Alexandre Dumas
L’ÎLE DE FEU
(tome 2)
(LE MÉDECIN DE JAVA)
1859
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Table des matières
XXXI La ruse l’emporte sur la force
Eusèbe regagna sa demeure en proie à un grand accablement.
L’état dans lequel il avait laissé Esther l’inquiétait profondément ; mais, à sa grande surprise, il lui devenait impossible de concentrer sa pensée rebelle sur celle qu’il aimait, et, au milieu des tendres et tristes prévisions qu’évoquait son cerveau comme autant de noirs fantômes, il songeait aux moyens financiers qu’il aurait à employer pour réparer la brèche énorme qui venait d’être faite à sa fortune ; les angoisses de son cœur se fondaient dans des additions.
En vain il repoussait cette indigne préoccupation, elle semblait puiser des forces dans les efforts mêmes qu’il faisait pour la chasser et prenait place au chevet du lit où l’imagination du jeune homme lui montrait sa femme agonisante.
Comme la plupart des grands hôtels de Weltevrede, la maison d’Eusèbe était précédée d’une cour sablée toute plantée d’arbres garnis de fleurs ; dans cette cour, il y avait un kiosque, et, sur le plancher de ce kiosque, Eusèbe aperçut un homme étendu.
La figure de cet homme était trop caractéristique pour qu’on l’oubliât une fois qu’on l’avait vue.
Eusèbe reconnut Harruch.
Il s’avança vers lui, et, le poussant du pied non pas pour le réveiller, mais pour le tirer de l’espèce d’extase dans laquelle il vivait habituellement :
— Que demandes-tu ? dit Eusèbe au charmeur de serpents.
— Depuis quand celui qui a appelé demande-t-il à celui qui obéit : « Pourquoi viens-tu ? »
Eusèbe se souvint du rendez-vous qu’il avait donné au jongleur ; mais, comme nous l’avons dit – et cette disposition de son esprit s’était encore fortifiée depuis qu’il avait cru acquérir la conviction que la main de son mauvais génie n’avait pas dirigé la scène de Meester-Cornelis –, il lui devenait pénible de parler de Basilius.
— En ce moment, je ne puis t’entendre, dit-il à Harruch, je te recevrai un autre jour.
— La poussière de la route a desséché le gosier d’Harruch, les cailloux ont déchiré ses pieds ; vas-tu donc le remettre sur le chemin à l’heure où la nuit va envelopper la terre pour qu’il ne puisse pas fuir le tigre s’il se trouve devant lui, pour qu’il ne puisse pas invoquer son Dieu s’il en est menacé ? Laisse-moi passer la nuit sous le vestibule de ton palais ; fais-moi donner un peu d’eau ; demain, je te débarrasserai de ma présence.
Tout ce qui rappelait Meester-Cornelis était devenu odieux à Eusèbe, et bien que le jongleur, dont les conseils en forme de paraboles se présentaient en ce moment à sa mémoire, ne pût pas être soupçonné d’avoir trempé dans le complot qu’il attribuait à Thsermaï, sa présence lui était désagréable. Cependant il ne put se refuser à une aussi modeste demande.
— Tu as raison, lui dit-il, et non-seulement je vais donner des ordres pour que l’on ait soin de toi, mais encore je vais t’envoyer le présent que je t’ai promis.
Harruch reprit sans répondre sa place sur le plancher du kiosque ; il semblait effectivement brisé de fatigue, anéanti. Eusèbe passa et monta rapidement à la chambre d’Esther.
Tout y était en désordre, on n’y entendait que des cris et des sanglots ; loin de s’améliorer, l’état de la malade avait été empirant.
Il était tel que le médecin avait déclaré aux femmes qui la servait qu’il ne répondait pas des jours de leur maîtresse.
Malgré toute l’énergie des stimulants qu’il avait employés, Esther n’avait pas encore repris connaissance.
Rien ne saurait peindre le désespoir d’Eusèbe lorsqu’il vit sa bien-aimée Esther dans un pareil état.
Il avait acheté la vie de sa femme au prix du repos de toute son existence, et ce serait lui qui aurait été la cause de sa mort !
Il se demandait si ce n’était pas là le dénouement que le docteur Basilius avait prédit à l’éternité de son amour pour Esther ; il sondait sa conscience, il interrogeait ses souvenirs, il voulait violenter sa mémoire, savoir d’elle si, pendant le moment d’erreur qu’il maudissait, il n’aurait pas conçu l’effroyable projet qui devait lui enlever celle qu’il avait si miraculeusement conservée. Il ne trouvait dans son cœur que l’amour le plus absolu, que le dévouement le plus complet, et cet amour et ce dévouement, il les accusait encore, il leur reprochait de ne point être aussi immenses que sa volonté les eût désirés ; il éclatait en sanglots, et ses sanglots étaient entrecoupés d’invectives qu’il adressait à l’être surnaturel dont il pensait sentir la main funeste dans tout ce qui lui arrivait.
Cela dura ainsi toute la soirée.
La nuit était venue, le pouls d’Esther allait s’affaiblissant.
Le médecin, consterné, fit appel au courage d’Eusèbe ; il lui déclara que tout espoir de sauver la jeune femme était désormais perdu, qu’il était de son devoir de borner ses efforts à conserver les jours de l’enfant.
La douleur d’Eusèbe repoussa cette extrémité, et le médecin, ne pouvant rien obtenir, se décida à quitter l’appartement.
Lorsqu’il le vit partir, Eusèbe crut que tout était fini ; il se précipita sur le corps de sa femme en jurant de ne point lui survivre.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Harruch parut sur le seuil.
À la vue de cette sombre et étrange figure qu’encadrait un mauvais turban de toile grise, de cet homme drapé dans un immense haillon brunâtre, les femmes d’Esther poussèrent des cris de terreur.
Eusèbe releva la tête ; mais il était tellement absorbé dans son désespoir qu’il ne trouva pas un mot d’étonnement ni de reproche pour l’audace du guèbre ; il lui semblait tout naturel que le monde entier prît part à son deuil ; d’ailleurs les graves douleurs sont égalitaires, elles recueillent précieusement comme des diamants les larmes des pauvres.
Mais ce n’était point pour pleurer qu’Harruch était venu.
Il alla droit au lit d’Esther et, de son doigt, toucha légèrement Eusèbe à l’épaule.
— Que veux-tu ? lui demanda celui-ci.
Pour toute réponse, Harruch lui indiqua d’un geste la malade.
Eusèbe se méprit sur la signification de ce geste ; derrière Harruch, il lui sembla apercevoir le spectre de Basilius.
— Me l’enlever ?… Jamais ! s’écria-t-il. Morte ou vivante, cette femme est la mienne !
— Je ne viens point vous l’enlever, je viens vous la conserver.
— Toi ? répliqua Eusèbe avec un regard de stupéfaction méprisante.
— Oui, moi ; la pauvre herbe que les passants foulent aux pieds a des vertus qui la placent bien au-dessus de l’or que l’on ramasse parce qu’il brille.
— Alors toi aussi, fit Eusèbe avec un ricanement funèbre, toi aussi, tu mets à prix le service que tu vas me rendre. Allons, que veux-tu ? parle, mais sois modeste dans tes désirs, car s’il te fallait ma vie, je ne pourrais plus te l’offrir, puisque je l’ai donnée déjà à ton ami Basilius.
— Celui que vous nommez Basilius n’était point mon ami. Je ne veux aucune récompense pour sauver votre femme ; c’est un crime de mettre à prix une existence humaine ; le soleil qui nous fait vivre nous marchande-t-il ses rayons ?
— Non, reprit Eusèbe avec découragement, j’ai assez de sortilèges et de maléfices comme cela ! Le malheur est entré dans cette maison par l’intervention du démon ; que nos deux âmes en sortent pour l’emporter avec elles ; la sienne et la mienne, peu m’importe ! mais je ne veux plus demander à la science fatale des mauvais esprits qu’ils opèrent en ma faveur un de leurs miracles.
— Pourquoi n’avez-vous pas toujours été aussi sage, aussi résigné ? Mais rassurez-vous, je ne suis pas de ceux qui repoussent le sel, ce symbole de la sagesse et de l’immortalité ; ma science à moi est de ce monde, et, que j’aie le bien à faire ou le mal à accomplir, elle me suffit, ajouta Harruch en lançant à Eusèbe un regard où la haine se dissimulait si peu que celui-ci sentit redoubler la répugnance qu’il éprouvait pour le charmeur de serpents.
— Non, dit-il, je ne veux pas de tes services, va-t’en.
— Tu n’as pas le droit de me dire : « Va t’en. »
— Et pourquoi cela ?
— Que l’homme coupe la tige du mantéga, qui ne laisse après elle qu’un léger duvet que le vent disperse, c’est bien : Dieu l’a ornée de ses riches couleurs pour distraire tes yeux et t’amuser un instant ; mais trancher le rameau du bananier alors qu’il se penche sous le poids de ses grappes jaunâtres qui bientôt seront des fruits savoureux et utiles, c’est un crime.
La vérité de cette image frappa Eusèbe.
Les femmes d’Esther s’étaient rapprochées ; la terreur que leur avait causée Harruch à son entrée s’était dissipée.
Elles ne voyaient plus en lui qu’un de ces médecins indigènes qui sont populaires à Java, même chez les colons les plus riches ; toutes leurs sympathies étaient pour lui. Elles supplièrent Eusèbe de le laisser tenter la cure de la maladie, en appuyant leur demande des exemples les plus extraordinaires.
— Soit, dit Eusèbe ; mais comme je ne veux pas que cet homme, pour la sauver, se serve d’autres remèdes que ceux que fournissent la science ou la nature, il n’opérera qu’en présence du médecin européen.
À la grande surprise des femmes, qui connaissaient la profonde répugnance avec laquelle les naturels livrent leurs secrets, Harruch consentit à ce qu’on exigeait de lui.
Une des femmes courut à la recherche du docteur hollandais.
Celui-ci accueillit en haussant les épaules la proposition qui lui fut faite ; cependant, dans l’état désespéré où était la malade, il pensa pouvoir permettre une expérience qu’il considérait comme inutile.
Harruch, qui, pendant toute cette scène préliminaire, avait conservé son attitude froide et digne, donna une liste de plantes médicinales que l’on s’empressa d’apporter.
Il ne demanda point à les manipuler lui-même, il donna des instructions aux femmes, qui en préparèrent un breuvage que l’on introduisit de force entre les dents serrées de la pauvre femme, et, quand le guèbre se fut assuré qu’elle en avait reçu une dose suffisante, il sortit de la chambre, calme, impassible, en homme certain des résultats, et alla reprendre sa place sous le kiosque.
À la grande joie d’Eusèbe, à la grande stupéfaction du médecin, l’effet des simples dont se composait le breuvage fut aussi prompt que décisif ; les premières gouttes avaient à peine eu le temps d’agir, que la malade ouvrit les yeux sans qu’il restât sur sa physionomie des traces de la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver ; son regard chercha Eusèbe, et ses bras se tendirent vers lui.
Faut-il l’avouer ? Eusèbe reçut avec une joie profonde l’assurance, que lui donnait le médecin, que sa femme était décidément sauvée, Eusèbe n’eut qu’un regard froid et presque indifférent pour l’enfant qui avait failli lui coûter si cher. À présent qu’il le possédait, cet enfant lui semblait ne pouvoir jamais tenir les promesses de bonheur qui, depuis neuf mois, échafaudaient son existence future.
Jusqu’au réveil d’Esther, il la vit belle et souriante malgré sa pâleur ; lorsqu’il fut assuré que la malheureuse scène de la veille n’aurait aucune suite fâcheuse, que rien ne viendrait entraver la convalescence, lorsque sa surexcitation fut calmée, il se retrouva dans l’état exact où il s’était surpris la veille en quittant le notaire. Seulement, la réaction fut en proportion de ce qu’avait été l’absorption, et, avec Esther sous les yeux, avec la main de la jeune femme dans la sienne, il ne songea plus aux dangers qu’elle avait courus, au nouveau miracle qui la lui avait conservée, il pensa à la perte énorme à laquelle il avait été contraint de se résigner, aux moyens qui se présentaient à son esprit pour la réparer.
Il demanda ses chevaux, prit son chapeau, et, sans que sa femme, qui ne songeait qu’à lui, hasardât une seule observation, descendit à son comptoir de Batavia sans seulement avoir l’idée de s’enquérir de ce qu’était devenu Harruch.
Rien, du reste, ne put lui faire regretter la détermination qu’il venait de prendre, car, pour la première fois, les affaires se présentèrent à lui sous un jour favorable ; pour la première fois, il trouva à réaliser, avec des bénéfices importants, des opérations qui, la veille encore, ne semblaient devoir lui offrir que des résultats négatifs.
Il rentra chez lui tout joyeux ; pour la première fois, il faisait connaissance avec cette ivresse du succès qui dompte les natures les plus fortes, qui dérange l’équilibre des raisons les plus droites, qui trouble les cœurs les plus justes.
Il trouva Esther toute joyeuse de son côté ; cependant, en apercevant son mari, la jeune femme simula une mine boudeuse qui rendait plus charmante encore l’expression riante de sa physionomie.
— Mon ami, lui dit-elle, j’ai de gros reproches à te faire.
— Ils seront les bienvenus ; j’ai besoin d’un chagrin, ton heureuse délivrance me cause une joie qui m’épouvante, dit Eusèbe, oubliant d’associer la vente heureuse d’une forte partie de cafés à l’inespéré rétablissement de sa femme ; parle.
— Oh ! s’il faut te faire la liste longue, je te dirai d’abord que j’ai trouvé fort mauvais que tu me quittasses dans un jour comme celui-ci.
— Je fais amende honorable, répondit Eusèbe en déposant un baiser sur le front d’Esther.
— Ensuite, continua celle-ci, comment n’as-tu pas eu l’idée de m’amener ce pauvre homme qui, avec quelques herbes, avec ce que vous appelez, vous autres, des remèdes de bonne femme, non-seulement m’a sauvé cette vie à laquelle je ne tiens que pour toi, mais encore l’a donnée à notre cher petit ange ?
— Tiens, c’est vrai ! fit Eusèbe, j’avais complètement oublié ce pauvre Harruch. Où est-il ?
— Il est parti.
— Parti sans que je l’aie remercié, sans que j’aie donné au service qu’il nous a rendu et à son désintéressement la récompense qu’ils méritaient ?
— En ton absence, et lorsqu’on m’a appris ce qui s’était passé, j’ai cru pouvoir prendre l’initiative des remercîments ; je l’ai fait venir.
— Ici ? fit Eusèbe en rougissant, car il tremblait que le charmeur de serpents n’eût parlé à Esther de leur première rencontre ; et que t’a-t-il dit ?
— Pas grand’chose à mes remercîments ; un non absolu quand j’ai parlé de récompense, que je le suppliais d’accepter.
— C’est étrange.
— D’autant plus étrange que, à l’exception d’un peu d’eau, il n’a rien voulu prendre des aliments que les domestiques lui ont offerts, ni quitter le kiosque où il avait établi son camp pour dormir sous notre toit.
— Je le ferai rechercher, sois tranquille, Esther, et nous parviendrons, je l’espère, à lui prouver notre reconnaissance.
— Mais je n’ai pas fini, reprit la jeune femme.
— Qu’y a-t-il encore ? demanda Eusèbe, inquiet.
— Il y a que je vous donne le plus joli petit être qu’un père puisse rêver, un chérubin aussi blond, aussi frais, aussi rose, aussi gentiment potelé, aussi moucheté de petites fossettes que les anges qui encadrent cette image de la Vierge placée sur le maître-autel de l’église où l’on nous a mariés, et que ce père barbare et dénaturé commence tout d’abord par laisser mourir de faim le ravissant cadeau que je lui ai fait.
— Que veux-tu dire ?
— Hélas ! reprit la jeune femme, sur la joue de laquelle deux larmes glissèrent silencieusement, tu sais bien que Dieu m’a refusé le suprême bonheur d’être mère deux fois, que, de par la Faculté, je ne dois pas laisser mon enfant s’abreuver de mon sang et de ma vie, qu’il m’est ordonné de céder ce doux privilège à une étrangère !
— Ah ! mon Dieu, une nourrice, c’est vrai ! s’écria Eusèbe. Mon Dieu, pardonne-moi, mais j’étais si troublé, si hors de moi ce matin, que je ne savais plus ce que je faisais.
— Vous êtes pardonné, répondit Esther, et d’autant mieux pardonné que votre indifférence ne nous a point empêchés de nous procurer la plus charmante nourrice du monde.
— Ah ! fit Eusèbe ; et qui s’est chargé de nous la trouver ?
— Qui ! mais notre providence.
— Je ne te comprends pas.
— Je m’explique pourtant assez clairement ; notre providence, n’est-ce pas ce pauvre homme qui s’est montré, dans sa simplicité, plus savant que le médecin, l’Indien enfin ?
— Harruch ! Harruch t’a amené une nourrice ? dit Eusèbe, stupéfait ; mais encore, cette fille, faudrait-il la connaître, savoir où il l’a prise, d’où elle sort, ce qu’elle est !
— Bah ! n’allez-vous pas croire que ce pauvre homme qui m’a donné ses soins voudrait empoisonner notre enfant ? Le médecin l’a examinée, et il a si complétement approuvé ce choix que je ne redoute nullement votre réprobation ; si vous voulez la voir, regardez.
En disant ces mots, madame van den Beek écarta un des rideaux qui entouraient son lit et découvrit une jeune femme qui se tenait assise, l’enfant dans ses bras, et ensevelie dans les plis du damas.
Cette jeune femme était une négresse ; mais sa beauté était si remarquable qu’elle frappait malgré la nuance de sa peau, qui avait la couleur et le poli de l’ébène ; elle ne paraissait pas avoir plus de seize ans.
Sa figure était d’un ovale parfait, son nez aquilin, fin dans sa courbe, légèrement élargi dans le développement de ses narines ouvertes comme du cheval de course et, comme elles, légèrement empourprées ; sa bouche était un peu ronde, mais ses lèvres, rouges comme la fleur du grenadier, ne nuisaient point à la régularité de ses traits, que l’on eût crus empruntés à la statuaire grecque.
Sa maternité précoce ne lui avait rien enlevé de la souplesse et de la grâce de sa taille.
Elle était coiffée d’une espèce de résille faite de menues pièces d’or, d’argent et de grains de corail entre lesquels on voyait ses cheveux noirs, légèrement ondulés, briller comme s’ils eussent été taillés et filés avec du jais ; pour vêtement, elle portait un sarong de batiste blanche à fleurs rouges.
Eusèbe resta indifférent en face de cette apparition.
Elle ne lui rappela rien, elle ne lui fit rien redouter.
Le secret de sa sécurité était tout entier dans le bonheur avec lequel s’étaient réalisées les quelques misérables opérations de la matinée.
Les succès d’argent ont ceci de caractéristique que celui qui les remporte acquiert immédiatement une confiance absolue dans ce qu’il appelle son étoile, et si éprouvé qu’il ait été, jusqu’à un nouveau revers, il croit à son infaillibilité.
Il lui sembla bien un peu étrange qu’Harruch, le charmeur de serpents, eût des connaissances de ce genre ; mais lorsqu’on lui eût dit que la jeune négresse avait appartenu à une riche dame de la colonie, que c’était d’elle que le guèbre l’avait achetée au nom d’Esther, comme elle convenait à sa femme, comme le médecin avait approuvé ce choix, comme le prix dont on l’avait payée n’était point élevé, il ne fit aucune objection, et il la laissa devenir la commensale de sa demeure sans daigner s’en occuper davantage.
Au moment de voir reparaître Argalenka dans cette histoire, nous sentons le besoin de dire quelques mots de l’origine de cet homme.
Il est impossible de préciser la date à laquelle les Javanais, que quelques savants ont crus descendus d’une colonie d’Égyptiens bannis de leur patrie, ont reçu de l’Hindoustan la religion de Brahma et de Bouddha ; les manuscrits indigènes établissent seulement que, vers l’année 76 de notre ère, le culte des habitants de la grande péninsule indienne était celui des insulaires de l’île de Java.
Ce fut vers l’année 1400 que Moulana-Ibrahim, célèbre cheik arabe, ayant appris que les habitants d’une contrée si vaste et si populeuse étaient idolâtres, résolut de les convertir.
L’exiguïté de ses ressources ne lui permettant pas d’employer les moyens qu’avait préconisés le prophète, il pensa qu’avec l’aide Dieu, deux beaux yeux pourraient autant pour sa gloire que le tranchant du sabre le mieux acéré. Il avait une fille d’une merveilleuse beauté ; il s’embarqua avec elle et un nombre suffisant de serviteurs, prit terre à Disa-Leram, où il bâtit aussitôt une mosquée, et fit en peu de temps un grand nombre de conversions parmi le peuple.
Mais le but de Moulana-Ibrahim n’était pas atteint ; c’était un des puissants de l’île qu’il désirait rallier au culte du vrai Dieu dans l’espoir que la population tout entière suivrait l’exemple de son chef ; il envoya son fils au roi de Madjapahir, pour l’informer de sa visite, et se mit lui-même en route pour la résidence du monarque javanais.
Le roi de Madjapahir vint au-devant du cheik, le reçut avec de grands honneurs ; mais ce dernier ayant offert au souverain une grenade dans une simple corbeille, le roi s’offensa de l’exiguïté du présent et conçut un grand mépris pour l’homme qui n’avait à donner à son ami qu’un fruit aussi commun sur la terre de Java.
Moulana-Ibrahim s’aperçut de ce qui se passait dans l’âme du prince, et, après avoir pris congé de lui, il le quitta pour retourner à Disa-Leram.
À peine fut-il parti, que le roi de Madjapahir fut pris d’un violent mal de tête ; machinalement, il voulut manger la grenade qui se trouvait auprès de lui, et, au lieu des grains savoureux et rafraîchissants qu’il cherchait sous son écorce, il vit avec étonnement qu’elle était remplie de magnifiques rubis. Il fit courir après Moulana-Ibrahim pour le supplier de revenir sur ses pas ; mais si l’humilité est une vertu chrétienne, elle est en revanche peu appréciée des musulmans, et le nouveau missionnaire, offensé de l’affront qu’il avait reçu, refusa obstinément de rebrousser chemin.
En arrivant à Disa-Leram, Moulana-Ibrahim trouva sa fille malade, et, quelques jours après, malgré les soins dont il l’entoura, elle mourut entre ses bras.
En apprenant le malheur qui avait frappé le pauvre père, le roi de Madjapahir se rendit auprès de lui.
Il y avait trois jours que la jeune Arabe reposait pâle et glacée sur sa couche, trois jours que l’ange de la mort avait étendu sur ce beau corps ses ailes sombres ; mais on avait tant vanté au radjah cette merveilleuse beauté qu’après le premier compliment de condoléance adressé au vieillard, le roi voulut contempler ce qui restait d’elle ici-bas.
On céda à ses instances, et lorsqu’une des femmes de la jeune musulmane eut levé le voile qui cachait le cadavre, le roi de Madjapahir, ébloui, demeura quelques instants muet de surprise et d’admiration ; puis, se jetant à genoux, il demanda tout haut à Brahma de permettre à l’âme de la jeune fille de venir de nouveau habiter ce beau corps.
— Cesse d’invoquer tes dieux : ils sont d’or et d’ivoire et ne t’entendront pas ; le mien seul peut t’exaucer, lui dit Moulana-Ibrahim.
Le roi de Madjapahir, subissant alors une céleste influence, s’adressa avec ferveur au Dieu des vrais croyants et à Mahomet, son prophète, et, à la grande surprise de ceux qui étaient là, on vit le cercle de bistre qui entourait les yeux du cadavre s’effacer doucement, ses lèvres se teindre de rose, une légère rougeur empourprer ses joues ; ses cils longs et recourbés se relevèrent lentement et découvrirent ses grands yeux noirs, que l’on croyait fermés pour toujours. Elle tendit les mains au roi de Madjapahir, qui se fit musulman et l’épousa.
Vers l’an 1421, l’islamisme s’était répandu à Java d’une manière solide, aux dépens du brahmanisme et du bouddhisme, dont les temples magnifiques furent abandonnés et devinrent déserts.
Cependant il reste à Java, du culte primitif des indigènes, autre chose que les ruines splendides des temples de Bramhanan, de Boro-Bodo, de Thandi-Siwou et de tant d’autres. Comme toutes les religions persécutées, celle de Bouddha a eu ses fidèles, cœurs d’or et de bronze, qui ont conservé, à travers les âges et malgré les tortures, la foi qu’ils avaient reçue de leurs aïeux.
Une tribu entière de sectateurs de Bouddha ou de beduis, comme les appelaient les islamites, habitait la province de Bantam.
Agriculteurs pour la plupart, ils étaient pauvres, doux et tranquilles, de mœurs laborieuses et honnêtes ; et cependant la main du régent, qui se retirait d’eux lorsqu’il s’agissait de les défendre contre quelque vexation des agents subalternes, leur était bien rude lorsqu’il y avait un impôt à lever, une prestation en nature à imposer ; soutenus par le spiritualisme de leur croyance, ils supportaient patiemment les misères de leur triste existence, dans l’espoir d’une vie meilleure, et désarmaient par cette vertu le mauvais vouloir que souverains ou suzerains musulmans avaient héréditairement manifesté contre eux.
Thsermaï, que son éducation eût dû rendre plus tolérant, se montra, au contraire, plus tyrannique que ses prédécesseurs.
Ceux-ci avaient opprimé les beduis ; lui, il les persécuta.
Non content de doubler leurs redevances, il se plut à ravager leurs champs en y faisant passer ses meutes, en les traversant avec ses chevaux et ses éléphants ; il semblait que la vertu douce et humble de ces hommes fût pour lui un reproche avec lequel il avait hâte d’en finir.
Longtemps les beduis tinrent bon. Comme les fourmis lorsque la malignité d’un enfant a bouleversé leur frêle édifice, ils redoublaient d’activité et de labeur pour le reconstruire.
Sans se plaindre, sans protester, sans donner une pensée à des vengeances qui n’étaient pas dans leurs mœurs, ils relevaient les chaumières qu’un caprice du maître avait livrées aux flammes, ils confiaient de nouvelles semences aux champs que ses jeux avaient dévastés, prenant sur leurs nuits quand leurs jours ne suffisaient pas à la tâche et priant Bouddha de rendre à leur ennemi le bien pour le mal, comme des chrétiens auraient pu le faire.
Mais peu à peu cette énergie passive ne suffit plus à les défendre ; ils tombèrent un à un comme les fruits d’une grappe trop mûre ; la fièvre enlevait celui-ci, la fatigue tuait celui-là ; d’autres, pour ne pas tomber à la charge de leurs pauvres coreligionnaires, se voyant dénués de tout, s’enfuyaient dans les bois.
Au bout d’un an de ce système, la petite colonie était réduite de moitié.
Un individu de cette caste qui avait (chose rare chez les beduis) passé la moitié de sa vie hors du pays natal avait ramené de l’Hindoustan, où il s’était marié, une petite fille sur laquelle, après la mort de sa femme, il concentra toutes ses affections et qu’il aima follement comme l’avare son unique trésor.
À douze ans, cette enfant promettait d’être aussi belle que l’avait été sa mère, c’est-à-dire un des plus magnifiques échantillons de la race de l’Afghanistan.
Un soir, la jeune fille ne rentra pas dans la chaumière à l’heure accoutumée.
Son père pensa aux tigres, qui, dans cette partie de l’île, sont nombreux.
Il ne donna pas à son inquiétude le temps de grandir ; il se fit une arme d’un de ses instruments de labour, et, une torche à la main, sans se soucier si, au lieu des débris pantelants de sa fille qu’il y cherchait, il n’y trouverait pas la bête féroce elle-même, il fouilla les buissons de la forêt.
Au jour, il les scrutait encore ; en ce moment, il jeta les yeux autour de lui et reconnut qu’il était dans les environs du dalam ou palais de Thsermaï.
Une idée soudaine illumina son cerveau.
Il avait calomnié les tigres ; ce n’était point dans leurs repaires, dans leurs jungles, qu’il trouverait son enfant, c’était dans la demeure de son souverain.
Il se dirigeait de ce côté, lorsqu’il rencontra un beduis qui conduisait ses buffles au labour.
Le beduis lui raconta qu’en revenant du travail, la veille au soir, il avait rencontré le confident de Thsermaï, qui emmenait la jeune fille.
Le père osa ce qu’aucun de ses coreligionnaires n’avait osé avant lui : il entra dans le dalam de Thsermaï comme il serait entré dans le repaire des tigres, sans pâlir et sans frissonner.
Il s’adressa au premier des serviteurs du rajah qu’il trouva sur sa route et lui demanda avec ses larmes, avec ses supplications de père, qu’on lui rendît son enfant. L’homme lui rit au nez, et ses compagnons, qui accoururent, l’imitèrent ; chacune de ses plaintes eut un sarcasme pour écho ; puis, comme le bruit pouvait troubler le repos du maître, on le battit jusqu’à ce qu’il restât sur la place, et on le jeta hors de l’enceinte.
Lorsque le vieillard revint à lui, il ne songea pas à rentrer dans sa chaumière ; vide de son enfant, privée de ce qui en était la lumière et la joie, elle lui semblait devoir être plus horrible et plus odieuse que le désert ; il se releva, dit adieu au vallon qui l’avait vu naître, jeta un dernier regard au palais d’où s’échappait en ce moment un bruit de tambourin et d’instruments, et s’en alla retrouver ceux de ses frères qui avaient cherché un asile dans la solitude des forêts.
Nos lecteurs ont déjà deviné que ce père, ce vieillard, était cet Argalenka que nous avons vu demander à un caprice de la fortune de quoi tenter la cupidité du prince javanais, de quoi payer la rançon de sa fille.
Seulement, il s’était trompé en supposant qu’Arroa était entrée tout d’abord dans le harem de Thsermaï.
Le confident de son souverain l’avait enlevée pour lui-même.
Ce n’était qu’après avoir passé près de deux années dans la maison du docteur Basilius, à Batavia, que, comme nous l’avons vu, elle avait été amenée au prince javanais.
Dans la soirée qui suivit le jour où madame van den Beek était devenue mère, Argalenka cheminait sur la route qui conduit de Tangerang à Jasinga.
La nuit était venue, une de ces nuits tièdes, parfumées, comme on n’en connaît que sous les tropiques.
La brise de mer rafraîchissait un peu l’air et passait sur Java en s’imprégnant des suaves senteurs des arbres odoriférants de ses forêts, en chassant devant elle les vapeurs brûlantes qui s’élevaient de la terre calcinée par les feux du jour.
Tout était silence.
Le hurlement du chacal cherchant sa proie sur le bord des rizières, le cri strident du gekko troublaient seuls le majestueux repos de la nature.
À la lueur fauve qui, même en l’absence de la lune, éclaire à demi ces belles nuits, on apercevait la silhouette confuse des arbres du vallon, les nappes grises des plantations de caféiers et, à l’horizon, les crêtes élevées du Panderango et du mont Salak qui se découpaient en noir sur le ciel.
Insensible à la magnificence et au charme qu’il eût pu trouver dans le sombre panorama qui se déroulait autour de lui à mesure qu’il avançait, Argalenka semblait concentrer toute son attention sur les cimes inaccessibles de ces dernières montagnes vers lesquelles il tournait sans cesse ses regards, de même qu’il dirigeait ses pas vers leurs premières pentes.
Brisé par la fatigue de la marche, comme cela se voyait à l’inclinaison de son buste, aux mouvements saccadés de ses jambes, il semblait se retremper en contemplant le but auquel il voulait atteindre ; mais la route était longue, la tâche était ardue, et la surexcitation qui le soutenait ne faisait à la longue qu’épuiser ses forces de plus en plus.
Cependant il ne s’arrêtait pas ; il marchait toujours, et toujours il regardait le mont Salak, lorsqu’une pierre qui se trouva sous ses pieds le fit trébucher et tomber ; et le vieillard, quand il voulut se relever, se sentit tellement épuisé que, tout en se le reprochant, car il paraissait pressé d’accomplir sa route, il résolut de prendre un peu de repos.
Argalenka ne semblait pas se résigner aisément à interrompre son voyage ; plusieurs fois il tenta de se remettre en route, et lorsqu’il eut reconnu l’inutilité de ses efforts, il s’écria en levant les bras vers le ciel et avec un accent douloureux :
— Roi de l’univers ! seigneur des dieux et des grands hommes, je t’invoque, Bouddha ! Que ta main s’étende vers moi et me soutienne pendant le chemin qui me reste à parcourir pour aller retrouver ceux qui m’attendent !
Argalenka n’avait pas achevé ces paroles, qu’il entendit à dix pas de lui le sifflement bien connu du cobra-capello, et qu’il aperçut une ligne noirâtre qui traversait la route en serpentant.
Il ne fit pas un geste de frayeur, pas un mouvement pour fuir le terrible reptile.
Mais celui-ci ne cherchait pas une proie, il fuyait, et le beduis le vit aussitôt disparaître dans les broussailles.
Presque au même instant, les épis de maïs qui bordaient le chemin du côté où était venu le cobra-capello ondulèrent ; un homme en sortit et s’arrêta sur le bord de la route.
Cet homme, c’était Harruch.
Il aperçut Argalenka et demeura un instant immobile, cherchant à reconnaître celui qu’il voyait assis dans la poussière.
— Que fais-tu là ? dit-il enfin.
— J’attends, répondit le beduis, que l’appel que j’ai adressé à Bouddha soit entendu ; qu’il m’envoie la force qui me manque ou un homme qui aime mieux trouver une bonne action à faire qu’un trésor à acquérir.
Harruch n’écoutait la réponse d’Argalenka qu’avec une profonde distraction ; il semblait occupé à reconnaître la trace que le reptile avait laissée sur la poussière, et, avant de répondre au beduis, il la suivit, la tête penchée sur le sol, jusqu’à l’endroit où le cobra avait quitté la route ; alors seulement il se rapprocha de celui qui l’avait imploré.
— Mais, dit-il, il est impossible de gagner les montagnes Bleues cette nuit ; tu n’as pas songé que, lorsque tu aurais traversé Jasinga, tu entrerais dans les bois du Lebak, et qu’il y a là tant de bêtes féroces que Bouddha et Mahomet eux-mêmes n’en sauveraient pas leurs os.
— Fussent-ils remplis d’hommes acharnés à ma perte, ce qui serait bien autrement à redouter que les bêtes féroces, j’irai où j’ai à aller.
— Quel puissant motif te fait braver ce danger ? J’hésiterais, moi qui suis un favori des Dadoung-Awou, les bons génies des chasseurs, moi qui fais métier de les aller chercher dans leurs repaires les plus secrets et les plus ténébreux.
Argalenka ne répondit pas.
Harruch ne sembla point se formaliser de la réserve que voulait conserver le beduis.
— C’est ton secret, se contenta-t-il d’ajouter.
— Non, reprit Argalenka, le suppliant n’a plus de secret, mon cœur appartient à celui auquel il demande la vie ; d’ailleurs pourquoi cacherais-je mes desseins ? Mon cœur est pur comme l’eau que Dieu a mise dans la tige du ravenalia, l’arbre du voyageur.
— Bien, dit Harruch en interrompant Argalenka, ta confiance ne sera point trompée ; je jure de faire pour toi ce qu’un pauvre homme peut pour un homme plus pauvre encore que lui, de t’assister de ce que je possède, de ma force et de mon courage ; mais épargne-toi la peine de me raconter ton histoire, je te connais, continua Harruch, qui, depuis quelques instants, avait regardé le beduis avec une grande attention.
— Tu me connais ? dit celui-ci.
— Oui, tu t’appelles Argalenka, tu as fui de ta chaumière parce que le confident de Thsermaï avait enlevé ta fille ; tu es venu, il y a deux jours, à Meester-Cornelis ; tu as dépouillé le Chinois, et son or, tu l’as offert à ton prince pour qu’il te rendît ton enfant ; il l’a refusé, et tu es parti ; tu es rentré à Weltevrede, et, le lendemain, tu te promenais sur la place du Gouvernement, attendant l’ouverture du palais. Tout cela est-il vrai ?
— Tout cela est la vérité, répondit Argalenka.
— Bien ; maintenant, écoute la fin. Le treizième jour du mois de katigo, des hommes, Javanais, Bouquis, Chinois, Malais et Mores, étaient réunis dans la forêt de Tjivadal, et là, ils ont parlé entre eux de massacrer le maître de l’île ; le beduis Argalenka, caché dans le tronc vermoulu d’un liquidambar qui, depuis une année, lui servait de retraite, avait tout entendu, et si Argalenka attendait l’autre jour sur la place du Gouvernement que la maison du sultan blanc fut ouverte, c’est qu’il voulait raconter à celui-ci ce qu’avaient dit ces hommes.
— C’est vrai, reprit Argalenka ; ma religion me commande d’empêcher autant qu’il est en moi l’effusion du sang des créatures qui toutes sont sorties des mains de Bouddha.
— Oui, reprit Harruch ; mais si tu étais aussi pressé de remplir les préceptes de la loi, c’est aussi parce que, dans la forêt de Tjivadal, tu avais reconnu Thsermaï, et cependant il est une autre parole de Bouddha qui dit : « Tu ne feras point de mal à ceux qui t’en ont fait. »
Argalenka baissa la tête et ne répondit pas.
— Bien mieux, une minute a suffi pour que tu oublies le second commandement de ton Dieu comme tu avais oublié le premier ; pendant que tu regardais le soldat vêtu de bleu et de jaune qui se promenait devant les arcades du palais, un homme t’observait, un Malais vêtu en marin. Cet homme s’approcha de toi et te dit : « Argalenka, veux-tu revoir ta fille ? » Tu tressaillis comme tu tressailles en ce moment, et tu répondis : « Pour avoir encore un baiser de mon enfant, je donnerais ma vie. » Tu ne songeais déjà plus à exécuter le commandement de Bouddha, à empêcher que le sang de ton semblable ne fût répandu, pas plus que je ne songe à arrêter le cours de la Tjiliwong.
Argalenka ne s’arrêta point à cette dernière phrase du guèbre ; il l’avait écouté tout haletant d’angoisse.
— Oui, répondit-il, oui, il m’a promis de me faire revoir mon enfant ; tu l’as entendu, toi, et tu peux en témoigner. Comment veux-tu que je songe à autre chose que ma douce Arroa, que les caresses que va encore savourer son vieux père ? Car, à présent que tu le sais, que tu sais que c’est elle que je vais retrouver sur le mont Sadjiva, qu’elle va être là, qu’elle va m’attendre peut-être… Mon Dieu ! si je n’arrivais pas, elle pourrait croire que je ne l’aime plus. Tu ne refuseras pas de m’y conduire ; un père qui veut revoir son enfant, c’est sacré, cela, pour tous les hommes, pour tous les peuples, pour tous les dieux ! Allons, allons, aide-moi à me mettre debout, aide-moi à dompter ces jambes rebelles ; soutiens-moi, et, s’il me trahit encore, ce corps, laisse-le sur le chemin, mais ouvre sa poitrine, prends son cœur et porte-le à celle qui le remplit tout entier.
— Argalenka, dit gravement le charmeur, Arroa ne t’attend pas sur le mont Sadjiva.
— Tu te trompes, homme, c’est impossible ; le Malais m’a dit : « Va attendre ta fille sur le mont Sadjiva, à l’étable Gaugang-Badak, à l’endroit où commencent les cimes escarpées ; avant que le soleil ait teint cinq fois de pourpre les cimes bleues, Arroa sera dans tes bras ; la plainte du vieillard m’a touché, et j’obtiendrai de Thsermaï qu’il fasse ce que je désire. » C’est ainsi qu’il a parlé ; il n’aurait pas voulu me tromper. Et aussitôt qu’Arroa aura su qu’on lui permettait de presser encore dans ses bras son vieux père, elle n’aura eu garde d’y manquer ! C’est que tu crois peut-être, toi, que ma fille ne m’aime pas ! – Ô mon Dieu ! s’écria le vieillard en s’échauffant tout seul, comment peut-on penser cela ? – Si tu nous avais vus dans notre chaumière, le soir, lorsqu’elle me demandait la bénédiction ! C’étaient des baisers, des caresses qui ne pouvaient prendre fin ; et le matin, cela recommençait encore ! Elle était si jolie, mon Arroa, si belle, que tu l’eusses prise pour la fille d’un génie plutôt que pour celle d’un pauvre beduis ! Non, ne dis pas cela, homme ; dis plutôt que, comme moi, elle a passé la nuit à écouter les battements de son cœur, à leur entendre prononcer mon nom, comme les battements du mien me disent le sien depuis que j’ai quitté Weltevrede ; dis cela, dis qu’elle viendra, dis qu’elle m’aime ; cela ne doit pas te coûter, puisque c’est la vérité, puisque tu dois le croire… Et tiens, si tu ne le crois pas, dis-le encore par pitié pour le pauvre beduis qui te le demande à genoux ! Me prouver le contraire me tuerait, je me vois enlever le bonheur qui, depuis seize heures, a failli me rendre fou.
Cette plainte d’Argalenka perça la rude écorce qui entourait le cœur du guèbre ; il prit la main du vieillard avec plus d’expansion qu’il n’en témoignait d’habitude.
— Je ne dis pas qu’elle n’aime plus celui qui lui a donné la vie, dit-il, mais je n’affirmerai pas non plus qu’elle lui ait gardé sa tendresse. Ce dont je suis certain, ce que je suis prêt à affirmer sur la foi du serment, c’est que ce n’est pas elle que tu trouveras au rendez-vous que le Malais t’a donné.
— Qu’y trouverai-je donc, alors ?
— Deux kriss qui enseveliront dans ton cœur le secret des réunions des bois de Tjivadal !
— Ma fille ! ma fille ! s’écria le pauvre père avec une expression navrante de désespoir et comme si, dans la mort qu’Harruch lui montrait suspendue sur sa tête, l’idée d’être encore séparé de son enfant l’avait seule frappé.
— Ta fille est chez le rajah : Basilius te l’avait enlevée ; après sa mort, Thsermaï l’a prise.
Argalenka cacha sa figure entre ses mains.
— Mais, continua le guèbre, dont, en ce moment, la voix ne décelait plus aucune émotion, est-ce que le mal que l’on t’a fait n’excite pas en toi un autre sentiment que celui d’une vaine douleur ?
— Que veux-tu dire ?
— Est-ce que, pour ton cœur blessé, la vengeance ne serait pas un remède, comme le dadjah en est un contre la morsure du serpent ?
— Hélas ! reprit le pauvre vieillard, aimer sa fille, voilà tout ce que je sais, et mon cœur est tellement plein de cette pensée qu’il n’y a pas place pour une autre.
— Père, tu as sur ton front une couronne de cheveux blancs ; si tu as vécu parmi les hommes, tu dois donc les bien connaître. — Ton regard s’arrête-t-il donc à la prunelle de tes yeux ? Tu es pauvre, et ta fille vit dans la splendeur ; tu te reposes sur le chemin, et elle habite un palais ; comme moi, tu as laissé la moitié de ton sarong aux buissons des forêts, les habits d’Arroa étincellent comme les flots aux rayons du soleil. Que peut-il y avoir encore de commun entre elle et toi ?
— Ne parle pas ainsi : tu blasphèmes Dieu dans l’amour des enfants pour ceux qui leur ont donné l’être.
— Si fait, je parlerai ainsi. On t’a écrasé, et je veux que tu te redresses ; on t’a frappé, je veux que tu relèves la tête. Si l’amour de ta fille ne t’appartient plus, songe à ceux qui te l’ont enlevée, et, dans ta haine comme dans ta tendresse, tu trouveras d’ineffables douceurs.
— Bouddha nous a mis sur la terre pour aimer et non pour haïr.
— Bouddha n’est qu’un mot, poursuivit le guèbre ; montre-moi ton Dieu comme je te montrerai le mien ; le vrai Dieu, c’est le soleil qui nous a donné le feu. Regarde ce volcan, continua Harruch en désignant au beduis les sommets du Panderango qui dressaient dans la nuit leurs crêtes rougeâtres ; regarde ce volcan qui ne brûle que pour détruire et pour ravager ; c’est Dieu cependant qui l’a allumé dans les cavités de la montagne ! Ainsi il veut qu’il soit des passions qu’il a mises dans notre âme.
— Puisque je te dis, homme, que j’ai beau chercher, je ne puis trouver de haine dans l’âme que j’ai reçue de Bouddha.
Harruch frappa du pied avec impatience.
— Argalenka, le Malais qui t’a promis de te rendre ta fille t’a menti.
— S’il a agi ainsi, je le plains, et je prierai Bouddha de lui faire connaître le prix de la sincérité.
— Argalenka, je te l’ai déjà dit, de la maison du docteur franc, Arroa a passé au harem du rajah.
— L’amour de son père saura la purifier.
— Argalenka, cet homme t’a ravi le cœur de ton enfant ; l’esprit de ta fille est devenue la proie du démon.
— Bouddha est tout-puissant, son souffle balaye les démons comme le vent chasse les feuilles de la vallée.
— Va donc, vieillard insensé, va sur le Sadjiva ! tes yeux n’y verront que les murs de la vieille étable abandonnée, que les touffes des papayers et des mangoustans qui verdoient ; tes oreilles n’entendront que les cris des habitants de la solitude qui sentiront auprès d’eux une proie facile. — Alors tu regretteras trop tard de n’avoir pas écouté celui qui te tendait une main loyale et qui seul pouvait sinon te rendre le cœur de ton enfant, du moins rassasier les regards du père de la joie de contempler celle qu’il a engendrée.
— Toi, toi ! s’écria Argalenka, oubliant sa faiblesse et se redressant sur ses jambes comme si elles eussent été des ressorts d’acier. Merci, Bouddha, merci de m’avoir entendu, de m’avoir envoyé cet homme ! Je la verrai ! Ah ! la joie m’étouffe ; mes larmes, qui coulaient si facilement tout à l’heure, s’arrêtent à mes paupières et les brûlent. — C’est à toi que je devrai ce bonheur, j’avais reconnu tout de suite que tu étais bon.
L’obscurité empêcha Argalenka d’apercevoir le sinistre sourire que cette phrase fit passer sur les lèvres d’Harruch.
— Oui, reprit ce dernier, si elle n’est pas venue à toi, nous allons essayer d’aller à elle.
— Quand partirons-nous donc ? demanda le vieillard. Il me semble que voilà bien du temps que nous perdons. Oh ! c’est que je redeviens comme j’étais lorsque tu m’as rencontré, trouvant que l’oiseau du matin était bien lent à pousser le cri par lequel il salue le jour.
— Arroa, mon enfant, je vais donc te revoir !
— Oui, mais j’y mets une condition.
— Laquelle ? parle ; faut-il te donner mon sang ? faut-il te donner ma vie ? faut-il marcher dans le feu jusqu’à elle ? Tu n’as qu’à dire, et ce que tu voudras, je le ferai ; toi qui as eu pitié de ma douleur, tu dois savoir ce que c’est qu’un père.
— Écoute, je suis comme toi une victime, mais non point une victime triste et résignée comme toi, et lorsque Harruch a été offensé, comme le tigre affamé n’entend plus que le cri de ses entrailles, lui, il n’écoute plus que sa haine ; il marche vers sa proie d’un pas sûr, rampant s’il faut ramper, se cachant sous les halliers tant que l’heure n’a pas sonné, mais toujours prêt à bondir et à déchirer de ses ongles d’acier les imprudents qui ont excité son courroux.
— C’est impossible ; mon Arroa ne pas reconnaître son père ! dit le vieillard avec un sourire d’une ineffable expression.
— Pourquoi hésiter alors à faire un serment qui ne t’engage pas ?
— Et que veux-tu de moi ?
— Un homme, si fort et si vaillant qu’il soit, n’est qu’un homme ; il peut mourir, et sa vengeance avec lui ; or, je ne veux pas que ma vengeance meure. Donc, tu vas jurer par le temple de Boro-Bodo, tu vas jurer de m’aider dans mon œuvre, de m’y seconder de toutes tes forces si ce que je t’ai annoncé est vrai, si ta fille ne voit plus en toi qu’un étranger, un vil mendiant.
— Ce serment, Bouddha le repousse : je ne te condamne pas, Harruch, mais tes vues ne sont pas les miennes ; tu as raison en te comparant au tigre des grands bois si, comme lui, ce n’est que dans le sang que tu te désaltères ; moi, j’ai foi dans la justice de celui qui m’a placé sur la terre ; comme j’ai fait mon possible pour suivre sa loi, je crois qu’il se chargera de ma cause, qu’il punira s’il faut punir, qu’il me vengera si je dois être vengé, et je remets ce soin entre ses mains. Mais parce que je refuse de faire ce que mon Dieu me défend, est-ce une raison pour que le bonheur que tu m’avais promis, tu m’en prives, pour que tu n’aies approché de mes lèvres la coupe riante du bonheur que pour me faire mieux sentir les angoisses de la soif ?
— Non, répondit brutalement Harruch, je t’ai dit mes conditions, tu n’as pas voulu y souscrire, vieillard insensé, je t’abandonne ; prie Bouddha de te rendre ta fille, et n’attends plus rien d’Harruch.
— C’est ce que je vais faire, répondit le vieillard avec une douloureuse résignation ; je suis misérable, isolé, abandonné de tous ; je n’ai plus la force de soulever mes mains débiles, mais ma cause est entre les mains de mon Dieu, et j’espère de lui la punition des méchants.
— Moi, je n’espère qu’en moi, repartit Harruch en rassemblant les plis de son sarong pour se remettre en marche ; c’est mon bras qui frappera ceux qui m’ont frappé. Adieu.
En achevant ces paroles, Harruch s’éloigna à grands pas, laissant Argalenka là où il l’avait trouvé, c’est-à-dire agenouillé dans la poussière de la route.
Depuis le départ du Malais, Thsermaï n’avait cessé de songer à la menace qu’il lui avait laissée pour adieu.
Loin de se résigner à la séparation que Noungal lui avait fait envisager comme inévitable, à chaque jour qui passait, il se trouvait plus épris des charmes d’Arroa, et il se demandait par quel moyen il arriverait à se soustraire à l’incommode tutelle de l’homme qui avait éveillé en lui des rêves d’ambition auxquels il voulait bien ne pas renoncer, mais sans leur sacrifier la belle Hindoue.
Tous les intervalles que lui laissaient ses plaisirs, il les consacrait à réfléchir aux moyens qu’il aurait à employer pour arriver à ce résultat ; mais Noungal ne lui semblait pas un homme que l’on pût braver impunément ; il ne songeait qu’avec terreur à la singulière puissance de cet être surnaturel, au terrible secret dont il était possesseur, et, superstitieux comme tous les Javanais, malgré son éducation, il repoussait avec épouvante les pensées tumultueuses qui se pressaient dans son cerveau, tremblant que l’œil du Malais ne pût lire dans son cœur comme il lisait dans les mystères du passé.
Un jour qu’il était plus rêveur que de coutume, que son front était sombre, son regard soucieux et sa lèvre plissée, que ni la danse ni les sourires de ses femmes n’avaient pu le distraire de sa préoccupation, il descendit dans les jardins qui entouraient son dalam et se promena tout pensif sous leurs ombrages.
Il avait avec lui la panthère noire que nous avons déjà vue apparaître dans cette histoire, magnifique animal au poil soyeux et lustré, aux yeux jaunes et brillants comme des topazes. Elle le suivait pas à pas comme un jeune chien, frottant de temps en temps sa tête monstrueuse contre la jambe de son maître, déroulant doucement les longs anneaux de sa queue, quêtant une caresse avec une grâce et une coquetterie féminines.
Au moment où Thsermaï suivait une allée longeant le treillage de bambous qui séparait le parc de la forêt et servait de rempart contre l’invasion des bêtes féroces, à l’extrémité de cette allée, il aperçut un homme qui escaladait la frêle clôture.
Les pensées lugubres auxquelles le Javanais était en proie en ce moment même ne le disposaient point à l’indulgence ; il se retourna vers sa panthère, lui indiqua l’homme et l’excita de la voix ; l’animal releva la tête, aspira bruyamment l’air par ses larges naseaux, s’accroupit une minute sur ses jarrets, puis, prompt comme la foudre, léger comme le vent qui court sur la crête des lames, il s’élança. Mais, à la grande surprise de Thsermaï, ce ne fut point, comme il s’y attendait, pour déchirer l’imprudent de ses ongles et de ses dents ; il vit la panthère lui prodiguer les caresses qu’elle ne donnait qu’à son maître, se dresser, appuyer sa tête sur le visage du nouveau venu, gambader autour de lui et, enfin, se coucher à ses pieds.
Le Javanais, furieux, tira son kriss et courut au groupe que formaient l’homme et l’animal, indécis, dans sa fureur jalouse, s’il tuerait l’un ou l’autre, ou s’il les tuerait tous les deux. Ce ne fut que lorsque vingt pas à peine le séparèrent de ceux qu’il voulait atteindre qu’il reconnut Harruch.
Le guèbre caressait tranquillement la panthère, jouant avec elle comme avec un chat, confiant sa main à ses pattes puissantes alors désarmées de leurs griffes ; il sourit amicalement lorsqu’il vit le seigneur javanais s’avancer vers lui.
Mais ce sourire ne sembla point désarmer le courroux de Thsermaï.
— N’y a-t-il donc plus de porte dans ce dalam ? s’écria-t-il, et pourquoi y pénètres-tu comme un voleur, au risque de te faire mettre en morceaux par ma panthère ?
— Maha a oublié que c’est moi qui l’ai ravie à sa mère et à la liberté, mais elle se souvient encore que ma main lui a donné les premiers soins ; elle se jetterait sur vous, touan, avant de porter ses dents sur Harruch.
L’animal semblait approuver ce que disait le guèbre ; il accompagnait ces paroles d’un ronron formidable et contemplait son ancien maître avec des yeux pleins d’amour ; cela porta à son comble la colère de Thsermaï.
— Tu ne réponds point à ma question, chien ! Songe à le faire si tu ne veux pas que mon kriss aille chercher tes paroles au fond de ton gosier.
— Harruch a craint que, s’il se présentait dans les cours de ton palais, tes serviteurs ne fussent honteux de ses habits déchirés et ne voulussent pas l’introduire près de celui qui est le seigneur et le maître.
— Dis plutôt que tu venais pour épier ce qui se passait dans ma demeure, guèbre maudit de Dieu !
Les injures de Thsermaï ne semblaient faire aucune impression sur Harruch ; il avait en face de lui une contenance plus humble encore qu’impassible, et lorsque le Javanais eut terminé sa phrase, il tourna vers lui ses mains en signe de prière et comme s’il implorait son pardon.
— Enfin, que veux-tu ? Parle ; tu viens peut-être réclamer ce que Noungal, à Meester-Cornelis, avait mis pour prix à ta complaisance : la belle rangoun européenne ?
Harruch ne répondit rien encore, il demeura impassible ; seulement, ses larges paupières s’abaissèrent lentement sur ses yeux, comme s’il eût voulu leur dérober la vue de Thsermaï.
— Si c’est cela, continua le Javanais, je suis prêt à te satisfaire ; c’est trop juste.
Et, indiquant sous un buisson de lauriers un petit tertre où la terre paraissait fraîchement remuée :
— Celle que tu cherches est là, dit-il, fouille avec ton kriss, et tu la trouveras.
— Elle est donc morte, fit le guèbre avec une indifférence parfaite.
— Par Mahomet ! il faut que l’opium de l’autre jour te trouble encore le cerveau, Harruch ; sans cela, comment pourrais-tu supposer qu’un misérable tel que toi puisse obtenir autre chose que le cadavre d’une fille blanche ?
— Ce n’est point pour la fille blanche que je suis venu, seigneur ; je suis venu parce qu’on m’a envoyé vers toi.
— Qui ?
— L’adapati des hommes à la longue tresse, Ti-Kaï le Chinois.
— Ah ! reprit Thsermaï en se radoucissant tout à coup, et que m’apportes-tu de la part de Ti-Kaiï ?
— La nouvelle que tes craintes étaient mal fondées, que toutes les formalités qu’exigent les maîtres de l’île ont été remplies, que tu peux user librement de l’or de la rangoun blanche qui est là, que les volontés du maître sont accomplies.
— Bien, dit Thsermaï, et pour ta récompense, je te promets, Harruch, une nuit toute peuplée de rêves que tu aimes. Mais, continua-t-il en blêmissant malgré lui, as-tu vu Noungal, celui que le Chinois appelle le maître ?
— Oui, répondit Harruch.
— Et que t’a-t-il dit ? demanda Thsermaï, dont l’émotion se décelait à la voix.
— Ne parlons pas encore de Noungal.
— Guèbre, pourquoi dis-tu : « Pas encore » ?
— Parce que je ne sais encore si Noungal est un homme ou un de ces bakasahams qui habitent les tombeaux et qui n’en sortent que pour le malheur des fils de la terre.
— Et tu cherches à éclaircir tes doutes ?
— Oui, répondit Harruch.
Thsermaï garda pendant quelques instants le silence ; il réfléchissait ; enfin, il se retourna vers le charmeur de serpents.
— Harruch, lui dit-il, malgré ton métier de jongleur, tu m’as toujours semblé un homme plein d’intelligence et de courage ; viens avec moi, je veux te faire donner de riches vêtements, et tu habiteras mon palais.
— Harruch a toujours vécu dans la liberté des montagnes, il sera un mauvais serviteur, Thsermaï, je te le jure.
Le Javanais sourit.
— Ce n’est point à ma domesticité que je veux t’attacher, Harruch ; tu garderas ton indépendance ; viens donc au palais, où tu jouiras de mes richesses.
Au moment de suivre le Javanais, Harruch se retourna du côté où reposait la jeune Hollandaise ; peut-être voulait-il dire un adieu à celle dont les charmes avaient dompté sa rudesse ; mais alors il aperçut un effroyable spectacle : pendant qu’il causait avec Thsermaï, la panthère, attirée par les émanations cadavéreuses qui s’échappaient de la fosse, s’était glissée entre les arbustes, et, soulevant la terre de ses griffes puissantes, elle était promptement parvenue à remettre au jour le cadavre de la pauvre rangoun, dont elle déchirait le linceul en se jouant.
— Ici, Maha, ici ! s’écria Thsermaï, qui, quelques instants auparavant, fût peut-être resté insensible à cette hideuse profanation.
Et comme l’animal demeurait sourd à sa voix, il s’avança vers lui et, d’un coup de pied, le renversa sur le bord de la fosse.
Alors, à travers les lambeaux du suaire, Harruch put apercevoir les chairs bleuâtres de l’être charmant auquel il avait rêvé de consacrer son amour ; un frisson convulsif passa le long de son corps, et, quelle que fût sa puissance sur lui-même, il ne put arrêter deux larmes qui glissèrent silencieusement le long de ses joues.
Thsermaï était trop occupé du soin de rappeler Maha à l’obéissance pour remarquer l’émotion du guèbre ; cependant il ne jugea pas qu’il fût bon à ses intérêts de laisser plus longtemps le pauvre diable en face de ce spectacle, et il l’entraîna rapidement.
Les quelques mots qu’avait prononcés Harruch à propos de Noungal avaient fixé les irrésolutions du Javanais.
Malgré les assurances contraires qu’il en avait données, la reconnaissance était ce qui pesait le moins au cœur de Thsermaï, et, depuis que Noungal avait revendiqué la possession d’Arroa, il ne songeait qu’à se débarrasser de cet ami incommode.
La difficulté de le faire était la seule chose qui l’embarrassât.
Si Noungal eût été un homme ordinaire, pour quelques piastres, Harruch lui-même eût pu l’en délivrer ; à défaut d’Harruch, il n’eût pas manqué de bras moins scrupuleux et plus obéissants.
Mais le Javanais avait pressenti que Noungal n’avait d’humain que le visage, et il craignait que le kriss de ses sbires n’eût contre lui aucune puissance et que cette nouvelle tentative n’eût pas plus de résultat que n’en avait eu le coup de poignard qu’il lui avait porté lui-même.
Pour triompher de Noungal, il fallait aller chercher des champions et des armes dans le monde où celui-ci vivait, et, pour le moment, Thsermaï ne trouvait rien de mieux que Harruch, qui, ayant toujours mêlé un peu d’empirisme à son métier de jongleur, passait dans le peuple pour être adonné aux sciences occultes.
Nous sourions volontiers quand il est question devant nous du monde fantastique des esprits ; à Java, il n’en est point ainsi ; Java, c’est l’Armorique de l’Océanie : comme le Breton, le Javanais rattache une tradition superstitieuse à tout ce qui se passe autour de lui, à tout ce qui frappe ses yeux ; il n’est pas un village, pas un chemin, pas un carrefour isolé, pas un arbre qui n’ait la sienne, et, similitude bizarre, il est quelques-unes de ces traditions qui sont communes aux deux pays ; comme les lavandières bretonnes, les wiwi javanaises prennent la forme de belles femmes pour attirer les voyageurs au bord des eaux. Seulement, à Java, les croyances mystiques, au lieu d’avoir la couleur douce, triste et naïvement poétique qui caractérise les superstitions bretonnes, sont âpres et sauvages comme le théâtre où elles se passent, comme ce pays volcanique où la nature semble constamment vouloir se révolter contre la main qui l’a créée.
De loin en loin, quelque exemple bizarre, resté inexpliqué et inexplicable, semblable à celui dont nous écrivons l’histoire, se fait jour et, comme un météore, traverse les âges en laissant derrière lui un sillon lumineux qui entretient les populations dans cette conviction que la science qui confère à l’homme des prérogatives surhumaines et que leurs pères ont apportée soit des bords du Nil, soit des rives du Gange, n’est pas perdue, et qu’il se trouve, de siècle en siècle, quelque esprit supérieur pour en ressusciter les privilèges.
Et nous-mêmes, à cette heure, ne sommes-nous pas dans le doute ? quelques intelligences nerveuses, exaltées, privilégiées peut-être, n’affirment-elles pas s’être mises en contact avec des mondes mystérieux et inconnus jusqu’aujourd’hui et dont on ne trouvait nulle part d’existence certaine ? L’évocation de l’ombre de Samuel consacrée par la Bible, l’apparition du fantôme de César racontée par Plutarque, l’une légende pieuse, l’autre tradition profane, ne viennent-elles point à l’appui de ceux qui disent : « Nous vivons entre deux mondes, le monde des morts et le monde des immortels » ?
Que savait-on de l’infini au commencement du XVIe siècle, avant l’invention du télescope, avec lequel Galilée regarda en haut, et du microscope, avec lequel Swammerdam regarda en bas.
Rien.
Rien de l’infiniment grand.
Rien de l’infiniment petit.
Swammerdam entrevit l’infini vivant, l’abîme de la vie, des millions de milliards d’être inconnus que l’imagination de Dante, c’est-à-dire de l’homme qui a regardé le plus fixement et le plus profondément sous terre n’eût osé rêver.
Jusque-là, nous avions compté sur nos sens, et voilà que nos sens nous trompaient ou plutôt étaient impuissants.
Devant l’infini du ciel, Galilée poussa un cri joyeux et se précipita en avant.
Devant l’infini inférieur, Swammerdam poussa un cri de terreur et fit un pas en arrière.
On a découvert un télescope pour l’infiniment grand, on a découvert un microscope pour l’infiniment petit.
Qui peut dire qu’on ne découvrira point quelque machine pour l’infiniment diaphane, et que nous ne verrons pas alors en réalité cette échelle d’anges montant de la terre au ciel que Jacob vit en rêve ?
C’était la conviction de Thsermaï ; c’était dans le dessein d’utiliser à son profit le rang que Harruch pouvait avoir parmi les adeptes de la magie qu’il s’était décidé à lui faire une réception si cordiale.
— Harruch, lui dit-il en s’éloignant avec lui et en le voyant tout pensif, je gage que tu voudrais bien en ce moment posséder le pouvoir de rendre la vie à celle qui l’a perdue ?
— Pourquoi ? répondit Harruch avec une indifférence affectée. Lorsque le vent a dépouillé les branches de l’arbre de teck, est-ce que le soleil ne lui donne pas aussitôt une nouvelle parure qui réjouit nos yeux ?
— Crois-tu qu’il soit au pouvoir de certains hommes de ranimer la chair morte ?
— Non, répondit brièvement Harruch.
— Cependant on dit qu’on peut arriver, par la science, à dominer les esprits qui donnent la vie.
— Le feu seul peut ce que tu dis, et c’est aux dépens de la matière ; il dégage l’âme de son enveloppe et l’envoie dans un autre corps, mais il ne peut rendre à celui-ci la forme qu’il a consumée en la purifiant.
— Alors, fit Thsermaï, qui désirait mettre le guèbre sur le chapitre de Noungal, les génies que l’on nomme en ce pays les barkasahams sont plus puissants que le feu, car on dit qu’ils peuvent ce que ne peut pas le Dieu que tu adores.
— Qu’ils osent donc lutter avec le père d’Ormuzd ! répliqua Harruch avec dédain.
— Mon ami Harruch, qui sait tant de choses, a-t-il par son chemin rencontré des barkasahams ?
— Oui, fit Harruch.
— Vraiment ! répliqua Thsermaï en affectant l’étonnement. Quand et où ?
— Le seigneur n’est pas franc avec celui qu’il appelle son ami ; comme la petite vipère didoudak, il fait mille replis sur lui-même avant d’arriver où sa volonté le dirige.
— Que veux-tu dire ?
— Que le seigneur Thsermaï, répondit Harruch avec une assurance qui, si elle ne prouvait pas sa science divinatoire, indiquait du moins une profonde perspicacité, que le seigneur Thsermaï n’a tendu la main à Harruch que parce qu’il voudrait qu’Harruch le délivrât du barkasaham qui veut lui nuire.
— Et ce barkasaham, quel est son nom ? repartit le Javanais, dont la confiance avait grandi lorsqu’il avait vu le jongleur pénétrer si sûrement sa pensée.
— Aujourd’hui, le nom de ce barkasaham est Noungal ; mais un barkasaham n’a pas qu’un nom, il en a dix, sans compter ceux qu’il se réserve.
— Noungal est mon ami, Noungal est mon frère, je ne crois pas ce que tu dis. Parle-moi des barkasahams, énumère-moi les prérogatives de ces génies.
— Non, je n’ai plus qu’à me taire ; l’oiseau qui indique la présence du tigre fait silence s’il s’aperçoit que le coureur des bois n’est qu’un chasseur de paons ou de pintades.
— Parle donc, parle, Harruch ! s’écria Thsermaï en arrêtant celui-ci, car ils approchaient des bâtiments du palais, et si tu veux me servir, au lieu d’un vil jongleur, on verra en toi un puissant seigneur et un sage ministre des volontés du maître.
— Celui qui a surpris le secret de la mort, qui tient dans sa main droite les clavicules de Schlomoh et dans sa gauche la branche d’amandier fleuri, est au-dessus de toutes les afflictions et de toutes les craintes ; il sait la raison du passé, du présent et de l’avenir ; il force, quand il lui plaît, la nature à se révéler ; au nom d’Arimane, il commande aux éléments, et il en fait ses esclaves ; voilà quels sont les privilèges du barkasaham.
— Et as-tu sondé les mystères de leur existence ?
— Oui. Le barkasaham, comme les fantômes qui se nourrissent du sang des morts, prolonge éternellement sa vie en ajoutant à ses jours ceux qu’il dérobe aux autres hommes.
— Explique-toi.
— Par ses conseils infernaux, par la science qu’il a de leurs passions, le barkasaham les amène à éteindre eux-mêmes le feu céleste que la main d’Ormuzd a allumé en eux et à attenter à leur existence. Alors Ormuzd lui laisse prendre les heures que ces maudits avaient encore à vivre et qu’ils ont répudiées.
— Et le secret qui les rend si puissants ? n’est-il donc nul moyen de s’en rendre maître, de partager avec eux cette domination supérieure à celle de tous les rois de la terre ?
— Si je le savais, je ne vous le dirais pas.
— Ainsi toute lutte contre ces êtres terribles est insensée, toute tentative pour leur résister est folle ?
— Non, l’homme peut beaucoup lorsque la ruse s’unit à la force.
— Je te comprends : tu es la ruse, et je suis la force, et tu proposes de nous associer contre l’ennemi commun.
Harruch fit un mouvement d’épaules qui pouvait aussi bien être un acquiescement qu’une expression d’indifférence.
Alors Thsermaï introduisit Harruch dans l’intérieur des appartements.
Le soir, tout était joie, tout était fête dans le dalam.
Il semblait que l’espérance de conserver Arroa eût rendu Thsermaï à la vie.
Les jardins brillaient de mille feux ; les échos de la montagne répétaient les accords du gambong et du chelempung.
Étendu sur un moelleux tapis, Thsermaï aspirait lentement la fumée d’un narguilé persan dont le globe était décoré de riches peintures émaillées de merveilleuses niellures d’or et d’argent.
La belle Arroa appuyait sa tête sur la poitrine de l’adipati.
À quelques pas du groupe formé par le prince et sa favorite, Harruch le jongleur contemplait cette scène avec des yeux distraits qu’éclairait par instants une lueur de courroux et de haine. Il avait résisté aux instances que son hôte avait faites pour qu’il satisfît son goût favori pour l’opium ; Harruch semblait décidé à renoncer aux sensations puissantes que procure le narcotique, comme s’il eût craint que son ivresse ne lui montrât encore le cadavre que la panthère avait déterré dans la matinée ; il se contentait de mâcher un peu de bétel, que, suivant l’usage des indigents, il mêlait à la chaux vive et à la noix d’arec.
Au moment où les danses étaient le plus animées, un grand bruit, venu de l’intérieur du palais, domina les accords du concert.
Thsermaï en demanda la cause, et ses serviteurs amenèrent devant lui un vieillard qu’ils avaient surpris au moment où il cherchait à pénétrer dans les appartements réservés aux bedaïas.
À la vue d’Arroa, ce vieillard poussa un cri auquel la douleur et la joie avaient une égale part ; il tendit les bras vers elle et se fût élancé dans les siens si les hommes de l’adipati ne l’avaient retenu.
En reconnaissant dans ce vieillard le beduis qui avait réclamé sa fille à Meester-Cornelis, les sourcils de Thsermaï se froncèrent.
Quant à Arroa, la vue de son père, de ce vieillard aux vêtements sordides et déchirés, du sang qui souillait ses mains et ses genoux, des angoisses qui se reflétaient sur sa physionomie, ne sembla faire sur elle aucune impression ; pas un pli ne vint déranger l’harmonie de son beau visage, pas une des veines de ses joues pâles ne s’injecta de sang ; il semblait que cette créature fût morte à tout sentiment filial ; elle resta silencieuse et froide comme une statue ; seulement, elle fit signe aux esclaves qui agitaient devant elle d’immenses éventails de plumes de paon d’en accélérer le mouvement.
— As-tu bien songé, beduis, dit Thsermaï à Argalenka, que ta fuite de mes domaines t’avait condamné ? As-tu songé qu’en pénétrant dans ce palais, c’était la mort que tu y rencontrerais ?
— J’ai songé que mon enfant était ici, et c’est tout ; depuis seize heures, je me traîne sur les mains et sur les genoux pour arriver jusqu’à elle.
— Regarde-la donc bien, vieillard, car, par Mahomet ! tu ne la reverras plus, à moins que, dans le tombeau, les yeux de l’homme ne conservent la lumière.
— Que ta volonté s’accomplisse, seigneur ! car tu dis vrai, sa vue est pour moi une si grande joie que, l’ayant vue, je ne regretterai pas la vie.
En disant ces mots, Argalenka pleurait, et ses larmes tombaient sur sa barbe blanche ; par ses regards pleins d’amour et de prière, il essayait d’appeler sur lui l’attention d’Arroa, qui ne semblait pas s’en apercevoir.
— Tu ne me reconnais pas, Arroa ? lui dit-il. Hélas ! la misère, la faim et le séjour des forêts m’ont bien changé ! Toi non plus, tu n’es plus la même, et bien que tes vêtements de soie et d’or, ton diadème de diamants ne ressemblent guère au petit sarong de louri que tu portais dans notre chaumière et aux fleurs dont tu ornais tes cheveux, mon cœur m’a dit tout de suite : « La voilà ! » Mais tu m’aimes toujours, Arroa, tu aimes toujours celui qui te berçait enfant sur ses genoux dont, pendant quatorze années, tu as été l’orgueil et le bonheur ! Est-ce que l’on peut ne plus aimer son père ?
— Qu’a de commun à présent Arroa avec un misérable beduis tel que toi ? dit brutalement le Javanais.
En entendant l’adipati accomplir la prédiction que lui avait faite l’homme qu’il avait rencontré sur la route pendant la nuit précédente, Argalenka fut frappé au cœur ; ses genoux se dérobèrent sous lui, il joignit les mains et les tendit vers sa fille.
— Arroa, lui dit-il, hâte-toi de démentir ton seigneur ; dis-lui que, quel que soit le rang auquel la fortune t’appelle, c’est toujours le sang d’Argalenka qui coule dans tes veines ; dis-lui qu’il y a entre nous deux un lien tout-puissant qui est l’œuvre de Dieu et qu’il n’appartient pas aux hommes de briser. Mon Dieu ! sans le vouloir, aurais-je fait quelque chose qui t’eût offensé ? Tu sais bien cependant que, là-bas, lorsque nous étions dans la plaine, te plaire était mon étude, te rendre heureuse était ma pensée ! Mais, je le sais, souvent, lorsqu’on veut trop faire, on manque le but que l’on désire atteindre ; mais si cela est, tu me pardonneras, Arroa ; tu me pardonneras avant que je meure. Tu auras encore pour moi un de ces doux sourires, une de ces gentilles caresses que tu me prodiguais autrefois ; tu me laisseras la consolation de penser que quelquefois tu viendras prier Bouddha sur la fosse où dormira pour jamais celui qui fut ton père !
Les sanglots étouffaient la voix du pauvre beduis ; il regardait tour à tour Arroa, Harruch et Thsermaï.
Voyant que sa fille restait insensible et ne lui répondait rien, il fut pris d’une sorte de vertige.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comment mon désespoir ne la touche-t-il pas ? comment laisse-t-elle pleurer son père sans lui dire seulement : « Je vois tes larmes ! »
Et, par un brusque mouvement, le beduis, échappant à ceux qui le retenaient, s’élança vers sa fille et lui saisit la main.
Cette main lui sembla froide et glacée comme du marbre ; en la touchant, Argalenka crut avoir touché un cadavre.
Il recula en poussant un cri d’horreur.
— Ce n’est pas elle, ce n’est pas Arroa, bien que ce soient là ses traits ! — Tu avais raison, Harruch. Ah ! je remercie Bouddha, car si, vivante, ma fille eût répudié son père, j’eusse maudit le jour où il me l’a donnée. C’est Arroa, mais elle est morte.
— Qu’on le saisisse ! cria Thsermaï.
— Seigneur adipati, tu vas m’ôter la vie que je tiens de Bouddha, comme tu m’as autrefois volé mon bien, comme tu m’as dérobé ma fille ; je ne te maudis pas, le Dieu qui te voit est là pour le faire ; il saura mieux parler et plus haut que toi. Je te laisse entre ses mains ; fusses-tu aussi puissant que le souverain de l’empire du Milieu, il irait te chercher dans les flancs embrasés du Panderango. Il saura t’atteindre. J’ai dit, mais je ne regrette rien, et je bénirai le moment qui me délivrera de la vue de cet odieux fantôme ! ajouta-t-il en désignant sa fille.
— Qu’on exécute mes ordres ! fit Thsermaï.
— Seigneur, interrompit Harruch, cet homme est fou, tu le vois, puisqu’il ne reconnaît pas son enfant ! Depuis quand les jours des bienheureux dont Dieu a enlevé l’esprit aux peines de ce monde ne sont-ils plus sacrés pour un musulman ?
Thsermaï frémissait de colère.
Il avait grande envie, en dépit du caractère dont Harruch venait de sanctifier Argalenka, de satisfaire son courroux en faisant immoler le beduis ; mais il était en ce moment entouré de musulmans, et, pour satisfaire ses projets ambitieux, il avait besoin de tous ses serviteurs.
Il résolut donc de sacrifier sa colère à la prudence, et il donna ordre que le vieillard fût enfermé dans une prison.
Arroa continua de rester complétement étrangère à cette scène ; mais lorsque Argalenka, emmené par les hommes de Thsermaï, eut disparu dans l’ombre, elle se retourna vers son maître en lui montrant les bedaïas immobiles et comme paralysées de terreur, et en faisant un geste de gracieuse et mutine impatience.
Thsermaï fit un signe, et les danses recommencèrent.
Pendant les premiers jours qui suivirent l’entrée de la négresse dans la maison d’Eusèbe van den Beek, celui-ci ne remarqua pas même sa présence.
Il était tout entier aux soins de son négoce, au bonheur avec lequel toutes les opérations qu’il tentait continuaient à lui réussir comme elles lui avaient réussi le premier jour ; il calculait, avec une joie qui tenait de l’ivresse, les mois pendant lesquels il fallait les continuer pour réparer la perte considérable qu’il venait de faire ; et plus que jamais, à présent qu’il voyait la chance se tourner de son côté, il était décidé à la cacher à Esther, ainsi que la faute qu’il avait involontairement commise.
Ainsi, dans le commencement de la lutte qu’il avait entreprise contre le sort, il ne rentrait à sa maison que pour y prendre du repos et la quitter au point du jour. Esther était plus que jamais délaissée ; mais, cette fois, en voyant son mari presque toujours gai et souriant, quelque étonnée qu’elle fût de l’avidité avec laquelle il travaillait à s’enrichir, elle n’était plus tentée de se plaindre.
Cependant la félicité d’Eusèbe n’était pas sans quelques nuages.
Parfois, une pensée soudaine venait glacer son cœur au milieu des élans de joie que soulevait en lui la réalisation de ses bénéfices, et il s’arrêtait tout consterné.
Il se demandait alors si, depuis que la fièvre de la richesse s’était emparée de lui, il n’avait pas cessé d’avoir pour sa femme cet amour sans partage qu’elle lui avait inspiré ; il lui semblait que le bruissement des pièces d’or que ses doigts remuaient avaient quelque chose du rire infernal de Basilius. Il voyait le profil du docteur se dessiner sur chacune de leurs faces.
Mais Eusèbe était trop intéressé à se rassurer lui-même pour céder à ses hallucinations ; il se disait que la soif des richesses dont Esther devait jouir comme lui était encore une façon de lui manifester sa tendresse ; qu’il ne les désirait autant que parce qu’il voulait l’en combler, et il écartait les sombres fantômes qui avaient empoisonné les premiers jours qui suivirent la réalisation de cette fortune.
Plus il allait, plus cette tâche devenait facile ; il avait acquis, après quelque temps de ces combats, la conviction qu’Esther continuait de régner seule sur son cœur ; il avait si bien éloigné le souvenir du docteur Basilius qu’il n’y songeait plus que comme à un douloureux cauchemar qui laisse après lui une vague douleur, et qu’il arrivait à douter lui-même de la réalité de ce qui s’était passé entre eux.
Cependant, bien que rien, dans l’attitude et dans la physionomie d’Esther, ne pût indiquer à Eusèbe qu’elle supportait avec impatience les longues heures de solitude auxquelles il la condamnait, il ne parvenait pas à étouffer complétement les reproches que lui en faisait sa conscience ; mais il cherchait à les atténuer en lui rendant en plaisirs ce qu’il lui ôtait en bonheur.
Pour lui être agréable, il fallut que la jeune femme se résignât à mettre son intérieur, jadis si paisible, au diapason de l’état moral de son mari, à s’étourdir dans un tourbillon de monde et de fêtes qui ne lui rendait que plus amer le souvenir du passé.
Une nuit, après un grand dîner dans lequel Eusèbe, qui prenait peu à peu les usages des colons, avait bu avec une intempérance dont il n’avait pas l’habitude, il sommeillait dans une chambre communiquant à celle de sa femme par un petit couloir ; tout à coup, et dans l’engourdissement profond où il était plongé, il lui sembla sentir un souffle effleurer ses lèvres.
Il se réveilla en sursaut, étendit le bras, mais ne put rien saisir. Seulement, il entendit un pas léger sur la natte de jonc qui couvrait le plancher et les tapisseries de la porte qui conduisait à la chambre d’Esther frissonnant dans leurs plis soyeux.
Eusèbe se leva précipitamment et courut à la chambre de sa femme ; Esther dormait d’un sommeil doux et paisible ; le berceau où reposait son enfant était placé devant son lit : ce ne pouvait être elle qui fût venue à son mari.
Eusèbe resta un moment pensif, puis il supposa qu’il avait été le jouet d’un songe.
Le lendemain matin, lorsque, avant de descendre à la vieille ville, Eusèbe vint dire adieu à sa femme, il trouva auprès d’elle la jeune nourrice, qu’Esther grondait doucement. Il demanda quel sujet de plainte Cora lui avait donné ; elle lui répondit que, depuis quelque temps et sans cause apparente, la jeune négresse semblait succomber sous le poids de quelque affliction secrète ; elle lui fit remarquer l’amaigrissement de ses traits, la prostration profonde dans laquelle elle semblait être en ce moment, et, tout en donnant ces explications à son mari, Esther continuait à adresser à Cora d’affectueux reproches sur son manque de confiance envers une maîtresse qui s’était si promptement et si vivement attachée à elle.
Cora ne répondait rien ; elle berçait dans ses bras l’enfant confié à ses soins, et, de temps en temps, elle l’embrassait avec une sorte de fièvre.
Esther s’était singulièrement attachée à celle qu’elle avait chargée d’élever son enfant ; elle passait avec elle les longues heures d’isolement que lui faisaient les occupations de son mari. Cela était ainsi doublement utile à Eusèbe, qui devait bien se garder de détruire la bonne harmonie qui régnait entre la maîtresse et l’esclave, du moment que cette bonne harmonie servait ses intérêts.
Lui serait-il possible de remplacer Cora auprès d’Esther ? Celle-ci, privée des distractions qu’elle trouvait dans la société de la jeune fille, n’exigerait-elle pas que son mari laissât son comptoir pour rester auprès d’elle ?
Les jours suivants, et quoi qu’il fît, Eusèbe fut forcé de s’occuper de la jeune nourrice.
Lorsqu’il traversait les cours, les jardins ou les appartements de sa maison, sans cesse il la rencontrait sur son passage.
Il semblait qu’elle se multipliât pour se trouver partout où était Eusèbe.
Tantôt il l’apercevait errante sous les bosquets de jasmins et de rhododendrons du parterre, la tête inclinée sur la poitrine, les yeux rougis par ses larmes.
Tantôt, à travers un store, il la voyait assise sur une pierre, aux rayons d’un soleil ardent, en face de ses fenêtres, regardant sans voir, écoutant sans entendre, transportée corps et âme dans le monde idéal des rêveries.
S’il entrait dans une chambre pour se livrer à quelques-uns des calculs qui l’occupaient jour et nuit, il se croyait seul, et tout à coup entendait retentir derrière lui un chant doux et monotone dans une langue inconnue ; il se retournait, et, dans l’angle de quelque mur, il apercevait cette figure de pierre noire drapée dans ses beaux vêtements de laine blanche qui endormait le nourrisson avec une chanson de son pays.
Une autre fois, lorsqu’il traversait un corridor, il entendait venir un pas furtif qui semblait effleurer à peine le plancher ; c’était Cora qui, lorsqu’il passait, s’effaçait contre la muraille.
S’il avait besoin de quelque chose, s’il réclamait quelque service, c’était toujours la négresse qui se présentait pour le lui rendre.
Un soir, Eusèbe travaillait ; assis devant une petite table dans la chambre de sa femme, il supputait son gain, comme il le faisait tous les jours, comme si le calcul de l’accroissement quotidien de sa fortune eût été le plus doux délassement qu’il pût trouver après une journée de fatigue.
Esther berçait son enfant sur ses genoux et cherchait à lui arracher ses premiers sourires ; à ses côtés était Cora, assise sur une natte.
Derrière elle et différemment groupées se tenaient les femmes d’Esther.
Tout à coup, en levant les yeux vers sa femme, Eusèbe vit étinceler entre les mains de celle-ci un rayon fauve comme celui de l’or.
C’était une pierre à reflets métalliques que la négresse avait donnée à sa maîtresse et que cette dernière faisait scintiller à la lumière pour distraire les yeux de l’enfant.
Eusèbe arracha cette pierre des mains d’Esther avec un mouvement si brusque qu’il l’épouvanta, et, sans lui adresser une parole, il se mit à examiner curieusement la pierre.
— Où as-tu donc pris cette pierre ? lui dit-il enfin d’une voix que l’émotion rendait tremblante.
— Cora me l’a donnée, répondit la jeune femme. Mais qu’a donc ce morceau de caillou pour t’intéresser si vivement, mon ami ?
Eusèbe fit signe aux servantes d’Esther de sortir et à la nourrice de rester.
— Cora, dit-il à celle-ci, as-tu quelquefois souhaité la liberté ?
— Oui, répondit-elle ; avant que l’enfant que le vôtre a remplacé fût mort, je l’ai rêvée comme le plus bel héritage qu’une mère puisse léguer à son fils ; à présent, je n’en voudrais plus.
— Pauvre Cora ! dit Esther, qui voyait dans les paroles de la négresse l’expression de l’attachement par lequel elle répondait à l’affection que sa maîtresse lui témoignait.
— Cora, dit Eusèbe, ce n’est point une liberté pauvre et dénuée que j’aurais à t’offrir si les espérances que je conçois en regardant ce caillou venaient à se réaliser ; c’est la richesse, c’est-à-dire la permission de tout ce que peut souhaiter ton cœur ici-bas, de tout ce qui peut faire ton bonheur sur la terre.
— Non, dit Cora en secouant la tête. La pauvre Cora n’a rien à espérer en ce monde. Dieu lui-même ne pourrait lui donner ce que son cœur voudrait avoir.
— Ne vois-tu pas que la pauvre fille regrette perpétuellement son enfant ? fit Esther à voix basse et en se penchant sur son mari. N’éveille donc pas en elle ces douloureux souvenirs.
— Soit, dit Eusèbe, qui ne put s’empêcher de rougir ; mais Cora est jeune, et le chagrin qui oppresse son cœur peut s’effacer.
Bien qu’Eusèbe eût fait cette réponse à demi-voix, Cora l’avait entendue.
— Non, dit-elle, Cora aura fini de vivre avant que son chagrin ait disparu.
— Mais enfin, peut-être as-tu encore quelque affection en ce monde ? répliqua Eusèbe.
— Oh ! oui ! dit Cora avec un sentiment profond.
— Ne serais-tu pas bien aise, par exemple, de contribuer au bonheur des maîtres qui t’ont traitée plutôt comme leur enfant que comme une esclave ?
— Que faut-il faire pour les servir ? Parlez ! voulez-vous mon sang ?
— Bonne Cora ! fit Esther.
— Il faut moins que cela, reprit Eusèbe ; tâche seulement de te rappeler tes souvenirs. Où as-tu trouvé cette pierre ? le sais-tu ?
— Je m’en souviens comme si c’était hier seulement qu’elle fût tombée entre mes mains, et cependant il y a bien longtemps de cela.
— Parle, Cora, nous t’écoutons.
— Mon premier maître était un homme blanc qui avait acheté ma mère lorsque je n’étais pas plus grande que l’enfant blanc auquel je donne mon lait. Nous habitions les pays des Préangers, au pied du mont Galung-Gung. Une nuit, j’avais alors vu dix saisons de pluie succéder à dix saisons brûlantes, nous fûmes réveillés par les cris de tous ceux qui habitaient les maisons et par des mugissements sourds et prolongés ; ma mère se leva en toute hâte et sortit de la case en m’emportant dans ses bras ; la terre tremblait sous ses pieds, et derrière nous, les murs de l’habitation s’écroulèrent ; au dehors, un horrible spectacle nous attendait. La montagne était couverte d’une épaisse fumée que rayaient de temps en temps de hautes colonnes de flamme qui montaient jusque dans les nuages ; l’atmosphère était imprégnée d’une vapeur chaude et limoneuse qu’il était impossible de respirer ; on entendait des torrents d’une eau brûlante tomber en immenses nappes de rocher en rocher ; la lueur funèbre que projetaient les flammes de la montagne nous montrait les arbres, les maisons, les collines disparaissant, entraînés ou brûlés par ce torrent. Les tourbillons de vapeur qu’il laissait derrière lui indiquaient sa marche. Il s’en fallait d’une lieue à peine qu’elle atteignît l’endroit où nous nous trouvions.
» Tout fuyait, les femmes emportant dans leurs bras leurs enfants les plus débiles, comme le faisait ma mère, les hommes chargés de leurs objets les plus précieux en chassant leurs bestiaux devant eux. Le bruit affreux des eaux qui nous poursuivaient se rapprochait de plus en plus ; chacun précipitait sa course, mais le fardeau dont ma mère s’était chargée alourdissait la sienne et l’accablait ; bientôt, ceux avec lesquels nous avions quitté l’habitation nous devancèrent ; bientôt aussi, le pas de ma mère s’appesantit, et ses jambes se dérobèrent sous elle. En ce moment, un homme, emporté par le galop d’un cheval, passa auprès de nous ; c’était notre maître. « Jette ton enfant, dit-il à ma mère, c’est le seul moyen de sauver ta vie ! » Ma mère ne répondit qu’en me serrant plus étroitement contre son sein. Le maître, furieux d’une désobéissance qui pouvait lui coûter deux esclaves au lieu d’une, s’emporta en imprécations et en menaces, et voulut frapper ma mère d’une arme qu’il tenait à la main. Ce nouveau danger lui rendit des forces, elle se mit à fuir devant son maître comme elle fuyait tout à l’heure devant le limon brûlant dont le Galung-Gung couvrait la plaine ; elle m’avait placée sur son dos pour être plus libre en ses mouvements. Déjà, je sentais sur mes épaules l’haleine brûlante du cheval de notre maître, lorsque ma mère se jeta sur un rocher près duquel nous passions et l’escalada avec une vigueur qu’il eût semblé impossible d’attendre de l’épuisement de ses forces. Au cri de rage qu’avait poussé le maître en voyant qu’elle lui échappait en succéda un autre plein de terreur et d’angoisse ; en retournant son cheval, il s’était aperçu que le torrent l’avait gagné de vitesse ; il fit faire un bond prodigieux à sa monture pour lui faire franchir un petit ravin dans lequel il avait commencé de couler ; mais, étouffé par les vapeurs sulfureuses qui s’en échappaient, l’animal n’atteignit pas la rive opposée ; tous deux tombèrent dans le gouffre de limon, qui se referma sur sa proie.
» Le rocher sur lequel ma mère s’était réfugiée était sur le versant du mont Taikœkoie qui touche au Galung-Gung ; si elle avait pu escalader la montagne, nous eussions été sauvées toutes les deux ; mais derrière nous se dressait un mur de roche perpendiculaire qu’il nous était impossible de franchir, et il n’y avait plus, à présent que l’eau du volcan bouillonnait à nos pieds, à songer à gagner les hauteurs par un autre endroit. Ma mère resta immobile sur son rocher, espérant que peut-être le torrent boueux n’atteindrait pas jusqu’à la hauteur où nous étions parvenues. Les exhalaisons qui s’en échappaient menaçaient de nous étouffer ; mais, heureusement, à l’endroit où nous nous trouvions, un ruisseau descendait de la montagne ; elle me fit boire de son eau. En tombant en cascade de cette hauteur, il avait creusé une sorte de petit bassin dans le rocher ; elle me plongea dans cette onde fraîche et limpide. Cependant elle reconnut avec terreur que le danger grandissait d’instant en instant ; le limon brûlant avançait toujours ; bientôt, il ne fut plus qu’à quelques pas de nous et battit le pied de l’escarpement sur lequel nous étions réfugiés ; ma mère me reprit dans ses bras, m’embrassa étroitement, s’efforça de me rassurer et y parvint si bien que bientôt je m’endormis comme je me serais endormie dans notre case.
» Lorsque je me réveillai, poursuivit Cora, le soleil était haut sur l’horizon ; ma mère, appuyée contre le rocher, me serrait toujours entre ses bras ; elle me semblait dormir aussi ; je me débarrassai doucement de son étreinte pour ne pas la réveiller, et je mis le pied sur notre plate-forme ; elle était encore brûlante, mais le limon s’était retiré, on n’en voyait plus que dans la ravin où notre maître avait trouvé la mort ; alors seulement, je m’aperçus que les pieds et les jambes de ma pauvre mère étaient affreusement brûlés ; je l’appelai, elle ne me répondit pas ; je la secouai, elle ne fit aucun mouvement ; j’eus peur de son silence autant que de la solitude dans laquelle je me trouvais, et je me mis à pleurer ; mais, à l’âge que j’avais alors, mon chagrin ne pouvait être de longue durée ; des cailloux semblables à celui-ci, que j’aperçus dans le bassin où ma mère m’avait plongée pendant la nuit précédente, attirèrent mon attention ; l’eau qui descendait du rocher l’avait complétement débarrassé de la boue noire qui sans doute l’avait obstrué comme le reste de la plate-forme, et ces pierres brillaient de tous les feux du soleil qu’elles reflétaient ; je jouais avec elles lorsque des hommes qui étaient à la recherche des victimes de la catastrophe nous trouvèrent ; ils emportèrent ma mère et m’emmenèrent, mais non sans que j’eusse caché sous mes vêtements la plus belle des pierres qui m’avaient semblé si amusantes. Je la conservai quelque temps comme un jouet ; puis je compris que ma mère était morte en me préservant de toute atteinte, s’était immolée pour sauver ma vie, et ce caillou aux reflets brillants me rappela son souvenir.
— Pauvre Cora ! dit Esther en passant ses doigts blancs et effilés dans la chevelure épaisse de la jeune négresse, tu as bien souffert ; mais je tâcherai que le reste de ta vie soit moins tourmenté que le commencement.
Cora baissa les yeux et ne répondit pas. Quant à Eusèbe, rien ne pouvait lui faire oublier le but auquel il tendait.
— Mais, dit-il, si tu avais dix ans à cette époque, peut-être ne saurais-tu aujourd’hui retrouver le rocher où s’est passée la scène que tu viens de nous raconter ?
— Dites-moi que cela peut vous plaire, puis mettez-moi un bandeau sur les yeux, et, dans la nuit la plus noire, je vous y conduirai, fit Cora avec une énergique assurance.
— Mon Dieu ! interrompit Esther, pourquoi tourmentes-tu cette pauvre enfant à propos de ce qui ne peut être qu’un enfantillage ? Quelle valeur peux-tu donc attacher à cette pierre ?
— Esther, dit Eusèbe en concentrant sa voix comme s’il eût craint qu’elle ne se fît entendre à travers les murailles, cette pierre, c’est un diamant !
— Vraiment ? fit la jeune femme en regardant le précieux objet avec une curiosité enfantine.
— Oui, un diamant ; et si, comme tout le fait supposer, il n’est pas seul dans son gîte, si, en suivant le ruisseau qui les a préalablement charriés dans son cours, on peut remonter au terrain qui les renferme, juge de ce que sera l’opulence du possesseur d’un semblable trésor !
En parlant ainsi, le teint d’Eusèbe s’était animé, ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire. Esther en fut épouvantée !
— Mon ami, dit-elle à Eusèbe, où est le temps où tu voulais répudier notre fortune actuelle ? où sont tes projets de nous débarrasser de ces richesses gênantes après les avoir fait servir à assurer à nos enfants ce qui jadis formait toute notre ambition, c’est-à-dire une honnête médiocrité ?
Ce reproche, le premier peut-être qu’elle eût jamais adressé à Eusèbe, ne toucha point celui-ci ; mais, pour la première fois aussi, il l’irrita contre sa femme.
Dès que le cœur auquel on s’adresse n’est plus éperdument épris, c’est un tort impardonnable d’avoir raison contre lui ; on le froisse, on l’humilie, on le blesse sans le convaincre ; comme tous les tyrans, les passions sont sourdes à ce qui ne les flatte pas.
Dans cette situation, c’est augmenter le tort que l’on s’est donné que de formuler ses raisons avec tendresse et douceur ; à un premier grief on en ajoute un autre.
Les paroles d’Esther, tombant sur les fiévreuses ardeurs de cupidité qui embrasaient l’âme de son mari, firent l’effet de l’huile sur le feu ; loin de la calmer, elles l’irritèrent.
Il répondit avec aigreur, il défendit avec violence ce qu’il appelait l’amour de sa famille, la préoccupation du bien-être des siens, et les larmes qu’il vit couler des yeux d’Esther, lorsqu’elle lui demanda pardon, ne le touchèrent pas.
Bien que la résignation d’Esther à toutes les volontés de son mari ne laissât aucun prétexte à la prolongation du courroux de celui-ci, la paix fut longue à se faire entre les deux époux. Celle-là avait beau désavouer les malencontreuses paroles qui avaient soulevé cet orage, Eusèbe y revenait sans cesse comme un gladiateur au tronçon d’épée qui lui reste pour se défendre des attaques d’un ennemi bien armé. Il ne pouvait se décider à les oublier, et sa rancune était si vivace que, après le bonsoir sec et froid qu’elle avait reçu de son mari, la pauvre femme fut réduite à envier le sourire gracieux et affable avec lequel Eusèbe répondit à Cora lorsque la négresse assura à son maître qu’il pouvait, ainsi qu’il le désirait, garder pendant quelques jours la pierre précieuse, cause première de cette discorde intestine.
Le lendemain, au point du jour, Eusèbe était levé, et, au lieu de descendre directement à Batavia comme c’était son habitude, lorsqu’il fut à Steenen-Overlast, il prit à gauche et entra dans le campong des Chinois.
Bien que l’heure fut peu avancée, la laborieuse population de ce quartier remplissait déjà les rues ; les marchands ambulants, chargés de menues denrées d’approvisionnement, se croisaient dans tous les sens, annonçant par divers cris et au moyen des instruments les plus assourdissants les légumes, le poisson, la viande, les animaux vivants qu’ils transportent dans de grandes corbeilles suspendues sur leurs épaules comme les plateaux d’une balance ; les commis des négociants appropriaient le pas des portes, époussetaient l’élégante enseigne suspendue verticalement de manière à exposer au public, sur deux faces et en lettres d’or, les titres du marchand à sa confiance ; puis celui-ci paraissait à son tour avec un souan-pann dont il faisait résonner les boules pour appeler la fortune et conjurer le mauvais sort.
Les magasins regorgeaient de toutes les productions du Céleste Empire.
Là étaient des objets en ivoire sur lesquels l’ouvrier a épuisé tout ce que le Créateur a départi à l’homme en adresse manuelle : des éventails de nacre, d’écaille, de bois de sandal ; des écrans, des rouleaux peints à l’aquarelle ; des meubles en bambou et en rotin ; des soieries de toute espèce et de toute couleur, depuis les plus magnifiques tissus mats et brochés jusqu’au modeste pongis ; puis des amas de comestibles, et, parmi ceux-ci, des nids de salangane, de holothurie, des nageoires de requin et quelquefois le ginsong, cette panacée des Chinois.
Eusèbe était trop préoccupé pour donner quelque attention au côté pittoresque de ce tableau.
Ce qu’il cherchait, c’était un lapidaire, et, lorsqu’il l’eut trouvé, il entra dans sa boutique, lui présenta la pierre que Cora lui avait laissée et le pria de l’examiner.
Le Chinois la fit grincer sur sa meule, la contempla sur toutes ses faces à l’aide d’une loupe et ne s’en dessaisit qu’avec un grand soupir de regret qui eût prouvé à Eusèbe, quand bien même il ne l’en eût pas assuré, que c’était là un diamant noir, et un diamant d’un grand prix.
Eusèbe jeta sur l’établi une pièce d’argent pour dédommager le Chinois de la douleur qu’il éprouvait en ne pouvant s’approprier un si précieux objet, et, tout joyeux, il regagna son comptoir de Batavia, d’où il sortit le soir plus tôt qu’il n’en avait l’habitude.
En rentrant dans sa demeure, il aperçut Cora assise dans le kiosque à l’endroit même où Harruch avait campé ; Eusèbe était si heureux de la certitude qu’il avait acquise qu’il éprouvait le besoin d’épancher son bonheur ; aussi, loin de passer indifférent et dédaigneux, comme il avait l’habitude de le faire, devant la négresse, il alla droit à elle et lui dit :
— C’est un diamant que tu as trouvé, Cora, et le plus précieux de tous, un diamant noir !
— Le cœur de la femme qui aime est aussi un diamant, répondit Cora à demi-voix ; mais, moins heureux que cette pierre, sa couleur sombre lui ôte son prix !
Eusèbe ne jugea pas à propos de répondre à cette exclamation douloureuse ; il était tout entier à son ivresse.
— Lorsque tout le monde dormira dans la maison, viens me trouver dans mon appartement, Cora ; j’ai besoin que tu complètes les renseignements que tu m’as donnés hier au soir.
— Le maître peut commander, il trouvera toujours son esclave obéissante et soumise, répondit Cora d’une voix à peine articulée.
Effectivement, lorsque tout le monde reposa dans la maison, lorsque le bruit de la respiration de madame van den Beek, auprès de laquelle couchait la négresse, lui eut prouvé qu’elle était endormie, Cora quitta son lit, et, par le petit couloir dont nous avons parlé, elle se glissa dans la chambre d’Eusèbe.
Ce dernier était étendu sur les nattes qui couvraient le plancher et devant l’immense carte que l’ingénieur van de Velde a dressée de l’île de Java. À côté de lui était une pile de livres, et, sur ces livres, le diamant qui réfléchissait les feux des deux bougies dont était éclairée la pièce.
Eusèbe était tellement absorbé par son étude topographique qu’il fut quelques instants sans s’apercevoir que Cora était auprès de lui. Enfin, il releva la tête, la vit et s’écria :
— Ma foi ! tu arrives à propos, Cora, car je ne pouvais me retrouver dans cet écheveau de montagnes plus embrouillé que la quenouille d’une vieille femme de mon pays.
Mais Cora ne l’avait point entendu.
Au bout de quelques instants, Cora put aider Eusèbe à déterminer le point précis où s’était passée la scène qui avait suivi l’éruption du Galung-Gung.
Selon lui, cela devait être sur le versant septentrional du mont Taikœkoie, entre le bourg de Gavœt et le village de Saœdji.
La carte indiquait qu’une route praticable aux litières conduisait jusqu’à la première de ces bourgades ; de là à l’endroit que Cora désignait comme étant celui où elle avait trouvé le diamant, il n’y avait plus qu’une faible distance à parcourir à cheval.
Eusèbe congédia la jeune femme. Il se croyait désarmé par l’attitude humble et respectueuse de son esclave ; mais il n’était sans force que parce qu’il y avait déjà un secret entre elle et lui, et que, quel que fût le peu d’importance de ce secret, sa complice le dominait complétement.
Cependant Eusèbe supportait impatiemment le temps pendant lequel il devait attendre avant de commencer le voyage qu’il avait résolu de faire à la recherche du gîte de diamants.
Madame van den Beek était à peine remise de ses couches, et, tout confiant qu’il était dans ses forces ou tout insoucieux qu’il se montrait de ce qui n’était pas une affaire, il s’épouvantait assez à l’idée de passer des jours, des semaines, des mois peut-être, seul avec la belle esclave pour ne pas vouloir entreprendre cette course sans Esther ; d’ailleurs Cora nourrissait l’enfant, et priver le pauvre petit être de celle qui lui était nécessaire eût été une barbarie à laquelle, malgré la fièvre qui le dévorait, n’était pas encore arrivé Eusèbe.
Sa bonne et tendre femme, qui suivait sur le visage de son mari toutes les impressions de son âme, devina ce qui se passait en lui et vint au-devant de ses plus chers désirs.
Un jour que, pour la centième fois peut-être, Eusèbe s’informait de l’époque à laquelle on sèvrerait le petit garçon, elle sourit doucement à Eusèbe et lui dit qu’elle pensait qu’un voyage dans les montagnes serait favorable à sa santé, aussi bien qu’à celle de son enfant.
— Un voyage dans les montagnes ! s’écria Eusèbe, ne sachant ce qu’il devait penser de cette idée qui caressait si bien toutes ses chimères.
— Certainement ! n’est-ce pas là que l’air est pur, vif ? n’est-ce pas là que nous trouverons à nous remettre des chaleurs accablantes qui m’ont tant fait souffrir depuis deux mois ? Puis, continua Esther, qui voulait encore épargner à son mari d’avoir à rougir de la cupidité qu’elle lui avait un jour reprochée, puis comme, du moment que ce sont des montagnes, le choix de celles où nous séjournerons m’est indifférent, nous pourrons nous diriger vers le mont Taikœkoie ; ce sera une occasion pour toi de vérifier si le diamant de Cora a laissé des frères.
— Et Cora ? demanda Eusèbe, tout haletant d’espérance.
— Cora ? Nous l’emmènerons avec nous ; je compte bien ne pas me séparer de mon enfant, et il ne peut se passer d’elle.
Eusèbe sauta au cou de sa femme et l’embrassa avec délices.
Hélas ! ce n’était plus à Esther que s’adressaient ces transports ; c’était aux diamants qui éblouissaient ses yeux et dont son imagination lui montrait des tas monstrueux que ses doigts éparpillaient en gerbes lumineuses.
Eusèbe mit une telle ardeur à presser les préparatifs du départ que, trois jours après l’ouverture qu’Esther avait faite à son mari, la petite caravane se mettait en route pour l’intérieur de l’île.
Ils voyageaient en poste, comme voyagent les riches colons de Java, où ce service est assez bien organisé, dans une large berline à laquelle on attelait une douzaine de chevaux, petits mais vifs et nerveux, qui sont originaires du pays ; des indigènes suivaient à pied ces chevaux quelle que fut leur allure, les encourageant du geste et de la voix, appelant à leur aide la population des travailleurs des champs qui bordaient la route, poussant, traînant avec leur concours, qui ne se refuse jamais, la lourde voiture lorsque les difficultés du chemin l’arrêtaient et que les petits quadrupèdes se refusaient à la mener plus loin.
On alla ainsi jusqu’à Bandong en traversant Buitenzorg et Tjanjœ. Là, la route cessait d’être praticable aux voitures ; il fallut laisser la berline dans cette dernière ville ; les femmes continuèrent la route en litière, les hommes montèrent à cheval.
Le soir même de leur arrivée à Gavœt, après avoir installé sa femme dans l’appartement de la maison qu’il avait fait retenir d’avance, Eusèbe n’eut rien de plus pressé que de descendre sur la terrasse de cette maison, située sur sa façade méridionale, afin d’observer le mont Taikœkoie, dont il n’avait pu contempler que les cimes couvertes de neige.
À sa grande surprise, quelqu’un l’avait déjà devancé dans ses velléités d’observation. Cora, accoudée sur la balustrade de bambous qui servait de garde-fou à la terrasse, avait les yeux fixés sur les masses sombres du pic de granit dont la base s’effaçait dans une teinte uniforme de violet et dont le soleil couchant n’éclairait plus que la cime, qu’il empourprait de ses feux.
La négresse était si absorbée dans sa contemplation qu’elle n’entendit pas Eusèbe marcher derrière elle ; il s’approcha et lui toucha légèrement l’épaule ; elle tressaillit, se retourna, et, reconnaissant son maître, elle poussa un cri d’effroi.
— Qu’as-tu donc, enfant ? lui demanda van den Beek.
— Maître, comment voulez-vous que je revoie d’un cœur serein ces lieux qui me rappellent de si douloureux souvenirs ?
— Nous ne t’avons jamais caché de quel côté nous dirigerions nos pas ; tu n’aurais point attendu pour t’affliger que nous touchions au but de notre course, car nous y sommes. La voici donc, cette montagne qui cache dans ses flancs ces richesses immenses qui vont devenir les nôtres !
— Maître, maître ! s’écria Cora, réfléchissez avant de tenter d’y porter la main ; le génie de la montagne est avare comme les hommes, et, comme eux, il garde et défend opiniâtrement ses trésors.
L’idée de tenir en sa possession la source intarissable de richesses qu’il convoitait aveuglait tellement Eusèbe que cette menace des esprits surnaturels qui, après sa rencontre avec Basilius, l’eût fait frissonner ne produisirent plus sur lui la moindre impression.
Il haussa les épaules.
— Maître, reprit Cora, n’étions-nous pas heureux dans la grande case de Weltevrede : vous, des biens sans nombre que Dieu vous a déjà envoyés et de l’amour de votre femme ; moi, de pouvoir recueillir le regard compatissant que vous laissiez tomber sur votre esclave ? Ah ! pourquoi avons-nous quitté Weltevrede !
Il y avait des larmes dans la voix de la négresse lorsqu’elle prononça ces paroles, et son accent décelait une profonde agitation intérieure.
— Esclave, lui dit Eusèbe, d’un ton presque menaçant, malgré le détour dont tu t’enveloppes, je découvre la vérité : tu m’as trompé.
— Moi ! s’écria Cora avec désespoir.
— Tu m’as trompé, avoue-le ! L’histoire de la trouvaille de ce diamant est un conte, l’existence de ce bassin rempli de pierres semblables à celle que tu avais emportée est une fable ; tu t’es jouée de moi et de ma sotte crédulité.
— Non, maître, je n’ai pas menti ; oh ! ne le crois pas, je t’en conjure par l’esprit de ma mère qui est morte pour sauver ma vie ; j’ai dit la vérité, je te le jure.
— Bien, dit Eusèbe, presque convaincu par l’énergie avec laquelle Cora avait prononcé ces paroles ; demain, il fera jour, nous nous mettrons en route, et, lorsque nous aurons fait deux lieues, lorsque nous serons sur le versant du Taikœkoie dont un côté regarde la mer et l’autre la plaine, nous verrons bien si Cora a parjuré l’esprit de celle qui lui a donné le jour.
— Non, pas demain, non, n’allons pas sur le Taikœkoie. Renonce à ton projet, maître !
— Jamais ! s’écria Eusèbe. Je ne serai pas ta dupe ! Et ne fût-ce que pour te convaincre d’impudence, nous chercherons demain la plate-forme adossée contre une muraille de rochers du haut de laquelle tombe un ruisseau qui charrie des diamants dans son cours. Ah ! tu vois si je me souviens, Cora !
— Si ce sont ces pierres brillantes qui seules peuvent toucher ton cœur, parle, maître ; j’irai dans tous les ruisseaux des autres montagnes, je fouillerai leur lit, je déchirerai mes doigts contre leurs rochers, puis je t’apporterai ma moisson sans en rien détourner pour moi, je te le jure.
— Insensée ! comme s’il existait dans toute l’île peut-être un autre gîte semblable à celui dont tu m’as parlé ! Allons, Cora, je te le répète, que cette course doive nous enrichir ou te convaincre de mensonge, prépare-toi à la faire demain dès l’aube et à me servir de guide.
— Non, cherchez un autre guide, répondit la négresse en secouant la tête, Cora ne saurait vous conduire sur le Taikœkoie.
— Misérable ! s’écria Eusèbe en cédant à un mouvement de colère et en levant la main sur la négresse.
Mais il eut honte aussitôt de son emportement, et, d’un ton plus doux :
— C’est donc là, continua-t-il, cette reconnaissance sans borne que Cora semblait éprouver pour son maître !
— Que la main que tu avais levée retombe sur moi ! s’écria Cora. Frappe ton esclave, foule-la aux pieds, mais ne la calomnie pas, maître !
Ici, Cora s’arrêta avec un cri rauque, comme si une vision terrible eût comprimé sa voix dans son gosier ; tous ses membres tremblaient convulsivement, la respiration lui manquait ; ses yeux hagards étaient tournés du côté du mont Taikœkoie.
Eusèbe suivit leur direction, et il aperçut une colonne d’un feu rougeâtre qui s’élevait de la base de la montagne au milieu des arbres qui lui servaient de ceinture.
Il ne vit là qu’un accident fort naturel, c’est-à-dire le bivac de quelque coureur de bois, et ne songea pas à lui attribuer la terreur soudaine qui venait de frapper Cora.
— Eh bien ? lui dit-il en se tournant vers elle.
— Vous le voulez, maître, répondit la jeune fille d’une voix encore étranglée par l’émotion, vous le voulez, j’irai ; je vous conduirai à l’endroit où les diamants dorment sous une couche de cristal liquide.
Eusèbe était trop agité pour trouver le sommeil.
Aussi la nuit n’était pas aux deux tiers de son cours, qu’il quittait sa couche, et, prenant les plus grandes précautions pour ne pas réveiller Esther, il se dirigea vers le divan qui avait dû servir de lit à la négresse.
Il dérangea doucement le berceau dans lequel dormait son enfant ; mais, à sa grande surprise, il ne vit point la jeune fille sur les nattes.
Eusèbe éprouva une poignante angoisse ; il supposa que, cédant au sentiment de répulsion que Cora avait manifesté la veille pour cette expédition, elle avait pris la fuite.
Il descendit précipitamment pour s’informer d’elle.
Comme il traversait la varangue de roseaux qui entourait l’habitation pour gagner la maison où on avait logé les domestiques, il entendit un profond soupir et s’arrêta.
À deux pas de lui, il aperçut dans l’ombre une forme noire.
— Est-ce vous, Cora ? demanda Eusèbe.
— Quelle autre que Cora veillerait parce que vous veillez ?
— Pauvre Cora ! sais-tu que, pendant un moment, j’ai craint que tu ne fusses retournée à Weltevrede ?
— Cora n’est qu’une esclave, et les chemins ne sont pas ouverts devant sa volonté.
— Cora, la seconde mère de mon fils, a toujours été l’amie de notre demeure, et je ne veux pas qu’un autre lien que ceux de son affection l’attache à nous ; je la fais libre.
— À quoi sert de briser l’entrave de fil de cocotier lorsqu’il reste au pied une lourde chaîne de fer qui l’emprisonne ? Cora sera toujours ton esclave et celle d’un autre plus puissant que toi.
— Quel est cet autre maître, Cora ?
La négresse hésita pendant quelques instants.
— Le destin, dit-elle enfin, qui me dit : « Marche ! » et me contraint d’aller, lors même que j’aperçois les yeux sans fond de la mort qui me guette.
Eusèbe haussa les épaules.
— Tu n’es donc pas plus raisonnable qu’hier au soir ! s’écria-t-il.
— Je suis prête à te conduire sur les pentes du Taikœkoie, répondit la jeune femme en se levant et en quittant le pilier de bambou contre lequel elle était assise.
— Bien ; alors je vais réveiller mes gens pour qu’ils nous accompagnent.
— Non, répliqua Cora, l’esprit de la montagne est méfiant comme il est jaloux ; un homme et une femme seuls lui causeront moins d’ombrage.
— Soit, fit Eusèbe, qui pensa pouvoir faire cette concession aux superstitions de la pauvre fille ; laisse-moi au moins demander les chevaux.
— À quoi bon ? Si agiles que soient leurs pieds, ils ne nous feront pas fuir le danger s’il se dresse devant nous, et, sur les pentes de la montagne, ils nous seraient inutiles. Si les prières de mon cœur ne t’ont pas touché, si l’amour de ces pierres qui brillent te fait mépriser les dangers dont je t’ai parlé, comme les larmes qui coulent de mes yeux, prends ma main, et partons.
Eusèbe saisit la main de la jeune négresse ; elle était brûlante et sèche ; un tremblement fiévreux l’agitait.
— Partons, dit-il en entraînant Cora, partons !
Ils se dirigèrent vers le sud, laissant à leur gauche les jardins de Gavœt, à travers une plaine plantée d’arbres fruitiers alors en fleurs et dont les suaves et pénétrantes senteurs parfumaient l’atmosphère.
La nuit était calme et sereine, et la seule lumière des étoiles répandait autour des deux voyageurs une douce clarté.
Il y avait une heure qu’ils marchaient ainsi.
Peu à peu, les derniers vestiges de culture s’étaient effacés derrière eux ; aux formes basses, aux cimes rondes des manguiers, des citronniers et des papayers avaient succédé les hautes et épaisses découpures dont les tamarins, les liquidambars, les bois de teck et autres arbres forestiers dentelaient la voûte étoilée.
La brise s’était levée, elle agitait à grand bruit les larges feuilles des cocotiers et les nervures flexibles des aréquiers, qui, au passage des deux voyageurs nocturnes, se courbaient et ondulaient comme d’immenses panaches.
Le jour allait venir ; Eusèbe et Cora entraient dans la forêt qui couvre les bases du mont Taikœkoie.
Des fragments amoncelés de basalte, des laves, des cendres, des scories couvraient le sol et rendaient la marche pénible ; au milieu d’une immense clairière se dressait une roche pyramidale jetée là peut-être par quelque formidable éruption du volcan.
Eusèbe s’arrêta au pied de cette roche pour attendre Cora, qui était restée un peu en arrière ; il l’appela et la vit accourir.
Elle tenait à la main une énorme botte de branches de gardénia et de tiges de malatti qu’elle venait de cueillir et s’occupait d’en tresser une couronne dans laquelle, malgré l’obscurité de la nuit, elle entremêlait adroitement les calices blancs des premiers avec les tubes empourprés des seconds.
— Que fais-tu là ? demanda Eusèbe.
— Nous ne pouvons aller plus loin sans que j’aie offert un sacrifice à l’esprit du feu qui est le maître de la montagne.
— Fais-le donc, et fais-le vite, dit Eusèbe sans se donner la peine de dissimuler un geste de contrariété.
— Sois clément et bon, maître, répondit la négresse ; la voûte des arbres double l’ombre de la nuit, et nous ne saurions aller plus loin avant le jour ; laisse ton esclave rendre l’esprit favorable à ton dessein ; elle est aussi impatiente que toi, à présent, de se trouver au lieu où les pierres brillantes doivent ruisseler entre tes doigts comme des ondes de feu.
Eusèbe, rassuré par les paroles de Cora, s’assit sur le tronc renversé d’un palmier.
La jeune négresse se coiffa de la couronne qu’elle avait tressée, garda à sa main un assez volumineux bouquet, ramassa un paquet de branchages ; la flamme, qui commençait à s’éteindre, se ralluma et éclaira d’une lueur rougeâtre le visage et les vêtements de Cora alors debout sur le faîte du monolithe.
Elle prenait une à une les fleurs blanches des gardénias du bouquet qu’elle tenait à la main et les lançait dans le brasier en murmurant une sorte de chant dont la psalmodie lente et monotone rappelait les complaintes des pâtres de l’Europe.
La sombre majesté du décor, la mise en scène, la beauté fantastique de Cora, qui, éclairée par les reflets mourants du foyer, semblait une prêtresse de la nuit, son accent ému au milieu de la monotonie de la mélopée, tout se prêtait à frapper l’imagination d’Eusèbe.
Lorsqu’elle eut terminé son évocation, Cora prit la couronne qui couvrait sa chevelure et la jeta à son tour dans le brasier ; puis, penchée vers la flamme, elle en suivit la combustion avec anxiété.
Tout à coup et lorsque les dernières étincelles eurent fait crépiter les feuilles sombres du malatti, elle poussa un cri de joie, arracha la couronne à demi consumée du foyer et descendit précipitamment du rocher.
— Vois, vois, dit-elle à Eusèbe en lui montrant les rameaux noircis, vois cette fleur de gardénia qui est sortie intacte de l’épreuve ; vois, la flamme l’a respectée ; elle est aussi blanche, aussi pure que lorsque mes doigts l’ont coupée sur sa tige.
— Eh bien ?
— Eh bien, c’est un bon présage ; l’esprit est pour toi, tu reviendras sain et sauf de ton expédition.
— Mais toi, Cora ? dit Eusèbe.
— Moi, qu’importe ! répondit Cora en froissant entre ses doigts les tubes odoriférants du malatti, qui la représentaient probablement dans cette cérémonie et que le feu avait tordus, noircis, carbonisés.
— Non, s’écria Eusèbe, plutôt renoncer à ces diamants, fussent-ils aussi pesants et aussi nombreux que ceux de toutes les mines du Visapour, que de leur sacrifier un seul de tes cheveux !
À cette exclamation qu’elle était enfin parvenue à arracher à Eusèbe, Cora se sentit défaillir.
— Allons, mon enfant, reprit Eusèbe, relève-toi, et tâchons d’être rentrés à Gavœt avant le jour.
— Retourner à Gavœt ! et pourquoi ? demanda la négresse avec stupeur.
— Parce qu’il est inutile de prolonger cette longue épreuve.
— De quelle épreuve veux-tu parler, maître ?
Et son doigt indiquait à Eusèbe une lueur phosphorescente qui voltigeait dans la direction de la montagne, tantôt rasant le sol et tantôt s’élevant à la hauteur de la cime des palmiers les plus élevés.
— Mais où aller de ce côté ?
— Sur le Taikœkoie. Avant que le soleil ait atteint la moitié de son cours, tu plongeras tes mains dans le bassin qui renferme la merveilleuse richesse dont je t’ai parlé. Je t’ai dit vrai, maître, je te le jure. Marchons, il le veut, il le faut.
Malgré ce que ces derniers mots avaient d’incompréhensible pour lui, Eusèbe n’hésita pas, et, enflammé d’une nouvelle ardeur, il suivit Cora, qui, se guidant sur la lueur mobile qu’elle avait indiquée à son maître, gravissait les premières pentes du Taikœkoie et lui frayait un chemin à travers les lianes qui faisaient de la forêt une masse de verdure impénétrable.
Bientôt, Eusèbe et Cora quittèrent la région des grands bois pour entrer dans celle où le sol, appauvri par les cendres et les laves déposées à sa surface, ne nourrit plus que des mimosas rabougris et des palmiers nains. À l’approche du matin, les étoiles s’étaient effacées, la nuit était devenue plus obscure, et la jeune fille continuait de suivre les méandres que le feu follet traçait capricieusement devant elle et son compagnon.
Eusèbe hasarda quelques observations ; mais quoique tout son corps tremblât convulsivement comme si elle n’eût pu encore se remettre des vives émotions qu’elle avait éprouvées, Cora insistait avec tant d’assurance pour qu’ils ne déviassent pas du chemin que traçait devant eux la lumière envoyée, disait-elle, par Rakchasa lui-même que son maître, qui voyait du reste que leur marche restait ascensionnelle, ne hasarda plus aucune observation.
Peu à peu, ils dépassèrent les derniers mimosas ; le terrain sur lequel ils marchaient devenait de plus en plus difficile.
Tantôt il leur fallait gravir les monceaux de lave refroidie ou de basalte épars sur le sol comme d’immenses dolmens ; tantôt ils enfonçaient jusqu’aux genoux dans les cendres friables qui recouvraient la terre d’une couche de plusieurs pieds d’épaisseur.
— D’après ton récit, Cora, dit Eusèbe, je crois que nous escaladons tous ces rocs en pure perte ; le rocher perpendiculaire et le ruisseau qui charrie des diamants doivent se trouver à cette hauteur du Taikœkoie, mais plus sur la droite ; il doit être sur le flanc de la montagne qui regarde le Papandajan, son voisin.
Pour toute réponse, Cora indiqua à son maître la lueur pâle qui continuait de voltiger sur les amas de scories, et celui-ci, examinant la masse sombre de la montagne qui se dressait devant lui, jugeant qu’ils n’avaient pas atteint plus du tiers de sa hauteur, pensa que la négresse pouvait bien avoir raison.
— C’est égal, dit-il encore, je crois que nous ferions bien d’attendre ici le jour ; j’ai plus de confiance dans tes souvenirs que dans le bon vouloir que Rakchasa manifeste pour moi.
Comme il achevait ces paroles, les pieds d’Eusèbe s’embarrassèrent dans quelque chose qui le fit trébucher ; il y porta la main et poussa un cri de terreur : il venait de reconnaître dans cet obstacle un squelette humain.
À son cri, un cri pareil de Cora répondit ; de son côté, la négresse venait de voir s’évanouir, comme emportée par un souffle puissant, la langue de flamme qui les avait conduits jusque-là.
En même temps, une odeur âcre et fétide monta au cerveau des deux voyageurs et leur donna des vertiges.
Eusèbe ne se rendit point immédiatement compte de ce qui se passait autour d’eux ; mais, élevée dans ce pays, Cora ne pouvait s’y tromper, et elle s’écria aussitôt :
— Nous sommes perdus, perdus sans ressource ! l’esprit de la montagne nous a attirés dans le Guevo-Upas.
— Le Guevo-Upas ? qu’est cela ? demanda Eusèbe.
— C’est une vallée terrible de laquelle nul de ceux qui y sont entrés n’est jamais sorti ; regarde autour de nous, vois, le sol est blanchi par les ossements de tous ceux qui sont venus y chercher la mort.
— C’est une fable, repartit Eusèbe, le bohon-upas n’a jamais donné la mort à ceux qui se sont endormis à son ombre ; son suc n’est terrible que lorsqu’il a été introduit dans les veines.
— Qui te parle du bohon-upas ? dit Cora avec impatience ; je te dis que nous sommes dans le Guevo-Upas, dans la vallée du poison : ce n’est pas l’ombre de l’arbre maudit qui nous tuera, ce sont les émanations qui s’échappent de la terre et que Rakchasa envoie à ses ennemis pour les étouffer.
Eusèbe comprit que la négresse disait vrai, qu’ils étaient dans une de ces solfatares éteintes où les vapeurs d’acide carbonique répandues dans l’atmosphère asphyxient les êtres vivants qui se hasardent à pénétrer dans leur milieu empoisonné.
À chaque pas qu’il faisait sur cette terre maudite, il se heurtait à quelque carcasse d’homme ou d’animal ; il sentait les ossements desséchés se briser en craquant sous ses pieds ; une sueur froide baignait son front.
Cora courait çà et là tout éperdue et comme si elle eût cherché à reconnaître un passage, à trouver un moyen de salut.
— Rakchasa n’a pas eu honte de se liguer avec le barka-saham. Un esprit de feu s’est soumis aux volontés de celui qui, comme le ver hideux, reprend dans les tombeaux l’aliment qui perpétue son existence. Et cependant ce dernier lui-même, le barkasaham damné, m’avait juré qu’il se contenterait d’une victime ! – Si tu m’as trompée lorsque je te priais à genoux de préserver les jours de celui qui m’est plus cher que la vie, sois maudit, ô Basilius !
Ce nom tira Eusèbe de l’affaissement dans lequel, soit par l’effet de la terreur, soit par l’influence du gaz délétère, il commençait à tomber. Il bondit vers Cora et la saisit par le bras au moment où elle venait d’escalader un énorme bloc de basalte qui seul dominait cette plaine funèbre.
— Femme, s’écria-t-il, réponds-moi comme tu répondrais à ton Dieu ! Quel nom as-tu prononcé tout à l’heure ?
— Grâce ! grâce ! répondit Cora en embrassant les genoux de son maître.
— Ah ! je comprends tout, à présent. Je me vois dans un piège infernal ! Toi que je croyais bonne, tendre, dévouée, tu as été suscitée par lui pour me perdre. Eh bien, femme ou fantôme, retourne vers celui qui t’a inspiré cette honteuse comédie, et dis-lui que je brave ses efforts et sa rage.
La négresse s’empara du kriss qu’Eusèbe portait à sa ceinture et s’en porta des coups violents.
— Je veux mourir, s’écria-t-elle, avant d’avoir reçu ta malédiction ! Il fallait, d’ailleurs, une victime à l’esprit de la montagne. Je me suis offerte… il est apaisé !
Cora roula sur le roc et glissa de là sur la déclivité qu’il formait du côté opposé à celui par lequel elle était montée ainsi qu’Eusèbe.
Eusèbe entendit le corps de la jeune femme qui roulait sur la pente en entraînant des pierres avec lui, puis un dernier adieu que lui envoyait la négresse, et tout rentra dans le silence.
Quelque légitime que lui semblât ce sacrifice, Eusèbe fut saisi d’un remords presque aussitôt que le crime fut consommé ; oubliant en même temps ses griefs contre Cora et sa propre position, il se mit à pleurer sur le sort de la malheureuse jeune femme qui se sacrifiait pour son ambition.
Les douleurs qu’il éprouvait le rappelèrent à lui-même ; sa respiration devenait de plus en plus difficile, et son cerveau s’embarrassait à chaque instant ; il lui semblait que mille aiguillons de feu le traversaient dans tous les sens.
Il essaya de marcher, mais ses jambes se dérobaient sous lui ; il chancelait comme un homme ivre, et chaque mouvement qu’il faisait lui causait d’insupportables douleurs.
Il s’assit sur un bloc de basalte.
Devant lui s’étendait la plaine ; il entendait le murmure que faisait le vent en passant sur les forêts ; il voyait la nappe sombre qui le séparait de l’horizon se diaprer çà et là de lumières : c’étaient celles qui éclairaient les habitations ; l’une d’elles brûlait peut-être au chevet du lit où reposait Esther.
Il chercha à concentrer ses pensées sur celle qu’il aimait, à écarter le regret des richesses qui venait lui assombrir ses derniers moments.
Cependant la brise de mer, en passant plus fraîche et plus rapide sur son front, lui rendit un peu le sentiment ; il lui sembla que, du fond du gouffre où il l’avait vue tomber, la négresse lui parlait encore.
Il sentit se réveiller en lui le sentiment de la conservation, si difficile à éteindre chez l’homme, et il essaya de se mettre debout ; mais ses membres paralysés se refusèrent à le seconder.
Les appels redoublaient ; la voix de Cora suppliait Eusèbe de venir à elle, au nom de tout ce qu’il avait de cher en ce monde, de sa femme et de son enfant.
Une pensée soudaine éclaira le cerveau d’Eusèbe au milieu des ténèbres qui commençaient à l’envahir ; il s’abandonna à son poids sur la pente du précipice.
Mais ce dernier effort absorba tout ce qui lui restait d’énergie, et, lorsqu’il sentit les pointes du rocher, il s’évanouit.
Cet évanouissement ne dura que peu d’instants ; une vive sensation de bien-être et de fraîcheur le rappela à lui ; il ouvrit les yeux et se trouva couché en travers d’un ruisseau qui suivait le fond du précipice, sa tête reposant sur les genoux de Cora, appuyée elle-même contre les parois du rocher et paraissant près d’expirer.
— Sauvé ! sauvé !… dit la négresse en joignant les mains. – Pardon, Rakchasa, d’avoir douté de la sincérité de ton présage.
— Oui, sauvé, lui répondit Eusèbe ; car c’est ta voix qui m’a inspiré la résolution de descendre dans ce gouffre, à l’abri des vapeurs délétères du volcan. Cora, ma reconnaissance pour toi sera éternelle.
— Oh ! la mort peut m’être donnée, à présent que je suis certaine de ne pas emporter tes malédictions.
— La mort, dis-tu ? Mais tu te trompes. Du moment que tu n’as pas succombé sous le coup, tu vivras.
— Non, non, répondit Cora, dans peu d’instants, je serai retournée près de celui qui nous ouvre ses bras sans distinction de couleur. Tes soins sont inutiles, mais sois béni pour ta pensée de commisération, qui adoucira mes derniers moments. Peut-être la récompense de cette pitié ne se fera-t-elle pas attendre.
— Que veux-tu dire ?
— Rakchasa est juste ; Rakchasa est grand, le puissant génie de la montagne n’a pu faire alliance avec le barkasaham immonde.
— Où veux-tu en venir ?
— Rakchasa ne se joue pas de ceux qui l’implorent avec un cœur fervent.
— Je ne saurais te comprendre.
— Il doit avoir conduit nos pas vers le lieu où tu voulais aller ; je lui avais offert ma vie s’il voulait permettre que tu détachasses des flancs de sa montagne la pierre que tu désirais ; je vais mourir, et Rakchasa ne saurait nous avoir trompés. Nous devons être près de l’endroit où dorment sous les eaux les cailloux qui feront ton bonheur.
— Malheureuse ! encore les diamants ! Nous sommes dans un gouffre sans issue, et, à moins que nous ne parvenions à remonter la pente du Guevo-Upas, que nous ne nous hasardions à traverser de nouveau sa plaine empoisonnée, qui sait si nous pourrons sortir d’ici ! Reviens à toi, Cora, et cesse, je t’en conjure, de te jouer de ma crédulité en me parlant encore de ces fabuleuses richesses.
— Cora ne s’est point jouée de ta crédulité, maître.
— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Eusèbe, dans une émotion vertigineuse, n’est-ce pas le délire qui la fait parler ? dit-elle vrai ?
— Ce lieu plein d’horreur, il me semble que mes souvenirs l’ont vu une fois déjà ; ah ! si mes forces ne m’avaient pas abandonnée, quoique la nuit soit noire, je te guiderais sûrement dans ce dédale et saurais te conduire vers le trésor convoité.
— Non, chaque effort que tu ferais épuiserait tes forces et hâterait le moment. Cora, Cora, je puis marcher, moi ! parle, parle, dis-moi de quel côté je dois me diriger.
Alors, pour ranimer Cora dont le souffle paraissait près de s’éteindre, Eusèbe trempa son mouchoir dans le ruisseau et lui en baigna le visage.
— Cora, reviens à toi ! s’écria-t-il ; tâche de recueillir tes souvenirs. Ah ! si je possédais ces richesses, je pourrais braver Basilius. Cora, de quel côté, dans ce lieu plein d’embûches, faudra-t-il diriger mes pas ?
— M’as-tu pardonné, maître ? demanda Cora.
— Oui ; mais ne saurais-tu rassembler tes idées et me dire de quel côté je dois faire des recherches ?
— Crois-tu maintenant que je ne t’ai pas menti ?
— Le trésor existe, mais les instants sont précieux. Il faut que tu me donnes quelques indications qui puissent me guider non-seulement pour le trouver, mais encore pour sortir de ce précipice qui n’est peut-être qu’un des cratères du volcan. Quelques minutes me suffiront pour rassembler de quoi nous faire à jamais riches et puissants. Alors je t’emporterai dans mes bras. La science est à qui la paye ; je la payerai si cher qu’elle écartera de ta tête la mort qui la menace. Tu peux vivre de longs jours et vivre heureuse ; dis, ne le veux-tu pas ?
— Eh ! ne suis-je pas heureuse ? répondit la négresse, qui, écoutant Eusèbe, était tombée dans une sorte d’extase. Ah ! que ce soit la mort ou la vie, je suis heureuse ainsi et ne demande pas d’autre bonheur.
— Reviens à toi, Cora ; parle-moi du trésor.
— Oui, continua la négresse avec une exaltation croissante, lorsque tu passeras sur la terre où je dormirai, mes ossements tressailliront comme aujourd’hui.
Eusèbe éprouvait des vertiges ; une sorte de folie gagnait son cerveau déjà ébranlé par les commotions qu’il avait reçues depuis quelques heures.
Aux dernières paroles de Cora, sa cupidité s’était réveillée, ardente, implacable. Il ne doutait plus. Une sorte d’intuition lui montrait le trésor à quelques pas de lui ; il le sentait, il le voyait, et il lui semblait qu’un mot de Cora pouvait le faire tomber dans sa main.
Son impatience de le saisir lui enlevait toute réflexion ; il était pris d’une rage folle contre la négresse en pensant que, si près du but, il pourrait encore le manquer.
— Cora, Cora ! s’écria-t-il, je t’adjure de me répondre. Où est le ruisseau ? où sont les diamants ?
— Pardonne, pardonne, maître ; il y a un nuage devant mes yeux.
Eusèbe vit bien qu’il n’obtiendrait plus rien de la mourante ; il laissa aller la tête de la négresse, qui retomba sur le roc avec un bruit sourd et mat, et il s’assit sur une pierre du ruisseau en jetant un regard inquiet autour de lui.
Ce ruisseau, comme nous l’avons dit, coulait au fond d’un précipice, entre deux immenses parois de rochers entr’ouverts par quelque terrible convulsion de la montagne.
À cent pas de l’endroit où il se trouvait, l’une des deux murailles de granit rejoignait la montagne dont elle formait une des assises ; l’autre, après avoir élevé vers le ciel un pic dentelé, s’abaissait et se confondait dans les ombres de la plaine.
Mais la chose dont Eusèbe, dans l’obscurité, n’avait pu se rendre compte jusqu’alors, c’est que le précipice se terminait à cette distance.
Entre les deux lignes noires des pierres géantes, à travers leur ouverture béante, il apercevait à présent une ligne ardente d’où partaient des rayons roses qui, s’épanouissant en gerbes, ravivaient l’azur du ciel à l’horizon.
C’était l’aurore.
Il entendait le bruit du torrent qui tombait en cascade à l’extrémité du ravin.
C’était l’issue du précipice.
Il courut à cette crevasse, et, à vingt pieds au-dessous de lui, il aperçut la petite esplanade que Cora lui avait si bien dépeinte, et, sur cette esplanade, le bassin que le torrent avait creusé en tombant dans le roc.
— Le ruisseau de diamants ! s’écria-t-il.
Au même instant, un rayon fauve du soleil levant, glissant entre les flancs des deux montagnes, vint s’arrêter sur l’eau qui bondissait autour des pieds du Hollandais, et, sous sa couche de cristal, mille facettes brillantes réfléchirent le rayon de feu.
L’émotion d’Eusèbe était si forte qu’il chancela ; ses genoux plièrent sous lui comme s’il eût été sur le point de tomber.
Mais la vue des trésors que chaque instant lui découvrait lui rendit ses sens, et il se précipita sur les pierres précieuses comme s’il eût craint qu’elles ne lui échappassent encore.
Puisant à pleines mains dans le réservoir, il continua sa récolte pendant quelques minutes, remontant le cours du ruisseau et poussant des cris de joie à chaque nouveau diamant qu’il ajoutait à ceux que ses mains contenaient déjà.
Une masse noirâtre qui barrait le lit du petit torrent l’arrêta ; il leva les yeux et reconnut Cora.
La négresse ne faisait plus aucun mouvement ; sa tête reposait sur la pierre, ses lèvres étaient blanches et entr’ouvertes.
Il jeta sur elle un regard de compassion ; mais, en ce moment, ses yeux rencontrèrent les yeux de la jeune femme.
Malgré la mort, ces yeux semblaient suivre les siens.
Au milieu de la rigidité cadavéreuse du reste de la face, le regard de la négresse avait conservé la vie.
Eusèbe essaya de se retourner ; mais une force surhumaine le rappelait malgré lui à cette contemplation, et, malgré lui, il sentait ce regard entrer dans son âme.
Alors son cœur se fondit ; il se sentit pris d’une pitié tendre ; il laissa tomber les diamants dont sa main était pleine.
— Cora ! s’écria-t-il en se jetant aux pieds de la négresse ; Cora, c’est à mon tour de te demander pardon ! Qu’un signe de ce corps que ton âme a abandonné me dise que tu n’emportes contre moi ni fiel ni haine.
Et le malheureux, soulevant le corps inerte de l’esclave, essayait vainement de le réchauffer.
— Mon Dieu ! tout à l’heure, j’entendais encore sa voix !
Et, comme saisi d’un immense remords :
— Cora ! Cora ! s’écria-t-il, reviens à toi, et entends ma voix qui te dit : Je t’aime !…
Eusèbe n’avait pas achevé de prononcer ces paroles, qu’un éclat de rire strident partit au-dessus de sa tête ; cet éclat de rire, il l’avait entendu en de si douloureuses circonstances qu’il reconnut celui dont la bouche l’avait lancé avant d’avoir levé les yeux et d’avoir aperçu Noungal, vêtu comme le jour où il lui avait parlé à l’embouchure de la Tjiliwong en son costume de pirate malais.
— Toi ! encore toi ! s’écria-t-il.
— Oui, répondit le Malais, je ne cède pas à d’autres le soin de m’assurer que je rentre pas à pas dans ma propriété. Cette fois, Eusèbe van den Beek, tu ne te feras pas prier, j’espère, pour exécuter les volontés de ton cher oncle Basilius.
Eusèbe n’en écouta pas davantage ; à moitié fou de terreur, il courut vers l’orifice du précipice, sauta sur la terrasse où la mère de la pauvre Cora avait trouvé une mort si affreuse et descendit en courant dans la plaine sans s’apercevoir que, dans la main de la négresse cramponnée à ses doigts, il avait laissé la petite bague d’argent, jumelle de celle que porta sa femme et qu’un jour, celle-ci, avec tant d’orgueil, avait montrée au notaire Maes.
Nous avons laissé Argalenka entre les mains des serviteurs de Thsermaï.
Ceux-ci étaient assez embarrassés pour exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu de leur maître.
Depuis que ce dernier avait perdu le titre de régent de la province de Bantam, les cases qui servaient de prison dans le palais avaient reçu d’autres destinations ; pas une d’elles n’était en état de recevoir un hôte, de si mince importance que fut la personne de cet hôte.
En traversant la cour principale, ceux qui conduisaient le prisonnier s’arrêtèrent pour délibérer, lorsque l’un d’entre eux fit observer qu’ils avaient en face d’eux précisément ce qu’ils cherchaient.
Effectivement, dans cette cour se trouvaient deux cages de fer.
L’une de ces cages avait renfermé Maha lorsque son éducation n’était pas achevée ; dans l’autre, Thsermaï avait pendant longtemps nourri un tigre.
Quelques mois auparavant, le tigre avait jugé à propos de se laisser mourir de consomption ; on donna sa place à Argalenka, et ce ne fut pas sans que ces hommes fissent remarquer au pauvre diable que c’était là pour lui un grand honneur.
On le poussa dans l’étroite ouverture ; il se laissa verrouiller sans murmure et s’étendit sur le plancher de bois de la cage, plancher qui avait conservé cette odeur âcre et nauséabonde qui caractérise les habitations des bêtes féroces.
Il ne versait pas une larme, il ne faisait pas entendre une plainte, ses yeux étaient fixes, démesurément ouverts, mais ils regardaient sans voir ; il semblait que, dans cette masse inerte, la douleur eût emporté l’âme en y laissant la vie.
Il passa la nuit entière sans dormir.
Vers le milieu de la journée du lendemain, un des hommes du palais passa à travers les barreaux de la cage une galette de riz et une cruche d’eau.
Argalenka ne détourna pas la tête et ne toucha à rien de ce qu’on avait apporté.
Les serviteurs allaient et venaient dans la cour sans faire la moindre attention au prisonnier ; cependant, dans la soirée du troisième jour, aux heures de l’oisiveté, l’un d’eux s’arrêta devant la cage et remarqua que les trois galettes de riz et les trois cruches d’eau qu’on avait déposées auprès d’Argalenka pendant ces trois jours étaient intactes.
— Beduis, dit cet homme, es-tu malade ? D’où vient que tu n’as pas touché à tes aliments ?
Argalenka ne répondit pas.
— Par Allah, je crois qu’il est mort, reprit le serviteur en s’adressant à l’un de ses camarades qui était venu le rejoindre.
— Non, le chien respire encore. Lorsque tu lui as parlé, j’ai vu tressaillir sa paupière ; mais s’il persiste dans sa résolution, Dayon ne tardera pas à être débarrassé du soin de lui apporter sa pitance.
— Pauvre diable ! On dit que c’est le père d’Arroa : la fille règne sur le fils des sœsœnans de Bantam, et le père meurt de faim dans un coin du palais qu’elle habite.
— C’était écrit.
— Si nous avertissions le maître ?
— Je me garderais bien de risquer ma peau de musulman pour sauver cette carcasse d’infidèle. N’as-tu donc pas entendu le bruit qui s’est fait dans le dalam aujourd’hui ?
— Non, j’étais allé conduire les cavales du maître aux pâturages du mont Gagah.
— Le Malais est venu.
— Le Malais ?
— Oui, cet homme à figure basanée que nul de nous ne connaît et devant lequel le maître, si insolent et si superbe, tremble et se courbe comme un enfant.
— Que s’est-il donc passé ?
— Ce mécréant de guèbre seul pourrait te répondre, car seul il a assisté à leur entretien. Tout ce que je sais, c’est que, lorsque le Malais s’est retiré, il a laissé l’adapati en proie à toutes les fureurs d’Eblis, et que j’aimerais autant affronter les laves brûlantes du Panderango que la colère de Thsermaï en ce moment. Tiens, l’entends-tu blasphémer le nom d’Allah ?
En effet, on entendait venir des appartements qu’habitait Thsermaï un mélange étrange et terrible des grondements sourds et menaçants d’une bête féroce et des cris de rage et des imprécations d’un homme.
Bientôt, la jalousie de bambous qui fermait l’une des portes vola en éclats, et Maha, la panthère noire du prince javanais, s’élança par la brèche qu’elle venait de se frayer.
L’animal paraissait en proie à la colère et dominé en même temps par la terreur ; il fit deux fois le tour de la cour en bondissant au milieu des serviteurs éperdus ; puis, trouvant ouverte la porte de son ancienne cage, il s’y précipita et s’accroupit dans l’angle le plus obscur, le poil hérissé, les moustaches contractées, ouvrant et fermant tour à tour, avec une double expression de rage et d’épouvante, ses grands yeux de topaze et faisant entendre un murmure menaçant.
Le prince javanais la suivait de près ; son visage portait les traces d’une lutte : les cinq griffes de la panthère avaient ouvert cinq blessures dans la joue de Thsermaï, le sang ruisselait le long du torse nu et se perdait dans les plis du sarong noué autour de la taille en le marbrant de larges taches de pourpre.
En l’apercevant, Maha se replia sur elle-même comme si elle eût voulu se préparer à s’élancer sur son adversaire ; ses yeux se dilatèrent et devinrent fulgurants ; sa queue, agitée d’un mouvement fébrile, battait le plancher comme le fléau du moissonneur fouette l’aire de la grange ; son murmure prenait par intervalles les éclats du rugissement.
Thsermaï, armé d’un fouet de peau de rhinocéros, allait entrer dans la cage ; il regarda la panthère, il eut peur et recula.
— Un fusil ! un fusil ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Me laisserez-vous donc égorger par cette bête féroce, chiens maudits ? Un fusil pour qu’elle meure !
Un des serviteurs courut au palais et revint avec une de ces armes dont les incrustations et les niellures de nacre, d’écaille et de corail sont autant d’œuvres d’art ; il la présenta au fils des sœsœnans, qui, sans même s’assurer si elle était en état de faire feu, la saisit avec empressement et coucha en joue la panthère.
Mais, au moment où il appuyait le doigt sur la détente, un homme qui avait fendu avec peine les rangs pressés des valets et des esclaves pour arriver jusqu’au maître releva brusquement le canon, et la balle, au lieu d’atteindre Maha, alla se perdre dans la cime des arbres qui environnaient l’habitation.
Thsermaï, hors de lui-même en voyant la panthère lui échapper, jeta son fusil, ressaisit son fouet et, après l’avoir fait siffler dans l’air, en frappa cet homme au visage.
La redoutable lanière laissa sur les chairs un sillon bleuâtre et sanguinolent, et alors seulement, Thsermaï reconnut celui qui avait osé s’interposer entre sa colère et l’animal qui en était l’objet.
— Harruch ! s’écria-t-il.
C’était en effet Harruch, toujours vêtu de ses haillons, qu’il étalait aussi fièrement au milieu des magnificences qui l’environnaient que dans le monde de Meester-Cornelis.
Il restait calme, impassible sous le coup qu’il venait de recevoir, et, sans le stigmate qu’en avait conservé sa face, on eût pu croire que le Javanais avait frappé une statue de bronze.
— Pourquoi Maha a-t-elle donc encouru la colère de son seigneur ? demanda-t-il froidement.
Thsermaï indiqua du doigt sa blessure ; puis, comme s’il eût rougi de descendre à une explication en face de son monde de serviteurs :
— Que t’importe ? répondit-il. Maha ne m’appartient-elle pas ? Lorsque tu me l’as apportée, guèbre, ne t’ai-je pas fidèlement remis le prix qui avait été convenu entre nous ? J’ai payé le droit de la tuer, et je veux qu’elle meure. Les Hollandais, nos bien-aimés seigneurs, n’ont pas, que je sache, étendu aux panthères de l’île le bénéfice de leurs lois sur les esclaves ; il ne nous est pas interdit de disposer de l’existence de celles-là comme il nous est défendu d’attenter à la vie de ceux-ci.
— Tu me rappelles le salaire que j’ai reçu, Thsermaï ? As-tu jamais songé aux fatigues, aux dangers que j’avais bravés pour le mériter ? Écoute, sais-tu que, pour trouver Maha, j’ai marché sept jours dans la forêt de Tjivadal, où le plus hardi chasseur n’entre qu’en tremblant, où, de chaque buisson que frôle vos vêtements lorsque vous passez, de chaque liane qui se balance au-dessus de votre tête, de chaque tronc d’arbre que vous entrevoyez dans l’ombre, de chaque feuille desséchée qui craque sous votre pied, peut s’élancer, ramper, jaillir quelque chose qui rugit, qui siffle et qui glapit, quelque chose qui a mille noms et qui, pour le voyageur isolé comme je l’étais, n’en a qu’un… la mort ? Sais-tu que, depuis l’heure où le ravendia ouvre ses capsules bienfaisantes au voyageur altéré jusqu’à l’heure où il les ferme, je suis resté tapi sur une branche, mal caché derrière un arbre de bendub, guettant le moment où la mère quitterait sa tanière ; que, pendant ces six mortelles heures, j’étais à la merci de la terrible bête ; que si le vent avait changé, s’il avait apporté les émanations de l’ennemi dans la caverne, ni son kriss ni son courage, dont tu ne doutes pas, n’eussent sauvé Harruch ? Et lorsqu’il fut entré dans ce repaire où, à chaque pas qu’il faisait, les ossements roulaient sous les pieds ; lorsque, ayant mis les trois petites panthères dans un pli de son sarong, il prit la fuite comme un voleur, sais-tu qu’il ne marcha pas une demi-heure sans entendre derrière lui un bruit formidable ? Ce n’était pas le cri du lion pressé par la faim, ce n’étaient pas les rauques rugissements du tigre troublé dans ses chasses. Ce tonnerre lointain était plus terrible, ses éclats retentissaient sous les voûtes sacrées de Tjivadal : c’était le déchirement des entrailles de la mère, la voix qui criait aux échos : « Malheur à toi qui m’as pris mes enfants ! »
» Tout était épouvante dans la forêt. Les cerfs, les daims, les sangliers, les gazelles oubliaient la terreur que leur cause la présence de l’homme ; ils bondissaient à mes côtés. Les serpents se glissaient sous la mousse, les oiseaux se cachaient sous les feuilles ; ces feuilles elles-mêmes, on eût dit qu’elles frissonnaient.
» Je fuyais, haletant.
» Bientôt, tous les hôtes du bois disparurent. J’étais seul, car les rugissements allaient se rapprochant.
» Ah ! Thsermaï, il m’en souvient comme si c’était hier, et, lorsque j’y pense, je sens encore mes cheveux qui se dressent sur ma tête. Derrière moi, les branches craquaient comme si un troupeau de buffles indomptés eût traversé le hallier. La peur avait glacé mon sang, un nuage rouge voilait mon regard, j’allais trébuchant comme un homme ivre, il me semblait sentir le souffle embrasé de la puissante bête brûler mes épaules ! Instinctivement, je tirai mon kriss du fourreau. Puis, ne voulant pas mourir sans vengeance, je pris un des petits et m’apprêtai à lui briser le crâne contre le tronc d’un arbre ; le petit poussa un gémissement de douleur, la mère y répondit par un hurlement qui fit vibrer tous mes muscles comme les cordes de la guitare sous la main de la bedaïa ; mes doigts s’ouvrirent, et la petite panthère tomba dans les hautes herbes !
» Ormuzd venait d’arracher un de ses enfants à la mort, béni soit son nom !
» Au lieu de s’élancer sur moi, la panthère ramassa son petit, et, mère encore dans sa rage, elle voulut le mettre en sûreté avant d’arracher les deux autres à leur ravisseur. Je m’élançai à travers la forêt, je continuai ma course folle ; mais le flair de l’animal le guidait bien plus sûrement sur ma trace que l’œil du chasseur, si perçant qu’il soit, ne le guide sur les pas du cerf ; bientôt, elle avait repris sa poursuite, il fallut me résoudre à sacrifier ma deuxième proie ; et si la rivière de Tjiliwong ne s’était pas trouvée sur mon passage, si je n’avais pu, en m’élançant dans les flots, déjouer la sagacité de la mère, l’abandon de Maha, le dernier de ses petits, ne m’eût peut-être pas sauvé de son courroux ! Et maintenant, crois-tu, Thsermaï, que les quelques pièces d’or que tu m’as jetées m’aient payé de mes peines et que je n’aie pas conservé le droit de te dire : Ne tue pas le pauvre animal dont la conquête a failli me coûter la vie ?
— Si la récompense que je t’ai donnée alors ne te paraît pas suffisante, fixe toi-même celle que tu désires ; le fils des sœsœnans ne veut rien devoir à personne.
— Je te demande la vie de Maha.
— Non.
— Thsermaï, tu m’as frappé au visage, moi qui ne suis pas un de tes Javanais timides et lâches, moi qui suis un libre fils d’Ormuzd ; fais grâce à Maha, et j’oublierai.
Thsermaï regarda le guèbre d’un air de profond dédain.
— Non, reprit-il, Maha a fait couler le sang de son maître, Maha doit mourir, elle mourra ; par le saint tombeau de la Mecque, je le jure !
— Maha a effleuré ton visage en se jouant, Thsermaï, dit le charmeur de serpents en baissant la voix ; réserve ton courroux pour celui qui se plaît à entretenir dans ton cœur une blessure bien autrement profonde que celle dont Maha a sillonné ta joue.
Les sourcils de Thsermaï se froncèrent, son front se plissa ; il devint rêveur, et, d’un geste, il écarta tous ses serviteurs.
— Tu veux parler de Nounga ! dit-il au guèbre ; oui, il est revenu aujourd’hui comme il l’avait annoncé il y a un mois ; il est revenu plus arrogant et plus menaçant que jamais ; c’est en vain que je lui ai offert ce qui me reste des trésors des sœsœnans, mes ancêtres ; il a dédaigné mes offres, il veut que je lui rende la fleur de mon harem, la belle fille jaune aux yeux noirs.
— Et Thsermaï, fidèle observateur de la foi jurée, fera ce que demande Noungal, il se séparera de la perle de l’Hindoustan ?
— Peut-être, dit le prince javanais, qui semblait réfléchir. Harruch, reprit-il après quelques instants, tu m’as appris que celui que maintenant on appelle Noungal et qui commande aujourd’hui aux bohémiens de la mer était un barkasaham, c’est-à-dire un de ces esprits impurs qui, avec l’aide du démon, ont ravi au Seigneur un des rayons de sa glorieuse puissance, un de ces vampires qui puisent dans le sang de leurs victimes l’éternité d’une existence qu’ils consacrent au mal ; mais, en même temps, tu m’as dit que la force, unie à la ruse, pouvait parvenir à terrasser le barkasaham maudit. Harruch, veux-tu m’aider dans cette tâche ?
— Tu hais Noungal, mais tu le crains : tu n’as pas la force.
— Non, je ne le crains pas ; il a menacé, et, tu l’as vu, il s’en est allé les mains vides.
— Qu’importe à Noungal ! Aujourd’hui, tu lui as dit non, et demain, tu le supplieras pour qu’il accepte ce que tu lui as refusé aujourd’hui. Le maître des bohémiens de la mer a le temps pour lui.
Le visage de Thsermaï devint livide.
— Jamais ! s’écria-t-il ; j’aimerais mieux voir Arroa morte à mes pieds.
À ce nom d’Arroa, il se fit un léger bruit dans la cage voisine de celle où était la panthère ; c’était Argalenka qui soulevait sa tête déjà alourdie par l’approche de la mort.
— Sois à moi, Harruch, continua le prince javanais, et nous renverrons Noungal au pays des esprits immondes, et je ferai de toi un puissant seigneur auquel tous nos Javanais porteront envie.
Le guèbre un singulier sourire.
— Non, dit-il avec une expression railleuse, je ne veux pas attaquer Noungal ; il est tout-puissant en ce monde et dans l’autre, Harruch est un vermisseau dans l’herbe, le barkasaham n’a qu’à étendre le pied pour l’écraser.
— Nous triompherons, te dis-je.
— Bah ! Ormuzd a aveuglé Thsermaï.
— Que veux-tu dire ?
— Au moment de combattre, il veut jeter dans le gouffre qui ne rend jamais rien l’arme qui seule peut lui assurer la victoire.
— Je ne comprends pas.
— N’as-tu pas juré tout à l’heure que ce jour serait le dernier de la pauvre Maha ! continua le guèbre en indiquant la panthère.
— Oui ; eh bien ?
— La vierge noire est la seule qui puisse prévaloir contre le fils de la nuit. En vain tu fouillerais la poitrine d’un barkasaham, en vain tu verserais dans ses veines tout le suc des bohon-upas de notre île, en vain tu roulerais sur son corps les roches de nos montagnes, en vain tu cacherais son cadavre dans les entrailles de la terre, ta lame flamboyante s’émousserait, le poison perdrait sa vertu, les pierres géantes reviendraient d’elles-mêmes à leur place, la terre rejetterait le dépôt que tu lui aurais confié, comme les bouches du Panderango rejettent les laves brûlantes qui obstruent son cratère. Là, là ! continua le guèbre en caressant les flancs d’ébène de la panthère, qui, comme si elle eût compris qu’il parlait d’elle, s’était approchée et frottait de sa tête la main qu’Harruch passait entre les barreaux, là seulement est le sépulcre qu’Ormuzd a assigné aux êtres maudits qui désolent le monde tant que dure la colère du Très-Haut.
— Merci, merci, Harruch ! répondit Thsermaï avec une joie furieuse qui éclatait dans sa physionomie. S’il plaît à Mahomet, Arroa ne changera pas de maître ; enferme soigneusement Maha, je vais prendre des armes, faire seller des chevaux, et nous allons nous mettre sur les traces de Noungal avec le tombeau vivant dans lequel il doit être enseveli.
— Et tes serments ?
Thsermaï haussa les épaules et rentra dans le palais.
Harruch le regarda disparaître ; puis, se retournant, il ouvrit le grillage de fer, fit entendre un léger appel.
Maha obéit à ce bruit comme un chien au sifflet de son maître.
Souple comme une couleuvre, elle glissa à terre et se mit à frôler les jambes du guèbre en arrondissant son dos comme un jeune chat.
— Le secret te sera bien inutile, murmura-t-il ; quand tu voudras te mettre en chasse, tu ne retrouveras plus ton limier ; voici ton or ; moi, je reprends ma conquête.
— Ici, Maha !
En disant ces mots, il jeta dans la cage quelques pièces de métal, et il allait s’éloigner, suivi de la panthère qui marchait sur ses talons, lorsqu’il s’entendit appeler.
C’était Argalenka qui s’était traîné dans sa prison et se tenait appuyé contre les barreaux.
— Frère, frère, lui dit le vieillard, la souffrance a-t-elle troublé mes esprits ? l’ai-je rêvé ? mais tout à l’heure, il m’a semblé entendre parler de mort et d’Arroa. Un danger la menace. Oh ! je suis faible, impuissant ; mais toi, tu es fort et vigoureux ; défends-la, je t’en conjure, sauve Arroa, et je deviens ton esclave.
— Nous avons tous les deux suivi des voies bien différentes, Argalenka ; j’ai travaillé à mon œuvre sanglante, tu as attendu dans la douleur et dans la résignation, et Ormuzd nous a conduits tous deux au but où nous voulions atteindre. Le jour de la vengeance à laquelle j’aspire est proche, et bientôt, tu pourras encore recevoir les caresses de ton enfant.
— Ma fille, ma fille !
— Cette nuit, tu la reverras.
— Tu veux te jouer de ma tendresse ? Harruch, ne parle pas ainsi ; ma pauvre tête affaiblie par le jeûne va se briser. Comment sais-tu que les lèvres d’Arroa doivent encore embrasser celles de son vieux père ?
— Celui qui sait écouter sait apprendre. Le scorpion caché sous les lambris dorés du palais surprend les secrets des sultans.
— Mais elle ne m’aime plus, elle ne reconnaît plus celui qui lui a donné le jour.
— Que t’importe, si elle paraît t’aimer, si elle fait semblant de te reconnaître ? Quand bien même tu ne devrais avoir que l’apparence du bonheur, sache te contenter de celui qu’Ormuzd t’envoie ; embrasse le songe sans te soucier s’il est ou non une vérité.
— Oh ! mon enfant, ma pauvre enfant, pourquoi Bouddha nous a-t-il abandonné aux esprits des ténèbres ?
— Cherche des forces dans les aliments qui sont là, tu en auras besoin, car tu feras route cette nuit, et la route sera longue.
— Avec ma fille ?
— Avec ta fille. Avant que la lune ait atteint la hauteur des arbres qui entourent le palais, elle sera dans tes bras.
— Harruch, comment te dire merci, à toi qui me rends mon enfant !
— Hélas ! fit le guèbre avec un ton de commisération profonde, ce n’est pas moi qui te la rends.
— Mais celui-là, nomme-le, que je puisse me jeter à ses genoux, l’adorer comme une vivante émanation de Bouddha.
— Celui-là, si je te le nommais, ton cœur frémirait d’horreur, bien loin de tressaillir de reconnaissance ; celui-là, c’est l’homme vers lequel chacun des soupirs qui s’échappent de ta poitrine emporte une malédiction.
— Tu te trompes, guèbre ; je ne maudis personne, pas même l’homme dont les maléfices avaient fait de mon enfant une créature détestable ; Bouddha seul a le droit de maudire.
— À quoi me servirait de te dire son nom ? reprit Harruch avec un profond dédain ; vous autres qui venez des bords du fleuve qui arrose la grande terre, Dieu vous a faits timides et faibles comme des femmes ; comme une femme, donc, pleure et prie en silence ; la dette que tu crois avoir contractée vis-à-vis de cet homme, ce sera moi qui la lui solderai lorsque le jour de régler mes comptes avec lui sera venu. Seulement, si j’ai besoin de l’aide qu’on peut attendre d’un être pusillanime tel que toi, n’oublie pas que j’ai serré la main que tu tendais vers moi. – Adieu ! Maha m’avertit qu’il est temps de fuir.
Effectivement, depuis quelques instants, les yeux fauves de la panthère, ses oreilles mobiles étaient fixés dans la direction du palais ; de légers frémissements faisaient onduler son pelage soyeux ; ses griffes acérées sortaient de leur fourreau de velours et pétrissaient la terre ; elle sentait venir le maître qui l’avait maltraitée, et tout révélait son inquiétude.
Harruch retroussa son sarong autour de ses reins, et, léger comme l’animal qui le suivait, il franchit, suivi de Maha, la barrière qui séparait la cour des jardins.
En ce moment, Thsermaï parut effectivement dans la cour ; il était dans son grand costume de guerre, vêtu d’un pantalon et d’une veste d’une étoffe blanche rayée d’or ; un vaste sarong écarlate diapré de fleurs éclatantes entourait sa taille ; il était coiffé d’un kuluk, espèce de bonnet cylindrique en soie galonnée ; il avait à la ceinture les trois kriss de rigueur et tenait une lance à la main.
D’un premier coup d’œil, il vit que la cage dans laquelle il avait laissé Maha était vide, et, presque en même temps, il aperçut Harruch et la panthère, qui déjà avaient gagné les premières pentes de la montagne et se glissaient entre les arbustes dont ses flancs sauvages étaient couverts.
Le prince javanais demeura un instant immobile, comme s’il ne pouvait se rendre compte des raisons de cette fuite. Il appela Harruch, Harruch ne lui répondit pas ; alors la pensée que le guèbre pourrait avoir songé à lui ravir ou à entraver sa vengeance commença pour la première fois de germer dans son esprit ; il poussa un cri de rage, tous ses gens accoururent.
— Les chevaux, les chevaux ! hurlait Thsermaï. Le guèbre a volé la panthère ; armez-vous tous, et courons sur ses traces.
Pendant quelques minutes, la cour fut le théâtre d’une scène de confusion incroyable ; les serviteurs de Thsermaï allaient et venaient, effarés, saisissant tout ce qui leur tombait sous la main pour obéir aux ordres du maître : les chevaux, épouvantés de ce tumulte, se cabraient, se heurtaient, renversaient, traînaient leurs palefreniers ; les femmes du palais s’étaient mises aux fenêtres et ajoutaient leurs lamentations aux cris qui partaient de la cour.
Le prince javanais essayait de dominer le bruit.
— En selle ! disait-il, mais pas un de vous, s’il tient à la vie, ne fasse tomber un poil de la fourrure de Maha ! quant à la tête du guèbre, elle vaut son pesant d’or, et je donnerai ce palais à celui qui m’apportera celle de Noungal le Malais, que vous avez vu ici ce matin.
En disant ces mots, il enfonça ses étriers moresques dans les flancs de son cheval ; mais, en ce moment, une détonation d’arme à feu partit de derrière les arbustes qui faisaient au palais une ceinture verdoyante ; l’animal que montait Thsermaï se cabra, battit l’air de ses pieds de devant et s’abattit dans les convulsions de l’agonie.
En même temps, un homme vêtu du costume des marins malais, tenant à la main une carabine européenne encore fumante, sortit d’une touffe de bananiers placés près de la barrière et s’avança vers Thsermaï et ses gens.
À la vue de cet homme, qui était évidemment l’auteur de l’agression qui venait de priver leur maître de son meilleur coursier, tous les serviteurs du prince javanais abaissèrent leurs armes, les coups de feu éclatèrent, les flèches sifflèrent dans l’air, et une grêle de balles et de traits vinrent, sans l’atteindre, sillonner la terre, briser les branches et les bambous autour du Malais.
Mais lui s’avançait calme et fier, et sans que rien, dans son attitude et dans sa physionomie, dénonçât la moindre crainte ; les esclaves s’écartèrent, il put s’approcher de Thsermaï tout étourdi de sa chute.
— Rajah, lui dit-il, tu demandais ma tête tout à l’heure, je te l’apporte, et j’en viens réclamer le prix.
— Noungal ! s’écria le prince javanais.
— Oui, Noungal, qui vient lui-même chercher son bien que tu veux retenir ; Nougal, qui a dédaigné de te livrer au Hollandais comme il t’avait menacé de le faire, parce que ta vie importe au succès de la cause qu’il entend servir, parce qu’il avait en sa puissance les moyens de te contraindre à te courber sous sa volonté. Thsermaï, rends-moi l’esclave jaune que je t’ai confiée.
— Insensé, je t’admire ! répondit Thsermaï. Nous sommes cent, tu es seul, et tu menaces ! Tu es entré dans la tanière du tigre pour lui réclamer le mouton qui manque à ton troupeau ! – Fermez les barrières, vous autres, saisissez-le, et nous allons bien voir si l’enfer l’a fait à l’épreuve de la torture.
Noungal répliqua par un de ces rires stridents qui jadis avaient tant épouvanté Eusèbe. Une immense clameur lui répondit, et, de tous les buissons, de derrière les colonnes des vérandas, de tous les angles des cases, de tout ce qui avait pu cacher un corps humain, s’élança une foule d’hommes basanés et couverts de haillons sordides qui se précipitèrent vers les gens de Thsermaï en agitant leurs armes.
— Les bohémiens de la mer ! s’écrièrent ceux-ci.
L’épouvante que les terribles forbans de la Malaisie inspiraient aux habitants de l’intérieur était si grande que tous les hommes de Thsermaï, pâles, muets, tremblants, jetèrent leurs armes et prirent la fuite comme une nuée de corbeaux à l’aspect d’un vautour.
Le prince javanais voulut les retenir ; il les pria, il les conjura, il les menaça, il fit appel à leur fidélité héréditaire pour leur radjah ; ils méconnurent sa voix, et, dans leur trouble, ils le renversèrent, le foulèrent aux pieds, puis ils se dispersèrent dans toutes les directions.
Resté seul, Thsermaï essaya de rentrer dans l’intérieur de ses appartements ; il voulait tuer Arroa ; mais, sur un signe du chef, quatre vigoureux Malais se jetèrent sur lui, lièrent ses pieds et ses mains, malgré la résistance qu’il opposait, et l’entraînèrent du côté des jardins.
Lorsqu’il eut disparu, le chef des bohémiens s’avança au milieu des pirates.
— Pour vous décider à me suivre aussi loin de la mer où nous régnons, dit-il, je vous avais promis des richesses. Ce palais était le prix de la tête de Noungal, Noungal vous l’abandonne : allez, enfants !
Les bandits répondirent par une clameur que l’on eût dite échappée à une bande de démons, et, se ruant sur l’antique demeure des sœsœnans, en un clin d’œil ils en firent le théâtre d’effroyables scènes de violence et de meurtre.
Argalenka avait vu avec une anxiété profonde ce qui venait de se passer. Lorsque la longue file des bohémiens de la mer se fut engouffrée dans le palais, ses cris de désespoir se mêlèrent aux hurlements de triomphe des bandits : il voyait cent poignards levés sur la poitrine de son enfant ; il apercevait celle-ci pantelante entre les bras des pirates ; dans toutes les voix des femmes que cette invasion glaçait de terreur, il croyait reconnaître la voix d’Arroa qui l’appelait à son secours. Il essaya d’ébranler les barreaux de fer qui fermaient la cage, mais elle avait été construite pour un prisonnier bien autrement vigoureux que ne l’était le pauvre vieillard ; les barreaux résistèrent. Il essaya d’attirer l’attention des bohémiens, il eût voulu détourner leurs coups d’Arroa, mais ce fut en vain.
Bientôt, de légères spirales de fumée s’échappèrent à travers les persiennes de bambous et glissèrent le long des vérandas ; de petites langues de flamme, faisant craquer les tuiles vernissées, se montrèrent au-dessus du toit.
Le feu était au palais.
Argalenka se débattait comme un lion furieux dans sa cage, et, dans son ivresse désespérée, il ne s’aperçut pas que deux hommes s’étaient approchés de l’endroit où il était retenu.
L’un de ces hommes était Noungal, l’autre Thsermaï, débarrassé de ses liens mais soucieux et sombre.
— Beduis, dit Noungal à Argalenka en le touchant du doigt, je t’avais dit d’attendre ta fille sur le mont Sadjiva ; d’où vient que je te retrouve ici ?
— Ma fille ! ma fille ! elle est là, dans les mains de cet homme, elle va périr dans l’incendie ! Ouvrez, ouvrez cette cage, je vous en conjure, afin que je sauve mon enfant !
Noungal répéta froidement sa question.
— Puis-je vous répondre quand ma fille se meurt ? Elle n’était pas sur le mont Sadjiva, puisqu’elle est ici.
— Beduis, les cinq jours ne finissent que ce soir.
— Ah ! s’il est vrai que ma douleur ait touché votre âme, sauvez-la, je vous en conjure ! Je croyais qu’après avoir été repoussé par elle, il n’y avait plus de douleur pour moi sur la terre ; mais la voir expirer de cette mort affreuse ! ah ! c’est une pensée que les forces d’un père ne sauraient supporter !
— Sors de cette cage, et va où je t’ai dit d’aller ; ta fille y sera en même temps que toi.
Et, sur un signe de Noungal, Thsermaï ouvrit docilement la prison ; Argalenka se précipita au dehors ; mais, au lieu de se diriger du côté des montagnes dont le doigt du Malais lui indiquait les sommets bleuâtres, il essaya de se précipiter dans le palais.
Mais, dans cette construction légère dont des bambous formaient toute la charpente, l’incendie avait gagné avec une rapidité prodigieuse ; les pirates sortaient à la hâte de toutes les issues, les uns chargés de butin, les autres traînant après eux des esclaves. Dans l’intérieur, on entendait des cris de mort mêlés aux craquements des cloisons que le feu dévorait, et quand Argalenka se présenta devant la porte dont les flammes qui s’en échappaient faisaient une infranchissable muraille, la toiture s’abîma avec un bruit effroyable.
Le beduis tomba à genoux en se voilant le visage de ses mains. Ce fut Noungal qui le releva.
— Le beduis est-il insensé ? lui dit-il d’une voix moins rude ; n’a-t-il pas entendu que sa fille chemine en ce moment le long des flancs du mont Sadjiva ? veut-il donc que, dans le désert, seule, abandonnée, elle devienne la proie des tigres de Tjivadal ? Argalenka n’a-t-il donc plus pour sa fille les entrailles d’un père ?
L’émotion du pauvre béduis était si forte qu’il ne put répondre ; il se releva et se dirigea vers le point de l’horizon que lui avait indiqué Noungal aussi vite que le lui permettaient ses pas chancelants.
Le Malais revint au prince javanais, qui, dans un morne silence, contemplait les ruines qui se faisaient sous ses yeux.
— Eh bien, radjah, lui dit-il, tu vois que je ne t’ai point trompé ; que ce n’était pas un sot amour qui présidait à ma détermination lorsque j’exigeais l’esclave jaune ! Laisse Arroa remplir, dans des desseins que tu ne saurais comprendre, l’office auquel je la destine, et bientôt, si ton caprice n’est point passé, tu pourras la ramener dans ton palais.
— Mon palais ! répondit Thsermaï avec une ironie amère et en indiquant les murs croulants, les colonnades qui brûlaient comme des torches, les toits qui se tordaient en crépitant.
— Le palais du souverain de Java ne peut être que celui qu’habitent aujourd’hui les maîtres de l’île. Lorsque tu entreras triomphant à Buitenzorg, radjah, tu me remercieras de t’avoir débarrassé de cette bicoque.
Et Noungal poussa un cri de ralliement pour rassembler ses pirates.
Nos lecteurs se rappellent que le palais de Thsermaï avait été bâti dans la vallée que forment les bases de trois des pics les plus élevés de l’île, les monts Sadjiva, Sari et Gagah.
Ce fut du côté de la première de ces montagnes que se dirigea Argalenka lorsqu’il eut franchi l’enceinte de bambous qui séparait les jardins du dalam des pentes boisées au pied desquelles ils étaient tracés.
L’impression qu’avaient produite sur lui les paroles et surtout l’accent de Noungal avaient été si profonde que la foi était entrée dans son âme et qu’à chaque carrefour, au coin de tous les halliers, derrière tous les buissons, il s’attendait à voir se dresser et apparaître sa fille bien-aimée.
Cette foi était si profonde que ce vieillard, plus affaibli encore par les privations qu’il venait de subir que par l’âge, paraissait avoir retrouvé la vigueur et l’élasticité de la jeunesse.
Il marchait rapidement, franchissant les troncs d’arbre vermoulus qui embarrassaient le sentier, se glissant à travers les lianes qui étendaient leurs bras chevelus d’une branche à l’autre et formaient une voûte au-dessus de sa tête.
Si rapide que fût sa course, elle ne l’empêcha pas d’entendre un grand bruit qui venait de la vallée. Il tourna la tête : c’était le palais de Thsermaï qui s’abîmait au pied de la montagne.
En s’écroulant sur le foyer de l’incendie, les frêles charpentes avaient ravivé la flamme qui dardait ses langues aiguës dans les épais flocons d’une fumée qui montait jusqu’aux nuages, tandis que le vent éparpillait autour du beduis les flammèches des bois légers dont se composait cette construction.
À ce spectacle, les genoux d’Argalenka se dérobèrent sous lui, son cœur se serra, tout son corps trembla convulsivement comme tremblent les feuilles du papayer au souffle de la brise ; une pensée horrible se présentait à son esprit.
Le Malais ne l’avait-il pas trompé ? Cette masse embrasée n’était-elle pas le tombeau d’Arroa ? Les festons de feu qui couraient sur les noirs tourbillons qui s’élevaient autour du dalam incendié n’étaient-ils pas l’éphémère épitaphe de la pauvre enfant ?
Le beduis poussa un cri de désespoir, il tomba à genoux et éleva ses bras vers le ciel en prononçant le nom de Bouddha.
Mais cette poignante angoisse ne fit que traverser l’âme du pauvre homme ; il se retourna vers l’espérance qui lui avait donné l’énergie que nous lui avons vu déployer, et, n’ayant plus qu’elle dans ce monde, il s’y cramponna avec une rage furieuse, il l’embrassa comme le noyé embrasse la branche qui le soutient sur l’abîme.
Il se releva, et, tout haletant, il reprit sa course en s’arrêtant de loin en loin pour jeter le nom d’Arroa aux échos, avec un accent si déchirant que les arbres eussent pleuré si les arbres avaient eu des cœurs.
Bientôt, il eut traversé l’immense forêt d’arbres de teck qui fait une tunique au mont Sadjiva et au-dessus de laquelle se dressent les crêtes désolées de ses pitons.
La nuit était descendue du ciel, on distinguait encore la vallée aux clartés expirantes de l’incendie dont les lueurs teintaient de leurs reflets sanglants les arbres du voisinage ; mais le pic du mont Sadjiva ne se montrait plus que comme une masse sombre qui faisait tache sur la voûte du ciel étoilé.
Dans les transports de sa douleur, Argalenka ne tarda pas à sortir du sentier qu’il avait suivi jusque-là ; bientôt, ses pieds se heurtèrent aux fragments de basalte, de laves, de scories de toute espèce dont les flancs du Sadjiva, comme ceux de tous les volcans éteints de l’île, sont couverts. Il reconnut qu’il s’était perdu ; il voulut retrouver son chemin ; après dix pas, il se heurta à un immense bloc de pierre vomi sans doute dans des temps éloignés par le cratère et tombé debout comme un monolithe, sentinelle géante au milieu de ce désert.
Argalenka essaya de retrousser chemin ; mais les ombres s’étaient si promptement épaissies qu’il ne distinguait plus rien autour de lui et qu’il lui était impossible de faire un pas sans trébucher.
Alors, et pour la seconde fois, le désespoir s’empara du beduis ; il se jeta la face contre terre, et il sembla que sa pieuse résignation aux volontés de son Dieu l’avait abandonné ; il se roula dans la poussière ; il meurtrit son visage et son corps de ses mains ; au milieu de lamentables appels qu’il adressait à Arroa, des imprécations folles se faisaient entendre ; il accusait le Malais, il accusait les hommes, il accusait Bouddha.
Tout à coup, dans le silence funèbre qui l’entourait, un sourd grondement, comme celui d’un tonnerre lointain, roula de rocher en rocher et d’écho en écho.
Tout bruit, au milieu de cette solitude qui représentait si bien l’empire de la mort, était un espoir, tout espoir rattachait le beduis à sa fille ; il releva la tête, il se dressa debout et attendit.
Bientôt, un second murmure semblable au premier passa sur Argalenka, emporté par le vent.
Ce cri, jeté dans le désert, avait été plus distinct encore que le premier.
Argalenka ne pouvait s’y méprendre, c’était le rugissement d’une bête féroce.
En voyant s’écrouler toutes les illusions qu’il s’était faites sur le sort de sa fille, Argalenka avait subi une telle secousse que peu à peu sa douleur devenait du délire.
Loin de frissonner en face du messager de mort qui venait à lui sur les ailes de la brise, il s’écria avec un transport fébrile :
— Bénie sois-tu, toi qui m’annonces la délivrance, bénie sois-tu, toi qui viens mettre un terme à mes maux ! tes victimes t’ont habituée aux lamentations de la terreur, aux malédictions de la rage, aux convulsions des agonies : approche pour voir une poitrine qui s’offrira désarmée aux griffes qui vont la déchirer !
Et il se dirigea du côté d’où étaient venus les rugissements, marchant lorsqu’il pouvait marcher, rampant lorsque ses pieds se refusaient à le porter, avançant malgré tous les obstacles qu’il rencontrait et redoublant d’ardeur lorsque les cris de la bête fauve, éclatant en cascades sonores, venaient lui prouver qu’il avait diminué l’espace qui le séparait d’elle.
Il arriva ainsi au versant occidental du mont Sadjiva, du côté qui regarde le district des Préangers ; là, il lui sembla que les pierres dont étaient jonchés les flancs de la montagne prenaient des proportions colossales et régulières ; il continua d’avancer et reconnut qu’il se trouvait auprès d’un des mille temples dont la piété de ses ancêtres avait couvert l’île de Java, monuments merveilleux de sculpture et d’architecture qui attestent que ce peuple égalait en civilisation et en puissance ceux de l’Égypte et de l’Hindoustan, et qui tous sont tombés en ruine depuis que les sectateurs de Bouddha ont été écrasés et chassés de l’île par les disciples de Mahomet.
Les rugissements venaient évidemment de l’intérieur du temple.
Sans doute, l’animal avait établi son repaire dans l’enceinte jadis consacrée aux prières.
Ce contraste rendit Argalenka plus ferme dans sa résolution ; il trouvait une suprême consolation à venir expirer au milieu des ruines du culte de ses pères ; il lui semblait que le dieu approuvait son dessein, puisqu’il permettait qu’il s’exécutât dans le parvis même où on l’avait adoré.
Il se fraya un passage à travers les colonnes renversées, les statues et les bas-reliefs brisés dont les alentours du temple étaient jonchés et que des plantes parasites enlaçaient de leurs mille replis ; il parvint ainsi jusqu’au péristyle de l’édifice.
Le temple, comme la plupart de ceux dont, à chaque pas, le voyageur rencontre les débris lorsqu’il voyage dans l’intérieur de l’île, affectait la forme d’une colline ; il était formé de la superposition de plusieurs terrasses qui suivaient la coupe irrégulière de la montagne contre laquelle elles étaient appuyées ; ces terrasses reposaient sur de longues lignes de colonnes couvertes de sculptures bizarres et de grands blocs de maçonnerie dans lesquels on avait creusé des niches gigantesques, dans quelques-unes desquelles on apercevait encore des statues mutilées.
Au sommet de la terrasse supérieure s’élevait un vaste dôme qui marquait la place où avait été le sanctuaire de Bouddha ; un double rang de coupoles plus légères et plus basses entourait ce dôme qui leur servait de couronne.
À mesure qu’Argalenka s’approchait de l’enceinte où il allait chercher la mort, son agitation et son trouble se dissipaient ; peu à peu, ses sentiments religieux triomphaient de sa douleur, quoiqu’elle fût arrivée à son paroxysme ; sa détermination ne faiblissait pas, mais il redevenait calme, et ses lèvres pouvaient murmurer une invocation à Bouddha.
Au moment où il franchissait la large brèche qui avait remplacé les portes, un rugissement de l’animal qui l’avait guidé jusque-là dans la nuit retentit plus éclatant et plus terrible sous ces voûtes qui le répercutèrent, mais en même temps les yeux du beduis apercevaient quelque chose qui lui semblait étrange.
À l’extrémité supérieure de l’édifice, dont la longueur semblait doublée par la disposition étagée, à travers la forêt de colonnes tronquées, de statues décapitées qui s’étendaient de la base jusqu’au sanctuaire, il aperçut une clarté rougeâtre qui se reflétait sur les pierres polies de la grande voûte.
Argalenka connaissait l’antipathie qu’éprouvent tous les animaux sauvages pour le feu ; cependant il lui semblait évident que le tigre ou la panthère dont il avait entendu les hurlements devait se trouver auprès de l’endroit où brillait cette clarté, et ce phénomène étrange le remplit de surprise.
Il s’avança au milieu des ténèbres de tout genre dont l’intérieur du temple était semé, et, gravissant les marches dont chaque dalle, minée par l’herbe qui avait poussé entre les joints, tremblait sous ses pas, il poursuivit courageusement son ascension.
À mesure qu’il avançait, la clarté devenait plus vivre ; il suivait sur les ombres de la voûte les mouvements capricieux de la flamme, mais ce n’était qu’en gravissant la pente qui menait à la dernière terrasse surmontant le dôme que l’on pouvait apercevoir ce qui se passait dans l’intérieur du sanctuaire.
Ce sanctuaire était de forme elliptique ; il se terminait par une niche gigantesque dans laquelle se trouvait la statue de Bouddha, demeurée intacte par une sorte de miracle au milieu de cette destruction générale.
Le dieu était assis les jambes croisées sur un piédestal qui figurait une immense fleur de lotus ; il était représenté dans l’attitude de la méditation et de la prière ; un léger pagne ceignait ses reins ; une de ses mains soulevait l’extrémité de ce pagne, l’autre était appuyée sur son genou ; il portait le triple collier et le cordon sacré en sautoir ; il était coiffé de ce bonnet indien à larges oreilles qui a quelque ressemblance avec le bonnet phrygien. Le mur de la niche était surchargé d’emblèmes et d’inscriptions en caractères javans.
Argalenka, en toute autre circonstance, se fût agenouillé avec un pieux respect devant cette image de son dieu, mais des personnages vivants étaient là qui absorbaient toute son attention.
À vingt pas de la niche divine, un grand feu de broussailles et de menu bois avait été allumé, et, dans l’homme qui attisait ce feu, Argalenka avait reconnu Harruch.
La panthère de Thsermaï se tenait accroupie derrière le guèbre, les pattes allongées, cachant sa tête derrière le corps de son nouveau maître, de façon à dérober, autant que cela était possible, ses susceptibles prunelles à l’éclat du foyer.
Mais ce que le beduis avait vu avant la panthère, avant Harruch, avant la statue de Bouddha, c’était une forme féminine accroupie et adossée contre la muraille et qui demeurait tellement immobile que, si le vent qui faisait vaciller la flamme n’eût soulevé de temps en temps les plis d’un voile transparent qui l’enveloppait tout entière, on eût pu la prendre pour une des statues de pierre qui ornaient le vieux temple.
Cette femme avait renversé son visage sur ses genoux et paraissait dormir ; mais si Argalenka n’avait pu distinguer ses traits, il avait déjà reconnu sous le tissu transparent qui la recouvrait le costume des jeunes filles du peuple, le sarong en toile de coton grossière à fleurs éclatantes, le corset à manches courtes en étoffe vert foncé ; il avait remarqué qu’au lieu du diadème et des épingles de pierres précieuses ou de verroterie que portent les musulmanes, celle qu’il avait devant les yeux ne portait que quelques fleurs pourpres du mantéga et quelques branches de jasmin qui tranchaient sur l’ébène de sa chevelure.
Il croyait rêver, il lui semblait qu’il était sous l’empire de quelque hallucination, car, dans ce costume comme dans la taille et dans la tournure de celle dont il ne pouvait apercevoir le visage, il retrouvait le costume, la tournure et la taille d’Arroa lorsqu’elle n’était que la fille du plus pauvre des habitants des domaines de Thsermaï.
Le vieillard était blême, tremblant ; une sueur glacée perlait sur son front ; le feu qu’avait allumé Harruch, les colonnes, le temple tout entier tourbillonnaient autour de lui ; il voulait parler, et sa voix s’arrêtait dans sa gorge desséchée ; il haletait, il étendait ses mains vers cette image qui ressemblait à sa fille, sans pouvoir faire un pas en avant.
Un gravier broyé sous ses pieds rendit un léger craquement.
La panthère souleva la tête, ses oreilles se dressèrent et se tendirent en avant, ses yeux voilés se dilatèrent, son mufle monstrueux s’allongea dans la direction d’où était venu le bruit qui l’avait éveillée ; elle aspira l’air d’un souffle puissant. Ensuite, et comme si elle eût été mise en mouvement par des ressorts d’acier, elle se dressa, menaçante ; de nouveau, elle s’aplatit sur le sol, la croupe plus élevée que le reste du corps, la tête appuyée sur ses pattes de devant, fouettant l’air de sa queue, rassemblant tout ce qu’il y avait de force et d’agilité dans ses muscles, prête à s’élancer.
Mais, depuis que cette femme qui ressemblait à sa fille était apparue au beduis, celui-ci voulait vivre ; il craignait maintenant quelque chose plus que la mort, c’était de mourir sans avoir reçu encore un baiser de son enfant ; la terreur et l’amour lui rendirent quelque force.
— À moi, guèbre ! cria-t-il.
Harruch se leva à son tour.
— Tout beau, Maha ! dit-il ; si c’est un ami, respectons-le ; si c’est un ennemi, il sera temps d’apporter tes griffes à l’aide de mon poignard lorsque je t’appellerai.
En parlant ainsi, Harruch avait pris un tison du foyer, sorti son kriss de sa gaine, et, tenant l’un de la main droite et l’autre de la main gauche, il s’avançait dans la direction où on l’avait appelé.
Il reconnut Argalenka ; il remit la lame flamboyante dans son fourreau de sandal et prit le beduis par le bras.
— Ah ! c’est toi, Argalenka, dit-il. Approche-toi sans crainte, l’animal est un ami bien autrement fidèle que ceux pour lesquels on a inventé ce titre. Maha n’aime que ceux que j’aime, mais elle ne hait que ceux que je hais.
Effectivement, en voyant son maître causer familièrement avec le nouveau venu, Maha, après avoir poussé un formidable bâillement, avait repris sa position inoffensive.
Mais Argalenka ne pouvait répondre au guèbre ; délivré des appréhensions, toutes les angoisses de l’incertitude avaient reparu ; il indiqua du doigt la forme immobile et voilée, et dit à Harruch, en la lui désignant, avec une agitation convulsive :
— Là, là !
Harruch baissa tristement la tête et ne répondit pas à l’interrogatoire du beduis.
— Par pitié, guèbre, au nom de tes croyances, au nom des souffrances que j’ai endurées pour mon enfant ! réponds-moi, est-ce là ma fille ?
— Lorsque le vent des pluies, murmura Harruch, souffle sur les rives embaumées de la Tjiliwong, les eaux du fleuve sont couvertes des calices roses et blancs qui ont poussé et se sont fanés sur les arbustes qui le bordent ; ce sont encore des fleurs, mais elles n’ont plus ni le charmant coloris ni le doux parfum qui les faisait aimer.
— Que dis-tu ? Ma fille serait-elle morte ? ne m’auraient-ils rendu que son cadavre ?
Et Argalenka n’attendit pas la réponse du guèbre : il se précipita vers sa fille et voulut la saisir entre ses bras.
Mais, au cri qu’avait poussé le beduis, Arroa avait dégagé sa tête ; elle regarda son père, elle ne semblait pas le reconnaître, ses yeux n’exprimaient que l’indifférence et la stupeur.
Le beduis recula, épouvanté.
— Arroa, Arroa ! s’écria le pauvre vieillard, c’est ton père ! Le maître n’est plus là pour se placer entre tes caresses et ce front chauve où tes lèvres se sont tant de fois imprimées dans ton enfance ; il n’est pas là pour te contraindre à renfermer dans ton cœur cet amour si naturel de l’enfant pour celui qui lui a donné le jour ; tu peux m’aimer, Arroa, nous sommes libres.
La jeune fille demeurait muette ; elle ne faisait pas un geste qui pût faire supposer qu’elle comprenait ce que son père venait de lui dire.
— Arroa, Arroa, continuait celui-ci, s’il le faut, je me sèvrerai de tes caresses ; si tu l’exiges, je me résignerai à ne plus entendre sortir de ta bouche le nom de père ; je suis vieux, je suis laid, je suis pauvre, hélas ! tu es habituée maintenant aux riches vêtements des radjahs, et les haillons qui couvrent mon corps soulèvent ton cœur de dégoût. Je me résignerai, je prierai Bouddha qu’il oublie le châtiment de ta faute ; mais parle au moins, que j’entende ta voix, et que mes autres sens, comme mes yeux, puissent me dire : « Ta fille n’est pas morte. »
Arroa chantait.
Harruch demeurait assis, grave et silencieux, ne se levant que pour jeter sur la flamme expirante des brassées de broussailles sèches qui la ravivaient.
Le chant d’Arroa ne paraissait avoir produit aucune impression sur le guèbre ; mais, de temps en temps, son œil s’arrêtait sur Argalenka avec une expression de compassion qui contrastait avec la dureté habituelle de ses traits.
Pendant plusieurs heures, il laissa le beduis donner un libre cours à sa douleur, puis il s’avança vers lui, le saisit par le bras, et, l’attirant vers la partie du sanctuaire la plus éloignée d’Arroa, il le força à s’asseoir.
Argalenka n’opposait du reste aucune résistance à son compagnon, il se pliait comme un enfant à la volonté de celui-ci et lui obéissait machinalement.
— Eh bien, dit Harruch, sur les lèvres duquel parut un sinistre sourire, ils ont religieusement tenu leur parole : ils l’ont rendue, ton enfant ?
— Oui, répondit le beduis, qui, dans la prostration de ses forces, n’avait pas saisi l’intention railleuse que l’accent d’Harruch prêtait à sa demande ; oui, ils n’ont pas trompé le pauvre père. Que Bouddha, dont la main s’appesantit bien cruellement sur ma tête, leur pardonne le mal qu’ils m’avaient fait en considération de la pitié qu’ils ont eue enfin pour mon affliction.
Le guèbre haussa dédaigneusement les épaules, et le sentiment de pitié qui s’était traduit sur son visage se changea en un sourire méprisant.
— Le midudjak, dont la cime touche aux nuages, qui était déjà un grand arbre lorsque brûlaient sur toutes ces montagnes les feux que la main d’Ormuzd avait allumés, n’en a-t-il donc pas plus appris que la fougère qui naît, croit et meurt à ses pieds dans l’espace d’une saison ? Tu portes sur ta tête la couronne de la sagesse et sur ton front les signes de la décrépitude. N’as-tu donc jamais entendu dire que l’homme était presque aussi puissant qu’Arimane dans la science du mal, qu’il avait surpris le secret des terribles breuvages qui troublent la raison et, laissant vivre le corps, en chassent le souffle divin qui l’anime ?
— Que veux-tu dire, guèbre ?
— Je veux dire que ta fille a bu un de ces breuvages.
— Qui le lui aurait versé ? répondit Argalenka, quel est l’homme assez abandonné de Dieu pour commettre ce crime abominable de faire le mal sans intérêt ?
— Aussi ne te dis-je pas qu’on ait agi sans intérêt.
— Je ne te comprends pas.
— Écoute. Si je déroule à tes yeux la trame qui l’entoure ; si je te montre la main qui a broyé les plantes et les insectes, formé et versé le poison ; si je te désigne la volonté qui, deux fois, ayant trouvé deux esclaves dociles, a redouté d’être moins heureux cette fois et a préparé par un philtre la troisième à devenir l’instrument passif de ses desseins ; si je te désigne cet homme, espèce de génie infernal qui a revêtu notre enveloppe pour nous persécuter, odieux au ciel et à la terre, marchant implacablement à son but, celui de prolonger sa détestable existence à travers le sang et les larmes, sans trébucher aux cadavres dont son chemin est jonché ; si je te prouve tout cela, dis, ne comprendras-tu pas enfin que la vengeance est quelquefois une inspiration divine, une œuvre sainte, et, en face de ce qu’il a fait de ton enfant, ne me demanderas-tu pas avec instance la moitié de ma vengeance ?
— Deux fois tu m’as adressé cette question, et deux fois je t’ai répondu de même ; tu verras aujourd’hui que l’accroissement de ma douleur n’a point diminué ma foi dans les saints préceptes de ma loi. Si cet homme a commis les crimes que tu prétends, il n’échappera pas à la main de Bouddha, quels que soient sa force et son orgueil. Le souffle de Bouddha peut, s’il le veut, disperser dans l’air les hautes montagnes de l’île comme il fait des grains de sable de la mer ; mais je veux pas l’offenser en empiétant sur ses droits ; les hommes peuvent saturer mon cœur de douleur, ils n’y feront pas pénétrer une goutte de fiel ; ils peuvent faire couler toutes les larmes que renferment mes yeux, ils n’arracheront pas une malédiction à ma bouche, qui n’a pas reçu le pouvoir de maudire.
Harruch se leva.
— Pauvre fou ! murmura-t-il ; le sort ne veut décidément pas épargner une angoisse à ton cœur. Deux fois il t’a placé sur mon chemin, deux fois il a fait pénétrer dans mon âme la pitié pour ta destinée, deux fois j’ai tenté de t’y arracher, et deux fois tu es resté sourd à ma voix, plus inébranlable dans ta pusillanime faiblesse que moi dans ma haine. – Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi, car tu eusses été incapable du sacrifice qui sera nécessaire à l’accomplissement de mes desseins, tu eusses entravé la vengeance à laquelle je voulais t’associer. Adieu ! Comme sur la route de Weltevrede, je te dis : Séparons-nous ; suis ton chemin comme je suivrai le mien, toi qui pardonnes ; moi qui ai changé mon nom contre un nom plus terrible, moi qui m’appelle le châtiment, moi qui n’attends pas que Bouddha, Ormuzd ou Mahomet se chargent de punir les trois hommes qui m’ont offensé, je reste sur leurs pas, car le jour approche où je leur rendrai le mal pour le mal, et le désespoir pour le désespoir.
Argalenka demeura pensif ; le pauvre homme se demandait en quel lieu il pourrait trouver un asile pour sa malheureuse fille.
Harruch lut ce qui se passait dans l’âme du beduis.
— Écoute, lui dit-il, un dernier service ; ne demeure pas dans ce pays, ce serait tenter Dieu : descends dans la province des Préangers, sur le versant occidental du mont Gagah, au pied de la colline sur laquelle ce temple est construit ; tu trouveras une fontaine qui sort du rocher et dont les eaux s’épanchent vers la plaine en un étroit ruisseau ; suis les bords de ce ruisseau dans la direction où le soleil se couche ; bientôt, tu le verras grandir comme l’enfant qui passe de l’adolescence à la maturité ; il deviendra torrent, puis rivière, aussi large et aussi rapide que l’est la Tjiliwong lorsqu’elle arrive à Weltevrede. Ne quitte point ses rives ; lorsque tu apercevras la mer comme une bande verdâtre à l’horizon, tu chercheras le point où la cime du mont Kavogan, que tu auras en face de toi, couvre exactement une seconde montagne que tu apercevras à l’horizon ; fais mille pas dans cette direction, et, sur ta droite, dans un bois d’aréquiers qui n’est qu’à une demi-heure de marche du village de Zand, lequel donne son nom à la baie, tu découvriras une cabane abandonnée ; cette cabane, c’est moi qui l’ai construite lorsque je me livrais à la chasse du cobra-capello dans les vallées du Kavogan. Entre sans crainte dans ma demeure, l’oiseau utilise à son profit le nid abandonné qu’il trouve sur son chemin ; dans un angle de la cabane, sous un tas de litière, tu trouveras des nattes et les ustensiles nécessaires à la vie, et les bois et les champs et la mer fourniront amplement à ta nourriture. Là, tu seras plus en sûreté qu’ici ; là, il est possible que le danger qui te menace encore s’écarte de ta tête et de celle de ta fille.
— Hélas ! dit le beduis, il y a cinq journées de marche d’ici au bord de la mer ; comment pourrai-je y conduire, pauvre vieillard débile que je suis, la malheureuse qui ne peut ni me comprendre ni m’entendre ?
— Lorsque j’ai vu venir ta fille, qui suivait le sentier, elle était montée sur un des chevaux de Thsermaï ; celui qui n’avait pas craint de lui ravir le plus précieux de tous les biens, l’intelligence, avait craint que les pieds de sa victime ne se déchirassent aux cailloux de la route ; ce cheval, il est là, dans la première enceinte du temple.
— Un dernier service : Harruch, aide-moi à placer Arroa sur sa monture.
Le guèbre fit ce que lui demandait Argalenka. Celui-ci réveilla sa fille et, aidé du charmeur de serpents, la sortit du temple. Le cheval fut sellé, et Arroa, qui, sans mot dire, avait suivi son père et lui obéissait par des mouvements automatiques, fut placée sur le dos de l’animal, dont le beduis prit la bride.
— Merci, Harruch, dit ce dernier au guèbre, qui s’écartait pour lui livrer passage ; Bouddha te récompensera de la pitié que tu m’as témoignée et des services que tu m’as rendus ; mes prières le lui demanderont chaque jour.
Harruch ne répondit pas ; il considérait Arroa avec une attention farouche ; tout à coup, et sans dire adieu à son compagnon, il appela Maha et s’éloigna, avec sa rapidité habituelle, dans la direction du versant oriental, qui était celle de la province de Batavia.
Argalenka se mit en route à son tour et descendit les rampes qui conduisaient au district des Préangers en suivant le cours du ruisseau que le guèbre lui avait désigné.
Après la mort de la négresse Cora, après l’apparition de Noungal sur le théâtre du drame dans lequel Eusèbe van den Beek avait joué un rôle si funeste, le jeune Hollandais s’était élancé vers la plaine.
Le désordre de ses esprits était si grand que, sans se rendre compte s’il tournait ou non le dos au village de Gavœt, où il avait laissé Esther, il courait, éperdu, aussi rapidement que le lui permettaient ses forces, exposant son front au souffle de la brise, cherchant à rafraîchir son cerveau embrasé, traversant les champs cultivés, franchissant les vallons, gravissant les montagnes, fuyant les habitations et les hommes, car, dans chacun de ces derniers, depuis qu’il avait vu Noungal, il croyait avoir un ennemi.
Cette course folle dura jusqu’à ce que la fatigue et, plus encore que la fatigue, la chaleur accablante d’un soleil vertical eussent eu raison des forces d’Eusèbe ; haletant, épuisé, il tomba sur la terre et demeura évanoui.
Lorsqu’il revint à lui, le jour était à son déclin ; le disque d’or de l’astre descendait à l’horizon à travers un réseau de nuages rougeâtres et empourprait de ses rayons les cimes du Taikœkoie.
Eusèbe eut quelque peine à redevenir maître de sa pensée ; il se souvenait à peine de ce qui s’était passé pendant la nuit précédente ; son espoir ne lui avait laissé qu’une sorte d’engourdissement douloureux ; il vacillait sur ses jambes comme un homme ivre ; sa tête lui paraissait être vide ; le plus petit bruit, le moindre mouvement y retentissaient et lui causaient des souffrances aiguës ; une soif ardente, une fièvre terrible le dévoraient.
Il chercha instinctivement de l’eau.
En promenant son regard autour de lui, il aperçut des herbes, des fougères dont la couleur verdoyante, tranchant sur l’aspect desséché de celles qui les entouraient, semblait indiquer le lit d’un ruisseau ; il se traîna jusque-là.
La chaleur torride du midi avait desséché ce ruisseau, mais la terre était restée humide ; il pouvait être plus heureux en arrivant à la source.
Il rassembla ses forces et son courage, et rampa dans cette direction.
Il ne tarda pas à apercevoir un rocher d’où l’eau suintait goutte à goutte et tombait dans un bassin que l’ombre garantissait des rayons du soleil.
Au lieu de se précipiter vers cette source de résurrection et de vie, Eusèbe demeura immobile, muet, frappé de stupeur.
Il se dressa sur ses pieds, il regarda autour de lui, et il reconnut que le hasard l’avait ramené à la fontaine aux diamants, qui avait été si fatale à la pauvre Cora.
Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, tout son corps s’agita d’un tremblement convulsif ; il tremblait d’apercevoir à ses pieds le cadavre de la négresse.
Instinctivement, il ferma les yeux.
Puis, triomphant de ses terreurs, il inspecta du regard tous les alentours.
Nulle part il n’aperçut le cadavre de Cora.
Il eût pu croire qu’il avait été victime d’un horrible cauchemar si, à deux pas devant lui, la terre n’eût été largement tachée d’une couleur brune et visqueuse.
Cette tache avait été évidemment produite par le sang de la négresse.
Quoi qu’il en fût et tout heureux de ne pas se trouver en présence du corps de sa victime, Eusèbe respira bruyamment.
Alors un délire insensé s’empara de lui.
Le matin, dans son trouble, il avait laissé échapper l’occasion d’acquérir des richesses immenses, de se jouer des maléfices de Basilius ; cette occasion, une heureuse chance la lui rendait.
Il oublia ses douleurs, il oublia la fièvre, il oublia la soif : avant de songer à étancher l’une, à calmer l’autre, il était agenouillé au bord de la fontaine, il plongeait ses bras jusqu’au fond pour saisir les précieuses pierres qu’il avait vues, qu’il avait palpées, quelques heures auparavant.
Mais celles dont ses mains revinrent pleines n’avaient rien qui les distinguât des cailloux dont les assises du rocher étaient jonchées.
Il en prit une, la brisa entre deux blocs : c’était du silex, rien de plus.
Palpitant d’angoisse, dix fois il recommença l’expérience, et dix fois elle lui donna les mêmes résultats.
Alors son cœur se fendit, il s’assit sur une saillie du rocher, et il pleura.
La violente secousse qu’il venait d’éprouver avait tout à coup rendu à son cerveau toute sa lucidité : il se souvenait.
La première larme qu’il versa fut donnée à ses folles espérances. Mais l’âme amollie par la douleur revient bien vite à de tendres sentiments ; il pleura sur lui-même, il pleura sur sa triste destinée, il pleura surtout sur Esther.
Il était bien loin de sa présomption des premiers jours ; maintenant, il comprenait sa faiblesse, il voyait se réaliser une à une toutes les prédictions sinistres du docteur Basilius ; il se demandait s’il aurait le courage et la force de résister à la dernière épreuve, et, en mesurant par la pensée la trame dont il se sentait enveloppé, en face de la puissance surnaturelle de celui qui était son adversaire dans cette lutte, il se sentit défaillir.
Il pensa à aller retrouver Esther, à lui avouer ce qui s’était passé, à implorer son pardon, à lui proposer de chercher dans une mort commune le triomphe de leurs sentiments de tendresse réciproque et un refuge contre les machinations infernales du terrible Noungal.
La courte halte qu’il venait de faire, la résolution qu’il avait prise lui avaient rendu de nouvelles forces ; il se leva et se mit en route.
Mais la nuit était profonde, il craignait de s’aventurer dans la plaine empoisonnée. Il n’avançait qu’en hésitant.
Il marchait depuis près d’une heure, lorsqu’un bruit sourd et tumultueux retentit dans le silence.
C’était celui que font les chevaux en frappant de leurs sabots la terre desséchée ; il s’avançait rapidement dans la direction où se trouvait Eusèbe ; celui-ci se jeta dans une plantation de caféiers et se cacha dans le feuillage de l’un de ces arbustes.
Une douzaine de ces cavaliers indigènes qui forment la garde des gouverneurs et sont chargés de la police des districts provinciaux défila à quelques pas du jeune homme.
À leur tête, et sur un cheval qu’il montait sans selle, galopait un homme qui ne portait pas, comme ses compagnons, la longue lance à pavillon rectangulaire.
Cet homme semblait servir de guide aux premiers.
Eusèbe le vit dans l’ombre qui indiquait du doigt à ceux-ci les hauteurs du Panderango, et, dans ce guide, Eusèbe crut reconnaître Noungal.
Tout son sang se figea dans ses veines, une sueur glacée perla sur son front.
Sans doute, le Malais l’avait dénoncé aux autorités de la province et, après l’avoir dénoncé, s’était chargé de livrer le coupable.
Dans un premier mouvement, Eusèbe fut tenté de sortir de son asile, de se livrer aux soldats, de confier sa destinée à la justice de ses semblables.
Mais le temps des résolutions fortes était passé pour le Hollandais ; son âme avait perdu sa loyauté juvénile et énergique depuis qu’Eusèbe s’était laissé tenter par le démon de l’avarice.
Une tache imperceptible suffit pour dénaturer la qualité d’un bon fruit.
Il eut peur lorsqu’il entrevit dans sa pensée quelles pourraient être les conséquences de cette résolution ; c’était folie que de vouloir persuader à des juges du XIXe siècle que l’on était la victime de machinations surnaturelles.
Ces juges ne seraient-ils pas convaincus, au contraire, qu’il n’y avait, dans le caractère des révélations qu’il ferait, que la ruse vulgaire du criminel qui affecte la démence pour sauver sa tête ?
Il se vit déshonoré, flétri, condamné et enfermé tout au moins pour le reste de ses jours dans le cabanon des fous.
Alors il songea à Esther et, pour excuser sa lâcheté, s’abrita derrière sa tendresse pour elle.
Il nia qu’il fut possible qu’elle supportât victorieusement cette épreuve ; il lui sembla improbable que l’amour de sa femme, cet amour qu’il déclarait le plus précieux des biens qui lui restait, ne défaillît pas lorsque la justice humaine se serait appesantie sur la tête de celui dont elle portait le nom, lorsque la publicité de l’audience aurait ajouté ses scandales à la trahison qu’elle avait le droit de lui reprocher et qu’il prétendait justifier par l’intervention de Noungal.
En perdant la sérénité de la conscience, il avait perdu la foi, principe de toute force ; en doutant de lui-même, il avait appris à douter des autres.
Il résolut donc de voir Esther avant d’affronter les risques du jugement qui l’attendait.
Mais si l’on était à sa poursuite dans les environs du Tai-kœkoie, il était probable qu’on n’avait point négligé d’entourer l’hôtellerie de Gavœt, où évidement on devait l’attendre.
Eusèbe se décida donc à quitter les environs, sauf à envoyer plus tard un messager à sa femme et à l’appeler auprès de lui.
Il se guida sur les étoiles et chercha à se rapprocher des bords de la mer, qu’il savait devoir être à quelques lieues vers l’ouest.
Il parvint à atteindre le rivage au point du jour, et alors il se dirigea vers le nord ; il espérait gagner ainsi la partie cultivée du district des Préangers, où il pourrait trouver un asile d’où il lui serait facile d’informer Esther de sa situation.
Pendant quatre jours, il marcha dans cette direction, vivant des coquillages qu’il ramassait sur la plage, des fruits sauvages qu’il cueillait sur les arbustes du littoral, couchant sur les rochers des falaises.
Mais Eusèbe van den Beek avait trop présumé de ses forces déjà ébranlées ; la fièvre qui le minait ne fit que s’accroître ; ses vêtements en lambeaux ne préservaient plus son corps de l’action d’un soleil dévorant ; ses pieds, que garantissaient imparfaitement ses chaussures déchirées, étaient tout sanglants au contact des pierres aiguës, des coquilles brisées dont était jonché le chemin qu’il suivait.
Bientôt, ses jambes se refusèrent à le porter, son oppression redoubla, des vertiges firent passer devant ses yeux mille éblouissements fantastiques.
Le désespoir s’empara de lui, et ce désespoir lui inspira le mépris de la frayeur à laquelle il avait cédé en s’enfuyant devant les cavaliers que guidait Noungal ; mort pour mort, celle qu’il allait subir dans ce désert, loin de tout secours, privé de toute consolation, lui paraissait plus affreuse que celle que la loi réserve aux meurtriers. Il résolut de se rapprocher des habitations, qu’il avait évitées jusqu’alors.
Il se trouvait en ce moment sur une plage nue dont la réverbération du soleil faisait une immense nappe de feu ; à sa droite, il apercevait une verdoyante oasis et, entre les troncs élancés des palmiers, les toits de bambous de plusieurs habitations ; il essaya d’atteindre jusque-là.
Mais, à mesure qu’il avançait, l’îlot de verdure semblait s’éloigner à son tour ; il croyait y toucher, et tout à coup il le voyait à une demi-lieue de lui, et il ne trouvait à ses côtés que des buissons rabougris et brûlés, qu’une végétation desséchée, que des rocs arides.
Alors son désespoir se changea en une sorte de rage ; il éclata en imprécations furieuses contre Noungal, contre celle qui avait été le dernier instrument de ce démon ; il maudit sa destinée, il blasphéma la Providence qui l’abandonnait ; il se roula sur le sable ; il se frappa de ses poings fermés ; il poussa des cris qui n’avaient plus rien d’humain.
Peu à peu, ses sens perdirent leur acuité, une espèce de brouillard s’interposa entre ses yeux et ce qui l’entourait, son gosier desséché laissait avec peine échapper une respiration stridente ; on eût dit que l’agonie allait commencer pour le pauvre Eusèbe.
Cette agonie était si douloureuse, ses angoisses étaient si terribles, qu’il se prit à invoquer la mort, qui seule pouvait abréger ses souffrances.
Comme si ce vœu suprême eût été entendu, il sentit au même instant sur sa jambe l’impression d’un froid étrange ; il y porta les yeux et aperçut un petit serpent qui s’était enroulé autour de sa cheville.
C’était une de ces vipères que l’on appelle à Java bidoudaks, les plus petits des nombreux serpents de l’île, mais ceux peut-être dont la morsure est la plus dangereuse.
Le reptile faisait miroiter au soleil ses écailles d’ébène et d’or, ses yeux sanglants étaient fixés sur les yeux d’Eusèbe, et il dardait sur lui sa langue fourchue avec un léger sifflement de menace.
Dans l’état de prostration où était tombé Eusèbe, il ne trouva pas l’énergie de se soustraire au danger qui le menaçait ; il retomba sur le sol et s’évanouit.
En ce moment, un homme chargé d’un faix de bois mort venait d’entrer dans la clairière où cette scène se passait ; il aperçut du même coup Eusèbe et le bidoudak, qui, rassuré par l’immobilité de sa victime, avait rampé le long des vêtements du Hollandais et s’était avancé jusqu’à son cou comme s’il voulait chercher l’endroit où sa morsure serait le plus sûre.
L’homme laissa tomber son fardeau, cueillit une branche flexible de cannelier sauvage qu’il dégarnit de ses feuilles, s’approcha doucement d’Eusèbe et frappa le bidudak de sa baguette avec tant de dextérité qu’il en fit deux tronçons qui s’agitèrent quelques instants comme s’ils voulaient se rejoindre et qui tombèrent sur le sable.
Alors l’homme, dans lequel nos lecteurs ne tarderont pas à reconnaître Argalenka, considéra plus attentivement celui qu’il venait d’arracher à la mort ; une larme mouilla sa paupière, il tomba à genoux, et, élevant ses mains vers le ciel :
— Ton serviteur te remercie, Bouddha ! s’écria-t-il. Celui qui est là avait ouvert pour le pauvre beduis la main de la libéralité, et tu n’as pas voulu qu’un de tes enfants se présentât devant toi avec la conscience chargée de la dette de la reconnaissance.
Ce fut en voulant éveiller Eusèbe, qu’il ne croyait qu’endormi, qu’Argalenka s’aperçut de l’évanouissement du jeune homme ; il comprit que sa tâche n’était pas achevée, et il appela Arroa pour qu’elle vînt à son aide.
Pendant que le vieillard dépouillait les arbustes du bois sec qui était nécessaire aux soins du ménage, la jeune Indienne, paresseusement assise sur les bords d’un ruisseau, s’amusait, avec cette attention sérieuse que les enfants et les insensés apportent dans leurs jeux, à regarder l’eau courir sur ses pieds, qu’elle avait plongés dans le lit du ruisseau.
— Fille ! fille ! criait Argalenka, voici un homme qui, dans un jour maudit, n’a pas craint d’étendre sa main entre ton père et ceux qui le persécutaient. Il gît dans ce bois, privé de sentiment. Bouddha a dit que le souvenir du bienfait devait survivre à la quatrième génération. Ne m’aideras-tu pas à lui rendre le bien pour le bien ? Apporte de l’eau pour rafraîchir ses lèvres… Ah ! mon Dieu ! reprenait le pauvre vieillard, j’oublie toujours que, de mon enfant, le malin esprit ne m’a laissé que l’enveloppe, que sa raison erre dans les ténèbres qui précèdent le séjour des élus. Si elle m’entend, elle ne comprend pas ce que je lui demande.
Mais, à la grande surprise du beduis, au moment où il se levait pour se diriger lui-même du côté du ruisseau, Arroa parut dans la clairière ; elle tenait à la main une feuille de latanier qu’elle avait enroulée et dont l’eau s’échappait goutte à goutte.
Elle alla droit à Eusèbe, s’accroupit à ses côtés, souleva doucement la tête du jeune homme, la plaça sur ses genoux, et, entr’ouvrant les lèvres blêmes du Hollandais, elle y épancha ce que son vase improvisé avait conservé du frais liquide.
— Arroa ! Arroa ! s’écria Argalenka, oubliant Eusèbe dans le trouble que lui causait cette apparence d’intelligence dans sa fille. Arroa, me serais-tu rendue ?
Arroa fut quelques instants sans répondre ; son regard, arrêté sur le jeune homme évanoui, avait pris une fixité singulière ; elle continuait à lui prodiguer les soins les plus empressés.
— Vieillard ! s’écria-t-elle enfin d’une voix vibrante et saccadée, toute la vertu est-elle donc dans de vaines paroles ? Ta reconnaissance ne saura-t-elle donc t’inspirer rien de ce qu’il faut faire pour secourir celui qui t’a secouru ? Tu n’as pas encore songé que Bouddha a fait la peau de l’homme blanc pour l’ombre et pour la fraîcheur, ainsi que l’éclatant tissu de la fleur du rosier ; leur plus grand ennemi, à l’un comme à l’autre, est le soleil dévorant de nos climats ; songe donc avant tout à soustraire celui que tu as nommé ton ami à l’action des rayons brûlants qui tarissent en lui les sources de la vie.
Argalenka obéit docilement à sa fille ; il prit Eusèbe entre ses bras et le transporta au bord du ruisseau qu’ombrageait un bosquet de lataniers gigantesques.
Arroa s’était replacée dans sa position première auprès du jeune homme ; mais ni l’ombre, ni la fraîcheur, ni l’eau dont l’Indienne baignait le visage du Hollandais ne suffisaient pour le ranimer.
L’agitation d’Arroa augmentait à mesure que ses efforts étaient vains.
— Que la malédiction des mauvais génies soit sur moi, s’écria-t-elle avec un emportement inexprimable, si le souffle de sa vie s’éteint entre mes mains ! – Attendras-tu, vieillard, que les bidoudaks ou les tigres de la jungle soient venus m’apporter leur aide ? Cours à la case, prends le cheval, tu trouveras peut-être au village une âme compatissante qui voudra bien te donner quelques gouttes de la liqueur fermentée du palmier, qui sera plus puissante que cette eau. Va, père, continua-t-elle en changeant subitement de ton et en prenant une expression caressante qui contrastait avec l’animation dont ses traits demeuraient empreints, va, père, et reviens vite. Bouddha ne nous pardonnerait pas si nous laissions la mort acquitter ta dette envers ce jeune homme.
Argalenka était si profondément ému en entendant sa fille s’exprimer avec tant de sens qu’il se laissa tomber à genoux devant elle, et, jetant ses bras autour du cou de la jeune Indienne, il la pressa sur son cœur avec des transports qui disaient assez ce qui se passait dans son âme.
Arroa se débarrassa de cette étreinte avec impatience.
— Mais va donc, vieillard ! reprit-elle avec dureté.
— Je pars, répondit Argalenka, et je ramènerai le cheval ; nous placerons l’homme blanc sur son dos, et nous le transporterons dans notre case, qui va devenir sa demeure.
— Oui, oui, père, tu dis bien, fit Arroa ; mais pars, je t’en conjure !
Le beduis se leva et s’éloigna en remerciant deux fois son dieu d’avoir mis l’Européen sur son passage, puisque le sentiment du bienfait reçu avait suffi pour rendre la raison à son enfant.
Argalenka avait trouvé sans peine la case qu’Harruch lui avait indiquée comme pouvant lui servir d’asile.
Cette case, le guèbre l’avait construite un an auparavant, lorsqu’il avait espéré lui-même avoir des amours à abriter.
Il avait choisi pour la planter un site sauvage comme ses goûts ; il avait cherché avant tout à l’éloigner autant que cela était possible du voisinage de ses semblables, et c’était dans ce dessein qu’il avait placé sa future demeure dans la partie la moins fréquentée de la province des Préangers.
Une métamorphose subite s’était opérée chez Arroa ; sans doute, elle n’avait pas retrouvé la gaieté innocente et naïve des années qui avaient précédé son enlèvement par le docteur Basilius, années dont le souvenir avait rendu la réalité si pénible pour le béduis.
Celui-ci voyait de temps en temps reparaître sur le visage de son enfant l’expression sombre, soucieuse, quelquefois sinistre, qui avait caractérisé sa démence ; mais sa démence au moins paraissait s’être dissipée, et la jeune Indienne, surtout lorsqu’elle se trouvait en présence d’Eusèbe, semblait être rentrée en possession de son intelligence.
Pour bien comprendre quelle avait été la joie d’Argalenka en face de cette guérison si soudaine, il faut se reporter à ce qu’il avait souffert lorsque, au lieu de la jeune fille enjouée qu’il espérait serrer dans ses bras, il avait retrouvé un corps que l’âme semblait avoir abandonné, une créature inerte, froide, presque muette, que rien ne pouvait émouvoir, pas même les baisers et les caresses de son père.
Après avoir quitté Harruch, lorsqu’il marchait dans les solitudes, conduisant le cheval qui portait le fantôme de la belle Arroa, le beduis s’était révolté contre l’idée que le souffle de vie eût pu se retirer de cette chair de sa chair, de ce sang de son sang ; il n’avait pu admettre que cet égarement fût sans remède ; il avait lutté contre le mal avec cette tendresse persévérante qu’un père seul peut trouver dans l’infini de son amour ; il avait essayé d’éveiller chez Arroa un sentiment, un souvenir ; il s’efforçait de lui faire admirer les sites qui ressemblaient à la province de Bantam où s’était passée son enfance.
S’il apercevait une fleur, un fruit qu’elle aimât, il le lui présentait avec des mots qui eussent amolli le cœur le plus endurci.
Tous ses efforts étaient vains.
Lorsque la jeune fille accordait quelque attention à ce que lui disait le vieillard, ses yeux étaient fixes et hagards, ou si distraits qu’il eût semblé que ce dernier lui eût parlé une langue étrangère ; mais la plupart du temps, le son de la voix du beduis ne semblait être pour sa fille qu’un bruit auquel elle devait répondre par un autre bruit.
Alors elle entonnait des strophes dont les paroles blessaient profondément les principes religieux du vieillard.
Les illusions d’Argalenka s’étaient encore prolongées pendant les premiers jours qui avaient suivi l’installation du père et de la fille dans la cabane d’Harruch ; mais peu à peu, l’insuccès avait ouvert les yeux du beduis à l’évidence.
À mesure qu’ils s’étaient enfoncés dans les solitudes des Préangers, l’égarement d’Arroa avait pris un caractère plus effrayant.
Pendant des journées entières, elle demeurait accroupie dans un angle de son étroite chambre, enveloppée de ses voiles, refusant de prendre toute nourriture, fuyant le jour dont l’éclat paraissait blesser ses yeux.
Les mahométans seuls considèrent la folie comme un bienfait du ciel et un état bienheureux ; les sectateurs du Bouddha voient en elle une manifestation des mauvais esprits.
Argalenka, en rapprochant la situation de sa fille des événements surnaturels qu’il avait vu s’accomplir dans le palais de Thsermaï, en commentant quelques phrases que lui avait adressées le guèbre, en était arrivé à se convaincre que le démon s’était emparé du corps d’Arroa ; il pleurait sur elle, et il passait des heures entières à la considérer avec un sombre désespoir et une superstitieuse terreur.
Le trouble du beduis était si profond, un tel désordre régnait dans ses idées, qu’il se croyait maudit par Bouddha, qu’il n’osait plus invoquer son dieu.
Ce fut alors que le Hollandais mourant le rencontra sur son passage.
À la vue de ce jeune homme, une révolution immédiate s’était opérée chez Arroa.
Elle avait parlé, elle avait fait acte de raison dans les soins qu’elle avait prodigués à Eusèbe ; le beduis passa sans transition de l’excès de la douleur au paroxysme de la joie ; c’était la résurrection de son enfant.
Lorsque Eusèbe eut été transporté dans la case, la guérison de l’Indienne se caractérisa de plus en plus ; elle n’avait retrouvé ni la gaieté, ni la tendresse de son enfance, elle était encore taciturne et sauvage ; il fallait que son père lui répétât plusieurs fois la même question pour obtenir une réponse ; mais elle était attentive, empressée, auprès de l’hôte que le ciel leur avait envoyé.
La réaction fut violente chez Argalenka ; son bonheur était trop sincère pour ne pas chercher à s’épancher au dehors ; il riait, il pleurait en même temps lorsque quelques mots s’échappaient de cette bouche qui avait été si longtemps muette pour lui ; dans son ivresse, il serrait Arroa sur son cœur, puis il la quittait et embrassait le Hollandais comme s’il était incertain de connaître celui qu’il devait le plus aimer, de son enfant ou de l’homme grâce auquel il semblait qu’elle lui eût été rendue.
Cette guérison inouïe, Argalenka n’essayait ni de la motiver ni de la comprendre : on ne cherche point à approfondir les miracles dont on profite ; il jouissait de son bonheur, et ce bonheur était si grand qu’il ne s’apercevait pas du changement profond qui, en sens inverse de celui de la jeune Indienne, s’était opéré chez le Hollandais.
En effet, malgré sa jeunesse, en dépit de ce que faisaient pour lui la tendre sollicitude d’Arroa et l’amitié prévenante du beduis, Eusèbe semblait bien loin de se remettre de la secousse qu’il avait éprouvée.
Son visage était devenu plus pâle qu’il ne l’était lorsque Argalenka l’avait trouvé évanoui dans les buissons de la falaise ; ses joues étaient caves, ses lèvres livides.
Ces symptômes d’une profonde perturbation morale ne se bornaient pas à affecter l’extérieur ; le caractère du Hollandais s’était singulièrement modifié. Dans ses plus mauvais jours, lors des cruelles insomnies qu’il avait dues aux persécutions de Basilius, son humeur n’avait été que mélancolique et soucieuse ; depuis qu’il était entré dans la case du beduis, elle était devenue sauvage et farouche ; il se montrait brusque, irritable envers son hôte, qui, bien des fois, avait vu ses soins accueillis avec un froid dédain.
Bien qu’un assez grand nombre de jours se fussent écoulés depuis la fatale soirée où il avait quitté Gavœt en compagnie de la négresse, pas un mot n’était venu rappeler que le passé existât encore dans son souvenir, pas un mot n’avait témoigné qu’il songeât quelquefois à Esther et à son enfant ; quelquefois, cependant, il s’abritait dans une méditation profonde, et les soupirs qui s’échappaient de sa poitrine, l’expression de sa physionomie altérée témoignaient que ce n’était peut-être pas sans de violents combats qu’il arrivait à cette indifférence.
Il y avait quinze jours qu’Eusèbe était dans la case d’Argalenka, et il allait s’affaiblissant si rapidement que l’on eût dit que la mort l’avait déjà marqué pour être sa victime.
De son côté, Arroa s’imposait moins de contrainte ; plusieurs fois, elle s’était éloignée d’Eusèbe pendant des heures entières, ce qui jamais ne lui était arrivé dans les commencements de leur liaison.
L’effet que produisaient ces absences sur Eusèbe était remarquable.
Aussitôt que l’Indienne avait quitté la case, ce qui restait de vitalité au jeune homme paraissait l’abandonner, il tombait dans un accablement profond ; quelquefois, il s’abandonnait à un désespoir dont il semblait ignorer la cause.
En s’éveillant au point du jour, Esther van den Beek avait été bien surprise de ne plus trouver Eusèbe à ses côtés.
Elle supposa que son mari avait voulu profiter de la fraîcheur de la matinée pour aller se promener dans les environs ; elle appela Cora pour que celle-ci lui apportât le petit enfant.
Cora ne répondit pas ; ce furent les autres femmes qui se présentèrent et qui apprirent à leur maîtresse que Cora n’était point dans l’auberge, que la natte sur laquelle elle devait coucher n’avait point été remuée.
L’étonnement de la jeune femme n’alla point jusqu’au soupçon, son cœur ne chercha point à établir quelque corrélation entre la disparition de Cora et la sortie si matinale de son mari.
Cependant les heures s’écoulèrent, et ni le Hollandais ni la nourrice noire ne reparaissaient à Gavœt.
Esther, dévorée d’inquiétude, se rendit chez le gouverneur du district ; celui-ci était malade et ne put la recevoir ; mais, quelques instants après, un Malais se présenta chez madame van den Beek et lui dit que, moyennant salaire, il se chargerait de toutes les recherches que celle-ci désirait faire dans les environs.
La jeune femme acquiesça à toutes les demandes, et bientôt, elle vit passer sous les fenêtres de la maison qu’elle habitait le Malais à la tête d’une troupe de cavaliers indigènes bien armés qui se dirigeaient à toute bride vers la montagne.
Esther était pleine d’espoir ; il lui paraissait probable que M. van den Beek et la négresse s’étaient égarés dans les forêts sauvages qui couvrent les flancs du mont Taikœkoie ; le Malais s’était donné à elle comme un batteur d’estrade si renommé qu’il lui paraissait impossible que la trace d’un Européen échappât à son expérience.
Il revint fort avant dans la nuit ; il déclara à Esther, qui avait attendu son retour avec une anxiété facile à comprendre, qu’il n’avait rien découvert ; il lui fit entendre qu’il présumait que le blanc et l’Africaine étaient devenus la proie d’un des tigres ou d’un des grands reptiles qui foisonnent dans les bois.
La foudre tombant aux pieds d’Esther ne l’eût pas plus atterrée que cette déclaration ; elle pâlit, chancela et fût tombée si une de ses femmes ne l’eût soutenue dans ses bras.
Le Malais allait profiter de l’accablement de la jeune Européenne pour se retirer, mais celle-ci retrouva des forces dans son désespoir, elle se jeta aux pieds de cet homme, elle le supplia avec des larmes, avec des paroles déchirantes, de reprendre ses investigations le lendemain.
Devant cette manifestation de la douleur de madame van den Beek, la physionomie du Malais s’éclaira d’un méchant sourire ; il répondit froidement à Esther que désormais ses efforts seraient inutiles ; qu’il avait la certitude qu’il ne serait pas plus heureux le lendemain ; que, d’ailleurs, ses affaires personnelles l’appelaient loin de Gavœt ; qu’elle pouvait s’adresser à d’autres, mais qu’il la prévenait que, là où il avait échoué, nul ne pouvait se flatter de réussir ; et il la laissa plongée dans un morne désespoir.
L’affection de madame van den Beek était trop profonde pour qu’elle renonçât ainsi à retrouver celui qu’elle aimait ; elle mit en campagne les chasseurs et les paysans des environs.
Ceux-ci organisèrent des battues, ils ne laissèrent pas un buisson sans le fouiller ; mais, ainsi que l’avait prédit le Malais, ce fut en vain que, plusieurs jours de suite, ils interrogèrent la plaine et la montagne.
Esther était abattue, écrasée par son malheur ; mais il y a dans l’amour vrai une ténacité que rien ne décourage : nulle part on n’avait aperçu la trace que laisse toujours une lutte, on n’avait pas rencontré ces lambeaux de vêtements, ces débris d’ossements humains qui subsistent après le carnage d’une bête féroce ; elle persistait à demeurer convaincue que là n’était pas le secret de la disparition d’Eusèbe ; elle persistait à faire continuer les recherches, lorsque le gouverneur du district se présenta chez elle.
Après quelques phrases sur la sympathie que trouvait en lui l’infortune de madame van den Beek, il lui demanda des détails sur l’événement qui la privait de son mari ; mais, aux premiers mots que la jeune femme dit du Malais, la physionomie du magistrat exprima un vif étonnement ; il pressa Esther de questions sur la tournure, sur la figure, sur l’habillement de cet homme, puis il finit par déclarer à son interlocutrice qu’il ne le connaissait pas ; que jamais il ne l’avait envoyé vers elle, et alors il se rangea à son avis : il lui sembla tout à fait probable que ni Eusèbe ni la négresse n’avaient été déchirés par les tigres ou n’avaient fait le dîner d’un boa ; mais, en même temps, il lui avoua qu’il ne pensait pas que leur condition fut beaucoup meilleure et que, selon toute apparence, M. van den Beek et son esclave Cora avaient été enlevés par les pirates.
Voici sur quoi il basait cette opinion. Quelques jours avant la disparition d’Eusèbe, les bohémiens de la mer avaient effectué une audacieuse descente dans la province de Bantam ; ils avaient pénétré assez avant dans l’intérieur pour incendier, piller, ravager le palais d’un des personnages les plus considérables de l’île de Java, du radjah Thsermaï.
Ce qui corroborait cette supposition, c’est que des proas malaises avaient été signalées la veille même de l’arrivée d’Eusèbe à Gavœt, croisant au large du cap Kandjora, qui n’est qu’à une dizaine de milles du mont Taikœkoie ; ce qui la rendait certaine, c’est que le signalement du chef des bohémiens de la mer s’accordait parfaitement avec celui du Malais qui s’était présenté chez madame van den Beek ; sans doute, en dirigeant lui-même les recherches, il avait voulu donner à ses bandits le temps de gagner la haute mer ou un de leurs ports de refuge avec leur proie.
Il ajouta que, selon toute probabilité, cet enlèvement n’avait eu qu’un but, celui de mettre le riche marchand hollandais à rançon ; il engagea madame van den Beek à regagner au plus vite la capitale de l’île, où il lui serait plus facile de rassembler le prix que les pirates mettraient à la liberté de son mari ou de lancer les croiseurs de la Compagnie sur leurs traces.
Esther éprouvait une vive répugnance à quitter Gavœt ; il lui semblait qu’elle allait encore s’éloigner davantage de son mari ; elle alléguait que si les pirates lui envoyaient un message, ils l’adresseraient certainement à l’endroit où leur chef l’avait laissée ; elle redoutait que si ce message ne la trouvait plus à Gavœt, la délivrance d’Eusèbe, délivrance à laquelle elle était prête à sacrifier toute sa fortune, ne subît quelque retard et que, par ce retard, les jours de son mari ne fussent mis en péril.
Pour la décider à partir, le gouverneur lui confia que le séjour de cette bourgade éloignée de la métropole n’était pas sûr en ce moment.
De sourdes rumeurs circulaient parmi les indigènes, des messagers mystérieux avaient paru dans la province des Préangers et l’avaient parcourue en répandant dans toutes les classes de la population des idées de révolte et d’indépendance.
Pendant la nuit, on avait vu de grands feux allumés sur les montagnes ; on était certain que des réunions de conjurés avaient eu lieu dans les forêts, au centre de l’île ; les chefs javanais se montraient impérieux et insolents avec les Européens.
Tout faisait présager une insurrection prochaine.
En restant à Gavœt, Esther allait s’exposer à tous les dangers.
En ce moment, la pauvre femme ne tenait guère à la vie, mais elle réfléchit que l’existence d’Eusèbe était attachée à la sienne ; que, elle morte, nul ne le délivrerait ; elle pensa à son enfant, et elle se décida à suivre le conseil du gouverneur en se mettant en route le lendemain.
Malgré l’impatience avec laquelle elle gourmandait les muletiers qui lui firent traverser le Panderango, elle n’arriva que le troisième jour, vers le soir, dans les environs de Batavia. Il y avait dix-huit jours qu’elle était séparée d’Eusèbe.
En approchant de la capitale de l’île, madame van den Beek put reconnaître que la métropole partageait les appréhensions que le gouverneur de Gavœt lui avait communiquées ; des piquets de troupes à cheval sillonnaient la campagne, et plusieurs fois la voiture d’Esther se croisa avec des patrouilles de miliciens.
Le cocher ayant interrogé un traînard, la femme d’Eusèbe entendit celui-ci répondre au domestique que, depuis quelques jours, les environs de Batavia étaient désolés par des incendies et que plusieurs maisons de Weltevrede avaient elles-mêmes été victimes de sinistres que l’on ne pouvait attribuer qu’à la malveillance.
Ce n’était pas seulement ce déploiement inusité de forces militaires qui témoignait de l’inquiétude du gouverneur ; en dépassant les premières maisons du faubourg, madame van den Beek reconnut que l’alarme avait passé dans la population elle-même ; les habitants formaient des groupes devant les maisons, la place du Gouvernement avait perdu la physionomie joyeuse qu’elle a tous les soirs, les équipages étaient clairsemés ; en revanche, cette même place était couverte de colons s’entretenant avec vivacité des événements que l’on semblait craindre, demandant des nouvelles, commentant celles que l’on apportait ; l’anxiété était peinte sur tous les visages, les symptômes de la révolte semblaient être passés dans l’air.
La nuit était trop avancée pour qu’Esther, qui connaissait les habitudes méthodiques de M. Maes, songeât, comme elle avait résolu de le faire, à aller lui demander aide et conseil en ce moment.
Elle rentra dans sa demeure et s’enferma dans son appartement pour se préparer, en prenant un peu de repos, aux fatigues qu’elle prévoyait pour le lendemain.
Mais, en se retrouvant dans cette maison pleine des souvenirs qu’y avait laissés Eusèbe, les plaies de la pauvre femme se ravivèrent, sa douleur devint plus aiguë, et ses larmes coulèrent avec plus d’abondance.
Ce ne fut que vers deux heures du matin qu’elle parvint à trouver un peu de sommeil.
Il y avait une demi-heure à peine qu’elle était endormie, lorsque des cris tumultueux venant de l’intérieur la réveillèrent en sursaut.
Esther se leva précipitamment et courut à sa fenêtre, qu’elle ouvrit.
Dans leurs colonies, les Hollandais ont greffé leurs mœurs et leurs prédilections nationales sur les habitudes de luxe grandiose qui sont particulières à l’Orient.
Leur architecture se ressent des souvenirs de la mère patrie ; les maisons de Weltevrede sont vastes et somptueuses, mais, en exagérant les proportions de celles qui leur ont servi de modèle, on retrouve la physionomie si remarquable des édifices particuliers des Provinces-Unies.
Ce sont les mêmes damiers de briques et de pierres de taille soigneusement époussetés, les mêmes jardins aux carrés réguliers, aux fleurs plantées en quinconce ; seulement, à Batavia, les damiers ont quelquefois plusieurs centaines de mètres de superficie ; seulement, les jardinets sont des parcs ; seulement, au lieu de jacinthes, de tulipes, d’anémones, toute la flore des tropiques s’épanouit dans les parterres de Java.
La demeure d’Eusèbe van den Beek se composait d’un immense corps de logis auquel on arrivait par un jardin ; derrière ce corps de logis, dans une cour plantée d’arbres, étaient les écuries, les remises, les communs.
Le tout était placé à l’angle d’une rue.
En ouvrant sa fenêtre, madame van den Beek aperçut un homme qui escaladait le mur d’enceinte qui lui faisait face.
Elle jeta un cri perçant.
À ce cri, l’homme vint rapidement à elle en franchissant d’un bond une corbeille de rhododendrons pourpres ; Esther, le voyant s’avancer, voulut se réfugier dans son appartement ; mais, avant qu’elle eût pu exécuter un mouvement, l’homme lui avait saisi le bras.
— Sans celui qui te parle, l’enfant n’aurait jamais vu la lumière d’Ormuzd ! s’écria-t-il d’une voix sourde et farouche ; la mère livrera-t-elle donc la tête de celui-là aux bourreaux ?
En achevant ces paroles et avant que, dans son trouble, Esther eût songé à s’opposer à son mouvement, l’homme, avec une agilité merveilleuse, escalada l’appui de la fenêtre, sauta dans la chambre, et alors seulement, à la lueur de la lampe de nuit qui éclairait l’appartement de madame van den Beek, elle reconnut le guèbre dont les prescriptions avaient si miraculeusement amené sa délivrance.
— Que s’est-il passé ? que demandez-vous ? qu’exigez-vous ? s’écria-t-elle dans sa surprise.
— C’est trop de questions pour ma bouche, répondit Harruch ; comme mes jambes, ma langue est fatiguée. On me poursuit ; si on m’atteint, c’est la mort… Veux-tu que je meure ? veux-tu que je vive ? Parle !
— Mais, mon Dieu ! qu’avez-vous donc fait ? quel crime avez-vous commis ?
— Lorsque le tigre sort pendant le jour de sa jungle, ce sont les cris des choucaris et des drongos qui le suivent en voltigeant d’arbre en arbre et qui indiquent sa piste au chasseur ; je n’attendrai pas que ta voix ait révélé ma retraite à ceux qui hurlent sur ma trace. Je vais me livrer à eux, je t’épargnerai à toi un crime, à moi une reconnaissance pénible à porter.
Esther fit un mouvement pour retenir Harruch.
— Guèbre, lui dit-elle, ma loi, comme la tienne, ordonne à ceux qui la suivent de ne point oublier le service rendu ; tu es en sûreté dans cette demeure où dernièrement tu as ramené la joie.
— La parole des femmes de ton peuple ressemble au suc du gambir : il est blanc lorsqu’il sort de l’arbrisseau qui le contenait, et le souffle d’un enfant qui passe sur le vase où on l’a recueilli suffit à lui donner la couleur rouge du sang… Si tu veux que je te croie, jure par celui dont tu pleures l’absence, jure par celui dans lequel tu cherches les traits de l’homme qui t’a abandonnée.
En prononçant cette dernière phrase, Harruch indiquait du doigt le berceau dans lequel reposait le fils d’Esther.
Mais, de tout ce que venait de dire le guèbre, un mot semblait avoir frappé madame van den Beek.
— Abandonnée ! s’écria-t-elle, abandonnée, dis-tu ?
En ce moment, des coups violents ébranlèrent la porte extérieure de sa maison.
Esther fit à la hâte le serment que lui demandait Harruch et le cacha précipitamment derrière une tapisserie.
Il était temps ; les plis de cette tapisserie s’agitaient encore que, avant que les serviteurs eussent eu le temps de répondre aux nocturnes visiteurs, la porte, ébranlée par des secousses incessantes et multipliées, cédait, et une troupe d’hommes armés se précipitait dans le jardin.
— L’incendiaire ! l’incendiaire ! mort à l’incendiaire ! hurlait cette troupe à la suite de laquelle, s’essoufflant, s’épuisant en vains efforts pour calmer son effervescence, se présenta un énorme personnage qui semblait la commander.
— Un instant ! un instant, messieurs ! s’écriait le personnage, qui, par-dessus ses vêtements de basin blanc, portait une véritable panoplie d’armes de toute espèce, sabre, pistolets, poignards et tromblon, ce qui le faisait ressembler à un arsenal ambulant ; un instant, mille charretées de diables ! en voulant réprimer un délit, vous violez avec effraction le domicile d’un citoyen, ce qui est un délit prévu par le code de la colonie. Ce citoyen est mon client, ce qui aggrave votre faute et mériterait…
M. Maes laissa sa phrase en suspens, le doute en matière de criminalité lui semblant tout à fait propre à épouvanter les criminels.
— Enfin, reprit-il, d’une voix de plus en plus tonnante, vous méprisez les ordres, que dis-je, les ordres ! vous méprisez les prières de votre commandant. Savez-vous bien, messieurs, que le conseil de la milice en a condamné de moins coupables ?
Malheureusement pour l’effet de la péroraison de M. Maes, elle fut troublée par madame van den Beek.
— Monsieur Maes ! monsieur Maes ! s’écria celle-ci, venez à moi !
Au son de cette voix féminine, il s’opéra une révolution dans l’attitude foudroyante du chef de la patrouille ; l’une de ses mains, la droite, essaya de faire rentrer dans le fourreau l’arme menaçante qu’elle brandissait, tandis que la gauche, se croisant avec la première, allait prendre le chapeau qu’ornait une immense cocarde aux couleurs hollandaises et lui faisait décrire une courbe des plus gracieuses.
Le notaire eût voulu s’avancer vers celle qui lui avait adressé la parole, mais il s’évertuait vainement dans la première des deux manœuvres que nous venons d’indiquer ; le contenant se refusait à absorber le contenu, la gaine à recevoir le cimeterre dans les flancs qui lui étaient destinés.
— Mais aidez-moi donc, imbéciles ! s’écria le notaire en s’adressant à ses miliciens en général.
L’un d’eux, d’un caractère bien fait, voulut se croire désigné par cette interpellation ; il prit la pointe de l’arme entre ses doigts, assujettit le fourreau, la lame glissa comme par enchantement dans ce dernier, et M. Maes, débarrassé de tout souci de ce côté, put s’approcher de son interlocutrice en donnant à sa désinvolture une tournure tout à fait galante.
Ce ne fut qu’à quelques pas de la croisée qu’il distingua les traits d’Esther.
— Vous êtes à Weltevrede ! et depuis quand êtes-vous arrivée, grand Dieu ? s’écria le notaire.
Madame van den Beek allait répondre, mais un des miliciens, s’avançant, prit brusquement la parole.
— Si vous étiez à votre fenêtre, dit-il, vous avez dû voir tout à l’heure celui que nous poursuivons escalader la muraille de votre jardin, précisément en face de l’endroit où vous voilà ?
Esther hésitait à répondre. M. Maes lui épargna l’embarras d’un mensonge en s’écriant avec violence :
— Mille boucauts de diables ! l’honorable Compagnie, qui fait les frais d’un sergent instructeur pour apprendre le maniement des armes à ces braves boutiquiers, devait, en vérité, lui adjoindre un professeur de civilité puérile et honnête. Comment ! une jolie femme daigne favoriser votre commandant d’une conversation, et vous ! vous vous précipitez entre elle et lui comme un pécari mal élevé dans un champ de maïs ! À la prochaine réunion du conseil, je proposerai d’appliquer la pénalité des verges à votre outrecuidance ; tenez, je vais me débarrasser sur-le-champ de cette maudite engeance en demandant pour vous à madame l’autorisation de fouiller son jardin ; c’est là que vous trouverez l’individu que vous prétendez avoir vu lancer des étoupes enflammées sur les bâtiments adjacents à cette maison ; si toutefois le tafia, l’arack et la peur ne vous ont pas troublé la cervelle.
Madame van den Beek acquiesça à la prière de M. Maes, les miliciens se dispersèrent dans le jardin ; mais, au même instant, d’autres cris les rallièrent de nouveau.
Ces cris partaient de derrière la maison et étaient poussés par les domestiques de madame van den Beek ; ils prouvaient que ce n’était pas à tort que l’alarme avait été donnée, ils signalaient un commencement d’incendie dans les communs, dont un des pignons donnait sur le mur extérieur.
M. Maes tira vaillamment son grand sabre ; il annonça qu’il allait combattre la flamme et le feu du même ton qu’un paladin aurait employé pour déclarer à sa dame qu’il allait vaincre ou périr pour elle ; il ajouta qu’ayant d’importantes communications à faire à madame van den Beek, il serait auprès d’elle dans quelques instants.
Après le départ de M. Maes et des miliciens qui s’étaient précipités du côté de la cour où le danger avait été signalé, le jardin demeura désert pendant quelques instants.
Esther, qui tremblait que ses femmes, lorsqu’elles entreraient dans son appartement, ou M. Maes, lorsqu’il accomplirait la promesse qu’il venait de lui faire, ne découvrissent Harruch, résolut de profiter du désordre et de la confusion qui régnaient dans la maison et dans la rue pour le sauver.
Elle se hâta de soulever la tapisserie, et elle retrouva le guèbre où elle l’avait laissé.
Il paraissait calme, presque indifférent au sort qui l’attendait.
— Fuyez, lui dit Esther, écoutez le bruit du tambour qui retentit dans les rues ; dans quelques instants peut-être, le jardin sera plein de gens attirés par l’incendie, il me sera impossible d’assurer votre retraite.
— Cet incendie, savez-vous qui l’a allumé ? demanda Harruch.
— Je ne veux pas le savoir ; partez d’ici convaincu qu’une chrétienne sait être fidèle à son serment aussi bien qu’un idolâtre ; et que votre conscience prononce entre vous et moi !
La physionomie d’Harruch prit une expression morne et sombre ; on eût dit que cette preuve de grandeur d’âme excitait son dépit et sa colère.
— Partez donc, reprit Esther ; mais, avant de vous éloigner, et si vous croyez me devoir quelque reconnaissance…
— Ah ! vous voulez mettre un prix au bienfait ? dit Harruch.
— Non, non, répliqua Esther en secouant la tête, je ne saurais imposer silence aux angoisses dont mon âme est dévorée ; vous n’êtes pas de ceux qui peuvent comprendre la douleur d’une femme qui pleure sur le seul être qu’elle aime en ce monde. Partez, partez…
— Femme, répliqua le guèbre, ne te hâte pas de condamner celui dont tu parles, laisse Ormuzd juger entre toi et lui ; tu vas apprendre ce que tu désirais savoir : ton mari est vivant.
— Vivant ! vivant ! Ah ! vous ne me trompez pas ?
— Il vit, te dis-je, mais il foule aux pieds les serments que tu as reçus de lui.
— Que m’importe ? s’écria Esther avec transport, il est vivant ! Dieu et ma tendresse pour lui feront le reste. Veux-tu de l’or, veux-tu tout ce que je possède pour me conduire auprès de lui ?
Harruch hésita un instant ; puis, avec une expression violente et sinistre qui fit comprendre à Esther combien il serait inutile d’insister :
— Non, répondit-il.
Alors il s’élança vers la fenêtre par laquelle il était entré, la franchit de nouveau, se mêla adroitement aux groupes de travailleurs qui accouraient de tous les côtés et disparut aux yeux de la jeune femme.
L’alarme ne fut pas de longue durée ; pris à son début, attaqué vigoureusement, l’incendie n’eut pas le temps de faire de grands progrès ; il fut presque aussitôt comprimé que reconnu.
Peu à peu, le jardin de la maison van den Beek se trouva évacué, et ce fut M. Maes qui vint en personne apprendre à Esther que tout était terminé.
Le visage du gros notaire, lorsqu’il entra dans la chambre d’Esther, était pourpre ; sa casaque blanche, souillée de boue et tout humide, attestait qu’il avait pris une part active au sauvetage de l’hôtel ; il était fort essoufflé, et il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur un fauteuil.
Il commença à s’éventer avec son chapeau, tandis que madame van den Beek, avide des nouvelles qu’il lui avait annoncées, car elle pressentait qu’elles avaient un rapport à son mari, le pressait de s’expliquer.
— Ah ! de grâce, belle dame, souffrez que je respire et que je me dépouille de ce maudit harnachement qui m’étouffe. Je voudrais que le diable emportât ces maudits indigènes, continua-t-il en lançant sur le parquet un des pistolets qui ornaient sa ceinture avec une violence qui fit tressaillir Esther et les femmes qui, après le départ d’Harruch, étaient venues se réfugier auprès d’elle. Soyez tranquille, madame, reprit le notaire, qui avait remarqué le mouvement, ils ne sont pas chargés, c’est un meuble de luxe comme les sacs que nos procureurs apportent à l’audience. Mais comprenez-vous, madame, que ces démons incarnés nous contraignent à faire ce maudit métier de veilleurs de nuit, sous je ne sais quel prétexte de patriotisme et d’indépendance javanais, quand il était si doux et si commode de fraterniser le verre en main dans le campong chinois ! Du diable si j’ai jamais refusé de choquer le mien contre celui d’un de ces imbéciles couleur de safran ! Que demandent-ils, que veulent-ils ?
Esther pensa qu’il serait prudent de laisser au gros notaire le temps d’exhaler la colère qui paraissait l’oppresser avant de le mettre sur le chapitre qui l’intéressait si justement.
Elle adressa à M. Maes quelques questions sur l’état de la situation politique de Weltevrede, et celui-ci, beaucoup plus communicatif que le gouverneur de Gavœt ne l’avait été, apprit à madame van den Beek que, depuis fort longtemps, le gouverneur colonial avait des doutes sur la résignation avec laquelle les Javanais supportaient le joug étranger.
Une dénonciation anonyme était venue corroborer ces doutes, les rapports des agents de l’intérieur de l’île les avaient fixés.
Le Malais Noungal, le radjah Thsermaï, le Chinois Ti-Kaï étaient désignés comme les chefs d’une conspiration qui avait pour but l’extermination des Européens et la restauration des princes indigènes.
On était parvenu à arrêter le Chinois, qui, avec la faiblesse et la lâcheté des gens de sa nation, avait fait des aveux que l’on disait des plus graves ; mais le Malais et le prince javanais tenaient, l’un la mer, l’autre la montagne, et tant qu’on ne les aurait pas arrêtés, il était à craindre qu’ils ne parvinssent à réaliser leurs projets d’insurrection.
Si intéressantes que fussent ces nouvelles, madame van den Beek les écoutait avec une certaine impatience.
— Et Eusèbe ! avez-vous des nouvelles de mon mari ? demanda la jeune femme lorsque le notaire eut ajouté, en forme de péroraison, une imprécation à son récit.
M. Maes indiqua d’un clignement de l’œil à sa cliente les négresses qui étaient restées dans la chambre, et Esther se hâta de les congédier.
— Madame, s’écria M. Maes avec explosion aussitôt que la dernière de ces femmes eût disparu, madame, il m’en coûte d’outrager la mémoire d’un homme qui a valu de gros honoraires à mon étude ; dans l’exercice de mes fonctions, je ne me permettrais pas d’avancer une semblable allégation ; mais, sous cette veste de la liberté et de la franchise, je me crois tenu de vous déclarer que votre oncle Basilius était un affreux gredin.
— De grâce, monsieur Maes, parlez-moi d’Eusèbe !
— Un vrai gredin, madame, je ne rétracte point mes paroles ; on n’enrichit pas quelqu’un pour le dépouiller. Enfin, madame, continua M. Maes, qui commençait à s’embarrasser dans sa phrase, d’un mot je justifierai votre mari : à sa place, dans sa situation, moi, notaire royal, peut-être n’eussé-je pas été plus sage que lui.
— En vérité, monsieur Maes, fit Esther, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Muscade du diable ! répliqua le notaire, dont la physionomie devenait de plus en plus confuse, c’est que je crains… je redoute… il me semble… il faudrait toute la délicatesse d’un notaire pour faire une semblable communication à une femme… Décidément, madame van den Beek, ajouta-t-il en se levant brusquement, vous viendrez demain à mon étude, la cravate blanche m’inspirera.
— Oh ! monsieur, dit la jeune femme en joignant devant lui ses mains suppliantes, depuis quinze jours, je souffre ; depuis quinze jours, j’attends un mot d’espérance. Ce ne sera pas vous qui aurez voulu m’infliger une nuit de tortures de plus.
M. Maes reprit sa place en jouant avec les coins du madras qui lui faisait une cravate juvénile ; il toussa bruyamment, ferma ses gros yeux comme s’il eût voulu s’épargner le spectacle de l’effet qu’allait produire sa révélation, puis, d’une voix grave :
— Il s’agit du codicille, madame, dit-il.
— Du codicille ?
— Hélas ! oui, du codicille, reprit le notaire, dont la voix empruntait à la gamme de la parole ses notes les plus lugubres : une fois, j’ai consenti à aider M. van den Beek à vous celer la première brèche faite à sa fortune ; mais aujourd’hui, malgré toute la camaraderie conjugale que je professe, cela m’est impossible ; car il s’agit de six cent mille florins ajoutés aux six cent mille florins déjà engloutis.
— Eh bien, monsieur Maes, dit Esther, dont l’émotion se traduisait bien plus par l’expression douloureuse qu’avait prise sa physionomie que par son accent resté ferme et précis, monsieur Maes, il faut payer.
— Payer ! s’écria le notaire en bondissant sur son fauteuil ; ah ! madame, permettez-moi d’admirer votre indulgence et votre résignation. Dieu veuille que l’exemple de deux vertus ainsi pratiquées profite à la digne madame Maes… Payer !… Mais permettez, madame, vous allez un peu vite. Lorsque je me suis dessaisi de six cent mille florins au profit de cette fille indigne du nom de Frisonne, aux lieux et place de laquelle on venait les réclamer, j’avais l’autorisation de votre mari ; mais, cette fois, je n’ai encore vu qu’une espèce de capitaine de bâtiment qui m’a plus l’air d’un pirate que d’autre chose et qui, en m’annonçant que la deuxième éventualité prévue par le codicille était réalisée, ne m’a apporté en témoignage de son allégation que cet anneau d’argent qui contient bien le nom de votre mari et le vôtre, mais ne me semble pas constituer un titre suffisant.
En disant ces mots, M. Maes avait tiré de son gilet un petit anneau d’argent qu’il présenta à Esther.
Celle-ci le prit des mains du notaire et le considéra avec attention.
C’était la bague qu’elle avait donnée à Eusèbe au moment de leurs fiançailles, modeste gage qui rappelait à la fois à la pauvre femme quels étaient alors leur pauvreté et leur amour.
Elle avait, elle, la pareille à son doigt.
Elle porta celle que lui présentait le notaire à ses lèvres, et deux grosses larmes roulèrent silencieusement le long de ses joues.
M. Maes se moucha avec fracas ; un attendrissement qui ne s’accordait pas plus avec ses prétentions de joyeux vivant qu’avec sa dignité d’homme de loi commençait à le gagner.
— En vérité, dit-il d’un ton de moraliste convaincu, pour revenir à l’objet qui nous occupe, je vous dirai, madame, que vous auriez tort d’ajouter trop de foi aux apparences ; peut-être cherche-t-on à nous duper, peut-être votre mari est-il aussi innocent que votre serviteur.
— Il faut payer, dit Esther avec un accent de suprême résignation ; ce serait mentir que de vous assurer que les révélations que je viens d’entendre n’ont pas porté le trouble dans mon âme, mais vous pouvez me croire, monsieur Maes, la perte de cette partie de l’héritage de mon oncle Basilius ne m’inspire pas le moindre regret ; je serais bien joyeuse d’y renoncer si je savais assurer ainsi le bonheur et le repos de mon cher Eusèbe ; je vous le répète, vous donnerez cette somme à celui qui la réclame ; seulement, je conserve cet anneau.
— Avant de me décider, si j’étais à votre place, j’attendrais, madame, d’avoir revu M. van den Beek.
— Revoir Eusèbe ! c’est donc possible ? s’écria Esther en passant de la douleur silencieuse à une agitation extrême ; on ne m’a donc point trompée, il vit ?
— Parbleu ! croyez-vous donc, madame, que les bohémiens de la mer gorgent les requins de florins monnayés ? Songez donc, comme moi, que votre mari leur représente une énorme rançon, et vous serez certaine, comme moi, qu’il est en ce moment comblé de soins et de prévenances par ceux qui le retiennent.
— Mais cette rançon, s’écria Esther, est-elle fixée ? Il faudrait sur-le-champ s’occuper de la réunir.
— Calmez-vous, madame, et écoutez-moi. La rançon n’est point déterminée, mais nous ne tarderons pas à la connaître. Je venais de quitter Ti-Kaï, car le gros Chinois n’était pas encore sous les verrous ; il m’avait fait part de la rumeur publique qui prétendait que M. van den Beek était le prisonnier des bohémiens de la mer ; je rentrais chez moi fort ému, lorsqu’un de mes élèves me remit un parchemin qu’il avait trouvé sous la porte de l’étude : ce papier, je vous l’ai adressé à Gavœt, où je vous croyais encore ; il portait en substance : « Que madame van den Beek veille pendant la nuit qui suivra son arrivée à Batavia ; qu’elle suive seule l’homme qui frappera trois coups à la porte de sa maison ; les jours de son mari dépendront de son courage et de sa résolution. »
— La nuit qui suivra mon arrivée à Weltevrede ?
— Oui, celle-ci, et on ne peut pas vous accuser de ne pas avoir suivi de point en point les prescriptions de cet écrit mystérieux ; mais les pirates ont été moins ponctuels que nous ; dans quelques heures, le jour va paraître, et vous n’avez pas encore de leurs nouvelles.
En ce moment, et comme si l’on avait attendu les paroles du notaire pour y répondre, une pierre, brisant un des carreaux de la fenêtre, passa à quelques pouces du visage de M. Maes et roula sur les nattes qui recouvraient le parquet.
Esther se baissa et ramassa ce projectile qui était entouré d’une petite bande de parchemin attachée avec des fils de cocotier ; sur ce parchemin, un seul mot était écrit : Antgol.
— Antgol ! qu’est-ce que cela ? demanda madame van den Beek, toute surprise.
— C’est un village bâti derrière les magasins de Batavia ; la demeure de votre oncle Basilius était située sur le territoire de ce village.
— Qu’a de commun ce village avec les pirates ?
— Peut-être veut-on dire qu’en allant à Antgol, vous trouverez celui qui doit vous attendre.
À cette supposition de M. Maes, madame van den Beek prit une mante et la jeta sur ses épaules.
— Qu’allez-vous faire ?
— Aller à Antgol, répondit simplement Esther.
— Mais vous n’y songez pas ! Antgol est au bord de la mer, à portée de ces démons ; c’est peut-être un piège que l’on vous tend, madame.
— C’est peut-être aussi le salut d’Eusèbe, et il ne m’est pas permis d’hésiter ; en tout cas, si l’on me fait prisonnière comme lui, je serai auprès de lui pour partager son sort et l’adoucir.
M. Maes leva les bras au ciel avec un geste qui exprimait à la fois l’admiration et la stupeur.
— Permettez du moins que j’aille au corps de garde ; je prendrai avec moi mes braves miliciens ; avec leur aide, nous parviendrons à saisir l’émissaire de ces hardis coquins, peut-être quelques pirates eux-mêmes ; et lorsque nous les tiendrons, l’honorable compagnie saura bien assurer le salut de votre mari sans aventurer votre vie.
— Gardez-vous-en bien, car vous compromettriez peut-être la sienne.
— Vous souffrirez bien au moins que je vous accompagne.
— Jusqu’à cent pas du village d’Antgol, pas au delà. Vous l’avez dit vous-même, monsieur Maes, ceux qui m’appellent à eux exigent que je vienne seul ; j’attends trop de leur bonne volonté pour contrevenir à leurs ordres.
— Mais c’est du délire ! s’écria M. Maes en ramassant un à un tous les échantillons de la boutique d’armurier dont il s’était muni.
— Non, monsieur, c’est de la prudence ; d’après ce que j’ai entendu raconter des mœurs et des habitudes de ceux que vous nommez les bohémiens de la mer, le gouvernement, en supposant qu’il crût que la délivrance d’un particulier valût la peine qu’il armât ses flottes, serait impuissant à imposer sa volonté aux bandits qui couvrent la mer et trouvent des asiles sûrs dans les mille récifs de l’océan Indien. Ma docilité peut seule désarmer nos ennemis. – Que me demanderont-ils que je ne sois prête à leur donner pour arracher Eusèbe de leurs mains ? Mes biens, je les leur offrirai moi-même ; et quant à ma vie, ma démarche seule prouvera que je suis prête à en faire le sacrifice.
Étourdi de ce généreux dévouement et de cette énergique volonté, M. Maes courba la tête et ne répondit pas.
— Et maintenant, monsieur Maes, reprit Esther, si vous voulez bien me rendre le service d’être mon guide jusqu’à Antgol, veuillez vous préparer à partir avec moi ; je ne demande que le temps d’embrasser mon pauvre enfant, et nous partons.
Alors Esther se pencha vers le berceau où reposait l’innocente créature.
En ce moment, la pensée que ce baiser était peut-être le dernier que Dieu permettait qu’elle donnât en ce monde à ce doux gage de son amour pour Eusèbe triompha de toute la résolution qu’elle avait amassée dans son cœur ; les faiblesses de la femme, les défaillances de la mère reparurent ; des sanglots rauques, inarticulés s’échappaient de sa poitrine convulsivement agitée, et des larmes tombaient en brûlante rosée sur le visage de l’enfant.
Elle tendit ses bras pour le serrer contre sa poitrine ; mais elle eut encore la force de réfléchir que cette étreinte, dont elle n’était plus maîtresse d’attiédir les transports, arracherait ce petit être à son paisible sommeil ; elle eut le courage d’imposer ce suprême sacrifice à sa tendresse ; elle effleura de ses lèvres le front de son enfant, appela ses femmes, leur recommanda le précieux dépôt qu’elle confiait à leurs soins et s’élança au dehors sans regarder derrière elle.
M. Maes la suivit ; mais Esther marchait si rapidement qu’il était forcé de courir ; si la jeune femme n’eût été obligé de l’attendre quelquefois pour lui demander le chemin, il eût été distancé dès les premiers pas.
Ils traversèrent la place de Waterloo, suivirent les rues de Rystevelden et gagnèrent une chaussée qui était le chemin le plus direct pour arriver à Antgol.
Chemin faisant et tout en s’évertuant à conserver ses distances, M. Maes redoublait ses prières et cherchait à dissuader madame van den Beek de son projet.
Celle-ci lui répondait en lui recommandant son enfant, en lui communiquant ses dispositions pour le cas où ni Eusèbe ni elle ne reparaîtraient.
Ils marchèrent ainsi pendant près d’un quart d’heure ; alors le bruit de la mer roulant ses flots sur la plage, et qu’ils n’avaient jusque-là entendu que comme un vague murmure, devint plus distinct.
Ils ne tardèrent point à apercevoir le minaret de la mosquée d’Antgol se détachant en noir sur le fond du ciel qui commençait à se colorer du côté de l’orient de nuages d’un gris orangé.
Ils touchaient au but de leur course ; madame van den Beek se retourna résolument du côté de son compagnon.
— C’est ici qu’il faut nous quitter, monsieur Maes, lui dit-elle ; recevez mes remercîments pour la sympathie que vous m’avez témoignée d’abord, et ensuite pour la peine que vous avez prise de venir jusqu’ici.
— Vous quitter ? Que je ne boive jamais que de l’eau si je m’y décide ! répondit M. Maes en ajoutant une nouvelle imprécation à celle-ci. Vous ne connaissez pas celui auquel vous parlez si vous avez pensé qu’il abandonnerait une femme dans une situation semblable à la vôtre ; ce serait peut-être le fait d’un notaire, cette femme fût-elle sa cliente, mais ce sont de ces choses qu’il ne faut pas même me proposer.
— Monsieur Maes, je vous en conjure, ne rendez pas inutile un dévouement que vous vouliez bien admirer tout à l’heure beaucoup plus qu’il ne le mérite.
Madame van den Beek fut interrompue par un bruit de pas qui retentissait sur la chaussée ; ses yeux et ceux de M. Maes se dirigèrent du côté d’où venait ce bruit, et ils aperçurent une forme blanche qui sortait de l’ombre dans la direction d’Antgol.
— Qui va là ? s’écria le vaillant notaire sans tenir compte des supplications que lui adressait sa compagne.
L’ombre ne répondit pas et continua d’avancer.
M. Maes tira son cimeterre de la main droite, tandis que sa gauche sortait un pistolet de sa ceinture et l’armait avec autant de résolution que si ce pistolet eût contenu toutes les foudres de Jupiter.
— Ne faites pas un pas de plus avant de m’avoir répondu ! s’écria-t-il de nouveau. Madame est madame van den Beek, dont le mari est retenu par les bohémiens de la mer ; je suis M. Maes, notaire royal, son conseil et ami ; à votre tour, camarade, de décliner vos noms et de nous faire connaître vos intentions.
Au nom d’Esther, l’inconnu, qui avait continué de marcher en avant, s’arrêta brusquement.
— Qu’elle vienne ! dit-il en hollandais, mais avec un accent javanais très-prononcé.
Madame van den Beek fit un pas, mais M. Maes l’arrêta, la saisissant par le bras, et la contraignit à demeurer auprès de lui.
— Pardon, mon cher monsieur, reprit-il, mais on n’enlève point aussi aisément les dames hollandaises à Batavia qu’on le fait de leurs maris dans les solitudes du Taikœkoie. Madame ira où vous voudrez la conduire, mais elle espère qu’il vous plaira d’accepter en tiers la compagnie de votre serviteur, qui ne se montrera pas moins reconnaissant qu’elle de l’honneur que vous voudrez bien lui faire.
— Impossible ! répondit l’inconnu d’une voix brève, retournez en arrière.
— Mille brûlots ! répliqua M. Maes avec un éclat de rire sonore, vous ne me connaissez guère, mon cher monsieur. Je suis entêté comme dix mulets ; j’ai mis dans ma cervelle de faire une course dans les domaines des bohémiens de la mer, de m’assurer si leur arack valait celui que le père Thornhipp nous vend à Meester-Cornelis. Madame vous laisse un bras libre et vous refusez de me l’octroyer ! Eh bien, mon cher monsieur, je vais me mettre en mesure de vous imposer ma compagnie.
En disant ces mots, M. Maes abandonna Esther, à laquelle il recommanda de s’éloigner ; il prit son pistolet par le canon pour s’en servir comme d’un casse-tête, brandit son sabre et se précipita tête baissée sur son adversaire avec une impétuosité étourdie qui prouvait que le digne notaire avait dans les veines la dose d’irascibilité qui peut constituer un héros.
L’inconnu semblait l’attendre de pied ferme, mais lorsque M. Maes ne fut plus qu’à dix pas de lui, une espèce de nuage blanchâtre traversa l’espace et vint s’abattre sur la tête du notaire, qui, serré à la gorge par un nœud puissant, poussa un gémissement inarticulé et s’abattit comme une masse sur le sol.
L’inconnu avait lancé sur lui un léger filet de l’espèce dont les rétiaires se servaient pour atteindre les Gaulois dans les combats du cirque et dont la tradition a été transmise par les Parsis à quelques peuplades de l’Inde et de la Malaisie.
Aussitôt que son ennemi eut roulé par terre, l’homme se précipita sur lui, et Esther vit les naissantes clartés du jour se réfléchir sur la lame d’un poignard.
— Grâce, grâce pour lui ! cria-t-elle d’une voix pleine d’angoisse. Si vous voulez que je vous suive avec confiance, n’ensanglantez pas le premier pas que je ferai avec vous.
L’homme hésita : il semblait avoir peine à triompher de ses instincts sanguinaires.
— Soit, dit-il enfin, j’exaucerai ta prière.
Alors, laissant la tête du Hollandais emprisonnée dans le réseau qui l’étreignait, il s’occupa à lier les pieds et les mains de celui-ci à l’aide de la corde qui servait à projeter le redoutable filet.
M. Maes lui opposa une résistance furieuse ; il essaya, mais en vain, de se débarrasser des mille nœuds qui l’enlaçaient ; ses efforts, comprimés par une force plus puissante que la sienne, n’aboutirent qu’à faire resserrer ses liens, et bientôt, tout mouvement lui devint impossible.
Alors l’homme le souleva, et, le portant sur le revers de la chaussée, il le laissa tomber sans beaucoup de précautions dans le fossé toujours plein de l’eau qui suintait à travers les terrains marécageux, fossé qui se prolonge d’un bout à l’autre du chemin d’Antgol.
— Reste là jusqu’au jour, dit le vainqueur du malheureux notaire, et remercie ta compatriote, car sans elle j’eusse tiré une bien autre vengeance des insultes que tu m’as prodiguées à Meester-Cornelis et dont je t’avais bien dit que je te punirais.
— Thsermaï, s’écria M. Maes, qui, à ces dernières paroles, venait de reconnaître le radjah, dont il n’avait pu jusqu’alors distinguer suffisamment les traits. – Madame van den Beek, prenez garde, cet homme est un traître, et sa tête est mise à prix ; ne vous fiez pas à sa parole ; c’est le plus rusé coquin que je sache.
Mais Esther ne pouvait pas l’entendre ; les plis des mailles du filet étouffaient la voix de M. Maes, et, d’ailleurs, Thsermaï avait saisi la main de la jeune femme et l’entraînait rapidement du côté du village.
À trente pas de la première maison, il enjamba le fossé et présenta la main à madame van den Beek en lui faisant signe qu’il fallait le franchir.
Esther hésita ; ce qui venait de se passer entre M. Maes et cet homme qu’elle ne connaissait pas avait rempli son âme de trouble et d’angoisse ; sa résolution restait la même, mais, en se trouvant à la merci de cet indigène en costume de guerre dont les yeux brillaient d’un éclat sauvage, elle rougissait des terreurs qui étreignaient son cœur ; mais elle n’était pas maîtresse de les comprimer.
Thsermaï vit cette hésitation, il retira sa main.
— Vous êtes libre de me suivre, madame, dit-il, et libre de retourner en arrière… Seulement, si vous vous décidez à ce dernier parti, n’accusez que vous seule des larmes que vous pourrez verser.
Cette menace, si directe sous les formes courtoises dont elle était enveloppée, triompha des répugnances de la jeune femme ; elle s’abandonna au bras du Javanais, qui la fit passer sur le talus opposé à la chaussée.
Ils se trouvaient en face d’un épais buisson de tamaris dont les branches flexibles et le feuillage soyeux ondoyaient au vent.
Thsermaï écarta ces branches avec une galanterie que n’eût point désavouée le plus élégant habitué de la place Royale et pria Esther de pénétrer dans le fourré.
Cachés à l’ombre des tamaris se trouvaient deux chevaux sellés et bridés qui creusaient la terre de leurs sabots impatients.
L’un de ces chevaux était évidemment destiné à Esther, car il portait une selle de femme.
— Voulez-vous me permettre de vous placer sur votre monture, madame ? dit Thsermaï à sa compagne.
En même temps et sans attendre sa réponse, comme s’il eût redouté de nouvelles hésitations, il souleva la jeune femme, la mit sur le cheval et sauta lui-même en selle avec une agilité merveilleuse.
Pouvez-vous me dire où nous allons, monsieur ? demanda-t-elle.
— Je ne vois pas ce qui s’y oppose, madame, si ce n’est que le jour se lève, que l’heure de la marée approche, que nous avons plusieurs milles à parcourir dans de fort mauvais chemins avant de rejoindre la barque qui vous conduira auprès de M. van den Beek, et que nous perdons un temps précieux en propos inutiles.
— Je ne vous importunerai plus, monsieur, et vous suivrai aveuglément où il vous plaira de me conduire.
— Alors partons ! dit Thsermaï, qui saisit la bride du cheval d’Esther.
Et, labourant les flancs du sien de ses étriers moresques, il essaya de les pousser tous deux en avant.
Saisie tout à coup d’un effroyable doute sur les intentions de son guide, Esther essaya de se précipiter à bas de sa monture ; mais Thsermaï, avec l’habileté orientale, guidait son cheval avec ses genoux et ses éperons.
Elle voulut crier, appeler à son secours ; mais quoique la mer fut tout empourprée des feux de l’aurore, le soleil n’était pas encore levé, la campagne était déserte, et ils n’avaient traversé que quelques rizières où ses cris avaient chance d’être entendus ; conduisant les chevaux vers la gauche, Thsermaï s’était jeté dans les marais qui, entourant Batavia, se prolongent à plusieurs lieues vers le sud et dont quelques hardis chasseurs, quelques pauvres Chinois qui vivent de la fabrication des nattes de jonc se hasardent seuls à affronter les mortelles effluves au printemps, c’est-à-dire à l’époque où les longues pluies de l’hiver ont rendu leur influence moins délétère.
Or on touchait aux jours les plus chauds de la saison, il n’était pas à présumer que le marécage eût en ce moment d’autres hôtes que les canards, les pluviers, les cormorans qui s’envolaient d’un vol lourd et bruyant au passage des chevaux, ou les reptiles que l’on voyait glisser sur la vase gluante et aller replier leurs anneaux un peu plus loin.
Thsermaï comprenait si bien que tous les efforts que pourrait tenter Esther pour lui échapper seraient désormais inutiles que, après avoir fait environ une lieue dans le marais, il ralentit lui-même la course désordonnée des chevaux, course qui ne pouvait du reste se prolonger sans péril.
Ils se trouvaient, en effet, sur un étroit chemin tracé à travers le marécage par la main de ceux que leur industrie forçait à exploiter ces tristes lieux et formé par des branchages, par des fascines superposées et placées en travers sur ce terrain mobile.
À chaque pas des chevaux, les cavaliers sentaient tressaillir et fléchir le pont fragile jeté ainsi sur des abîmes dont la profondeur était d’autant plus effrayante que l’œil humain ne pouvait les sonder. On eût dit que le gouffre sur lequel ils étaient suspendus essayait de s’entr’ouvrir pour ne pas laisser échapper sa proie.
À droite, à gauche, une double muraille de roseaux de toute espèce et de bambous entourait les deux voyageurs ; le pied de ces bambous sortait d’une eau grise et saumâtre ou d’une vase qui ne paraissait guère moins liquide que l’eau, mais qui était plus dangereuse parce que l’on ne pouvait point y nager ; leurs extrémités, que les ardeurs de la canicule avaient commencé de jaunir, se balançaient en voûte à une vingtaine de pieds au-dessus du sentier.
Les deux voyageurs marchèrent sous cette voûte pendant deux heures environ.
Thsermaï restait silencieux.
Le premier effroi de madame van den Beek était passé ; peu à peu, elle s’était habituée à regarder en face les dangers qui la menaçaient ; ses pensées, après avoir été tumultueuses, s’étaient rassérénées ; elle avait réfléchi longuement à sa situation. Chaque pas qu’elle faisait en avant la rapprochait d’Eusèbe.
Cette idée de revoir son mari lui donnait la force de surmonter ses terreurs, et elle se répétait qu’elle serait toujours libre de préférer la mort à l’attentat que l’attitude de Thsermaï lui avait vaguement fait redouter.
L’espoir d’apprendre de celui-ci quelques détails sur la destinée de M. van den Beek la décida à prendre la première la parole.
— Avons-nous longtemps encore à cheminer de la sorte ? lui demanda-t-elle.
En voyant la jeune femme subitement calmée, le visage sombre du Javanais s’éclaircit.
— Dans une heure, répondit-il, nous serons à l’anse du Palvan, où nous trouverons les hommes de la mer. Le soleil vous incommode, continua-t-il, s’apercevant qu’Esther baissait la tête sous les rayons obliques du soleil, acérés comme des flèches de feu ; comme nous, il n’aime pas les hommes venus des pays du Nord. Mais dans la barque, vous aurez de quoi garantir votre figure de l’éclat de son regard.
— C’est donc vrai que je vais revoir mon Eusèbe ? Vous ne me trompez pas, monsieur ? fit Esther avec une expression de bonheur qui parut surprendre le Javanais.
Thsermaï haussa les épaules et ne répondit pas.
En ce moment, son cheval, qui marchait à un trot modéré, s’arrêta brusquement sur ses jarrets et se jeta en arrière ; l’écart fut si subit et si violent que Thsermaï, malgré sa solidité, fut ébranlé sur sa selle.
Il chercha des yeux l’obstacle qui avait provoqué cette frayeur chez l’animal, et les joues du Javanais se colorèrent d’une teinte plus vive.
Il venait de s’apercevoir que le chemin était coupé ; on avait enlevé les fascines sur une longueur d’une dizaine de mètres, le limon noirâtre se montrait à nu, le passage était impossible.
— Que les anges noirs soient avec celui qui a fait cela ! s’écria-t-il avec emportement ; il nous faut retourner sur nos pas, et, s’ils ne nous ont pas vus venir avec l’heure de la marée, ceux de là-bas sont capables de reprendre le large.
Alors, en homme qui sent le prix des instants, il fit pivoter d’abord son cheval et celui d’Esther sur eux-mêmes ; puis, leur rendant leur première allure, il les lança de nouveau dans le sentier qu’ils venaient de parcourir.
Mais bientôt, ce fut à son tour Thsermaï qui arrêta les deux chevaux.
Esther le vit qui se dressait sur ses étriers et qui s’efforçait de plonger son regard de l’autre côté des roseaux.
— Que se passe-t-il donc ? demanda madame van den Beek, qui remarquait une inquiétude extraordinaire sur les traits de son guide.
— Attendez-moi ici un instant, répondit Thsermaï, et surtout ne faites pas un mouvement ! songez qu’à droite, à gauche, partout, c’est la mort, que moi seul je puis vous conduire vers celui que vous voulez revoir.
En disant ces mots, Thsermaï poussa son cheval en avant avec autant d’assurance que s’il eût marché sur la terre ferme.
Après quelques minutes, Esther le vit revenir, toujours à bride abattue ; son teint de bistre était devenu livide : derrière lui, on commençait de voir se lever une épaisse fumée.
— Le feu ! le feu ! dit-il à la jeune femme.
— Le feu dans ces roseaux ! s’écria celle-ci en devenant pâle à son tour, c’est impossible !
— Regardez, répliqua brièvement Thsermaï en indiquant du doigt de gros nuages de fumée qui, après avoir couru quelques instants à la cime des bambous, s’élevaient en spirales énormes et montaient en tournoyant vers le ciel.
Puis, prêtant l’oreille :
— Écoutez, ajouta-t-il.
Effectivement, Esther commença de distinguer dans les bruits de la brise, dans les grondements de l’incendie, le crépitement des feuilles encore vertes des roseaux qui se tordaient sous l’étreinte de la flamme.
Le cœur de la jeune femme battit avec violence, une sueur froide tomba de son front sur sa figure ; la mort ne l’épouvantait pas, mais périr au moment où elle venait de voir renaître toutes ses espérances de se retrouver auprès d’Eusèbe, cela lui semblait terrible.
— Ce feu, qui l’a allumé ? demanda-t-elle au Javanais.
— Ce ne sont pas, à coup sûr, des mains amies, fit celui-ci, qui mordait ses lèvres avec tant de fureur que le sang marquait l’empreinte de ses dents. En voici la preuve.
Effectivement, une autre colonne de fumée commençait à monter dans l’air sur leur droite, à quelques pas d’eux.
— En arrière ! cria-t-il. Dans cinq minutes, les branches sur lesquelles nous marchons formeront un brasier auprès duquel les feux de l’enfer seront des jeux d’enfant. En arrière !
Et, joignant l’exemple aux paroles, il s’élança une seconde fois dans la partie du chemin qui aboutissait à la coupure.
Il avait renoncé à guider le cheval d’Esther, le soin de sa conservation personnelle avait absorbé en lui toute autre préoccupation ; la jeune femme le suivit, elle le trouva sur le bord du marais occupé à scruter du regard l’espace vide qui interceptait le passage.
Si imminent que fût le danger, le Javanais paraissait irrésolu, ses yeux allaient du gouffre qu’il fallait franchir à l’incendie qui accourait ; plusieurs fois il essuya son front baigné de sueur ; plusieurs fois il rassembla ses rênes comme s’il allait prendre un parti ; plusieurs fois il les laissa retomber flottantes sur le cou de son cheval.
— C’est tenter Mahomet, s’écria-t-il enfin, que de demander un tel effort à un animal.
Mais, en ce moment, le feu rugit avec un bruit d’ouragan, et le vent chassa un nuage de fumée qui couvrit l’étroit espace où se passait cette terrible scène.
Esther poussa un cri de désespoir, se jeta à bas de son cheval et se précipita vers l’homme qui, quelques instants auparavant, excitait si violemment ses terreurs.
— Sauvez-moi, sauvez-moi, au nom du ciel ! s’écria-t-elle.
— Gare ! gare ! répondit Thsermaï avec un accent rude et sauvage en la repoussant, gare ! Tu retrouveras ton mari dans l’enfer, s’il plaît au Prophète.
Et, prenant du champ, enlevant son cheval avec une puissance invincible, lui creusant les flancs de ses larges étriers, il le lança au-dessus de l’abîme.
Telle était la puissance, telle était l’énergie de ce noble animal que son bond furieux eût franchi l’obstacle et atteint l’autre rive ; mais, au moment même où il s’élançait, une corde qui avait été préalablement attachée d’un côté à un bambou, soigneusement cachée dans la vase et sous des débris de roseaux, se dressa tout à coup, mue de l’autre côté par une main invisible ; les pieds de la pauvre bête s’enchevêtrant dans corde, cheval et cavalier roulèrent au milieu du gouffre boueux.
Thsermaï poussa un rugissement de désespoir qui domina les mille tumultes de l’incendie.
À ce cri, un autre cri, un cri de triomphe, répondit, et un homme au visage et aux vêtements souillés de fange écarta la haie de roseaux qui bordait le sentier et sauta sur ce sentier où, sans faire la moindre attention à Esther, concentrant ses regards ardents sur le gouffre dans lequel se débattaient le malheureux Javanais et son coursier :
— Thsermaï ! Thsermaï ! cria-t-il.
À ce cri, celui-ci, qui n’était encore entré dans la vase que jusqu’à la ceinture, tandis que son cheval, plus lourd, avait déjà à peu près disparu, et qui ne paraissait point avoir perdu l’espoir d’atteindre la terre ferme, se retourna du côté où il s’entendait appeler, croyant peut-être, dans son trouble, que c’était un secours inespéré que la Providence lui envoyait.
— Harruch, murmura-t-il.
Et son visage prit une teinte aussi grise que l’était celle de la vase dans laquelle il voyait s’approcher la mort, et il tendit ses bras désespérés vers le bord opposé à celui où se trouvait le guèbre.
Mais le mouvement qu’il avait fait lui avait été fatal, son buste tout entier avait été attiré dans le gouffre dévorant.
Ses bras seuls et sa tête, par un effort convulsif, se maintenaient à la surface.
— Oui, Harruch, répondit le guèbre avec un éclat de rire qui avait quelque chose du glapissement guttural de l’hyène, Harruch qui est venu pour se réjouir en te voyant mourir, radjah, comme il se réjouira quand expireront les deux autres.
— Harruch, Harruch, sauve-moi !
— Tu sauver ? as-tu donc été clément pour la bedaïa de Meester-Cornelis ? Tu avais promis une femme au guèbre, tu lui as donné un cadavre. Je te rends la pareille ; tu courais après le trône de Java, et tu auras trouvé la mort dans ses boues les plus infectes.
— Harruch, Harruch, dit le misérable, dont la voix devenait stridente et rauque, tends-moi la main, Harruch, et tu choisiras dans mon harem !
— Faites-lui grâce, demanda à son tour Esther que cette scène glaçait d’épouvante et qui ne songeait plus que la mort allait peut-être aussi l’atteindre tout à l’heure ; au nom du Dieu de miséricorde, faites-lui grâce !
— Grâce ? s’écria Harruch en se dressant devant madame van den Beek, comme pour faire ressortir l’expression sinistre de toute sa personne ; ai-je donc l’air de quelqu’un à qui l’on demande grâce ?
Esther courba la tête et se tut.
Harruch se retourna du côté du Javanais :
— Regarde le soleil, fils des sœsœnans, regarde le globe d’or enflammé qui fait circuler la vie dans nos veines, regarde-le avant d’entrer dans les ténèbres qui n’ont pas de fin !
Harruch prononçait chacune de ces paroles d’une voix lente, comme s’il eût voulu qu’elles arrivassent distinctes à l’oreille de son ennemi et doublassent ses angoisses ; mais Thsermaï ne paraissait pas les entendre, ou, s’il les entendait, il ne pouvait plus en comprendre le sens.
La mort montait, montait doucement, mais montait implacable, et son approche avait déjà paralysé son intelligence ; ses lèvres se chargeaient d’écume, de ses yeux tombaient des larmes sanguinolentes, sa poitrine épuisée n’exhalait plus que des cris rauques, inarticulés, qui n’avaient rien d’humain.
Par une de ces inspirations que donne l’approche du moment suprême, il avait essayé de retarder ce moment en se plaçant horizontalement sur le sol limoneux ; mais le contact de cette vase qui allait devenir mortelle pour lui, lui inspira une répugnance invincible, il se rejeta brusquement en arrière, et la secousse le fit encore une fois enfoncer davantage.
La partie inférieure de la tête était engagée dans le terrible élément, qui, à la façon des grands serpents, absorbait peu à peu sa victime avec une lenteur qu’on eût dite calculée pour ménager les infernales jouissances du guèbre.
Il essaya de jeter encore un appel à la miséricorde de son ennemi, mais déjà la boue fétide s’était introduite dans son gosier ; le souffle, en s’exhalant, la fit bouillonner autour de lui, rejaillir au loin et expira en un épouvantable sanglot.
On n’apercevait plus que deux yeux injectés de sang, démesurément ouverts, roulant dans leur orbite, remplaçant la voix et le geste par leur saisissante expression de supplication et de terreur, horribles à regarder.
Puis ses yeux, puis le front, puis les cheveux s’enfoncèrent à leur tour, et l’abîme se referma.
Un profond soupir s’échappa de la poitrine d’Harruch ; peut-être regrettait-il que ce hideux spectacle fût si promptement terminé, peut-être trouvait-il que la mort s’était montrée bien pressée d’en finir.
Tout n’était pas dit cependant pour le malheureux radjah.
Ses convulsions agitèrent encore la fange qui recelait une existence humaine dans son sein et ridèrent légèrement sa surface qu’elles soulevaient naguère, puis tout à coup, on vit surgir et se dresser une main noire et crispée qui s’agitait et qui, comme la voix, comme le regard, demandait encore grâce et pitié !
Harruch éclata une seconde fois de son rire affreux, qui tira Esther de la torpeur dans laquelle la terreur l’avait plongée.
Elle dégagea son visage de ses mains qui lui avaient servi à se dérober à ces horreurs, elle ouvrit les yeux, elle aperçut le bras de Thsermaï, et, succombant à ses émotions, elle tomba évanouie aux pieds du guèbre.
Lorsqu’elle revint à elle, Esther se trouvait hors du marais, étendue sur une falaise qui dominait la mer ; en ouvrant les yeux, elle aperçut Harruch assis à quelques pas devant elle.
La physionomie du guèbre avait perdu l’expression effrayante que lui avait donnée la vengeance qu’il avait assouvie sur Thsermaï ; il mélangeait son bétel de chaux vive et de noix d’arec avec un sang-froid qui épouvanta Esther presque autant que l’avait épouvantée la scène qui venait de se passer sous ses yeux.
Un mouvement de répulsion lui échappa ; ensuite, songeant que le crime d’Harruch avait brisé sa dernière espérance de se rapprocher d’Eusèbe, elle inclina la tête et se mit à pleurer.
Un sourire rempli d’amertume glissa sur les lèvres du guèbre ; il se leva, vint à madame van den Beek, et, la touchant légèrement du doigt :
— Pourquoi ces larmes, femme ? lui dit-il.
Esther lui montra un canot qui venait de quitter la plage au-dessus de laquelle ils se trouvaient ; quatre vigoureux rameurs faisaient voler la légère embarcation à la surface des flots ; à l’arrière se tenait un homme dont le sarong rouge et noir flottait au vent comme un drapeau.
Bien que la distance qui séparait le guèbre et la jeune femme de la barque fut énorme, il reconnut Noungal ; son œil étincela, et sa poitrine soulevée gronda sourdement.
— Hélas ! dit madame van den Beek, voilà sans doute ceux que je venais chercher qui se sont lassés de nous attendre ! Le meurtre que vous avez commis m’a empêchée de les rejoindre ; qui peut prévoir à présent ce qu’il adviendra de mon pauvre Eusèbe ?
Harruch sembla faire un effort pour comprimer les sensations qu’excitait en lui la vue du chef des bohémiens de la mer.
— Écoute, répondit-il, car c’est Ormuzd qui parle par ma voix : ceux que tu vois fuir aussi rapides que l’oiseau criard des mers sur la crête des vagues sont tes ennemis et les ennemis de l’homme que tu aimes, en même temps qu’ils sont les ennemis d’Harruch ; mais Harruch n’a point accepté leurs bienfaits, Harruch te servira en servant sa vengeance, qu’une première satisfaction n’a point assouvie. – Ils courent, ils volent comme une bande d’oiseaux de proie qui vont à la curée, mais le trait du chasseur va chercher l’oiseau dans les airs, et Noungal n’échappera pas plus à Harruch que ne lui a échappé Thsermaï.
Dans ces dernières phrases, le guèbre sembla oublier qu’il s’adressait à Esther.
Il s’était avancé au bord de la falaise, qui, coupée à pic, surplombait l’Océan de toute son élévation, et, la main étendue vers la barque, que l’on n’apercevait plus que comme un point noir sur les flots, il jetait au vent chacune de ses paroles, comme s’il eût espéré que le vent les porterait à Noungal.
Esther l’écoutait avec stupeur ; le sens précis de ce langage figuré lui échappait, elle ne pouvait saisir le lien que la haine du guèbre avait établi entre son mari, le Javanais si misérablement mort dans le marais et celui qu’Harruch lui-même désignait comme le chef des bohémiens de la mer ; mais elle comprenait que non-seulement le pardon du guèbre était acquis à Eusèbe, mais qu’il promettait de seconder ses efforts pour amener la délivrance de celui qu’elle croyait prisonnier, tout en satisfaisant sur les pirates la soif de vengeance qui semblait le dévorer.
— Mais Eusèbe, Eusèbe ? s’écria-t-elle en essayant de ramener Harruch à ce qui l’intéressait par-dessus tout au monde.
— Avant que le soleil ne soit levé et couché quatre fois, tu l’auras vu.
— Libre ?
— Les liens qui l’enlacent et le retiennent sont plus solides que s’ils étaient faits de diamant ou d’acier, je ne puis rien te promettre.
— Mais que faut-il faire ?
— Me suivre.
Harruch et Esther descendirent la falaise, se dirigeant du côté de l’intérieur de l’île.
Ils passèrent près des marécages qui avaient été si fatals au premier guide de madame van den Beek ; les débris des roseaux que la flamme avait dévorés fumaient encore, et, de temps en temps, cette flamme semblait se raviver ; mais comme elle avait dévoré tout ce à quoi la fraîcheur de l’eau n’avait pas conservé de sève et de verdure, elle s’éteignait après avoir tracé une noire spirale autour des tiges de bambous qui étaient restées sur pied.
En passant auprès d’une partie du marais que l’incendie avait épargnée, Harruch fit entendre un sifflement particulier.
À ce bruit, Maha sortit d’un buisson et s’élança vers le guèbre.
La vue de ce terrible animal fit tressaillir madame van den Beek ; mais Harruch la rassura d’un regard ; il passa sa main sur le pelage frissonnant de la panthère, qui marchait derrière lui avec la docilité d’un chien, et tous les trois ils continuèrent leur marche.
— J’ai peur ! dit Esther.
— Ne suis-je pas là pour te protéger ? répondit Harruch. Puis, que craindrais-tu ? Celui qui s’est appelé Basilius et qu’on nomme aujourd’hui Noungal ? C’est le seul vraiment redoutable ; mais il ne viendra pas.
— Il est venu, fit une voix sonore.
Aussitôt, Harruch s’élança précipitamment vers la mer.
En le voyant fuir, Noungal poussa le cri de guerre des bohémiens.
À ce cri, la solitude sembla subitement se peupler ; de l’intérieur de chaque buisson, de dessous chaque touffe de feuillage, un homme sortit, et, avant que le guèbre eût fait dix pas, il était entouré de pirates qui le menaçaient de leurs javelines ou de leurs fusils.
— Saisissez cet homme, dit Noungal.
Mais, en voyant le danger de son maître, Maha, qui jusqu’alors était restée dans l’ombre, accroupie derrière les fougères sous lesquelles Esther s’était réfugiée, Maha se leva ; de rapides ondulations coururent sur sa robe, son mufle se sillonna de rides profondes, sa queue battit la terre que ses ongles déchiraient, et, au moment où, jaloux d’exécuter les ordres de son chef, un des pirates portait la main sur Harruch, la panthère fit un bond terrible, tomba sur les épaules de l’assaillant, le jeta brisé sur le sol et, menaçante, promena ses yeux ardents sur les ennemis de son maître, qui, terrifiés par cette attaque, n’osaient plus bouger.
— Que la malédiction du prophète soit sur vous, lâches ! cria Noungal, un vil animal vous fait trembler.
En disant ces mots, il sortit un pistolet de sa ceinture et ajusta longuement la panthère.
Mais au moment où l’étincelle tombait sur la poudre, Harruch s’élança devant Maha et lui fit un rempart de son corps ; la balle le frappa au-dessus de la hanche et laboura si profondément les chairs qu’en une seconde son sarong était teint de sang.
— Maha, Maha, dit-il sans que son visage trahît sa douleur ou son émotion, Maha, l’heure n’est pas venue, fuis dans la forêt profonde qui te dérobera à leurs coups ; fuis, Maha, je te l’ordonne.
L’œil de la panthère suivait le geste dont Harruch accompagnait ces paroles ; elle le comprit et lui obéit avec une docilité merveilleuse.
Au moment où les pirates, stimulés par les reproches de leur chef, s’avançaient pour la frapper, au moment où Noungal dirigeait contre elle le canon d’un second pistolet, elle s’élança, rapide comme l’éclair, passa par-dessus la tête des bandits et se jeta dans la rivière.
Quelques flèches sifflèrent dans l’air au-dessus de sa tête, mais elle ne fut pas atteinte ; elle aborda la rive opposée, et, en quelques élans, elle eut franchi l’espace qui la séparait des bois.
Alors la figure d’Harruch, qui jusqu’alors était restée soucieuse et sombre, se détendit ; il respira librement, un sourire de triomphe passa sur ses lèvres, et il demeura calme et fier sous les regards courroucés que lui lançait Noungal.
— Guèbre, dit celui-ci, qu’as-tu fait de Thsermaï ?
— Un peu de fange, Noungal.
— Tu avoues ton crime ?
— Je me glorifie de ma vengeance ; Ormuzd a été avec moi.
— Guèbre, reprit le Malais, tu as coupé dans sa fleur l’espérance que nos frères nourrissaient de voir régner sur Java indépendante le descendant des anciens souverains.
— Qu’importe aux esclaves de quel nom se nomme celui qui les châtie ? dit Harruch avec ironie. Si le fouet qui les frappe ne s’appelle pas Thsermaï, il s’appellera Noungal, et ce n’en sera pas moins un fouet.
Le Malais devint blême, et il mordit ses lèvres minces.
— Tu as servi les vœux des hommes blancs, nos ennemis, en donnant la mort à celui qui seul pouvait réunir les Javanais en un faisceau et les conduire à la victoire ; tu as porté une main sacrilège sur le fils des sultans, tu connais le châtiment que les lois de l’île réservent à ton crime ?
— Oui, répondit brièvement Harruch.
— Ce châtiment, c’est celui du feu. – Liez cet homme, continua le Malais en s’adressant à ses pirates ; cette nuit, vous dresserez son bûcher.
Harruch tendit ses mains aux cordes qu’on lui présentait.
— Maintenant, dit Noungal en se tournant vers Esther, me promets-tu de rester immobile un moment, cachée sous ce voile, si je te mets en présence de ton mari ?
— Je le jure ! répondit Esther.
— C’est bien ! – Qu’on m’amène Eusèbe.
Eusèbe fut amené.
— Eusèbe van den Beek, dit le maître des bohémiens de la mer, je crois que le digne docteur Basilius, votre oncle et mon ami, se fût contenté des fautes que vous avez commises pour se considérer comme le légitime propriétaire d’une existence que vous aviez attachée à l’éternité de vos sentiments. Je ne me montrerai pas plus difficile que lui. À quelle heure vous plaît-il que je prenne possession de ce qui m’est dû en vertu du transfert que le docteur Basilius a bien voulu faire en ma faveur ?
— Quand vous voudrez, répondit Eusèbe d’une voix à peine intelligible.
— Eh, eh, eh ! il y a plus d’un point par lequel un capitaine de pirates ressemble à un négociant ; d’ailleurs, j’ai hérité des principes de cet excellent Basilius ; je resterai donc dans les traditions commerciales sous les auspices desquelles fut conclu votre mutuel engagement : je vous donne douze heures pour opérer la petite livraison que je suis en droit d’exiger et pour vous débarrasser en faveur d’Arroa du dernier tiers de votre fortune.
Les pirates se disposaient à entraîner Harruch ; mais, au bruit des pas de ce dernier, Esther releva la tête.
— Guèbre, lui dit-elle en baissant la voix, voici le moment d’être fidèle à la dernière promesse que j’ai reçue de toi.
— Il sera fait comme tu le désires ; j’avais dit que je t’aiderais à sauver ton mari : Ormuzd est témoin que, pour accomplir ce que j’avais juré, j’ai hasardé plus que ma vie ; j’avais dit que si Noungal était plus fort que moi, tu recevrais de mes mains de quoi te soustraire à des souffrances que j’ai trop bien connues pour ne point y compatir ; prends donc, et que la main du Dieu qui nous juge s’étende sur toi.
En parlant ainsi, et malgré les liens qui assujettissaient ses bras, Harruch parvint à porter à sa bouche le cordon d’un petit sachet d’étoffe grossière qui pendait sur sa poitrine ; il le brisa entre ses dents, et le sachet détaché tomba aux pieds d’Esther.
Celle-ci s’en saisit, déchira le tissu et porta à ses lèvres quelques-unes des graines rougeâtres qu’il contenait.
Presque instantanément, une pâleur livide se répandit sur son visage ; de larges cercles d’un bleu sombre se dessinèrent autour de ses yeux, qui eux-mêmes se couvrirent d’un nuage ; ses forces semblèrent l’abandonner, son corps se pencha en arrière, elle tomba sur le sol.
Ses regards se tournèrent vers son mari.
— Eusèbe, Eusèbe, dit-elle en tendant vers lui ses bras suppliants, je viole mon serment ; j’écarte mes voiles. Eusèbe ! c’est moi, ton Esther !
À ce spectacle, Eusèbe était sorti de sa torpeur ; ses genoux se dérobaient sous lui, ses mains tremblantes s’allongeaient vers la jeune femme.
— Eusèbe, reprit Esther, je vais mourir ; me refuseras-tu donc la suprême consolation de recevoir l’adieu de celui que j’ai tant aimé ?
Eusèbe demeurait immobile, mais deux larmes avaient jailli de ses yeux et roulaient le long de ses joues.
Esther vit ces larmes, son visage s’éclaira d’un sourire.
— Dieu te pardonne, dit-elle, comme je te pardonne !
Puis sa bouche s’entr’ouvrit dans un dernier soupir, ses yeux devinrent fixes, et elle resta sans mouvement.
Alors Eusèbe repoussa violemment ceux qui cherchaient à l’arracher à ce spectacle ; il se précipita sur le corps inanimé d’Esther, le couvrit de ses baisers et de ses pleurs, essaya de réchauffer les mains déjà glacées de la jeune femme et se livra à tous les transports du désespoir.
Tout à coup et comme s’il eût été jaloux de dérober sa douleur à tous les regards, il prit le corps de sa femme entre ses bras, traversa les rangs pressés des pirates et disparut dans le taillis avec son fardeau.
Les bohémiens essayèrent de s’opposer à son passage ; mais Noungal étendit la main en disant :
— Laissez-le s’éloigner. Partout où il est, maintenant, il est à moi.
La nuit était venue, le rivage retentissait de clameurs, étincelait de mille feux malgré les ordres sévères que Noungal avait laissés à ce sujet ; mais, en son absence, aucun chef n’avait assez d’influence pour réprimer l’humeur insubordonnée des forbans, et leur camp était plein de confusion et de désordre.
Ils avaient placé quelques sentinelles sur les hauteurs pour surveiller la plaine, comme Noungal avait fait surveiller la mer ; ils se croyaient dispensés de toutes précautions, et ils se livraient à leurs jeux bruyants, ils cherchaient des distractions dans l’ivresse de l’eau-de-vie ou de l’opium.
Seuls les pirates qui faisaient partie de la flottille que Noungal commandait dans ses courses ordinaires avaient conservé quelque discipline.
C’était à eux que la garde d’Harruch avait été confiée.
Une corde mince et déliée, fortement serrée autour des poignets du guèbre, descendait le long de son corps et venait s’enrouler autour de ses pieds de façon à rendre tout mouvement impossible au prisonnier.
Il était étendu sur une petite éminence et placé de telle façon que ceux qui avaient mission de veiller sur lui ne le perdaient pas un instant de vue.
Les groupes formés autour de la butte de sable étaient nombreux et pressés ; la gaieté y était moins bruyante que dans le reste du camp ; les Malais qui les composaient étaient aussi mieux vêtus, mieux armés que leurs compagnons ; les uns mâchaient silencieusement leur bétel, d’autres aiguisaient les armes dont ils comptaient se servir le lendemain ; une douzaine de pirates faisaient cercle autour des musiciens, dont l’un chantait tandis que l’autre l’accompagnait en soufflant dans une espèce de flûte ; la plupart écoutaient un de leurs compagnons qui, debout au milieu de leurs rangs étagés, leur disait un de ces contes qui sont chers à toutes les imaginations orientales ; mais pas un n’enfreignait les ordres de Noungal, qui, dans les circonstances graves où ils se trouvaient, avait cru devoir défendre à ses hommes l’usage de l’opium et des boissons alcooliques.
Le groupe qui se trouvait placé le plus près d’Harruch était celui qui prêtait l’oreille aux récits de l’improvisateur.
Harruch, dont la contenance était calme et ferme, semblait prêter autant d’attention à ces narrations que s’il eût été libre et qu’il n’eût pas aperçu à quelque distance de l’endroit où il se trouvait les esclaves qui empilaient les débris de bois, les roseaux et les troncs d’arbre qui devaient former son bûcher.
Cependant son insouciance apparente et le charme des contes qu’il entendait ne l’empêchaient point d’observer ce qui se passait autour de lui.
Depuis quelques instants, il suivait du regard avec anxiété un homme qu’il entrevoyait dans l’ombre se glissant entre les rangs pressés des pirates.
Cet homme paraissait chercher avec inquiétude quelqu’un dans la foule des Malais ; il entra dans le cercle de lumière que jetait un des feux, et Harruch reconnut Argalenka.
Il attendit que le vieillard se fût approché du monticule sur lequel il était étendu, et alors il imita le sifflement du cobra-capello.
L’illusion était si parfaite que plusieurs Malais tressaillirent et regardèrent autour d’eux.
Harruch avait repris sa physionomie indifférente ; mais Argalenka l’avait entendu : il s’approcha ; à son tour, il reconnut Harruch et s’assit auprès de lui.
Le conteur commençait en ce moment un nouveau récit qui promettait merveilles ; cette diversion fut favorable au guèbre ; la curiosité l’emporta sur la méfiance ; on laissa Argalenka auprès de lui.
— Approche-toi de moi, dit Harruch à ce dernier en se servant du dialecte malabar, et réponds-moi dans la langue que l’on parle sur les bords du grand fleuve ; ces chiens ne nous comprendront pas.
— Ta dernière heure est-elle donc venue ?
— Ma dernière heure ! fit le guèbre avec dédain ; qu’appelles-tu ma dernière heure ? Est-ce celle qui marquera mon entrée dans une forme meilleure peut-être que celle-ci ? Dieu a fait immortels notre corps comme l’âme qu’il renferme, Ormuzd n’a pas voulu que le plus puissant des hommes puisse détruire un brin d’herbe ; qu’ai-je donc à redouter de ceux-ci ?
— Mais ce bûcher ?…
— Ce bûcher fera d’Harruch un peu de cendre ; mais l’œil d’Ormuzd est sur la cendre aussi bien que sur la magnificence d’un sultan.
— Guèbre, dit Argalenka d’une voix émue, deux fois tu m’as secouru ; si je puis faire quelque chose pour toi, parle. Bien que ta religion ne soit pas la mienne, j’accomplirai toutes les prescriptions de la loi du Zend, que tu as suivie.
— Laisse ces vaines pratiques aux femmes, aux enfants et aux prêtres. Un Dieu n’a pas besoin de l’aide des hommes pour reconnaître ses élus. – Tu peux mieux pour moi, vieillard, tu peux faire que je m’endorme tranquille et joyeux ; tu peux faire que je quitte ce monde avec l’indifférence du voyageur qui sort du caravansérail où il a trouvé un abri momentané.
— Que veux-tu ? Parle.
— Écoute, reprit Harruch, dont l’œil étincelait dans l’ombre et dont la voix, qu’il s’efforçait de contenir, était animée et vibrante, écoute ! Le chef des bohémiens me croit dans ses mains, et, si tu veux, c’est lui qui sera dans les miennes ; si tu consens à te charger de ma vengeance, non-seulement demain il ne restera de tous ces chiens maudits qui hurlent autour de nous que des ossements qui blanchiront sur les falaises, car les hommes blancs que j’ai prévenus les extermineront jusqu’au dernier, mais encore Noungal lui-même aura porté la peine de ses crimes.
— Harruch, reprit le beduis, voilà troisième fois que tu me tentes, et, aujourd’hui comme sur la route de la grande ville, comme dans le palais de Thsermaï, tu me trouveras fidèle à la loi de Bouddha.
— Mais t’avais-je donc dit que celui sur les pas duquel il faut conduire le châtiment est un barkasaham, un de ces esprits immondes qui tentent les hommes, qui stimulent leurs vices et conquièrent l’immortalité en semant autour d’eux le désespoir et la honte ?
— Tu me l’avais dit.
— Savais-tu que celui qu’on appelle aujourd’hui Noungal était naguère le docteur Basilius ? sais-tu que c’est celui-là qui a enlevé ton enfant ? sais-tu qu’il l’a vendue à Thsermaï ?
Le beduis se leva ; tout son corps tremblait, agité d’un mouvement convulsif.
— Que vas-tu faire ? demanda Harruch.
— Guèbre, répondit Argalenka d’une voix sourde, en se réservant la justice, Bouddha a fait une exception en faveur des pères ; la face de celui qui a engendré a reçu le reflet de la face du Seigneur ; comme lui, il doit juger, et il doit punir.
Harruch le considérait avec pitié.
Mais, le beduis ayant porté ses mains à son visage, Harruch aperçut de larges taches brunes et humides sur les manches de la robe d’Argalenka.
— Beduis, lui dit-il, il y a du sang sur ton sarong.
Au son de cette voix, Argalenka sembla se réveiller ; ses yeux s’ouvrirent et se promenèrent hagards autour de lui ; on eût dit un cadavre qui sortait de son sépulcre.
Tout à coup, son regard s’arrêta sur un poignard qu’il avait laissé tomber en s’approchant d’Harruch ; il poussa un cri terrible, cacha son visage entre ses mains et prit la fuite en criant :
— J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant !
La fuite et les cris du beduis éveillèrent l’attention des Malais ; ils se levèrent en tumulte et coururent au prisonnier.
Mais celui-ci avait déjà eu le temps, en rampant à la façon des serpents, de se glisser sur le poignard que le regard d’Argalenka lui avait indiqué et de s’étendre sur l’arme dont il attendait plus que sa délivrance.
— Qu’as-tu donc fait à ce vieillard ? dit un des Malais à Harruch en accompagnant sa question d’un coup de pied, tandis que les autres pirates inspectaient soigneusement les liens dont il était attaché.
— J’ai cherché à imiter votre conteur ; seulement, j’ai mieux réussi que lui, car mon récit a jeté l’épouvante dans l’âme du vieillard, tandis que celui que vous écoutez n’arrache de vous que des bâillements.
— Alors tu devrais bien, à ton tour, nous donner un échantillon de ton savoir-faire, dit le narrateur, un peu piqué dans sa susceptibilité d’improvisateur.
— Je ne demande pas mieux ; mais, à votre tour, que ferez-vous de moi ?
— Que veux-tu ? Parle.
— Que vous avanciez l’heure de ma mort. – Le bûcher est prêt, je le suis aussi ; aussitôt que le récit que je vais vous faire sera terminé, conduisez-moi à la mort, car l’attente est plus cruelle que le supplice.
— Tu seras exaucé, répondit un des pirates ; aussitôt que ton conte sera terminé, on mettra le feu au tas de bois qui doit être ton lit de mort, et, aussitôt que tu auras dit le dernier mot de ton histoire, on te fera voir que ce qui te fait trembler comme un lâche est peu de chose en réalité.
— Soit, répondit Harruch.
Les Malais se groupèrent autour de lui.
Harruch se coucha sur le côté de façon à leur faire face, mais de façon aussi à pouvoir appuyer sur la lame tranchante du poignard les cordes dont ses mains étaient entourées.
Le guèbre commença :
— Parmi les premiers souverains d’Hind et de Sind, dit-il, aucun n’était plus puissant que le radjah Souran.
» Tous les radjahs d’Orient et d’Occident lui rendaient hommage, excepté celui des Chinois.
» Cette exception, qui déplaisait beaucoup au monarque, l’engagea à lever dix armées innombrables pour aller conquérir ce pays.
» Il entra partout en vainqueur, tua plusieurs sultans de sa main et épousa leurs filles, approchant ainsi à grands pas du but de son ambition…
— Quel est le titre de ton conte ? demanda l’improvisateur.
— La ruse l’emporte sur la force, répondit Harruch, qui reprit son récit interrompu.
» Lorsqu’on apprit en Chine que le radjah Souran avait déjà atteint le pays de Tamsak, le radjah de Chine fut saisi d’une grande consternation et dit à ses mandarins et à ses capitaines rassemblés :
» — Le radjah Souran menace de ravager mon empire ; quel conseil me donnez-vous pour m’opposer à ses progrès ?
» Alors un sage mandarin s’avança :
» — Maître du monde, dit-il, ton esclave en connaît le moyen.
» — Mets-le donc en usage, répondit le radjah de la Chine.
» Et le mandarin ordonna d’équiper un navire, d’y charger une quantité d’aiguilles fines mais très-rouillées, et d’y planter des arbres de cahamach et de birada.
» Il ne prit à bord que des vieillards, et il cingla vers Tamsak, où il aborda peu de temps après…
— Est-ce que ton conte s’arrête là ? demanda l’improvisateur, d’une voix railleuse, en voyant que le guèbre avait suspendu son récit.
— Non, répondit celui-ci, mais ces liens qui attachent mes jambes m’entrent dans la chair et me font cruellement souffrir ; tout à l’heure, vous serez obligés de les détacher pour me conduire au bûcher ; ne pourriez-vous procurer tout de suite un peu de soulagement à mes membres endoloris ?
Un des Malais sortit du groupe et rendit au guèbre le service qu’il sollicitait.
Celui-ci continua :
— Lorsque le radjah Souran apprit qu’un vaisseau venait d’arriver de la Chine, il envoya des messagers pour savoir de l’équipage à quelle distance était situé son pays.
» Les messagers vinrent questionner les Chinois, qui répondirent :
» — Lorsque nous mîmes à la voile, nous étions tous jeunes gens. Et, ennuyés d’être privés de la verdure de nos forêts, au milieu de la mer nous avons planté des semences. Aujourd’hui, nous sommes vieux et cassés, et ces semences sont devenues des arbres qui ont porté des fruits longtemps avant notre arrivée dans ces lieux.
» Puis ils montrèrent quelques aiguilles rouillées.
» — Voyez, dirent-ils, ces barres de fer étaient de la grosseur du bras lorsque nous quittâmes la Chine ; à présent, la rouille les a rongées presque entièrement. Nous ne savons pas le nombre d’années qui se sont écoulées durant notre voyage, mais vous pouvez le calculer d’après les circonstances que nous venons de rapporter…
Harruch s’arrêta de nouveau.
— Et que fit le radjah Souran ? s’écrièrent dix voix impatientes.
— Hélas ! dit Harruch, l’instant approche où mon conte, comme ma vie, va prendre fin ; le moment est venu de tenir votre promesse.
Quelques-uns des auditeurs, sans quitter leur place, firent signe aux esclaves de mettre le feu au bûcher.
De l’endroit où était Harruch, il pouvait entendre le pétillement des branchages et des joncs qu’on avait placés autour de la pile de bois pour activer sa combustion.
Il reprit, sans que sa voix décelât la moindre émotion :
— Les messagers rapportèrent au radjah Souran ce qu’ils avaient entendu.
» — Si ce que disent les Chinois est véridique, dit le conquérant, il faut que leur pays soit à une distance incalculable. Quand pourrions-nous l’atteindre ? Le plus sage est de renoncer à cette expédition…
Ici, Harruch fut interrompu par un bruit sourd comme celui du tonnerre lointain qui venait de l’Océan.
Les Malais s’étaient levés par un mouvement simultané ; l’inquiétude qu’excitait en eux le bruit qu’ils venaient d’entendre triomphant de leur passion pour les récits semblables à celui que leur faisait Harruch, tous les regards étaient tournés du côté de la mer.
La flamme du bûcher, après avoir tournoyé pendant quelques instants, s’était dégagée de la fumée et montait à une vingtaine de pieds en projetant sur les flots ses réverbérations sanglantes.
Un second bruit, semblable au premier et venant comme lui des profondeurs de l’horizon, retentit au milieu du silence qui tenait toutes les respirations en suspens.
Alors on entendit la voix d’un des lieutenants de Noungal qui criait :
— Les Hollandais ont surpris nos croiseurs !
— Pourquoi avoir allumé ce feu malgré nos ordres ? Il indique aux blancs notre position. Éteignez les feux.
Pendant ce temps, Harruch avait profité de l’inattention des pirates, et, assujettissant le poignard sous sa poitrine, il avait scié les cordes qui retenaient ses poignets, et, les mains libres, il s’était aisément débarrassé des entraves de ses jambes.
— Aux armes ! reprit la voix, aux armes ! débarrassez-vous du guèbre d’un coup de kriss.
Les Malais se retournèrent pour exécuter l’ordre de leur chef ; à leur grande surprise, ils aperçurent le prisonnier debout et le poignard à la main.
— La ruse l’emporte encore une fois sur la force, dit le guèbre d’une voix terrible ; c’est votre propre main, bandits, qui aura appelé l’extermination sur vos têtes !
En disant ces mots, Harruch se disposait à s’élancer sur le premier qui ferait mine de l’attaquer ; mais les pirates, dans une confusion épouvantable, coururent pêle-mêle à leurs embarcations, car le bruit se rapprochait de plus en plus.
Le guèbre se dirigea du côté de la cabane d’Argalenka ; au moment où il allait franchir l’escalier de bambous, son pied heurta un corps étendu sur la terre ; Harruch se baissa, il reconnut le père d’Arroa ; il le toucha, le vieillard ne fit pas un mouvement, il paraissait inanimé.
Harruch poussa une imprécation de rage ; mais, en ce moment, il entendit un hennissement, et sa colère parut se calmer ; il se dirigea du côté de la plantation de bananiers, y trouva le cheval qui avait servi à transporter Arroa du palais de Thsermaï à la baie de Zand ; il le détacha, sauta sur son dos, le lança du côté de la rivière, qu’il lui fit traverser à la nage, et entra dans les bois où, le matin, nous avons vu disparaître la panthère.
Harruch fit entendre le cri d’appel qui était familier à Maha.
À sa grande surprise, rien ne lui répondit.
Il renouvela son signal, Maha ne parut pas.
Il supposa que le tumulte qui venait de la baie, tumulte effroyable, les cris de guerre des Malais, le pétillement de la fusillade, le grondement du canon, couvraient le bruit de sa voix ; il poussa son cheval en avant, lui fit franchir une colline et renouvela ses appels.
Ils furent infructueux comme les premiers.
La colère d’Harruch éclata ; cet homme que nous avons vu tellement maître de lui-même en face de la mort était en proie à une exaspération folle ; il s’arrachait les cheveux, il déchirait ses vêtements, il faisait entendre des rugissements de désespoir.
Enfin, il aperçut une forme noire qui se glissait entre deux halliers et venait à lui en rampant sur le ventre.
Il appela Maha, et la panthère approcha du cheval, qui se cabra d’épouvante.
Harruch rendit la bride à l’animal et le laissa filer de toute la vitesse de son allure, persuadé qu’ayant retrouvé son maître, la panthère ne songerait plus qu’à le suivre ; mais, au bout de quelques minutes, lorsqu’il se retourna, il ne la vit plus.
Force lui fut de revenir en arrière ; il la retrouva à l’endroit où il l’avait laissée.
Furieux d’une indocilité à laquelle Maha ne l’avait point habitué, il lança contre elle le kriss qu’il avait gardé à sa ceinture ; il ne l’atteignit pas ; mais, devant ce témoignage du courroux de son maître, elle se renversa sur le dos en jetant des gémissements plaintifs aux profondeurs de la forêt.
Les instants d’Harruch étaient comptés ; à tout prix, il voulait en finir ; il sauta à bas de son cheval, ramassa son poignard, et, contenant sa monture qui, à l’odeur de la panthère, frémissait sur ses jarrets, agitée d’un tremblement convulsif, il parvint, en saisissant Maha par la nuque, à la hisser sur sa selle ; alors il s’élança derrière, et, profitant du vertige que ce terrible voisinage imprimait à son cheval, se contentant de soutenir Maha, il laissa sa monture s’emporter d’un galop furieux par lequel elle espérait se débarrasser de son redoutable fardeau.
Maha poussa un cri rauque et plaintif qui retentit au loin.
À ce cri, un autre cri semblable mais plus puissant et plus sonore répondit du fond des bois.
Harruch, qui maintenant la panthère, la sentit frissonner sous sa main.
Quelques instants après, le guèbre crut entendre s’agiter le feuillage des buissons autour du sentier qu’il suivait dans sa course folle ; il porta les yeux de ce côté, et il aperçut un énorme animal au pelage tigré qui galopait auprès du cheval, et dans cet animal il reconnut une autre panthère de la plus grande taille.
Quelque intrépide que fût le guèbre, il frémit : il prit son kriss et laboura les flancs de son coursier pour rendre ses élans plus rapides.
Mais la grande panthère accéléra également sa course ; ses yeux étincelaient dans l’ombre comme deux escarboucles ; ce n’était point sur le cheval d’Harruch, ce n’était point sur le guèbre, ce n’était point sur une proie que ses yeux se fixaient, c’était sur la panthère noire, c’étaient les émanations que celle-ci laissait derrière elle que la bête féroce aspirait avec ardeur.
Maha, de son côté, semblait attentive à tous les mouvements du compagnon qu’ils avaient trouvé sur leur chemin ; sans la crainte qu’elle avait de son maître, sans l’étreinte puissante par laquelle celui-ci la fixait sur l’encolure du cheval, elle se fût élancée dans le sentier ; mais elle se contentait de gémir doucement et d’interrompre de temps en temps ses gémissements par une explosion de ces hurlements rauques qui paraissaient avoir attiré vers elle un animal de son espèce.
Chaque fois qu’un de ces hurlements s’échappait de la poitrine frémissante de Maha, il semblait trouver un écho, un autre hurlement le suivait, tantôt éloigné, tantôt proche.
Bientôt, Harruch aperçut dans l’ombre en face de lui deux nouvelles lueurs étincelantes qui l’attendaient ; le groupe passa comme une trombe devant ces deux charbons ardents ; mais, encore une fois, regardant en arrière, le guèbre vit les deux charbons ardents qui galopaient après lui.
Une seconde panthère les suivait.
Alors Maha redoubla ses plaintes ou plutôt ses appels passionnés, et les bêtes féroces semblèrent sortir de terre sous les pas du cheval d’Harruch, et de chaque vallon, de chaque hallier, de derrière chaque roche se glissa, s’élança, bondit un animal de l’espèce de Maha, qui, prenant une place dans le terrible cortège, mêlait ses rugissements aux rugissements des premiers venus.
L’épouvante, l’émotion d’Harruch avaient complétement cessé.
Son visage rayonnait d’une joie infernale, sa poitrine dilatée semblait avoir peine à contenir son cœur ; son œil se promenait avec un orgueil indicible sur l’épouvantable troupeau qui le suivait ; il essayait de la compter, il joignait ses cris aux rugissements d’amour de Maha, et, chaque fois qu’une nouvelle panthère grossissait les rangs, il jetait au vent de la nuit les éclats d’un rire furieux.
— Merci, Maha, disait-il en promenant sa main sur le dos arrondi de la panthère noire, merci d’avoir convié tes frères de la forêt à la fête que je t’avais préparée. Hourra ! hourra ! les enfants de la nuit ! pressons notre course, dévorons l’espace ; là-bas, à l’horizon, la forêt de Tjivadal resplendit de mille feux, et c’est là qu’un festin digne de vous attend. Hourra ! bondissez autour de moi, et, en bondissant, aiguisez les unes contre les autres vos dents aiguës ! Jamais plus douce musique n’a retenti à mon oreille.
Et ils allaient, ils allaient, plus rapides que la tempête ; ils allaient, et la voûte noire des forêts restait derrière eux ; ils allaient, et les champs, les vallons, les plaines, les rivières disparaissaient ; ils allaient, et les monts étaient franchis ; ils allaient, et leurs haleines embrasées laissaient derrière eux comme un sillon de lumière.
Ils approchaient de la forêt de Tjivadal.
C’était là que Noungal avait rejoint les radjahs qui étaient entrés dans le complot de l’insurrection.
Il les avait trouvés abattus, découragés par les mesures qu’avait déjà prises le gouvernement hollandais.
Le souvenir des révoltes chinoises et indigènes de 1737 et de 1825, révoltes étouffées dans le sang des coupables, s’était présenté à leur esprit ; ils voyaient déjà leurs biens confisqués et leurs têtes mises à prix.
Noungal s’efforça de relever leur courage ; il leur annonça que les sultans tributaires de Djodjokarta, de Sœrabaya et de Madura étaient décidés à s’affranchir du joug des Européens et avaient déjà mis leurs troupes en mouvement ; il leur représenta que si leurs adhérents étaient peu nombreux dans les environs de la métropole, en revanche, les provinces de Bantam, de Cheribon, de Samarang et de Préangers étaient prêtes à se soulever comme un seul homme ; que cette multitude, fût-elle sans armes, suffirait pour écraser par sa masse le petit nombre des dominateurs de l’île.
Il retraça à grands traits la sordide avarice, l’insolente tyrannie et les déprédations des conquérants ; il fit briller aux yeux des Javanais la gloire du triomphe et les avantages matériels qu’ils trouveraient dans l’indépendance.
Les plus irrésolus, se fondant sur la connaissance que le gouvernement avait du complot, eussent voulu qu’on en ajournât l’exécution.
Noungal combattit vivement ces conseils de la faiblesse et de la peur ; il leur déclara que l’audace seule pouvait les sauver ; que, tous également compromis, ils seraient, tous, les victimes des vengeances coloniales ; que ce n’était jamais impunément qu’on avait fait trembler des tyrans ; que la découverte de leurs projets ne leur laissait plus le choix qu’entre la victoire ou la mort.
Il fit si bien qu’il parvint à rendre aux conjurés l’enthousiasme qu’ils avaient perdu.
Ils allaient se séparer, Noungal pour aller retrouver ses Malais et les diriger sur Buitenzorg, dont il était convenu que l’on commencerait par s’emparer, les radjahs pour armer leurs vassaux et les lancer contre les Européens, lorsqu’une rumeur semblable au sourd bruissement des flots avant l’orage courut dans cette foule.
La terreur était dans l’air ; on avait entendu au loin des bruits étranges, et, sans se rendre compte de ce qui pouvait les produire, un instinctif effroi glaçait les conjurés ; ils tremblaient, ils essuyaient leurs fronts baignés de sueur, ils prêtaient l’oreille avec angoisse.
Les murmures sinistres avaient cessé, et on ne percevait plus que le retentissement des sabots d’un cheval qui heurtaient précipitamment les cailloux de la montagne.
Tout à coup, un effroyable concert de cris discordants et de hurlements féroces éclata à dix pas de la clairière où s’était tenue l’assemblée.
En même temps, Harruch débouchait dans cette clairière.
D’abord, les radjahs n’aperçurent que le cheval blanc d’écume, aux naseaux sanglants, à la crinière hérissée, et le noir cavalier qui, agitant en l’air son kriss flamboyant, ressemblait à un spectre.
Les panthères, étonnées de se voir en présence de cette multitude, étaient restées en arrière.
Mais, au moment où le guèbre qui, du premier coup d’œil, au milieu de cette foule, avait distingué Noungal, enlevait son cheval pour se précipiter vers lui, Maha fit entendre un de ces gémissements plaintifs qui semblaient avoir une si puissante influence sur ses féroces compagnons des forêts.
À ce gémissement, ivres d’amour pour la belle panthère noire, ceux-ci parurent avoir oublié l’effroi que leur cause ordinairement l’aspect de l’homme et perdre la conscience du danger ; ils franchirent l’espace qui les séparait de Maha, ils montrèrent leurs mufles hideux dans tous les buissons, ils firent étinceler leurs yeux de flamme dans tous les recoins de la clairière, ils surgirent de toutes parts, rampant sur le sol mais tout prêts à s’élancer.
Les radjahs, fous d’épouvante, s’enfuirent à travers la forêt, se dispersant dans toutes les directions.
Noungal seul était resté.
Harruch avait arrêté son cheval en face du Malais en donnant de la bride une secousse si violente que les jarrets brisés du pauvre animal, épuisé d’ailleurs par la course rapide qu’il avait fournie, s’étaient refusés à le porter plus longtemps.
Il s’était abattu et couché sur le flanc aux pieds de Noungal, qui, comprenant sur-le-champ, à l’aspect d’Harruch, le danger qui le menaçait, avait enroulé son sarong autour de son bras pour s’en faire un bouclier et s’était armé du long kriss qu’il portait à son côté.
— Noungal, Noungal, hurla le guèbre en fixant ses yeux ardents sur son ennemi, tu m’as condamné au supplice du feu ; Ormuzd te condamne au supplice qu’il réserve aux barkasahams ; souviens-toi de la bedaia de Meester-Cornelis, Noungal ; voici le tombeau vivant où Ormuzd a marqué ta place.
Alors le bras musculeux du guèbre saisit la panthère noire, et, avec une force surhumaine, l’élevant au-dessus de sa tête, il la lança dans la direction du Malais.
Maha, comme si elle avait compris ce que son maître attendait d’elle, rugit, et la horde féroce, mêlant ses hurlements à ceux de la panthère noire, serra ses rangs et forma autour du groupe un triple cercle de dents menaçantes.
Mais Maha ne s’était point immédiatement jetée sur Noungal comme Harruch, dans son impatience, l’eût désiré.
L’attitude froidement résolue du chef des bohémiens lui avait inspiré quelque crainte ; aplatie au milieu des fougères brisées qui couvraient la terre, les membres ramassés et frémissants, les yeux fixés sur sa proie, elle attendait que le Malais fît un mouvement qui favorisât son attaque.
Harruch semblait succomber à l’angoisse qui oppressait sa poitrine.
— Maha, Maha ! criait-il, abandonneras-tu donc le maître qui a mis en toi ses espérances ? Sus au vampire, Maha ! fouille ses flancs de tes ongles acérés, broie ses membres sous tes mâchoires puissantes ! Toi que j’aime, Maha, venge la femme blanche que j’ai aimée avant toi !
Stimulée par la voix de son maître, Maha n’hésita plus, elle s’élança.
Mais Noungal avait vu son mouvement, et, à l’instant où elle allait s’abattre sur sa tête, il fit un bond en arrière, reçut sur son manteau les pattes de la panthère et de son autre main plongea son kriss dans le flanc de Maha.
L’arme disparut jusqu’à la gorge, les muscles détendus de l’animal perdirent leur puissance de projection ; mourante, elle tomba comme une masse devant Harruch.
Noungal poussa un cri de triomphe et brandit son kriss en menaçant le guèbre.
Mais, à ce même instant, la plus grande de toutes les panthères qui avaient suivi Harruch, celle qui la première avait été attirée par les effluves qui s’échappaient du corps de Maha, rendue furieuse par le coup qu’elle avait vu porter à celle-ci, se jeta à son tour sur Noungal, le renversa en le touchant de sa patte monstrueuse et lui brisa le crâne entre ses formidables mâchoires.
Alors, et comme si c’eût été là le signal de la curée, toutes les bêtes féroces se ruèrent sur le barkasaham, et on n’entendit plus qu’un bruit indescriptible de chairs déchirées et d’os broyés…
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En ce moment, le jour commençait à poindre à l’horizon.
Cependant Eusèbe avait marché longtemps en portant Esther entre ses bras ; il voulait que sa compagne et lui reposassent dans l’éternité, le plus loin des hommes que cela serait possible.
Il gravit les pentes boisées des montagnes qui entourent la base du Zand ; il franchit tous les obstacles et se trouva bientôt sur une plate-forme qui dominait le bois qui lui servait de ceinture.
Il cueillit quelques branches de tamarin, ramassa les feuilles qui se trouvaient à la portée de ses mains, les étendit sur le rocher et coucha Esther sur ce lit de verdure avec autant de précaution et de soins que si la jeune femme eût été vivante.
Ensuite, il détacha de leur tige quelques kambasa, fleurs des morts, et il les plaça sur le corps d’Esther.
Il ne pouvait croire que tout ce qui s’était passé ne fût pas un rêve ; il s’efforçait de chasser de sa pensée le souvenir de la bedaia, de Cora, de l’Indienne, qui s’y présentaient comme la personnification de ses remords ; mais l’aspect du corps roidi et inanimé, de la figure livide qu’il avait à ses côtés, le ramenait sans cesse à la réalité et lui rappelait ses fautes plus sévèrement encore que sa conscience ne pouvait le faire.
Il s’agenouilla devant Esther, étendit vers elle ses bras suppliants, et, élevant la voix comme si elle eût pu l’entendre :
— Esther, dit-il, ma faiblesse et ma présomption nous ont perdus ; j’ai oublié que Dieu a fait nos cœurs d’argile comme nos corps et que l’image seule de ce Dieu, lorsqu’elle est gravée dans ces cœurs, peut les préserver de la tentation. Tu m’as pardonné, toi ; mais lui, mon juge, me pardonnera-t-il à son tour ?
Puis, après un silence, il reprit :
— Non, l’amour tel que nous le montrent nos rêves n’est pas de ce monde ; nous le pressentons, mais nous ne le connaissons pas ; ici-bas, les trahisons, les ingratitudes, la fragilité ! Ce n’est que lorsque notre âme s’est affranchie de sa misérable enveloppe que les aspirations qui faisaient luire quelques éclairs dans nos ténèbres se réalisent et nous inondent de véritable tendresse ; je vais enfin tout à l’heure pouvoir t’aimer comme tu méritais d’être aimée, mon Esther ; oh ! je te le jure, la mort me sera douce avec cette pensée.
Et il s’abandonnait à son désespoir, et il sanglotait comme un enfant, et il frappait le rocher de sa tête, et il appelait Esther avec des accents lamentables.
Ni les bruits de la vallée qui retentissaient jusqu’à ces hauteurs, ni les grondements du canon répercutés par tant d’échos, ni les crépitements de la fusillade, ni les cris des Malais que les Hollandais avaient mis en déroute et qu’ils poursuivaient dans toutes les directions, ni la sinistre réverbération des flammes qui enveloppaient la flotte incendiée ne purent distraire Eusèbe de sa douleur.
Pour lui, le monde semblait finir aux cinq pieds du rocher sur lesquels gisait le corps de sa femme.
Cependant la nuit s’avançait.
L’étoile du matin rayonnait éclatante sur la voûte diaprée, des rayons roses épanouis en gerbe ravivaient l’azur du ciel en s’élançant d’une ligne ardente qui commençait à se dessiner à l’horizon.
C’était l’aurore, c’est-à-dire l’heure suprême fixée par Noungal.
Eusèbe sentit un frisson courir le long de son corps et ses cheveux se dresser sur sa tête.
Quelques instants auparavant, il appelait la mort, et maintenant que le spectre se montrait à lui, il se sentait saisi de vertige ; au moment où l’immensité de l’inconnu s’entr’ouvrait à ses pieds, il hésitait et reculait épouvanté.
Ses yeux demeuraient fixés du côté du levant, où peu à peu le ciel se dégageait de ses vapeurs, où les arcs lumineux grandissaient de seconde en seconde.
Il lui semblait que le soleil, qui, en apparaissant, devait donner le signal de sa mort, avançait avec une rapidité vertigineuse, et cependant chaque minute lui paraissait avoir la durée d’un siècle.
Il cacha son visage entre ses mains, et il pleura.
Ces larmes rafraîchirent son cœur et lui donnèrent la résignation qui lui manquait.
Il songea à ce qui arriverait s’il manquait à l’engagement qu’il avait pris ; il vit la main de Noungal s’étendant vers lui, séparant ses restes des restes d’Esther, et il n’hésita plus à payer sa terrible dette au suicide.
Il prit son couteau, découvrit sa poitrine et appuya la pointe acérée sur sa chair ; il se coucha près d’Esther, le visage tourné vers celui de la jeune femme de façon que son dernier soupir pût s’exhaler en regardant celle qu’il avait tant aimée.
Il éleva son cœur vers Dieu, il implora la miséricorde du Seigneur pour le crime qu’il était forcé de commettre, il lui demanda que l’abandon qu’il allait faire de son corps à un des esprits infernaux servît à la rédemption de son âme, et il attendit, en priant, que l’astre envoyât à la montagne son premier rayon pour enfoncer la lame dans sa poitrine.
Bientôt, le ciel entier s’empourpra, bientôt, la figure d’Esther, qui faisait face au soleil levant, sembla se colorer d’un reflet de vie.
Eusèbe oublia tout, et son serment, et Noungal, et la mort.
Tout ce qu’il avait de pensées, toutes les fibres de son cerveau reliées en faisceau se concentrèrent sur Esther.
Il lui sembla que la main d’Esther avait fait un léger mouvement, mais il retint le cri qu’il allait jeter : on eût dit qu’il avait peur de troubler le miracle qu’il croyait voir s’opérer sous ses yeux.
Cependant une légère rougeur colora les joues de la jeune femme, ses lèvres se teintèrent de pourpre, et les longs cils bruns de ses paupières s’agitèrent sur le fond nacré de ses joues.
Eusèbe, blême, haletant, tomba à genoux.
— Esther ! Esther ! cria-t-il.
Au son de cette voix, les yeux d’Esther s’ouvrirent doucement, et elle regarda son mari avec une indicible expression de tendresse.
— Vivante ! vivante ! s’écria Eusèbe, presque insensé.
Pour toute réponse, Esther ouvrit ses bras et les tendit à son mari.
— Mais le poison ? le poison ? s’écria Eusèbe.
— Le poison, répondit Esther, il paraît que le guèbre ne m’a donné qu’un somnifère. – Aussi nous lui prouverons notre reconnaissance, car il fait bon vivre quand le soleil resplendit sur la nature et qu’on a reconquis le cœur aimé.
Eusèbe se retourna brusquement et consulta l’horizon.
L’astre avait déjà monté bien au-dessus des montagnes, ses rayons atteignaient les anfractuosités les plus obscures des vallées.
Alors il se jeta dans les bras d’Esther.
Ils étaient sauvés !
La mort de Noungal les rachetait.
Deux mois plus tard, Eusèbe van den Beek et sa femme s’embarquaient pour retourner en Europe.
Ils auraient pu conserver la partie de l’héritage du docteur Basilius que ni Arroa, ni Noungal ne s’étaient présentés pour réclamer ; le notaire Maes le leur conseillait ; mais, malgré les avis de cet excellent homme, ils distribuèrent tout ce qui leur restait aux hôpitaux de Batavia, et ils quittèrent l’île aussi pauvres qu’ils y étaient arrivés.
En revanche, nul accident ne signala leur retour en Hollande, et le bâtiment qui les portait les débarqua sains et saufs sur le quai de Rotterdam, ville où ils sont encore à l’heure qu’il est.
Avant de quitter Java, Eusèbe avait fait chercher Harruch, auquel il voulait laisser quelque témoignage de sa gratitude ; mais tous les efforts qu’il fit pour le découvrir furent infructueux ; on n’entendit plus parler du guèbre, bien que quelques chasseurs prétendissent avoir aperçu dans les forêts du centre de l’île un homme basané qui paraissait avoir choisi pour compagnons les hôtes les plus féroces des grands bois et qui vivait au milieu d’eux aussi fier, aussi calme que s’il eût été parmi des hommes.
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en juin 2018.
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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Pierre B., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Œuvres complètes d’Alexandre Dumas, L’Île de Feu par Alexandre Dumas, 2, Paris, Michel Lévy, 1870. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La maquette de première page a été réalisée par Pierre B.
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