dieu, je souhaite que votre rêve du mari prodigue s’accomplisse, et la preuve, c’est que, si la réalisation de ce rêve dépendait de moi, le cœur brisé, l’âme éteinte, je dirais encore : Qu’il vienne à elle et qu’elle soit heureuse !

— Oh ! merci, merci, monsieur, dit Emma en serrant la main du jeune homme avec une expansive reconnaissance. Mon Dieu ! est-ce donc, après tout, un miracle impossible ? M. d’Escoman est intelligent, il a bon cœur ; si quelqu’un lui montrait le précipice vers lequel il marche, si quelqu’un lui parlait de mon amour et de mon désespoir, oh ! il abjurerait bien vite ses erreurs, j’en suis sûre… Mais non, le monde aime les charités faciles, et l’aumône que je demanderais à la pitié coûterait trop à son égoïsme… Cependant de combien de bénédictions n’entourerais-je pas le nom de celui qui me rendrait au bonheur ! Soyez celui-là, monsieur ; ce ne peut être que dans ce but que le ciel nous a fait nous rencontrer, qu’il nous a inspiré la sympathie subite dont vous méconnaissez l’essence. Vous êtes jeune, vous voilà presque l’ami de M. d’Escoman ; il vous écoutera plus volontiers qu’un autre ; les conseils d’un vieillard ressemblent trop à des leçons ; puis vous lui avez donné la vie ce matin ; il ne saurait s’offenser de ce qui vient de vous ; faites cela, je vous en conjure, oh ! monsieur, faites cela !

— Si je tente ce que vous me demandez et si j’échoue, qu’aurai-je à espérer de vous, madame ?

— Mon Dieu ! mais prenez-y garde, ce n’est plus un service que vous voulez me rendre, c’est un marché que vous me proposez. Oh ! vous ne songez pas à ce que vous dites.

— Vous avez raison encore, vous avez raison toujours ; pardonnez-moi ! L’aveugle, fût-ce par un miracle, ne voit point clair tout à coup ; il passe par le crépuscule et y trébuche. Oui, vous avez raison, c’est une chose impossible, je le sens ; mais j’ai promis de la tenter. J’aurais dû oublier déjà ce qu’a pu m’inspirer un moment d’ivresse pour ne songer qu’à mériter le titre de votre ami, rien de plus. Il faut que le sacrifice soit absolu, il le sera ; pas un geste, pas un regard ne vous rappellera désormais ce qu’il me coûte. Adieu ! madame, et, si votre vœu ne peut s’accomplir, n’en accusez ni ma volonté ni mon zèle.

— Monsieur, s’écria Emma, je voudrais avoir deux cœurs pour les partager entre vous et lui.

Et par un mouvement instinctif, dans son transport de reconnaissance, Mme d’Escoman jeta ses bras au cou de Louis de Fontanieu. Les longues boucles de ses cheveux effleurèrent le visage du jeune homme. Pendant quelques secondes, la poitrine palpitante d’Emma s’appuya contre sa poitrine, et ces deux cœurs si simples, si naïfs et en même temps si passionnés, confondirent leurs battements.

Mais la marquise revint aussitôt à elle, et, honteuse de s’être laissé entraîner à cet élan de reconnaissance envers un homme qui, la veille, lui était inconnu, elle le salua avec une gaucherie qui trahissait le trouble de son âme, et elle rentra dans sa chambre.

Louis de Fontanieu demeura un instant immobile et le regard fixé sur la porte qui venait de se refermer derrière elle. Puis il respira bruyamment, nous dirons presque douloureusement ; l’émotion le suffoquait, les sensations multiples et opposées qu’il venait de subir paralysaient son âme ; il lui semblait qu’il était le jouet d’un songe. Il fit quelques pas vers la porte du vestibule pour sortir à son tour ; mais l’haleine, la force, la volonté, tout lui manquant à la fois, il tomba sur un fauteuil adossé au chambranle.

Derrière lui, sans qu’il l’entendît, la porte s’entrebâilla, et la tête de Suzanne Mottet apparut, regardant avec soin si le jeune homme était bien seul.

VI

Où Suzanne Mottet se fait plus amplement connaître

Louis de Fontanieu fut tiré de la prostration dans laquelle il était tombé par la voix de Suzanne Mottet. Cette voix n’eût peut-être pas suffi ; mais, en même temps qu’elle lui parlait, la gouvernante lui touchait l’épaule de la main.

— Monsieur désire-t-il que je le reconduise ? disait-elle d’une voix railleuse.

Louis de Fontanieu releva la tête et reconnut dans son interlocutrice la vieille dame de la veille, celle que, une heure auparavant, il avait entrevue par-dessus un mur.

Elle absorba aussitôt toute son attention, comme s’il eût compris que cette vieille femme, qui lui était cependant si parfaitement étrangère, devait avoir une immense influence sur sa destinée.

Nous avons fait le portrait moral, mais non le portrait physique, de Suzanne Mottet ; réparons cet oubli.

Suzanne Mottet était une femme de cinquante ans, grasse et courte, partant assez commune d’extérieur. Cependant, les couches de graisse qui boursouflaient ses joues n’avaient qu’atténué la finesse de ses traits qui étaient loin de manquer de caractère. Ses lèvres épaisses et charnues, mais fortement retroussées vers leurs coins, le duvet viril qui les ombrageait, enfin la proéminence de son menton indiquaient l’énergie de la volonté ; son front bas, chargé de cheveux qui descendaient jusque sur des sourcils gris et rudes comme eux, eût donné à cette large figure une expression grotesque sans la vivacité de deux yeux d’un bleu pâle, dont le rayon semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond du cœur de ceux sur lesquels ils se fixaient.

Pendant l’examen que Louis de Fontanieu faisait de sa personne, Suzanne s’assit sans façons sur une des chaises du salon ; elle paraissait avoir fait une longue course ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle les essuya avec un large mouchoir à carreaux ; puis, soufflant comme un cheval que l’on conduit à l’abreuvoir, elle reproduisit mot à mot la phrase qu’elle avait déjà adressée au jeune homme.

— Monsieur désire-t-il que je le reconduise ?

— Non, répondit Louis ; mais au lieu de cela, je veux vous demander un service.

— Lequel ?

— Expliquez-moi vos paroles d’hier au soir ; elles sont restées pour moi une énigme.

— Je ne m’en souviens plus.

— Mais, moi, je me les rappelle assez bien pour pouvoir les soumettre mot à mot à l’appréciation de M. le marquis d’Escoman, qui, dans la bouche d’une femme de sa maison, les trouvera probablement singulières.

Les yeux de Suzanne lancèrent deux éclairs.

— Je ne suis pas au service de M. d’Escoman, répondit-elle avec un mépris qu’elle ne prenait pas la peine de déguiser : je suis la nourrice, je suis la gouvernante de madame, et monsieur n’a pas le droit de me séparer d’elle.

— Vous l’aimez donc bien ? demanda Louis de Fontanieu, pour lequel c’était déjà un bonheur de parler d’Emma.

— De qui parlez-vous ? de ma fille ?

— Je parle de Mme la marquise.

— Pourquoi ne l’aimerais-je pas, ou plutôt, comment ne l’aimerais-je pas, quand c’est moi qui l’ai élevée ? Vous l’aimez bien, vous qui l’avez vue hier pour la première fois.

— Ah ! ah ! il paraît que vous avez écouté ma conversation avec la marquise.

Suzanne Mottet se mit à rire.

Louis la regarda fixement.

— Qu’y a-t-il de risible dans ce que je vous dis ? demanda-t-il.

— Quand vous saurez qu’il n’y a pas de nuit où je ne me lève pour la regarder dormir, où je ne passe des heures entières à écouter le bruit de sa respiration, à guetter les contractions de son visage, prête à l’éveiller si les tristesses de sa vie la poursuivaient dans son sommeil, cela ne vous étonnera pas que j’aie voulu savoir ce que lui disait l’homme qui, pendant une seconde, avait été l’arbitre de son sort.

— Voyons, ce n’est pas sérieusement, dit Louis de Fontanieu en baissant la voix, que vous regrettez que ma rencontre avec le mari de votre maîtresse ait eu un heureux dénouement.

— Et pourquoi pas ? demanda Suzanne Mottet en regardant fixement Louis de Fontanieu.

Celui-ci ne put réprimer un frisson d’étonnement.

Suzanne Mottet reprit, les dents serrées, l’œil étincelant :

— Avez-vous donc de la pitié, avez-vous donc des larmes pour l’assassin expiant sur l’échafaud la mort d’un de ses semblables ?

— Mais M. d’Escoman…

— Quoi ! s’écria impétueusement Suzanne, vous êtes implacable pour le malheureux qui a cherché dans le sang du pain pour ses petits ; et celui qui, m’ayant pris mon enfant, me l’ayant volée, l’assassine sous mes yeux, la tue par le plus effroyable des supplices, la martyrise par la plus terrible des agonies, par le désespoir, celui-là, vous me défendez de le haïr ? Vous êtes vraiment fou, jeune homme !

— Chut ! on peut vous entendre.

— Et que m’importe que l’on m’entende ? Je le lui dirais à lui-même ; je lui dirais que, ce matin, j’ai porté un cierge à l’église pour demander à la Vierge qu’elle exauçât enfin le vœu que je fais chaque jour. Ah ! vous ignorez ce que c’est qu’une mère, vous, puisque la haine vous fait peur. Je suis sa mère, moi ; ne l’ai-je pas nourrie de mon lait, au détriment de mon pauvre enfant ? Chacune des larmes qui sortent de ses yeux, entendez-vous ? tombe sur mon cœur et y fait sa plaie ; et il y a longtemps que, dans ce cœur, il ne devrait plus y avoir de place pour une seule blessure. Elle a tant pleuré !… Croiriez-vous que les cheveux blancs lui viennent, à vingt-deux ans, et chez une blonde ? C’est un crime, monsieur, un crime affreux ! Ah ! je le savais bien, moi ; je ne voulais point qu’il nous épousât. Dieu m’est témoin que je ne le voulais pas. Voir vendre ses terres, manger son bien, cela n’eût rien été s’il eût eu pour elle un de ces mots d’amour comme vous lui en disiez tout à l’heure. Ah ! c’est qu’elle aime, elle ; allez, on ne sait pas, on ne saura jamais tout ce qu’il y avait dans ce cœur-là. Toute petite, quand elle m’embrassait, elle avait une façon d’appuyer ses lèvres sur mes joues qu’elle me faisait peur. Elle ne sent rien à moitié, la chère enfant. Quand je la grondais, elle ne se contentait pas de pleurer ou de bouder comme les autres petites filles ; non, elle se roulait à mes pieds en disant : « Suzanne, ma bonne Suzanne, dis-moi que tu m’aimes toujours. » Et, moi, alors, je pensais : « Qu’arrivera-t-il, bon Dieu ! si celui qui me remplacera ne répond pas à son amour comme je le fais, par des caresses ! » Et c’est arrivé justement, ce que je craignais. Je ne me suis pas trompée. Ce qu’elle souffre, Dieu seul le sait ; elle en mourra, elle est perdue ! Non, non, non, elle ne saurait vivre comme cela !

Ces derniers mots, Suzanne les prononça en secouant la tête et d’une voix étranglée. Il semblait que la sinistre prédiction eût peine à sortir de sa gorge. En achevant, elle éclata en sanglots. Puis, prenant sur la table à ouvrage la tapisserie que les mains de sa maîtresse avaient touchée, elle la couvrit de baisers et de larmes.

Louis de Fontanieu était ému et surpris de la violence des sentiments qu’exprimait la vieille dame ; il n’avait pas pressenti l’attachement extraordinaire de cette femme pour Mme d’Escoman, et il en demeurait tout étourdi. Le parallèle involontaire qu’il faisait de cette tendresse avec sa propre passion écrasait celle-ci. Malgré l’incohérence des paroles de Suzanne, dans sa loyauté un peu triviale, cette femme lui paraissait grande et noble ; il la considérait avec une curiosité jalouse ; il enviait les regards pleins de flamme de la pauvre femme, regards qui révélaient si bien les ardeurs de son affection.

De sorte que ce fut lui qui, sans trop savoir ce qu’il disait, prit la défense du marquis.

— Vous vous exagérez peut-être les conséquences de la conduite de M. d’Escoman, dit-il ; il me semble qu’elle ne saurait avoir le dénouement fatal que vous prévoyez. D’ailleurs, pourquoi désespérer de son retour au bien ?

Suzanne haussa les épaules et regarda le jeune homme avec un dédain qui prouva à celui-ci que la gouvernante n’avait rien perdu de sa conversation avec Mme d’Escoman.

— Écoutez, dit-elle enfin, je connais bien madame, n’est-ce pas ? à chaque instant du jour, rien qu’en la regardant, je puis dire ce qui se passe dans son cœur. Eh bien, monsieur, je le connais mieux encore, lui. Revenir à sa femme ! est-ce que mon Emma est une drôlesse ? est-ce qu’elle sait mentir, est-ce qu’elle sait tromper pour lui plaire ?

— Je vous répète ce que j’ai dit à madame la marquise : si j’échoue, ce ne sera pas ma faute ; mais je tâcherai de lui ramener son mari.

— Allons donc, jeune homme, croyez-vous vous jouer de moi comme vous vous êtes joué d’elle, le pauvre agneau ! Comédie que tout cela ! qui sait si ce n’est pas lui qui vous a soufflé cette idée ? n’est-il pas capable de tout ce qu’il y a de plus vil et de plus lâche ? Cela l’arrangerait si bien si nous nous donnions des torts… Oui, continua Suzanne comme si sa réflexion corroborait cette idée, oui, c’est lui qui vous envoie, j’en suis sûre ; mais, soyez tranquille, elle sera avertie ; vous n’aurez pas dépassé le seuil de notre maison, que je lui aurai dit, moi, ce que je pense de tout cela.

— Oh ! vous ne ferez pas cela, madame, je vous en conjure ! s’écria Louis de Fontanieu.

— Et quand vous vous représenterez ici, continua imperturbablement Suzanne, elle vous recevra avec tout le mépris que vous méritez.

— Mais je l’aime, mais je l’aime, mais je l’aime ! s’écria Louis de Fontanieu avec un accent désespéré.

— Allons donc ! reprit Suzanne, si vous l’aimiez, eussiez-vous eu jamais une autre pensée que celle de l’arracher à son bourreau ? Non, non, elle saura qu’elle ne peut pas compter sur vous, et que vous êtes un traître.

— Au nom de l’affection que vous avez pour elle, ne faites pas cela, ne lui enlevez pas le seul ami qu’elle ait au monde.

Et, en disant cela, Louis de Fontanieu joignait les mains dans une ardente prière.

— Ah ! non, par exemple, reprit la vieille femme, et aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, je vous jure…

Suzanne n’acheva point : la porte s’ouvrit brusquement et le marquis d’Escoman parut sur le seuil.

En voyant le geste solennel par lequel la vieille gouvernante essayait d’ajouter à l’énergie de ses paroles et la figure bouleversée de Louis de Fontanieu, le marquis partit d’un éclat de rire.

— Par la mort ! s’écria-t-il, je crois que je suis indiscret, et je me retire.

— Que voulez-vous dire, marquis ? balbutia Louis de Fontanieu.

— Je veux dire, mon cher, que peut-être touchiez-vous à l’un de ces moments où, n’ayant pas comme ce brave Jupiter un nuage à votre service, vous n’eussiez point été fâché que la réserve d’un camarade vous en tînt lieu.

— En vérité, marquis, dit Louis de Fontanieu en s’efforçant de prendre un ton léger, j’ai grande envie de vous ramener sur le pré.

— M. le marquis, dit Suzanne, qui se tenait aussi droite et aussi roide que sa corpulence le lui permettait, et ne cherchait point à déguiser la colère qui animait son regard, M. le marquis, paraît-il, fait un méchant compliment à monsieur et à moi ; cela ne m’étonne pas ; M. le marquis est si généreux envers les femmes !

— Je ne saurais l’être trop avec vous, dame Suzanne, et je ne fais que reconnaître le bienveillant intérêt que vous me témoignez en toute occasion.

Puis, se tournant vers Louis de Fontanieu :

— Je gage, mon cher, lui dit-il, que la gouvernante de ma femme vous faisait mon éloge lorsque je suis entré.

Louis de Fontanieu allait hasarder un mensonge officieux ; mais Suzanne ne lui en laissa point le temps.

— M. le marquis devrait savoir, dit-elle, que je n’ai point pour habitude d’entreprendre des tâches impossibles…

Loin de s’offenser de l’impertinence, le marquis en rit aux éclats.

— Bravo ! s’écria-t-il : voilà comme je t’aime, ma grosse Huronne, ma féroce Algonquine ! Tu es, en vérité, ma seule distraction dans cette triste maison.

— Oh ! il est bien inutile à vous, monsieur le marquis, de me dire des impertinences ; je vous déteste, Dieu merci, suffisamment sans cela.

— Comment donc ! mais c’est ce qui m’enchante, c’est ce qui vous donne tant de prix à mes yeux, chaste Suzanne ; non seulement vous me détestez, moi, mais vous détestez aussi mes amis… Comment donc les appelez-vous déjà, dans votre langage poétique et coloré ?

— Des chenapans ! répliqua résolument la gouvernante.

— Ah ! c’est cela, des chenapans ! – Aussi, mon cher Fontanieu, si vous avez compté une minute sur l’amitié de dame Suzanne, vous avez compté sans votre hôte, et vous voilà passé à l’état de monstre, puisque vous voilà un de mes amis.

— Vraiment ! c’est à ce point-là, marquis ? demanda Louis de Fontanieu.

— Ainsi je l’avais deviné, ainsi je ne me trompais pas, monsieur est de vos amis ! Très bien ! Comme je pourrais gêner les communications que monsieur a sans doute à vous faire, je me retire.

Et Suzanne, avec un geste superbe, entra dans la chambre de la marquise.

Louis de Fontanieu eût bien voulu la retenir, car il ne doutait point qu’elle ne s’empressât de communiquer à Mme d’Escoman l’idée peu avantageuse pour lui que l’excessive méfiance de la gouvernante avait suggérée à cette dernière.

Le marquis la suivit des yeux, et, haussant les épaules :

— Je la crois un peu folle, cette pauvre vieille, dit-il ; elle a pour sa maîtresse un attachement de chien caniche, qui fait qu’elle montre les dents à tout ce qui l’approche. Aussi ai-je pris le parti de m’amuser de ses excentricités, et c’est, je crois, ce que j’avais de mieux à faire.

— En effet, répliqua Louis de Fontanieu, qui reprenait peu à peu son sang-froid et qui, dans l’espérance que Suzanne, dont il connaissait maintenant les habitudes, était aux écoutes, n’était pas fâché de se réhabiliter un peu, elle m’a paru profondément dévouée à Mme la marquise.

— Oui, sans doute… Et, à propos, Mme d’Escoman vous a-t-elle donné la permission de conserver la miraculeuse pièce d’or ?

Pour la première fois, Louis de Fontanieu s’aperçut qu’il avait complétement oublié l’objet qui était le prétexte de sa visite à Mme d’Escoman.

Sa main se porta machinalement à sa poche et en sortit la bourse de soie verte.

— Eh ! sans doute, puisque la voilà, reprit le mari d’Emma. Recevez, mon cher Fontanieu, mon compliment bien sincère sur votre succès. Comment avez-vous trouvé la marquise ?

— Je ne vous cache pas, monsieur, dit le jeune homme, qu’elle a produit sur moi la plus profonde impression ; il est impossible de réunir plus de charmes et de se montrer, à la fois, plus gracieuse et plus touchante.

— Peste ! quel feu, mon très cher ! On dirait vraiment que vous en êtes déjà amoureux. Allons, il ne faut pas rougir ; je vous préviens à l’avance que je suis un mari des plus accommodants ; oui, elle est gentille, et puis elle a pour moi une qualité précieuse, c’est qu’elle ne contrecarre aucun de mes goûts.

Louis de Fontanieu pensa l’occasion excellente pour entamer la campagne qu’il méditait.

— Oui, reprit-il ; mais pensez-vous qu’elle n’en souffre pas et que sa résignation soit du bonheur ou même de l’indifférence ?

— Allons, bon ! s’écria M. d’Escoman, la fée Carabosse vous a touché de sa baguette ; Suzanne vous a tourné l’esprit, avouez-le. Eh ! non, mon cher ! D’ailleurs, je la laisse parfaitement libre de ses actions, et la liberté, voyez-vous, c’est le souverain bien pour les femmes.

— Pardon, marquis, dit Louis de Fontanieu, mais je crois que son cœur préférerait l’esclavage, si votre amour en dorait les chaînes.

— Laissons les phrases sentimentales aux confiseurs et aux poètes, mon cher ami, répondit M. d’Escoman en passant de sa gaieté affectée à une gravité qui n’était pas dans ses manières ordinaires. Ma femme a pleuré devant vous ; les larmes lui vont bien – les femmes pleurent aussi aisément qu’elles sourient lorsque le sourire les embellit –, et elle vous a décidé à rompre une lance avec moi en sa faveur. Je pourrais me formaliser de l’inconvenance avec laquelle elle a initié le public aux mystères de notre intérieur – car vous n’êtes pas le premier champion qu’elle m’adresse, mon cher Fontanieu – ; mais c’est un enfantillage que je lui pardonne, comme tous les enfantillages qu’elle commet depuis trois ans. Je n’essayerai point de me justifier ; à votre place, je penserais peut-être comme vous pensez ; à la mienne, plus tard, vous agirez comme j’agis, lorsque vous pourrez apprécier ce que ces mots d’obligation, de devoir, ont de répulsif pour une âme indépendante… D’ailleurs, vous connaissez Marguerite Gélis, n’est-ce pas ?

— Non, marquis, je n’ai pas cet honneur.

— Vraiment ? Eh bien, tant pis ! lorsque vous l’aurez vue, vous concevrez mieux ma philosophique indifférence pour les charmes de Mme d’Escoman, qui devrait se contenter de la bonne et paisible amitié que comporte le mariage, amitié que je ne lui ai jamais refusée, croyez-le bien. Allons, qu’il ne soit plus question entre nous de choses graves ; est-ce que cela ne vous assomme pas comme moi ?

À l’expression de mauvaise humeur que M. d’Escoman avait mise dans ces derniers mots, à la sécheresse de son accent, Louis de Fontanieu se sentit tout décontenancé ; il comprit que la tâche qu’il avait entreprise n’était point aussi facile qu’elle lui avait paru d’abord, et il prit congé du marquis pour aller rêver à la situation.

VII

Le restaurant du Soleil d’or

Comme toutes les villes de province, Châteaudun avait un restaurateur en renom.

Le restaurateur en renom de Châteaudun s’appelait M. Bertrand, et avait pour enseigne : au Soleil d’or.

À Paris, en vertu d’un axiome qui s’applique parfaitement à cette enseigne, sol lucet omnibus, les salons d’un traiteur forment une maison mixte, placée précisément sur la frontière qui sépare deux mondes définis tout récemment, où tous deux se rencontrent et s’abreuvent, se coudoient et s’alimentent sans le moindre inconvénient, et cela par la raison toute simple qu’ils sont censés s’ignorer mutuellement.

En province, c’est une autre affaire, et cette neutralisation d’un terrain utile aux deux camps n’est point admise. Une ligne de démarcation profonde doit, en effet, exister entre gens qui se trouvent placés dans un antagonisme, non plus général, mais individuel.

M. Bertrand avait méconnu cette vérité.

La clientèle de la mauvaise compagnie dunoise lui était apparue gonflée de truffes, ruisselante de champagne, étincelante de verres cassés, gloutonne à souhait, et prodigue à miséricorde.

Elle l’avait tenté.

Il avait comparé ses menus pantagruéliques aux additions toujours marchandées des quelques dîners que lui commandaient les gens paisibles et raisonnables ; il en était arrivé à un profond dédain du vol-au-vent porté en ville, lequel n’avait jamais assez de crêtes de coq au gré des consommateurs, qui le payaient trente sous, et, sans répudier complétement ces derniers, il s’était laissé séduire par la brillante perspective que les premiers lui offraient.

Comme le sire de Framboisy, M. Bertrand avait pris femme ; mais il avait été plus heureux dans son choix que le noble croisé.

Mme Bertrand était pieuse, fort exacte aux offices ; M. Bertrand était bon citoyen, rigide dans ses mœurs, observateur scrupuleux de ses engagements commerciaux, enfin garde national plein de zèle.

Il supposa que tout cela imposerait suffisamment à la malveillance, et se lança dans une voie semée de traquenards et de déceptions, en allumant ses fourneaux au profit de la société plus que légère dont le marquis d’Escoman avait ambitionné et obtenu la présidence.

Les deux fractions si complétement hostiles du monde dunois, les gens du gouvernement et l’aristocratie, se retirèrent du Soleil d’or avec un accord spontané, dont elles ne donnèrent l’exemple que dans cette circonstance.

Non seulement M. Bertrand perdit la fourniture des repas de noces des bourgeois, celle des repas de corps des autorités constituées, la pension des vieux garçons de la ville, mais il vint un jour où il fut inconvenant à une femme honnête d’entrer dans la maison Bertrand pour y acheter une simple tarte.

Les cuisinières se signèrent en passant devant les deux thuyas qui décoraient son vitrage.

Le maître du Soleil d’or logeait chez lui des filles déshonnêtes !

Voici comment, avec les meilleures intentions du monde, M. Bertrand en était arrivé là ; mais l’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions.

En homme moral qu’il était au fond, quoique ceux qui n’allaient pas plus loin que la surface lui contestassent ce titre, M. Bertrand avait reconnu, non sans désespoir, la cause du vide qui se faisait, non point dans l’intérieur – de ce côté-là, il n’avait pas à se plaindre –, mais autour de son établissement. La carte fallacieuse que lui soldaient ses jeunes pratiques ne le consolait point de sa chute. Il avait essayé de lutter contre la réprobation générale, non pas seulement en excusant ses clients ou ses clientes aux yeux de tous, non pas seulement en traitant de peccadilles leurs actions les plus corsées, mais en s’efforçant même de les moraliser.

Plusieurs fois, en effet, les sorties diurnes de dames que les clients avaient amenées, la veille au soir, souper chez M. Bertrand, avaient occasionné des espèces d’émeutes dans ce quartier. En partisan de la décence, il prétendit obvier à cet inconvénient : il meubla quelques chambres du second étage de sa maison, afin d’être en mesure de ménager à ses convives attardés les moyens d’exécuter une retraite honnête lorsque la nuit serait venue.

Le remède se trouva être pire que le mal.

Il régnait dans l’établissement de M. Bertrand une si délectable odeur de rôti, que quelques-unes des jeunes dames qui fréquentaient sa maison eurent à peine tâté de ce parfum, qu’elles ne purent se décider à y renoncer, et, remettant leur départ de soirée en soirée, finirent, toujours provisoirement, par élire domicile chez le restaurateur et par lui constituer ainsi un hôtel garni des moins recommandables.

Le tout pour avoir trop aimé les bonnes mœurs !

On devine, après ce que nous venons de dire, que c’était à la porte de l’auberge du Soleil d’or que Louis de Fontanieu venait frapper vers les neuf heures du soir, le jour même où s’étaient passés les différents événements que nous venons de raconter.

Depuis qu’il avait quitté l’hôtel d’Escoman, notre héros avait subi des impressions diverses et multipliées.

Le pauvre garçon péchait par l’excès d’imagination qui absorbait souvent et son temps et sa sève ; sa force d’action se dépensait en songes creux. Il vivait dans de continuelles rêveries. Jamais buveur d’opium ou mangeur de hashich ne bâtit de châteaux en Espagne avec plus de facilité qu’il ne le faisait sur la foi de la plus mince espérance. Aussi en résultait-il que, lorsqu’il avait ainsi savouré sous toutes ses faces les jouissances de son idée, il manquait d’énergie et de volonté pour la suivre dans la réalité.

Depuis quelques heures, dix fois déjà il avait noué et dénoué, au gré de sa fantaisie, l’aventure dont il était le héros. Il se voyait, en dépit de l’hostilité de Suzanne Mottet, ramenant la concorde dans le ménage du marquis, faisant luire une tardive lune de miel pour les époux, et, lorsque le fantastique s’en mêlait, c’était son propre visage qui remplaçait l’astre au front d’argent ; du haut d’un nuage, il assistait à l’heureux dénouement de son œuvre, et il se plaisait à l’encadrer dans mille arabesques fleuries.

Nous n’affirmerons pas, cependant, que le cœur de Louis de Fontanieu se fût assez élevé au-dessus de quelques préoccupations vulgaires pour que ce dénouement se trouvât exempt de toute sensation amère et désobligeante ; il arriva donc que son imagination compliqua le scénario d’un épilogue dans lequel le rôle qu’il poussait peu à peu la Providence à lui réserver n’était pas précisément le plus désagréable des trois.

Néanmoins, comme il ne put arriver à se débarrasser de tout scrupule relativement à cette légère variante du thème primitif, le décevant mirage qui suffisait ordinairement à attiédir l’effervescence de son cerveau ou de son cœur ne fit, cette fois, que l’exaspérer.

En voyant l’insouciance du marquis à l’endroit d’Emma, il n’avait pu s’empêcher de songer au peu de tort qu’il lui occasionnerait en se faisant aimer d’elle et en ramassant, pour la raviver sur son cœur, ce charmant bouquet qu’on laissait se faner dans un coin. Ajoutons qu’avec cette irritabilité de l’âme humaine – nous avons en nous deux âmes, l’âme humaine et l’âme céleste – sa passion était devenue plus vive en raison des obstacles qu’il prévoyait avoir à surmonter.

En effet, il était à craindre que Suzanne Mottet n’eût parlé. Si absurdes que fussent les suppositions de celle-ci à l’endroit de sa connivence avec le marquis, Louis de Fontanieu, qui avait quitté Emma avec des intentions si pures et si dévouées, ne supportait pas l’idée de voir calomnier ces intentions aux yeux de la marquise. Il appréhendait qu’elle n’arrivât, en raison de l’influence que Suzanne exerçait sur elle depuis sa plus tendre jeunesse, à partager les idées de cette femme. Il lui semblait donc impossible de songer à se présenter devant elle avant d’avoir sérieusement tenté d’accomplir sa promesse.

Il est vrai que son entrée en campagne n’avait pas été heureuse, et que les quelques minutes d’entretien qu’il avait eues avec M. d’Escoman lui avaient suffi pour le convaincre que le marquis n’était point facile à entamer sous le rapport de l’asservissement conjugal.

Plein d’inexpérience dans ces sortes d’affaires, Louis de Fontanieu avait la bonhomie de s’avouer son inexpérience. Il pensa au chevalier de Montglat, qui lui parut homme de bon conseil, et résolut, sans s’ouvrir complétement à lui, de lui demander avis dans cette embarrassante occurrence.

Il était donc venu au Soleil d’or quelque vingt minutes avant l’heure indiquée, espérant y trouver M. de Montglat, qui, en sa qualité d’amphitryon, devait naturellement arriver le premier pour commander le souper.

Une servante percheronne, fraîche et dodue, qui remplissait le double office de garçon de salle et de fille de cuisine, introduisit le jeune homme dans un cabinet attenant à la salle à manger.

Dans ce cabinet, Louis de Fontanieu aperçut celui qu’il cherchait.

Le chevalier était assis dans un large fauteuil. Il avait devant lui une bouteille de madère entamée, deux verres, une feuille de papier et un encrier.

À ses côtés, fort rapprochée de lui, était madame Bertrand, que le galant chevalier de Montglat avait forcée de s’asseoir sur une chaise.

À l’autre bout de la table, M. Bertrand, en costume de combat, veste blanche, tablier sur le ventre, couteau de cuisine au côté, se tenait debout dans une attitude respectueuse.

Le congrès élaborait le menu du souper que le marquis offrait, le soir même, à la jeunesse dorée de Châteaudun, souper pour lequel M. de Montglat avait reçu ses pleins pouvoirs.

La discussion était des plus animées.

Pris à l’improviste, le Véry dunois n’avait à offrir au chevalier que des mets d’une simplicité qui révoltait la sensualité du digne gentilhomme ; en vertu de la solennité de la circonstance, celui-ci n’eût voulu présenter à ses convives que des compotes d’ortolans et des coulis de bec-figues.

M. Bertrand promettait en vain les sauces les plus phénoménales pour déguiser les poulardes, le gigot de chevreuil et la truite du Loir que renfermait le garde-manger, M. de Montglat se montrait impitoyable dans ses dédains.

M. Bertrand était accablé.

Mme Bertrand, prenant en pitié l’accablement de son mari, tentait d’intervenir.

Bien que la bonne dame ne fût plus de la première jeunesse, bien que son visage fût légèrement couperosé, elle savait de longue date qu’un de ses regards ou un de ses sourires avait plus de pouvoir sur le chevalier que toute l’éloquence du restaurateur.

M. de Montglat prenait la taille de Mme Bertrand en manière d’acquiescement à ses volontés, et le plat convenu était enregistré sur la carte.

Puis, pour éteindre ses regrets, pour se pardonner à lui-même sa faiblesse, il humait un verre de madère.

De telle sorte qu’à mesure que la feuille se remplissait, la bouteille se vidait.

Il va sans dire que M. de Montglat avait trop de la courtoisie du dernier siècle pour porter le verre à ses lèvres sans avoir invité Mme Bertrand à lui faire raison, invitation à laquelle celle-ci se rendait avec toute sorte de grâces pudibondes.

Quant à M. Bertrand, le chevalier le laissait parfaitement libre de retourner son bonnet entre ses doigts.

En voyant paraître Louis de Fontanieu, celui-ci se rapprocha vivement de sa moitié.

La moralité de M. Bertrand ne tolérait la familiarité du chevalier qu’à huis-clos.

Mais celui-ci, dont les principes n’avaient pas la même sévérité, passa légèrement son bras autour de la taille de Mme Bertrand, qui fit semblant de se défendre, en accompagnant sa défense de son plus charmant sourire, et, de l’autre main, appuyée en plein sur l’abdomen du restaurateur, il le repoussa.

— Quelle mouche vous a donc piqué ? s’écria-t-il. Êtes-vous fou, mon cher ? Où avez-vous appris si peu à vivre que vous ayez la prétention de rester en tiers avec M. de Fontanieu et moi ? Ne voyez-vous pas, à son air, qu’il a des choses de la plus haute importance à me communiquer ?

— Oh ! monsieur le chevalier, répondit humblement Bertrand, Dieu me garde d’une telle audace ! — Viens, Louise, continua-t-il en s’adressant à sa femme ; laissons ces messieurs à leurs affaires.

— Point ! votre femme demeurera ; une jolie femme est toujours à sa place entre deux gentilshommes. D’ailleurs, il s’agit de décider ce que vous nous donnerez pour entremets et pour dessert. Or, le dessert et les entremets, cela regarde les femmes.

Et comme, loin de s’éloigner, M. Bertrand se rapprochait encore, comme il ne paraissait nullement décidé à acquiescer au désir du chevalier :

— À vos fourneaux, marmiton ! s’écria celui-ci, à vos fourneaux ! Que diable ! vous venez toujours écouter ce que je dis à madame ; je vous préviens que cela me déplaît.

Puis, sans aucune crainte d’exciter encore plus vivement la jalousie de M. Bertrand, le chevalier se pencha à l’oreille de sa femme, à laquelle il dit tout bas quelques mots qui la firent rougir jusqu’au blanc des yeux.

M. Bertrand s’éclipsa.

— Et, maintenant, quel bon vent vous amène le premier ? demanda le chevalier au nouveau venu.

— Le désir de vous féliciter sur l’heureuse issue de votre rencontre avec M. de Guiscard, répondit Louis de Fontanieu ; j’ai appris par la ville que vous vous étiez tiré de l’affaire sain et sauf ; j’ai passé chez vous pour m’en assurer ; on m’a dit que vous étiez ici, et je n’ai pas craint de venir vous déranger au milieu de vos graves occupations, pour vous prier de recevoir mes félicitations bien sincères.

— Peste ! quel intérêt ! répliqua M. de Montglat en fronçant le sourcil ; car il lui était passé par l’esprit cette mauvaise pensée que Louis de Fontanieu s’intéressait autant aux cinquante louis qu’il lui avait prêtés qu’à lui-même.

Louis ne s’en aperçut pas et ne vit que le sourire du chevalier. La présence de Mme Bertrand dérangeait un peu le petit plan qu’il avait formé. Il répliqua donc vivement, comme pour appuyer sa première ouverture :

— Et M. de Guiscard ? Je voudrais que vous m’apprissiez qu’il est toujours gai et souriant comme vous.

— Désolé de ne pouvoir vous donner cette satisfaction, cher ami ; mais, pour le quart d’heure, si M. de Guiscard est gai, c’est que sa gaieté est tenace ; en tout cas, il ne rit pas et ne rira plus, je l’espère, chaque fois que l’on parlera devant lui d’une garde d’épée appliquée en guise d’emplâtre.

— Bon ! l’avez-vous tué, chevalier ?

— Non, pas tout à fait ; avec quinze jours au lit et un mois de chambre, il en sera quitte et il ne lui restera de son coup d’épée qu’une pâleur qui le rendra intéressant aux yeux des femmes. Mais revenons à ce que je vous disais tout à l’heure. Si j’avais la jeunesse et la beauté de notre charmante hôtesse, continua le chevalier en frôlant du bout de ses doigts la nuque de Mme Bertrand, je pourrais admettre que c’est l’intérêt que vous me portez qui vous a poussé dans ce cabinet vingt minutes avant l’heure ; mais j’ai toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas me faire cette illusion ; donc, je l’attribuerai à une autre cause.

— Je vous jure, chevalier…

— Ne jurez pas, dit Montglat en portant la main à la poche de son gilet, dans lequel on entendit le bruissement de quelques louis qui sonnaient entre ses doigts.

— Mais que voulez-vous donc dire ?

— Vous êtes étonné, n’est-ce pas, que je n’aie pas encore renvoyé chez vous les cinquante louis que vous m’aviez si obligeamment prêtés hier au matin ?

— Monsieur de Montglat, dit Louis de Fontanieu, évidemment blessé que l’on pût faire sur son compte une pareille supposition, vous aviez promis de me traiter en ami, et, en vérité, vous ne vous en souvenez guère.

— Comment cela ?

— Votre supposition est injurieuse au dernier point ; si offensante même, que je dédaignerai de la repousser.

— Allons, vous êtes un brave jeune homme ; j’aime vos façons, elles sentent la vieille époque, la bonne, et, si nous n’avions pas là une femme qui a droit à nos hommages, je vous embrasserais ! Mais prenez vos mille francs.

— Après ce que vous venez de me dire, chevalier ? Allons donc !

— C’est un second service qu’il faut me rendre, jeune homme, et, évidemment, le feu est aux poudres.

— Mais je n’ai pas besoin de cet argent, chevalier.

— Bon ! voudriez-vous vous faire passer pour un millionnaire ?… Prenez-le, cet argent, que votre mère a si péniblement économisé en deux ou trois ans peut-être ; prenez-le, vous dis-je, et ne m’accoutumez pas à vous en emprunter.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je vous aime véritablement, et que, si vous m’accoutumiez à être votre débiteur, il en résulterait une position tout à fait malsaine pour l’amitié que je vous porte.

— Oh ! chevalier, je serai toujours heureux…

— C’est possible ; mais j’en arriverais, étant votre débiteur, à dire tout naturellement du mal de vous ; laissez-moi puiser dans la caisse du marquis ; au moins tout ce que j’en pourrai dire ne sera que de la médisance.

Puis, remarquant que Mme Bertrand considérait Louis de Fontanieu avec une attention soutenue :

— Que diable avez-vous donc, ma chère, à dévisager monsieur comme cela ? Regardez donc un peu de mon côté, s’il vous plaît ; voulez-vous me faire une affaire avec Mlle Marguerite ?

— Oh ! chevalier ! dit Louis de Fontanieu avec instance.

— Comment ! quelle Marguerite ? Mlle Marguerite Gélis ? demanda Mme Bertrand avec l’accent de la curiosité féminine.

— Eh ! sans doute, Marguerite Gélis ! comme s’il y avait deux Marguerite à Châteaudun ! Oui, Mlle Marguerite, qui le mange des yeux, madame, comme vous faites en ce moment ; Mlle Marguerite, qui est folle de lui ; là, êtes-vous contente ?

— Que dites-vous donc là, chevalier ? fit Louis de Fontanieu rougissant malgré lui.

— Ce que je dis ? la vérité, mordieu ! comme toujours ; seulement, il est bon que vous soyez prévenu.

— De quoi ?

— Que Mlle Marguerite est si affolée de votre personne, qu’elle est capable de se jeter à votre tête, ce soir, au souper, entre la poire et le fromage…

— Oh ! ceci est beaucoup trop flatteur pour moi, chevalier, et je ne crois aucunement au danger que vous me signalez. D’ailleurs, en supposant la chose vraie, je vous réponds de faire un si froid accueil aux avances de Mlle Marguerite, si avances il y a, que force sera à son effervescence de se calmer.

— Ta ta ta ta ! Lorsque vous aurez entrevu, sous les plis de sa robe de soie, la jambe ronde de Marguerite dans ses bas roses ; quand, en vous reportant à l’extrémité opposée, vous aurez vu un cou non moins rond que la jambe se perdre dans des flots de dentelles d’Angleterre ; lorsque vous aurez songé aux étapes placées sur la route qui sépare ces deux extrémités, je ne répondrai pas plus de vous que de moi.

Louis de Fontanieu resta muet. Une idée venait de le frapper, non pas à cette énumération des beautés de Mlle Marguerite Gélis – il n’avait point écouté –, mais à l’assurance que lui avait donnée le marquis de cette fantaisie que la belle avait pour lui.

Cette idée, c’était de mettre à profit la bonne volonté de la maîtresse de M. d’Escoman pour convaincre celui-ci de l’indignité de la jeune femme.

Ce beau projet fixa toutes les irrésolutions de notre héros.

— Eh ! reprit-il après un instant de silence, dont M. de Montglat avait profité pour agacer Mme Bertrand, cette franchise que vous me demandiez tout à l’heure, chevalier, je vais l’avoir. J’étais venu justement vous demander un conseil.

— Un conseil, mon jeune ami ? c’est chose grave. Diable ! un conseil ! On ne demande d’ordinaire un conseil que pour ne pas le suivre ou, si on le suit, en faire reproche à celui qui vous l’a donné. Un conseil ! cela mérite réflexion, et, comme il m’est impossible d’assembler deux idées raisonnables entre un vin aussi recommandable que celui-ci et une femme aussi charmante que Mme Bertrand, nous allons demander à notre hôtesse la permission d’aller deviser dans la rue.

Et le chevalier de Montglat, détachant son chapeau de la patère à laquelle il était suspendu, essaya de donner un baiser à la propriétaire du Soleil d’or. Celle-ci se défendit tout juste assez pour doubler le prix de la faveur, et le vieux gentilhomme, prenant le bras de Louis de Fontanieu, l’entraîna hors de l’auberge.

VIII

Les conseils du chevalier de Montglat

Le chevalier et Louis de Fontanieu firent quelques pas, appuyés au bras l’un de l’autre.

Puis, voyant que son jeune compagnon gardait le silence et semblait hésiter à entamer la conversation :

— Eh bien ? fit, en s’arrêtant et en le regardant en face, le chevalier de Montglat.

— Eh bien ? répéta Louis de Fontanieu.

— Ce conseil, voyons !

Louis pensa qu’il devait user de diplomatie.

— Voici, dit-il. – Vous vous rappelez qu’aujourd’hui, après l’heureuse issue du combat, le marquis m’a invité à souper…

— Et qu’il a ajouté : « Chevalier de Montglat, chargez-vous de la carte. »

— Justement.

— Eh bien, vous l’avez vu et vous en rendrez témoignage, lorsque vous êtes arrivé, j’étais dans l’exercice de mes fonctions.

— Voilà la différence ; j’hésite, moi, surtout après ce que vous m’avez dit, à entrer dans les miennes.

— Comme convive ou comme amoureux ?

— Ne m’avez-vous point affirmé que l’un n’allait pas sans l’autre ?

— J’en ai peur.

— Mais il est encore temps, vous comprenez, chevalier… Sous un prétexte quelconque, je puis m’excuser et ne pas assister à ce souper.

Le chevalier regarda fixement Louis de Fontanieu.

— Est-ce sincère, ce que vous me dites là ?

— Sans doute, balbutia le jeune homme.

— Eh bien, faites-le ; non seulement ce sera héroïque, mais encore ce sera prudent.

— Comment ! c’est vous qui me donnez un pareil conseil ?

— Ne m’en avez-vous pas demandé un ?

— Oui ; mais je croyais…

— Ah ! oui, vous croyiez que je vous en donnerais un autre.

— Il me semblait que, d’après ce que vous m’avez dit hier au club…

— Que M. de Talleyrand est un grand homme d’avoir dit qu’il fallait se défier de la première impression.

— Alors c’était donc la bonne ?

— Non ; par hasard, cette fois, c’était la mauvaise, et je vois, jeune homme, que vous n’avez que trop tôt mis en pratique les méchants avis que je vous ai donnés lorsque, dans un moment de colère, j’ai prétendu que vous étiez assez joli garçon pour dire comme César : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. »

— Je vous avoue, chevalier, que je ne vous comprends pas le moins du monde.

— Je connais cela. Il y a des moments où je ne me comprends pas moi-même ; par exemple, lorsque, par intervalles heureusement fort rares, la raison prend sur la folie le dessus dans mon cerveau.

— Voyons, expliquez-vous.

— Je vais devenir limpide comme cristal ; écoutez-moi bien, je prêche… Mon cher enfant ! la ville de Châteaudun, qui sait tout, qui connaît tout ce qui se passe au cœur comme tout ce qui gît dans la bourse de ceux qui l’habitent, la ville de Châteaudun était unanime hier à affirmer que nulle jupe de soie ou d’indienne ne troublait la cervelle de M. Louis de Fontanieu. J’étais de l’avis de la ville de Châteaudun. Mais, lorsque vous avez reconnu vous-même que c’était le petit ustensile de soie verte et blanche que vous portiez dans la poche droite de votre gilet qui vous avait très miraculeusement préservé, j’ai surpris à l’adresse de cet objet des regards, moitié effarés, moitié langoureux, que j’ai trouvés bien expressifs pour venir d’un indifférent. Il m’a donc semblé qu’il y avait de l’amour sous jeu, et, d’après mon préambule, la provision devrait être récente.

— Et vous en avez conclu ?

— J’ai regardé autour de moi et je n’ai vu que Marguerite qui ait pu se charger d’une fourniture aussi prompte, et, d’après le désir que vous me manifestez de revoir la marchande, il me semble évident que la livraison vous a été agréable.

— Et vous voyez quelques inconvénients à ce que mon désir se réalise ? demanda Louis de Fontanieu, qui, persuadé de l’excellence du plan qu’il avait conçu, n’était point fâché de laisser M. de Montglat dans l’erreur.

— J’en vois d’énormes ! répondit ce dernier.

— Mais c’est donc une sirène, une enchanteresse, une fée que Marguerite Gélis ?

— Une sirène ! c’est justement cela. Formosa supernè ! car, quoique je ne l’aie jamais vue plus bas que la ceinture, j’ai toutes raisons de croire à la queue de poisson ; mais ce que je redoute le plus pour vous, mon jeune ami, ce n’est point encore précisément cette fille ; ce sont ceux dont une liaison avec elle ferait vos compagnons de chaque jour ; ce qui me désobligerait, ce serait d’avoir contribué en quoi que ce fut à mettre hors de voie un garçon pour lequel je me sens un véritable intérêt.

— Vous êtes bien bon, chevalier ; mais il y a une chose qui trouble toutes mes idées.

— Laquelle ?

— C’est que ceux dont vous me parlez là, ce sont vos amis.

— Jolie recommandation, en vérité !

— Quel inconvénient peut donc avoir pour moi une liaison avec eux ?

— Mille dans un !

— Lequel ?

— Celui d’accoler votre pauvreté avec leur richesse.

— Tout pauvre que je suis, reprit Louis de Fontanieu en rougissant, je ne puis voir en ces messieurs que des égaux avec lesquels ma position me commande de frayer.

— Allons, je vois bien qu’il vous faut des vérités nues comme les esclaves du Grand Turc. Eh bien, comptez sur moi pour leur ôter leur chemise et leur laisser leur miroir. Ce titre de gentilhomme auquel vous croyez, je le vois bien, c’est une monnaie d’or dont on a fait des jetons de cuivre ; cela n’a plus de valeur que comme fétiche ; mais, parce que le gentilhomme est couché à terre avec le donjon de ses ancêtres, n’allez pas croire que les niveleurs aient nivelé le sol comme ils prétendaient le faire ; leur faux s’est ébréchée sur la clef de voûte de l’édifice, sur la statue du veau d’or, et, en faisant le néant à ses pieds, ils ont travaillé pour lui, ils ont centuplé son importance ; l’égalité est aussi chimérique chez nous que chez nos pères ; il n’y a plus de nobles ni de vilains, mais il reste des riches et des pauvres, et je crois que les amateurs y ont plus perdu que gagné… L’aristocratie de race était bonne diablesse au fond ; que de fois n’ai-je pas vu le savoir, le talent, voire même la joyeuse humeur payer leur écot à sa table ! Les chiffres sont des abstractions auprès desquelles l’esprit lui-même fait une piteuse figure : la richesse est un chiffre ; si vous n’avez pas d’espèces sonnantes à opposer à celles qu’elle vous présente, il vous faudra solder en lâchetés, en bassesses, en humiliations de toute nature. Cela vous tente-t-il, mon jeune ami ? Parlez ; j’ai dans mes souvenirs de quoi vous en dégoûter, car il y a longtemps que, moi, je n’ai plus d’autre monnaie. Vous aurez beau souffler sur votre gentilhommerie défunte, vous ne la ranimerez pas, elle sera morte, et bien morte ! Vous avez passé de la première caste dans la dernière, prenez-en bravement votre parti, comme on prenait son parti d’être vilain quand on n’avait pas de quoi payer la savonnette ; n’allez pas vous affubler de vices qui seraient aussi ridicules sur votre chef que le bassinet du barbier sur celui de don Quichotte ; puisque vous êtes pauvre, puisque vous avez une mère à soutenir, une position à conquérir, pensez à tout cela et résignez-vous à être laborieux, économe, vertueux ; c’est désagréable, je le sais bien ; mais, depuis que le monde est monde, ces trois qualités-là sont toujours entrées dans l’apanage de la gent taillable et corvéable à laquelle vous appartenez désormais.

— Mais, chevalier, dit Louis de Fontanieu en regardant M. de Montglat d’un œil étonné, je ne vous reconnais plus ; vous me faites tout simplement l’effet d’un des sept sages de la Grèce.

— Mon cher enfant, répondit le chevalier en posant sa main sur l’épaule de Louis, lorsqu’il n’y a devant moi ni cotillon, ni bouteille, ni tapis vert, je suis tout étonné du bon sens que Dieu avait mis dans ma cervelle ; mais, ce bon sens, je n’en fais point part à tout le monde, croyez-le bien.

— Je ne vous en suis que plus obligé. Et qui m’a mérité ce privilège ?

— Vous m’avez plu.

— Vraiment ? dit Louis de Fontanieu sans pouvoir s’empêcher de rire.

— Qu’y a-t-il donc d’étonnant à cela ? On se choisit bien une maîtresse d’après la tournure, pourquoi ne prendrait-on pas un ami sur la même recommandation ? Et puis on est reconnaissant, que diable ! et vous avez été pour moi le Deus ex machina.

— Encore !… Ah ! M. de Montglat !…

— Vous ne croyez pas à la reconnaissance ? Tant pis ! Pour faire son chemin, il faut travailler ; pour travailler, il faut aimer la vie, les illusions sont nécessaires ; seulement, il ne les faut ni trop longues ni trop courtes ; c’est comme les jupons des danseuses… Allons, la leçon est faite, mon jeune ami ; tournez-moi les talons ; vous avez à votre bureau de jolies petites lettres de maires à classer, de beaux rapports de gardes-champêtres à élucider ; la patrie vous réclame, allez sauver la France et laissez-moi perdre mon âme et le reste !…

— Désolé de répondre si mal à votre sollicitude, chevalier, mais j’insiste décidément pour prendre au feu et à la chandelle la place à laquelle l’invitation du marquis me donne droit. Seulement, pour calmer vos scrupules, je vous donne ma parole que je ne cours pas autant de dangers que vous le croyez.

— Hum ! fit M. de Montglat, vos paroles sentent le mystère ; on dirait la porte d’une cave que l’on entrebâille. Dieu me garde de vous demander votre secret cependant !

— Mon secret, vous l’avez deviné, dit en riant Louis de Fontanieu : je suis amoureux fou de Marguerite.

— Mon bon ami, quand on est amoureux fou d’une femme, on ne le dit pas, et surtout on ne le dit pas en riant.

— Que voulez-vous ! c’est ma manière.

— Très bien ! et vous ne voulez pas de mes avis ?

— Non, décidément, chevalier.

— Eh bien, tant mieux !… Aussi bien, nous voici revenus à la porte de Bertrand, et j’abandonne mon avis de vertu à l’intempérie des saisons ; ma sagesse vacille comme les deux bougies de suif qui éclairent la vitrine de notre hôte, et se dissipe comme le brouillard au soleil du matin ! Mes idées prennent, en échange, la teinte rosée du champagne ; mon gosier se dessèche et les quelques louis qui restent dans mon gousset battent la mesure en attendant le moment de se mettre en branle. Qui parlait donc de pauvreté et de richesse ? Il n’y a d’inégal ici-bas que la capacité de nos estomacs et la vigueur de nos amours. Or, de ce côté, nous n’avons pas à nous plaindre, Dieu merci, n’est-ce pas, monsieur de Fontanieu ? Ah ! vrai Dieu ! il s’agit bien d’aller passer la nuit sur des paperasses quand de bons vins, de jolies femmes et un jeu d’enfer nous attendent !… Sacrebleu ! mon jeune ami, comme M. de Condé à Rocroy, je jette mon bâton dans les lignes ennemies, et en avant !

Bien que préparé par M. de Montglat lui-même à cette métamorphose subite, Louis de Fontanieu se demanda si son compagnon n’était pas un peu fou.

— Eh bien, soit ! amoureux ou non de Marguerite – et remarquez que cela m’est absolument égal –, elle sera votre maîtresse, continua le chevalier ; que je ne boive jamais que de l’eau, que jamais femme ne s’humanise pour moi, si, un jour ou l’autre, je ne ferme pas sur vous la porte de sa chambre à coucher ! Et, au fait, depuis vingt-quatre heures, je grille d’envie de voir comment ce faux roué de d’Escoman prendra la chose.

Un peu épouvanté de la solennité de ces serments, Louis de Fontanieu suivit M. de Montglat dans l’escalier en spirale qui conduisait au second étage, escalier que le vieux gentilhomme franchissait avec une vigueur et un entrain que n’eût point désavoués le héros avec lequel il venait d’établir si heureusement sa ressemblance.

IX

Où le chevalier de Montglat donne à son jeune ami une leçon de pêche à la ligne

M. Bertrand eût volontiers ajouté au soleil d’or qui décorait son enseigne la devise du grand roi : Nec pluribus impar.

Il professait la plus sincère admiration pour ce qu’il appelait le salon de ces messieurs, et il déclarait, sans faux semblant de modestie, que, même dans les appartements de la sous-préfecture, il était impossible de trouver à Châteaudun un ameublement plus riche, une décoration de meilleur goût que ceux que Mme Bertrand avait choisis pour l’orner.

Cet ameublement tant vanté se composait de deux causeuses, de six fauteuils et de douze chaises en acajou un peu terni par l’usage – le tout garni en drap amarante à dessins noirs –, d’une grande table également en acajou, table recouverte d’un tapis assez généreusement saturé de graisse pour qu’il pût attester les services gastronomiques que le meuble avait rendus.

Aux fenêtres, des rideaux de coton rouge et noir enrichis d’une bordure jaune, rehaussée elle-même d’une garniture de glands de même couleur et façonnés en forme de grelots, bordure et passementerie que l’on retrouvait sur les embrasses et sur la draperie des fenêtres ; aux murailles, deux batailles, un Mazeppa et un Massacre des Mameluks, méchantes lithographies à l’estompe, entourées de cadres de carton-pâte ; sur la cheminée, une pendule en bronze doré représentant Psyché à sa toilette, une Psyché en robe collante comme le pantalon d’un hussard, une déesse dont la taille courte étreignait les ailes de papillon, et auprès de laquelle l’innocence du sculpteur avait placé un meuble dont la tournure équivoque servait de texte quotidien aux lazzi de ceux auxquels ce salon était destiné ; telles étaient les merveilles dont M. Bertrand était si fier.

Louis de Fontanieu retrouva là quelques-uns des gens qu’il avait déjà rencontrés dans le monde ; mais il n’y vit point Marguerite Gélis.

M. de Montglat lui apprit que la maîtresse de M. d’Escoman était un des hôtes que M. Bertrand avait été contraint de subir malgré lui, qu’elle demeurait à l’étage même ; et, comme le chevalier achevait cette explication, le marquis d’Escoman se présenta à la porte du salon ; il donnait le bras à la jeune fille, que Louis de Fontanieu examina avec une vive curiosité.

Marguerite Gélis avait vingt-cinq ans ; elle était belle, mais d’une beauté toute matérielle et complétement différente du délicat et suave ensemble qui caractérisait Mme d’Escoman. Ses traits, d’une régularité irréprochable, étaient fortement accentués ; ses yeux noirs, largement fendus, toujours humides, banalisaient l’expression voluptueuse qui leur était propre : ils se noyaient de langueur dans les circonstances les plus ordinaires de la vie de leur propriétaire. Marguerite avait profité du voisinage pour se présenter dans un déshabillé qu’elle préférait aux grandes toilettes, parce qu’il la faisait plus jolie. Elle était vêtue d’une robe de chambre de soie bleu clair à revers nacarat, dont le corsage, généreusement échancré, ne laissait rien perdre de la magnificence de sa poitrine et de ses épaules, blanches et polies comme un marbre. À travers les plis complaisants de ce peignoir se dessinait un corps d’une structure large et puissante, auquel on ne pouvait reprocher que le défaut de finesse de ses attaches ; en outre, l’oisiveté trop tardive de l’ex-grisette n’avait pas pu amoindrir le hâle de ses mains, et leurs doigts avaient conservé aux phalanges les nœuds et les sillons que laisse le travail.

Lorsqu’elle fit son entrée dans le salon, il y eut un cri d’enthousiasme parmi tous ces jeunes gens, dont beaucoup avaient leurs raisons pour flatter M. d’Escoman dans sa maîtresse.

Louis de Fontanieu demeura froid.

Chaque homme a, pendant son existence, adoré et préconisé tour à tour tous les types de la beauté féminine ; la passion, le caprice lui-même sont si essentiellement exclusifs, que, tant qu’a duré pour eux le règne d’un de ces types, il ne fut pas resté place pour l’admiration même banale, même rétrospective, de ce qui n’était pas lui.

L’image de la marquise d’Escoman remplissait cœur et cerveau de Louis de Fontanieu ; il devait être un mauvais juge de la beauté de Marguerite, il le fut d’autant plus que la conquête lui en semblait facile et que, d’après le chevalier de Montglat, la belle Dunoise ne devait pas même se laisser désirer.

Il lui sembla impossible qu’il n’arrivât pas à convaincre le marquis de son erreur, que cette créature triviale fît obstacle à ce qu’il ramenât celui-ci, humble et repentant, aux pieds de la plus adorable des femmes.

Il se sentit plein d’ardeur pour son entreprise, qu’il n’abordait pas, quelques instants auparavant, sans une certaine appréhension.

Louis de Fontanieu n’était pas seul à observer le jeune couple ; M. de Montglat ne le perdait pas des yeux. Lorsque M. d’Escoman et sa compagne aperçurent Louis de Fontanieu parmi les convives, le premier le salua d’un sourire, les yeux de la seconde se noyèrent de plus de langueur, ses joues s’empourprèrent, et le chevalier se frotta joyeusement les mains.

M. d’Escoman présenta Louis de Fontanieu à Marguerite. Les manières du marquis n’avaient rien de la gaieté, de l’insouciance qu’il affectait le matin devant sa femme ; son attitude était grave ; ses façons à l’égard de sa maîtresse étaient presque respectueuses ; au soin qu’il prenait pour adoucir l’irrégularité de la situation de celle-ci, pour la relever aux yeux de ses amis, on comprenait que, malgré le scepticisme qu’il affectait, le jeune gentilhomme était complétement dominé par cette belle représentante du sensualisme bourgeois.

— Eh bien, que vous en semble ? demanda M. d’Escoman en revenant près de Louis de Fontanieu après avoir conduit Marguerite à un fauteuil.

— De quoi voulez-vous parler ?

— De Marguerite, parbleu !

— S’il faut être franc, et sans prétendre faire ici une comparaison qui serait de toute inconvenance, je vous avouerai que la présentation du matin a fait tort à celle du soir ; je préfère Mme la marquise d’Escoman à cette demoiselle.

— Singulier goût que vous avez là ! répondit M. d’Escoman avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une autre femme que la sienne, mais non sans laisser percer sur son visage l’expression d’une incrédulité méfiante.

Cette phrase passa comme un fer rouge sur le cœur du jeune homme ; il ressentit pour Marguerite un vif mouvement de haine ; pouvait-il lui pardonner qu’on prétendît l’opposer à son soleil ?

Soit qu’il fût rassuré par les dédains de Louis de Fontanieu, soit qu’il ne voulût pas se donner le ridicule de la jalousie, M. d’Escoman exigea que le jeune secrétaire, en sa qualité de héros de la journée, prît place à côté de Marguerite à la table du souper.

Les sentiments que l’on ressent ont, dit-on, un caractère spécial quand ils s’expriment, caractères faciles à reconnaître ; quoi qu’on en dise, en matière d’amour, rien ne ressemble plus à la vérité que le mensonge ; les femmes se laissent prendre plutôt à celui-ci qu’à celle-là, parce que, dans sa crainte de paraître tiède, le mensonge se sert sans scrupule de l’hyperbole, qui leur plaît par-dessus tout.

Dans son ardeur à remplir convenablement son rôle, Louis de Fontanieu accabla sa jolie voisine des prévenances les plus significatives, des compliments les plus enthousiastes.

À sa grande surprise, Marguerite demeura froide et sérieuse : elle ne lui répondit que par des lieux communs qui imposaient au jeune homme un véritable travail pour maintenir la conversation à la hauteur où il l’avait placée.

En revanche, M. d’Escoman fronça le sourcil de façon à prouver que le manège de son nouvel ami ne lui était que médiocrement agréable.

Le souper terminé, pendant que M. Bertrand et ses aides remplaçaient la nappe par le tapis vert, le chevalier de Montglat s’approcha de Louis de Fontanieu, qui restait tout décontenancé du salut plein de dignité et de réserve que la jeune Dunoise lui avait adressé lorsqu’il l’avait reconduite à sa place.

— Eh bien, demanda le vieux gentilhomme au secrétaire, comment vont les affaires ?

— Mal, répondit en souriant Louis de Fontanieu ; vous avez, je crois, calomnié Mlle Marguerite.

— Bah ! allez donc toujours !… mais non pas comme vous avez commencé cependant. Les hommes sont bien fats, c’est-à-dire bien sots ! – je généralise mon opinion, vous n’avez pas le droit de vous en offenser – : pour gagner cent sous sur un bric-à-brac, ils dépensent en diplomatie de quoi vendre un peuple ou faire un roi, et, dès que leur vanité est en jeu, ils ne veulent pas comprendre qu’il ne suffit pas de dire : « J’en ai bien envie ! » pour qu’on les prenne au mot.

— Vous trouvez donc ?…

— Que vous montrez beaucoup trop d’empressement, continua le chevalier. Pêchez-vous à la ligne ?

— Non ; mais pourquoi cette question ?

— Parce que vous y trouveriez une leçon pour la situation. Vous voyez de beaux poissons qui se promènent, vous les savourez déjà en matelote, vous leur jetez votre appât sur le nez, vous le promenez du bout de leur museau à la naissance de leur queue : ils le dédaignent ; faites le geste de retirer votre ligne, et ils se jetteront sur l’amorce avec une voracité telle, que l’hameçon leur entrera jusqu’à la gorge. Ainsi des femmes, mon bon ami.

— Je profiterai de vos conseils, chevalier ; mais, je vous l’avoue, mes espérances ont sensiblement diminué depuis une heure.

— Vous n’avez donc pas fait vis-à-vis de Marguerite ce que vous faisiez ce matin en face de ce bon d’Escoman ? Aux yeux ! c’est toujours aux yeux qu’il faut regarder ami ou ennemi. Ceux des femmes n’apprennent que très tard à mentir.

— Vous me redonnez un peu de courage ; j’en ai besoin, car j’étais presque tenté de renoncer à cette conquête et vous ne pouvez savoir le prix que j’y attache.

— Auriez-vous fait un vœu à quelque saint ?

— Peut-être.

— Eh bien, s’il faut vous l’avouer, je tiens autant que vous à ce qu’il s’accomplisse, quoique ce ne soient probablement pas les mêmes raisons qui me déterminent.

— Je vous remercie, chevalier ; et, si, de mon côté, je pouvais faire quelque chose qui vous fût agréable…

— Vous le pouvez… Avez-vous joué quelquefois ?

— Jamais.

— Tant mieux ! voici vingt-cinq louis qui me restent ; ajoutez-en autant et chargez-vous des intérêts de notre association ; j’ai foi dans le premier sourire que la fortune réserve aux jeunes gens ; c’est une vieille superstition de joueur que je vous serai très reconnaissant de me passer ; jouez, et à nous deux les bénéfices.

Et ils s’assirent à côté l’un de l’autre.

Marguerite se plaça à côté de son amant, et elle mit une certaine affection à le faire, comme aussi à lui adresser de ces tendresses que les femmes bien élevées réservent pour la chambre conjugale, mais qui, pour certaines autres, ne sont que l’affirmation publique d’un bonheur dont elles sont fières.

Pour la première fois, Louis de Fontanieu remarqua qu’en imprimant sa bouche sur les joues de son amant, Marguerite avait effectivement tourné les yeux de son côté, et, dans ses yeux demi-voilés, tout humides de langueur et de volupté, il crut voir passer un jet de flamme qui n’allait pas dans la même direction que les lèvres de la jeune fille.

Par un hasard assez extraordinaire, les espérances de M. de Montglat se réalisèrent ; une chance constante et soutenue favorisa les débuts de Louis de Fontanieu. Les coups les plus hasardés lui réussirent, les parolis les plus insensés tournèrent en sa faveur ; l’or, l’argent, les billets de toute la galerie s’entassaient devant lui, et, malgré la fièvre qui se gagne en touchant les cartes, malgré les vapeurs des rafraîchissements alcoolisés que M. Bertrand en personne distribuait aux invités, malgré les incitations de son associé, que cette veine extraordinaire électrisait, ce n’était pas sans un véritable déplaisir que le jeune homme acceptait son bonheur. Il comprenait qu’un gain semblable à celui-là le poussait dans une voie où il lui répugnait de s’engager.

Quoique M. d’Escoman fût beau joueur, l’énormité de la perte dont il supportait la plus grande partie l’avait fait sortir du sang-froid qui lui était habituel.

— Deux cent cinquante louis sur parole, dit-il lorsqu’il eut perdu tout l’argent qu’il avait sur lui.

— Autant qu’il vous plaira, mon cher marquis, répondit Louis de Fontanieu, qui venait de laisser tomber sur le tapis deux figures dont la dernière s’était si fréquemment représentée précédemment, qu’on devait la croire épuisée dans la taille.

— Il est trop tard pour parler ! s’écria le chevalier, qui trouvait que son jeune ami défendait mal les intérêts de l’association. Tudieu ! vous êtes aventureux, monsieur de Fontanieu.

— C’est qu’en vérité, je suis honteux de la veine qui me poursuit, reprit le secrétaire.

Il abattit une troisième carte ; elle était semblable à la seconde, il gagnait encore. Il ne put retenir un geste de mauvaise humeur.

— Bravo, mon cher ami ! s’écria joyeusement M. de Montglat ; boudez la fortune, montrez-lui le peu de cas que vous faites de ses faveurs ; elle est femme, elle n’en sera que plus acharnée à vous poursuivre.

Marguerite avait remarqué avec une certaine surprise le brusque changement qui s’était opéré dans les manières de Louis de Fontanieu à son égard ; elle n’y avait pas vu une tactique, elle avait soupçonné du découragement, et elle avait essayé de quelques provocations indirectes pour raviver cette flamme si vite éteinte. Elle était trop femme pour que la fascination de l’or fût sans influence sur elle ; insensiblement elle avait enveloppé du même regard passionné les richesses accumulées sur le tapis et leur heureux possesseur. Aux paroles de M. de Montglat, elle rougit, elle baissa ses longues paupières et parut concentrer toute son attention sur une carte dans le corps de laquelle elle piquait une épingle.

— Cinq cents louis, il y a cinq cents louis ; qui fait cinq cents louis ? cria M. de Montglat en imitant la voix glapissante des croupiers.

— Je les tiens, dit M. d’Escoman, dont la figure tour à tour pâle et empourprée, les yeux démesurément ouverts, la respiration haletante trahissaient la profonde émotion.

Louis de Fontanieu s’inclina en signe d’assentiment.

Ce qu’il éprouvait tenait du vertige ; il désirait perdre, et, malgré lui, il sentait son âme lui échapper et céder à la toute-puissance de la passion ; il n’était pas le maître de se soustraire à la poignante angoisse qui étreint le cœur de tous les joueurs ; il oubliait Marguerite, et l’image d’Emma, qu’il essayait d’évoquer, ne lui apparaissait que vague et noyée dans un rideau de vapeur.

Il se fit un silence solennel ; on n’entendait que le bruit produit par les cartes en glissant les unes sur les autres.

Cette fois encore, la chance fut contre M. d’Escoman.

À le regarder, il faisait horreur et pitié tout à la fois.

Il prit Marguerite par le bras.

— Venez ! lui dit-il.

La jeune femme ne quitta point sa place ; elle roulait entre ses doigts la carte qu’elle avait illustrée de figures.

— Mais non, reprit-elle ; il me plaît d’essayer si la veine de monsieur ne sera pas plus courtoise avec moi qu’avec vous.

— Il y a mille louis, dit M. de Montglat avec emphase.

— Pourquoi pas le Pérou, Montglat ! Je suis plus modeste et n’ambitionne qu’un bracelet que d’Escoman me fait trop attendre. Monsieur consentira bien à accepter un enjeu de vingt-cinq louis, le prix de mon bracelet.

— Vous n’avez plus d’argent, dit d’Escoman avec impatience.

— Comme vous aujourd’hui… mais demain… Et, en attendant ce demain, je suis certaine que monsieur ne refusera pas mon fétiche.

Et elle lança devant Louis de Fontanieu le morceau de carton plié en quatre.

— Le poisson mord ! dit M. de Montglat à voix basse à son voisin ; apprêtez-vous à le ferrer.

M. d’Escoman fut mordu au cœur par cette espérance acharnée qui survit au dernier écu d’un joueur ; la raison lui disait de s’en aller, mais la passion ne demandait qu’un prétexte pour qu’il demeurât et, en pareil cas, c’est toujours la passion qui l’emporte. Il annonça qu’il tenait le reste des mille louis.

La chance resta fidèle aux deux associés.

— Allons, adieu mon joli bracelet ! dit Marguerite avec un soupir et en quittant la table.

M. de Montglat poussa Louis de Fontanieu du genou.

— Non pas, fit ce dernier, vous ne voudrez pas ajouter ce remords à tous les remords que va me laisser cette soirée, et, si M. d’Escoman veut bien me le permettre, demain je l’attacherai à votre bras.

— Quel dommage que vous ne soyez pas millionnaire ! ajouta M. de Montglat assez haut pour être entendu de Marguerite ; qu’il serait bon, avec les dispositions que je vous vois, d’être votre maîtresse ou votre ami !

M. d’Escoman ne parut pas avoir compris ; il donna à Marguerite un baiser qui équivalait à un bonsoir et, en même temps, à un ordre de se retirer ; puis il se mit à battre les cartes avec un acharnement mécanique qui tenait de la stupeur ; enfin, il sortit en annonçant qu’il allait prendre de l’argent et revenir.

Le dernier coup, autant que l’absence de d’Escoman, produisit dans l’assemblée une agitation dont chacun profita pour respirer.

M. de Montglat prit la masse d’or et de billets qui étaient devant Louis de Fontanieu, l’emporta dans un boudoir qui communiquait avec le salon, et, l’ayant déposée sur un guéridon, il en fit consciencieusement deux parts.

— La belle chose que le jeu ! s’écria-t-il en faisant ruisseler l’or entre ses doigts et froissant convulsivement les billets de banque. Regardez donc, Fontanieu : ce n’est point un sot métal, ce n’est point un vil papier, c’est tout un monde de bonheur, de jouissances ; ça tient dans la main, et tout est là, tout, la jeunesse et l’amour, le plaisir et l’amitié… Ah ! qu’il fait bon vivre !

Puis, remarquant que son jeune ami ne prêtait qu’une très médiocre attention au petit trésor qui était devenu son partage, et que, accoudé sur la fenêtre, il regardait en rêvant le ciel étoilé :

— Vous ne m’écoutez pas, continua le chevalier. Tenez, ne me dites pas que vous avez envie de dormir ; je vous destituerais du titre de mon ami ; le sommeil est un préjugé.

— Quand on gagne, répondit Louis de Fontanieu en souriant.

— Vous raisonnez, vous êtes jugé : vous ne serez jamais un joueur, dit M. de Montglat d’un ton de commisération véritable ; mais, dans mes transports, je l’avais oublié, vous êtes amoureux ; c’est une excuse, mauvaise sans doute, mais enfin c’en est une… À propos, ajouta-t-il en indiquant le mur, elle est là !

— De qui voulez-vous parler ?

— De Marguerite, parbleu ! Une simple cloison vous sépare d’elle, et voici du papier Joseph, ajouta-t-il en montrant les billets de banque, qui vous en rapprocherait si une bonne partie de la distance n’était déjà franchie. Voulez-vous que je frappe au mur pour lui parler de vous ?

— Vous n’y songez pas ! D’Escoman n’est-il pas chez elle ?

— N’avez-vous pas entendu qu’il allait remplir sa bourse ? Marguerite la vide quelquefois ; mais c’est la légitime épouse du beau Raoul qui toujours la remplit.

À ces mots, un nuage passa devant les yeux du jeune homme ; ce n’était plus du dédain qu’il avait pour son or, c’était du dégoût.

— Eh ! eh ! reprit M. de Montglat, qui ne se lassait pas, lui, de jouir du sien et par le regard et par le toucher, voici qu’il s’est glissé entre mes billets quelque chose qui ne devait pas entrer dans mon lot.

— Quoi donc ?

— Le fétiche de Marguerite, parbleu !

— Déchirez-le ; vous ne supposez pas que je veuille accepter vingt-cinq louis en échange du bracelet que je lui ai offert ?

— Non pas ; mais tout ce qui vient de ce qu’on aime est précieux ; gardez-le donc… Attendez, il me semble qu’il y a quelque chose d’écrit sur ce papier que l’on a jeté devant vous avec tant d’indifférence.

M. de Montglat déplia la carte ; effectivement, les piqûres d’épingle n’étaient pas éparses au hasard ; elles formaient des lettres très distinctes, et les lettres, ce seul mot : aimer.

— Peste ! dit M. de Montglat, le poisson est plus glouton que je n’avais supposé. Maintenant que vous le tenez, cher ami, il ne s’agit plus que de le mettre sur le plat.

X

De la fragilité de la vertu lorsque le diable s’en mêle

M. de Montglat se rapprocha de Louis de Fontanieu, qui était toujours à la fenêtre.

— Eh bien, lui répondit ce dernier, si miraculeuse que soit cette pêche, je ne goûterai cependant pas du poisson.

— Vous comptez peut-être sur moi pour le manger ? Vous auriez tort, la bonne volonté seule me reste, et, quoi qu’en aient dit les sages, elle ne suffit pas.

Puis, voyant Louis de Fontanieu qui serrait soigneusement la carte :

— Ah çà ! dites-moi donc alors, continua-t-il, pourquoi vous traitez cet autographe en relique, monsieur le dédaigneux, si la chose vous est si précieuse ?

— Ceci est une première lettre de change tirée sur le bon sens de M. d’Escoman ; encore une ou deux semblables, et je ne doute pas qu’il n’y fasse honneur.

— Ah ! si vous parlez par énigmes, je vous fausse compagnie.

Louis de Fontanieu était enchanté de son succès ; ses rêves ne lui avaient point montré mieux que ce qui lui arrivait ; il prenait goût à la réalité ; sa tâche se simplifiait de telle façon, qu’il était honteux de conquérir aussi facilement une affection à laquelle il attachait un si grand prix. Le bonheur – peut-être aussi, parallèlement avec le bonheur, les fumées du vin  – le rendaient expansif.

— Vous êtes trop gracieux avec moi, chevalier, pour que je vous fasse mystère de mes intentions, dit-il ; j’y suis d’autant moins disposé qu’elles cadrent avec les idées de sagesse que vous avez cherché à m’inculquer dans la soirée.

— Morbleu ! mon enfant, ne parlons pas de sagesse ici ; ce n’est pas le moment d’être ingrats envers la folie, qui nous a si bien réussi ce soir.

Louis de Fontanieu ne se laissa pas déconcerter par cette boutade.

— Si j’ai paru songer à mademoiselle Marguerite, continua-t-il, c’est tout simplement parce que je voudrais prouver à ce malheureux d’Escoman qu’il est la dupe d’une fille indigne de lui, qu’il lui sacrifie follement la plus sainte et la plus adorable des femmes.

M. de Montglat fit un soubresaut ; il se frappa le front de la main, étendit les bras vers le ciel, comme un homme qui voit ses suppositions confondues et la réalité dépasser les limites du possible. Il allait répondre, mais on les appela à plusieurs reprises ; ils quittèrent la fenêtre et rentrèrent dans le salon. Toutefois, la physionomie du vieux chevalier portait si profondément l’impression de la stupeur, que chacun lui demanda ce qu’il avait.

— Ne vous épouvantez pas, messieurs, répondit-il ; M. de Fontanieu me faisait l’honneur de me communiquer une théorie sur les coups de deux qui a excité en moi quelque surprise ; depuis quelque temps, je deviens fort impressionnable.

Dans la plupart des romans, les joueurs, tout en tripotant leurs cartes, ne laissent jamais échapper l’occasion de faire de l’esprit ; dans la réalité, le joueur n’a pas de temps à perdre à cela ; le jeu est une maladie essentiellement absorbante, comme le mal de mer.

Muets et sombres, les conviés de M. de Montglat avaient concentré toutes leurs facultés sur l’attaque et sur la riposte ; ce n’était plus chez eux de la passion, c’était de la fureur. On eût dit, à les voir, un de ces duels épiques si communs au seizième et au dix-septième siècle, où une bande de gentilshommes en chargeait une autre. Seulement, le bruissement métallique des monnaies remplaçait le cliquetis des épées ; les termes techniques, les provocations furieuses ; quelque interjection arrachée par le dépit d’avoir perdu, le râle des mourants.

M. de Montglat seul faisait tache sur cet ensemble ; il était calme, dédaigneux, froid, et cependant il perdait.

Contradiction bizarre et néanmoins fréquente : cet homme, chez qui nous avons surpris des joies enfantines devant le résultat de la première partie de la soirée, se montrait d’une indifférence superbe dans la mauvaise fortune. Il avançait ses masses avec le flegme d’un général éprouvé au feu des batailles ; il en contemplait la déroute avec la philosophie d’un stoïcien.

Bien mieux : son désastre ne le préoccupait pas assez pour lui faire oublier la confidence qu’il venait de recevoir ; lorsque le regard de Louis de Fontanieu croisait son regard, un imperceptible clignement d’yeux traduisait clairement à celui-ci l’opinion du vieux gentilhomme sur le don-quichottisme sentimental de son jeune ami.

En moins d’une demi-heure, il eut éparpillé cet or, ces billets qui, quelques instants auparavant, lui avaient semblé une fortune.

Il se leva et prit son chapeau.

Il y eut une exclamation générale de stupéfaction.

— Ce n’est pas possible, Montglat ! s’écria M. d’Escoman ; vous ne songez pas à partir le premier ?

— Je pars les mains nettes, mon cher marquis, répliqua le chevalier en frappant sur les poches de son gilet.

— Bah ! vous savez bien que nous vous tiendrons tout ce que vous voudrez, fit le marquis, dont la bonne humeur avait reparu, car il avait recouvré une partie de sa perte.

— J’aurais pu le croire, marquis, avant que vous eussiez eu la franchise de me dire le contraire.

— Montglat, le coup d’épée de ce pauvre Guiscard n’a point calmé votre mauvaise humeur ; vous me gardez rancune de ma malencontreuse plaisanterie d’avant-hier ; mais je ne le veux point : je vous fais des excuses catégoriques, publiques, authentiques ! Dieu me garde de me brouiller avec un homme qui m’a fait regagner un millier de louis perdus. Si vous êtes bien décidé à vous conduire en bourgeois, nous ne vous laisserons pas partir, du moins, avant d’avoir porté votre santé, ce qui sera le complément des excuses que je vous ai déjà faites. Buvons, messieurs, à ce noble échantillon d’un autre âge, à cet héroïque représentant des viveurs d’autrefois, à M. le chevalier de Montglat !

Le toast fut accueilli avec enthousiasme.

— Vous êtes infiniment trop bon, répliqua le chevalier ; si je baisse, si je m’en vais, ce qui me console, c’est de voir que la tradition du bon temps ne sera pas perdue, que vous serez là pour prêcher d’exemple les générations à venir, pour lutter contre le mauvais goût d’une époque qui fait du jeu une affaire, du vin une drogue, et des filles un prétexte à sentiment !… À celui qui régénérera tout cela, à d’Escoman !

Le marquis ne démêla point la nuance d’ironie qui perçait dans les paroles du chevalier ; il parut tout fier de l’opinion avantageuse qu’exprimait sur lui ce connaisseur.

Louis de Fontanieu eût bien voulu accompagner M. de Montglat ; il brûlait de connaître l’avis que celui-ci ne lui avait encore exprimé que par des gestes ; le vieux gentilhomme lut ce désir dans ses yeux, il s’approcha de lui, et, se penchant sur son épaule :

— À demain, lui dit-il à voix basse ; mais promettez-moi de ne rien engager avant de m’avoir revu.

— Mais quand vous reverrai-je ?

— Ne viens-je pas de vous le dire ? Demain.

Lorsque M. de Montglat eut fermé la porte, le marquis d’Escoman fit signe au joueur qui tenait les cartes d’attendre quelques instants avant de reprendre la partie.

— Croyez-vous à son prétexte ? s’écria-t-il. Allons donc ! s’il quitte le jeu, c’est qu’il a mieux à faire. Tenez, je soupçonne quelque galant rendez-vous avec la dame du logis, la séduisante madame Bertrand ! Écoutez plutôt, je gage que nous n’entendrons point fermer la porte de la rue.

On fit silence, et, effectivement, un temps considérable se passa sans qu’aucun bruit montât au second étage, où se trouvaient les convives.

La supposition du marquis prenait tout le caractère d’une vérité.

Les propositions les plus excentriques se produisirent à petit bruit : l’un voulait surprendre M. de Montglat, l’autre parlait d’avertir M. Bertrand ; mais il en était de ces résolutions comme de celles des rats de la fable ; l’aventure de M. de Guiscard prêtait au vieux gentilhomme un peu de la physionomie de Rodilard.

Insensiblement, le jeu l’emporta sur la curiosité ; les cartes recommencèrent de tomber en cadence sur le tapis.

— Chut ! fit tout à coup l’un des plus jeunes assistants ; d’Escoman a raison, je viens d’entendre sur l’escalier le craquement d’un brodequin et le froufrou d’une robe.

D’un mouvement spontané, cinq ou six jeunes gens se levèrent et se précipitèrent sur le palier ; mais il était trop tard, la porte de la rue roula sur ses gonds et se referma à petit bruit.

L’obscurité était si profonde, les édiles dunois apportaient une si grande économie dans l’éclairage public, que, de la fenêtre où ils s’étaient penchés, d’autres ne purent apercevoir qu’une ombre qui s’enfonçait dans la nuit, sans pouvoir distinguer si elle était masculine ou féminine, si elle était double ou unique.

À défaut de procédés plus malveillants, on n’épargna point les brocards au chevalier absent ; puis, comme ces entr’actes successifs avaient laissé à la fatigue le temps d’exercer son action, on parla de se retirer.

Avant de quitter la maison Bertrand, M. d’Escoman frappa légèrement à la porte de Marguerite, située au même étage que le salon où l’on avait soupé.

La clef était sur la serrure ; mais on ne répondit pas de l’intérieur de la chambre.

— Elle dort, dit d’Escoman en rejoignant ses amis.

Louis de Fontanieu accompagna ce dernier jusqu’à l’hôtel d’Escoman ; le marquis entra, et le jeune homme demeura seul dans la rue.

Quelque peu habitué qu’il fut aux veilles, les émotions de la journée, celles de la soirée avaient allumé son sang, surexcité son cerveau ; la fièvre, qui lui prêtait des forces physiques, décuplait l’énergie de ses sentiments ; il allait et venait de long en large, passant et repassant devant les grands murs sombres derrière lesquels se tenait la marquise, et, sous l’empire de l’effervescence qu’il éprouvait, son amour et ses pensées se transformaient peu à peu.

En voyant une lumière, celle qui sans doute éclairait M. d’Escoman, étinceler successivement à toutes les fenêtres de la maison, il ressentit les premières atteintes de la jalousie.

Où cette lumière allait-elle s’arrêter ?

Celui qui la portait n’avait-il pas le droit de pénétrer jusqu’à cette alcôve qui en ce moment avait pour Louis de Fontanieu la sainteté d’un tabernacle ?

Son imagination lui montra alors brutalement, sans voile et sans rideaux, un tableau qui le fit frémir de rage et blêmir d’envie.

L’amour de M. d’Escoman pour Marguerite était le seul rempart qui défendît son idole d’une profanation : était-ce à lui de le briser ?

Dès l’instant où une pensée égoïste entra dans son âme, sa passion se dégagea nette, violente, des vapeurs de l’idéal dans lesquelles, jusque-là, il s’était plu à la voir flotter.

Le sang lui monta au cerveau et lui donna des éblouissements ; ses artères battaient avec tant de force, qu’il suffoquait.

Il allait fuir ce voisinage qui mettait un trouble si terrible dans ses idées ; il jetait un dernier regard sur cette maison, lorsqu’il entendit une voix de femme lui dire :

— J’ai à vous parler, monsieur.

Sous l’impression qu’il subissait en ce moment, n’ayant pas une seconde à donner à la réflexion, pour Louis de Fontanieu, cette femme ne pouvait être que la marquise ; il se sentit près de défaillir ; il s’appuya convulsivement au bras qui reposait sur sa poitrine.

La dame fit un mouvement pour s’éloigner, et, la vivacité de son geste dérangeant le capuchon d’une mante qui lui enveloppait la tête, le jeune homme, au lieu de la femme, reconnut la maîtresse de M. d’Escoman.

— Marguerite ! ici, à cette heure ! s’écria-t-il.

— Sans doute, répondit celle-ci ; je tenais à vous voir ce soir même. Vous recevoir chez moi était impraticable ; j’ignorais où vous demeurez ; j’ai pris le parti de vous suivre.

— Pourrais-je savoir, mademoiselle, ce qui me vaut tant d’honneur ? dit Louis de Fontanieu de la voix la plus calme qu’il put trouver.

— C’est moi, répondit Marguerite, c’est moi, monsieur, qui vous demanderai ce qui a pu me mériter votre haine ?

— De la haine ! moi, mademoiselle ? dit Louis de Fontanieu embarrassé par la brusquerie de la repartie.

— Je vais vous donner l’exemple de la franchise. J’étais à la fenêtre voisine de celle où vous causiez avec M. de Montglat ; j’ai tout entendu : vous voulez me séparer de M. d’Escoman.

— Non, mademoiselle, je veux faire ce que tout honnête homme ferait à ma place : je veux rapprocher M. d’Escoman de sa femme.

— Quel que soit le but que l’on se propose, monsieur, c’est être lâche que de voler l’amour d’une femme pour le vendre.

— Le vendre ?

— Oui, monsieur, le vendre !… Vous ne persuaderez pas au monde que la singulière preuve d’intérêt que vous voulez donner à une personne qui ne vous touche ni de près ni de loin, que vous ne connaissiez pas hier peut-être, ne soit le résultat d’un marché au moins tacite… Tenez, jurez-moi que votre affection pour la marquise n’a jamais été au delà d’une amitié pure, de celle qu’un homme de votre âge peut avoir pour une femme de son âge, et, victime ou non de votre caprice, de votre passion, je seconde vos désirs, et je quitte moi-même M. d’Escoman.

Louis de Fontanieu resta muet ; son cœur, qui palpitait encore sous l’impression des pensées sensuelles qui l’avaient bouleversé, ne put trouver un mensonge.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marguerite en joignant les mains, c’est le cœur gangrené d’adultère que les hommes flétrissent et condamnent l’adultère !

Alors elle éclata en sanglots.

Ses larmes touchèrent plus vivement Louis de Fontanieu que ne l’eussent fait ses reproches. Une femme qui pleure se transfigure. Il prit dans ses mains les mains moites et brûlantes de la jeune Dunoise, et ses paroles devinrent plus douces, ses manières moins acerbes.

— Voyons, mademoiselle, dit-il, calmez-vous… Vous supposez à ma compassion pour Mme d’Escoman une raison d’être complétement éloignée de la vérité. J’ai été touché, je vous l’avoue, en voyant cette femme jeune, riche, noble, belle, cette femme que Dieu avait comblée de ses dons, passer sa vie dans les larmes, dans l’abandon. Vous étiez l’obstacle qui la séparait de son mari ; je ne vous connaissais pas ; j’ai essayé de supprimer l’obstacle, rien de moins, rien de plus, je vous le jure. Sans doute, je me suis trompé sur le choix des moyens ; sans doute, mieux eût valu que j’allasse vous trouver pour vous montrer ce qui se passe, ce que vous ignorez, j’en suis sûr, et, devant tant de souffrances injustes, vous eussiez certainement partagé ma pitié.

Marguerite, qui jusqu’alors était restée debout devant le jeune homme, s’assit sur une des bornes de l’hôtel et cacha son visage entre ses mains ; puis, après un instant de silence, elle reprit d’une voix sourde et altérée :

— Que toute votre compassion soit pour elle, rien de plus juste ; elle est riche, elle est noble ; ses souffrances sont imméritées, vous l’avez dit ; et cependant, croyez-vous que, pour être pauvre et plébéienne, mon histoire soit moins lamentable que la sienne ? pensez-vous que, pour être chair à plaisir, comme vous dites, nous n’ayons pas une fibre qui saigne et se contracte ? Cette histoire, il me prend la fantaisie de vous la raconter. Mais, bah ! pourquoi vous la dirais-je ? n’est-elle pas celle de tous les enfants de ma condition depuis que le monde est monde ? On a quinze ans, un cœur honnête ; un ouvrier également honnête est votre prétendu ; mais il y a quinze ans aussi que la misère, cette grande entremetteuse, ronge peu à peu ce qu’il y avait de saints préjugés dans le cœur de votre mère. C’est bien fort, c’est bien puissant, un cœur de mère, et cependant comme la rouille fait de l’acier, la misère en vient à bout. Pauvre mère !… Savez-vous que, malgré tout ce que ma raison me dit, mon cœur l’absout ? les angoisses de son passé lui faisaient peur pour moi ; elle se disait : « Ma petite Marguerite ! elle est innocente et gaie ; elle aime les fleurs et les chansons, les longues journées passées loin de l’atelier à poursuivre les papillons le long de la haie d’aubépine ; le fardeau de l’indigence, que j’ai si vaillamment porté, sera trop lourd pour elle ; elle succombera, et je ne veux pourtant pas qu’elle meure, car c’est ma fille ! » Au moment où elle se disait cela, un homme est venu ; il était jeune et bien plus séduisant que le pauvre ouvrier ; il répandait l’or à pleines mains ; il parlait d’amour, de bonheur éternel ; il promettait la richesse… N’avez-vous donc jamais désiré de voyager dans le pays des fées ? Les joies des riches, ce sont nos contes de fée, à nous. La mère croit confier sa fille à l’un de ces généreux et brillants génies ; elle se tait ; elle détourne les yeux, et tout est dit… Une mère, c’est le bon ange d’une pauvre fille ; que peut l’enfant si son bon ange l’abandonne ? Voilà, monsieur, voilà comment se font la plupart de celles que vous nommez des femmes perdues. Pensez-vous donc qu’elles aussi, elles n’aient pas le droit de maudire et la fatalité et le monde ? Pour que vous croyiez que leurs yeux pleurent et que leurs cœurs saignent, faut-il vous raconter ce qui se passe en elles lorsqu’elles découvrent le mensonge dont on dore leur abjection et le mépris que l’amour lui-même ne parvient jamais à déguiser ? faut-il nombrer leurs regrets, leurs remords, leurs angoisses lorsqu’on vient leur dire, comme vous le faites aujourd’hui : « De quel droit ce satin sur votre poitrine, ce velours sur vos épaules et ces fleurs dans vos cheveux ? » De tout ce qu’on vous a pris, on ne vous rendra que le ruisseau dans lequel vous êtes née ; mais place à la femme noble, à la femme riche, qui seule a droit à l’amour, au bonheur que l’on vous a vainement promis ! gloire à celle qui a vaincu sans avoir eu besoin de combattre, sans avoir eu occasion de lutter.

Marguerite avait exprimé tout cela avec une énergique conviction qui lui prêtait presque de l’éloquence et qui contribua autant que ses larmes à la relever dans l’opinion de Louis de Fontanieu.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mon enfant, répliqua-t-il ; vous reprenez, contre la société, contre les vices des hommes, une thèse que, depuis qu’est constituée cette société, quelques généreux esprits soutiennent sans succès, et dont on n’a jamais déduit que cette conclusion, aussi navrante que la thèse elle-même, à savoir, que l’humanité était éternellement condamnée à souffrir. Vous pleurez au coin de cet hôtel, et, à quelques pieds de vous, sous ces rideaux de dentelle et de soie, une autre femme pleure aussi ; mais, croyez-le bien, celle qui est là, ajouta Louis de Fontanieu en étendant la main vers les grandes fenêtres silencieuses et sombres, celle qui est là, quelques griefs qu’elle ait contre vous, étancherait vos larmes si cela était en son pouvoir. Vous m’avez démontré que, comme elle, vous étiez une victime des travers de notre organisation sociale ; il faut prouver maintenant que vous avez droit à la sympathie, au respect – Louis de Fontanieu appuya sur ce mot – en l’égalant par la noblesse des sentiments. La conscience d’une bonne action adoucira ce que le sacrifice aura de douloureux, et l’amour du marquis…

— Je n’aime plus M. d’Escoman, interrompit Marguerite.

Elle prononça cette phrase d’une voix nette et vibrante, et ses yeux, fixés sur les yeux du jeune homme, étincelèrent dans l’ombre.

Quand bien même l’accent de la jeune femme n’eût pas exprimé ce qu’elle voulait sous-entendre, après ce qui s’était passé dans la soirée, ces mots étaient significatifs.

L’aveu spontané de la femme excite, chez l’homme qui le reçoit, ou un suprême dégoût, ou bien un invincible désir.

Quand la coupe est pleine, que ce soit une goutte de nectar ou une goutte d’eau qui y tombe, le vase déborde.

— Mais, répondit Louis de Fontanieu en balbutiant comme si une force toute-puissante arrachait de ses lèvres des paroles que son cœur eût voulu retenir, mais qui donc aimez-vous, Marguerite ?

— Ah ! que faut-il donc faire pour qu’il le comprenne, mon Dieu ! s’écria la jeune femme avec une passion emportée et en se renversant sur l’épaule du jeune homme, qui, enivré, hors de lui, la reçut dans ses bras et dont les lèvres touchèrent ses lèvres.

En ce moment même une fenêtre s’ouvrit à grand bruit au-dessus des deux jeunes gens.

Marguerite poussa un cri et s’enfuit.

Louis de Fontanieu la suivit à grands pas.

Quelques instants après M. d’Escoman sortit de l’hôtel.

Sans avoir rien entendu de la conversation de Marguerite, il avait, dans le cri échappé à celle-ci, reconnu la voix de sa maîtresse, et il allait chez M. Bertrand pour éclaircir ses doutes.

Il ne trouva point Marguerite dans son appartement ; il rentra à son hôtel, se recoucha, mais ne dormit point ; – ce qui prouvait que le chevalier de Montglat ne se trompait point en prétendant que le beau marquis avait encore des préjugés bourgeois.

XI

Ce qu’il y a sous l’écorce

Les écrivains de notre époque ont très savamment disséqué le cœur humain ; ils ont numéroté les cases d’où devaient sortir chacune des pensées, chacun des actes des personnages qu’ils faisaient agir.

Dans leur très remarquable analyse, peut-être n’ont-ils pas suffisamment tenu compte de la confusion de sentiments dont le cœur est très souvent le théâtre et qui constitue des contradictions apparentes entre les causes morales et les faits matériels.

Ce que nous allons avancer semblera probablement un monstrueux paradoxe ; mais, après la trahison d’une femme, de tous les hommes, l’égoïste est celui qui souffre le plus.

L’abnégation parfaite est un mensonge ; l’égoïste a donc pour lui-même une dose de tendresse plus considérable que jamais âme humaine n’en porta à autrui ; frappé dans son idolâtrie individuelle, son cœur doit être plus cruellement blessé que le cœur qui a disséminé ses affections.

La générosité peut tempérer la douleur ; que d’hommes aimants ont dit sincèrement ces mots dans leurs larmes : « Qu’elle soit heureuse ! » Ils peuvent tout, excepté ne pas aimer. – Rien ne relève, rien ne console l’égoïste ; il ne sait que des malédictions, et c’est du plomb fondu qu’il verse sur ses plaies.

L’égoïsme a l’amour-propre pour essence ; dans les liaisons de l’égoïste, l’amour-propre joue le premier rôle ; les autres sentiments ne sont que ses comparses ; le premier acteur étant sifflé, la chute est accablante.

Ce ne fut donc pas parce qu’il aimait Marguerite Gélis que M. d’Escoman ne dormit pas quand il eut conçu des doutes sur la fidélité de sa maîtresse ; il ne dormit pas parce qu’il y tenait, mot nouveau, qui, des chevaux et des choses, est aujourd’hui passé aux femmes.

On tient à une femme, si l’on est ambitieux, parce qu’elle possède un crédit exploitable ; si l’on est fastueux, parce que sa réputation d’élégance est telle, que le fait d’être son amant équivaut à la possession d’une meute ou d’un attelage à quatre chevaux, et que cela vous pose ; si l’on est niais, on y tient parce que quelques centaines d’hommes très connus y ont tenu avant vous ; l’avare tient à sa maîtresse parce qu’elle lui coûte peu d’argent ; mais la plupart des hommes, au contraire, tiennent aux leurs parce qu’ils en ont dépensé beaucoup pour elles. Il est un dicton de jeu qui caractérise parfaitement cette situation. On dit d’un joueur qui cherche à rattraper les sommes considérables qu’il a perdues, le plus souvent au moyen de cette fabuleuse combinaison que l’on appelle la martingale, combinaison qui consiste à avancer une masse représentant toutes les pertes plus une unité : « Il court après son argent. » La martingale est en grande faveur dans les amours interlopes. On double le chiffre avant de se résigner à l’envisager de sang-froid ; on décuplerait le total avant de se résigner à l’enregistrer humblement à l’article profits et pertes ; il y a même vingt raisonnements très concluants pour se prouver à soi-même que la spéculation est des meilleures. Nous en épargnerons l’énumération à nos lecteurs.

Si nous nous sommes étendu sur cette tendresse spéculative, c’est que M. d’Escoman était de la catégorie des gens qui la pratiquent. Il avait, lui, deux raisons pour envisager les choses de cette façon : Marguerite lui coûtait à la fois beaucoup de temps et beaucoup d’argent.

C’était son œuvre, sa création ; comme nous avons entendu la jeune marquise le raconter à Louis de Fontanieu, Marguerite était une enfant du peuple dont l’esprit était aussi inculte que la chevelure, dont la naïveté, pour les délicats, était de la grossièreté. M. d’Escoman l’avait façonnée, pratiquée, pétrie à sa guise ; il lui avait inculqué une à une toutes les traditions de l’élégance et du savoir-vivre ; il lui avait appris à la fois les règles du lansquenet et la manière de manger son potage, la façon de chanter des gaudrioles et de placer convenablement sa jarretière ; l’art de mettre des gants lui avait coûté seul près d’un mois de leçons. Son esprit fertile s’était singulièrement complu dans l’enseignement de ces futilités et l’avait attaché d’autant à son écolière. Alors, heureux de l’en voir profiter avec la merveilleuse facilité qu’ont les femmes de s’assimiler les façons et le langage des personnes qu’elles fréquentent, il avait paré son joujou avec tout le laisser-aller dont il était susceptible ; il avait placé sur sa tête, en robes, en bijoux, en dentelles, un capital dont le revenu eût suffi pour faire vivre une honnête famille.

Il n’y avait pas que ces motifs intéressés qui rendissent Marguerite chère au marquis d’Escoman.

Si elle amusait son désœuvrement, si elle flattait son orgueil, si elle représentait une grosse somme, en outre, le gentilhomme usé avant l’âge s’accommodait volontiers au sensualisme puissant de cette beauté plébéienne.

Enfin, une dernière raison dominait toutes les autres.

Qu’allait dire le monde, qu’allait dire le club, qu’allait dire Montglat, lorsqu’on apprendrait que le beau marquis d’Escoman, la fleur des pois du Dunois, celui qui avait prétendu en régénérer la capitale, avait été joué, berné, bafoué par une pauvre petite grisette de la veille ?

Il avait eu quelques soupirs de regret en songeant à ce que, probablement, il perdait ; lorsqu’il pensa à ce qui l’attendait, il éprouva de véritables transports de rage. Puis, après l’explosion de cette première fureur, il eut des larmes amères, qui prouvaient que cette rosée de douleur n’a pas toujours sa source dans le cœur de l’homme.

Il était pâle ; ses lèvres se contractaient, sa physionomie s’altérait et reprenait le caractère qu’elle avait la veille au soir, sous l’impression de ses pertes au jeu.

Il chercha autour de lui quel pouvait être l’homme qui lui avait enlevé Marguerite, ou pour lequel Marguerite l’avait trompé ; il passa en revue toutes ses connaissances, tous ses amis ; ses soupçons s’arrêtèrent sur Louis de Fontanieu moins que sur tout autre ; il finit par supposer un caprice vulgaire pour quelque acteur ou pour quelque sous-officier de la garnison.

Cette idée était un puissant auxiliaire pour chasser le souvenir de cette fille ; s’il en était ainsi, valait-elle un regret ? Après tout, il y avait si peu de ressources dans sa conversation ! c’était une belle statue, rien de plus ; cette liaison se faisait vieille ; M. d’Escoman aurait profité, pour en changer, de l’époque où il renouvelait son écurie – ce qui ne pouvait manquer de lui mériter l’admiration des sociétaires du club, s’il parvenait à les convaincre qu’il l’avait voulu ainsi. Mais il avait beau s’exagérer les défauts de sa maîtresse, une voix intime dominait la sienne, et celle-là exagérait les avantages. Pour ne pas l’entendre, il essayait de se réfugier dans cette somnolence volontaire où l’homme résout le dilemme d’Hamlet : « Être ou n’être pas, » où il reste comme suspendu entre le ciel et la terre ; où ses pensées sont tellement confuses, qu’il perd la conscience de ses facultés. Alors il entendait un glas funèbre qui commençait par être le tintement monotone d’une cloche ; peu à peu ce bruit vague se définissait, se faisait voix, et, syllabe par syllabe, il épelait, il répétait le nom de Marguerite avec toutes les expressions que l’amoureuse ivresse avait pu inspirer à son amant, qui, en même temps, voyait se dessiner devant ses yeux, multiples mais précises, les scènes du passé où ce nom avait été prononcé.

Ce cauchemar l’exaspérait ; il se réveillait, et alors il accusait Marguerite d’ingratitude, il lui reprochait les bienfaits dont il l’avait comblée, et, dans ces bienfaits, il ne manquait pas de placer au premier rang la séduction dont la jeune femme avait été la victime ; puis des idées de vengeance traversaient aussi son cerveau.

Ce furent elles qui le rappelèrent au rôle qu’il avait à jouer dans le monde ; il réfléchit qu’en se vengeant, il doublerait le ridicule de sa position ; il comprit que son honneur était engagé à paraître parfaitement indifférent à la perte qu’il venait de faire de Mlle Marguerite, et à faire supposer, ainsi que déjà il en avait eu l’idée, que c’était lui-même qui avait provoqué une rupture avec une maîtresse dont il était las.

Cette préoccupation lui donna un peu de la force d’âme qui lui manquait ; grâce à la terreur du ridicule, il put déguiser son chagrin et dompter sa colère.

Il importait qu’il fût le premier à répandre la nouvelle ; il s’habilla et sortit.

La plupart de ses amis devaient dormir, mais, parmi les invités du souper de la veille se trouvaient deux lieutenants de dragons alors détachés à Châteaudun, et ceux-là avaient le droit d’être de service au quartier pour oublier leurs fatigues de la nuit.

M. d’Escoman alla flâner de leur côté ; ils l’aperçurent et l’abordèrent. On causa ; puis, par une transition d’autant plus heureuse qu’elle était moins motivée, M. d’Escoman leur annonça négligemment qu’il avait donné congé à sa maîtresse ; il ajouta que si le cœur leur en disait, il serait trop heureux de les seconder dans leurs vues.

Suivait un éloge dédaigneusement superbe et passablement décolleté des qualités de Marguerite.

M. d’Escoman savait qu’il fournissait le texte de la conversation du déjeuner de ces messieurs ; que, cette conversation devant avoir lieu au café, à haute voix, aurait tant d’auditeurs, qu’il était probable que son résumé deviendrait le boute-selle par lequel on éveillerait les dormeurs pour l’opinion desquels il se donnait tout ce mal.

Il rentra chez lui, et, ayant déposé le masque dont il n’avait plus besoin, il se montra plus maussade pour Emma que jamais il ne l’avait été. Il était trop juste qu’il rendît sa femme solidaire des fautes de la rivale qu’il lui avait donnée.

À son heure habituelle, il alla au club ; l’assistance était nombreuse, mais non pas disséminée comme elle l’était d’ordinaire. Tous les membres présents faisaient cercle autour d’une table de jeu où deux jeunes gens échangeaient des cartes.

À l’arrivée de M. d’Escoman, il y eut un murmure général de satisfaction.

Celui-ci rassembla ses forces ; il sentait que c’était là que la lutte devait être décisive ; il le sentait d’autant mieux que la première figure qu’il avait aperçue en entrant avait été celle du chevalier de Montglat, dont les yeux pétillaient de malice et dont les lèvres déguisaient mal un joyeux sourire.

— Vous n’auriez su arriver plus à propos, mon cher d’Escoman ; nous n’aurons pas la peine de finir la sotte partie dans laquelle ce diable de Montglat nous a engagés, dit un des deux joueurs dont la physionomie exprimait une certaine inquiétude depuis l’arrivée de M. d’Escoman.

— Depuis quand donc ma présence a-t-elle entravé ou arrêté vos plaisirs ? Vous faut-il un partenaire ? me voici.

— Quand je vous disais que d’Escoman trouverait l’idée parfaite ! s’écria M. de Montglat.

— Attendez donc qu’il la connaisse, votre idée, Montglat, pour vous applaudir aussi bruyamment, reprit le premier interlocuteur. — Figurez-vous, mon cher marquis, que l’on a répandu dans la ville le bruit de votre rupture avec Mlle Marguerite ; nous ne voulions pas y croire.

— Merci de l’opinion que vous aviez de moi, répliqua M. d’Escoman avec une ironie calculée ; mais pourquoi ne quitterais-je pas Marguerite ? n’est-ce pas le dénouement bien simple, bien naturel et bien logique d’une liaison de cette espèce ? Il y avait trois ans que la nôtre durait ; cela devenait presque un mariage, fi donc ! Seulement, comme j’ai horreur de tout ce qui sent le ménage, et particulièrement des larmes, des cris et des grincements de dents, j’ai brusqué la séparation.

— Elle a pleuré, la pauvre enfant, dit M. de Montglat d’un ton de commisération hypocrite.

— Bravo ! reprit le joueur, dont la figure s’était très sensiblement épanouie ; alors nous pouvons continuer notre partie. Donnez-moi des cartes, s’il vous plaît, mon cher.

— Quel rapport peut-il y avoir entre mes affaires avec Marguerite et votre partie ?

— Un très grand ! Sachant tous deux la belle libre, nous avions envie de nous mettre sur les rangs pour lui plaire. Votre succession, mon cher marquis, n’est point de celles qu’on accepte sous bénéfice d’inventaire ; alors Montglat nous a conseillé, au lieu de nous couper un peu la gorge, ce à quoi, pour être francs, nous n’étions pas trop disposés, de jouer Marguerite en sept fiches de l’impériale.

L’entraînement d’une lutte, soit morale, soit physique, double la force de celui qui l’engage ; cependant M. d’Escoman ne put s’empêcher de pâlir.

— Ne trouvez-vous pas que j’ai raison, et que mon idée est charmante ? fit le chevalier.

— Je trouve, répondit M. d’Escoman, dont la voix était légèrement émue, je trouve cette réminiscence de la Régence d’un goût fort contestable. Avant de mêler vos cartes, il eût fallu vous assurer du consentement de Marguerite. Qui vous dit qu’elle n’a point nommé un titulaire au poste où vous aspirez ? Je vous avoue que je trouve cette supposition très probable ; les places fortes n’aiment point à demeurer sans garnison.

M. de Montglat se rangea humblement à l’avis de M. d’Escoman. Il insinua que nul mieux que ce dernier, en raison de la sollicitude paternelle qu’il devait conserver pour son ancienne maîtresse, n’était apte à sonder ses sentiments, à lui présenter cette délicate proposition.

Le vieux gentilhomme parla avec assez d’adresse pour qu’il fût difficile au marquis de se refuser à une démarche qui lui était présentée comme la preuve suprême et décisive de sa parfaite indifférence à l’endroit de Marguerite.

Ce n’était pas sans une intention très précise que M. de Montglat s’attachait avec tant d’opiniâtreté à ménager entre les deux amants une entrevue si prochaine ; il lisait à livre ouvert dans le cœur de M. d’Escoman. Pas un mouvement de la physionomie de celui-ci, pas un jeu des muscles de son visage n’était perdu pour le vieil observateur ; il pressentait le vide immense que la perte de sa maîtresse avait fait dans l’âme et surtout dans les habitudes du viveur ; il comptait sur sa faiblesse pour remplir ce vide, aux dépens de cette réputation de roué accompli, à laquelle M. d’Escoman attachait tant d’importance.

La rancune qu’il conservait contre le marquis devait être satisfaite, s’il l’humiliait à son tour, s’il montrait à tous que cette prétendue statue de bronze avait des pieds d’argile.

Si M. d’Escoman fut si facile à convaincre, c’est que ses secrets sentiments lui faisaient ardemment souhaiter ce que proposait le chevalier.

Revoir Marguerite était, depuis le matin, quoi qu’il fît, sa préoccupation la plus constante ; il prétendait, il s’assurait à lui-même qu’il ne désirait se retrouver auprès d’elle que pour l’accabler de ses dédains, que pour la revoir à ses pieds, humble, repentante, implorant son pardon.

Mais, en réalité, comme tous les esclaves dont la volonté n’a pas brisé les chaînes, il était disposé à voir ressouder les anneaux de la sienne.

XI

Où tout le monde compte sans son hôte

Louis de Fontanieu habitait un petit appartement au rez-de-chaussée de la sous-préfecture ; cet appartement avait une porte particulière par laquelle le jeune homme entrait et sortait à son gré.

Vers les six heures du matin, cette porte avait été ouverte avec les minutieuses précautions que prend une personne qui ne veut pas être entendue ; une tête de femme s’était montrée au dehors ; cette femme avait attendu le moment où la sentinelle qui se promenait devant l’hôtel tournait le dos pour s’élancer dans la rue, et elle avait disparu dans le crépuscule.

Sa démarche était vive et légère ; elle respirait à pleine poitrine l’air frais du matin ; sa physionomie semblait animée et joyeuse.

Peut-être le don libre et spontané qu’elle venait de faire de sa personne avait-il rafraîchi cette âme qui n’avait pas encore eu le temps de se dessécher complétement au souffle de la corruption.

Sans doute, son penchant pour Louis de Fontanieu n’avait été qu’un de ces violents caprices particuliers aux femmes qui n’ont point appris à asservir leurs désirs aux lois de la pudeur, leurs passions aux règles du devoir ; mais ce caprice avait tenu beaucoup plus qu’il n’avait promis.

Louis de Fontanieu était le premier homme vraiment jeune que Marguerite eût connu. Le cœur, les sens de M. d’Escoman et de ses amis portaient fard et perruque. Cette exubérance de sève, cette fraîcheur des sentiments, cette naïveté dans la reconnaissance qui caractérise l’homme à vingt ans avaient été pour elle une initiation. Elle avait découvert que le petit bonhomme vieillot, maniaque et prétentieux dont on l’avait amusé jusqu’alors n’était qu’une grotesque contrefaçon de l’amour. Elle avait été saisie d’enthousiasme lorsque, les oripeaux qui la déguisaient tombant un à un, elle avait découvert l’idole radieuse et superbe de la volupté.

Subitement, sa fantaisie devint passion lorsque s’ouvrirent ainsi devant elle les horizons jusqu’alors inconnus.

Son bonheur tenait de l’ivresse ; sa poitrine était devenue trop étroite pour son cœur ; quoique l’air fût vif et piquant, elle écartait son voile afin que la brise du matin rafraîchît son front, et elle marchait à grands pas. Il lui sembla qu’elle ne pourrait respirer dans l’étroite chambre de la maison Bertrand ; elle sortit de la ville, prit un sentier qui la conduisit dans la plaine, et, quand elle fut au milieu des champs, elle s’assit au revers d’un fossé, et, comme aux jours de sa jeunesse, elle se mit à demander aux pâquerettes si celui auquel elle pensait l’aimait passionnément.

Il y a toujours un côté pastoral ou mystique dans les amours de la courtisane, quand ces amours ne sont point des calculs de bourse ou de vanité.

C’était l’heure où la campagne s’ouvre au bruit ; l’alouette chantait dans les airs, la perdrix gloussait dans les sillons ; les clochettes des troupeaux retentissaient dans le lointain, à mesure que le soleil se dégageait du rideau de vapeurs qui cachait la vallée. La route se peuplait ; c’étaient des paysans conduisant leurs grains ou leurs légumes au marché, des pâtres ou des laboureurs qui traversaient le chemin pour se rendre à leur ouvrage, puis des laitières beauceronnes avec leurs mantes zébrées de noir et de blanc et leur pot au lait de fer-blanc sur la tête.

Tous s’arrêtaient pour considérer avec étonnement cette jeune femme vêtue de soie et de velours, assise sur la terre nue, à cette heure matinale.

Leur curiosité fatigua Marguerite, qui regagna sa demeure.

Elle trouva l’hôte du Soleil d’or qui l’attendait sur la porte.

En sa qualité d’ami des bonnes mœurs, M. Bertrand était fort mécontent de sa pensionnaire. Il avait deviné des premiers que M. d’Escoman rompait avec Marguerite ; il était monté à la chambre de la jeune fille pour lui demander ce qu’il y avait de vrai dans le bruit qui courait ; ne la trouvant pas chez elle, il conclut que cette escapade nocturne était la cause de la rupture qui l’inquiétait, et en conçut une profonde indignation contre sa locataire.

M. Bertrand raconta à Marguerite ce que disait la voix publique et lui déclara que, n’ayant plus l’honneur d’appartenir à M. le marquis d’Escoman, elle devait s’occuper de chercher un gîte ailleurs qu’à l’hôtel du Soleil d’or.

Marguerite rit très irrévérencieusement au nez de M. Bertrand ; elle n’avait point pensé qu’il en pût être autrement qu’il ne disait. Déjà, dans son recueillement de tout à l’heure, elle s’était interrogée ; elle voulait savoir si elle pouvait mentir ; mais, lorsque son cœur prononçait le nom de Louis de Fontanieu, elle avait senti que ses joues s’enflammaient, que ses narines se dilataient comme se dilatent les naseaux de la lionne qui entend dans le lointain le rugissement de son lion, et elle avait compris que toute feinte, toute composition était impossible.

Que lui importaient donc et les bienfaits de M. d’Escoman et l’estime de M. Bertrand ? Il y avait mieux : elle éprouvait une certaine satisfaction à ce que le bruit de ses nouvelles amours fût public ; elle était trop fière de son bonheur pour ne pas le croire digne d’envie.

Elle monta chez elle en chantant comme la fauvette lorsqu’un rayon de soleil vient dorer les barreaux de la cage où on la tient enfermée ; seulement, elle eut soin d’ouvrir sa fenêtre, et, de temps en temps, en pliant une robe, en enveloppant un bijou, elle se penchait en dehors, elle regardait anxieusement dans la rue.

Il n’y avait que quelques heures qu’elle avait quitté Louis de Fontanieu, et déjà elle trouvait bien long le temps de la séparation. Elle allait et venait dans sa chambre avec une agitation fébrile ; ses stations à la fenêtre devenaient de plus en plus fréquentes ; elle légitimait l’impatience de ses désirs par de spécieux prétextes. Ne fallait-il pas qu’il fût là, celui auquel elle appartenait désormais, pour décider où elle devait aller chercher un gîte ?

Elle mit la lenteur de son nouvel amant sur le compte de la discrétion, se plaça à sa table et lui écrivit ; elle avait plié et cacheté la lettre, lorsqu’on heurta à sa porte.

— C’est lui ! s’écria la jeune femme.

D’un bond, elle traversa la chambre, fit jouer la serrure et se trouva face à face avec le marquis d’Escoman.

Le gentilhomme était pâle ; son émotion fut si grande, qu’avant d’avoir parlé il fut forcé de s’asseoir.

La figure de Marguerite ne laissa point percer le moindre embarras ; elle exprimait seulement l’impatience qu’elle éprouvait de cette visite. Elle demanda au marquis ce qu’il voulait, avec cette magnifique assurance que donne la passion à ceux qui l’éprouvent.

M. d’Escoman, nous l’avons dit, s’attendait à un tout autre accueil. Au lieu des pleurs et du repentir sur lesquels avait compté sa magnanimité, il trouvait l’insouciance oublieuse, la résignation ironique ; la puissance virile de la jeune femme la plaçait spontanément à la hauteur du rôle que M. d’Escoman essayait de jouer.

Le cœur du viveur, galvanisé par cette seconde secousse, s’exaspéra et trouva dans la colère des forces qui menaçaient de lui manquer ; il put simuler le calme lorsqu’il présenta à Marguerite la requête dont il s’était constitué l’intermédiaire.

Quelle que fût la facilité de mœurs et de langage au milieu de laquelle la jeune femme avait vécu depuis trois années, si peu sévères que fussent les principes qui cent fois avaient été exposés devant elle, elle ne dissimula point le dégoût que lui inspiraient et l’ambassade et l’ambassadeur, et ne put s’empêcher de les flétrir en termes moqueurs.

Puis, lorsque M. d’Escoman, affectant une sollicitude toute paternelle pour sa ci-devant maîtresse, voulut lui faire entrevoir les conséquences auxquelles l’exposait une liaison avec le pauvre diable que le marquis lui supposait pour amant, Marguerite lui répondit fièrement par le nom de Louis de Fontanieu.

Cette révélation frappa M. d’Escoman comme un coup de foudre ; elle faisait écrouler tout l’échafaudage de ses forfanteries du matin ; le jour se faisait dans cette intrigue ; il apercevait la main de M. de Montglat qui en manœuvrait les ficelles ; il pressentait que celui-ci ne laisserait pas le public prendre le change et le croire, lui, d’Escoman, le provocateur de la rupture ; il voyait, en outre, s’évanouir toutes ses espérances intimes de réconciliation. En reconnaissant que l’empire que Marguerite exerçait sur lui était réel, en lui supposant en même temps un amant inconnu et sans conséquence, il s’était intérieurement flatté qu’il lui serait possible de dire : « Cela m’est bien égal ! » ou : « Elle a tant pleuré, que j’ai consenti à ajourner notre séparation ; » ce qui est toujours le rôle des hommes forts ; après l’éclat qu’avait fait le duel, aucun de ces expédients n’était praticable.

En outre, dans les amours que nous essayons de peindre, il est d’étranges anomalies : si la trahison est odieuse, le choix de celui pour lequel on est trahi peut l’être bien davantage ; la jalousie a ses aversions et ses indulgences.

Aucun rival, aucun successeur ne pouvait être plus désagréable à M. d’Escoman que celui qui avait excité sa susceptibilité avant l’heure, que celui qui avait eu le beau rôle dans leur rencontre de la veille.

Il prit son chapeau et s’enfuit sans dire adieu à Marguerite.

En rentrant à l’hôtel, il trouva Emma qui l’attendait.

Suzanne, à l’affût de tout ce qui, directement ou indirectement, touchait à sa maîtresse, n’avait point été des dernières à apprendre ce dont tout Châteaudun s’entretenait ; elle était accourue communiquer la nouvelle à sa maîtresse.

— Dieu soit loué ! s’était écriée la jeune femme, mon mari m’est enfin rendu.

Elle s’était jetée à genoux et avait adressé au ciel de ferventes actions de grâces.

Quoique excellente catholique, Suzanne ne s’était pas associée à ce cantique des cantiques ; son incrédulité, à l’endroit de la conversion des pécheurs en général, et de M. d’Escoman en particulier, touchait à l’endurcissement ; elle demeurait assise et contemplait sa maîtresse avec une expression de commisération maternelle.

— Attendez qu’il soit rentré au bercail pour tuer le veau gras, avait-elle dit ; sans cela, nous risquerions fort d’avoir des provisions inutiles.

Mais Mme d’Escoman ne voulait point écouter ces décourageants avis ; comme tous ceux qui souffrent, elle pensait que ses souffrances avaient une cause unique, cause que, dans son besoin d’espérance consolatrice, elle attribuait à une influence étrangère bien plutôt qu’à son mari lui-même ; la cause supprimée, il lui semblait impossible que les conséquences continuassent d’exister. Aussi son bonheur ressemblait-il à une véritable ivresse ; elle pleurait, elle riait tout à la fois ; elle serrait Suzanne dans ses bras, entrecoupant les explosions de sa joie pour construire des châteaux en Espagne fondés sur ce que serait désormais sa vie d’intérieur.

Ce ne fut que lorsque ses premiers transports furent apaisés que Mme d’Escoman songea à celui qui, selon toutes les probabilités, avait amené M. d’Escoman à cette vertueuse résolution. Alors elle reprocha à Suzanne ses soupçons de la veille à l’endroit de la sincérité de Louis de Fontanieu, soupçons que la duègne avait effectivement communiqués à sa maîtresse.

Suzanne n’hésita pas à faire amende honorable, mais ce fut en exprimant la crainte que le service qu’il venait de rendre à Mme d’Escoman ne coûtât bien cher au pauvre jeune homme ; la digne gouvernante nourrissait une haine si profonde contre Marguerite Gélis, qu’elle la déclarait capable de se venger par un assassinat.

C’était à ce moment que la marquise avait entendu retentir à la porte le coup de sonnette, bien connu, de son mari ; elle avait laissé Suzanne en train d’exposer ses théories sur les habitudes et les sentiments des femmes perdues et avait couru au-devant de M. d’Escoman. Au moment où celui-ci montait les premières marches du perron, elle jeta ses bras autour du cou de son mari et l’embrassa comme on embrasse celui qui revient après une longue absence.

Les réflexions qui lui étaient venues, chemin faisant, avaient amené M. d’Escoman au paroxysme de la fureur. Cette tendresse expansive de sa femme formait, avec ce qui se passait dans son âme, à lui, un contraste qui en exaspéra la douleur, qui dénatura le sens de cette démarche ; il y vit un reproche muet ou l’expression d’une compassion blessante ; il se dégagea de l’étreinte d’Emma, la repoussa brutalement et passa sans lui adresser une parole.

La marquise perdit l’équilibre, tomba à la renverse en se meurtrissant le front sur les dalles.

Elle se releva seule, avant que Suzanne, qui, de loin avait vu cette scène, fût arrivée auprès d’elle. Puis, malgré les cris, les supplications de la gouvernante, qui ne voulait pas la laisser faire, elle entra derrière M. d’Escoman dans la chambre de celui-ci, et poussa le verrou de façon à rester seule avec son mari.

Sans adresser un mot de regret à sa femme, à l’aspect de son visage sur lequel descendaient deux minces filets de sang, le marquis se laissa tomber dans un fauteuil, croisa ses jambes, appuya sa tête dans sa main, son coude sur le chambranle de la cheminée et resta dans l’attitude de la méditation mélancolique.

Il ne pensait pas que sa femme valût la peine qu’il continuât de porter le masque qui, depuis le matin, pesait si lourdement sur son visage ; il le jetait et s’affaissait lâchement sous le poids de son désespoir insensé et ridicule.

— Vous souffrez, mon ami ? lui dit la marquise en essuyant avec son mouchoir le sang qui coulait de la blessure qu’elle avait au front.

— Moi ? répondit M. d’Escoman, dont l’accent démentait les paroles ; et pourquoi, bon Dieu, souffrirais-je ?

— Ne me cachez rien, mon ami, répondit la marquise d’Escoman ; quelles que soient vos douleurs, si étrangère que je veuille rester à leur cause, c’est à moi de les adoucir, de vous les faire oublier, si je puis. D’autres voudront la part de vos plaisirs, moi, c’est celle de vos peines que je demande… J’ai fait bon marché de mes autres droits d’épouse ; mais, celui-là, je le revendique et ne le laisserai à personne. Parlez donc, je vous en conjure ! parlez comme vous parleriez à une amie, à une sœur. Si vous saviez combien il y a d’indulgence dans le cœur de celle qui aime !

M. d’Escoman chercha à dégager ses mains, que sa femme avait prises dans les siennes. C’était pour lui cacher les larmes qui coulaient de ses yeux, qu’on eût pu croire desséchés ; son cœur semblait s’être fondu à cette voix amie.

Devant ces pleurs, Mme d’Escoman fut convaincue que bien décidément elle allait reconquérir son mari ; pour la seconde fois, elle l’embrassa avec transport, et ce dernier la laissa faire.

— Pleure, pleure, disait-elle, cela fait du bien ; pendant si longtemps je n’ai pas eu d’autre consolation !… Pour toi, ami, il n’en sera pas ainsi ; le sacrifice que tu fais à tes devoirs est douloureux sans doute, mais je suis là pour te le rendre moins pénible et moins dur… Mon Dieu ! continua-t-elle en voyant les sanglots de M. d’Escoman redoubler à cette évocation du souvenir de ses amours adultères, mon Dieu ! peut-être ai-je eu tort de souhaiter si ardemment que tu me revinsses… Je t’aime tant, que je ne voudrais pas de mon bonheur s’il devait te coûter un chagrin. Mais non, nous serons heureux tous les deux. Tu ne peux savoir tout ce que mon cœur renferme de tendresse et d’amour, puisque jamais tu n’as paru t’en soucier ; mais, maintenant tu vas l’apprendre… Puis est-ce que je ne suis pas belle, moi aussi ? Savez-vous, monsieur, que j’ai à peine vingt-trois ans ? Oh ! je veux que tu ne regrettes rien, je veux que tu aimes autant que jamais tu as aimé. Tiens, on dit que ces femmes ont des secrets pour vous ensorceler, vous autres hommes ; ces secrets, je les ignore, et ce n’est pas étonnant : quand tu m’as prise, j’étais une pauvre enfant ignorante et naïve… Mon Dieu ! on devrait nous dire tout cela puisque cela donne le bonheur. Tu me les apprendras, ces secrets ; tu dois les connaître, et tu verras combien tout est facile quand le cœur le veut !

M. d’Escoman la laissait parler ; à ses larmes avait succédé une sorte de rêverie atone ; il se prêtait d’assez bonne grâce aux caresses par lesquelles sa femme appuyait chacune de ses paroles ; lorsqu’elle se tut, il l’embrassa et lui fit entendre que ce dont il avait le plus besoin en ce moment, c’était un peu de repos et de solitude.

Emma s’empressa de se rendre à ce désir. Quand elle sortit, sa figure était radieuse sous les souillures de sang qui la couvraient. Elle trouva Suzanne Mottet qui l’attendait, assise sur les marches de l’escalier ; elle lui dit avec ces transports dont nous avons donné un spécimen :

— Tu te trompais, Suzanne, il est bien revenu, l’enfant prodigue !

Cependant, à peine Mme d’Escoman avait-elle franchi le seuil de la porte, que l’enfant prodigue s’était hâté d’en pousser le verrou ; sa figure s’était animée, il avait couru à son secrétaire, et, là, il s’était mis à écrire précipitamment un billet ainsi conçu :

« Je ne puis me passer de toi ; j’oublie tout ! Dans deux heures, nous partons pour Paris, où, sur mon honneur de gentilhomme, je jure de te faire une position que toutes envieront.

» À la nuit, Germain ira te prendre ; la voiture attendra sur la route de Chartres. »

Il signa de ses initiales et mit sur l’adresse : À mademoiselle Marguerite Gélis.

Pendant qu’Emma était à ses genoux, le marquis n’avait cessé de penser à Marguerite ; ce qu’il avait entendu des expressions passionnées par lesquelles sa pauvre femme lui témoignait sa tendresse n’avait fait qu’exciter ses regrets et réveiller ses désirs.

L’amour était pour lui identifié dans Marguerite ; il ne lui semblait pas possible qu’il lui vînt d’autre part.

Comme tous les cœurs avachis par les vices de leur éducation, par la facilité de la vie, le sien se roidissait d’autant plus qu’il rencontrait plus de résistance ; son entêtement d’enfant gâté devait avoir raison de son orgueil.

Il sonna son valet de chambre et lui ordonna de porter cette lettre à Mlle Marguerite.

Au bout d’une demi-heure, Germain était de retour.

Il avait trouvé la belle Dunoise dans une exaspération difficile à décrire. Marguerite, les cheveux épars, les yeux allumés par une tout autre flamme que celle qui leur était habituelle, allait et venait dans sa chambre comme une tigresse en furie dans sa cage. Pour calmer l’irritation de ses nerfs, elle cassait les glaces et les porcelaines de son propriétaire, et déchirait, avec une impartialité véritable, les robes et les dentelles qui lui appartenaient.

Auprès d’elle était M. de Montglat, qui essayait vainement de la calmer.

Évidemment, la lettre que nous avons vu la pauvre fille écrire dans la matinée avait reçu de M. de Fontanieu une réponse à laquelle Marguerite ne pouvait s’attendre.

Elle prit avec impatience le billet que lui présentait Germain, le lut, le froissa entre ses mains et le jeta dans la cheminée.

— Dites à votre maître, s’écria-t-elle, qu’il m’assomme ! Si je veux voyager, je voyagerai seule et sans lui.

En apprenant cet échec décisif, M. d’Escoman, de pâle qu’il était, devint blême, il demanda ses chevaux, ordonna à son valet de chambre d’emplir une malle, la fit porter dans une voiture et partit.

Au premier relais, il échangea ses chevaux contre des chevaux de poste et cria au postillon :

— Route de Paris !

Il avait oublié de dire adieu à sa femme.

XIII

Les douleurs d’un amant heureux

Si Marguerite était loin d’éprouver le dégoût qui suit ordinairement la possession, il n’en était pas de même de Louis de Fontanieu.

La jeune femme, en partant, avait respecté le sommeil de son nouvel amant ; lorsque celui-ci s’éveilla, il était tard ; le soleil glissait au travers des persiennes, il rayait les rideaux de larges zébrures de pourpre et faisait pâlir la bougie qui était restée allumée sur la cheminée.

Louis de Fontanieu s’installa sur son séant, et, repassant dans son cerveau tous les événements de la nuit, il crut être le jouet d’un cauchemar ; mais le désordre qui régnait autour de lui attestait la réalité de ce songe prétendu ; l’odeur âcre de l’ambre dont Marguerite parfumait ses vêtements remplissait l’atmosphère de la chambre ; semblable à ces émanations que la terre exhale après la tempête, cette senteur rappela à Louis de Fontanieu l’orage de la nuit dans toutes ses phases, dans toutes ses péripéties.

La fiévreuse effervescence de la veille était calmée ; les vapeurs qui avaient un moment obscurci l’âme du jeune homme s’étaient dissipées, et, dégagées de leurs effluves malfaisants, toutes ses pensées étaient revenues à Emma, mais calmes, mais purifiées.

Alors vinrent les reproches intérieurs et les remords, puis les regrets, plus amers que les remords eux-mêmes, parce que leur principe était plus matériel, parce qu’à mesure qu’il voyait s’éloigner de lui le but auquel il avait aspiré, Louis de Fontanieu, par un effet d’optique assez naturel, se figurait en avoir été plus près.

Ce fut lui-même que, tout d’abord, il accabla de ses propres malédictions ; ce fut sa faiblesse qu’il accusa ; mais, plus tard, réfléchissant au rôle que Marguerite avait joué dans cette aventure, il en vint à croire que la maîtresse de M. d’Escoman avait agi avec une préméditation pleine de ruse, et spéculé sur l’égarement de ses sens.

Sans doute, elle supposait à Louis de Fontanieu plus d’influence sur M. d’Escoman ; elle avait voulu le contraindre à rester neutre par délicatesse.

Le jeune homme passa la journée dans une agitation étrange ; les projets les plus extravagants traversèrent tour à tour son cerveau. Il pensait à aller trouver le marquis d’Escoman, vis-à-vis duquel il se voyait dans une situation qui répugnait à sa probité juvénile ; il voulait lui avouer sans réserve tout ce qui était arrivé depuis sa rencontre avec Mme d’Escoman, jusqu’à la nuit écoulée auprès de Marguerite ; nul doute qu’il n’amenât ainsi la rupture que désirait Emma. Après cet éclat, il lui fallait, il est vrai, renoncer à ses plus chères comme à ses plus modestes espérances. Il ne pouvait plus se présenter, même comme un ami banal, à l’hôtel d’Escoman ; mais ce rôle de Curtius avait quelque chose qui séduisait son imagination.

Ce plan de conduite ne passait pas sans contradiction. Il se demandait s’il n’était pas présumable que M. d’Escoman rendît Emma responsable de l’échec qu’aurait éprouvé son amour-propre, s’il n’allait pas empirer la situation qu’il voulait améliorer, desservir les intérêts auxquels il entendait se sacrifier. Il songeait alors à prendre la marquise pour confidente ; mais, à la seule pensée des détails qu’il aurait à donner dans ses aveux, il était pris d’un tremblement nerveux qui paralysait sa volonté, il sentait son sang se figer dans ses veines.

Il demeura jusqu’à quatre heures du soir dans cette irrésolution pleine d’angoisse.

À quatre heures, il reçut la lettre de Marguerite, lettre brûlante, passionnée jusqu’au délire.

Louis de Fontanieu recula d’épouvante ; il aimait les rôles passifs, et, tout en formant les projets les plus généreux comme aussi les plus aventureux, il avait pensé qu’il se pourrait bien que quelque événement imprévu contrecarrât sa bonne volonté, le plaçât dans l’impossibilité de se montrer héroïquement désintéressé comme il en avait le désir ; il ne s’était pas pressé de prendre un parti, voulant laisser aux faits accomplis le temps de déduire d’eux-mêmes leurs conséquences.

Ces conséquences rendaient sa position plus mauvaise encore qu’il ne l’avait supposé.

Au lieu d’un caprice, au lieu d’un calcul, il rencontrait une passion grosse de tempêtes.

Marguerite de Gélis mandait immédiatement Louis de Fontanieu à la barre de son amour ; jamais mandat d’amener ne fut conçu en termes plus précis. C’était à distance qu’il se croyait sûr de sa fermeté.

Il se mit à son bureau et griffonna vingt feuilles de papier qu’il déchira tour à tour, pour répondre à l’épître de l’impressionnante Marguerite.

Il en résulta une dépêche ambiguë, pleine de protestations, enflée de mots sonores, avec une foule de mais pour correctifs – phrases académiques, boursouflées de style qui jouaient là le rôle de ces plantes grimpantes que l’on place sur un vilain mur pour le masquer. Tout le sens de la lettre était contenu dans le serment d’éternelle amitié qui la terminait. De l’amitié ! c’était vraiment bien là ce qu’on attendait de lui.

C’était cette lettre qui avait mis Marguerite dans l’état où l’avait trouvée le messager de M. d’Escoman.

L’exécution à distance de l’amant de la veille ne calmait pas plus Marguerite que ne l’avait fait la Saint-Barthélemy de porcelaines, de robes et de châles à laquelle elle s’était livrée lorsqu’elle n’avait rien eu de mieux sous la main.

M. de Montglat sauva le reste de la vaisselle de M. Bertrand et de la garde-robe de la jeune femme en promettant à celle-ci de lui rapporter Louis de Fontanieu mort ou vif.

Le secrétaire fut très joyeux en apercevant son vieil ami, dans lequel il espérait trouver un précieux auxiliaire. Il allait lui faire l’historique des événements de la nuit ; mais le chevalier coupa son exorde en présentant à l’amant rebelle de Mlle Marguerite la lettre qui avait soulevé un si violent orage.

— Mon cher camarade, lui dit-il, voici votre autographe. Désormais, n’oubliez plus le premier des préceptes du code galant : abusez de la parole que Dieu a donnée aux hommes, mais usez modérément de l’écriture, dont les procureurs sont si friands, qu’ils doivent l’avoir inventée.

— Comment cette lettre se trouve-t-elle entre vos mains ?

— Par une combinaison diplomatique qui ferait honneur à M. de Talleyrand. On m’envoie vers vous en ambassade ; il me fallait des lettres de créance, j’ai demandé celle-là, je l’ai obtenue à grand’peine ; maintenant, brûlez-la, ne péchez plus, prenez votre chapeau et votre canne et suivez-moi.

— Où cela, chevalier ?

— Chez la souveraine que je représente, chez Marguerite, parbleu !

— Mais, chevalier, vous n’avez donc pas lu cette lettre ?

— Je suis trop discret pour me le permettre. On me l’a lue, et c’est parce qu’on me l’a lue que je vous dis : Venez !

— N’avez-vous donc pas compris que je n’aime pas cette fille ?

— Au contraire. Ah ! si vous l’aimiez, je ne tiendrais pas ce langage ; mais vous ne l’aimez pas. Allons, en route ! on nous attend.

— Chevalier, je suis trop poli pour vous dire que je vous crois un peu fou ; mais je vous laisse libre de supposer que je le pense. Voyons, hier, vous cherchiez à me dégoûter de Marguerite ; aujourd’hui, vous voilà devenu quelque chose de mieux que son champion.

— Oui, quelque chose de mieux ! Ce que c’est que de nous, cependant ! Je vois bien que mes façons à votre égard ont besoin d’être expliquées ; expliquons-nous donc : D’Escoman m’avait offensé, vous en avez été témoin. Riposter par un coup d’épée, cela devenait banal, et puis c’est une vengeance insuffisante ; un coup d’épée n’a jamais fait de mal à ceux qu’il n’a pas tués. Il fallait lui envoyer dans ses œuvres vives quelque chose qui le coulât bas et sous voiles. J’ai jeté les yeux sur vous pour être mon boulet de canon, et je vous ai lancé sur Marguerite. Que voulez-vous, mon cher ami ! je ne pouvais exercer moi-même : je ne peux persuader aux femmes que je suis très bien conservé ! Il n’y a pas jusqu’à cette chère madame Bertrand qui ne me préfère un sous-lieutenant. Puis l’affection que j’ai ressentie pour vous s’est doublée d’un remords : j’ai cru que vous preniez la chose au sérieux, que vous alliez, comme nous le voyons faire à tous nos petits jeunes gens d’aujourd’hui, réciter les litanies de la Vierge à une fille, et cela m’a dégoûté de ma vengeance… Oui, il me répugnait de vous avoir envoyé au vampire, et vous me rendrez cette justice que je vous ai donné un tas de bons conseils dont vous ne vouliez pas profiter, et pour cause ; cette cause, lorsqu’elle m’a sauté aux yeux, a modifié tout à la fois mes dispositions et ma conduite. Ah ! vous n’aimez pas Marguerite ? Heureux mortel ! laissez-vous aimer. C’est un si joli rôle que celui que vous allez devoir à votre indifférence ! Marcher dans le feu sans risquer d’avoir la peau entamée ! mais c’est une sorte de pierre philosophale que vous dédaignez là, mon très cher !

— Parlons sérieusement, chevalier, répondit Louis de Fontanieu. Un moment d’erreur m’a fait l’amant de Mlle Marguerite ; mais je ne crois pas que ce soit une raison pour perpétuer les regrets que j’en éprouve. Dispensez-moi d’instances que, du reste, vous jugerez inutiles lorsque je vous aurai dit que j’aime ailleurs.

— Oui, et que Henri IV a aimé la belle Gabrielle ! L’un est à peu près aussi nouveau pour moi que l’autre ; entre onze heures et minuit, sur un mot, je vous ai deviné. Vous aimez Mme d’Escoman ; c’est la vertueuse marquise qui a édité la fameuse bourse de soie verte. Je lis trop mal dans les livres pour n’être pas d’une certaine force quand il s’agit d’épeler sur les physionomies ; je connais toute votre petite histoire. Vous me demandez d’être sérieux ; qu’il soit fait selon votre volonté. Je prétends qu’il est aussi absurde d’étaler une opinion sur le caractère d’une femme que sur la couleur du caméléon. La femme est un reflet, rien de plus. Cependant, admettons que la jolie marquise soit aussi vertueuse que Dieu a permis à ces dames de l’être : c’est donc un rôle bien agréable que celui d’amoureux transi ? Si la vertu de Mme d’Escoman est pure grimace, et, franchement, j’en jurerais, c’est encore pis ! Ah ! vous n’êtes point assez riche pour entretenir une fille, et vous voulez tâter des femmes du monde ? Pauvre fou ! il n’y a rien de plus cher que ce qui ne coûte rien. Vous avez besoin de votre temps et de votre liberté ? La femme prendra l’une, et le mari s’accommodera de l’autre. Je vous vois d’ici portant le mouchoir et le bouquet de madame, écoutant, sans bâiller, les hâbleries de monsieur, pris entre les deux mâchoires de l’étau conjugal, et, là, brisé, limé, tordu, corroyé jusqu’à l’aplatissement le plus complet. Vous voyagez dans le pays des songes creux, mon cher enfant ; arrêtez la diligence, payez le conducteur, descendez et allez aux amours faciles, les seuls faits pour ceux qui, de l’homme, veulent avoir autre chose que le nom, les seuls qui permettent de conserver l’indépendance de cœur et d’allures, d’habitudes et de gestes, qui doit caractériser le roi de la création. Aimer une coquette, bon Dieu, c’est envier le sort d’un chien enragé !

Il y avait une troisième hypothèse que M. de Montglat passait sous silence : celle où Mme d’Escoman partagerait l’amour de Louis de Fontanieu ; celui-ci avait bien envie de réclamer en son nom ; par modestie, il n’osa le faire.

M. de Montglat s’étendit longtemps encore sur les avantages que le jeune homme allait trouver dans une liaison qui tiendrait si peu de place dans son existence et dont il était aussi facile de se débarrasser, quand il voudrait, qu’il était de quitter un vêtement passé de mode. Ces arguments ne touchaient que médiocrement Louis de Fontanieu, et la prolixité du vieux gentilhomme compromettait visiblement la cause dont il s’était fait l’avocat ; il fatiguait son auditeur.

Il s’en aperçut et entra dans une série de considérations qui devaient avoir plus d’influence sur l’esprit de celui-ci. Il lui apprit que la rupture de Marguerite et de son ancien amant était complète ; que le bruit de cette aventure occupait toute la ville ; que, très probablement, Mme d’Escoman en avait été instruite des premières ; il parla des devoirs que créait au jeune homme le départ de M. d’Escoman vis-à-vis de la délaissée.

Louis de Fontanieu ne se rendait point.

Pour triompher de ses scrupules, M. de Montglat fit donner les arguments qu’il tenait en réserve ; il flatta ce que, intérieurement, il considérait comme de la démence. Il exposa la violence de la passion du marquis pour sa maîtresse ; il raconta ce dont il avait été témoin ; il exalta la noblesse du dévouement de son jeune ami pour Emma, en lui faisant entrevoir que ce dévouement pouvait bien devenir inutile, si Marguerite se ravisait et se décidait à aller trouver son ancien amant à Paris.

Il n’en fallait pas davantage ; le chevalier abondant dans son sens, Louis de Fontanieu fut touché, entraîné, convaincu ; il pleura ; de son côté, M. de Montglat passa de l’éloquence à l’attendrissement, et finit par enlever la situation.

Il ramena Louis de Fontanieu à Marguerite, trop heureuse de le revoir pour perdre du temps en reproches ; il les laissa à leurs explications et s’en alla raconter aux membres du cercle ce qu’il y avait sous la peau du lion dans laquelle leur président s’était si hermétiquement renfermé jusque-là.

XIV

Comme quoi il est possible d’avoir l’air de s’entendre sans cependant s’être compris

Louis de Fontanieu avait raison de vouloir mettre l’expérience à profit en se tenant à distance respectable de la terrible tentatrice ; il n’était décidément pas de la force du bienheureux Robert d’Arbrissel ; il apporta toutes les répugnances de Joseph à l’entrevue où M. de Montglat l’avait entraîné. Comme il n’avait point de manteau à laisser aux mains de Mme Putiphar, les conséquences de la visite ne ressemblèrent pas du tout à celles qu’eut jadis la passion de l’Égyptienne pour le fils de Jacob.

La récidive confirme assez ordinairement les unions de l’espèce dont il s’agit ; elle représente la sanction que l’Église et la société donnent aux mariages plus sérieux. Un marchand laisse volontiers palper les étoffes qu’il présente ; il est même assez disposé à en offrir un échantillon ; mais si vous taillez deux fois dans le drap, il y a cent à parier contre un qu’il le portera à votre compte.

Toute la maison Bertrand, depuis le chef suprême de l’établissement jusqu’à l’humble marmiton, depuis la traiteuse jusqu’à la maritorne, faisait la haie sur le passage de Louis de Fontanieu lorsqu’il se présenta chez Marguerite.

Les cloisons de la maison étaient minces, les angoisses de la ci-devant maîtresse de M. d’Escoman avaient passé au travers. Depuis le matin, le personnel tout entier négligeait ses travaux, occupé qu’il était à se demander si la jolie Dunoise n’allait pas se trouver dans la situation de l’âne de Buridan (ils disaient entre deux moutures). Ces curiosités en émoi étaient donc, autant que Marguerite, impatientes de voir arriver le dénouement.

Elles firent cortège au jeune homme lorsqu’il vint, accompagné du vieux chevalier ; mais elles se montrèrent encore bien plus empressées lorsqu’il s’en alla.

La faute en fut-elle encore aux cloisons ? Était-ce simplement parce que Marguerite, pour laquelle une minute passée loin de son nouvel amant prenait déjà les proportions d’un siècle, n’avait pas laissé celui-ci descendre l’escalier sans lui crier : « À ce soir ! » en se penchant sur la rampe ?

L’histoire est muette sur ce point ; nous savons seulement que les physionomies que rencontra l’heureux jeune homme, en partant, eussent pu servir de modèle à l’une de ces vieilles lithographies où dix têtes juxtaposées expriment le même sentiment avec des nuances différentes. Toutes souriaient ; mais, si le sourire de M. Bertrand exprimait le dédain, celui du chef marquait l’envie. Mme Bertrand eût voulu aller jusqu’au mépris dans le sien, elle n’arrivait qu’au dépit, tandis que le gros rire des servantes disait naïvement leur sympathique admiration et que celui des petits marmitons était franchement goguenard.

Louis de Fontanieu eut, dans chacun de ces messieurs et dans chacune de ces dames, une lettre de faire-part qui riva la chaîne qui l’attachait à Marguerite en commentant le fait accompli ; il lui devenait difficile de chercher à rétrograder.

Au reste, pendant les premiers jours, il n’y songea pas.

Ce qu’on appelle raison, sentiments, est une production de l’âge mûr. Les hommes ressemblent aux arbres : il faut les laisser vieillir ou les mutiler pour en obtenir des fruits savoureux ; les fruits de leur jeunesse ou de leur toute-puissance sont âpres et sauvages.

Louis de Fontanieu fut heureux pendant quelque temps, heureux malgré lui, heureux du bonheur de l’ivresse, il est vrai ; mais n’est-ce pas le plus positif de tous, celui qui colore l’univers de la teinte que l’on affectionne ? Ce bonheur fut plus puissant que son amour.

Oubliant tout, il devait oublier Emma.

Sans y apporter aucune préméditation, Marguerite exploitait si largement à son profit la sève et la jeunesse de son amant, qu’il n’y avait plus, dans l’existence de celui-ci, de place que pour la volupté et pour l’engourdissement réparateur qui la suit.

Les meilleures choses ici-bas ont leurs inconvénients ; l’abus amène la satiété, la satiété des intermittences du délire, intermittences qui alors permettent la réflexion.

La réflexion est fatale à toutes les passions factices qui s’alimentent de la résurrection perpétuelle du désir ; l’immortalité du désir, c’est la pierre philosophale des amours.

Malheureusement pour Marguerite, elle ne la trouva pas.

Son insuccès devait être d’autant plus grave, qu’ici la réflexion se compliquait de la comparaison.

En effet, Louis de Fontanieu était né et devait mourir rêveur.

Il y a deux espèces de rêveurs : les rêveurs de convention, ce sont les poètes, et les rêveurs de partis pris, êtres ordinairement voués au ridicule ou au malheur.

Louis de Fontanieu appartenait à la dernière de ces deux catégories. Il s’était laissé entraîner peu à peu à des excursions dans le pays des chimères, puis il s’était accoutumé à y passer sa vie. Nous avons vu combien cette disposition de son esprit paralysait sa volonté ; dans la situation présente, elle ne devait pas amener des résultats moins immédiats.

Aussitôt que Marguerite laissait quelque répit à ses sens, aussitôt que ses facultés retrouvaient leur lucidité, il retournait à ses rêves chéris et aux doux fantômes qui les peuplaient… Non, ces rêves n’en avaient qu’un qui suffisait à les remplir, celui de la femme dont il s’était si violemment épris et qui, ayant été ravie à son amour, devait rester pour lui l’idéal, c’est-à-dire ce qu’éternellement il préférerait à tout au monde, celui d’Emma. Et encore, l’Emma de ses rêves n’était-elle pas l’Emma qu’il avait entrevue ; celle-là était bien autrement belle, bien autrement séduisante que celle-ci ! Il se saturait près d’elle de ces jouissances pures, éthérées dont il avait d’autant plus soif que celles dont on le rassasiait étaient plus prosaïques et plus brutales. Nécessairement, il lui fallait redescendre du ciel sur la terre, passer du nectar au vin alcoolisé, quitter le sylphe pour retrouver la pauvre Marguerite. Il fut amené à ces comparaisons, qui naturellement nuisirent à celle-ci. Quelle femme peut lutter contre le fantôme qui a son créateur dans son amant ?

Dans les premiers temps de ses amours, ce ne fut qu’à d’assez longs intervalles que Louis de Fontanieu commit ces sortes d’infidélités morales à sa nouvelle maîtresse ; lui-même écartait des pensées qu’il considérait comme de nature à troubler inutilement son repos. De par sa mauvaise liaison, il se regardait comme à jamais séparé de Mme d’Escoman ; mais, peu à peu, et par les raisons que nous avons esquissées tout à l’heure, les crises devinrent plus fréquentes ; enfin, cette songerie passa à l’état chronique dans son cerveau.

Alors ses désirs devinrent plus violents ; les obstacles qui l’éloignaient d’Emma ne lui semblèrent plus aussi insurmontables ; Marguerite, le plus puissant de ces obstacles, lui parut odieux ; il déplora le jour où il l’avait trouvée sur son chemin et maudit sa propre faiblesse.

Alors, parmi l’or et la soie dont, suivant M. de Montglat, devaient être tissés leurs jours, par la main des amours faciles, apparurent quelques fils de laine.

Louis de Fontanieu devint triste et morose ; il fuyait non-seulement ses connaissances, mais le vieux chevalier lui-même ; il recherchait la solitude, dans laquelle seulement il pouvait se rapprocher de la femme qui occupait de nouveau toutes ses pensées et converser avec elle. Ses soirées, il les passait presque tout entières assis sur la rive du Loir ; il restait là des heures entières à regarder l’eau courir sur les cailloux, se briser en cascatelles sur leurs aspérités, à écouter les refrains monotones que le vent fait murmurer aux feuilles des trembles. Pendant ces méditations, voyait-il ce qu’il regardait ? entendait-il ce qu’il écoutait ? Il était permis d’en douter ; car nombre de fois de bons bourgeois avaient interrompu leur promenade pour considérer l’étrange occupation – si toutefois la rêverie est une occupation – du secrétaire de M. le sous-préfet, sans que le jeune homme daignât se retourner du côté des curieux.

La chronique dunoise prétendait qu’il était devenu un peu fou. Peut-être cette même chronique eût-elle été plus indulgente dans ses appréciations si le mal moral dont Louis de Fontanieu était affligé n’avait donné des preuves évidentes de son caractère contagieux.

Depuis que, de M. le marquis d’Escoman, elle avait passé à Louis de Fontanieu, on ne reconnaissait plus Marguerite Gélis.

L’intelligence de Marguerite était un peu myope ; les infinies délicatesses du cœur étaient pour elle ce que sont les animalcules pour les buveurs d’eau ; elle les avait trop peu vues pour y penser ; sa nature populaire était restée intacte ; elle n’avait pas de temps à perdre en microscopiques investigations, en puérils classements.

L’amour n’était pas pour elle cet alambiquage de sentiments auquel le désœuvrement des gens délicats a donné ce nom ; elle définissait l’amour par la manifestation puissante qui est de son essence ; elle ne cherchait rien en deçà, rien au delà.

Sa vigoureuse et splendide beauté semblait être épanouie depuis qu’elle appartenait à Louis de Fontanieu ; nous dirions qu’elle se montrait profondément reconnaissante de cet épanouissement si la reconnaissance n’était pas encore un calcul, et il n’en entrait aucun, en ce moment, dans l’amour de Marguerite. Elle aimait de cette tendresse, sensuelle peut-être, mais forte, mais désintéressée, que l’on trouve dans l’état de nature et qui est essentiellement la passion.

De son côté, Louis de Fontanieu avait trop de délicatesse pour chercher à désespérer inutilement Marguerite ; il lui cacha le plus qu’il lui fut possible l’état réel de son âme, et attribua à des causes étrangères l’assombrissement de son humeur.

Il résulta de tout ceci que Marguerite s’abusa très aisément sur sa situation auprès du jeune homme, que, malgré les intermittences de refroidissement qu’éprouvaient leurs amours, elle fut longtemps à se croire la plus aimée et à se dire la plus heureuse des femmes.

Ce fut ce bonheur qu’elle n’avait pas connu dans sa liaison précédente, qui amena dans le caractère de Marguerite les modifications qui stupéfièrent toute la ville.

Autrefois, elle était essentiellement paresseuse et nonchalante ; rien ne pouvait la faire sortir de sa majestueuse apathie ; elle semblait redouter la fatigue d’un sourire ; et, maintenant, elle était alerte et bruyante, elle avait même, lorsqu’elle était seule, des explosions de joie qui se traduisaient par des cris, par des trépignements dont plus d’une fois ses voisins s’étaient plaints. Lorsqu’elle attendait Louis de Fontanieu, accoudée sur sa fenêtre, elle trompait les ennuis de l’attente en chantant comme un oiseau sur le bord de son nid ; puis, lorsqu’elle lui voyait tourner le coin de la rue, elle entrait dans un délire dont les manifestations, dénuées de tout respect humain, faisaient retourner les passants.

Enfin – et c’était là le symptôme qui inquiétait le plus ses amis –, en devenant aussi joyeuse, elle était devenue sauvage. Tous les hommes l’ennuyaient, excepté son amant ; elle le leur avait donné à comprendre ; mais, comme ils avaient hésité à se le traduire, elle leur avait très franchement fermé sa porte, et Marguerite, l’âme et la lumière de tous les soupers, le parangon de toutes les parties du petit cénacle des viveurs dunois, se donnait, au grand scandale de ceux-ci, des allures de carmélite.

Chacun disait son mot sur cette métamorphose ; en général, on l’attribuait à la jalousie de Louis de Fontanieu, et, bien que Marguerite eût échangé la chambre de M. Bertrand contre un très joli appartement de la rue des Carmes, bien que le jeune homme distribuât libéralement à sa maîtresse la part de bénéfices qu’il avait réalisés en société avec M. de Montglat, on se permettait force doléances sur le sort de la pauvre victime.

La pauvre victime riait comme une folle lorsque ces doléances venaient jusqu’à elle ; mais le temps approchait où elle ne les trouverait plus si hors de propos.

XV

Une idée de Suzanne Mottet et ce qui s’ensuivit

Deux mois après les événements que nous venons de raconter, la ville de Châteaudun avait reconquis cette physionomie de nécropole qui la distinguait au bon temps.

Les familles avaient profité de l’absence du président du cercle pour battre en brèche ce dernier établissement, accusé de tendre à la démoralisation de la jeunesse.

Quelques parents avaient essayé de ramener au bercail leurs brebis égarées, qui par de tendres remontrances, qui par l’appât de riches établissements ; d’autres, plus adroits, avaient pénétré dans la place en venant grossir l’élément paisible et modéré qui, jusque-là, y avait été en minorité.

Un grand salon vert, disputé, depuis la création du club, entre les fumeurs et ceux que l’on appelait ironiquement les perruques, resta définitivement à ces derniers, qui y intronisèrent la gravité et les mœurs avec le whist à deux sous la fiche.

Ce fut un coup terrible porté à la fraction turbulente du cercle dunois ; les petits jeunes gens, privés du bénéfice de l’agrégation, perdirent peu à peu les habitudes factices qu’ils avaient conquises, reprirent insensiblement le chemin de leurs foyers, se résignèrent à danser dans les bals de la société, à devenir de grands agronomes et à dîner de ce pot-au-feu paternel qui pendant si longtemps avait été l’objet de leurs dédains.

Malgré sa bonne volonté, M. de Montglat n’avait pu arrêter la déroute ; il lui manquait l’argent qui permettait à M. d’Escoman de prêcher d’exemple et d’entretenir l’enthousiasme. Plus de folles nuits, plus de joyeux soupers, plus de jeux de prince ; les écuries se vidaient, les équipages se démontaient, les bourgeois reprenaient le haut du pavé, les dévotes n’étaient plus distraites de leurs oraisons, l’herbe poussait de plus belle entre les pavés, et la physionomie du vieux gentilhomme, réduit aux distractions qu’il trouvait auprès de Mme Bertrand, s’était allongée d’une façon démesurée.

Il commençait de trouver qu’après tout M. d’Escoman avait du bon, et que lui, Montglat, avait été un peu sévère dans l’exécution de sa petite vengeance contre l’amant de Marguerite.

Tout à coup, on annonça que le marquis était revenu.

Cette nouvelle ne fit qu’une médiocre sensation dans la ville.

Dans l’ordre moral, tout astre qui s’éclipse est un astre éteint. M. d’Escoman était usé pour ses amis et pour ses ennemis ; il avait perdu la toute-puissante influence qu’il avait exercée sur les premiers, qui avaient à redouter ses reproches ou à subir ses railleries, il avait perdu le vernis d’excentricité grandiose qui rendait les derniers indulgents pour des vices et des dérèglements que leur honnêteté condamnait.

La disette raconta qu’il était ramené à Châteaudun par des embarras d’argent ; que Mme d’Escoman s’était enfin lassée de voir la coupe réglée qui présidait à l’administration de sa fortune ; que la correspondance n’avait point suffi pour vaincre la résistance qu’elle opposait à la multiplication toujours croissante des emprunts – et ce fut tout.

Il y avait beaucoup de vrai dans ce propos.

Mme d’Escoman était de ces femmes auxquelles le sentiment du devoir prête des formes qui ressemblent à de la vaillance. Depuis un an, si elle eût scruté son cœur avec sincérité, elle eût reconnu que son mari n’y occupait plus la place que ses illusions de jeune mariée lui avaient donnée ; mais, lorsque quelque soudaine pensée lui révélait l’état de son âme, elle se le niait à elle-même avec une courageuse énergie ; elle imposait silence à la voix secrète qui voulait l’avertir, et elle croyait pouvoir dompter ce cœur rebelle. C’était cette lutte qui usait sa vie, bien plus que les chagrins que lui donnait M. d’Escoman ; mais rien au monde n’eût pu la décider à se l’avouer à elle-même. Lorsqu’elle crut que Dieu exauçait les prières qu’elle lui adressait, qu’il ouvrait enfin la porte au repentir de son mari, elle crut que la Providence prenait à la fois en pitié et l’épouse et l’époux, qu’elle voulait rendre le premier à ses devoirs, délivrer à jamais la seconde des vagues appréhensions que nous venons de définir et qui, seules, lui semblaient déjà criminelles.

Elle triompha de ses répugnances ; les mauvais traitements, nous l’avons vu, ne surent pas la rebuter ; son exaltation vertueuse fit vibrer dans son cœur une corde qui bien réellement était brisée et prêta à ses désirs de reconquérir le coupable des accents pleins de tendresse et d’amour.

M. d’Escoman quitta Châteaudun sans laisser à sa femme la consolation d’un adieu banal ; il ne donna de ses nouvelles que lorsque le besoin de la signature de Mme d’Escoman, pour avoir de l’argent, se fit sentir à lui.

Cette fois, Emma n’eut plus la force de la négation ; elle douta de Dieu, elle douta d’elle-même.

Suzanne Mottet profita habilement de cette disposition de l’âme de sa jeune maîtresse. Jusque-là, c’était la frénésie de la tendresse qu’elle éprouvait pour Emma qui avait inspiré à la gouvernante toutes ses actions ; la conduite brutale de M. d’Escoman la rendit folle de haine et de fureur. Du moment que la marquise n’imposa plus silence à sa vieille nourrice lorsqu’elle s’abandonnait à ses récriminations, celle-ci s’en donna à cœur joie. Elle raconta crûment, sans périphrases, tout ce qu’elle avait appris de l’existence passée du mari, et, avec ce tact merveilleux que donnent tous les sentiments profonds, elle sut habilement saisir le côté ridicule de tous les égarements du marquis pour l’exploiter contre lui. Dieu sait tout le parti qu’elle tira de l’histoire de Marguerite Gélis et de la piteuse figure qu’avait faite le grand vainqueur lors du dénouement !

Suzanne ne voulait pas que l’indigne époux d’Emma laissât derrière lui un regret. Le temps des regrets était déjà loin. On ne peut plus aimer ce qu’on méprise ; c’est là un lieu commun, vrai comme tous les lieux communs.

Après avoir porté le fer rouge là où elle supposait une plaie, Suzanne prétendit se charger encore de la cicatriser. Elle bâtissait force châteaux en Espagne pour y loger son enfant chérie. Était-on si à plaindre, après tout ? Une femme d’esprit n’a-t-elle pas dit qu’il faut se marier pour être veuve, et cette agréable position, ne l’avait-on pas, ou à peu près ? Emma était jeune, elle possédait un nom sonore, une fortune encore brillante malgré les assauts que lui avait livrés un coupable époux ; Mme la marquise d’Escoman, n’eût-elle que les consolations du monde et de la vanité, pouvait encore se déclarer satisfaite.

En les attendant, et pour les ménager à la jeune femme, la gouvernante s’institua d’office l’administrateur et l’intendant de ses biens ; ce fut sous son inspiration qu’Emma écrivit la lettre qui refusait péremptoirement à M. d’Escoman la signature que celui-ci avait demandée en maître.

Les brillants mirages que Suzanne faisait ainsi miroiter aux yeux de sa maîtresse ne parvenaient pas à tirer celle-ci de l’abattement qui semblait devenu son état normal. La nourrice croyait que son œuvre avait besoin d’être parachevée, et elle se disposait alors à reprendre pour la centième fois le chapitre de M. d’Escoman ; mais Emma l’arrêtait aux premiers mots, et, lui montrant son cœur, elle lui faisait comprendre en souriant qu’elle prenait une peine inutile, que le marquis n’était désormais plus rien pour elle. Un peu rassurée par le sourire, Suzanne s’applaudissait d’une victoire qu’elle n’attribuait qu’à elle-même, et cependant elle restait inquiète pour la mélancolie dont elle ne parvenait point à découvrir les causes, quelque effort qu’elle fît.

Ce fut sur ces entrefaites que M. d’Escoman reparut à Châteaudun.

Il arriva dans la soirée, et, le lendemain avant le déjeuner, il fit demander si madame pouvait le recevoir.

Suzanne eût bien voulu assister à l’entretien ; elle craignait que les leçons réitérées qu’elle avait données à la jeune femme sur la conduite qu’elle avait à tenir ne fussent inutiles si son ancienne faiblesse pour son mari venait à se réveiller. Emma, qui craignait que l’intempérance des sentiments de sa nourrice ne la compromît elle-même, finit par lui démontrer que son désir était inexécutable.

M. d’Escoman n’était pas homme à rompre gratuitement avec une situation engagée ; ce fut en termes hautains, et comme un homme légitimement offensé, qu’il parla du refus que sa demande avait essuyé.

Emma lui répondit froidement, par des représentations sages sur le désarroi où les années précédentes avaient mis leur fortune ; ce n’était pas une pensée égoïste et personnelle qui avait dicté sa conduite ; la médiocrité ne l’avait jamais effrayée ; mais M. d’Escoman avait des goûts dispendieux, et il fallait s’arranger de façon à pouvoir toujours les satisfaire. Elle termina en disant à son mari qu’elle était prête à lui faire le sacrifice de quelques économies qu’elle destinait à de bonnes œuvres, à lui remettre tout l’argent comptant qu’elle avait entre les mains, mais qu’elle ne consentirait plus désormais à grever son capital.

M. d’Escoman fut stupéfait du calme de celle qui, si peu de temps auparavant, ne pouvait le regarder sans pâlir et sans trembler, et qui, aujourd’hui, l’entretenait d’affaires contentieuses avec l’aplomb d’un vieux procureur. Enfin, il fut épouvanté du sang-froid avec lequel elle plaça devant lui l’argent dont elle lui avait parlé.

Il fut tenté de le repousser de la main ; mais il se trouvait, sans doute, sous le coup d’un de ces besoins impérieux qui tant de fois ont amené des fils de famille à transiger avec l’honneur, car il n’obéit pas à cette honnête inspiration.

Au cercle, où il se rendit après cette entrevue conjugale, M. d’Escoman s’aperçut qu’il avait perdu autant de terrain que dans son ménage.

Il s’agissait de reconquérir tout cela.

M. d’Escoman ne manquait pas d’intelligence ; il pensa que ce qui pouvait à la fois adoucir le dragon des Hespérides qui gardait le trésor et ramener à lui l’attention générale, c’était un changement radical dans ses habitudes.

Dès le soir même, après le dîner, il demanda à Mme d’Escoman la permission de passer auprès d’elle une partie de la soirée, ce qui peut-être ne lui était pas arrivé deux fois depuis le commencement de leur mariage. Il fut empressé et galant pour Emma ; il fit des frais, inutiles, il est vrai, pour Suzanne, qui n’avait pas cru devoir déroger à ses habitudes quotidiennes, et qui, son tricot à la main, avec des allures de chien de garde, s’était solennellement installée sur un tabouret aux pieds de sa jeune maîtresse.

Vers les dix heures du soir, Emma, qui, pendant que son mari débitait force compliments, avait paru troublée, inquiète, rêveuse, demanda à celui-ci la permission de se retirer ; elle rentra dans sa chambre, et, aussitôt que Suzanne en eut poussé les verrous, elle tomba dans les bras de sa nourrice en fondant en larmes.

Toutes les instances que fit Suzanne pour connaître la cause de cette douleur qui la bouleversait furent inutiles ; Mme d’Escoman resta muette.

Quant au marquis, il alla achever sa nuit au cercle.

Son entrée dans le salon vert, jadis en litige, aujourd’hui conquête légitimée par les traités, y causa quelque émoi. Les heureux possesseurs appréhendaient que le brillant marquis n’eût assez d’influence et d’audace pour entamer une revendication.

Loin de là ; en entrant, M. d’Escoman se résigna à passer sous les fourches caudines ; il jeta humblement son cigare dans la cheminée, puis il s’assit à une table de whist qui attendait son quatrième, et demanda poliment, presque respectueusement à son partenaire quel était le prix de la fiche.

Celui-ci, un conseiller de préfecture hors d’âge pour exercer son état, lui répondit en balbutiant et en faisant papilloter ses paupières, sous les larges lunettes rondes qui chargeaient son nez, que l’enjeu ordinaire était de dix centimes, mais que s’il plaisait à M. le marquis…

M. d’Escoman ne le laissa pas achever.

— Le jeu de ces messieurs doit être le mien, dit-il d’un air sérieux et gracieux tout à la fois ; c’est à moi de me conformer à leurs habitudes.

En même temps, et pour corroborer ses paroles, il tira de sa poche une poignée de menue monnaie qu’il étala devant lui.

Toutes les poitrines se dilatèrent, tous les intéressés respirèrent. C’était la première fois que des gros sous avaient ébloui les joueurs.

Le viveur mit tant d’acharnement à défendre quelques pièces de cinquante centimes, tant d’adresse à escamoter ses bâillements, que joueurs et galerie se retirèrent enchantés de lui.

En apprenant le retour de M. d’Escoman, Louis de Fontanieu, rompant avec les habitudes casanières et solitaires qu’il avait prises depuis sa liaison avec Marguerite, s’était rendu au cercle.

M. de Montglat lui avait fait un tableau si navrant du désespoir qui perçait dans la lettre que le marquis avait adressée in extremis à Marguerite, qu’il se demandait si ce retour subit ne révélait pas l’intention d’une provocation nouvelle ; il ne voulut pas paraître éviter M. d’Escoman. Le jeune homme paraissait être dans une disposition d’esprit à souhaiter plutôt qu’à fuir une rencontre, car plusieurs fois pendant la soirée ses regards semblèrent aller chercher la querelle à laquelle M. d’Escoman ne songeait évidemment pas ; au contraire, car, en quittant la salle de jeu, le marquis s’approcha spontanément de son adversaire, lui prit une main que celui-ci ne tendait pas, la serra avec effusion, lui parla avec une cordialité amicale, et finit, lorsque tous les assistants se furent éloignés, par lui demander, avec beaucoup de simplicité et de bonhomie, des nouvelles de Marguerite.

Si Louis de Fontanieu demeura un peu froid à ces avances, en revanche elles enthousiasmèrent le chevalier de Montglat.

— Bravo ! se disait-il, c’est une jolie revanche ; il a encore un peu pâli en prononçant le nom de la belle ; mais qui donc ici-bas est parfait ?

Et le vieux gentilhomme se frottait joyeusement les mains. En général, il ne croyait pas aux conversions, et, moins qu’à toute autre, à celle d’un homme dont il savait le cœur et la cervelle vides. Il avait deviné que cette résignation cachait quelque ruse de guerre ; quoi qu’il en résultât, elle promettait encore un beau soleil à ses derniers jours.

Dès le lendemain, M. d’Escoman avait réussi dans la moitié de sa tâche ; la ville tout entière s’occupait du changement miraculeux qu’une petite absence avait opéré dans sa personne ; il était le sujet de l’entretien du grand et du petit monde, des hôtels et des boutiques, et comme chacun voulait en juger par soi-même, la pauvre Emma, outre les félicitations de ses amies, eut à subir celles des indifférents.

Nous disons subir, car, quelques efforts qu’elle fît, non pas pour paraître, mais pour se sentir joyeuse, Mme d’Escoman ne trouva plus son cœur aussi complaisant qu’il l’était autrefois : il restait triste, et, comme la jeune femme ignorait l’art de feindre un sentiment qu’elle n’éprouvait pas, pendant toutes ces congratulations sa physionomie demeura le reflet exact de son cœur.

Aussi, en quittant la marquise, chacun offrait-il de parier cent contre un que le retour de M. d’Escoman à sa femme n’avait rien de sincère.

M. d’Escoman parut ne pas devoir justifier ces injurieux soupçons. Il est vrai que son ancienne flamme pour Marguerite n’était pas éteinte ; ni les torts graves que s’était donné celle-ci, ni les distractions parisiennes n’avaient attiédi le souvenir de l’ingrate Dunoise ; mais, malgré ces vagues regrets de ce qu’il n’avait plus, comme tous les libertins, le marquis ne pouvait voir une jeune femme, fût-ce la sienne, sans en souhaiter la possession : il s’englua dans son propre piège, il prit au sérieux le rôle qu’il prétendait jouer.

Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que, tout d’abord, et stimulé qu’il était par la froideur que lui témoignait sa femme, il ne s’aperçut pas de la transformation qui venait de s’opérer dans ses sentiments.

Seulement, il mit plus d’assiduité dans ses soins, plus d’instances dans ses prières, plus d’ardeur dans ses démonstrations.

Emma l’écoutait d’un air ordinairement distrait ; quelquefois elle attachait sur son mari un regard plein d’angoisse et de tristesse, et semblait se dire à elle-même : « N’est-ce donc plus là ce Raoul que j’ai tant aimé ? comment son souffle ne fait-il plus frissonner mon corps ? » Puis elle poussait un soupir que souvent suivaient quelques larmes.

M. d’Escoman supposait que le souvenir seul de ses erreurs les faisait couler ; il se jetait aux genoux de sa femme, il lui jurait, par toutes sortes de serments, que ce passé dormait dans la tombe pour ne jamais se réveiller. Ces paroles avaient l’accent de la vérité, et, pourtant, elles ne faisaient que redoubler les sanglots de Mme d’Escoman.

Quelqu’un suivait avec une avide anxiété les phases de cette réconciliation : ce quelqu’un, c’était Suzanne Mottet.

Elle aimait trop passionnément l’enfant qu’elle avait nourrie pour ne pas trouver dans son cœur la magnanimité d’un pardon pour le mari, si le sacrifice de ses rancunes eût été nécessaire ; mais rien n’échappait à sa clairvoyance, ni l’embarras, ni les réticences, ni les angoisses de la jeune femme ; elle était de plus en plus certaine que Mme d’Escoman ne lui avait pas menti, que ce serait bien en vain que son mari soupirerait désormais.

Suzanne commença par regretter amèrement d’avoir contribué à amener ce résultat ; elle en fit acte de contrition, elle se meurtrit la poitrine, elle offrit sa vie en holocauste, si Dieu voulait la prendre, pour racheter le bonheur de son Emma.

Mais les événements marchèrent, et, avec eux, les conjectures de Suzanne.

M. le marquis d’Escoman n’avait jamais été homme à soupirer longtemps à une porte, si bien barricadée qu’elle fût ; on peut juger par là de ce qu’il en devait être lorsqu’il possédait en légitime propriétaire la clef de cette porte. Suzanne remarqua chez sa maîtresse, le lendemain du jour où son mari avait passé la soirée auprès d’elle, des traces de larmes, des tressaillements nerveux, une décomposition générale de sa physionomie qui lui donnèrent à penser. Un soir enfin, après le départ de M. d’Escoman, Emma fut prise d’une violente attaque de nerfs ; au milieu du désespoir où la plongeait le mal de sa chère enfant, Suzanne en chercha la cause. Il fallait qu’Emma eût un secret et le cachât à sa nourrice, et cette présomption fut pour celle-ci la plus poignante des douleurs qu’elle eût éprouvées de sa vie. Seulement, Suzanne n’était pas femme à déployer la moindre patience dans une souffrance de cette nature ; son droit à la confiance de sa maîtresse lui semblait sacré ; elle se croyait parfaitement autorisée à violenter cette confiance, si, par un enfantillage qu’elle ne comprenait pas, on ne la lui montrait pas aussi absolue qu’elle la voulait.

Elle commença une analyse minutieuse de tous les incidents de la vie de Mme d’Escoman ; elle passa en revue les physionomies de tous ceux qui, depuis six mois, avaient traversé l’hôtel ; sa mémoire exécuta le prodigieux travail de se rappeler non seulement toutes les actions d’Emma, mais encore toutes les pensées qu’elle était parvenue à épeler dans les doux regards de la jeune femme ; elle les éplucha une à une inutilement ; elle ne trouva pas le fil qui pouvait la diriger dans ce labyrinthe, l’initier au chagrin secret qui semblait miner sa maîtresse.

Le passé d’Emma était du ton calme et uni d’un beau ciel ; le nuage qui portait l’orage dans ses flancs ne s’apercevait pas à son horizon.

Suzanne changea ses batteries, mais ne renonça point à son idée fixe ; au lieu de poursuivre ses recherches rétrospectives, elle soumit le présent à son inquisition.

Ce présent aussi semblait défier les soupçons de la gouvernante.

Mme d’Escoman avait une vie méthodique et réglée ; elle sortait peu. Le matin, elle allait à la messe ; l’après-midi, avant le dîner, elle faisait une courte promenade en voiture ; Suzanne accompagnait la jeune femme à l’église ; le soir, celle-ci avait avec elle un cocher et un valet de pied, gens qui connaissaient trop bien l’influence de la vieille nourrice dans la maison pour ne pas chercher à lui complaire en toutes choses, et surtout en l’avertissant si quelque événement considérable se fût révélé à eux.

C’était à se désespérer. Suzanne, aux abois, était descendue aux manœuvres de la curiosité triviale : elle écoutait aux portes, elle ouvrait les lettres adressées à Mme d’Escoman ; jamais duègne payée par un jaloux ne déploya autant d’adresse, autant d’acharnement dans sa surveillance. Emma demeura impénétrable ; mais, en même temps, elle devint plus triste ; les accidents physiques qui avaient alarmé la gouvernante prirent un caractère plus sérieux.

Suzanne finit par abjurer ses soupçons pour attribuer tout à ce mal interne qui accompagne les maladies d’estomac ou de poitrine, et que les bonnes gens nomment consomption ; elle surmonta ses répugnances pour parler à M. d’Escoman et le supplier d’appeler un médecin.

Le jour même où elle avait fait cette démarche, au moment où le valet de pied venait de replier le marchepied, la gouvernante, qui avait aidé sa maîtresse à monter en voiture, entendit le cocher demander à son camarade où il devait conduire madame la marquise.

— Belle question ! répondit celui-ci, là où madame la marquise va tous les jours.

Suzanne ne voulut pas attendre jusqu’au soir pour connaître la promenade de prédilection de sa maîtresse ; elle avait le flair du limier : si froide que fût la voie, elle la devinait. Elle noua son bonnet, jeta sa mante d’indienne sur ses épaules, assura à son poignet le fameux parapluie dont nous l’avons vue s’escrimer avec tant de bonheur, et entreprit bravement de rejoindre les deux chevaux anglais qui emportaient sa maîtresse.

En franchissant le seuil de l’hôtel, elle les aperçut qui tournait à gauche ; sans doute, l’avenue de Paris était le but de leur course. Elle hâta le pas, prit les rues transversales pour abréger le chemin et interrogea les passants qu’elle rencontra dans le faubourg. Aucun d’eux n’avait vu l’équipage, bien connu, de M. d’Escoman. Suzanne était emportée sur la piste ; elle fit hourvari, rebroussa chemin, et, d’indice en indice, de renseignement en renseignement, elle finit par apprendre qu’on avait vu la voiture descendre du côté du Loir.

Au moment où la gouvernante dépassait les dernières maisons, elle vit ce qu’elle cherchait venir au milieu d’un nuage de poussière ; elle ouvrit son parapluie et se masqua derrière lui comme un soldat derrière une fascine.

La promenade était terminée ; Mme d’Escoman rentrait à l’hôtel ; Suzanne ne découvrirait rien aujourd’hui, en supposant qu’il y eût quelque chose à découvrir.

Comme elle reprenait haleine et essuyait la sueur qui collait à ses tempes les grosses mèches de ses cheveux grisonnants, Louis de Fontanieu passa près d’elle.

La gouvernante ne fit pas la moindre attention à ce jeune homme ; il n’avait pas reparu à l’hôtel d’Escoman depuis le jour où le marquis l’avait présenté à sa femme, et sa liaison publique avec Marguerite ne le rendait pas dangereux aux yeux de Suzanne.

Mais, le lendemain, et bien avant l’heure où Mme d’Escoman demandait sa voiture, Suzanne était établie à un poste d’observation sur le côté droit de la route, derrière une éminence d’où elle embrassait l’avenue dans toute sa longueur.

L’équipage vint ; il parcourut quatre fois la promenade au trot des chevaux sans s’arrêter, sans que personne s’approchât de la portière.

Suzanne croyait avoir fait encore une fois buisson creux, lorsqu’elle se croisa, comme la veille, avec Louis de Fontanieu. Elle dressa les oreilles, mit le nez au vent et considéra cet amateur des bords du Loir avec plus d’attention qu’elle ne l’avait fait le jour précédent.

À sa grande surprise, elle remarqua sur le visage du jeune homme les traces d’un ennui profond, les stigmates de la tristesse ; la mélancolie était empreinte sur son visage comme elle l’était sur le visage d’Emma ; il était pâle et semblait absorbé par une pensée unique.

La gouvernante revint précipitamment à l’hôtel ; le cocher dételait les chevaux.

Elle entra dans l’appartement de sa maîtresse et la trouva plus abattue, plus pensive que jamais.

Suzanne était pour les moyens héroïques.

— Devinez, madame, dit-elle brusquement à sa maîtresse, qui je viens de congédier tout à l’heure.

— Qui que ce soit, tu as bien fait, ma bonne Suzanne ; je suis si accablée, que je désire ne voir personne.

— Ah ! quand je vous aurai dit le nom du visiteur, vous m’embrasserez pour remercîment.

— Parle ! je n’ai aucun goût pour les charades.

— Comprenez-vous, continua la gouvernante en se croisant les bras, en cherchant ses accents les plus indignés pour appuyer le mensonge qu’elle allait dire, comprenez-vous l’audace de ce petit monsieur !

Les joues pâles d’Emma se marbrèrent de teintes roses ; avant que Suzanne achevât, elle avait deviné de qui sa nourrice voulait parler.

— Un homme qui nous a insultées, continuait celle-ci, un débauché qui se commet avec la plus drôlesse des drôlesses, demander à voir madame ! Allons donc !

La gouvernante n’alla pas plus loin dans ses commentaires, que, de coutume, elle n’arrêtait pas si brusquement.

La rougeur d’Emma avait subitement disparu ; elle était devenue blanche comme la batiste qui entourait son cou ; elle interrompit vivement Suzanne pour lui demander un verre d’eau.

En descendant à l’office, la nourrice n’était pas moins émue que sa maîtresse.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-elle, qu’allons-nous devenir ?

XVI

Le secret de la marquise

Suzanne avait effectivement surpris le secret de sa maîtresse.

Emma éprouvait pour Louis de Fontanieu un penchant qu’elle combattait avec énergie, mais qui néanmoins, à chaque défaite, gagnait du terrain dans son cœur.

Dès leur première entrevue, Mme d’Escoman s’était vivement intéressée à ce jeune homme. Il n’avait pas la banalité, la prétentieuse fatuité de tous ceux qu’elle avait rencontrés jusqu’alors : l’enthousiasme avec lequel elle l’entendit se vouer à son bonheur acheva de faire à Louis de Fontanieu une place exceptionnelle dans ses pensées. Dès le lendemain du jour où il lui avait promis de consacrer tous ses efforts à ramener M. d’Escoman, elle put juger qu’il avait tenu parole ; elle attendit sa visite ; elle ne souhaitait, pensait-elle, que le remercier de cette preuve éclatante de dévouement, que causer avec lui de l’ingrat Raoul ; mais peut-être obéissait-elle déjà à une vague inspiration de l’amour, peut-être le germe de tendresse qui était tombé dans son cœur à l’insu de Mme d’Escoman poussait-il ses premiers bourgeons.

Louis de Fontanieu ne vint pas.

Il ne vint pas, parce qu’il éprouvait un embarras insurmontable à se présenter devant la grande dame à laquelle il avait osé parler d’amour, et qu’il avait si promptement trahie pour une vulgaire grisette.

La timidité le servit mieux que n’eût pu le faire l’habileté la plus consommée.

Sa réserve à venir réclamer le service rendu fut mise sur le compte d’une délicatesse excessive ; il devint pour Emma un véritable héros de sentiment.

Mme d’Escoman avait si peu vu le monde, que, chez elle, l’esprit du couvent avait survécu au mariage ; on sait le chemin que font ces sortes de héros dans les cervelles des pensionnaires. Elle y pensait le jour, elle y pensait la nuit, et l’amitié qu’elle avait promise à Louis de Fontanieu, amitié pure, que, chaque jour, elle s’attendait à partager ostensiblement avec lui, ne servit pas peu à lui faire traverser impunément le découragement qu’elle éprouva pendant les premiers jours qui suivirent le départ de son mari. Ce fut alors que Suzanne entreprit, dans sa tactique, de guérir sa maîtresse par l’excès du mal ; elle lui reproduisit des confessions que M. d’Escoman n’avait probablement faites à personne. Naturellement, le chapitre Marguerite-Fontanieu tenait une large part dans les narrations épisodiques de la nourrice.

Emma reconnut alors que le sentiment qu’elle caressait dépassait un peu les bornes amicales qu’elle lui avait fixées ; en entendant Suzanne décrire, dans son style pittoresque et plein d’images, et pour la plus grande humiliation de M. d’Escoman, la passion que Marguerite et Louis de Fontanieu éprouvaient l’un pour l’autre, la jeune femme sentit son cœur se serrer, ses paupières se mouiller de larmes ; elle s’épouvanta.

Au mal elle opposa le plus inefficace de tous les remèdes ; elle se dit qu’après tout M. de Fontanieu était bien libre de se choisir telle maîtresse que bon lui semblait, que l’amitié n’avait pas à se préoccuper de ces fugitives amours ; elle s’étourdit sans se convaincre.

Ce ne fut qu’après le retour de M. d’Escoman, lorsque l’intérêt, puis le caprice ramenèrent son époux à ses pieds, qu’Emma reconnut que ce qu’elle avait cru être une pensée sans conséquence était devenu un sentiment dont les racines tapissaient toutes les parois de son cœur.

Entre son mari et elle, il y eut désormais un fantôme, fantôme implacable dans ses persécutions, qui trompait tous les efforts qu’elle faisait pour l’écarter, qui résistait à toutes ses prières, qui trouvait moyen de se glisser entre ses paupières et sa prunelle, lorsqu’elle fermait les yeux pour ne plus l’apercevoir. Cette image la suivait partout, elle l’accompagnait dans les promenades qu’elle faisait avec son mari, elle écoutait leurs causeries, elle avait sa place dans la chambre à coucher.

Plusieurs fois, lorsque M. d’Escoman voulut donner à sa femme un baiser, il vit celle-ci tressaillir d’épouvante ; il avait semblé à Emma sentir se poser sur ses lèvres les lèvres brûlantes du spectre auquel le trouble de sa conscience prêtait un corps et une vie.

Et ce spectre n’était pas muet ; il avait un langage que le cœur d’Emma percevait seul, mais qu’il percevait clairement ; des accents auxquels tout le corps de la jeune femme vibrait comme une feuille au souffle de la brise ; des paroles navrantes de douleur et de reproche, si parfois elle cherchait à se soustraire à son obsession.

Sous l’empire du travail qui se faisait dans l’imagination d’Emma, cette obsession devint, pendant quelque temps, assez puissante pour dominer sa raison, pour que Mme d’Escoman n’eût pas la force de se refuser à ce qu’elle exigeait, même quand cela sortait du domaine de la rêverie. C’est ainsi que plusieurs fois, et malgré les reproches de sa conscience, elle avait été ramenée aux lieux où, pour la première fois, elle avait aperçu Louis de Fontanieu, et où celui-ci était conduit par des sentiments à peu près identiques à ceux-là.

Des passions de ce monde, Suzanne n’en comprenait que deux : l’amour d’une nourrice pour son nourrisson, amour auquel elle pardonnait toute exagération, et celui dont elle circonscrivait très mesquinement l’étendue et qu’une femme peut éprouver pour son mari ; il lui semblait impossible que la timide jeune fille aux yeux baissés, à la voix douce, à l’accent pudique, telle que la gouvernante aimait à se représenter Emma, arrivât jamais à une exaltation de sentiments qu’elle regardait comme une monstruosité dont les garnements tels que MM. d’Escoman et de Fontanieu pouvaient seuls offrir des spécimens.

Elle fut donc aussi surprise qu’épouvantée lorsque le trouble profond qu’éprouvait le moral d’Emma réagit sur sa pensée, lorsqu’elle la vit, après avoir langui pendant quelque temps, tomber sérieusement malade.

Le médecin de Mme d’Escoman diagnostiqua fort habilement les causes de la maladie. Les organes ne semblaient affectés que par répercussion ; le désordre se manifestait par des accidents nerveux et cérébraux intermittents. Il soupçonna une profonde secousse morale, et, naturellement, il l’attribua aux chagrins que M. d’Escoman avait donnés à sa femme.

Suzanne, à laquelle l’homme de science communiqua ses impressions, les confirma ; mais intérieurement elle commençait à sentir ses opinions sur l’amour conjugal de sa maîtresse faiblir et s’ébranler.

Elle n’eût pas souffert qu’une autre qu’elle veillât Mme d’Escoman ; elle passait toutes les nuits assise au pied du lit, à moitié perdue dans les plis des larges rideaux qui le drapaient, et, à la lueur vacillante de la veilleuse, elle suivait tous les mouvements que la respiration oppressée d’Emma imprimait à sa poitrine ; elle s’absorbait dans la contemplation de la tête de la jeune femme encore gracieuse dans sa pâleur, et, de temps en temps, elle écartait les dentelles de l’oreiller pour la mieux voir.

Une nuit que la fièvre avait empourpré les joues de la malade, que ses accès la tenaient dans une agitation continuelle, quoiqu’elle sommeillât, il sembla à Suzanne avoir entendu les lèvres de la marquise murmurer un nom d’homme avec un accent de tendresse indicible.

Quelques jours après, le docteur, que Suzanne interrogeait quotidiennement et avec angoisse sur l’état de sa maîtresse, répondit par un hochement de tête significatif dans son mutisme.

Un cataclysme bouleversant les mondes n’eût pas produit plus d’effet sur Suzanne que cette sentence muette ; elle poussa un cri terrible, celui d’une lionne à laquelle des chasseurs viennent de ravir ses lionceaux, et rentra dans la chambre d’Emma.

Sans réfléchir que les transports de sa douleur pouvaient effrayer sa maîtresse, aggraver considérablement son mal, elle se précipita sur le lit d’Emma, la souleva entre ses bras, la serra contre sa poitrine et couvrit de baisers et de larmes le visage de la jeune femme. Elle avait entrevu le fantôme de la mort ; son premier mouvement était de se jeter entre lui et sa victime, pour la défendre pied à pied, pour ne se la laisser enlever que morceau à morceau.

Puis ce furent des paroles incohérentes, empreintes de l’ivresse de la passion, du délire du désespoir, entrecoupées de sanglots et de cris de rage, que ce coup porté aux entrailles de la mère arrachait à cette nature sauvage et primitive ; elle était terrible, et, l’instant d’après, elle redevenait tendre ; elle menaçait et elle suppliait tour à tour. Elle berçait Emma, comme elle le faisait jadis avant de la poser endormie dans son berceau. Pour la première fois, elle prononça devant elle le nom de Louis de Fontanieu, mais sans un reproche pour la passion de la jeune femme, que le danger qu’elle courait amnistiait aux yeux de la nourrice. Bien mieux : ce fut cette dernière qui se chargea de la justification d’Emma, et non seulement, dans son exaltation désolée, elle approuva la passion de celle-ci, mais encore elle lui promit que cette passion serait payée de retour, comme elle eût fait d’un joujou pour apaiser les cris d’un enfant.

— Mourir ! disait-elle, mourir, toi, avant moi ! est-ce que c’est possible ? est-ce que le bon Dieu fait de ces choses-là ? est-ce qu’il n’envoie pas l’hiver avant le printemps ? Il en sait plus long que les médecins, le bon Dieu ! et lui seul nous fait vivre ou mourir. Les médecins, ajoutait-elle avec un sourire de mépris ironique, est-ce que nous avons besoin d’eux ? est-ce que je ne suis pas là, moi ? est-ce que j’allais les chercher lorsque tu étais malade autrefois ? Ah ! ah ! ah ! les médecins, s’ils pouvaient savoir comme je me moque de ce qu’ils disent… Tu guériras… Oui, elle guérira bientôt, mon Emma, je le veux, moi ! D’abord, il ne faut pas que tu te laboures le cœur avec un tas de chagrins… Des chagrins, toi ! et pourquoi, grand Dieu ? Qui donc a pensé à te défendre de l’aimer, ce M. de Fontanieu, si tu l’aimes ? Ton mari ? Avec ça que ce n’est pas lui qui t’en a donné l’exemple ! S’il y a une pierre à jeter, est-ce que c’est sur toi qu’elle peut tomber ? On ne peut pas vivre sans aimer quand on est jeune ; c’est la consolation de nos tristesses, à nous autres pauvres femmes. Ça n’est pas possible autrement ; je le sais bien, moi ; j’ai passé par là tout comme une autre. – Suzanne se calomniait à plaisir. – Sois donc tranquille, reprenait-elle ; voyons, tu sais si jamais je t’ai donné un mauvais conseil. Eh bien, crois-moi lorsque je te dis de chasser ces vilaines afflictions qui, seules, causent tout ton mal. Il n’y a pas de conscience plus nette que la tienne ; après tout ce qu’on t’a fait, tout t’est permis. Allons, reprends courage, va ! dans quelques jours, tu seras belle, et, lorsque tu auras recouvré la santé, il est impossible que tout ce que tu souhaites ne s’accomplisse pas.

Emma se trouvait en ce moment dans cet engourdissement qui suit la fièvre ; elle fut d’abord plus surprise qu’épouvantée de l’exaltation de la gouvernante ; puis, lorsque Suzanne arriva à répéter le nom que sans cesse disait le cœur de la jeune femme, elle ferma les yeux comme si elle eût craint de voir s’envoler un songe consolateur, et elle s’endormit souriante, presque calme, aux perspectives que la nourrice, entrée de plain-pied dans son sujet, apercevait déjà à l’horizon de ses amours.

Une légère amélioration suivit cette crise et confirma Suzanne dans les orgueilleuses idées que nous lui avons entendu exprimer, et que le désespoir lui avait inspirées. Le docteur fut, à ses yeux, convaincu d’ignorance notoire ; non seulement elle ne lui demanda plus son opinion sur l’état de Mme d’Escoman, mais elle affecta même de répondre avec un laconisme insultant aux questions qu’il se permettait de lui adresser sur ce qui s’était passé dans l’intervalle de ses visites.

On doit bien penser que Suzanne ne se borna pas à une expérience des moyens curatifs qui lui avaient réussi.

Chaque fois qu’elle se trouvait seule avec Emma – et Dieu sait si elle était en défaut de prétextes pour en multiplier les occasions – elle faisait rouler l’entretien sur Louis de Fontanieu ; la bonne femme ne connaissait que très superficiellement le jeune homme, et cependant elle parlait de lui comme si elle eût été la confidente de toutes ses pensées ; elle le dotait de toutes les vertus, elle lui prêtait tous les agréments ; pour justifier sa maîtresse, Suzanne ne reculait devant aucune hyperbole.

En général, on poétise beaucoup trop les maladies humaines ; pour rester vraies, elles ont besoin d’être matérialisées davantage ; ordinairement, tout s’étiole, tout se rapetisse, tout s’amoindrit dans ce prélude à la décomposition prochaine. La machine humaine ressemble alors à un tissu dont une liqueur corrosive aurait écarté, affaibli tous les fils, et emporté en même temps la couleur. L’action du mal se borne rarement à des ravages physiques ; le plus souvent, il atteint les facultés intellectuelles et jusqu’aux sentiments.

La conscience du bien et du mal avait perdu, chez Emma, de sa lucidité depuis qu’elle souffrait. Elle ne songeait pas à repousser la coupe empoisonnée qu’on présentait à ses lèvres ; n’y trouvait-elle pas l’engourdissement de ses douleurs ? ne lui apportait-elle pas l’espérance, qui est la santé, la vie ?

Mais, lorsque les forces lui revinrent, l’instinct du devoir ou tout autre sentiment se réveilla, et la lutte recommença contre la passion qui s’était infiltrée dans son âme. Un jour qu’elle était déjà convalescente, elle répondit à sa nourrice, qui, comme d’habitude, s’étendait complaisamment sur le texte favori de ses causeries, sur le bonheur futur qui attendait son enfant, que ce bonheur n’était point fait pour elle, qu’elle ne saurait le goûter sans crime, et que, d’ailleurs, il existait de bien autres empêchements à sa réalisation.

Alors, rougissant de honte, elle prononça le nom de Marguerite Gélis, et cacha sa tête dans le sein de la nourrice en le baignant d’un déluge de larmes.

Suzanne fut atterrée.

Elle avait fait de si larges enjambées dans le domaine de la fantaisie, qu’elle s’y était complètement égarée. En modelant un Louis de Fontanieu fantastique, en casant sa maîtresse dans le cœur de ce produit de son imagination, elle avait totalement oublié que, dans l’original, la place était prise.

Pour la seconde fois, elle vit la fosse s’ouvrant béante pour engloutir son Emma ; mais elle s’y fut précipitée elle-même plutôt que de l’y laisser tomber.

Le lendemain, elle demanda à une femme de chambre de la remplacer auprès de Mme d’Escoman, et elle demeura absente pendant une partie de la journée.

XVII

Trop léger pour les gens vertueux, trop vertueux pour les gens légers

Quoi que fît Marguerite, quelques ressources de coquetterie qu’elle dépensât, non seulement elle ne pouvait reconquérir sa puissance sur le cœur de Louis de Fontanieu, mais encore, ce qu’elle avait eu d’influence sensuelle, elle le perdait tous les jours.

L’échec était complet pour la pauvre fille, et cependant elle était encore loin de se douter de son malheur, de supposer que le seul sentiment qui retînt près d’elle Louis de Fontanieu, c’était la conviction de la douleur profonde qu’il lui causerait en rompant avec elle.

Hâtons-nous de justifier Louis de Fontanieu, sur lequel ceux qui ont le goût difficile feraient à coup sûr retomber tout l’opprobre de la situation ; ajoutons qu’avec infiniment de bonne volonté Marguerite se montrait essentiellement maladroite.

Par une mutuelle surprise de leurs sens, elle était devenue la maîtresse du jeune secrétaire ; elle n’ignorait pas que le cœur n’avait eu aucune part à ce dénouement de leur rencontre ; elle l’avait dit elle-même à Louis de Fontanieu ; elle avait entendu, le soir du souper, le récit de tout ce beau projet du jeune homme de rendre M. d’Escoman à sa femme. Un soupçon la mordait donc au cœur : c’est que ce refroidissement pour elle, que Louis de Fontanieu pouvait bien ne pas lui avouer, mais qu’il lui laissait comprendre malgré lui, était le résultat de son amour pour une autre.

Chaque femme a dans sa physionomie un caractère spécial dont la nature lui a permis d’user et même d’abuser. Pour l’une, c’est la joyeuse humeur ; pour l’autre, c’est la mélancolie et les larmes ; mais pour toutes, il est dangereux d’usurper sur le domaine de ses rivales, presque aussi dangereux qu’il l’est à une brune de se parer d’un turban blanc, à une blonde de charger sa tête de fleurs écarlates ; ce sont de ces excentricités que les reines seules peuvent se permettre : les reines sont belles par droit de naissance.

Marguerite ne se doutait pas de ce principe élémentaire, et, dans ses ardeurs de plaire à son jeune amant, elle se heurtait chaque jour à des impossibilités.

Ce n’était ni le rire, ni la gaieté, ni le sentiment que Dieu avait donnés à exploiter à Marguerite ; elle avait des yeux qui protestaient également contre l’un et contre l’autre, des yeux morbides, tout charnels, de ces yeux que l’on aime à voir de temps en temps à sa maîtresse, mais qu’on verrait avec désolation stéréotypés à jamais au-dessous de ses sourcils.

Ces malheureux yeux apportaient des démentis continuels aux paroles de leur propriétaire ; ils juraient contre toutes les attitudes que celle-ci ébauchait, soit qu’elle essayât, en se montrant folâtre, de dérider la figure assombrie que Louis de Fontanieu apportait à tous leurs entretiens, soit qu’elle voulût, pour le charmer, reproduire ce qu’elle appelait les airs penchés de Mme d’Escoman. Ils s’insurgeaient contre toutes ces tentatives ; ils chantaient leur note, toujours la même, et la monotonie des avances qu’ils faisaient, à l’insu même de Marguerite, corroborait l’indifférence avec laquelle on était arrivé peu à peu à les accueillir.

Il n’y a pas d’estomacs plus dégoûtés que ceux qui ont bien dîné. Louis de Fontanieu vivait de rêverie, mais il est des natures auxquelles elle suffit pour les rassasier.

Ce n’était pas tout ; Marguerite ignorait aussi tous les dangers de la contradiction ; nature vulgaire, incapable de comprendre toutes les pudibondes délicatesses d’un amour pareil à celui que le jeune homme nourrissait dans le tabernacle de son cœur, au lieu de s’ouvrir des voies insidieuses et détournées qui peut-être lui eussent réussi, elle attaquait de front la passion qui faisait obstacle à ses désirs, et elle l’attaquait maladroitement, de façon à en doubler la force, en débitant nombre de calomnies sur Mme d’Escoman, calomnies qui obligeaient son interlocuteur à s’appesantir sur les qualités de celle qu’il aimait.

Essayait-elle de la mélancolie, c’était pis encore.

La mélancolie véritable appartient aux âmes d’une certaine vigueur ; les natures débiles ne connaissent que la tristesse, qui lui ressemble, mais qui n’a point ses partis pris, ses contours accusés.

La pensée incessante qui travaillait l’esprit de Louis de Fontanieu lui rendait toute distraction insipide ; mais il n’avait pas plus la force de les fuir qu’il n’avait le courage de les rechercher ; il les subissait parce que, dans l’état de son cœur, tout mouvement, tout effort lui était devenu antipathique, comme le bruit que l’on faisait auprès de lui quand il voyageait dans le pays des songes.

C’est ainsi qu’il continuait ses visites à Marguerite Gélis, c’est ainsi qu’il restait son amant, par un triple sentiment de bonté, de délicatesse et de devoir.

Puis – il faut le dire – le chevalier de Montglat lui avait fait comprendre qu’ayant, par sa volonté ou autrement, fait perdre à Marguerite sa position, il n’était pas le maître de se soustraire à la responsabilité de la destinée de la pauvre fille. Aussi lui distribuait-il largement l’argent qu’il avait gagné au jeu, prodigalité qui rassurait tant bien que mal sa conscience.

Au reste, le rôle de victime est celui qui offre le plus de consolations secrètes à ceux qui le subissent ; ce n’était pas sans une certaine exaltation que Louis de Fontanieu songeait qu’il s’était sacrifié au bonheur de l’objet de son culte, et alors, et surtout depuis le retour de M. d’Escoman, il se considérait comme obligé de le sauvegarder à jamais ; il se serrait contre Marguerite pour empêcher celui-ci de songer à la belle Dunoise. D’un autre côté, la maladie d’Emma le rapprocha du mari ; les nouvelles que l’on donnait dans le monde de la situation de la jeune femme étaient incertaines et contradictoires. Louis de Fontanieu, plein d’angoisses, errait autour de l’hôtel dans l’espoir de rencontrer Suzanne ; mais la gouvernante ne quittait pas sa maîtresse, et force fut à Louis de Fontanieu de s’adresser à M. d’Escoman lui-même.

Emma avait trop peu ce qu’il fallait pour fixer un libertin, pour que M. d’Escoman poursuivît longtemps la réalisation du caprice conjugal ou du calcul intéressé qui l’avait rapproché de sa femme. Voyant la résistance inattendue qu’opposait Emma à ses désirs, il revint à ses anciennes habitudes ; la maladie de sa femme détermina une recrudescence ; le marquis reformait son ancien bataillon de viveurs : il ne douta pas qu’il n’y enrôlât son successeur auprès de Marguerite ; il avait plus d’une raison pour y tenir. Aussi se montra-t-il plein de cordialité enthousiaste vis-à-vis de celui-ci, tout en lui répondant fort légèrement toutefois sur ce qu’il ne supposait pas intéresser si vivement son ancien adversaire.

Louis de Fontanieu fut enchanté de cet accueil, qui lui promettait que s’il n’avait pas, comme il l’eût souhaité, sa place au chevet d’Emma, il pourrait tout au moins se tenir au courant des progrès de sa maladie.

Quelque temps après, il eut une autre raison de s’applaudir de la sympathique amitié que M. d’Escoman manifestait à son égard.

Ses apparitions chez Marguerite, du moment où le marquis paraissait ne plus songer à son ancienne maîtresse, étaient redevenues de plus en plus rares ; cependant il arriva qu’un jour, en descendant l’escalier mal éclairé de Marguerite Gélis, il se croisa avec une femme dont la physionomie et la tournure le frappèrent : dans l’ombre, il lui sembla reconnaître en elle la gouvernante de Mme d’Escoman.

La présence de Suzanne dans la maison de Marguerite lui sembla étrange ; il était déjà dans la rue avant d’avoir fait toutes ses réflexions ; mais il ne résista pas à sa curiosité, il remonta l’escalier.

Marguerite occupait le premier étage dans la maison de la rue des Carmes ; le second se composait de trois mansardes : les garçons du chapelier qui avait sa boutique au rez-de-chaussée couchaient dans deux de ces chambres et n’y rentraient que le soir ; la troisième servait de domicile à une fabricante de chaussons de lisière que l’on nommait la mère Brigitte, et qui avait avec elle un enfant de dix à onze ans, que la mort de la fille et du gendre de la pauvre vieille avait fait orphelin et mis à sa charge.

Marguerite, âme charitable comme toutes les bonnes filles, avait souvent apitoyé Louis de Fontanieu sur les malheurs de la mère Brigitte ; il avait, en conséquence, remis pour le malheureux ménage quelques aumônes à sa maîtresse ; une nouvelle aumône était un moyen d’introduction tout trouvé.

Il heurta résolument à la porte de la mansarde.

Son doigt roulait encore sur les ais, que cette porte s’ouvrit et que la mère Brigitte parut sur le seuil ; il semblait – tant la réponse succéda promptement à l’appel – que la bonne femme attendît cette visite.

Elle fit une révérence à Louis, qui profita du mouvement par lequel elle semblait rentrer en terre pour embrasser d’un coup d’œil l’intérieur du taudis ; ce qui, à la vérité, n’était pas difficile.

Il vit Nicolas – c’était le nom du petit garçon – dont toute l’attention était si bien absorbée par deux occupations simultanées, qu’il ne se retourna pas au bruit.

D’une de ses mains, Nicolas s’était fait un peigne, et il la promenait avec acharnement dans sa chevelure hérissée ; de l’autre, il essayait de prendre un avant-goût du dîner et de saisir quelque relief dans le poêlon posé sur un fourneau de terre, poêlon d’où s’échappaient des spirales de vapeur dont l’odeur appétissante expliquait assez l’empressement qu’apportait maître Nicolas à utiliser les loisirs que lui laissait sa grand’mère.

Pas une des trois chaises qui composaient tout l’ameublement n’était dérangée ; le galetas semblait trop étroit pour que quelqu’un, n’eût-il pas l’étoffe de Suzanne, pût y dissimuler sa présence. Décidément, ce n’était pas chez la mère Brigitte que venait la nourrice de Mme d’Escoman, si c’était elle.

Louis de Fontanieu interrogea la vieille ; mais elle était sourde et ne lui répondait que par de nouvelles révérences qui touchaient à la génuflexion et par de chaleureuses actions de grâce à propos des charités qu’elle avait reçues.

Vivement intrigué, Louis de Fontanieu, après avoir laissé à la vieille une pièce de cinq francs, poursuivit ses investigations. Les ouvriers chapeliers laissaient assez ordinairement leurs portes ouvertes ; il visita les deux autres mansardes, il escalada le grenier ; nulle part il ne rencontra la moindre trace de celle dont il venait de frôler la robe dix minutes auparavant.

Cela tenait du merveilleux, et cependant il paraissait tout à fait improbable au jeune homme que dame Suzanne eût des ailes. Sans s’expliquer ce mystère, il en conclut qu’il était l’objet de l’espionnage de la gouvernante.

Cette supposition avait un bon et un mauvais côté : s’il était épié, c’est que l’on s’occupait encore de Louis de Fontanieu à l’hôtel d’Escoman, d’où cependant il se tenait éloigné.

Seulement, d’après la conversation qu’il avait eue avec Suzanne, il ne pouvait lui croire que de très malveillantes intentions cachées sous la sollicitude qu’elle témoignait quant à ses actions.

Quoi qu’il en fût, il se promit de surmonter sa honte, de vaincre sa timidité et d’aller exposer humblement, sincèrement, sa conduite à la marquise, aussitôt que celle-ci serait en état de le recevoir.

Aussi, comme nous le disions tout à l’heure, s’efforça-t-il de se mettre à l’unisson des bons sentiments que manifestait M. d’Escoman à son égard.

Il comptait sur lui pour l’introduire auprès d’Emma la seconde fois, comme il en avait été de la première.

Cette future entrevue, dès l’instant où il en eut conçu la pensée, ne cessa plus d’occuper son esprit ; il préparait tout ce qu’il pourrait dire à la jeune femme, il cherchait à prévoir ses réponses ; et, d’avance, son cœur tressaillait à l’idée de se retrouver auprès d’elle.

Deux jours après celui qui suivit la rencontre extraordinaire qu’il avait faite dans l’escalier de Marguerite, Louis de Fontanieu, qui rôdait dans les environs de l’hôtel d’Escoman, aperçut M. de Montglat se dirigeant de son côté.

Quoiqu’il fût sept heures du matin, le chevalier était en costume de bal et en cravate blanche.

Le vieux gentilhomme s’était probablement attardé dans quelque orgie, qu’il avait greffée sur la soirée honnête qui avait nécessité cette toilette, dont l’harmonie, ordinairement si parfaite, se trouvait considérablement dérangée. Son gilet était ouvert et débraillé ; il avait détaché les boutons qui attachaient son pantalon collant au-dessus de ses chevilles ; sa chemise témoignait contre sa sobriété par plus d’une souillure rougeâtre ; pour se garantir du froid du matin, il avait relevé le collet de son habit, collet que l’on portait, à cette époque, d’une hauteur exagérée et qui, dans cette position, formait comme un capuchon autour de sa tête. D’aussi loin que le chevalier, qui, malgré l’excentricité de sa tenue, semblait fort à son aise, aperçut son jeune ami, il vint droit à lui.

— Eh bien, dit-il en indiquant la maison de Mme d’Escoman par un clignement de ses yeux pleins de malice, nous y pensons donc toujours ?

Louis de Fontanieu savait par expérience qu’avec M. de Montglat il était inutile de feindre ; il avait pu apprécier le fonds de loyauté que les désordres d’une vie agitée avaient laissé dans l’âme du vieux roué. Malgré les apparences de légèreté du chevalier, il le reconnaissait pour incapable de trahir la confiance de ceux auxquels il avait dit de compter sur son amitié.

— Toujours, répondit-il simplement.

— Je ne me lasserai pas de vous crier : Fou ! archifou ! Que diable voulez-vous faire d’un cadavre ? Car elle se meurt, dit-on.

Le jeune homme changea de couleur à cette funèbre supposition.

— Au contraire, reprit-il, elle va mieux.

— Tant pis, morbleu ! tant pis pour vous.

— Comment, tant pis ?

— Oui, tant pis pour vous ; j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour détacher de votre cerveau la lubie qui y a poussé comme une loupe, et je voudrais bien ne pas avoir perdu mon temps. Mais songez donc, mon pauvre garçon, que, si elle en réchappe, délaissée de nouveau par son mari, elle aura vingt raisons pour une de se faire dévote, et qu’elle se gardera bien d’y manquer.

— Je vous avoue que cette perspective elle-même ne m’épouvanterait pas, chevalier.

— Vous êtes brave, vous ; mais une dévote, mon très cher, ça espère toujours que le bon Dieu lui tiendra compte, en l’autre monde, des jours de purgatoire qu’elle inflige, en son nom, à ses amoureux dans celui-ci.

— Pour elle, je risquerais l’enfer !

— Voyons, je vous en prie, Fontanieu, soyez raisonnable, ne pensez plus à cette femme. Si vous saviez combien vous êtes changé à votre désavantage depuis quelques mois ; c’est sérieusement que je vous parle.

— C’est sérieusement que je vous réponds qu’il est impossible de modifier un sentiment aussi violent que celui que j’éprouve pour elle.

— Éprouvez-le tant que vous voudrez alors ; mais, sacrebleu ! prenez garde au moins de devenir ridicule ! s’écria le chevalier avec un mouvement de colère qui fit retomber le grand collet de son habit et dégagea son visage.

— Je ne vous comprends pas ; expliquez-vous, fit Louis de Fontanieu.

— Certainement que je m’expliquerai ; c’est un service à vous rendre et je n’y faillirai pas. Ma colère contre d’Escoman est assoupie, c’est vrai ; j’ai bien prouvé que, malgré leurs beaux semblants, ces messieurs les roués d’aujourd’hui ne nous allaient pas à la cheville, à nous autres les voltigeurs de Louis XV, comme ils nous appellent. J’ai découvert la feuille d’argent qui donnait à ce vilain cuivre une apparence d’orfèvrerie, et tout le monde en a pu juger. Nous sommes quittes, c’est certain. Cependant, entre vous et lui, je ne saurais hésiter et m’empêcher de vous recommander un peu plus de méfiance.

— Que voulez-vous dire ?

— Ne comprenez-vous donc pas que d’Escoman veut une revanche et que, cette revanche, il espère la prendre sur le terrain même où il a été battu ?

— Sur Marguerite ?

— Parbleu !

— Qui vous le fait penser, chevalier ? M. d’Escoman n’a pas mis le pied chez elle depuis son retour à Châteaudun.

— C’est possible ; mais il s’y fait représenter par un émissaire.

— Bah ! fit Louis de Fontanieu, qui ne parut ni aussi surpris, ni aussi épouvanté de cette ouverture que le désirait le chevalier.

— Bah ! fit M. de Montglat en imitant ironiquement l’inflexion de voix de son interlocuteur, ne tenez pas à Marguerite si bon vous semble ; mais au moins, défendez votre honneur qui est engagé.

Louis de Fontanieu ne put s’empêcher de sourire en entendant la singulière attribution que le vieux gentilhomme donnait à son honneur.

— Et cet émissaire, encore faudrait-il le connaître, se hâta-t-il de dire pour dissimuler le mouvement de sa physionomie.

— Je vous donne en dix mille à deviner qui il peut être.

— Mettons que j’aie prononcé neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf noms sans rencontrer juste, chevalier, et dites-moi tout de suite le dix millième.

— C’est Suzanne, mon ami, c’est cette espèce de Cent-Suisse que l’on voyait toujours avec la marquise, et dont ce diable de d’Escoman est arrivé à faire son âme damnée.

— Ce n’est pas possible, chevalier.

— Pas possible ? Je l’ai vue, vous dis-je, vue de mes yeux, sortir deux fois, et à deux jours différents, de la maison de votre maîtresse.

— C’est invraisemblable tout au moins ; Suzanne avait pour le marquis une aversion qui touchait de bien près à la haine.

— Dame ! à moins que ce ne soit la marquise qui l’envoie… Au fait, la marquise a peut-être l’idée de faire de Marguerite sa demoiselle d’honneur.

Louis de Fontanieu promit à M. de Montglat de profiter de son avis ; il était tout pensif lorsqu’il quitta son vieil ami.

Cette coïncidence bouleversait ses idées, dépassait toutes ses suppositions.

Dans la matinée même, il avait pris deux partis.

Le premier était celui de rompre avec Marguerite.

Il se débarrassait ainsi d’une surveillance désagréable et fatigante, et sauvegardait tout naturellement de la sorte ce que le bon chevalier appelait son honneur ; il serait plus à l’aise pour se représenter devant Mme d’Escoman lorsqu’il aurait à lui apporter le témoignage de cette rupture, pour lui prouver la sincérité du récit qu’il comptait lui faire des péripéties de sa liaison.

La seconde des résolutions de Louis de Fontanieu avait trait à Suzanne.

Le jeune homme était décidé à s’assurer, à quelque prix que ce fût, si c’était vraiment Suzanne qui s’était montrée dans la maison des Carmes et à découvrir quel intérêt pouvait l’y appeler.

Ces deux partis, il résolut de les mettre à exécution le jour même.

XVIII

Où il est prouvé qu’il est plus dangereux de se tirer une épine du pied que de se l’y mettre

À quatre heures, en quittant son bureau, Louis de Fontanieu se rendit chez Marguerite. Il marchait rapidement, comme un homme auquel la résolution n’est pas habituelle, et qui ne la conserve que par la surexcitation.

En tournant l’angle de la rue des Carmes, il se trouvait en face de la maison où demeurait Marguerite. Ordinairement, c’était de sa fenêtre que la jeune femme lui envoyait son premier baiser.

Ce jour-là, la figure n’était pas dans son cadre. C’était la première fois que pareille chose arrivait.

Louis de Fontanieu trembla que Marguerite ne fut sortie ; il se sentait merveilleusement disposé pour procéder à l’exécution qu’il méditait ; il eut été désespéré d’être forcé de la remettre ; il ne savait pas si jamais il pourrait arriver à hausser sa volonté au diapason où elle était parvenue.

En franchissant les premières marches de l’escalier, il entendit des éclats de rire étouffés ; il reconnut l’organe de la future victime.

Elle semblait plus gaie, plus rieuse qu’elle ne l’était depuis quelque temps, c’est-à-dire depuis que Louis de Fontanieu se bronzait à l’endroit de ses agaceries provocantes.

— Viens ! lui cria-t-elle du haut de l’escalier. Ah ! si tu savais quelle curieuse histoire j’ai à te raconter.

Mais, comme la narration promise n’enlevait rien aux droits que Marguerite s’attribuait, lorsque son amant parut au premier étage, elle l’enlaça de ses bras et l’embrassa avec l’énergie qui lui était habituelle.

Elle était encore suspendue au cou du jeune homme lorsque celui-ci dépassa la pénombre de l’escalier ; alors seulement, la lumière frappant directement la figure de Louis de Fontanieu l’éclaira, et Marguerite put apercevoir le visage sombre contre lequel son visage rayonnant s’appuyait.

Ses mains se désenlacèrent, elle recula de deux pas ; les sourcils froncés, la physionomie presque menaçante du jeune homme indiquaient un orage.

— Mon Dieu ! qu’as-tu ? demanda-t-elle.

— J’ai à vous parler, Marguerite, répondit Louis.

— Ma foi, tant mieux ! répondit la jeune femme en essayant de se faire du badinage un paratonnerre ; tant mieux ! car, c’est une justice à te rendre, si, depuis quinze jours, j’étais devenue sourde, ce ne serait certes pas toi que l’on pourrait accuser de m’avoir brisé le tympan en me disant que tu m’aimes.

— Ce que j’ai à vous dire est plus sérieux que cela, Marguerite.

— Tu me fais peur, Louis !… Voyons, peut-être as-tu écouté quelque méchant propos sur mon compte. Mais non, tu n’y aurais pas cru un seul instant, n’est-ce pas ? Chaque femme a, dans sa vie, rencontré un homme auquel il lui est impossible de ne pas être fidèle. C’est sur sa conduite avec celui-là qu’il faut la juger ; avec d’autres, les fautes qu’elle commet ne sont plus des fautes. Est-ce que je pourrais te tromper, toi ?… Tiens, quelquefois je me demande si cela me serait possible, et il me semble que tout mon être se révolte à la pensée d’une semblable trahison !

— Je ne vous accuse point, Marguerite ; au contraire, je vous rends cette justice que je n’ai pas un reproche à vous adresser.

— Eh ! ce sont là ces choses sérieuses qui me donnaient la chair de poule ? Bravo, alors ! Seulement, mon petit Louis, ne me dis plus vous, je te le demande en grâce. Si tu savais comme cela m’agace !… Se tutoyer, mais c’est tout ce qui survit des meilleurs moments de l’amour, tout ce que le monde nous permet pour nous les rappeler. Oh ! si tu n’y tiens pas comme moi, c’est que tu ne m’aimes pas comme je t’aime.

En disant ces mots d’une voix caressante, Marguerite essaya de s’asseoir sur les genoux de Louis de Fontanieu, qui la repoussa.

— Il faut pourtant que vous en preniez votre parti, répondit celui-ci ; car il est probable, ma chère enfant, que cette forme de langage entrera désormais dans nos habitudes.

Le geste qui l’écartait de Louis de Fontanieu avait si vivement impressionné Marguerite, qu’elle n’entendit pas les paroles.

— Allons, bon ! dit-elle, cela va être comme hier, comme avant-hier, comme tous ces jours derniers ; tu n’auras pas une caresse, pas un baiser pour la pauvre Marguerite. Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis donc malheureuse !

Et la jeune femme se prit à pleurer pour corroborer ses plaintes.

Louis de Fontanieu commençait à se trouver fort embarrassé ; il avait compté, pour déployer toute l’énergie dont il avait fait provision avant de se rendre rue des Carmes, sur une querelle, sur une scène. Cette douceur, cette résignation à laquelle il ne s’attendait point, le contraignait à être courageux à froid, ce qui est si difficile à certaines natures : il attira sur ses genoux celle qu’il venait de repousser un instant auparavant.

— Tu as raison, ma pauvre enfant ; tu souffres, je le reconnais, et l’existence que je te fais doit lourdement peser sur ta tête. Pourquoi la continuer alors ?

Marguerite se méprit sur le sens de ces paroles ambiguës.

— Pourquoi ? tu demandes pourquoi ? reprit-elle. Mais parce qu’un de tes baisers paye largement toutes mes souffrances ; parce que je risquerais l’enfer lui-même pour l’obtenir ; parce qu’il me semble que les douleurs, les tristesses auxquelles tu me condamnes doublent le prix de ces baisers ; parce que, lorsque je t’aimais tant, que tu disais que j’étais folle, j’étais loin de t’aimer comme aujourd’hui que tu me refuses non-seulement une caresse, mais encore un mot d’amour ou de pitié.

La lutte était engagée ; il n’y avait plus à reculer.

Dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, il n’y a que le premier coup qui répugne à frapper ; les larmes, comme le sang, grisent ceux qui les font couler.

— Écoutez-moi, Marguerite, dit Louis de Fontanieu d’un ton sec qui démentait ce qu’il y avait de doucereux dans ses manières ; vous savez quelle circonstance involontaire amena notre liaison ; j’ai toujours éprouvé une profonde répugnance à ne chercher dans l’amour que des satisfactions éphémères. Il me semblait que notre union de hasard n’avait aucun titre à vivre plus d’une nuit. Par une faiblesse que souvent, depuis, je me suis amèrement reprochée, j’ai fait taire cette voix de la délicatesse de mes instincts. Depuis, vous connaissant mieux, j’ai pu mieux vous apprécier ; j’ai découvert en vous des qualités que je ne pouvais soupçonner. J’espérais toujours que je vous verrais prendre dans mon cœur cette place que j’aurais été heureux de vous donner ; aujourd’hui, Marguerite, je sens qu’il m’est impossible de continuer cette honteuse comédie d’un amour que je ne saurais partager, et je dirai plus, que je n’ai jamais éprouvé.

Dès les premiers mots, Marguerite était devenue pâle ; elle s’était levée, et, debout devant son amant, elle se tenait les yeux hagards et fixés sur la bouche du jeune homme, comme si les paroles qui s’en échappaient avaient eu une forme, une couleur qu’elle eût cherché à reconnaître.

— Que dit-il ? fit-elle en passant lentement sa main sur son front comme pour rassembler ses pensées.

Puis, le jour se faisant dans cette intelligence engourdie par la violence du coup qu’elle venait de recevoir, de la stupeur elle passa subitement aux explosions de cris et de sanglots.

— Non, non, s’écria-t-elle, mensonges que toutes ces paroles !… Tu ne m’as pas aimée, dis-tu ? Mensonge ! Est-ce que je ne sais pas, moi, distinguer l’amour de l’indifférence ? Est-ce que l’on dit à une femme que l’on n’aime pas ces mots de tendresse qui tintent encore à mes oreilles ? Allons donc ! crois-tu que j’aie perdu la mémoire ? Tu m’as aimée, te dis-je ! Ne cherche donc pas à donner à ton action un faux vernis de délicatesse ; veux-tu que je t’épargne l’embarras d’un aveu, ou la honte d’une fourberie comme celle que tu cherches à commettre ? Tiens, je vais te dire la vérité, moi, tu en aimes une autre ; je te gêne et tu me chasses ! La voilà, cette vérité contre laquelle tu te débats en vain. Mon Dieu ! cette autre, si je pouvais la connaître ! Quand je la connaîtrai, prends garde à elle, vois-tu ! je la tuerai sans pitié, sans remords ; prends garde à elle, entends-tu, prends garde !

Marguerite, en parlant ainsi, secouait au-dessus de la tête de son amant son bras, comme si déjà il eût été armé d’un poignard ; ses narines fortement dilatées, ses yeux chargés d’éclairs, ses cheveux que la violence de ses gestes avaient dénoués et qui flottaient autour de sa tête lui prêtaient, lorsqu’elle prononça ces paroles, une physionomie si terrible, que Louis de Fontanieu se sentit pâlir ; mais, après ces imprécations, ces menaces, les sentiments de la femme reprirent le dessus et annihilèrent cette sauvage effervescence.

Elle sembla s’affaisser sur elle-même.

— Non, non, non, ce n’est pas vrai, tout cela ! dit-elle en tombant à genoux sur le parquet, en saisissant les mains de Louis de Fontanieu et en les couvrant de baisers et de larmes, ce n’est pas vrai ! tu as voulu m’éprouver, te moquer de moi ; tu t’es dit : « Cette folle de Marguerite, voyons donc si elle m’aime autant qu’elle le dit » ; et tu cherches à me faire peur. Mon Dieu ! si cela te plaît, si cela réjouit ton âme, tourmente-moi à ton gré ; ne suis-je pas ton bien, ta chose ?… Et pourtant, pourtant… oh ! cela fait bien du mal ; crois-moi, j’aimerais presque autant mourir !

Le cœur d’un bourreau n’est pas plus dur que ne l’est tout cœur chargé d’un sentiment exclusif, lorsqu’on ne fait pas vibrer ce sentiment. Louis de Fontanieu, qui eût donné sa vie pour racheter une larme des yeux de Mme d’Escoman, ne sourcilla pas en voyant Marguerite éclater en sanglots et se tordre à ses pieds.

Il ne pensait qu’à une chose : la besogne marchait, la tâche avançait.

— Allons, Marguerite, dit-il d’une voix glacée, soyez raisonnable. Aujourd’hui vous me maudissez ; plus tard, vous comprendrez que c’est parce que j’étais vraiment votre ami que je n’ai pas voulu que votre jeunesse se perdît sans une réciprocité d’amour que vous êtes parfaitement digne d’inspirer.

— Ma jeunesse ! mais tu ne vois donc pas que, si cela dure dix minutes, mes cheveux vont blanchir ? Ma jeunesse ! eh ! que m’importe ma jeunesse ? Ma jeunesse, c’est toi, puisque ma vie, c’est encore toi. Louis, Louis, par pitié, aime-moi, ou, si tu ne m’aimes pas, dis-moi au moins que tu m’aimes.

— C’est impossible, Marguerite ; si mon silence a été coupable jusqu’ici, il deviendrait criminel en se prolongeant ; il y a quinze jours que j’hésite à vous éclairer sur la réalité de mes sentiments ; vous l’avez avoué vous-même tout à l’heure, nous avons assez souffert pendant ces quinze jours pour que, ni l’un ni l’autre, nous ne devions désirer de les voir recommencer.

Mais elle, sans l’écouter, ou plutôt feignant de ne pas l’entendre :

— Voyons, continua-t-elle, dis-moi comment il faut être pour te plaire ; dis-moi ce qu’il faut faire pour t’inspirer cet amour… De l’amour, mon Dieu ! est-ce que je me suis plainte de ce que tu ne m’en témoignais pas assez ?… Mais comment veux-tu que je devienne, comment faut-il être pour que tu m’aimes ? Parle ! il me semble que, pour ne point perdre tes baisers, je me jetterais dans le creuset du fondeur afin d’y retrouver une autre forme.

Louis de Fontanieu laissa échapper un mouvement d’impatience.

— Marguerite, dit-il, un peu de raison, si vous voulez que nous causions.

— La raison, c’est l’absinthe dont se grisent les imbéciles, répondit Marguerite avec emportement ; je n’en ai jamais eu, je n’en veux pas, de raison ; je veux que tu m’aimes, et, si cela est au-dessus de tes forces, laisse-moi le croire au moins…

— À quoi cela vous servirait-il, pauvre enfant ? Non, tenez, je vais vous quitter ; je reviendrai lorsque vous serez plus calme.

— Tu ne sortiras pas ! s’écria Marguerite en s’élançant vers la porte. Que deviendrai-je lorsque tu seras sorti ? Tu ne sortiras pas, te dis-je ! Tu en aimes une autre, j’en suis sûre ; sans cela, te montrerais-tu aussi implacable ? Oh ! je connais cela, va ; j’ai été avec d’Escoman, que je n’aimais pas, comme tu es aujourd’hui avec moi ; c’est le bon Dieu qui me punit. Mais, moi, je suis méchante, tandis que toi, tu es bon, je te connais. Voyons, avoue qu’on t’a conseillé, inspiré, poussé. Eh bien, dis-le-moi, avoue-le, et je te laisserai aller. Tu comprends bien que je ne suis pas de ces femmes qui souffrent le partage ; dis-moi tout, avoue-moi tout, et tu me verras me calmer comme tu le désires. N’est-ce pas que tu en aimes une autre ? Pas de mensonge ! réponds oui ou non en me regardant en face, comme je te regarde.

— Quand cela serait, n’est-ce pas mon droit ?

— Qui te le conteste ? Mais parle, que j’entende la vérité sortir de ta bouche, une fois au moins. Puisque c’est ma sentence, aie le courage de la prononcer, bourreau !

— Marguerite, en ce moment, vous me calomniez ; jamais je ne vous ai menti, jamais je ne vous ai dit que je vous aimais ; cela est tellement vrai, que, si cette scène est la dernière, ce n’est pas du moins la première fois que vous m’accusez de ne pas être à vous par le cœur.

— Oh ! fit Marguerite avec l’accent d’Archimède lorsqu’il résolut son grand problème, oh ! c’est encore elle !

— De qui voulez-vous parler ?

— D’elle ! d’elle ! d’elle !

— Mais de qui ?

— De Mme d’Escoman ! Ah ! tu lui es resté fidèle ? ah ! ta constance dure encore ? Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’avez bien vengée, je n’espérais pas tant.

— Dieu vous a vengée, vous ? vous, vengée de Mme d’Escoman ? Quel rapport peut-il y avoir entre elle et… ?

— Et moi, n’est-ce pas ? entre une grande dame et une fille perdue ! Dites le mot, quoique en vérité, dans ce moment, je ne sache pas trop à laquelle, d’elle ou de moi, il doive s’appliquer. Oh ! que le monde est injuste, et que Dieu est patient ! On est pauvre, on a sur ses seize ans des haillons que, vous autres, vous ne toucheriez pas du bout de votre gant ; un homme vous montre des bijoux, des châles ; il vous débite un tas de paroles chatoyantes et dorées comme les châles et les bijoux… on succombe, on livre son corps ; on l’aurait donné pour un morceau de pain, on le vend pour de l’or, et l’on est une fille perdue !… Celle-là, au contraire, est née riche, noble, belle ; les autres, qui sont de chair et d’os comme elle, plus belles qu’elle peut-être, prennent le bas du pavé lorsqu’elle passe, la contemplent avec plus d’admiration encore que d’envie ; tout ce qu’on peut désirer, tout ce qu’on peut souhaiter, tout ce qu’on peut rêver, Dieu a pris la peine de le lui donner ; elle le tient de lui gratis, ce qui est un peu mieux que de l’acheter d’un homme ; et, ayant tout, elle se prend à envier l’infamie de la première ? Et cette infamie qui souille celle-ci ne tacherait pas celle-là ?…

— Taisez-vous, Marguerite ! n’ajoutez pas un mot, ne prononcez plus le nom d’une femme que chacun respecte ; autrement, je ne sais si je resterais le maître de moi.

— Oui, tu me frapperais, tu me battrais pour elle. Ah ! tu vois bien que c’est elle que tu aimes… Soit, je me tairai ; mais ce que je te montrerai parlera pour moi, et, si c’est pour elle que tu me quittes, tu verras bien que tu n’as fait que changer une prostituée contre une prostituée.

— Marguerite ! s’écria Louis de Fontanieu en saisissant sa maîtresse à la gorge comme s’il eût voulu l’étouffer, Marguerite, c’est à mon tour à te dire que je te tuerai si tu as menti.

— Viens donc ! répondit Marguerite, viens !

Et elle entraîna Louis de Fontanieu dans l’escalier, qu’elle escalada avec une rapidité furieuse.

Les trois portes du second étage étaient fermées.

Marguerite désigna une de celles qu’habitaient les ouvriers du chapelier.

— C’est ici le boudoir de Mme la marquise d’Escoman, dit Marguerite d’une voix retentissante ; c’est ici qu’elle donne ses galants rendez-vous.

— Des rendez-vous ? à qui, grand Dieu ? s’écria le jeune homme, dont le démon de la jalousie broyait le cœur.

— À qui ? Tu le lui demanderas ; à un humble ouvrier probablement. Tandis que la grisette hante les gentilshommes, la marquise fait ses délices d’un goujat ; n’est-ce pas de l’égalité bien entendue ? Dis vicomte, comte, baron, je ne sais plus ce que tu es !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Louis de Fontanieu en se cachant le visage entre ses mains, je crois à mon tour que je deviens fou.

Et, après un instant, de ses doigts crispés, il essaya d’ouvrir la porte, qui résistait.

Cependant le bruit que faisait Marguerite avait été entendu ; les habitants du rez-de-chaussée montaient l’escalier ; la mère Brigitte et son petit-fils étaient sortis de leur taudis, et tous deux réunissaient leurs efforts pour s’opposer à l’effraction que tentait le jeune homme.

Marguerite vit qu’en attendant quelques secondes, elle compromettait la vengeance qu’elle s’était promise ; elle craignait que son amant ne fût pas convaincu de ce qu’elle disait. Elle repoussa si violemment la mère Brigitte, que la bonne femme tomba à la renverse ; elle écarta Louis de Fontanieu avec tant de vigueur, qu’il démasqua la porte, et, d’un coup de pied, elle la fit voler en éclats.

Alors Louis de Fontanieu aperçut deux femmes dans l’étroite mansarde : l’une d’elles venait hardiment au-devant des assaillants, et il crut reconnaître en elle Suzanne Mottet ; l’autre cachait son visage entre ses mains ; mais à sa tournure, aux boucles soyeuses et blondes qui s’échappaient de dessous son chapeau, en même temps qu’aux battements accélérés de son propre cœur, Louis de Fontanieu ne douta point que ce ne fût Emma.

Seulement, Marguerite s’était trompée sur un point : il n’y avait pas de trace d’homme dans la chambre.

Bien plus, le lit qui la garnissait avait été dérangé, et, à la place qu’il occupait d’abord, le carrelage avait été enlevé, le plancher débarrassé de toutes les lattes, de tous les gravats qui le formaient, de façon à rendre le moins épais qu’il était possible le plafond qui séparait la mansarde de la chambre située à l’étage inférieur.

Or, cette dernière chambre était précisément la chambre de Marguerite.

En reconnaissant le travail, en songeant au but qu’il devait avoir, de pâle qu’elle était, celle-ci devint livide.

XIX

Comment il est toujours dangereux de se mettre à l’affût dans une souricière

C’était bien Emma, c’était bien Suzanne que Marguerite venait de montrer à Louis de Fontanieu, enfermées dans une misérable mansarde contiguë au galetas qu’habitait la mère Brigitte.

Il nous reste à expliquer comment toutes deux se trouvaient là.

Lorsque Emma, comme nous l’avons raconté, pour donner un corps à ses scrupules, pour fortifier ses remords, évoqua le souvenir de l’ancienne maîtresse de son mari, et s’en fit un bouclier contre elle-même, Suzanne se promit d’abattre cet obstacle.

Plus tard, la gouvernante se donna d’excellentes raisons pour justifier le rôle étrange qu’elle avait joué dans cette circonstance solennelle de son existence ; mais nous devons à la vérité de déclarer que, lorsqu’elle se décida à agir de la sorte, elle ne se permit aucune réflexion. Elle eût rougi d’hésiter pendant une seconde. C’était là pour elle une question de vie ou de mort en face de laquelle toute objection devenait un crime de lèse-amour maternel. Emma vivrait-elle ? la maladie sous l’étreinte de laquelle la jeune femme se débattait achèverait-elle son œuvre ? Tel était le problème posé devant la gouvernante ; il n’admettait point de corollaire, et le fanatique attachement de Suzanne pour celle qu’elle avait élevée n’en pouvait marchander la solution. Les principes religieux de la vieille nourrice, principes sincères cependant, furent absorbés dans l’idée fixe qui dominait son intelligence. Les ardeurs immenses dans l’affection sont peut-être d’émanation divine ; ceux auxquels il est donné de les éprouver croient toujours sentir le souffle de Dieu sur leur âme et s’imaginent ne relever que de lui ; de là certains crimes qui touchent presque à la vertu.

Les projets que Suzanne forma tout d’abord pour la réalisation de son plan se ressentirent de l’exaltation de son cerveau. Elle ne rêvait pas moins que d’aller trouver Marguerite, et de la décider, par l’appât d’une forte somme d’argent prise sur ses économies, à quitter Châteaudun. Le champ libre, elle pouvait donner carrière à ses manœuvres, et il lui semblait hors de doute que Louis de Fontanieu reviendrait à Mme d’Escoman, qui, ne devant jamais connaître les ténébreuses manœuvres que sa gouvernante aurait employées, croirait tout devoir à la Providence.

Ce fut en prenant des renseignements pour l’établissement de ses batteries que Suzanne s’aperçut que la tâche était beaucoup plus facile qu’elle-même ne l’avait supposé ; elle découvrit que le jeune homme était plus que tiède pour celle qui portait le titre de sa maîtresse ; elle arriva à présumer alors, avec une logique toute féminine, qu’il n’avait point cessé d’aimer celle à qui elle lui avait entendu faire une déclaration si brûlante.

Le cœur de Suzanne bondit de joie et d’espérance. À dater de ce moment, son imagination galopante ne songea plus qu’à acquérir la confirmation de ses soupçons.

Elle guetta Louis de Fontanieu avec l’acharnement d’un recors ; elle fut sur sa trace pendant des jours entiers, le suivit dans ses stations mélancoliques aux bords du Loir, à l’endroit qu’elle reconnut pour être celui où il avait abordé Mme d’Escoman ; elle le vit errer sans but autour de l’hôtel, et, de tout cela, elle conclut que ce n’était pas là une figure d’amoureux content.

C’était beaucoup et ce n’était rien.

Il fallait une certitude pour s’avancer vis-à-vis d’Emma.

En se développant sous l’empire d’une unique préoccupation, les sens acquièrent d’infinies délicatesses ; Suzanne en était arrivée à faire corps avec sa maîtresse, à souffrir de ses angoisses, à palpiter de ses joies. Elle devinait que des alternatives d’espérance et de déception tueraient son enfant, tout aussi bien que celle-ci eût pu le sentir.

La mère Brigitte était la seule intelligence que Suzanne pût se ménager dans la place. Il y avait entre elle et la pauvre ouvrière une communauté de paroisse qui rendit le rapprochement facile ; ce lien était le donneur d’eau bénite, avec lequel Suzanne avait vu Brigitte s’entretenir assez longuement avant d’entendre la messe. Une fois les relations ébauchées, les deux commères passèrent du sacré au profane avec une facilité qui prouvait que la charité envers le prochain n’était pas une de leurs vertus.

Les gens du peuple ont, en province, un mépris beaucoup plus profond que ne l’est celui des gens du monde pour les femmes de leur classe dont la vie n’est pas régulière, pour les filles entretenues surtout. Est-ce jalousie, instinct du bien, répulsion contre celles qui déshonorent la pauvreté ? Nous n’en saurions décider. Toujours est-il que la mère Brigitte, qui acceptait sans façon et les bienfaits de Marguerite et ceux de Louis de Fontanieu lui-même, se fit à peine prier pour exprimer catégoriquement son animadversion pour l’une et sa réprobation pour l’autre.

Suzanne, au nom de la morale outragée, encouragea de son mieux ces vigoureuses antipathies ; puis, en dépit du rigorisme qu’elle venait d’afficher, elle mentit aussi vaillamment qu’eût pu le faire une de ces femmes qu’elle venait de flétrir. Avec un merveilleux aplomb, elle raconta à sa nouvelle connaissance comment celui dont elles venaient de déplorer la perdition était un parent de sa maîtresse ; elle ajouta qu’il était marié, qu’il réduisait sa jeune femme au désespoir ; elle fit de ce désespoir un tableau si pathétique, qu’après l’avoir entendue, la mère Brigitte devint plus enragée que la gouvernante elle-même contre Marguerite. Elle ne parlait pas moins que d’aller quérir un cent de fagots et de brûler vives ces malheureuses qui causaient le désordre des ménages et dont la puissance déplorable était, selon elle, empruntée à la magie.

Suzanne fut alors forcée de calmer son zèle, tout en appuyant sur ce mot terrible magie.

Elle avança, un peu timidement encore, qu’elle voudrait bien connaître les sortilèges par lesquels la coquine – c’était par cette épithète que, d’un accord tacite, les deux bonnes femmes désignaient la voisine du premier étage – parvenait à ensorceler son amant.

— N’est-ce que cela ? lui répondit la mère Brigitte. Dans les mansardes d’à côté logent des ouvriers qui n’habitent leur chambre que la nuit, et ils permettent à Nicolas d’y entrer pour y jouer, pour regarder par les croisées qui donnent sur la rue. Or, dans l’une de ces mansardes passe le tuyau de la cheminée de Mlle Marguerite ; en s’amusant, le gars a descellé trois ou quatre briques ; on les ôte, on appuie l’oreille sur l’ouverture, et il ne se dit pas un mot, il ne se pousse pas un soupir dans la chambre de la drôlesse, qu’on ne l’entende.

Suzanne ne demanda point à la mère Brigitte comment elle avait fait cette découverte. Si la curiosité est un péché, la curiosité à l’endroit des soupirs qui provenaient de l’appartement de Mlle Marguerite n’était pas de nature à le rendre véniel. Mais ce n’était pas le moment de chicaner la bonne femme sur le plus ou moins de pureté de ses intentions ; ces intentions secondaient celles de Suzanne : celle-ci se contenta donc de mettre immédiatement en pratique la leçon qu’elle venait de recevoir et put se convaincre que la mère Brigitte n’avait rien avancé qui ne fut vrai.

Louis de Fontanieu venait d’arriver chez Marguerite. Suzanne ne perdit pas un mot de l’entretien des deux amants.

Ce fut dans une des visites quotidiennes qu’elle rendait à son observatoire que Suzanne rencontra le jeune homme sur l’escalier.

Mais si celui-ci mit quelque hésitation à la reconnaître, il n’en fut pas de même de la gouvernante, qui, appréhendant les conséquences de cet accident, grimpa lestement au second étage, et, au lieu d’entrer chez le garçon chapelier, se cacha derrière la porte que la mère Brigitte, en l’ouvrant, devait nécessairement reployer sur elle.

Parfaitement identifiée avec la situation, la mère Brigitte et Nicolas avaient joué leur rôle avec l’assurance de comédiens consommés ; Louis de Fontanieu n’avait pas dépassé le seuil, il n’avait pas aperçu Suzanne.

Or, depuis quelque temps, Louis de Fontanieu, tiraillé par la recrudescence de sa passion pour Emma, n’avait plus pour Marguerite les charitables égards qu’il s’était imposés dans les commencements de leur liaison. Il ne prenait plus la peine de déguiser sa froideur, et, si aisée qu’elle fut à satisfaire, cette froideur était si flagrante, si caractérisée, que la jeune femme ne cessait ou de lutter contre elle ou de s’en plaindre amèrement.

Témoin invisible de ces scènes intimes, Suzanne en conclut que ses soupçons étaient fondés ; que ce que Mme d’Escoman avait considéré comme un rempart de granit qui préserverait à jamais sa vertu chancelante contre les tentations qui l’assaillaient malgré elle n’était qu’un méchant mur de terre qui s’écroulerait au moindre froncement de ses sourcils, comme les tours de Jéricho aux éclats de la trompette de Josué.

Elle se hâta de venir communiquer cette bonne nouvelle à sa maîtresse.

Celle-ci la reçut fort mal, si mal, que quelques larmes sillonnèrent les joues de la gouvernante sous l’impression des premiers reproches que celle qu’elle avait élevée lui eût adressés depuis qu’elle était au monde.

Emma chercha à faire envisager à sa vieille nourrice le caractère odieux de ses manœuvres ; elle lui dit combien le but qu’elle se proposait et les moyens qu’elle employait pour y parvenir étaient répréhensibles. Mais, là où le cri de la conscience avait été impuissant, les paroles d’Emma devaient se trouver sans écho. Ce n’était pas un amant que voulait lui donner Suzanne : c’était la santé, c’était la vie, et, dans sa conviction, la vie et la santé de Mme d’Escoman dépendaient de la certitude qu’elle acquerrait que Louis de Fontanieu n’aimait pas Marguerite Gélis.

Il était impossible de faire sortir la pauvre femme du cercle vicieux dans lequel elle concentrait ses raisonnements.

Aussi, dès le soir même, revint-elle à la charge avec cette infatigable persistance des enfants et des sauvages. Rebutée encore, elle recommença le lendemain sans se décourager de son insuccès ; elle harcela sa maîtresse, sans trêve, sans relâche ; elle ne l’entretint plus que de Louis de Fontanieu, de l’amour immense que, de son côté, il nourrissait pour Mme d’Escoman, des peines, des afflictions qui l’accablaient, lui aussi, dans la situation où un moment d’égarement l’avait jeté.

L’eau qui tombe goutte à goutte d’un rocher creuse la pierre ; les paroles tentatrices de Suzanne, les provocations qu’elle adressait à l’amour-propre naturel de la femme, à sa passion, les appels qu’elle lançait à sa pitié pour ce malheureux jeune homme, qui, comme elle, ne pouvait manquer d’en mourir, devaient avoir raison de ce cœur défaillant, qui ne se soutenait plus que par ce miracle d’équilibre si fréquent chez les femmes du monde.

Bientôt Emma n’imposa plus silence à sa gouvernante ; elle discuta au lieu de condamner, et, à dater de ce jour, elle fut perdue ; sa défaite n’était plus qu’une question de temps et d’occasion.

La victorieuse Suzanne réduisait en poudre tous les arguments que sa maîtresse employait dans cette défense in extremis ; il n’en fut qu’un dont elle ne put avoir raison :

Si Louis de Fontanieu n’aimait pas Marguerite, pourquoi perpétuait-il le scandale d’une liaison qui soulevait contre lui la réprobation de tous les honnêtes gens ?

Peu au fait des us et coutumes des gens bien élevés, Suzanne vit sa perspicacité ordinaire en défaut. Elle ne comprenait pas plus que sa maîtresse les raisons de la patience de Louis de Fontanieu. Aussi ne répondait-elle pas à la question, elle l’éludait.

Elle faisait un tableau, qui, cette fois, n’était pas sensiblement exagéré, des séductions auxquelles elle avait entendu le jeune homme résister pendant les quelques jours qu’elle avait consacrés à l’observer. Il fallait que la tête de la gouvernante fût bien montée pour qu’elle fît passer devant sa maîtresse des tableaux aussi peu voilés que l’étaient ceux qu’elle évoqua, dans la seule intention de prouver à celle-ci le peu de cas que faisait Louis de Fontanieu de la tentatrice.

Le hasard ou plutôt la nature servit Suzanne. Par ses récits, la gouvernante éveilla chez Emma un sentiment encore inconnu à cette dernière. Le récit des tendresses furieuses de Marguerite alluma à la fois ses sens et sa jalousie. La douce Emma sentit l’aiguillon de la haine passer dans son âme ; la pudique jeune femme, dont le cœur se fut jadis soulevé de dégoût devant ces monstruosités, ne les condamna plus que par envie.

La situation physique de Mme d’Escoman s’aggrava de nouveau ; le peu de sommeil qu’elle prenait lui fut ravi ; les cauchemars qui le peuplaient l’effrayaient tellement, qu’elle n’osait plus fermer les yeux ; leur effet se trahit par une rapide prostration de ses forces.

Une nuit, Emma, dont la volonté avait fini par succomber à la lassitude qui l’accablait, se réveilla en poussant un grand cri.

Suzanne accourut ; elle la trouva haletante, les yeux égarés, le visage rouge de fièvre et d’émotion.

— Je veux voir, s’écria Mme d’Escoman d’une voix vibrante et saccadée, voir par moi-même, et, si tu m’as trompée, Suzanne, eh bien, je mourrai sans regret ; mais, s’il m’aime, non, non, je ne veux pas mourir sans l’avoir entendu me dire qu’il m’aimait et sans lui avoir répondu : « Et moi aussi, je t’aime ! »

— Et tu ne mourras pas, mon enfant ! répondit la gouvernante ivre de joie ; car elle croyait qu’Emma allait enfin toucher au terme de tous ses maux.

Dès le matin, elle se rendit chez la mère Brigitte ; elle tremblait que quelque contre-temps ne fît avorter le projet. Elle persuada à la bonne femme que la parente de Louis de Fontanieu désirait se rendre compte de ce qui se passait entre Marguerite et le jeune homme, qui abusait sa famille par de vaines promesses de rupture.

Une bonne somme d’argent qu’elle remit à la mère Brigitte corrobora la fidélité et la discrétion de cette dernière, qui s’offrit généreusement pour faire le guet, tandis que Suzanne et Nicolas travailleraient à agrandir l’ouverture révélatrice.

Suzanne fredonnait en déchirant ses doigts, en meurtrissant ses ongles contre les briques et les plâtres durcis ; elle accomplissait sa tâche avec tant d’ardeur, qu’elle eût démoli la maison.

Il fut convenu qu’à trois heures, la gouvernante se rendrait chez la mère Brigitte accompagnée de la parente en question. Nicolas devait être posé en sentinelle sur la porte, une demi-heure auparavant. Il avertirait les deux dames, par un signe convenu, s’il y avait danger pour elles à ce qu’elles s’aventurassent dans l’escalier.

L’impatience qui, depuis le matin, dévorait Emma rendit toutes ces précautions inutiles.

Lorsqu’elle et Suzanne arrivèrent, Nicolas n’était pas à son poste ; mais Marguerite était au sien, à sa fenêtre, derrière la persienne entr’ouverte.

La tournure d’une des deux dames qu’elle vit pénétrer dans l’allée de la maison la frappa ; elle entrebâilla doucement sa porte, et, malgré l’épaisseur du voile que portait Mme d’Escoman, elle la reconnut parfaitement.

La réputation d’Emma était si bien au-dessus de tout soupçon, que, malgré la malveillance notoire qu’elle avait manifestée contre elle, Marguerite supposa d’abord, comme Louis de Fontanieu l’avait supposé lui-même lorsqu’il avait rencontré Suzanne, que la marquise accomplissait une œuvre de charité dont le galetas de la mère Brigitte était le but.

Elle attendit et ne vit pas descendre les deux visiteuses.

Alors une méchante pensée traversa le cerveau de Marguerite.

Peut-être Mme d’Escoman n’avait-elle que les dehors de la vertu ; peut-être, sous ses apparences rigides, était-elle aussi corrompue que toutes les autres.

C’est généralement l’opinion des demoiselles de la condition de Marguerite sur les femmes du monde, qui, à leurs yeux, ne conservent leur réputation qu’à force d’hypocrisie.

Tout à coup, au milieu des réflexions philosophiques qu’elle se permettait à ce sujet, elle entendit chuchoter à demi-voix au deuxième étage, puis ouvrir la porte de la chambre de l’ouvrier, enfin un bruit étouffé de pas et le craquement plus distinct d’un brodequin de femme.

Ses soupçons commencèrent à prendre du corps ; sans doute, c’était chez un amant que se rendait la noble marquise, et cet amant occupait dans la hiérarchie sociale la modeste position de garçon chapelier.

Il est vrai que c’était le plus beau garçon chapelier de Châteaudun.

Marguerite, qui était expérimentée en cette matière, savait qu’il faut mieux que des soupçons, qu’il faut une certitude pour être crue.

Elle monta chez la mère Brigitte pour y chercher ce qui lui manquait, cette certitude.

La vieille femme lui fit un accueil parfaitement identique à celui qu’avait reçu d’elle Louis de Fontanieu, une dizaine de jours auparavant.

Nicolas apporta seul quelques légères variantes à la situation.

Au lieu de herser sa tête avec ses cinq doigts réunis, il se frottait l’œil avec acharnement du dos de la main : il profitait du moment où sa grand’mère avait le dos tourné, non pas pour voler un morceau de mouton, mais pour meurtrir à coups de sabot un gros chat noir, son ennemi particulier.

Marguerite ne vit pas plus trace des deux dames que Louis de Fontanieu n’avait vu trace de Suzanne ; mais la conclusion qu’elle en tira fut bien différente.

Elle se dit que la modestie que les âmes généreuses apportent à faire le bien ne saurait jamais aller jusqu’à se cacher pendant des heures entières dans la chambre d’un ouvrier.

C’était une jeune fille pleine de logique que Marguerite.

En redescendant, elle jeta un coup d’œil sur la porte de la mansarde et s’aperçut que la clef avait été placée en dedans ; elle riait toute seule en rentrant chez elle, se promettant de saluer ces dames à leur passage, lorsqu’elles se décideraient à quitter le nid où s’abritaient les amours de la belle Emma.

Mais c’était surtout le parti qu’elle comptait tirer de cette découverte vis-à-vis de Louis de Fontanieu qui la remplissait d’enthousiasme et de gaieté.

Nous avons vu ce qu’il était advenu des joyeuses espérances de la jeune femme, et comment elle avait surpris Mme d’Escoman, mais seule en compagnie de Suzanne.

Aucune des paroles échangées entre le jeune homme et sa maîtresse n’avait échappé à la marquise.

Ce qu’il y avait de dur, de cruel, dans l’attitude et dans le langage de Louis de Fontanieu le mettait pour Emma au-dessus encore des éloges que lui avait décernés Suzanne.

La pitié est un crime que les cœurs jaloux ne sauraient pardonner, ne l’éprouvant pas ; la marquise jugeait de l’amour de celui qu’elle aimait par son implacabilité ; elle le trouvait digne d’elle ; seulement, elle se demandait avec un certain effroi comment elle remplacerait l’ardeur et la passion de Marguerite.

La scène qui avait si brusquement dénoué l’entretien de Louis de Fontanieu et de Marguerite Gélis l’avait surprise au milieu de ces pensées.

Suzanne, qui, grâce à ses savantes dispositions auriculaires, entendait aussi tout ce qui se passait, avait voulu, quand elle avait compris l’intention de Marguerite, entraîner sa maîtresse et se réfugier avec elle chez la mère Brigitte ; mais, glacée d’épouvante en entendant son nom sortir de la bouche de Marguerite, terrifiée par les expressions dont celle-ci se servait en parlant d’elle, Emma était tombée anéantie sur la seule chaise qui se trouvât dans la mansarde, et dès lors, s’était trouvée incapable de faire un mouvement pour s’échapper.


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en mars 2018.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Lise-Marie, Françoise.

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Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres complètes d’Alexandre Dumas, Les Drames galants, La Marquise d’Escoman, première série, Paris, Michel Lévy et frères, 1867. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Le donjon de Châteaudun, a été prise par Rvalette le 23.08.2007 (Wikimédia, licence CC Attribution-Share Alike 3.0 Unported, 2.5 Generic, 2.0 Generic and 1.0 Generic).

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